Oeuvres complètes, tome 4
CHAPITRE XLIX.
La Béguine.
«La douleur de mon genou, continua le caporal, étoit excessive en elle-même, mais les cahots de la charrette sur un chemin extrêmement raboteux, la rendoient encore plus vive, et chaque pas étoit la mort pour moi;—le sang que je perdois, le manque de soin, la fièvre que je sentois venir…—Pauvre garçon! dit mon oncle Tobie!—C'en étoit plus, dit le caporal, que je n'en pouvois supporter.
»Je racontois mes souffrances à une jeune femme, dans une maison de paysan où notre charrette qui étoit la dernière de la ligne avoit fait halte, et où l'on m'avoit fait entrer.—La jeune femme avoit tiré un cordial de sa poche, en avoit versé quelques gouttes sur du sucre, et voyant que cela me ranimoit, elle m'en avoit donné deux ou trois fois.—Je lui racontois donc la violence de la douleur que je sentois; elle est si poignante, lui disois-je, que j'aimerois mieux ne jamais me relever de ce lit que je vois dans le coin de la chambre, et y mourir tranquillement, que de faire un pas de plus dans la maudite charrette.
«Elle essaya de me conduire à ce lit que je lui montrois; mais je m'évanouis dans ses bras.—Elle avoit un excellent cœur, comme monsieur pourra le voir, dit le caporal en essuyant ses yeux.»—
«Je croyois l'amour une chose joyeuse, dit mon oncle Tobie.»—
«N'en déplaise à monsieur, c'est quelquefois la chose la plus sérieuse du monde.
»A la persuasion de la jeune femme, la charrette et les autres blessés étoient partis sans moi; elle avoit assuré que j'expirerois en y rentrant. Tellement que lorsque je revins à moi, je me trouvai dans une cabane tranquille et paisible, où il n'y avoit plus que la jeune femme, le paysan et la femme du paysan. J'étois couché en travers sur le lit qui étoit dans le coin de la chambre; ma jambe blessée reposoit sur une chaise, et la jeune femme à côté de mon lit tenoit d'une main sous mon nez le coin de son mouchoir imbibé de vinaigre, et de l'autre m'en frottoit les tempes.
»Je la pris d'abord pour la fille du paysan; car ce n'étoit pas une auberge;—et je lui offris une petite bourse où il y avoit dix-huit florins.—C'étoit encore un gage, continua Trim, en essuyant ses yeux, que ce pauvre Tom en partant pour Lisbonne m'avoit envoyé par un soldat de recrue.
»Je n'avois jamais fait ces tristes détails à monsieur.» Trim essuya ses yeux une troisième fois.—
«La jeune femme appella le vieillard et sa femme, et leur montra l'argent, sans doute pour m'obtenir d'eux un lit et toutes les petites choses dont je pourrois avoir besoin, jusqu'à ce que je fusse en état d'être transporté à l'hôpital.—Allons, dit-elle ensuite en serrant la petite bourse, je serai votre banquier; mais comme cette charge ne remplira pas tout mon temps, je serai aussi votre garde-malade.»
«A la manière dont elle me parla, et à son habillement que je commençai à regarder alors plus attentivement, je vis que la jeune femme ne pouvoit pas être la fille du paysan.
»Elle étoit vêtue de noir de la tête aux pieds, et ses cheveux étoient cachés sous une bande de batiste qui serroit son front. C'étoit une de ces religieuses dont monsieur sait qu'il y a un grand nombre en Flandre, et qui ne sont pas cloîtrées.»—
«D'après ta description, Trim, dit mon oncle Tobie, je juge que c'étoit une jeune béguine.—C'est une espèce de religieuse qui ne se trouve qu'en Flandre et à Amsterdam. Elles différent des religieuses ordinaires, en ce qu'elles peuvent quitter le cloître pour se marier. Leur profession est de visiter et de soigner les malades; j'aimerois mieux, je l'avoue, que ce fût leur inclination.»—
«Celle-ci m'a souvent dit, répliqua Trim, qu'elle me rendoit tous ces soins pour l'amour de Jésus-Christ.—Je n'aimois pas cela.—J'aurois voulu que ce fût un peu pour l'amour de moi.—Je crois, Trim, dit mon oncle Tobie, que nous pourrions bien avoir tort tous les deux; nous le demanderons ce soir à M. Yorick, chez mon frère Shandy; n'oublie pas, Trim, de m'en faire souvenir.»—
«La jeune béguine, continua le caporal, m'avoit à peine dit qu'elle seroit ma garde-malade, qu'elle se mit en devoir d'en remplir les fonctions. Elle sortit, et au bout de quelques minutes qui me parurent bien longues, elle me rapporta des flanelles et des drogues pour mon genou, qu'elle bassina et fomenta pendant une couple d'heures; puis elle me prépara une écuelle de gruau pour mon souper; et quand je l'eus prise, elle me promit de revenir de grand matin, et me souhaita une bonne nuit.—
»En dépit de son souhait, ma nuit fut bien mauvaise.—La fièvre fut très-violente;—la figure de la béguine ne cessa de me tourmenter.—A chaque instant j'aurois voulu partager le monde en deux, et lui en donner la moitié.—A chaque instant je m'écriois: Pourquoi n'ai-je qu'un havresac et dix-huit florins à partager avec elle!—Tant que la nuit dura, je vis la belle béguine comme un ange bienfaisant, se tenir près de mon lit, en soulever les rideaux, et m'offrir des potions cordiales. Je ne fus tiré de mon songe que par la belle béguine elle-même, qui revint auprès de moi à l'heure promise, et qui me rendit en réalité les mêmes services dont je venois de rêver.—En vérité elle me quittoit à peine; et je m'accoutumai tellement à recevoir la vie de ses mains, que je pâlissois et que mon cœur défailloit quand elle sortoit de la chambre.—Et cependant, continua le caporal, en faisant la réflexion du monde la plus étrange,…
… je n'étois pas amoureux.—Car pendant les trois semaines qu'elle fut auprès de moi, nuit et jour occupée à panser mon genou, et à me rendre tous les soins les plus familiers; je puis bien dire à monsieur que je ne sentis pas une seule fois ce que j'entends par amour.»—
«Cela est très-singulier, Trim, dit mon oncle Tobie.»—
«Très-étonnant, dit la veuve Wadman.»—
«Rien n'est cependant plus vrai, dit le caporal.»—
CHAPITRE L.
Trim s'enflamme.
«Il n'y a pourtant pas tant de quoi s'étonner, continua le caporal, voyant que mon oncle Tobie faisoit des réflexions mentales sur ce sujet.—L'amour, monsieur le sait mieux que moi, l'amour est comme la guerre. Un soldat ne peut-il pas échapper trois semaines de suite en montant la tranchée dans la nuit du samedi, et cependant être tué le dimanche matin?—C'est précisément ce qui m'arriva; avec la seule différence que ce fut le dimanche au soir;—l'amour me vint tout d'un coup; il tomba sur moi comme une bombe, sans me donner presque le temps de dire: Dieu me bénisse.»—
«Je ne croyois pas, Trim, dit mon oncle Tobie, que l'amour pût venir si brusquement.»—
«Mais, répliqua Trim, quand on y est déjà préparé!»—
«Je te prie, dit mon oncle Tobie, raconte-moi comment cela t'arriva.»—
«De tout mon cœur, dit le caporal faisant sa révérence.
CHAPITRE LI.
Trim succombe.
»Jusques-là, continua le caporal, j'avois résisté à l'amour; ou plutôt je lui avois échappé; et j'aurois continué ainsi jusqu'au bout, si la providence n'en avoit décidé autrement.—Mais qui peut éviter sa destinée?»
»C'étoit un dimanche après midi, comme je le disois à monsieur.
»Le vieillard et sa femme étoient sortis.
»Il n'étoit resté personne dans la maison ni dans la cour;—pas un chien, pas un chat, pas un canard.
»Tout y étoit tranquille et calme comme à minuit.
»Je vis entrer la belle béguine.
»—Ma blessure commençoit à se guérir; l'inflammation avoit disparu, mais il lui avoit succédé une démangeaison, surtout au-dessus et au-dessous du genou, qui m'étoit insupportable, et qui m'empêchoit de fermer l'œil de toute la nuit.»
«Laissez-moi voir l'endroit, dit-elle, en s'agenouillant tout contre mon lit, et soulevant le drap pour visiter la plaie,—cela ne demande dit la béguine qu'à être un peu gratté.—Aussitôt ayant ramené la couverture par-dessus, elle commença à gratter le dessous de mon genou avec le premier doigt de la main droite, qu'elle avoit passée sous la flanelle qui enveloppoit tout l'appareil.
»Au bout de cinq ou six minutes, je sentis légèrement le bout de son second doigt qui arrivoit, et qui peu-à-peu se plaça à côté de l'autre; elle, continuant toujours de gratter.—Il commença à me venir en pensée que je pourrois bien devenir amoureux. Je rougis en voyant l'extrême blancheur de sa main.—Je puis bien dire à monsieur que de ma vie je ne verrai une main aussi blanche.—
»Du moins à la même place, dit mon oncle Tobie.»
Quoique ce fût la chose du monde la plus sérieuse pour le caporal, il ne put s'empêcher de sourire.
«La jeune béguine, continua-t-il, voyant que de me gratter avec deux doigts me faisoit le plus grand bien, commença à me gratter avec trois; jusqu'à ce qu'enfin le quatrième doigt et puis le pouce, vinrent se placer à côté des autres; et alors elle me gratta avec toute sa main.—Je n'ose plus rien dire sur les mains depuis que monsieur m'a plaisanté; mais en vérité celle-là étoit plus douce que du satin.—
»Vante-la tant qu'il te plaira, Trim, dit mon oncle Tobie, je t'assure que je t'écoute avec le plus grand plaisir.» Le caporal remercia son maître; mais n'ayant rien de nouveau à dire sur la main de la béguine, il en vint à ses effets.
«La belle béguine, dit le caporal, continua de me gratter avec toute sa main au-dessous du genou.—Je craignis à la fin que son zèle ne vînt à la fatiguer.—Bon Dieu! dit-elle, j'en ferois mille fois plus pour l'amour de Jésus-Christ.—En disant cela elle glissa sa main par-dessous la flanelle jusqu'au dessus du genou, où j'avois senti aussi de la démangeaison: et là elle recommença à gratter.
»Je commençai alors à m'apercevoir tout de bon que je devenois amoureux.
»Comme elle continuoit à gratter, je sentis l'amour, qui, de dessous sa main, se répandoit dans toutes les parties de mon corps.
»Plus elle grattoit, plus ses grattemens étoient prolongés, et plus le feu s'allumoit dans mes veines;—jusqu'à ce qu'enfin deux ou trois grattemens ayant duré plus long-temps que les autres, mon amour se trouva à son comble. Je saisis sa main…»—
«Eh bien! Trim, dit mon oncle Tobie, tu la portas à tes lèvres, et tu fis ta déclaration?…»—
Il importe peu de savoir si les amours de Trim se terminèrent précisément de la manière que mon oncle Tobie avoit imaginée. Il suffit qu'on y trouve l'essence de tous les amours de roman qui aient jamais été écrits depuis le commencement du monde.—
CHAPITRE LII.
La veuve Wadman change son plan
d'attaque.
Aussitôt que le caporal eut fini l'histoire de ses amours, ou plutôt, dès que mon oncle Tobie l'eut finie pour lui, Mistriss Wadman sortit sans bruit de son arbre, rattacha sa coëffe, franchit la petite porte de communication, et s'avança lentement vers la guérite de mon oncle Tobie.—La disposition d'esprit dans laquelle Trim avoit dû mettre mon oncle Tobie, étoit une occasion trop favorable pour la laisser échapper.—L'attaque avoit été résolue d'après la circonstance; et mon oncle Tobie en avoit encore applani le chemin, en ordonnant au caporal d'emporter la pelle, la bêche, la pioche, les piquets, et tous les autres ustensiles de guerre, qui gisoient épars sur le terrein où avoit été Dunkerque.
Au signal de mon oncle Tobie, le caporal avoit marché; tout avoit disparu.—
Or, considérez, monsieur, quelle sottise c'est d'agir d'après un plan, soit en combattant, soit en écrivant, soit en faisant toute autre chose, et même des vers!—Car si jamais plan, indépendamment de toutes les circonstances, a mérité d'être placé, en lettres d'or, (au moins dans les archives des fous) ce fut certainement le plan d'attaque de la veuve Wadman contre mon oncle Tobie dans sa guérite, et par le moyen de ses plans.—Mais le plan qui étoit attaché étant celui de Dunkerque, et Dunkerque ne présentant plus à l'esprit que des idées de repos et de paix, il en seroit résulté un effet tout différent de celui que Mistriss Wadman vouloit produire.—D'ailleurs, le moyen qu'elle continua sur le même pied qu'auparavant, les petites manœuvres de ses doigts et de sa main dans son attaque de la guérite, avoient tellement été surpassées par celles des doigts et de la main de la belle béguine dans l'histoire de Trim, que, quoique les siennes lui eussent toujours réussi jusques-là, elles étoient devenues aussi insipides que manœuvres puissent être.—
Oh! rapportez-vous-en aux femmes sur ce point.—Mistriss Wadman étoit à peine sortie de son arbre, que son génie se jouoit déjà du nouveau tour qu'avoient pris les circonstances.—Elle changea son plan d'attaque en un moment.
CHAPITRE LIII.
Prends garde, Oncle Tobie!
»Je suis comme une folle, capitaine Shandy, dit Mistriss Wadman, en portant son mouchoir à son œil gauche, au moment qu'elle s'approchoit de la guérite;—une paille, un moucheron, je ne sais quoi m'est entré dans l'œil.—Regardez, je vous prie; n'est-ce pas dans le blanc?»
En disant cela, Mistriss Wadman s'étoit glissée tout contre mon oncle Tobie, et s'étoit assise à côté de lui sur le coin du banc, pour lui donner la facilité de regarder dans son œil sans se lever.—«Mais regardez donc, dit elle.»
Honnête Tobie! tu regardois dans son œil dans toute la simplicité de ton cœur, et avec l'innocence d'un enfant qui regarde dans une lanterne magique. Ce seroit un péché de te causer le moindre mal.—
Beaucoup de gens regardent dans l'œil d'une femme sans se faire prier; je n'ai rien à leur dire.—
—Mais mon oncle Tobie, madame, étoit plus réservé. Il auroit été à côté de vous, sur votre sopha, dans votre boudoir, depuis le mois de juin jusqu'au mois de janvier, ce qui comprend les mois les plus chauds et les plus froids de l'année,—qu'il n'auroit pas été, au bout de ce temps, en état de dire si vous aviez les yeux noirs ou les yeux bleus.
La grande difficulté étoit donc d'engager mon oncle Tobie à y regarder.—
Elle fut surmontée.—
Et je vois là mon bon oncle Tobie, sa pipe à la main, dont les cendres s'échappent, regardant, et regardant; puis se frottant les yeux, et regardant encore avec deux fois plus d'attention et de bonhomie, que Galilée n'en a jamais mis à regarder les taches du soleil.—
Le tout en vain.—Par toutes les puissances qui animent nos organes, l'œil gauche de Mistriss Wadman brille en ce moment autant que son œil droit. Il n'y a ni paille, ni moucheron, ni poussière, ni fétu d'aucune espèce;—il n'y a rien, mon cher oncle, il n'y a rien qu'un feu délicieux qui s'y glisse furtivement, et qui de là se répand dans toutes les parties de ton existence.
Prends garde, oncle Tobie! fuis le danger;—éloigne-toi:—si tu regardes un moment de plus dans l'œil de cette charmante veuve, tu es perdu!
CHAPITRE LIV.
Il n'y voit rien.
Un œil a cela de commun avec un canon, que ce n'est pas tant l'œil et le canon en eux-mêmes, que le jeu de l'œil et le jeu du canon, qui les met l'un et l'autre en état de produire de si grands effets.—Je ne trouve pas la comparaison si mauvaise; d'autres gens de meilleur goût ne seront peut-être pas de mon avis: cependant, comme je l'ai faite et placée à la tête du présent chapitre, autant pour l'usage que pour l'ornement, elle y restera; et tout ce que je désire en retour, c'est que vous vouliez bien vous la rappeler toutes les fois que je parlerai des yeux de la veuve Wadman.—
«Je vous proteste, madame, dit mon oncle Tobie, que je n'aperçois rien dans votre œil.»
«Ce n'est donc pas dans le blanc, dit Mistriss Wadman?» Mon oncle Tobie regarda dans la prunelle de toute sa puissance.
Or, de tous les yeux qui jamais aient été créés—depuis les vôtres, madame, jusqu'à ceux de Vénus, qui étoient certainement aussi fripons qu'il y en ait jamais eu,—il n'y eut jamais d'œil aussi propre à ravir le repos de mon oncle Tobie, que l'œil dans lequel il regardoit.—Ne croyez pas, madame, que ce fût un œil coquet, ni éveillé, ni libertin;—il n'étoit ni étincelant, ni pétulant, ni impérieux;—ce n'étoit pas un de ces yeux qui annoncent de grandes prétentions, ou une grande exigence:—un tel œil n'auroit pas eu d'empire sur une ame de la trempe de celle de mon oncle Tobie, formée de tout ce que la nature a de plus doux.—L'œil de Mistriss Wadman étoit rempli de doux propos et de douces réponses, parlant, non comme une trompette bruyante, qui étonne l'oreille sans lui plaire, mais parlant au cœur;—ou plutôt, formant je ne sais quels doux sons, semblables aux derniers accens d'un prédestiné;—un œil qui sembloit dire: Comment pouvez-vous, capitaine Shandy, vivre ainsi sans consolation? sans un sein sur lequel vous puissiez reposer votre tête, et dans lequel vous puissiez déposer vos chagrins?
C'étoit un œil…
Mais l'amour me gagnera moi-même, si j'en dis encore un mot.
C'étoit l'œil qu'il falloit à mon oncle Tobie.
CHAPITRE LV.
Un clou ne chasse pas l'autre.
Rien ne fait voir les caractères de mon père et de mon oncle Tobie sous un point-de-vue plus plaisant, que leur différente manière d'agir dans les mêmes accidens. J'appelle l'amour accident et non pas malheur, dans l'opinion où l'on sait que je suis qu'il rend toujours le cœur d'un homme meilleur.—Grand Dieu! comment devoit être le cœur de mon oncle Tobie quand il étoit amoureux,—étant déjà si parfaitement bon quand il ne l'étoit pas?
Mon père, comme il paroît par quelques-uns des papiers qu'il a laissés, étoit très-sujet à cette passion avant son mariage. Mais c'étoit toujours avec une sorte d'impatience originale, et même un peu acide; et quand l'accident lui arrivoit, au lieu de s'y soumettre en bon chrétien, il enrageoit, se démenoit, tapoit des pieds, faisoit le diable à quatre; et écrivoit contre l'objet de sa passion la diatribe la plus amère dont il pût s'aviser.
J'en ai retrouvé une en vers, qui s'adresse à je ne sais quel œil qui avoit troublé son repos pendant deux ou trois nuits. Dans le premier transport de son ressentiment, voici comme il commence:
En un mot, tout le temps que duroit le paroxisme, mon père n'avoit à la bouche qu'injures, qu'imprécations, et presque des malédictions.—Seulement il étoit trop impétueux pour suivre la méthode d'Ernulphe, pour suivre même sa réserve. Mon père qui étoit de l'esprit le plus intolérant, ne se contentoit pas de maudire sans exception tout ce qui sous le ciel pouvoit entretenir ou exciter son amour; jamais il n'achevoit sa litanie de malédictions sans se maudire lui-même à son tour, comme un des fous et des imbécilles les plus fieffés, disoit-il, qui eût jamais été lâché dans le monde.
Mon oncle Tobie au contraire prit le tout comme un agneau; il s'assit tranquillement, et laissa le poison travailler dans ses veines sans résistance.—Dans les douleurs les plus aiguës de sa blessure (comme au temps de celle qu'il avoit reçue à l'aîne) il ne lui échappa pas une expression chagrine ou de mécontentement; il ne s'en prit ni au ciel ni à la terre; il ne pensa ni ne parla mal de qui que ce soit. Pensif et solitaire, il s'assit, sa pipe à la bouche, les yeux fixés sur sa jambe boiteuse, poussant de temps à autre quelque soupir sentimental,—qui, mêlé avec les bouffées de tabac, ne pouvoit incommoder personne.
Je le répète, il prit le tout comme un agneau.—
A la vérité, il commit d'abord une méprise.—Le matin de cette même journée, il avoit monté à cheval avec mon père, pour tâcher de sauver un petit bois charmant, que le doyen et le chapitre de Shandy faisoient abattre pour en donner le profit aux pauvres (d'esprit, certainement, car l'argent en fut partagé entre le doyen et les chanoines.)—Le dit bois se trouvoit en vue de la maison de mon oncle Tobie, et lui étoit du plus grand secours pour sa description de la bataille de Wynendale;—aussi avoit-il couru avec empressement pour le sauver.
Il avoit été au grand trot,—sur un cheval dur,—avec une selle incommode.—Bref, il étoit arrivé que la partie séreuse du sang avoit pénétré entre cuir et chair, et avoit causé un apostème aux pays bas de mon oncle Tobie.—Lorsque ce clou (car c'en étoit un) commença à pousser, mon oncle Tobie qui avoit peu d'expérience en amour, se persuada que c'étoit là un des symptômes et une des parties constituantes de sa passion;—mais l'apostème venant à crever, et l'amour restant le même, mon oncle Tobie comprit bien que sa blessure n'étoit pas blessure superficielle, et qu'elle avoit pénétré jusqu'à son cœur.
CHAPITRE LVI.
Confidence.
Le monde rougiroit d'avoir un penchant vertueux.—Mon oncle Tobie connoissoit peu le monde; et quand il s'aperçut qu'il étoit amoureux, il n'imagina pas devoir en faire plus de mystère que si la veuve Wadman l'avoit blessé par mégarde avec son couteau. Mais quand il auroit cru devoir taire ce secret à tout autre, accoutumé à regarder Trim comme un humble ami, et trouvant chaque jour de nouvelles raisons pour le traiter ainsi, cela n'auroit rien changé à la manière dont il lui confia l'affaire.
«Je suis amoureux, caporal, dit mon oncle Tobie.»
CHAPITRE LVII.
Plan de campagne.
«Amoureux, s'écria le caporal!—monsieur se portoit si bien il y a deux jours, quand je lui racontois l'histoire du roi de Bohême! L'histoire du roi de Bohême, dit mon oncle Tobie!… (Il rêva quelque temps)… Qu'est devenue son histoire?»—
«Nous l'avons perdue je ne sais comment, dit le caporal.—Mais alors monsieur n'étoit non plus amoureux que moi.—Cela me vint, dit mon oncle Tobie, lorsque tu me quittas avec la brouette et les outils. Je restai seul avec Mistriss Wadman. Le trait qu'elle m'a laissé est encore là, ajouta-t-il en montrant sa poitrine.—
»Eh! bien, dit le caporal, il n'y a qu'à marcher.—Monsieur sait bien qu'elle n'est non plus en état de soutenir un siége que de voler.»—
Mais comme nous sommes voisins, dit mon oncle Tobie, ne seroit-il pas mieux que je l'informasse civilement…»—
Si j'osois, dit le caporal, être d'un avis différent de monsieur!»
«Parle librement, dit avec bonté mon oncle Tobie.»
«Eh! bien, dit le caporal! sauf le respect de monsieur, je tomberois brusquement sur elle comme un tonnerre, pour répondre à ses petites attaques traîtresses; et ensuite je lui parlerois civilement.—Car si elle s'aperçoit la première que monsieur est amoureux d'elle…—Dieu soit à son aide, dit mon oncle Tobie! en ce moment, Trim, elle ne s'en doute non plus que l'enfant qui n'est pas encore né.»—
O mon bon oncle!—
Il y avoit déjà vingt-quatre heures que la veuve Wadman avoit tout dit à Brigitte, sans omettre une seule circonstance; et en ce moment elles tenoient ensemble un petit conciliabule, touchant certains doutes, certains scrupules, relatifs à l'issue de l'affaire, et que le diable qui ne dort jamais avoit fait naître dans l'esprit de la veuve, avant même qu'elle n'eût achevé son Te Deum.—
«Si je l'épouse, disoit la veuve Wadman, j'ai bien peur, Brigitte, que le pauvre capitaine ne jouisse pas d'une bonne santé.—Il a reçu une si terrible blessure à l'aîne!»—
«Bon, madame, répliqua Brigitte! elle n'est pas si considérable que vous pensez. D'ailleurs, ajouta-t-elle, je la crois bien guérie.»—
«Je voudrois en être sûre, dit la veuve Wadman;—mais uniquement par rapport à lui.»
«Si madame le désire, dit Brigitte, j'en saurai tout le détail avant qu'il soit huit jours.—Car tandis que le capitaine lui rendra des soins, il est certain que monsieur Trim me fera sa cour; et c'est mon affaire, ajouta-t-elle, de le traiter de sorte qu'il ne me cache rien de tout ce que nous avons intérêt de savoir.»
Elles prirent donc ainsi leurs mesures; et mon oncle Tobie et le caporal prenoient les leurs de leur côté.—
«Maintenant, dit le caporal, en posant sa main gauche sur sa hanche, et animant son geste de la main droite, avec un air qui garantissoit presque le succès,—si monsieur veut me laisser faire, et me confier la conduite de l'attaque…»—
«De tout mon cœur, Trim, dit mon oncle Tobie. Et comme je prévois que dans toute cette guerre tu me serviras d'aide-de-camp, voici déjà une couronne pour t'aider à arroser ton brevet.»—
«Eh! bien, dit le caporal, faisant d'abord une révérence pour son brevet, il faut prendre dans le grand coffre les habits galonnés de monsieur;—il faut raccommoder les manches de celui qui est bleu et or.—Je retaperai à monsieur sa perruque à la Ramillies, et j'aurai un tailleur pour retourner ses culottes d'écarlate.»—
«J'aimerois mieux celles de pluche rouge, dit mon oncle Tobie.—Monsieur n'y pense pas, dit le caporal.»
CHAPITRE LVIII.
Il n'omet rien.
«Tu mettras un peu de blanc d'Espagne à mon épée, et avec une brosse…—Que monsieur ne s'embarrasse de rien, répliqua le caporal.»
CHAPITRE LIX.
La toilette sera complète.
«Je repasserai à neuf les deux rasoirs de monsieur;—je rajusterai un peu mon bonnet de housard, et je prendrai l'uniforme du pauvre lieutenant Lefèvre, que monsieur m'a ordonné de porter pour l'amour de lui;—et aussi-tôt que monsieur sera rasé, et qu'il aura pris sa chemise, son habit bleu et or, et ses culottes de fine écarlate;—enfin quand sa toilette sera achevée et que tout sera prêt,—nous marcherons fiérement, comme à l'attaque d'un bastion.—Or, tandis que monsieur engagera le combat avec mistriss Wadman dans le salon à droite, je livrerai bataille à Brigitte dans la cuisine à gauche; et au moyen de cette disposition, je réponds à monsieur, dit le caporal, en faisant claquer ses doigts au-dessus de sa tête,—je lui réponds de la victoire.»—
«Je désire que tout cela réussisse, dit mon oncle Tobie; mais je déclare, caporal, que j'aimerois mieux marcher à l'ennemi sur le revers d'une tranchée.»—
«Une femme est bien autre chose, dit le caporal.—Je le suppose ainsi, dit mon oncle Tobie.»
CHAPITRE LX.
L'âne et le califourchon.
De tout ce que pouvoit dire mon père, si quelque chose étoit capable de désoler mon oncle Tobie, (surtout pendant la durée de ses amours) c'étoit l'usage continuel et perfide que faisoit mon père d'une expression d'Hilarion l'hermite, lequel en parlant de ses jeûnes, de ses veilles, de ses flagellations, et de toutes les macérations pratiquées dans la religion,—disoit, (quoiqu'un peu plus gaiment, ce me semble, qu'il ne convenoit à un hermite) qu'il employoit tous ces moyens pour empêcher son âne de regimber; voulant dire: pour réprimer l'aiguillon de la chair.—
Mon père étoit enchanté de cette expression, non pas seulement à cause de son laconisme, mais parce qu'elle ravaloit les désirs et les appétits de la partie de nous-mêmes la plus grossière.—Il adopta donc cette métaphore, et il s'en servit constamment pendant plusieurs années de sa vie. Il ne prononçoit plus le mot passions, c'étoit toujours âne qu'il mettoit à la place. Si bien que pendant tout le temps que sa manie dura, l'on pouvoit dire qu'il étoit toujours à cheval sur son âne ou sur l'âne d'un autre.
Ici, messieurs, je vous prie d'observer la différence de l'âne de mon père à mon dada, ou, si vous voulez, à mon califourchon; le tout pour qu'il ne vous arrive jamais de les confondre dans votre esprit.
Mon dada, si vous l'avez un peu observé, n'est pas une méchante bête; il ne pratique de l'âne en rien,—non, messieurs, en rien.—Mon dada!—Eh! c'est celui de tout le monde; c'est la petite niaiserie du moment; c'est la folie du jour: un magot, un papillon, un pantin, le boulingrin de mon oncle Tobie.—Mon dada!—Eh! c'est celui que vous montez vous-même, madame, quand vous avez un moment d'humeur, de vapeurs, d'ennui de votre mari;—en un mot, c'est l'animal le plus utile que je connoisse; et je ne sais pas ce que le monde deviendroit sans lui.—
Mais l'âne de mon père, messieurs!—montez-le, je vous prie, montez le;—de grace, montez-le;—ou plutôt, messieurs, ne le montez pas.—C'est un animal concupiscent; et malheur à celui qui ne l'empêche pas de regimber.
CHAPITRE LXI.
Coq-à-l'âne.
Dès que mon père eut appris l'amour de mon oncle Tobie:—«Eh bien, mon cher Tobie, lui dit-il en le revoyant, comment va ton âne?»
Mon oncle Tobie, plus occupé de sa blessure que de la métaphore d'Hilarion, s'imagina que mon père, par une sollicitude toute fraternelle, lui demandoit des nouvelles de son aine.
Une imagination préoccupée, vous le savez, messieurs, n'a pas moins de pouvoir sur le son des mots que sur la forme des choses; et un homme dans cette disposition, entend moins la chose qu'on lui dit que celle à quoi il pense.
Cependant la question étonna mon oncle Tobie,—d'autant qu'il aperçut les coins des lèvres de ma mère à demi-relevés, et tout son visage disposé au sourire. Le docteur Slop avoit aussi je ne sais quoi de malin répandu sur sa physionomie.—Enfin, mon père lui-même, en faisant cette question, n'avoit point ce regard de l'amitié qui interroge la souffrance.—
Un autre que mon oncle Tobie n'auroit pas répondu, ou auroit répondu avec embarras.—
«Mon aine, frère Shandy, répondit mon oncle Tobie, va beaucoup mieux.»
A ce mot, tout le monde éclata de rire, hors mon père, qui avoit beaucoup espéré de son âne, et qui, fâché de la méprise de mon oncle Tobie, auroit bien voulu revenir à la charge. Mais mon pauvre oncle Tobie avoit l'air si déconcerté, si embarrassé, que si vous eussiez été là, madame, avec le cœur que je vous connois, vous seriez venue à son secours.—C'est ce que fit ma mère.
«Tout le monde, dit ma mère, assure que vous êtes amoureux, frère Tobie; et nous espérons que cela est vrai.»—
«Je suis amoureux, ma sœur, répliqua mon oncle Tobie; et plus même, je crois, qu'on ne l'est communément.—Ouais! dit mon père.—Et depuis quand le savez-vous, dit ma mère?»—
«Depuis que mon clou a percé, dit mon oncle Tobie.» Cette réponse mit mon père de bonne humeur; et il entreprit encore une fois mon pauvre oncle Tobie.
CHAPITRE LXII.
Les deux amours.
«Les anciens, dit mon père, ont reconnu, frère Tobie, deux sortes d'amour, très-distinctes l'une de l'autre, suivant la partie du corps où elles prennent naissance, la cervelle ou le foie. Ainsi, quand un homme devient amoureux, il doit considérer où est le siége du mal.»—
«Et qu'importe, frère Shandy, répliqua mon oncle Tobie,—qu'importe d'où l'amour vienne, quand on ne veut que se marier, aimer sa femme, et lui faire quelques enfans?»—
«Quelques enfans, s'écria mon père, en sautant de sa chaise les yeux fixés sur ma mère, et passant brusquement entre son fauteuil et celui du docteur Slop!—Quelques enfans, s'écria mon père, en répétant les mots de mon oncle Tobie, et continuant à se promener avec agitation!»
«Ce n'est pas, frère Tobie, dit mon père en revenant à lui, et se rasseyant derrière le fauteuil de mon oncle Tobie,—ce n'est pas que je fusse fâché de t'en voir une vingtaine; au contraire, j'en serois charmé; et j'aimerois chacun d'eux, Tobie, autant que si j'étois son père.»
Mon oncle Tobie passa sa main derrière sa chaise, sans être aperçu, pour serrer celle de mon père.—
Mon père prit la main de mon oncle Tobie.—
«Bien plus, mon cher frère, continua mon père,—formé comme tu l'es de tout ce qu'il y a de plus doux dans la nature humaine, ayant si peu de ses aspérités, c'est une pitié que la terre ne soit pas toute peuplée d'habitans qui te ressemblent.—Et si j'étois monarque d'Asie, ajouta mon père, en s'échauffant pour ce nouveau projet, je t'obligerois (pourvu que la chose ne fût pas au-dessus de tes forces, et ne desséchât pas trop promptement ton humide radical,—pourvu enfin que cet exercice ne fît aucun tort à ton imagination ni à ta mémoire, ce qui arrive quand on s'y livre inconsidérément) oui, frère Tobie, je te procurerois les plus belles femmes de mon empire, et je t'obligerois, nolens et volens, de me faire un sujet tous les mois.»—
«Tous les mois, dit ma mère, en prenant une prise de tabac!»—
«Je ne voudrois pas, dit mon oncle Tobie, faire un enfant, nolens et volens, ce qui signifie, je crois, que je le voulusse ou non, pour plaire au plus grand prince de la terre.»—
«J'avoue, dit mon père, qu'il y auroit de ma part un peu de cruauté à t'y contraindre.—Mais c'est une supposition que j'ai faite, frère Tobie, pour te montrer que ce n'est pas sur ton projet de faire des enfans (en cas que tu en sois capable) mais sur les systèmes que tu as sur l'amour et le mariage, que je veux te redresser.»
«Mais, dit Yorick, il y a beaucoup de raison et de bons sens dans l'opinion que le capitaine Shandy se forme de l'amour; et dans les heures perdues de ma vie, dont je rendrai compte un jour; j'ai lu beaucoup de poëtes et de rhéteurs, desquels je n'aurois jamais pu en extraire autant.»—
«Je voudrois, Yorick, dit mon père, que vous eussiez lu Platon, il vous auroit appris qu'il y a deux amours.—Je sais, dit Yorick, qu'il y avoit deux religions parmi les anciens; l'une pour le peuple, et l'autre pour les savans. Mais je pense qu'un seul amour pouvoit suffire aux uns et aux autres.—Point du tout, dit mon père, et par les mêmes raisons;—car de ces deux amours, suivant le commentaire de Ficinus sur Velasius, l'un est spirituel, l'autre est matériel.
»Le premier est le plus ancien, n'a point eu de mère, et n'a rien à démêler avec Vénus; le second est engendré de Jupiter et de Dioné.»—
«De grace, frère, dit mon oncle Tobie, qu'est-ce qu'un homme qui croit en Dieu a besoin de tout cela?» Mon père ne s'arrêta point à lui répondre, de crainte de perdre le fil de son discours.
«Ce dernier, continua-t-il, participe entièrement de la nature de Vénus.
»Le premier est la chaîne d'or qui lie le ciel à la terre, c'est lui qui nous excite à l'amour héroïque, lequel renferme et fait naître le désir de la philosophie et de la vérité; le second excite seulement le désir.»—
«Je crois, dit mon oncle Tobie, que la procréation des enfans est bien aussi utile au monde, que la découverte des moyens de déterminer les longitudes en mer.»—
«Il est certain, dit ma mère, que l'amour entretient la paix dans le monde.»—
«Et qu'il la détruit dans les familles, s'écria mon père.»—
«C'est lui qui peuple la terre, dit ma mère.»—
«Et qui dépeuple le ciel, dit mon père.»—
«C'est la virginité, dit Slop d'un air triomphant, qui peuple le paradis.»—
«Propos de nonne, répliqua mon père.»—
CHAPITRE LXIII.
Chacun va se coucher.
Mon père, dans toutes ses disputes, avoit un genre d'escarmouche si tranchant, si aigre, si peu ménagé,—poussant à droite, sabrant à gauche, et tombant sur tout le monde indistinctement,—que s'il y avoit vingt personnes dans un cercle, en moins d'une demi-heure il étoit sûr de les avoir toutes contre lui; ce qui ne contribuoit pas peu à le laisser ainsi sans alliés, c'est que s'il y avoit un poste tout-à-fait intenable, c'est-là qu'il alloit se jeter.—Mais il faut lui rendre justice. Une fois qu'il y étoit établi, il s'y défendoit si vaillamment, que tout brave et galant homme ne l'en voyoit chasser qu'avec peine.
Aussi Yorick en l'attaquant, ce qui lui arrivoit souvent, se gardoit bien d'employer toute sa force.—
Mais la remarque du docteur Slop sur les vierges, à la fin du dernier chapitre, avoit rangé Yorick du côté de mon père; et il commençoit à désoler le pauvre docteur par l'énumération de tous les couvens de la chrétienté,—quand le caporal Trim entra dans la salle, et raconta à mon oncle Tobie que ses culottes d'écarlate ne pourroient servir, comme ils l'avoient projeté, pour l'attaque de la veuve Wadman, attendu que le tailleur, en les décousant, s'étoit aperçu qu'elles avoient déjà été retournées.
«Eh bien! qu'il les retourne encore, dit brusquement mon père; car on les retournera encore plus d'une fois avant que l'affaire soit finie.—Elles n'en valent pas la façon, dit le caporal.—Alors, frère, dit mon père, il faut nécessairement que vous en commandiez d'autres. Car quoique je sache, continua-t-il, en s'adressant à la compagnie, que la veuve Wadman aime mon frère Tobie depuis longtemps, et qu'elle a mis en usage toute l'adresse et tous les artifices d'une femme pour s'en faire aimer,—maintenant qu'elle l'a enrôlé, sa passion n'est plus aussi vive.»
«Elle a obtenu ce qu'elle vouloit.»—
«Sous ce rapport, continua mon père; sous ce rapport, auquel je suis persuadé que Platon n'a jamais pensé, vous voyez que l'amour est moins un sentiment qu'un état, une condition, et qu'on s'y engage (à-peu-près, diroit mon frère Tobie, comme dans un régiment).—Or, dès qu'un homme est aggrégé à un corps, soit qu'il aime le service ou non, il se comporte comme s'il l'aimoit, et cherche partout à se montrer homme de courage.»
Cette hypothèse, comme toutes celles de mon père, étoit assez plausible; et mon oncle Tobie n'avoit qu'une seule objection à y faire. Trim se tenoit prêt à le seconder; mais mon père n'avoit pas encore tiré sa conclusion.
«C'est pourquoi, continua mon père, reprenant sa supposition, quoique tout le monde sache que mistriss Wadman et mon frère Tobie se plaisent l'un à l'autre, et se conviennent réciproquement,—quoique je ne connoisse dans la nature aucun obstacle qui puisse empêcher les violons de jouer dès ce soir,—je répondrois que ce ne sera pas d'un an que leurs instrumens se mettront à l'unisson.»—
«Je crains que nous n'ayions mal pris nos mesures, dit mon oncle Tobie, en regardant Trim, comme pour lui demander son avis.»—
«Je gagerois, dit Trim, mon bonnet de housard.—(Son bonnet de housard, comme je vous l'ai dit, étoit son enjeu ordinaire; mais ayant été rajusté et presque remis à neuf pour l'attaque projetée, l'enjeu devenoit plus important.—) Je gagerois, avec la permission de monsieur, mon bonnet de housard contre un schelling… si j'osois, continua Trim, faisant une révérence, gager contre monsieur.»—
«Il n'y a point de mal à cela, dit mon père; car en disant que tu gagerois ton bonnet, tout ce que tu entends par-là, c'est que tu crois… Qu'est-ce que tu crois?»—
«Je crois que la veuve Wadman, sauf le respect de monsieur, n'est pas en état de tenir dix jours.»—
«Et où diantre, s'écria Slop, d'un air goguenard, où diantre, l'ami, as-tu si bien appris à connoître les femmes?»—
«Dans mes amours avec une religieuse, dit Trim.—Ce n'étoit qu'une béguine, dit mon oncle Tobie.»
Le docteur Slop étoit trop en colère pour écouter cette distinction; et mon père profitant de l'occasion pour tomber sur les religieuses d'estoc et de taille, en les traitant de folles, le docteur Slop ne put y tenir.—Mon oncle Tobie avoit encore quelques mesures à prendre pour ses culottes, et Yorick pour la seconde partie de son prochain sermon; toute la compagnie se sépara. Et comme il restoit une demi-heure avant le temps de se mettre au lit, mon père qui étoit demeuré seul, demanda une plume, de l'encre et du papier, et se mit à écrire pour mon oncle Tobie l'instruction suivante en forme de lettre.
Mon cher frère Tobie.
Ce que je vais te dire a rapport à la nature des femmes, et à la manière de leur faire l'amour. Et peut-être est-il heureux pour toi (quoiqu'il ne le soit pas autant pour moi) que l'occasion se soit offerte, et que je me sois trouvé capable de t'écrire quelques instructions sur ce sujet.—
Si c'eût été le bon plaisir de celui qui distribue nos lots, et qu'il t'eût départi plus de connoissances qu'à moi, j'aurois été charmé que tu te fusses assis à ma place, et que cette plume fût entre tes mains;—mais puisque c'est à moi à t'instruire, et que madame Shandy est là auprès de moi, se disposant à se mettre au lit,—je vais jeter ensemble et sans ordre sur le papier des idées et des préceptes concernant le mariage, tels qu'ils me viendront à l'esprit, et que je croirai qu'ils pourront être d'usage pour toi; voulant en cela te donner un gage de mon amitié, et ne doutant pas, mon cher Tobie, de la reconnoissance avec laquelle tu le recevras.—
—En premier lieu, à l'égard de ce qui concerne la religion dans cette affaire—(quoique le feu qui me monte au visage me fasse apercevoir que je rougis en te parlant sur ce sujet;—quoique je sache, en dépit de ta modestie qui nous le laisseroit ignorer, que tu ne négliges aucune de ses pieuses pratiques), il en est une cependant que je voudrois te recommander d'une manière plus particulière, pour que tu ne l'oubliasses point, du moins pendant tout le temps que dureront tes amours.—Cette pratique, frère Tobie, c'est de ne jamais te présenter chez celle qui est l'objet de tes poursuites, soit le matin, soit le soir, sans te recommander auparavant à la protection du Dieu tout puissant, pour qu'il te préserve de tout malheur.—
Tu te raseras la tête, et tu la laveras tous les quatre ou cinq jours, et même plus souvent, si tu le peux, de peur qu'en ôtant ta perruque dans un moment de distraction, elle ne distingue combien de tes cheveux sont tombés sous la main du temps, et combien sous celle de Trim.—
Il faut, autant que tu le pourras, éloigner de son imagination toute idée de tête chauve.—
—Mets-toi bien dans l'esprit, Tobie, et suis cette maxime comme sûre:
Toutes les femmes sont timides.—Et il est heureux qu'elles le soient; autrement, qui voudroit avoir affaire avec elles?—
—Que tes culottes ne soient ni trop étroites ni trop larges, et ne ressemblent pas à ces grandes culottes de nos ancêtres.
Un juste medium prévient tous les commentaires.—
Quelque chose que tu aies à dire, soit que tu aies peu ou beaucoup à parler, modère toujours le son de ta voix. Le silence et tout ce qui en approche grave dans la mémoire les mystères de la nuit. C'est pourquoi, si tu peux l'éviter, ne laisse jamais tomber la pelle ni les pincettes.—
Dans tes conversations avec elle, évite toute plaisanterie et toute raillerie; et autant que tu pourras, ne lui laisse lire aucun livre jovial. Il y a quelques traités de dévotion que tu peux lui permettre, (quoique j'aimasse mieux qu'elle ne les lût point,) mais ne souffre pas qu'elle lise Rabelais, Scarron, ou Dom-Quichotte.
Tous ces livres excitent le rire; et tu sais, cher Tobie, que rien n'est plus sérieux que les fins du mariage.—
—Attache toujours une épingle à ton jabot avant d'entrer chez elle.—
Si elle te permet de t'asseoir sur le même sopha, et qu'elle te donne la facilité de poser ta main sur la sienne, résiste à cette tentation.—Tu ne saurois toucher sa main, sans que la température de la tienne lui fasse deviner ce qui se passe en toi. Laisse-là toujours dans l'indécision sur ce point et sur beaucoup d'autres.—En te conduisant ainsi, tu auras au moins sa curiosité pour toi; et si ta belle n'est pas encore entièrement soumise, et que ton âne continue à regimber, (ce qui est fort probable) tu te feras tirer quelques onces de sang au-dessous des oreilles, suivant la pratique des anciens Scythes, qui guérissoient par ce moyen les appétits les plus désordonnés de nos sens.
Avicenne est d'avis que l'on se frotte ensuite avec de l'extrait d'ellébore, après les évacuations et purgations convenables;—et je penserois assez comme lui. Mais surtout ne mange que peu, ou point de bouc ni de cerf;—et abstiens-toi soigneusement, c'est-à-dire, autant que tu le pourras, de paons, de grues, de foulques, de plongeons, et de poules d'eau.
Pour ta boisson, je n'ai pas besoin de te dire que ce doit être une infusion de verveine et d'herbe hanéa, de laquelle Elien rapporte des effets surprenans.—Mais si ton estomach en souffroit, tu devrois en discontinuer l'usage, et vivre de concombres, de melons, de pourpier et de laitue.—
Il ne se présente pas pour le moment autre chose à te dire.
A moins que la guerre venant à se déclarer…
Ainsi, mon cher Tobie, je desire que tout aille pour le mieux;
Et je suis ton affectionné frère,
Gauthier Shandy.
CHAPITRE LXIV.
Les trous de serrure.
A l'heure même où mon père écrivoit son instruction fraternelle, mon oncle Tobie et le caporal de leur côté disposoient tout pour l'attaque. Comme ils avoient renoncé à faire retourner les culottes d'écarlate, au moins pour le moment, rien ne pouvoit les engager à remettre leur visite plus tard qu'au lendemain matin. La résolution fut prise en conséquence, et le départ fixé à onze heures.
«Allons, ma chère, dit mon père à ma mère, il convient, qu'en bon frère et en bonne sœur, nous nous rendions chez mon frère Tobie, pour protéger et favoriser son attaque.»
Il y avoit déjà quelque temps que le caporal et lui étoient habillés, quand mon père et ma mère arrivèrent; et l'horloge venant à sonner onze heures, c'étoit le moment de se mettre en marche. Mon père n'eut que le temps de glisser sa lettre d'instruction dans la poche d'habit de mon oncle Tobie, et il se joignit à ma mère pour lui souhaiter un heureux succès.
«Je voudrois, dit ma mère, les voir par le trou de la serrure.—Mais uniquement par curiosité.»—
«Appelez chaque chose par son nom, dit mon père;—et regardez ensuite par le trou de la serrure tant qu'il vous plaira.»
CHAPITRE LXV.
Jugement téméraire.
Je prends à témoin toutes les puissances du temps et du hasard qui sans cesse nous arrêtent dans notre carrière, que mon esprit étoit à bout, et que je ne savois comment poursuivre l'histoire des amours de mon oncle Tobie, lorsque ma mère, par curiosité, disoit-elle, (mon père lui soupçonnoit un autre motif,) désira pouvoir les regarder par le trou de la serrure.
«Appelez chaque chose par son nom, dit mon père; et regardez ensuite par le trou de la serrure tant qu'il vous plaira.»
C'étoit uniquement la fermentation de cette humeur un peu acide, qui entroit dans le tempérament de mon père, et de laquelle j'ai souvent parlé, qui donna lieu à une pareille insinuation de sa part. Cependant comme il étoit naturellement franc et généreux, et toujours ouvert à la conviction, il eut à peine lâché le dernier mot de cette réplique peu obligeante, que sa conscience lui en fit un reproche.
Ma mère avoit en ce moment son bras gauche conjugalement passé dans le bras droit de mon père, de telle sorte que sa main appuyoit sur la sienne.—Elle leva les doigts et les laissa retomber. On auroit pu difficilement prononcer si c'étoit là un coup ou une caresse;—le casuiste le plus habile auroit été bien embarrassé à décider si ce geste signifioit un reproche ou un aveu. Mon père qui étoit rempli de sensibilité de la tête aux pieds, n'y vit que l'expression d'une femme timide et faussement accusée.—Les reproches de sa conscience redoublèrent;—il détourna la tête.—Ma mère pensa que son corps alloit suivre, et que son projet étoit de reprendre le chemin de sa maison; aussitôt en croisant sa jambe droite par-dessus sa gauche qui ne bougea pas, elle se trouva en face de mon père, qui, en ramenant sa tête, rencontra subitement les yeux de ma mère.—
—Nouvelle confusion!—
Tout détruisoit le premier soupçon qu'il avoit formé.—Tout augmentoit ses remords. Un cristal mince, bleu, calme et brillant, sans tache, sans eau, et tellement tranquille, qu'on auroit pu appercevoir jusqu'au fond la moindre particule ou la moindre expression de desir, s'il en eût existé chez ma mère;—mais il n'y en avoit pas le plus léger vestige. Et je ne sais comment il arrive que moi, son fils, formé de son sang, je me trouve si enclin à la bagatelle, surtout vers les équinoxes de printemps et d'automne.—
Ma mère, madame, n'étoit telle en aucune saison de l'année, ni par nature, ni par éducation, ni par imitation.
Un sang doux et sage circuloit paisiblement dans ses veines, en tout temps, le jour et la nuit, dans les occasions même les plus critiques. Son imagination calme et paisible n'étoit point échauffée par ces pratiques ascétiques, par ces lectures mystiques, qui n'ayant aucun sens en elles-mêmes, forcent l'esprit à se replier dans la nature pour leur en trouver un. Et quant à mon père, il étoit si loin de chercher à enflammer ses idées là-dessus, que son plus grand soin étoit d'éloigner de sa tête toute image ou propos de ce genre.
Au reste, la nature avoit fait tous les frais de la sagesse de ma mère, et rendu superflues les précautions de mon père. Et mon père le savoit!—Et mon père n'en continuoit pas moins ses précautions!—Et moi, Tristram Shandy, me voilà assis en gillet brun et en pantoufles jaunes, sans perruque ni bonnet, ce douze août mil sept cent soixante six, accomplissant une de ses prédictions les plus tragi-comiques; savoir que je ne penserois ni n'agirois en rien comme les autres enfans des hommes.—
La méprise de mon père vint de ce qu'il attaqua le motif de ma mère, au lieu de l'action elle-même; car certainement les trous de serrures ne sont pas destinés à servir de lorgnettes; et en considérant l'action de ma mère comme tendant à nier une vérité reconnue, et à faire qu'un trou de serrure ne fût pas un trou de serrure, l'action alors étoit une violation de la nature des choses, et comme telle assez criminelle.
C'est pourquoi, n'en déplaise aux prédicateurs, les trous de serrure sont l'occasion de plus de péchés, je dis même de péchés énormes, que tous les autres trous du monde.
C'est ce qui me ramène aux amours de mon oncle Tobie.
CHAPITRE LXVI.
Parure de mon Oncle Tobie.
Quoique le caporal eût tenu parole en retapant de son mieux la grande perruque à la Ramillies de mon oncle Tobie, il avoit eu trop peu de temps, et tous ses soins n'avoient produit qu'un effet assez mince. Cette fameuse perruque avoit passé plusieurs années applatie dans le fond d'une vieille armoire; et comme les mauvais plis ne s'effacent pas aisément, et que l'usage des bouts de chandelle n'est pas toujours sûr, l'entreprise du caporal n'étoit pas une chose aussi facile qu'on pourroit le croire. Il s'employoit pourtant de son mieux;—il pomadoit,—il crêpoit,—il retapoit,—puis se reculoit d'un air joyeux, et les deux bras tendus vers la perruque, comme pour l'engager à prendre un meilleur air.—Mais le tout en vain; elle frisoit en dépit du caporal, par tout où le caporal ne vouloit pas qu'elle frisât; et quand une boucle ou deux auroient pu l'embellir, chaque cheveu s'applatissoit comme s'il eût été trempé dans l'eau bouillante.
La déesse du Spléen elle-même n'auroit pu la voir sans sourire.
Telle étoit la perruque de mon oncle Tobie,—ou plutôt telle elle auroit paru sur tout autre front que le sien. Mais le front de mon oncle Tobie étoit le siége aimable de la douceur et de la bonté; et ce charme se répandoit sur tout ce qui l'environnoit.—D'ailleurs, monsieur, la nature avoit dans toute sa personne tracé le mot gentilhomme en si beaux caractères, que jusqu'à son chapeau bordé en vieux point d'Espagne tout terni, et surmonté d'une large cocarde de taffetas fripé;—ce chapeau, dis-je, qui en lui-même ne valoit pas quatre sols, acquéroit de l'importance, dès qu'il étoit sur la tête de mon oncle Tobie. On eût dit qu'une Fée elle-même l'avoit composé de sa main, pour mieux aller à l'air de son visage.
Rien n'auroit mieux prouvé ce que j'avance, que l'habit bleu et or de mon oncle Tobie, si, à quelques égards, la proportion n'étoit pas nécessaire à la grâce; mais depuis quinze ou seize ans qu'il étoit fait, depuis que l'inactivité de mon oncle Tobie (dont les promenades étoient presque bornées à son boulingrin,) avoit doublé son embonpoint,—son habit bleu et or étoit devenu si misérablement étroit, que ce n'étoit qu'avec la plus grande peine que le caporal avoit pu l'y faire entrer; et le raccommodage des manches n'avoit servi de rien;—il étoit cependant galonné en plein, et sur toutes les coutures, et devant et derrière, comme au temps du roi Guillaume; et pour finir la description, il jetoit tant d'éclat au soleil, il avoit un air si métallique et si guerrier, que si le projet de mon oncle Tobie eût été d'attaquer la veuve en armure, il auroit pu lui-même s'y méprendre.
Quant aux culottes d'écarlate, on sait que le tailleur les avoit décousues et les avoit abandonnées. On auroit pu à la rigueur s'en accommoder, mais c'étoit assez que le soir d'auparavant on les eût déclarées incapables de servir, et comme il n'y avoit point d'alternative dans la garderobe de mon oncle Tobie, mon oncle Tobie sortit en culottes de pluche rouge.—
Le caporal avoit endossé l'uniforme du pauvre Lefèvre. Il avoit retroussé ses cheveux sous son bonnet de housard, lequel, comme on sait, avoit été remis presque à neuf.—Il suivoit son maître à trois pas de distance.—Sa chemise, renflée à son jabot et autour de ses poignets, annonçoit l'orgueil de son ancienne profession; et son bâton, suspendu par un petit cordon de cuir noir, dont les deux bouts renoués ensemble finissoient par un gland, balançoit au-dessous de son poignet gauche.—Mon oncle Tobie portoit sa canne comme une hallebarde.
«Vraiment, dit mon père en lui-même, ils ont assez bon air.»
CHAPITRE LXVII.
Il tremble.
Mon oncle Tobie retourna la tête plus de dix fois, pour voir si le caporal se tenoit prêt à le soutenir; et autant de fois le caporal fit un petit moulinet de son bâton, non pas d'un air avantageux, mais avec l'accent le plus doux du plus respectueux encouragement, comme pour dire à son maître: ne craignez rien.
Son maître se mouroit de peur.—
Il ne savoit pas distinguer, ainsi que mon père le lui avoit reproché, le bon côté d'une femme de son mauvais côté. Aussi n'avoit-il jamais été à son aise auprès d'aucune d'elles;—sauf dans les momens d'affliction. Car alors sa pitié étoit extrême; et le chevalier le plus courtois de la chevalerie errante n'auroit pas fait plus de chemin que mon oncle Tobie, tout boiteux qu'il étoit, pour essuyer une larme de l'œil d'une femme.—Et cependant, excepté l'occasion où Mistriss Wadman avoit abusé de sa bonne foi, il n'avoit jamais osé arrêter ses regards sur l'œil d'aucune femme.
Il disoit souvent à mon père, dans l'admirable simplicité de son cœur, que fixer une femme, c'étoit presque (sinon tout-à-fait) la même chose que de lui tenir un propos obscène.
«—Et quand cela seroit, disoit mon père.»