Oeuvres complètes, tome 4
CHAPITRE LXVIII.
Il hésite.
«Elle ne peut pas, caporal, dit mon oncle Tobie, faisant halte quand ils furent à vingt pas de la porte de Mistriss Wadman,—elle ne peut pas s'en offenser.»—
«Non plus, dit le caporal, que la veuve du Juif à Lisbonne ne s'offensa de la visite de mon frère Thomas.»—
«Et comment la prit-elle, dit mon oncle Tobie, se retournant vers le caporal?»—
«Monsieur connoît, répliqua le caporal, les malheurs de Tom; mais ceci n'y a aucun rapport: sinon que le pauvre Tom n'avoit pas épousé la veuve, ou si Dieu eût permis qu'après leur mariage ils n'eussent mis dans leurs saucisses que de la chair de porc, le malheureux n'auroit pas été enlevé dans son lit et traîné à l'inquisition.—C'est une épouvantable chose que l'inquisition, ajouta le caporal; quand une fois un pauvre homme y est renfermé, monsieur sait bien que c'est pour sa vie.»—
«Hélas! oui, dit mon oncle Tobie d'un air rêveur, et les yeux fixés sur la porte de la veuve Wadman.»—
«Et qu'y a-t-il d'aussi affreux qu'une éternelle prison?—Qu'y a-t-il d'aussi doux que la liberté?—Rien au monde, Trim, dit mon oncle Tobie toujours d'un air rêveur.»
«Tant qu'un homme est libre, s'écria le caporal…» Et en même-temps il fit avec son bâton le moulinet par-dessus sa tête, à-peu-près en cette manière:
—Un million de syllogismes les plus subtils de mon père, n'en auroit pas dit davantage en faveur du célibat.
—Mon oncle Tobie jeta un regard pensif vers sa chaumière et son boulingrin.—
Le caporal, avec sa baguette, avoit imprudemment évoqué l'esprit de calcul; il se dépêcha de le conjurer, en poursuivant son histoire en manière d'exorcisme, lequel ne se trouve dans aucun rituel que je connoisse.
CHAPITRE LXIX.
Amours de Tom et de la Juive.
«La place de Tom lui valoit de l'argent, et lui donnoit peu de besogne.—Le climat de Lisbonne est chaud.—C'est ce qui lui donna la fantaisie de se marier.»
«Or, il arriva vers ce temps-là qu'un Juif, qui vendoit des saucisses dans la même rue où Tom demeuroit, tomba malade d'une rétention d'urine, et mourut. Sa veuve resta en possession d'une boutique bien achalandée; et, comme à Lisbonne, ainsi qu'ailleurs, chacun est pour soi, Tom pensa qu'il n'y auroit point de mal d'aller se présenter à la veuve, pour lui offrir d'aider à continuer son commerce.»
«Tom en conséquence, se décida à l'aller trouver.—Il pensa d'abord comment il se feroit annoncer chez elle.—La manière la plus simple étoit de feindre d'y aller acheter une aune de saucisses; ce fut celle qu'il choisit. Et voici comme il raisonnoit:
«Si je suis mal reçu, il ne m'en coûtera jamais qu'une aune de saucisses, et le malheur n'est pas grand.—Si au contraire les choses tournent bien, je puis gagner, non-seulement une aune, mais une boutique entière de saucisses, et une femme par-dessus le marché.»
«Toute la maison, du plus grand jusqu'au plus petit, souhaita à Tom un heureux succès, et il partit.—Sauf le respect de monsieur, je m'imagine le voir en veste et culottes de bazin, le chapeau sur l'oreille,—marchant légèrement dans la rue, agitant sa canne en l'air,—souriant et abordant d'un air gai tous ceux qu'il rencontroit.—Mais, hélas! Tom, tu ne souris plus; tu ne souriras plus, s'écria le caporal en détournant la tête, les yeux fixés à terre, comme s'il eût apostrophé son frère au fond de son cachot.—»—
«Pauvre garçon, dit mon oncle Tobie, d'un air touché!»—
«Je puis bien dire à monsieur, dit le caporal, que c'étoit le meilleur garçon, et le plus honnête qu'on eût jamais vu.»—
«Il te ressembloit donc, Trim, répliqua vivement mon oncle Tobie!»
Le caporal rougit jusqu'au bout des doigts.—L'embarras de l'homme modeste qui s'entend louer,—la reconnoissance d'un serviteur affectionné que son maître exalte,—la douleur d'un frère sensible au souvenir d'un frère malheureux,—tout cela se peignit à-la-fois sur le visage du caporal, et les larmes coulèrent le long de ses joues.
Ce spectacle émut mon oncle Tobie. Il prit le caporal par son habit, qui avoit été celui de Lefèvre, et s'appuya sur lui, en apparence, pour soulager sa jambe boiteuse, mais réellement pour donner au caporal une nouvelle marque de bonté.—Il resta en silence une minute et demie; ensuite, il retira sa main, et le caporal s'inclinant, reprit l'histoire de son frère Tom et de la veuve du juif.
CHAPITRE LXX.
La négresse.
«Lorsque Tom arriva à la boutique, il n'y trouva qu'une pauvre négresse, occupée à chasser les mouches avec une touffe de plumes blanches qu'elle avoit attachées au bout d'un bâton. Mais, tout en les chassant, elle prenoit garde de les blesser.—Touchant tableau, s'écria mon oncle Tobie! la malheureuse avoit beaucoup souffert; et elle avoit appris à compatir.»—
«C'étoit, sauf le respect de monsieur, une excellente créature aussi bien qu'une excellente ouvrière. Il y a, continua Trim, dans l'histoire de cette pauvre malheureuse, des circonstances qui attendriroient un cœur de roche; et dans quelqu'une de nos soirées d'hiver, quand monsieur sera disposé à les entendre, je les raconterai à monsieur, avec le reste de l'histoire de Tom, dont elles font partie.»—
«Ne l'oublie donc pas, Trim, dit mon oncle Tobie.»—
«Mais, monsieur, dit le caporal, avec un air de doute, un nègre a-t-il une ame?»—
«Je suis peu versé, caporal, dit mon oncle Tobie, dans les choses de cette nature. Mais je suppose que Dieu n'auroit pas voulu laisser un nègre sans ame, plutôt que toi ou que moi.»—
«Ce seroit une affreuse injustice, dit le caporal.»—
«Assurément, dit mon oncle Tobie.»—
«Pourquoi donc, oserois-je demander à monsieur, traite-t-on plus mal une servante noire qu'une blanche?»—
«Je ne puis t'en donner aucune raison, dit mon oncle Tobie.»—
«C'est sans doute qu'elle n'a point d'amis, dit le caporal en secouant la tête, ni personne pour prendre sa défense.»—
«Trim, dit mon oncle Tobie, c'est-là ce qui devroit lui assurer, ainsi qu'à ses frères, notre protection.—C'est le hasard de la guerre qui les a mis en notre pouvoir, qui a placé la verge dans nos mains.—Où elle sera ensuite, le ciel le sait; mais en quelques mains qu'elle tombe, Trim, le brave homme n'en usera pas d'une manière barbare.»—
«Le ciel l'en préserve, dit le caporal!»—
«Amen, répondit mon oncle Tobie, en posant la main sur son cœur.»—
Le caporal reprit son histoire pour la continuer; mais avec une espèce d'embarras, dont le lecteur ne devine peut-être pas la cause.—
Par toutes ces transitions soudaines, et la plupart touchantes, dont le caporal avoit entre-mêlé son récit, il avoit perdu la clef sur laquelle il l'avoit commencé. Son projet avoit été de distraire son maître, et son maître s'attendrissoit. Deux fois il toussa, deux fois il essaya de se remettre sans pouvoir y parvenir; enfin il rappela ses esprits, replaça sa main gauche sur sa hanche, le coude relevé en arc d'un air vainqueur; et conservant la liberté de son bras droit, pour aider son débit par ses gestes, il se rapprocha autant qu'il put du ton qu'il avoit perdu.—Et dans cette attitude, il continua son histoire.
CHAPITRE LXXI.
Les saucisses.
«Tom qui n'avoit rien à démêler avec la négresse, passa dans la chambre qui étoit au-delà de la boutique pour parler à la veuve du juif—de son amour… et de son aulne de saucisses.—C'étoit, comme je l'ai dit à monsieur, un garçon honnête et de joyeuse humeur, et il portoit ce caractère écrit sur toute sa personne. Il prit donc une chaise, il se plaça près d'elle et contre la table, et s'assit sans plus de cérémonie, mais avec la plus grande politesse.»
«Pour un galant, c'est la plus sotte chose du monde, s'il m'est permis de le dire à monsieur, que de débuter auprès d'une femme qui fait des saucisses.—En effet, quelle fleurette lui conter?—Tom débuta gravement, en demandant d'abord à la veuve comment se faisoient les saucisses,—quelle espèce de viande, quelles herbes, quelles épices y entroient.—Ensuite, d'un ton un peu plus gai, avec quels boyaux,—si les plus gros étoient les meilleurs,—s'ils ne crevoient jamais,—etc.? Ayant seulement l'attention de rester plutôt en arrière que de trop s'avancer, et de ne rien risquer sans être à-peu-près assuré du succès.»—
«C'est pour avoir négligé cette précaution, Trim, dit mon oncle Tobie en s'appuyant sur l'épaule du caporal, que le comte de la Motte perdit la bataille de Wynendale. Il s'avança imprudemment dans le bois; et sans cela Lille ne seroit pas tombé dans nos mains, non plus que Gand et Bruges, qui suivirent son exemple. L'année étoit si avancée, continua mon oncle Tobie, et la saison devint si mauvaise, que si les choses n'avoient pas tourné comme elles firent, nos troupes auroient péri en pleine campagne.»—
«Mais, dit Trim, ne seroit-ce pas que les batailles, ainsi que les mariages, sont écrites dans le ciel?»
Mon oncle Tobie rêva.
Sa religion l'engageoit à dire d'une façon.—Sa haute idée de l'art militaire le poussoit à dire d'une autre.—Ne pouvant les accorder ensemble, mon oncle Tobie préféra de ne rien dire; et le caporal acheva son histoire.
«Tom, s'apercevant qu'il gagnoit un peu de terrein, et que tout ce qu'il avoit dit sur les saucisses avoit été bien reçu de la belle, se hasarda à lui offrir de l'aider un peu. D'abord il prit l'entonnoir, et le tint, pendant que la veuve avec son pouce faisoit entrer la viande dans le boyau; ensuite il coupa des attaches de longueur convenable, et les tint dans sa main pendant qu'elle les prenoit une à une;—après cela il les mit dans la bouche de la veuve, où elle pouvoit les prendre selon le besoin;—enfin, peu-à-peu il en vint à lier les saucisses à son tour, tandis que la veuve en tenoit le bout dans ses dents.
»Or, monsieur saura qu'une veuve tâche toujours de choisir son second mari entièrement différent du premier.—Si bien que l'affaire étoit d'à-moitié réglée dans l'esprit de la juive, avant que Tom eût parlé de rien.
»Elle feignit pourtant de vouloir se défendre, et se saisit d'une saucisse, mais Tom à l'instant se saisit d'une autre…
»Monsieur comprend bien que la veuve ne fut pas la plus forte.
»Elle signa la capitulation, Tom la ratifia, et l'affaire fut finie.»
CHAPITRE LXXII.
Contre-marche.
«Toutes les femmes, continua Trim, en commentant son histoire, depuis la première jusqu'à la dernière, aiment la plaisanterie. La difficulté est de savoir celle qui leur convient; et pour le connoître, il n'y a d'autre moyen que de faire quelques essais; de même qu'avec une pièce d'artillerie on élève ou on rabaisse la culasse, jusqu'à ce qu'on donne dans le blanc.»
«Je goûte cette comparaison, dit mon oncle Tobie, encore plus que la chose même.»
«Parce que monsieur, dit le caporal, aime mieux la gloire que le plaisir.»—
«J'espère, Trim, répondit mon oncle Tobie, que j'aime l'humanité au-dessus de tout;—et comme la science des armes tend évidemment au bonheur et au repos des hommes,—et que la branche, surtout de cet art, dans laquelle nous nous sommes exercés ensemble au boulingrin, n'a pour but que d'arrêter les entreprises de l'ambition, et de retrancher la vie et la fortune du plus foible, contre l'invasion et le pillage du plus fort;—toutes les fois que le tambour se fera entendre, je me flatte, caporal, que l'un et l'autre nous aimons trop l'humanité et nos frères, pour ne pas nous armer et voler à leur secours.»—
En disant ces mots, mon oncle Tobie se retourna, et marcha fièrement comme à la tête de sa compagnie.—Et le fidèle caporal, portant son bâton à l'épaule et frappant de la main sur le pan de son habit pour marcher en seconde ligne derrière son maître, le long de l'avenue qui les ramenoit chez eux.—
«Que diantre se passe-t-il dans leurs deux caboches, s'écria mon père à ma mère? Sur ma parole ils assiégent mistriss Wadman en forme; et ils font le tour de sa maison pour marquer la ligne de circonvallation.»—
«J'ose dire, répliqua ma mère…»
Mais un moment, mon cher monsieur. Ce que ma mère osa dire, ce que mon père osa lui répondre, enfin leurs demandes, leurs réponses et leurs répliques, seront certainement lues, relues, discutées, commentées, paraphrasées par la postérité;—mais dans un chapitre à part. Je dis: par la postérité, et je le répète.—Qu'a fait mon livre pour ne pas surnager sur l'abyme des temps avec l'Eloge de la Folie, le Comte du Tonneau, et tant d'autres?
Mais pourquoi jeter de si loin les yeux sur l'avenir?—Ah! fermons-les bien plutôt.—Le temps vole et détruit tout.—Chacune des lettres que je trace, me dit avec quelle rapidité la vie suit ma plume.—Nos journées et nos heures, (plus précieuses, ma chère Jenny, que ces rubis qui brillent à ton cou) s'envolent sur nos têtes comme ces nuages légers, que chasse l'aquilon et qui ne reviennent plus.—Tout disparoît,—tout se détruit.—Ces cheveux que tu prends soin d'arranger sur ton front;… regarde,… ils blanchissent sous ta main.—Et chaque baiser que je te donne en te quittant, chaque absence qui le suit, est le prélude de cette séparation éternelle qui nous attend bientôt.—
Ciel! ô ciel! prends pitié de ma Jenny,—prends pitié de celui qui l'aime.—
CHAPITRE LXXIII.
Le qu'en dira-t-on.
Mais que pensera le monde de cette exclamation?—Tout ce qu'il voudra.
CHAPITRE LXXIV.
L'Attente.
Ma mère, toujours le bras gauche passé dans le bras droit de mon père, étoit arrivée avec lui jusqu'à l'angle fatal de la vieille muraille du jardin, où le docteur Slop devoit un jour être renversé par Obadiah monté sur un cheval de carosse; lequel angle étoit directement en face de la maison de Mistriss Wadman.—Là, mon père, jetant un coup-d'œil par derrière, aperçut mon oncle Tobie et le caporal qui n'étoient plus qu'à dix pas de la porte. Il se retourna aussitôt.
«Arrêtons-nous un moment, dit mon père; et voyons un peu de quel air mon frère Tobie et son valet Trim feront leur première entrée. Cela ne nous retardera pas d'une minute.—Quand ce seroit de dix, dit ma mère!—Non pas d'une demi-minute, dit mon père.»
C'étoit précisément l'instant où le caporal entamoit l'histoire de son frère Tom et de la veuve du Juif.—L'histoire commença,—continua,—elle eut des épisodes,—on revint sur ses pas,—on continua,—on poursuivit,—l'histoire ne finissoit pas;—le lecteur l'a trouvée bien longue.—
Le ciel ait pitié de mon père! il jura cinquante fois; chaque attitude nouvelle le désespéroit. Il donna le bâton du caporal, et ses moulinets, et toutes ces gentillesses, à autant de diables qu'il en crut de disposés à accepter le cadeau.—
Quand l'issue des événemens pareils à ceux qui tenoient mon père dans l'attente, reste ainsi suspendue dans les mains des destinées, l'esprit a, par bonheur, trois espèces de situations à parcourir; sans quoi il lui seroit impossible de tenir jusqu'au bout.
Le premier moment est donné à la curiosité,—le second à justifier cette curiosité.—Quant aux troisième, quatrième, cinquième, et cætera, jusqu'au jour du jugement.—Ils sont de l'empire du point d'honneur.
Je sais que beaucoup de moralistes mettent le tout sur le compte de la patience. Mais cette vertu a, ce me semble, un département suffisant, et dans lequel elle peut s'exercer, sans venir usurper le peu de places démantelées que l'honneur a conservées sur la terre.—
Mon père, à l'aide de ces trois auxiliaires, attendit du mieux qu'il put la fin de l'histoire de Trim. Il tint bon pendant le panégyrique, que mon oncle Tobie débita sur la profession des armes dans le chapitre d'après; mais voyant ensuite qu'au lieu de marcher vers la maison de madame Wadman, tous deux, après s'être retournés, reprenoient le chemin diamétralement opposé, et confondoient ainsi son attente,—pour le coup mon père ne put y tenir; et il éclata brusquement, en vertu de cette disposition d'humeur acidule, qui, dans certaines occasions, distinguoit entièrement son caractère de celui des autres hommes.
CHAPITRE LXXV.
Le premier Dimanche du mois.
«Que diantre se passe-t-il dans leurs caboches, s'écria mon père?»—
«J'ose dire, répondit ma mère, qu'ils font des fortifications.»
«Quoi! sur le terrein de Mistriss Wadman, s'écria mon père en reculant d'un pas!»—
«Je suppose que non, dit ma mère.»—
«Je voudrois, dit mon père en élevant la voix, que la science des fortifications fût à tous les diables, avec toutes leurs fadaises de sapes, de mines, de blindes, de gabions, de cunettes, et de fausses brayes.»—
«Ce sont des fadaises, dit ma mère.»
Or ma mère, tolérante, (comme je voudrois que le fussent certains personnages du clergé, m'en eût-il coûté mon gillet brun et mes pantoufles jaunes)—ma mère, dis-je, étoit toujours de l'avis de mon père, quoique la plupart du temps elle n'en comprît pas un mot, et qu'elle n'eût pas la première idée du sens des mots et des termes de l'art, sur lesquels il faisoit rouler l'opinion ou le système du moment. Elle se contentoit d'accomplir à la lettre les promesses que son parrain et sa marraine avoient faites pour elle, mais rien de plus. Elle se seroit servi d'un mot ou d'un verbe pendant vingt ans, et l'auroit employé dans tous ses temps et dans tous ses modes, sans s'embarrasser le moins du monde d'en demander la signification.
J'ai déjà dit que cette insouciance désoloit mon père; c'étoit pour lui une source éternelle de chagrins: la contradiction la plus opiniâtre lui auroit été moins sensible. C'étoit ce qui tordoit le cou à leurs meilleurs dialogues dès la première phrase.—Ma mère ne connoissoit rien aux cunettes ni aux fausses brayes; elle fut de l'avis de mon père.
«Ce sont des fadaises, dit ma mère.»—
«Oh! surtout les cunettes, s'écria mon père.» Il crut avoir dit un bon mot.—Il jouit de son triomphe et poursuivit.
«Non que ce soit, à proprement parler, le terrein de la veuve Wadman, dit mon père, en se reprenant un peu; car elle n'en a que l'usufruit.»—
«Cela fait une grande différence, dit ma mère.»—
«Aux yeux des sots, répliqua mon père.»—
«A moins qu'il ne leur arrive d'avoir des enfans, dit ma mère.»—
«Mais auparavant, dit mon père, il faut qu'elle persuade à mon frère Tobie de lui en faire.»—
«Sans doute, monsieur Shandy, dit ma mère.»—
«Si elle y parvient, dit mon père,—que le ciel ait pitié d'eux!»—
«Amen, dit ma mère, piano!»—
«Amen, s'écria mon père, fortissimè!»—
«Amen, répéta ma mère;» mais avec une cadence, un soupir, un accent de pitié, qui pénétra jusqu'au cœur de mon père, et ramollit toutes ses fibres. Il prit son almanach;… mais avant qu'il l'eût ouvert, la procession d'Yorick, venant à sortir de l'église, éclaircit une partie de ses doutes; et ma mère acheva de les lever, en lui disant que c'étoit le premier dimanche du mois.—Il remit son almanach dans sa poche.—
Le premier lord de la trésorerie, occupé à trouver des moyens et des expédiens, ne seroit pas rentré chez lui d'un air plus embarrassé.
CHAPITRE LXXVI.
Reprenons haleine.
Après un chapitre comme celui qu'on vient de voir, et surtout après la manière dont il finit, il faut nécessairement insérer quatre ou cinq pages de matières hétérogènes, pour maintenir une juste balance entre la sagesse et la folie. Sans cette précaution, un livre ne vivroit pas au-delà de l'année.—Mais une digression lourde et traînante n'est pas ce qu'il faut. Il vaudroit autant aller son grand chemin.—Une digression, dans une circonstance comme celle-ci, doit être légère, enjouée, et sur un sujet qui le soit aussi.—Ce n'est pas tout, il faut que le califourchon et celui qui le monte, ne s'y montrent qu'à la dérobée.—
La difficulté est de trouver des agens convenables à la nature de ce service. L'imagination est capricieuse;—l'esprit ne veut pas être recherché:—quoique la plaisanterie soit une bonne fille, elle ne vient pas toujours quand on l'appelle.
Il sembleroit que la meilleure façon pour un auteur fût de dire ses prières; mais si elles ne servent qu'à lui rappeler ses infirmités et ses défauts, tant de corps que d'esprit, il se trouvera plus bête après que devant, (quoique meilleur, religieusement parlant.)
Quant à moi, il n'y a pas un moyen sous le ciel, du genre physique ou du genre moral, qui ne me soit venu à l'esprit, et dont je n'aie essayé. Quelquefois m'adressant à mon ame, et disputant avec elle sur les moyens d'étendre ses facultés.—
Je ne les augmentois pas d'une ligne.
Alors, changeant de système, j'ai essayé ce que pourroient faire sur le corps la tempérance, la sobriété et la chasteté.—Elles sont bonnes en elles-mêmes, disois-je, elles sont bonnes dans le sens absolu et dans le sens relatif; elles sont bonnes pour la santé, bonnes pour le bonheur dans ce monde-ci et dans l'autre.—
Enfin, elles sont bonnes pour tout,… excepté pour ce qui me manque.—Là, elles ne servent à rien qu'à laisser l'esprit comme elles l'ont trouvé.—Quant aux vertus théologales,—la foi et l'espérance pourroient peut-être donner un peu de verve;—mais pour cette vertu fade qu'on appelle charité, elle vous ôte ce que ses sœurs vous avoient donné.—
Dans les occasions ordinaires, je n'ai rien trouvé qui m'ait mieux réussi, que la méthode dont je vais vous faire part.—
—Certainement, si la logique n'est pas une science frivole, et si je ne suis pas aveuglé par mon amour-propre,—certainement dis-je, il y a quelque chose en moi qui tient du vrai génie; et ce qui me le persuade, c'est de voir combien je suis étranger à la jalousie et à l'envie: ce symptôme ne sauroit être équivoque.—Jamais je n'ai fait une découverte, que j'aie cru propre à perfectionner l'art d'écrire, que je ne me sois empressé de la publier, désirant sincérement que tout le monde pût écrire aussi-bien que moi.—
C'est ce qu'on fera, quand on voudra s'y donner aussi peu de peine.
CHAPITRE LXXVII.
Demandez à ma blanchisseuse.
Je dis donc que dans les occasions ordinaires,—c'est-à-dire, quand je me trouve stupide, que mes idées s'enfantent pésamment, et se débrouillent avec peine.—
Ou que je me trouve, je ne sais comment, dans une veine de licence et de libertinage, et que je fais de vains efforts pour en sortir.—
Dans tous ces cas et autres semblables, je ne dispute pas un moment avec ma plume.—Si une prise de tabac, si un tour ou deux par la chambre ne me suffisent pas,—je prends mon rasoir, j'en essaie le tranchant sur la paume de ma main, je me savonne le menton, et sans plus de cérémonie je me fais la barbe; et si par malheur je laisse un poil, j'ai soin du moins que ce n'en soit pas un blanc.—Cela fait, je passe ma chemise, je change d'habit, je mets ma perruque, je prends ma bague de topaze; en un mot, je m'habille de la tête aux pieds.—
Or, il faut que le diable s'en mêle, si je n'y gagne rien.—Car considérez, monsieur, que tout le monde voulant être présent quand on le rase, (quoiqu'il n'y ait aucune règle sans exception) et personne ne voulant se raser sans miroir, crainte d'accident,—cette situation, comme toute autre, laisse nécessairement des impressions particulières sur le cerveau.—
Oui, je le maintiens. Les idées d'un homme dont la barbe est forte, deviennent sept fois plus nettes et plus fraîches sous le rasoir;—et si cet homme pouvoit, sans inconvénient, se raser du matin au soir, ses idées parviendroient au plus haut degré du sublime.—Je ne sais comment Homère a pu si bien écrire avec une barbe de capucin;—mais comme son talent contredit mon système, je ne veux pas m'y arrêter, et je retourne à ma toilette.
Louis de Sorbonne dit que la toilette n'est qu'une affaire de corps; mais il se trompe. L'ame et le corps ne sauroient se séparer; un homme ne sauroit s'habiller, sans que ses idées se portent sur son habillement; et s'il se met en gentilhomme, ses idées s'ennoblissent; de sorte qu'il n'a qu'à prendre la plume et se peindre dans son style.
Ainsi, messieurs, quand vous voudrez savoir si ce que j'écris peut se lire, et si rien n'a sali ma plume, voyez le mémoire de ma blanchisseuse; c'est comme si vous lisiez mon livre.—Il y a un certain mois où je suis en état de prouver que j'ai sali trente et une chemises. On ne sauroit pousser la propreté plus loin.—Eh bien! j'ai été plus maudit, plus vexé, plus critiqué, pour ce que j'ai écrit dans ce mois-là, que par tout ce que j'ai écrit dans le reste de l'année.
Mais je n'avois pas montré à ces messieurs les mémoires de ma blanchisseuse.
CHAPITRE LXXVIII.
Les Critiques.
Au reste, ne prenez pas ceci pour une digression; je ne fais encore que m'y préparer, en attendant le soixante-dix-neuvième chapitre; et je puis employer celui-ci à ce qu'il me plaira.—Voyons;—j'ai vingt sujets pour un:—je pourrois écrire mon chapitre des boutonnières,—ou mon chapitre des fi, qui doit le suivre immédiatement.—
Ou mon chapitre des nœuds, sous le bon plaisir du clergé; mais tout cela pourroit mal tourner pour moi. Ce que j'ai de mieux à faire, c'est de suivre la méthode de quelques savans, et de me faire à moi-même des objections contre ce que j'ai écrit; quoique je déclare d'avance que je ne sais pas plus que mes pantoufles comment y répondre.
O que de critiques vont pleuvoir sur mon livre! «C'est une satyre enragée, dira quelqu'un, aussi noire que l'encre dont l'auteur se sert, et digne en tout de Thersite.—C'est un libelle atroce, et tous les blanchissages et savonnages du monde n'y font rien.—D'ailleurs, plus le drôle est déguenillé, plus les sarcasmes viennent en foule au bout de sa plume.»
A cela je n'ai qu'une réponse prête, au moins pour le moment.—C'est que l'archevêque de Bénévent composa son indécent roman de Galathée en habit violet, veste et culottes violettes; ce qui prouve que l'habit ne fait pas tout.—
«Mais, dit le critique, vous ne pouvez pas nier que la recette du rasoir que vous indiquez n'ait un grand défaut,—le manque d'universalité. La loi invariable de la nature rend ce secret inutile à toute une moitié du genre humain.»—
Tout ce que je puis dire là-dessus, c'est que les écrivains femelles, Angloises et Françoises, feront bien d'aller sans barbe.—
Quant aux Espagnoles, elles iront comme elles voudront.
CHAPITRE LXXIX.
Elle est faite.
Le voici enfin arrivé ce soixante-dix-neuvième chapitre!—que produira-t-il? Rien,—qu'une triste réflexion sur la vîtesse avec laquelle nos plaisirs nous échappent en ce monde.
Car, à l'égard de ma digression,—je déclare à la face du ciel qu'elle est faite.—
Revenons à mon oncle Tobie.
CHAPITRE LXXX.
Il frappe à la porte.
Quand mon oncle Tobie et le caporal furent arrivés au bout de l'avenue, ils s'apperçurent qu'ils tournoient le dos à la maison de la veuve; ils firent volte-face, et marchèrent droit à la porte de Mistriss Wadman.—
«Monsieur peut m'en croire et marcher en assurance, dit le caporal, qui porta la main à son bonnet, en passant devant son maître pour aller frapper à la porte.» Mon oncle Tobie, démentant en ce moment sa manière invariable de traiter son fidèle domestique, ne lui répondit rien.—La vérité étoit qu'il n'avoit pas encore bien rédigé toutes ses idées. Il auroit désiré une autre conférence avec Trim. Et tandis que le caporal montoit les trois marches qui étoient devant la porte, mon oncle Tobie cracha deux fois.—A chaque fois le caporal s'arrêta par une sorte d'instinct;—il resta une minute le marteau de la porte suspendu dans sa main;—il hésitoit sans savoir pourquoi.—
Cependant Brigitte, morfondue à force d'attendre, faisoit sentinelle en dedans, le pouce et le premier doigt appuyés sur le loquet.
Mistriss Wadman, assise derrière le rideau de sa fenêtre, retenoit son souffle, et guettoit leur approche.—On lisoit dans ses yeux le présage de sa défaite.
«Trim, dit mon oncle Tobie!»—Mais comme il ouvroit la bouche, la minute expira, et Trim laissa tomber le marteau.
Mon oncle Tobie, voyant qu'il ne pouvoit plus reculer, se mit à siffler son lilla-burello.
CHAPITRE LXXXI.
On ouvre.
Brigitte avoit, comme nous l'avons dit, le premier doigt et le pouce sur le loquet; et le caporal ne fut pas obligé de frapper aussi long-temps que votre tailleur, milord, que vous faites peut-être souvent attendre.—Mais je pouvois ne pas aller chercher ma comparaison si loin; car, je soussigné, reconnois devoir à mon tailleur au moins une guinée; et je m'étonne souvent de la patience du maraud.—Ceci au reste n'intéresse personne. Mais il faut convenir que c'est une cruelle chose que d'être endetté. Il semble que ce soit une fatalité pour le trésor de quelques pauvres diables, au moins de ceux de notre famille. L'économie ne parvient point à relier leurs coffres avec ses cercles de fer.
Quant à moi, je suis sûr qu'il n'y a aucun prince, prélat, pape, ni potentat, petit ou grand, qui desire plus que moi dans son cœur de remplir fidélement ses engagemens, ou qui prenne plus de moyens pour y parvenir.—Je ne donne jamais plus d'une demi-guinée;—je ne me promène point en bottes, de crainte de les user:—je n'achète pas un cure-dent;—et je ne dépense pas un schelling par an en tabatières;—et quant aux six mois que je passe à la campagne, j'y mène un si petit train, que Jean-Jacques, avec toute sa modération, ne sauroit atteindre à ma parcimonie;—car je n'ai chez moi ni homme, ni garçon, ni cheval, ni vache, ni chien, ni chat, ni rien qui mange ou qui boive. Je ne me permets qu'une pauvre et chétive vestale, seulement pour entretenir mon feu; et la pauvre fille est en vérité aussi sobre que je puisse le desirer.
Mais si, d'après cela, vous me croyez philosophe,—je ne donnerois pas, mes bonnes gens, une obole de votre jugement.
La vraie philosophie, messieurs… Mais ce n'est pas ici le moment d'en raisonner. Voilà mon oncle Tobie qui finit de siffler son lilla-burello;—souffrez que j'entre avec lui chez Mistriss Wadman.
CHAPITRE LXXXII.
CHAPITRE LXXXIII.
CHAPITRE LXXXIV.
Vous l'allez voir.
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«Je vais vous le montrer, madame, dit mon oncle Tobie.»—
Mistriss Wadman rougit,—regarda vers la porte,—pâlit,—rougit encore légérement,—puis reprit son teint naturel, et finit par rougir plus fort que jamais.—Ce que je traduis ainsi pour l'amour du lecteur:
Tandis que l'imagination de Mistriss Wadman travailloit ainsi, mon oncle Tobie s'étoit levé du sopha, et avoit été ouvrir la porte à l'autre bout de la salle, pour donner ses ordres à Trim dans le passage.—
«* * * * * * * * * * * * * * * *—Je crois, dit mon oncle Tobie, qu'elle est dans le grenier.—Je l'y ai vue encore ce matin, répondit Trim.—Eh! bien, Trim, cours-y promptement, dit mon oncle Tobie, et rapporte-la moi dans la salle.—Bon Dieu, dit le caporal!»
Le caporal étoit loin d'approuver un tel ordre, et ne le remplit pas moins avec joie.—Il n'étoit pas maître de son approbation, il l'étoit de son obéissance.—Il mit son bonnet sur sa tête, et partit aussi vîte que son genou put le permettre; mon oncle Tobie rentra dans la salle, et fut se rasseoir sur le sopha.
«Vous mettrez le doigt dessus, dit mon oncle Tobie.—Sainte Vierge, je n'y toucherai pas, dit en elle-même Mistriss Wadman!»
Ceci demande une nouvelle traduction; et nous montre à combien d'erreurs les mots nous induisent. Il faut toujours remonter à leur source pour les entendre.
Or, pour éclaircir le brouillard qui règne sur les trois dernières pages, j'ai besoin d'être moi-même aussi clair qu'il me sera possible.—
Frottez-vous le front par trois fois, mes bons amis;—toussez,—crachez,—mouchez-vous;—bon!—éternuez, mes enfans;—à merveille, Dieu vous bénisse!
Maintenant, aidez-moi si vous le pouvez.
CHAPITRE LXXXV.
La Revue.
Comme il y a cinquante motifs différens, tant de l'ordre civil que de l'ordre religieux, pour lesquels une femme peut prendre un mari, elle commence par les considérer et les peser soigneusement tous ensemble; ensuite elle les distingue, les sépare, et cherche à démêler dans son esprit lequel de tous ces motifs est le sien. Ensuite, par propos, enquêtes, raisonnemens, inductions, elle cherche à s'assurer si elle a choisi le bon. Enfin, elle essaie, elle éprouve, elle veut voir si elle ne s'est pas trompée.—
L'allégorie de Slawkenbergius sur ce sujet, au commencement de sa troisième décade, est si originale, et mon respect pour les dames est si profond, que jamais je n'oserai la leur dire; et c'est dommage, car elles en riroient.
Elle arrête le premier âne, dit Slawkenbergius, et le tient par le licou, de crainte qu'il ne lui échappe; puis elle plonge sa main jusqu'au fond du panier pour y chercher… et quoi?—Ma foi, dit Slawkenbergius, ce n'est pas le moyen de l'apprendre que de m'interrompre.—
Je n'ai rien, ma bonne dame, dit l'âne; je porte des bouteilles vides.
Et moi de vieilles guenilles, dit le second.
Ta charge vaut un peu mieux, dit-elle au troisième, tu portes des pantoufles et de vieilles culottes.—
Elle passe ainsi en revue le quatrième, le cinquième âne, et tout le reste de la file l'un après l'autre, jusqu'à ce qu'elle ait trouvé celui qui porte ce qu'elle cherche.—Alors elle renverse le panier,—étale la marchandise,—regarde,—l'examine,—la mesure,—l'étend,—la mouille,—la sèche,—la tourne,—la retourne,—, et puis l'emporte.
—Mais pour l'amour de Dieu, quelle marchandise?
Toutes les puissances de la terre, répond Slawkenbergius, ne me feroient pas dire mon secret.
CHAPITRE LXXXVI.
Prestige du démon.
Nous vivons dans un monde où tout est énigme et mystère; ainsi, nous y sommes accoutumés. Autrement, il sembleroit étrange que la nature, qui fait chaque chose si conforme à sa destination,—qui ne se trompe jamais ou presque jamais, à moins qu'elle n'ait le projet de s'amuser,—qui dispose si bien les formes et les propriétés de la matière qu'elle emploie, soit qu'elle en veuille faire une charrue, un vilebrequin ou une perruque;—qui modèle chaque créature, fût-ce un oison, de manière qu'il ne lui manque rien;—il sembleroit étrange, dis-je, que cette nature, si habile en toute autre chose, ne fît que des balourdises quand il s'agit d'une affaire aussi simple que celle d'assortir un homme et une femme.
Cela viendroit-il du choix de l'argile, qui se gâte souvent au feu? d'où il résulte qu'un homme a trop d'un côté ce qui lui manque de l'autre, et pèche par trop ou par trop peu de chaleur.—Cette grande ouvrière donneroit-elle trop peu d'attention à ces petits détails platoniques de la moitié de l'espèce pour laquelle elle a fabriqué l'autre?—Peut-être aussi que souvent elle ne sait pas quelle espèce de mari on lui demande. Mais laissons ces hypothèses; nous en raisonnerons après souper.—
Il suffit que l'observation en elle-même, et les raisonnemens auxquels elle donne lieu, loin de rien expliquer, ne servent qu'à tout embrouiller.
En effet, à considérer attentivement mon oncle Tobie, y avoit-il jamais eu quelqu'un mieux taillé pour le mariage? La nature l'avoit pétri de son argile la plus pure et la plus douce;—elle avoit rempli ses vaisseaux de lait;—elle avoit animé ses poumons du souffle le plus épuré;—tout en lui étoit bon, humain, généreux.—La vérité et la confiance habitoient dans son cœur, dont toutes les avenues étoient une communication toujours ouverte, toujours active des services les plus obligeans, des bienfaits les plus tendres.—Enfin la nature, en le comblant de ses dons, n'avoit point oublié pour quelles fins le mariage étoit institué.—En conséquence…
—…—
Et la blessure de mon oncle Tobie n'avoit point annullé la donation.—
Cependant ce dernier article avoit je ne sais quoi de louche et d'apocryphe. Or le diable qui, comme on sait, est l'ennemi de la foi, avoit élevé à ce sujet quelques scrupules dans l'esprit de Mistriss Wadman; et d'un autre côté (en vrai diable qu'il étoit) il avoit changé aux yeux de la veuve les autres vertus de mon oncle Tobie en bouteilles vides, en vieilles guenilles, en pantoufles et en vieilles culottes.—
CHAPITRE LXXXVII.
Ne t'en fie qu'à toi seul.
Mistriss Brigitte avoit engagé tout le petit fonds d'honneur que peut avoir une soubrette, qu'elle sauroit tout le détail de l'affaire avant qu'il fût huit jours; et elle se fondoit sur une supposition qui étoit en soi très-probable. «Trim, avoit-elle dit, ne manquera pas de me faire sa cour, tandis que le capitaine fera la sienne à madame; et je le traiterai de sorte qu'il me dira tout.»
L'amitié a deux vêtemens; l'un de dessus et l'autre de dessous. Brigitte servoit les intérêts de sa maîtresse avec l'un, et faisoit la chose qui lui plaisoit le plus avec l'autre. Le diable lui-même n'auroit pas eu plus beau jeu qu'elle a à s'assurer de la blessure de mon oncle Tobie.—
Pour Mistriss Wadman, elle n'avoit qu'un moyen, mais il étoit sûr. De sorte que (sans rejetter l'offre de Brigitte, ni mépriser ses talens) elle se détermina à jouer son jeu elle-même.
Elle n'avoit pas besoin de tout son talent. Un enfant auroit trompé mon oncle Tobie au jeu. Il connoissoit à peine les cartes,—et laissoit voir son jeu tant qu'on vouloit.—Le pauvre homme vint se livrer lui-même à la veuve en se plaçant sur son sopha, mais tellement sans défense et sans défiance, qu'un cœur généreux auroit rougi d'en abuser.
Mais quittons la métaphore.