Oliver Twist
The Project Gutenberg eBook of Oliver Twist
Title: Oliver Twist
Author: Charles Dickens
Release date: June 7, 2005 [eBook #16023]
                Most recently updated: December 14, 2020
Language: French
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Charles Dickens
OLIVIER TWIST
(1837)
Table des matières
CHAPITRE PREMIER. Du lieu où naquit Olivier Twist, et des circonstances qui accompagnèrent sa naissance. CHAPITRE II Comment Olivier Twist grandit, et comment il fut élevé. CHAPITRE III Comment Olivier Twist fut sur la point d'attraper une place qui n'eût pas été une sinécure. CHAPITRE IV. Olivier trouve une place et fait son entrée dans le monde. CHAPITRE V. Olivier fait de nouvelles connaissances, et, la première fois qu'il assiste à un enterrement, il prend une idée défavorable du métier de son maître. CHAPITRE VI. Olivier, poussé à bout par les sarcasmes de Noé, engage une lutte et déconcerte son ennemi. CHAPITRE VII. Olivier persiste dans sa rébellion. CHAPITRE VIII. Olivier va à Londres, et rencontre en route un singulier jeune homme. CHAPITRE IX. Où l'on trouvera de nouveaux détails sur l'agréable vieillard et sur ses élèves, jeunes gens de haute espérance. CHAPITRE X. Olivier fait plus ample connaissance avec ses nouveaux compagnons, et acquiert de l'expérience à ses dépens. La brièveté de ce chapitre n'empêche pas que ce ne soit un chapitre important de l'histoire de notre héros. CHAPITRE XI. Où il est question de M. Fang, commissaire de police, et où l'on trouvera un petit échantillon de sa manière de rendre la justice. CHAPITRE XII. Olivier est mieux soigné qu'il ne l'a jamais été. - Nouveaux détails sur l'aimable vieux juif et ses jeunes élèves. CHAPITRE XIII. Présentation faite au lecteur intelligent de quelques nouvelles connaissances qui ne sont pas étrangères à certaines particularités intéressantes de cette histoire. CHAPITRE XIV. Détails sur le séjour d'Olivier chez M. Brownlow, - Prédiction remarquable d'un certain M. Grimwig sur le petit garçon, quand il partit en commission. CHAPITRE XV. Où l'on verra combien le facétieux juif et miss Nancy étaient attachés à Olivier. CHAPITRE XVI. Ce que devint Olivier Twist, après qu'il eut été réclamé par Nancy. CHAPITRE XVII Olivier a toujours à souffrir de sa mauvaise fortune, qui amène tout exprès à Londres un grand personnage pour ternir sa réputation. CHAPITRE XVIII Comment Olivier passait son temps dans la société de ses respectables amis. CHAPITRE XIX. Discussion et adoption d'un plan de campagne. CHAPITRE XX. Olivier est remis entre les mains de M. Guillaume Sikes. CHAPITRE XXI. L'expédition. CHAPITRE XXII Vol avec effraction. CHAPITRE XXIII. Où l'on verra qu'un bedeau peut avoir des sentiments. - Curieuse conversation de M. Bumble et d'une dame. CHAPITRE XXIV. Détails pénibles, mais courts, dont la connaissance est nécessaire pour l'intelligence de cette histoire. CHAPITRE XXV. Où l'on retrouve M. Fagin et sa bande. CHAPITRE XXVI. Un personnage mystérieux paraît sur la scène. - Détails importants étroitement liés à la suite de cette histoire. CHAPITRE XXVII. Pour réparer une impolitesse criante du premier chapitre, qui avait planté là une dame, sans cérémonie. CHAPITRE XXVIII. Olivier revient sur l'eau… Suite de ses aventures. CHAPITRE XXIX. Détails d'introduction sur les habitants de la maison où se trouve Olivier. CHAPITRE XXX. Ce que pensent d'Olivier ses nouveaux visiteurs. CHAPITRE XXXI. La situation devient critique. CHAPITRE XXXII. Heureuse existence que mène Olivier chez ses nouveaux amis. CHAPITRE XXXIII. Où le bonheur d'Olivier et de ses amis éprouve une atteinte soudaine. CHAPITRE XXXIV. Détails préliminaires sur un jeune personnage qui va paraître sur la scène.- Aventure d'Olivier. CHAPITRE XXXV. Résultat désagréable de l'aventure d'Olivier, et entretien intéressant de Henry Maylie avec Rose. CHAPITRE XXXVI. Qui sera très court, et pourra paraître de peu d'importance ici, mais qu'il faut lire néanmoins, parce qu'il complète le précédent, et sert à l'intelligence d'un chapitre qu'on trouvera en son lieu. CHAPITRE XXXVII Où le lecteur, s'il se reporte au chapitre XXIII, trouvera une contre-partie qui n'est pas rare dans l'histoire des ménages. CHAPITRE XXXVIII Récit de l'entrevue nocturne de M. et Mme Bumble avec Monks. CHAPITRE XXXIX. Où le lecteur retrouvera quelques honnêtes personnages avec lesquels il a déjà fait connaissance, et verra le digne complot concerté entre Monks et le juif. CHAPITRE XL. Étrange entrevue, qui fait suite au chapitre précédent. CHAPITRE XLI. Qui montre que les surprises sont comme les malheurs; elles ne viennent jamais seules. CHAPITRE XLII. Une vieille connaissance d'Olivier donne des preuves surprenantes de génie et devient un personnage public dans la capitale. CHAPITRE XLIII. Où l'on voit le fin Matois dans une mauvaise passe. CHAPITRE XLIV. Le moment vient pour Nancy de tenir la promesse qu'elle a faite à Rose Maylie. - Elle y manque. CHAPITRE XLV. Fagin confie à Noé Claypole une mission secrète. CHAPITRE XLVI. Le rendez-vous. CHAPITRE XLVII. Conséquences fatales. CHAPITRE XLVIII. Fuite de Sikes. CHAPITRE XLIX Monks et M. Brownlow se rencontrent enfin. - Leur conversation. - Ils sont interrompus par M. Losberne, qui leur apporte des nouvelles importantes. CHAPITRE L. Poursuite et évasion. CHAPITRE LI. Plus d'un mystère s'éclaircit. - Proposition de mariage où il n'est question ni de dot ni d'épingles. CHAPITRE LII La dernière nuit que le juif a encore à vivre. CHAPITRE LIII. Et dernier.
CHAPITRE PREMIER. Du lieu où naquit Olivier Twist, et des circonstances qui accompagnèrent sa naissance.
Parmi les divers monuments publics qui font l'orgueil d'une ville dont, par prudence, je tairai le nom, et à laquelle je ne veux pas donner un nom imaginaire, il en est un commun à la plupart des villes grandes ou petites: c'est le dépôt de mendicité. Un jour, dont il n'est pas nécessaire de préciser la date, d'autant plus qu'elle n'est d'aucune importance pour le lecteur, naquit dans ce dépôt de mendicité le petit mortel dont on a vu le nom en tête de ce chapitre.
Longtemps après que le chirurgien des pauvres de la paroisse l'eut introduit dans ce monde de douleur, on doutait encore si le pauvre enfant vivrait assez pour porter un nom quelconque: s'il eût succombé, il est plus que probable que ces mémoires n'eussent jamais paru, ou bien, ne contenant que quelques pages, ils auraient eu l'inestimable mérite d'être le modèle de biographie le plus concis et le plus exact qu'aucune époque ou aucun pays ait jamais produit.
Quoique je sois peu disposé à soutenir que ce soit pour un homme une faveur extraordinaire de la fortune, que de naître dans un dépôt de mendicité, je dois pourtant dire que, dans la circonstance actuelle, c'était ce qui pouvait arriver de plus heureux à Olivier Twist: le fait est qu'on eut beaucoup de peine à décider Olivier à remplir ses fonctions respiratoires, exercice fatigant, mais que l'habitude a rendu nécessaire au bien-être de notre existence; pendant quelque temps il resta étendu sur un petit matelas de laine grossière, faisant des efforts pour respirer, balança pour ainsi dire entre la vie et la mort, et penchant davantage vers cette dernière. Si pendant ce court espace de temps Olivier eût été entouré d'aïeules empressées, de tantes inquiètes, de nourrices expérimentées et de médecins d'une profonde sagesse, il eût infailliblement péri en un instant; mais comme il n'y avait là personne, sauf une pauvre vieille femme, qui n'y voyait guère par suite d'une double ration de bière, et un chirurgien payé à l'année pour cette besogne, Olivier et la nature luttèrent seul à seul. Le résultat fut qu'après quelques efforts, Olivier respira, éternua, et donna avis aux habitants du dépôt, de la nouvelle charge qui allait peser sur la paroisse, en poussant un cri aussi perçant qu'on pouvait l'attendre d'un enfant mâle qui n'était en possession que depuis trois minutes et demie de ce don utile qu'on appelle la voix.
Au moment où Olivier donnait cette première preuve de la force et de la liberté de ses poumons, la petite couverture rapiécée jetée négligemment sur le lit de fer s'agita doucement. La figure pâle d'une jeune femme se souleva péniblement sur l'oreiller, et une voix faible articula avec difficulté ces mots: «Que je vois mon enfant avant de mourir!»
Le chirurgien était assis devant le feu, se chauffant et se frottant les mains tour à tour. À la voix de la jeune femme il se leva, et s'approchant du lit, il dit avec plus de douceur qu'on n'en eût pu attendre de son ministère:
«Oh! il ne faut pas encore parler de mourir.
- Oh! non, que Dieu la bénisse, la pauvre chère femme, dit la garde en remettant bien vite dans sa poche une bouteille dont elle venait de déguster le contenu avec une évidente satisfaction; quand elle aura vécu aussi longtemps que moi, monsieur, qu'elle aura eu treize enfants et en aura perdu onze, puisque je n'en ai plus que deux qui sont avec moi au dépôt, elle pensera autrement. Voyons, songez au bonheur d'être mère, avec ce cher petit agneau.»
Il est probable que cette perspective consolante de bonheur maternel ne produisit pas beaucoup d'effet. La malade secoua tristement la tête et tendit les mains vers l'enfant.
Le chirurgien le lui mit dans les bras; elle appliqua avec tendresse sur le front de l'enfant ses lèvres pâles et froides; puis elle passa ses mains sur son propre visage, elle jeta autour d'elle un regard égaré, frissonna, retomba sur son lit, et mourut; on lui frotta la poitrine, les mains, les tempes; mais le sang était glacé pour toujours: on lui parlait d'espoir et de secours; mais elle en avait été si longtemps privée, qu'il n'en était plus question.
«C'est fini, madame Thingummy, dit enfin le chirurgien.
- Ah! pauvre femme, c'est bien vrai, dit la garde en ramassant la bouchon de la bouteille verte, qui était tombé sur le lit tandis qu'elle se baissait pour prendre l'enfant. Pauvre femme!
- Il est inutile de m'envoyer chercher si l'enfant crie, dit le chirurgien d'un air délibéré; il est probable qu'il ne sera pas bien tranquille. Dans ce cas donnez—lui un peu de gruau.» Il mit son chapeau, et en gagnant la porte il s'arrêta près du lit et ajouta: «C'était une jolie fille, ma foi; d'où venait-elle?
- On l'a amenée ici hier soir, répondit la vieille femme, par ordre de l'inspecteur; on l'a trouvée gisant dans la rue; elle avait fait un assez long trajet, car ses chaussures étaient en lambeaux; mais d'où venait-elle, où allait-elle? nul ne le sait.»
Le chirurgien se pencha sur le corps, et soulevant la main gauche de la défunte: «Toujours la vieille histoire, dit-il en hochant la tête; elle n'a pas d'alliance… Allons! bonsoir.»
Le docteur s'en alla dîner, et la garde, ayant encore une fois porté la bouteille à ses lèvres, s'assit sur une chaise basse devant le feu, et se mit à habiller l'enfant.
Quel exemple frappant de l'influence du vêtement offrit alors le petit Olivier Twist! Enveloppé dans la couverture qui jusqu'alors était son seul vêtement, il pouvait être fils d'un grand seigneur ou d'un mendiant: Il eût été difficile pour l'étranger le plus présomptueux de lui assigner un rang dans la société; mais quand il fut enveloppé dans la vieille robe de calicot, jaunie à cet usage, il fut marqué et étiqueté, et se trouva, tout d'un coup à sa place: l'enfant de la paroisse, l'orphelin de l'hospice, le souffre-douleur affamé, destiné aux coups et aux mauvais traitements, au mépris de tout le monde, à la pitié de personne.
Olivier criait de toute sa force. S'il eût pu savoir qu'il était orphelin, abandonné à la tendre compassion des marguilliers et des inspecteurs, peut-être eût-il crié encore plus fort.
CHAPITRE II
Comment Olivier Twist grandit, et comment il fut élevé.
Pendant les huit ou dix mois qui suivirent, Olivier Twist fut victime d'un système continuel de tromperies et de déceptions; il fut élevé au biberon: les autorités de l'hospice informèrent soigneusement les autorités de la paroisse de l état chétif du pauvre orphelin affamé. Les autorités de la paroisse s'enquirent avec dignité près des autorités de l'hospice, s'il n'y aurait pas une femme, demeurant actuellement dans l'établissement, qui fût en état de procurer à Olivier Twist la consolation et la nourriture dont il avait besoin; les autorités de l'hospice répondirent humblement qu'il n'y en avait pas: sur quoi les autorités de la paroisse eurent l'humanité et la magnanimité de décider qu'Olivier serait affermé, ou, en d'autres mots, qu'il serait envoyé dans une succursale à trois milles de là, où vingt à trente petits contrevenants à la loi des pauvres passaient la journée à se rouler sur le plancher sans avoir à craindre de trop manger ou d'être trop vêtus, sous la surveillance maternelle d'une vieille femme qui recevait les délinquants à raison de sept pence[1] par tête et par semaine. Sept pence font une somme assez ronde pour l'entretien d'un enfant; on peut avoir bien des choses pour sept pence; assez, en vérité, pour lui charger l'estomac et altérer sa santé. La vieille femme était pleine de sagesse et d'expérience; elle savait ce qui convenait aux enfants, et se rendait parfaitement compte de ce qui lui convenait à elle-même: en conséquence, elle fit servir à son propre usage la plus grande partie du secours hebdomadaire, et réduisit la petite génération de la paroisse à un régime encore plus maigre que celui qu'on lui allouait dans la maison de refuge où Olivier était né. Car la bonne dame reculait prudemment les limites extrêmes de l'économie, et se montrait philosophe consommée dans la pratique expérimentale de la vie.
Tout le monde connaît l'histoire de cet autre philosophe expérimental qui avait imaginé une belle théorie pour faire vivre un cheval sans manger, et qui l'appliqua si bien, qu'il réduisit peu à peu la ration de son cheval à un brin de paille; sans aucun doute, cette bête fut devenue singulièrement agile et fringante si elle n'était pas morte, précisément vingt-quatre heures avant de recevoir pour la première fois une forte ration d'air pur. Malheureusement pour la philosophie expérimentale de la vieille femme chargée d'avoir soin d'Olivier Twist, ce résultat était le plus souvent la conséquence naturelle de son système. Juste au moment où un enfant était venu à bout d'exister avec la plus mince portion de la plus chétive nourriture, il arrivait, huit ou neuf fois sur dix, qu'il avait la méchanceté de tomber malade de froid et de faim, ou de se laisser choir dans le feu par négligence, ou d'étouffer par accident; alors le malheureux petit être partait pour l'autre monde, où il allait retrouver des parents qu'il n'avait pas connus dans celui-ci. Il y avait parfois une enquête plus intéressante que de coutume, au sujet d'un enfant qu'on aurait étouffé en retournant un lit, ou qui serait tombé dans l'eau bouillante un jour de blanchissage, bien que ce dernier accident fût très rare, car à la ferme il n'était presque jamais question de blanchissage. Alors le jury se mettait en tête de faire quelques questions embarrassantes, ou bien les habitants de la paroisse avaient l'audace de signer une réclamation; mais ces impertinences étaient vite réprimées par le rapport du chirurgien et le témoignage du bedeau: le premier déclarait qu'il avait ouvert le corps, et qu'il n'y avait rien trouvé, ce qui était en effet très probable, et le second jurait toujours dans le sens des autorités de la paroisse; ce qui était d'un beau dévouement. De plus, la commission administrative faisait des excursions périodiques à la ferme, en ayant soin d'y envoyer toujours le bedeau la veille pour annoncer la visite; les enfants étaient propres et soignés quand ces messieurs venaient: pouvait-on faire davantage? On peut croire que ce système d'éducation n'était pas fait pour donner aux enfants beaucoup de force ni d'embonpoint. Le jour où il eut neuf ans, Olivier Twist était un enfant pâle et chétif, de petite taille et singulièrement fluet.
Mais il devait à la nature ou à ses parents un esprit vif et droit, qui n'avait pas eu de peine à se développer sans être gêné par la matière, grâce au régime de privations de l'établissement, et c'est peut-être à cela qu'il était même redevable d'avoir pu atteindre le neuvième anniversaire de sa naissance; quoi qu'il en soit, ce jour-là il avait neuf ans, et il était dans la cave au charbon avec deux de ses petits compagnons, qui, après avoir partagé avec lui une volée de coups, avaient été enfermés pour avoir eu l'audace de se plaindre de ce qu'ils avaient faim. Tout à coup Mme Mann, l'excellente directrice de la maison, fut surprise par l'apparition imprévue du bedeau M. Bumble, qui tâchait d'ouvrir la porte du jardin.
«Bonté divine! est-ce vous, monsieur Bumble? dit Mme Mann, mettant la tête à la fenêtre, en simulant une grande joie. Suzanne, faites monter Olivier et les deux petits garnements, et débarbouillez-les bien vite. Mon Dieu, que je suis heureuse de vous voir, monsieur Bumble!»
M. Bumble était gros et irritable; aussi, au lieu de répondre poliment à cet accueil affectueux, se mit-il à secouer de toute sa force le petit loquet, et à donner dans la porte un coup de pied, mais un vrai coup de pied de bedeau.
«Là! est-il possible? dit Mme Mann courant ouvrir la porte; pendant ce temps on avait rendu la liberté aux enfants. Comment ai-je pu oublier que la porte était fermée en dedans, à cause de ces chers enfants? Veuillez entrer, monsieur, veuillez entrer, je vous prie, monsieur Bumble.»
Quoique cette invitation fût faite avec une courtoisie qui aurait adouci le coeur d'un marguillier, elle ne toucha nullement le bedeau.
«Est-ce que vous trouvez respectueux et convenable, madame Mann, demanda M. Bumble en serrant fortement sa canne, de faire attendre les fonctionnaires de la paroisse à la porte de votre jardin, quand ils viennent remplir leurs fonctions paroissiales et visiter les enfants de la paroisse? Est-ce que vous oubliez, madame Mann, que vous êtes pour ainsi dire déléguée de la paroisse et stipendiée par elle?
- Oh non! monsieur Bumble, répondit Mme Mann bien humblement; mais j'étais allée dire à un ou deux de ces chers enfants qui vous aiment tant, que c'était vous qui veniez, monsieur Bumble.»
M. Bumble avait une haute idée de son talent oratoire et de son importance; il avait fait parade de l'un et sauvegardé l'autre: il se calma.
«C'est bon, c'est bon, madame Mann, répondit-il d'un ton plus calme; c'est possible, c'est possible; entrons, madame Mann; je viens pour affaires; j'ai à vous parler.»
Madame Mann introduisit le bedeau dans une petite pièce, pavée en briques, approcha de lui un siège, et s'empressa de le débarrasser de son tricorne et de sa canne qu'elle posa devant lui sur la table; M. Bumble essuya son front couvert de sueur, jeta un regard de complaisance sur son tricorne et sourit. Oui, il sourit; après tout, un bedeau est un homme, et M. Bumble sourit.
«N'allez pas vous fâcher de ce que je vais vous dire, observa Mme Mann avec une douceur engageante. Vous venez de faire une longue course, sans quoi je n'en parlerais pas; prendriez-vous une petite goutte de quelque chose, monsieur Bumble?
- Rien, absolument rien, dit M, Bumble en refusant de la main avec dignité, mais avec douceur.
- Vous ne me refuserez pas, dit Mme Mann, qui avait observé le ton et le geste du bedeau; rien qu'une petite goutte, avec un peu d'eau fraîche et un morceau de sucre.»
M. Bumble toussa.
«Si peu que rien, dit Mme Mann, de sa voix la plus engageante.
- Que voulez-vous me donner? demanda le bedeau.
- Faut bien que j'en aie un peu à la maison, pour mettre dans la bouillie de ces chers enfants, quand ils sont malades, répondit Mme Mann en ouvrant un petit buffet, d'où elle tira une bouteille et un verre; c'est du gin.
- Est-ce que vous donnez de la bouillie aux enfants, madame Mann? demanda Bumble, en suivant de l'oeil l'intéressante opération du mélange.
- Ah! oui, que je leur en donne, dit-elle, quoique l'arrow-root coûte bien cher; mais je ne puis les voir souffrir, c'est plus fort que moi, voyez-vous, monsieur.
- C'est bien, dit M. Bumble, c'est très bien, vous êtes une femme compatissante, madame Mann. (Elle pose le verre sur la table.) Je saisirai la première occasion de dire cela au comité, madame Mann. (Il approche le verre.) Ces enfants ont en vous une mère, madame Mann. (Il agite le gin et l'eau.) Je bois de tout mon coeur à votre santé, madame Mann. (Il en avale la moitié.) Maintenant, causons d'affaires, dit le bedeau, en tirant de sa poche un petit portefeuille de cuir: l'enfant qui a été ondoyé sous le nom d'Olivier Twist a aujourd'hui neuf ans…
- Le cher enfant! dit Mme Mann en se frottant l'oeil gauche avec le coin de son tablier.
- Et, malgré l'offre d'une récompense de dix livres sterling, qu'on a élevée successivement jusqu'à douze; malgré des efforts incroyables et, si j'ose dire, surnaturels, de la part de la paroisse, dit Bumble, il a été impossible de découvrir qui est le père, pas plus que le nom ou la condition de la mère.»
Mme Mann leva les mains en signe d'étonnement, puis dit après un moment de réflexion: «Mais alors, comment se fait-il qu'il ait un nom?»
Le bedeau se redressa fièrement: «C'est moi qui l'ai inventé, dit- il.
- Vous! monsieur Bumble?
- Moi-même, madame Mann: nous nommons nos enfants trouvés par ordre alphabétique; le dernier était à la lettre S, je le nommai Swubble; celui-ci était à la lettre T, je le nommai Twist; le suivant s'appellera Unwin, un autre Vilkent. J'ai des noms tout prêts d'un bout à l'autre de l'alphabet; et arrivé au Z, on recommence.
- Vous êtes joliment lettré, monsieur, dit Mme Mann.
- Mais oui, c'est possible, c'est bien possible, madame Mann,» dit le bedeau, évidemment satisfait du compliment. Il finit d'avaler son genièvre et ajouta: «Comme Olivier est maintenant trop grand pour rester ici, le conseil a résolu de le faire revenir au dépôt, et je suis venu moi-même le chercher. Amenez-le-moi tout de suite.
- Vous allez le voir à l'instant,» dit Mme Mann, en quittant la salle.
Olivier, qui, pendant ce temps, avait été débarrassé, autant du moins qu'il était possible de le faire en une fois, de la crasse qui couvrait sa figure et ses mains, fut bientôt introduit par sa bienveillante protectrice.
«Olivier, saluez monsieur,» dit Mme Mann.
Olivier salua à la fois le bedeau sur sa chaise, et le tricorne sur la table.
«Voulez-vous venir avec moi, Olivier?» dit le bedeau avec majesté?
Olivier était sur le point de dire qu'il ne demandait pas mieux que de s'en aller avec n'importe qui, lorsque, levant les yeux, il saisit un coup d'oeil de Mme Mann, qui s'était placée derrière la chaise du bedeau, lui montrant le poing avec fureur; il comprit tout de suite ce que cela voulait dire, car ce poing avait été trop souvent imprimé sur son dos pour n'être pas gravé profondément dans sa mémoire.
«Est-ce que Mme Mann ne viendra pas avec moi? demanda le pauvre
Olivier.
- Non, c'est impossible, répondit M. Bumble; mais elle viendra vous voir de temps en temps.»
Ce n'était pas très consolant pour l'enfant; mais, tout jeune qu'il était, il eut assez de sens pour feindre un grand chagrin de s'en aller: il n'était pas difficile au pauvre enfant de verser des larmes; la faim et les coups fraîchement reçus sont très utiles quand on a besoin de pleurer; et Olivier se mit à pleurer de la manière la plus naturelle.
Mme Mann lui donna mille baisers et, ce qui valait mieux, une tartine de pain et de beurre, pour qu'il n'eût pas l'air trop affamé en arrivant au dépôt. Un morceau de pain à la main, et coiffé de la petite casquette de drap brun des enfants de la paroisse, Olivier fut emmené par M. Bumble hors de cet affreux séjour, où jamais une parole ni un regard d'affection n'avait embelli ses tristes années d'enfance. Et pourtant il éclata en sanglots quand la porte se referma derrière lui; quelque misérables que fussent les petits compagnons d'infortune qu'il quittait, c'étaient les seuls amis qu'il eût jamais connus, et le sentiment de son isolement dans ce vaste univers se fit jour pour la première fois dans le coeur de l'enfant.
M. Bumble marchait à grand pas, et le petit Olivier, serrant bien fort le parement galonné du bedeau, trottait à côté de lui, et demandait à chaque instant s'ils n'allaient pas bientôt arriver. M. Bumble répondait à ses questions d'une manière brève et dure: il n'éprouvait plus l'influence bienfaisante qu'exerce le genièvre sur certains coeurs, et il était redevenu bedeau.
Il n'y avait pas un quart d'heure qu'Olivier avait franchi le seuil du dépôt de mendicité, et il avait à peine fini de faire disparaître un second morceau de pain, quand M. Bumble, qui l'avait confié aux soins d'une vieille femme, revint lui dire que c'était jour de conseil et que le conseil le mandait.
Olivier, qui n'avait pas une idée précise de ce que c'était qu'un conseil, fut fort étonné à. cette nouvelle, ne sachant pas trop s'il devait rire ou pleurer; du reste, il n'eut pas le temps de faire de longues réflexions: M. Bumble lui donna un petit coup de canne sur la tête pour le rendre attentif, un autre sur le dos pour le rendre alerte, lui ordonna de le suivre, et le conduisit dans une grande pièce badigeonnée de blanc, où huit ou dix gros messieurs siégeaient autour d'une table, au bout de laquelle un monsieur d'une belle corpulence, au visage rond et rouge, était assis dans un fauteuil plus élevé que les autres.
«Saluez le conseil,» dit Bumble.
Olivier essuya deux ou trois larmes qui roulaient dans ses yeux, et salua la table du conseil.
- Votre nom, petit? dit le monsieur qui occupait le fauteuil.
Olivier eut peur à la vue de tant de messieurs, et resta interdit. Le bedeau lui appliqua sur le dos un nouveau coup qui le fit pleurer; aussi répondit-il bien bas et d'une voix tremblante; sur quoi un monsieur à gilet blanc dit qu'il était un idiot, moyen excellent pour donner un peu d'assurance à l'enfant et le mettre à son aise.
«Écoutez-moi, petit, dit le président; vous savez que vous êtes orphelin, je suppose?
- Qu'est-ce que c'est que ça? demanda le pauvre Olivier.
- Cet enfant est idiot, j'en étais sûr, dit le monsieur au gilet blanc, d'un ton péremptoire.
- Chut! dit le monsieur qui avait parlé le premier; vous savez que vous n'avez ni père ni mère, et que vous êtes élevé aux frais de la paroisse, n'est-ce pas?
- Oui, monsieur, répondit Olivier en pleurant amèrement.
- Pourquoi donc pleurez-vous? demanda le monsieur au gilet blanc. (C'était en effet bien extraordinaire; qu'avait donc cet enfant à pleurer ainsi?)
- J'espère que vous faites vos prières tous les soirs, dit un autre monsieur d'un ton rechigné, et que vous priez en bon chrétien pour ceux qui vous nourrissent et qui ont soin de vous?
- Oui, monsieur,» balbutia l'enfant.
Le monsieur qui venait de parler avait raison: il eût fallu en effet qu'Olivier fût un bon chrétien et même un chrétien modèle, s'il eut prié pour ceux qui le nourrissaient et qui avaient soin de lui; mais il ne le faisait pas, parce qu'on ne le lui avait pas enseigné.
«C'est bien, dit le président à mine rubiconde; vous êtes ici pour votre éducation et pour apprendre un métier utile.
- Aussi, demain matin à six heures vous commencerez à éplucher de l'étoupe,» dit le bourru au gilet blanc.
Faire éplucher de l'étoupe à Olivier, c'était combiner ensemble d'une manière très simple les deux bienfaits qu'on lui accordait; il reconnut l'un et l'autre par un profond salut à l'instigation du bedeau, puis on l'emmena dans une grande salle de l'hospice, où, sur un lit bien dur, il s'endormit en sanglotant: preuve éclatante de la douceur des lois de notre heureux pays, qui n'empêchent pas les pauvres de dormir!
Pauvre Olivier! Endormi dans l'heureuse ignorance de ce qui se passait autour de lui, il ne songeait guère que ce jour-là même le conseil venait de prendre une décision qui devait exercer sur sa destinée ultérieure une influence irrésistible: mais la décision était prise; et voici quelle elle était.
Les membres du conseil d'administration étaient des hommes pleins de sagesse et d'une philosophie profonde: en fixant leur attention sur le dépôt de mendicité, ils avaient découvert tout à coup ce que des esprits vulgaires n'eussent jamais aperçu, que les pauvres s'y plaisaient! C'était pour les classes pauvres un séjour plein d'agrément, une taverne où l'on n'avait rien à payer, où l'on avait toute l'année le déjeuner, le dîner, le thé et le souper; c'était un véritable Élysée de briques et de mortier, où l'on n'avait qu'à jouir sans travailler.
«Oh! oh! se dit le conseil d'un air malin; nous sommes gens à remettre les choses en ordre; nous allons faire cesser cela tout de suite.» Sur ce ils posèrent en principe que les pauvres auraient le choix (car on ne forçait personne, bien entendu) de mourir de faim lentement s'ils restaient au dépôt, ou tout d'un coup s'ils en sortaient. À cet effet, ils passèrent un marché avec l'administration des eaux pour en obtenir une quantité illimitée, et avec un marchand de blé pour avoir à des périodes déterminées une petite quantité de farine d'avoine: ils accordèrent trois légères rations de gruau clair par jour, un oignon deux fois par semaine, et la moitié d'un petit pain le dimanche. Ils prirent, relativement aux femmes, beaucoup d'autres dispositions sages et humaines, qu'il est inutile de rapporter: ils entreprirent, par pure bonté, de séparer par une espèce de divorce les pauvres gens mariés, ce qui leur épargnait les frais énormes d'un procès devant la cour ecclésiastique; et, au lieu d'obliger le mari à soutenir sa famille par son travail, ils lui arrachèrent sa famille et le rendirent célibataire. On ne saurait dire combien de gens dans toutes les classes de la société eussent voulu profiter de ces deux bienfaits; mais les administrateurs étaient des hommes prévoyants et avaient obvié à cette difficulté: pour jouir de ces bienfaits il fallait vivre au dépôt, et y vivre de gruau; cela effrayait les gens.
Six mois après l'arrivée d'Olivier Twist, le nouveau système était en pleine vigueur. Dans le début, il fut un peu coûteux; il fallut payer davantage à l'entrepreneur des pompes funèbres, et rétrécir les vêtements de tous les pauvres, amaigris et réduits à rien après une semaine ou deux de gruau; mais le nombre des habitants du dépôt de mendicité diminua beaucoup, et les administrateurs étaient dans le ravissement.
L'endroit où mangeaient les enfants était une grande salle pavée, au bout de laquelle était une chaudière d'où le chef du dépôt, couvert d'un tablier et aidé d'une ou deux femmes, tirait le gruau aux heures des repas. Chaque enfant en recevait plein une petite écuelle et jamais davantage, sauf les jours de fête, où il avait en plus deux onces un quart de pain; les bols n'avaient jamais besoin d'être lavés: les enfants les polissaient avec leurs cuillers jusqu'à ce qu'ils redevinssent luisants; et, quand ils avaient terminé cette opération, qui n'était jamais longue, car les cuillers étaient presque aussi grandes que les bols, ils restaient en contemplation devant la chaudière avec des yeux si avides qu'ils semblaient la dévorer de leurs regards, et ils se léchaient les doigts pour ne pas perdre quelques petites gouttes de gruau qui avaient pu s'y attacher. Les enfants ont en général un excellent appétit; Olivier Twist et ses compagnons souffrirent pendant trois mois les tortures d'une lente consomption, et la faim finit par les égarer à ce point qu'un enfant, grand pour son âge et peu habitué à une telle existence (car son père avait tenu une petite échoppe de traiteur), donna à entendre à ses camarades que, s'il n'avait pas une portion de plus de gruau par jour, il craignait de dévorer une nuit l'enfant qui partageait son lit, et qui était jeune et faible: il avait, en parlant ainsi, l'oeil égaré et affamé, et ses compagnons le crurent; on délibéra. On tira au sort pour savoir qui irait le soir même au souper demander au chef une autre portion; le sort tomba sur Olivier Twist.
Le soir venu, les enfants prirent leurs places; le chef de l'établissement, affublé de son costume de cuisinier, était en personne devant la chaudière; on servit le gruau; on dit un long benedictus sur ce chétif ordinaire. Le gruau disparut; les enfants se parlaient à l'oreille, faisaient des signes à Olivier, et ses voisins le poussaient du coude. Tout enfant qu'il était, la faim l'avait exaspéré, et l'excès de la misère l'avait rendu insouciant; il quitta sa place, et, s'avançant l'écuelle et la cuiller à la main, il dit, tout effrayé de sa témérité:
«J'en voudrais encore, monsieur, s'il vous plaît.»
Le chef, homme gras et rebondi, devint pâle; stupéfait de surprise, il regarda plusieurs fois le petit rebelle; puis il s'appuya sur la chaudière pour se soutenir; les vieilles femmes qui l'aidaient étaient saisies d'étonnement, et les enfants de terreur.
«Comment! dit enfin le chef d'une voix altérée.
- J'en voudrais encore, monsieur, s'il vous plaît,» répondit
Olivier.
Le chef dirigea vers la tête d'Olivier un coup de sa cuiller à pot, l'étreignit dans ses bras, et appela à grands cris le bedeau.
Le conseil siégeait en séance solennelle quand M. Bumble tout hors de lui, se précipita dans la salle, et s'adressant au président, lui dit:
«Monsieur Limbkins, je vous demande pardon, monsieur, Olivier
Twist en a redemandé.»
Ce fut une stupéfaction générale; l'horreur était peinte sur tous les visages.
«Il en a redemandé, dit M. Limbkins? calmez-vous, Bumble, et répondez-moi clairement. Dois-je comprendre qu'il a redemandé de la nourriture, après avoir mangé le souper alloué par le règlement?
- Oui, monsieur, répondit Bumble.
- Cet enfant-là se fera pendre, dit le monsieur au gilet blanc; oui, cet enfant-là se fera pendre.»
Personne ne contredit cette prédiction. Une discussion très vive eut lieu; Olivier fut mis au cachot, et le lendemain matin, un avis affiché à la porte offrait une récompense de cinq livres sterling[2] à quiconque voudrait débarrasser la paroisse d'Olivier Twist; en d'autres termes, on offrait cinq livres sterling et Olivier Twist à quiconque, homme ou femme, aurait besoin d'un apprenti pour n'importe quel commerce ou quelle besogne.
«De ma vie vivante, je n'ai jamais été plus certain d'une chose, disait le monsieur au gilet blanc en frappant à la porte le lendemain matin et en lisant l'affiche; de ma vie vivante, je n'ai jamais été plus certain d'une chose! c'est que cet enfant-là se fera pendre.»
Comme je me propose, dans la suite de ce récit, de montrer si le monsieur au gilet blanc eut raison ou non, je nuirais peut-être à l'intérêt de ma narration (si toutefois elle en a), en faisant pressentir si la vie d'Olivier Twist eut ou non ce terrible dénoûment.
CHAPITRE III Comment Olivier Twist fut sur la point d'attraper une place qui n'eût pas été une sinécure.
Après avoir commis le crime impardonnable de redemander du gruau, Olivier resta pendant huit jours étroitement enfermé dans le cachot où l'avaient envoyé la miséricorde et la sagesse du conseil d'administration. On pouvait supposer, au premier abord, que, s'il eût accueilli avec respect la prédiction du monsieur au gilet blanc, il aurait pu établir, une fois pour toutes, la réputation prophétique de ce sage administrateur, en accrochant un bout de son mouchoir à un clou dans la muraille, et en se suspendant à l'autre. Il n'y avait qu'un obstacle à l'exécution de cet acte: c'est que, par ordre exprès du conseil, signé, paraphé et scellé de tous les membres, les mouchoirs, étant considérés comme objets de luxe, avaient été, à toujours, interdits aux pauvres du dépôt; l'âge si tendre d'Olivier était un second obstacle aussi sérieux; il se contenta de pleurer amèrement pendant des journées entières; et, quand venaient les longues et tristes heures de la nuit, il mettait ses petites mains devant ses yeux pour ne pas voir l'obscurité, et se blottissait dans un coin pour tâcher de dormir; parfois il s'éveillait en sursaut et tout tremblant; il se collait contre le mur, comme s'il trouvait, à toucher cette surface dure et froide, une protection contre les ténèbres et la solitude qui l'environnaient.
Il ne faut pas que les ennemis du Système s'imaginent que, pendant la durée de son emprisonnement, Olivier fut privé du bienfait de l'exercice, du plaisir de la société, ou des consolations de la religion. Quant à l'exercice, comme le temps était beau et froid, il avait la permission de se laver tous les matins sous la pompe, dans une cour pavée, en présence de M. Bumble, qui, pour l'empêcher de s'enrhumer, activait chez lui la circulation du sang au moyen de fréquents coups de canne. Quant à la société, on l'amenait tous les deux jours dans le réfectoire des enfants, et on lui administrait une verte correction, pour le bon exemple et l'édification des autres. Bien loin de lui refuser les avantages des consolations religieuses, on le faisait entrer, à coups de pieds, dans la salle, tous les soirs, à l'heure de la prière, et il avait la permission d'écouter, pour sa plus grande consolation, la prière de ses camarades, revue et augmentée par le conseil, dans laquelle ils demandaient d'être bons, vertueux, contents et obéissants, et d'être préservés des fautes et des vices d'Olivier Twist, qu'on présentait ainsi comme exclusivement placé sous le patronage et la protection de Satan, comme un échantillon direct des produits de la manufacture du diable.
Tandis que les affaires d'Olivier prenaient cette tournure favorable et avantageuse, il advint un matin que M. Gamfield, ramoneur de son métier, descendait la grande rue en se creusant la tête pour savoir comment il payerait plusieurs termes de loyer, pour lesquels son propriétaire devenait fort exigeant. Il avait beau supputer et calculer, il ne pouvait arriver au chiffre de cinq livres sterling dont il avait besoin. Dans son désespoir de ne pouvoir parfaire cette somme, il se frappait le front, puis frappait son baudet alternativement, lorsque, en passant devant le dépôt, il jeta les yeux sur l'affiche collée sur la porte.
«Oh, oh!» dit M. Gamfield à son baudet.
Le baudet était en ce moment tout à fait distrait: il se demandait probablement s'il n'aurait pas à son déjeuner un ou deux trognons de choux pour se régaler, quand il serait débarrassé des deux sacs de suie qu'il traînait sur une petite charrette; il ne prit pas garde à l'ordre de son maître et continua son chemin.
M. Gamfield adressa au baudet un gros juron, courut après lui, et lui appliqua sur la tête un coup qui eût brisé tout autre crâne que celui d'un baudet; puis, saisissant la bride, il lui secoua rudement la mâchoire pour le rappeler à l'obéissance; il lui fit ainsi faire volte-face et lui donna un autre coup sur la tête, de manière à l'étourdir jusqu'à son retour; ensuite il monta sur le perron pour lire l'affiche.
Le monsieur au gilet blanc était debout devant la porte, les mains derrière le dos, après avoir opiné avec profondeur dans la salle du conseil; il avait assisté à la petite dispute entre M. Gamfield et le baudet; il sourit avec satisfaction en voyant le ramoneur s'approcher de l'affiche, car il vit tout de suite que M. Gamfield était bien le maître qui convenait à Olivier. M. Gamfield sourit aussi, en parcourant l'affiche, car c'était justement cinq livres sterling qu'il lui fallait; et, quant à l'enfant dont il devait se charger, il pensa, d'après le régime du dépôt, qu'il devait être de taille à grimper dans un tuyau de poêle; il relut l'avis d'un bout à l'autre, syllabe par syllabe; puis, portant respectueusement la main à sa casquette fourrée, il aborda le monsieur au gilet blanc.
«Il y a ici un enfant que la paroisse veut mettre en apprentissage? dit M. Gamfield.
- Oui, mon bon homme, dit le monsieur au gilet blanc avec un sourire bienveillant. Que lui voulez-vous?
- Si la paroisse veut qu'il apprenne un état bien agréable, comme de ramoner les cheminées par exemple, dit M. Gamfield, j'ai besoin d'un apprenti, et je suis disposé à m'en charger.
- Entrez,» dit le monsieur au gilet blanc.
M. Gamfield alla d'abord donner à son âne un coup sur la tête et une rude secousse à la mâchoire, par manière de précaution, pour qu'il ne lui prît pas fantaisie de s'en aller, puis suivit le monsieur au gilet blanc dans la salle où Olivier Twist avait vu le gentleman pour la première fois.
«C'est un état bien sale, dit M. Limbkins, quand Gamfield eut réitéré sa demande.
- On a vu des enfants qui ont été étouffés dans les cheminées, dit un autre monsieur.
- C'est à cause qu'on mouillait la paille avant de l'allumer pour les faire redescendre, dit Gamfield; il n'y a que de la fumée, pas de flamme. D'ailleurs, la fumée n'est bonne à rien pour faire descendre un enfant; elle ne fait que l'endormir, et c'est justement ce qu'il veut; les enfants sont très entêtés, voyez- vous, très paresseux; il n'y a rien de si bon qu'une belle flamme pétillante pour les faire descendre quatre à quatre; ça vaut mieux pour eux, voyez-vous, à cause que, s'ils sont pris dans la cheminée, ils se trémoussent mieux pour se tirer d'affaire, quand ils se sentent rôtir la plante des pieds.»
Cet éclaircissement parut amuser beaucoup le monsieur au gilet blanc, mais un coup d'oeil plus grave de M. Limbkins mit fin à sa gaieté. Le conseil se mit à délibérer pendant quelques minutes, mais à voix si basse, qu'on n'entendait que ces mots:
«Diminution de dépenses; soyons économes; l'occasion de publier un bon rapport.» Encore n'entendait-on ces expressions que parce qu'elles étaient répétées souvent avec énergie.
Enfin cette conversation à voix basse eut un terme, et les membres du conseil ayant repris leurs sièges et leur attitude majestueuse, M. Limbkins dit:
«Nous avons examiné votre demande, et nous ne pouvons l'accueillir.
- Nous la repoussons complètement, dit le monsieur au gilet blanc.
- Sans hésitation,» ajoutèrent les autres membres.
M. Gamfield se trouvait sous le coup de l'accusation frivole d'avoir déjà fait périr trois ou quatre enfants sous le bâton; il lui vint à l'esprit que le conseil, par un singulier caprice, faisait peut-être entrer en ligne de compte dans sa décision cette circonstance accessoire. S'il en était ainsi, les administrateurs sortaient évidemment de leur manière de faire habituelle; pourtant, comme Gamfield ne se souciait nullement de raviver ce souvenir, il se mit à tourner sa casquette dans ses doigts, et s'éloigna lentement de la table:
«Ainsi, messieurs, vous ne voulez pas me le donner? dit-il en s'arrêtant sur la seuil de la porte.
- Non, répondit M. Limbkins; ou du moins, comme c'est un métier malpropre, nous sommes d'avis que la récompense offerte devrait être diminuée.»
La physionomie de M. Gamfield devint radieuse; il se rapprocha bien vite de la table et dit:
«Combien voulez-vous me donner, messieurs? Voyons, ne soyez pas trop durs pour un pauvre homme; combien me donneriez-vous?
- Il me semble, que ce serait bien assez de trois livres dix schellings, dit M. Limbkins.
- C'est encore dix schellings de trop, dit le monsieur au gilet blanc.
- Allons, dit Gamfield, mettons quatre livres, messieurs, mettez quatre livres, et vous en êtes à tout jamais débarrassés! Est-ce dit?
- Trois livres dix schellings, répéta M. Limbkins avec fermeté.
- Tenez, messieurs, partageons le différend, dit Gamfield avec insistance; trois livres quinze schellings.
- Pas une obole de plus, répondit M. Limbkins avec la même fermeté.
- Vous êtes pour moi d'une dureté désolante, dit Gamfield avec hésitation.
- Bah! bah! sottise! dit le monsieur au gilet blanc; ce serait encore une bonne affaire que de le prendre pour rien; prenez-le, niais que vous êtes; c'est un enfant comme il vous en faut, il a souvent besoin de correction; cela lui fera du bien; et son entretien ne sera guère coûteux, car depuis sa naissance il n'a jamais eu d'indigestion. Ah! ah! ah!»
M. Gamfield jeta un coup d'oeil sournois sur les membres du conseil, et, voyant le sourire sur toutes les figures, il se laissa aller à rire aussi lui-même.
L'affaire fut conclue, et M. Bumble reçut l'ordre de mener le jour même Olivier Twist devant le magistrat qui devait signer et approuver le contrat d'apprentissage.
En conséquence de cette détermination, le petit Olivier fut, à sa grande surprise, tiré de sa prison, et on lui fit mettre une chemise blanche. À peine avait-il terminé cette toilette inaccoutumée que M. Bumble lui apporta un bol de gruau, et, comme aux jours de fête, deux onces un quart de pain.
À cette vue, Olivier se mit à pleurer à chaudes larmes, pensant avec assez de vraisemblance que, si on l'engraissait de la sorte, c'est que le conseil avait l'arrière-pensée décidée de le tuer dans quelque vue d'utilité humanitaire.
«N'allez pas vous rendre les yeux rouges, Olivier, mais mangez bien et soyez content, dit M. Bumble d'un air magistral; vous allez entrer en apprentissage, Olivier.
- En apprentissage, monsieur! dit l'enfant tout tremblant.
- Oui, Olivier, dit M. Bumble; les hommes bienfaisants et généreux qui vous tiennent lieu de père, Olivier, puisque vous n'en avez pas, vont vous mettre en apprentissage, vous lancer dans la vie, faire de vous un homme, bien qu'il en coûte à la paroisse trois livres dix schellings. Trois livres dix schellings, Olivier! soixante-dix schellings! Cent quarante pièces de six pence! Et tout cela pour un misérable orphelin, qui n'est aimé de personne!»
M. Bumble s'arrêta pour reprendre haleine, après avoir prononcé cette allocution d'un ton doctoral; les larmes inondaient le visage du pauvre enfant et il sanglotait amèrement.
«Allons, dit M. Bumble avec moins d'emphase, car son amour-propre était flatté de l'impression que causait son éloquence; allons, Olivier, essuyez vos yeux avec les manches de votre veste, et ne pleurez pas dans votre gruau; c'est agir comme un sot, Olivier.» Sans aucun doute, car il y avait déjà assez d'eau dans le gruau sans cela.
En se rendant chez le magistrat, M. Bumble apprit à Olivier que tout ce qu'il avait à faire, c'était de paraître bien content, et, quand on lui demanderait s'il voulait entrer en apprentissage, de dire qu'il ne demandait pas mieux. Olivier promit d'obtempérer à ces deux injonctions, d'autant plus que M. Bumble lui donna doucement à entendre que, s'il y manquait, on ne pouvait répondre de ce qui lui en adviendrait. Arrivé au bureau du magistrat, il fut enfermé seul dans un petit cabinet, où M. Bumble lui ordonna de l'attendre.
L'enfant y resta une demi-heure, palpitant de crainte, et au bout de ce temps M. Bumble entr'ouvrit la porte, montra sa tête sans tricorne et dit à haute voix:
«Olivier, mon ami, venez trouver le magistrat.» En même temps, lançant à l'enfant un regard menaçant, il ajouta tout bas: «Attention à ce que je t'ai dit, petit vaurien.»
En entendant ces deux manières de parler un peu contradictoires, Olivier regarda ingénument M. Bumble avec de grands yeux; mais celui-ci prévint toute observation de la part de l'enfant, en l'introduisant tout de suite dans une pièce voisine, dont la porte était ouverte. C'était une grande salle avec une grande fenêtre. Derrière un bureau élevé, siégeaient deux vieux messieurs à tête poudrée, dont l'un lisait un journal, tandis que l'autre, à l'aide d'une paire de lunettes d'écaille, parcourait un petit parchemin étalé devant lui. Devant le bureau, M. Limbkins était debout d'un côté, et de l'autre M. Gamfield, avec sa figure noire de suie, tandis que deux ou trois gros gaillards à bottes à revers paradaient dans la salle.
Le vieux monsieur à lunettes s'assoupit peu à peu sur le petit morceau de parchemin, et il y eut une courte pause, après qu'Olivier eut été placé par M. Bumble en face du bureau.
«Voici l'enfant, Votre Honneur,» dit M. Bumble.
Le vieux monsieur qui lisait le journal leva un instant la tête, et éveilla son voisin en le tirant par la manche.
«Ah! voici l'enfant? dit le vieux monsieur.
- Oui, monsieur, répondit M. Bumble. Saluez le magistrat, mon ami.
Olivier s'arma de courage et salua de son mieux. Les yeux fixés sur la perruque poudrée des magistrats, il se demandait s'ils venaient tous au monde avec cette étoupe blanche sur la tête, et si c'était à cela qu'ils étaient redevables d'être magistrats.
«Eh bien! dit le vieux monsieur, je suppose qu'il a du goût pour l'état de ramoneur?
- Il en raffole, Votre Honneur, répondit Bumble en pinçant sournoisement Olivier, pour lui faire comprendre qu'il ne devait pas dire le contraire.
- Il veut être ramoneur, n'est-ce pas? demanda le vieux monsieur.
- Si demain on voulait lui faire embrasser un autre état, il se sauverait immédiatement, répondit Bumble.
- Et voici l'homme qui doit être son maître? Vous, monsieur? Vous le traiterez bien, n'est-ce pas? Vous le nourrirez, enfin vous en aurez bien soin? dit le vieux monsieur.
- Quand je dis oui, c'est oui, répondit M. Gamfield d'un air rébarbatif.
- Vous avez le ton brusque, mon ami, mais vous avez l'air d'un honnête homme plein de franchise, dit le vieux monsieur en tournant ses lunettes vers le candidat à la prime de cinq livres sterling, dont l'extérieur hideux respirait la cruauté; mais le magistrat était presque aveugle et moitié en enfance: aussi ne pouvait-on s'attendre qu'il vit aussi clair que tout le monde.
- Je m'en flatte, monsieur, dit M. Gamfield avec un affreux sourire.
- Je n'en doute pas, mon ami, répondit le vieux monsieur en affermissant ses lunettes sur son nez et en cherchant des yeux l'encrier.
C'était le moment critique de la destinée d'Olivier. Si l'encrier s'était trouvé à la place où le vieux monsieur le cherchait, il y eût trempé sa plume, il eût signé l'acte d'apprentissage, et Olivier eût été emmené sur l'heure. Mais le hasard voulut que l'encrier fût précisément sous son nez, et qu'il le cherchât des yeux de tous côtés sans l'apercevoir. Pendant cette recherche, il jeta les yeux en face de lui, et son regard rencontra la figure pâle et bouleversée d'Olivier Twist, qui, en dépit des coups d'oeil significatifs et des pinçons de Bumble, considérait l'extérieur affreux de son futur maître avec une expression d'horreur et de crainte, trop visible pour échapper même à un magistrat à demi aveugle.
Le vieux monsieur s'arrêta, posa sa plume et regarda M. Limbkins qui prit une prise de tabac, en affectant un air de gaieté et d'indifférence.
«Mon enfant,» dit le vieux monsieur en se penchant sur le bureau.
Olivier tressaillit à cette parole, et on peut excuser son trouble, car ces mots étaient dits d'un ton bienveillant, et un bruit inconnu effraye toujours; il trembla de tout son corps et fondit en larmes.
«Mon enfant, dit le vieux monsieur, vous avez l'air pâle et épouvanté; pourquoi cela?
- Éloignez-vous un peu de lui, bedeau, dit l'autre magistrat en posant son journal et en se penchant vers Olivier d'un air d'intérêt. Voyons, mon enfant, qu'avez-vous? n'ayez pas peur.»
Olivier tomba à genoux, et, joignant les mains, supplia les magistrats d'ordonner qu'on le ramenât au cachot, disant qu'il aimait mieux mourir de faim, être battu, être tué même, si on voulait, plutôt que d'être remis à cet homme qui le faisait trembler.
«Bien! dit M. Bumble levant les yeux et les mains de l'air le plus majestueux. Bien, Olivier! De tous les orphelins rusés et trompeurs que j'aie jamais vus, tu es bien un des plus effrontés.
- Taisez-vous, bedeau, dit le second magistrat, quand M. Bumble eût achevé ce superlatif.
- Je demande pardon à Votre Honneur, dit M. Bumble, qui ne pouvait en croire ses oreilles; est-ce à moi que s'adresse Votre Honneur?
- Oui, taisez-vous.»
Bumble demeura stupéfait: ordonner à un bedeau de se taire! c'était le monde renversé!
Le vieux monsieur à lunettes d'écaille regarda son collègue, et lui fit un mouvement de tête qui témoignait de son approbation.
«Nous refusons notre sanction à cet acte d'apprentissage, dit le magistrat, et en même temps il jeta de côté la feuille de parchemin.
- J'espère, balbutia M. Limbkins, j'espère que, sur le témoignage sans valeur d'un enfant, les magistrats ne suspecteront pas la conduite des autorités.
- Les magistrats ne sont pas appelés à se prononcer sur ce sujet, dit d'un ton bref le vieux monsieur; reconduisez cet enfant au dépôt et traitez-le bien, il paraît en avoir besoin.»
Le soir même, le monsieur au gilet blanc affirma de la manière la plus nette et la plus formelle qu'Olivier, non seulement se ferait pendre, mais écarteler par-dessus le marché. M. Bumble hocha la tête d'un air sombre et mystérieux et dit qu'il souhaitait que l'enfant tournât bien; à quoi M. Gamfield répondit qu'il aurait souhaité que l'enfant lui fût confié. Ce souhait semblait en contradiction directe avec celui du bedeau, bien que Bumble et Gamfield fussent d'accord sur beaucoup de points.
Le lendemain matin, le public fut informé de nouveau qu'Olivier Twist était encore à louer, et que quiconque voudrait s'en charger recevrait cinq livres sterling.
CHAPITRE IV.
Olivier trouve une place et fait son entrée dans le monde.
Dans les grandes familles, quand un jeune homme prend des années et qu'on ne peut lui obtenir une place avantageuse par achat, succession, réversibilité ou survivance, on a coutume de l'envoyer sur mer. Le conseil d'administration, pour suivre un exemple si sage et si salutaire, délibéra sur l'opportunité d'embarquer Olivier Twist à bord de quelque bâtiment marchand en destination d'un bon petit port bien malsain. Ce parti semblait aux administrateurs le meilleur que l'on pût suivre; il était probable en effet que le patron s'amuserait un jour après son dîner à fouetter l'enfant jusqu'à ce que mort s'ensuivit, ou à lui faire sauter la cervelle avec une barre de fer; on sait que pour les gens de cette classe ce sont là deux passe-temps ordinaires qui ne manquent pas d'agrément. Plus le conseil envisageait la chose à ce point de vue plus il y trouvait d'avantage. La conclusion fut que le seul moyen d'assurer l'avenir d'Olivier était de l'embarquer sans délai.
M. Bumble avait été dépêché pour faire quelques recherches préliminaires, afin de découvrir un capitaine ou autre qui voulût d'un mousse auquel âme qui vive ne s'intéressait; il revenait au dépôt de mendicité pour rendre compte du résultat de sa mission, quand il rencontra à la porte l'entrepreneur des pompes funèbres da la paroisse, M. Sowerberry en personne.
M. Sowerberry était un homme grand, maigre, fortement charpenté, vêtu d'un habit noir râpé, avec des bas de coton rapiécés de même couleur et des souliers à l'avenant. La nature n'avait pas donné à sa physionomie une expression souriante; mais, comme il trouvait dans son métier ample matière à plaisanterie, sa démarche était pour ainsi dire élastique et sa figure enjouée, quand il aborda M. Bumble et lui donna une cordiale poignée de main.
«Je viens de prendre la mesure des deux femmes qui sont mortes la nuit dernière, monsieur Bumble, dit l'entrepreneur.
- Vous ferez fortune, monsieur Sowerberry, dit le bedeau en introduisant le pouce et l'index dans la tabatière que lui présentait l'entrepreneur, laquelle offrait ingénieusement l'image d'un petit cercueil breveté, sans garantie du gouvernement. Je vous dis que vous ferez fortune, monsieur Sowerberry, répète M. Bumble en lui donnant amicalement sur l'épaule un léger coup de canne.
- Vous croyez? dit l'entrepreneur d'un ton qui ne voulait dire ni oui ni non; les prix fixés par l'administration sont bien minces, monsieur Bumble.
- Et vos cercueils aussi,» répondit le bedeau d'un air qui approchait de la plaisanterie, autant qu'il convenait à un fonctionnaire important.
M. Sowerberry fut ravi, comme il devait l'être, de la finesse de ce mot, et partit d'un long éclat de rire. «C'est vrai, monsieur Bumble, dit-il enfin. Il faut l'avouer, depuis la mise en vigueur du nouveau système de nourriture, les cercueils sont un peu plus étroits et moins profonds que par le passé; mais il faut bien gagner quelque chose, monsieur Bumble; le bois sec coûte fort cher, monsieur, et les attaches de fer viennent de Birmingham par le canal.
— Bah! dit M. Bumble, chaque métier a ses avantages et ses inconvénients, et un beau profit est bien aussi quelque chose.
- Sans doute, répondit l'entrepreneur; si je ne gagne rien sur chaque article en particulier, je me rattrape sur l'ensemble, voyez-vous. Eh! eh! eh!
- Justement, dit-il, Bumble.
- Il faut pourtant dire, continua M. Sowerberry en reprenant le fil de son discours que le bedeau avait interrompu; il faut pourtant dire, monsieur Bumble, que j'ai contre moi un grand désavantage: c'est que les gens robustes s'en vont les premiers. Je veux dire que les gens qui ont vécu à leur aise, qui ont payé leurs contributions pendant longtemps, sont les premiers à succomber quand ils entrent au dépôt; et, voyez-vous, monsieur Bumble, trois ou quatre pouces de plus qu'on n'avait calculé font une grande brèche dans les profits, surtout quand on a une famille à soutenir, monsieur.»
Comme Sowerberry disait cela du ton indigné d'un homme qui a lieu de se plaindre, et que M. Bumble sentait que cela pourrait amener quelques réflexions défavorables aux intérêts de la paroisse, ce dernier crut prudent de parler d'autre chose; et Olivier Twist lui fournit un sujet de conversation.
«Vous ne connaîtriez pas par hasard, dit M. Bumble, quelqu'un qui aurait besoin d'un apprenti? C'est un enfant de la paroisse qui est en ce moment une grosse charge, une meule de moulin, pour ainsi dire, pendue au cou de la paroisse! Offres avantageuses, monsieur Sowerberry, offres avantageuses.»
Et en parlant M. Bumble dirigeait sa canne vers l'affiche en question et frappait trois petits coups sur les mots: cinq livres sterling, qui étaient imprimés en majuscules de la plus grande dimension.
- Ma foi! dit l'entrepreneur en prenant M. Bumble par le pan à garniture dorée de son habit; voici précisément ce dont je voulais vous parler. Vous savez… Quel joli bouton vous avez là, mon cher monsieur Bumble! je ne l'avais jamais remarqué.
- Oui, il est assez bien, dit le bedeau en regardant avec orgueil les gros boutons de cuivre qui ornaient son habit; le sujet est le même que celui du sceau paroissial: le bon Samaritain pansant le voyageur blessé. Le conseil me l'a donné pour mes étrennes, monsieur Sowerberry. La première fois que je l'ai mis, c'était pour assister à l'enquête relative à ce marchand sans ressources, qui mourut la nuit sous une porte cochère.
- Je m'en souviens, dit l'entrepreneur; le jury déclara qu'il était mort de froid et de faim, n'est-ce pas?»
«Et le verdict ajoutait, je crois, d'une manière spéciale, dit l'entrepreneur, que si l'officier de secours…
- Bast! sottise que cela! dit le bedeau avec humeur; si le Conseil faisait attention à toutes les niaiseries que débitent ces ignorants de jurés, il aurait fort à faire.
- C'est bien vrai, dit l'entrepreneur.
- Les jurés, dit M. Bumble en serrant fortement sa canne, ce qui était chez lui signe de colère, les jurés sont des êtres sans éducation, des êtres vils et rampants.
- C'est encore vrai, dit l'entrepreneur.
- Ils n'ont pas plus de philosophie et d'économie politique à eux tous que ça, dit le bedeau en faisant claquer ses doigts avec dédain.
- Non, sans doute, reprit Sowerberry.
- Je les méprise, dit le bedeau, dont la figure se colorait de plus en plus.
- Et moi aussi, répondit l'entrepreneur.
- Et je voudrais seulement tenir ces jurés, si indépendants, au dépôt pendant une semaine ou deux; les règlements de l'administration leur rabattraient bien vite leur caquet.
- Enfin, laissons-les pour ce qu'ils sont,» reprit l'entrepreneur; et en même temps il souriait d'un air approbateur, pour calmer la colère croissante du bedeau courroucé.
M. Bumble ôta son tricorne, en tira un mouchoir, essuya la sueur que la colère faisait ruisseler sur son front, remit son tricorne; puis, se tournant vers l'entrepreneur, il dit d'un ton plus calme:
«Eh bien! et cet enfant?
- Oh! vous savez, monsieur Bumble, répondit le fabricant de cercueils; je paye une forte taxe pour les pauvres.
- Hem! fit M. Bumble; eh bien?
- Eh bien! reprit M. Sowerberry, je songeais que, si je paye beaucoup pour les pauvres, j'ai le droit de les exploiter aussi de mon mieux, monsieur Bumble; ainsi… ainsi je crois que cet enfant fera mon affaire.»
M. Bumble saisit le bras de l'entrepreneur et le fit entrer au dépôt. M. Sowerberry resta en conférence avec les administrateurs pendant cinq minutes, et il fut convenu qu'Olivier entrerait chez lui le soir venu à l'essai, c'est-à-dire que si, au bout de quelque temps, il trouvait que l'enfant lui rapportait plus par son travail qu'il ne lui coûtait pour sa nourriture, il le prendrait pour un nombre d'années déterminé, avec le droit de l'employer à sa fantaisie.
Le petit Olivier fut amené le soir devant les administrateurs et informé qu'il allait entrer immédiatement en qualité d'apprenti chez un fabricant de cercueils, et que, s'il se plaignait de sa position, s'il retombait encore à la charge de la paroisse, on l'embarquerait pour être noyé ou assommé. Il ne manifesta aucune émotion. Ces messieurs déclarèrent tous que c'était un petit garnement sans coeur, et ordonnèrent à M. Bumble de l'emmener sur le champ.
Quoiqu'il soit naturel de penser que les administrateurs plus que qui que ce soit au monde, devaient éprouver un légitime sentiment d'horreur à la moindre marque d'insensibilité, ils se trompaient cependant complètement dans la circonstance actuelle. Le fait est qu'Olivier, loin de manquer de sensibilité, en avait au contraire une trop forte dose et n'était en train d'arriver à un état de stupidité et d'abrutissement pour le reste de sa vie, que par suite des mauvais traitements qu'il avait endurés. Il apprit sa nouvelle destination sans dire un mot; mit sous son bras son petit bagage, qui n'était pas lourd à porter, car il tenait dans un morceau de papier d'un demi-pied carré sur trois pouces d'épaisseur, enfonça sa casquette sur ses yeux, et s'accrochant encore une fois au parement de M. Bumble, il fut conduit par ce fonctionnaire à un nouveau lieu de souffrances.
Pendant quelque temps M. Bumble traîna ainsi Olivier après lui sans faire attention à l'enfant: car le bedeau marchait la tête haute, comme il sied à un bedeau. Il faisait du vent; le petit Olivier était complètement caché par les basques de l'habit, qui en s'entr'ouvrant laissaient voir avec avantage le gilet à revers et la culotte courte du bedeau. Au moment d'arriver, M. Bumble jugea convenable de jeter un coup d'oeil sur l'enfant pour voir s'il était présentable, et il le fit de l'air capable et entendu qui convient à un protecteur bienveillant.
«Olivier! dit M. Bumble.
- Oui, monsieur, répondit l'enfant d'une voix faible et tremblante.
- Ne mettez pas votre casquette sur vos yeux et levez la tête, monsieur.»
Olivier obéit tout de suite, en passant bien vite la main sur ses yeux; mais une larme y roulait encore quand il regarda son guide, et elle coula sur ses joues tandis que M. Bumble le considérait d'un oeil sévère; cette larme fut suivie d'une autre, et d'une autre encore. L'enfant eut beau vouloir prendre sur lui, ses efforts furent vains; il lâcha la manche du bedeau, mit ses deux mains sur sa figure, et un torrent de larmes coula à travers ses doigts décharnés.
«Bien! s'écria M. Bumble s'arrêtant court, et lançant à son petit protégé un regard plein de méchanceté. C'est bien; de tous les enfants les plus ingrats, les plus vicieux que j'aie jamais vus, vous êtes…
- Non, non, monsieur, s'écria Olivier en sanglotant et en se cramponnant à la main qui tenait la fameuse canne; non, non, monsieur; je veux être bon; oui, je serai bien sage, monsieur! je suis si jeune, monsieur, et je suis si… si…
- Si quoi? demanda M. Bumble étonné.
- Si abandonné, monsieur, si complètement abandonné, s'écria l'enfant. Tout le monde me déteste; oh! monsieur, je vous en prie, ne soyez plus fâché contre moi.»
L'enfant en même temps se frappait la poitrine, sanglotait et regardait le bedeau avec angoisse.
Pendant quelques instants, M. Bumble contempla avec étonnement la mine piteuse et désolée d'Olivier; il toussa trois ou quatre fois, comme un homme enroué, en se plaignant entre ses dents de cette toux importune, et dit à Olivier de s'essuyer les yeux et d'être sage. Puis lui prenant la main, il continua à marcher en silence.
Le fabricant de cercueils venait de fermer les volets de sa boutique, et était en train d'inscrire quelques entrées sur son livre de compte, à la lueur d'une mauvaise chandelle, quand M. Bumble entra.
«Ah! dit-il en levant les jeux et arrêtant sa plume au milieu d'un mot; c'est vous, monsieur Bumble?
- En personne, monsieur Sowerberry, répondit le bedeau, tenez, je vous amène l'enfant.»
Olivier fit un salut.
«Ah! voici l'enfant en question, dit l'entrepreneur des pompes funèbres en levant la chandelle pour voir à fond Olivier. Madame Sowerberry, voulez-vous venir un instant, ma chère?»
Mme Sowerberry sortit d'une petite pièce derrière la boutique; c'était une femme petite, maigre, pincée, une vraie mégère.
«Ma chère, dit M. Sowerberry avec déférence; voici l'enfant du dépôt, dont je vous ai parlé.»
Olivier salua de nouveau.
«Dieu! dit la femme, qu'il est maigre!
- En effet, il n'est pas fort, répondit M. Bumble en regardant Olivier sévèrement, comme si c'était sa faute; Il n'est pas fort, il faut l'avouer; mais il poussera, madame Sowerberry, il poussera.
- Oui, dit la femme avec humeur, grâce à notre boire et à notre manger. Qu'y a-t-il à gagner avec ces enfants de la paroisse? Ils coûtent toujours plus qu'ils ne valent. Mais les hommes veulent n'en faire qu'à leur tête; allons, descends, petit squelette.» À ces mots elle ouvrit une porte, poussa Olivier vers un escalier fort roide qui conduisait à une petite cave, sombre et humide, attenante au bûcher, qu'on nommait la cuisine, et où se trouvait une fille malpropre, avec des souliers éculés, et de gros bas bleus en lambeaux. «Charlotte, dit Mme Sowerberry qui avait suivi Olivier, donnez à cet enfant quelques-uns des restes qu'on a mis de côté pour Trip; il n'est pas revenu à la maison de toute la journée, ainsi il s'en passera. Je suppose que tu ne feras pas le dégoûté, hein, petit?»
Olivier, dont les yeux s'allumaient à l'idée de manger de la viande et qui mourait d'envie de la dévorer, répondit que non, et un plat de restes grossiers fut placé devant lui.
Je voudrais que quelque philosophe bien nourri, chez qui la bonne chère n'engendre que de la bile, de ces philanthropes au sang glacé, au coeur de fer, eût pu voir Olivier Twist se jeter sur ces restes dont le chien n'avait pas voulu, et contempler l'affreuse avidité avec laquelle il déchirait et avalait les morceaux. Il n'y a qu'une chose que je préférerais à cela; ce serait de voir ce philosophe faire le même repas, et avec le même plaisir.
«Eh bien! dit la femme, quand Olivier eut fini son souper, auquel elle avait assisté avec une horreur silencieuse, épouvantée de l'appétit futur de l'enfant; as-tu fini?»
Comme il n'y avait plus rien à avaler, Olivier répondit que oui.
«Alors, viens avec moi,» dit-elle. Elle prit une lampe sale et fumeuse et le conduisit au haut de l'escalier. «Ton lit est sous le comptoir. Tu n'as pas peur de coucher au milieu des cercueils, je suppose? D'ailleurs, qu'importe que cela te convienne ou non? Tu ne coucheras pas ailleurs. Arrive. Ne vas-tu pas me tenir là toute la nuit?»
Olivier, sans perdre de temps, suivit docilement sa nouvelle maîtresse.
CHAPITRE V. Olivier fait de nouvelles connaissances, et, la première fois qu'il assiste à un enterrement, il prend une idée défavorable du métier de son maître.
Laissé seul dans la boutique du fabricant de cercueils, Olivier posa la lampe sur un banc et jeta un regard timide autour de lui, avec un sentiment de terreur dont bien des gens plus âgés que lui peuvent facilement se rendre compte. Un cercueil inachevé, posé sur des tréteaux noirs, occupait le milieu de la boutique et avait une apparence si lugubre, que l'enfant était pris de frisson chaque fois que ses yeux se portaient de ce côté; il s'attendait presque à voir se dresser lentement la tête d'un horrible fantôme dont l'aspect le ferait mourir de frayeur. Le long de la muraille était disposée une longue rangée de planches de sapin coupées uniformément, qui avaient l'air dans le demi-jour d'autant de spectres à larges épaules, avec les mains dans leurs poches; des plaques de métal, des copeaux, des clous à tête luisante, des morceaux de drap noir jonchaient le plancher. Derrière le comptoir on voyait figurés en manière d'enjolivement, sur le mur, deux croque-morts, à cravate empesée, debout devant la porte d'une maison, et dans le lointain un corbillard traîné par quatre chevaux noirs. La boutique était fermée et chaude; l'atmosphère semblait chargée d'une odeur de cercueil; sous le comptoir, le trou où était jeté le matelas d'Olivier avait l'air d'une fosse.
Il n'y avait pas que ce spectacle lugubre qui impressionnât l'enfant; il était seul dans ce lieu étrange; et nous savons tous combien les plus vaillants d'entre nous se trouveraient parfois affectés dans une telle situation. L'enfant n'avait point d'ami auquel il s'intéressât ou qui s'intéressât à lui; il n'avait pas à pleurer la mort récente d'une personne aimée; son coeur n'avait pas à gémir de l'absence d'un visage chéri: et pourtant il était profondément triste; en se glissant dans sa couche étroite, il eut souhaité d'être dans son cercueil, et de pouvoir dormir pour toujours dans le cimetière, tandis que l'herbe haute se balancerait doucement sur sa tête, et que les tristes sons de la vieille cloche charmeraient son sommeil.
Il fut réveillé le matin par le bruit d'un grand coup de pied lancé du dehors dans la porte de la boutique, et qu'on réitéra vingt-cinq fois avec colère pendant qu'il s'habillait à la hâte; quand il commença à tirer les verrous, les pieds cessèrent de frapper, et une voix se fit entendre.
«Vas-tu ouvrir la porte? criait-on.
- Oui, monsieur, tout de suite, répondit Olivier tirant le verrou et faisant tourner la clef dans la serrure.
- Tu es le nouvel apprenti, n'est-ce pas? dit la voix à travers le trou de la serrure.
- Oui, monsieur, répondit Olivier.
- Quel âge as-tu?
- Dix ans, monsieur, dit Olivier.
- Alors je vais te secouer, dit la voix; tu vas voir, méchant bâtard que tu es!»
Après cette promesse gracieuse, la voix se mit à siffler.
Olivier avait trop souvent éprouvé les effets de semblables promesses pour douter que celui qui parlait, quel qu'il fût, manquât à sa parole. Il tira les verrous d'une main tremblante et ouvrit la porte.
Il regarda un instant dans la rue, à droite, à gauche, pensant que l'inconnu qui lui avait adressé la parole par le trou de la serrure avait fait quelques pas pour se réchauffer; car il ne voyait personne qu'un gros garçon de l'école de charité, assis sur une borne en face de la maison, occupé à manger une tartine de beurre, qu'il coupait en morceaux de la grandeur de sa bouche, et qu'il avalait avec avidité.
«Pardon, monsieur, dit enfin Olivier, ne voyant aucun autre visiteur; est-ce vous qui avez frappé?
- J'ai donné des coups de pied, répondit l'autre.
- Auriez-vous besoin d'un cercueil?» demanda naïvement Olivier.
Le garçon parut furieux et dit que c'était Olivier qui aurait besoin de s'en procurer un avant peu, s'il se permettait de pareilles plaisanteries avec ses supérieurs.
«Tu ne sais sans doute pas qui je suis, méchant orphelin? dit-il en descendant de sa borne avec une édifiante gravité.
- Non, monsieur, répondit Olivier.
- Je suis monsieur Noé Claypole, reprit l'autre, et tu es mon subordonné. Allons, ôte les volets, petit gredin.»
En même temps M. Claypole gratifia Olivier d'un coup de pied, et entra dans la boutique d'un air de dignité, qui lui donna beaucoup d'importance, quoiqu'il soit difficile à un garçon, avec une grosse tête, de petits yeux et une physionomie stupide, de paraître majestueux dans n'importe quelle situation; à plus forte raison quand il joint à ces avantages extérieurs un nez rouge et des tâches de rousseur. Olivier enleva les volets, et, lorsqu'il voulut en porter un dans une petite cour à côté de la maison, où on les mettait pendant le jour, il chancela sous le poids et cassa un carreau; Noé vint gracieusement à son aide, le consola en l'assurant qu'il le payerait, et daigna lui donner un coup de main. M. Sowerberry descendit bientôt, et presque aussitôt Mme Sowerberry parut; Olivier paya le carreau, suivant la prédiction de Noé, et suivit celui-ci à la cuisine pour déjeuner.
«Venez près du feu, Noé, dit Charlotte; j'ai retiré pour vous du déjeuner de monsieur un bon petit morceau de lard. Olivier, ferme la porte derrière M. Noé; prends les morceaux de pain que j'ai mis sur le couvercle du coffre; voici ton thé; va-t'en l'avaler dans un coin et dépêche-toi, car il faut aller garder la boutique, entends-tu?
- Entends-tu, enfant trouvé? dit Noé Claypole.
- Quel drôle de corps vous faites, Noé! dit Charlotte; ne pouvez- vous laisser cet enfant tranquille?
- Le laisser tranquille! dit Noé; mais il me semble que tout le monde le laisse assez tranquille comme ça. Il n'a ni père ni mère qui se mêle de ses affaires; tous ses parents le laissent bien faire à sa guise; hein, Charlotte? Ah! ah!
- Farceur que vous êtes!» dit Charlotte en riant aux éclats.
Noé fit comme elle; puis ils jetèrent tous deux un coup d'oeil dédaigneux sur le pauvre Olivier Twist, qui grelottait assis sur un coffre au fond de la cuisine, et mangeait les restes de pain dur qu'on lui avait spécialement réservés.
Noé était un enfant de charité, mais non du dépôt de mendicité; il n'était pas enfant trouvé, car il pouvait faire remonter sa généalogie jusqu'à son père et à sa mère, qui demeuraient près de là; sa mère était blanchisseuse; son père, ancien soldat, ivrogne et retiré du service avec une jambe de bois et une pension de deux pence et demi par jour. Les garçons de boutique du voisinage avaient eu longtemps l'habitude d'apostropher Noé dans les rues par les surnoms les plus injurieux, et il avait souffert sans mot dire. Mais maintenant que la fortune avait jeté sur son chemin un pauvre orphelin sans nom, que l'être le plus vil pouvait montrer du doigt avec mépris, il se vengeait sur lui avec usure. C'est là un intéressant sujet de réflexion. Nous voyons sous quel beau côté se montre parfois la nature humaine, et avec quelle similitude les mêmes qualités aimables se développent chez le plus noble gentilhomme et chez le plus sale enfant de charité.
Il y avait trois semaines ou un mois qu'Olivier demeurait chez l'entrepreneur de pompes funèbres, et M. et Mme Sowerberry, après avoir fermé la boutique, soupaient dans la petite arrière- boutique, quand M. Sowerberry, après avoir considéré sa femme à plusieurs reprises de l'air le plus respectueux, entama la conversation.
«Ma chère amie…»
Il allait continuer, mais Mme Sowerberry leva les yeux d'une façon si revêche qu'il s'arrêta court.
«Eh bien, quoi? dit Mme Sowerberry avec humeur.
- Rien, chère amie, rien du tout, dit M. Sowerberry.
- Hein? niais que vous êtes, dit Mme Sowerberry.
- Du tout, ma chère, dit humblement M. Sowerberry; je pensais que vous ne vouliez pas m'écouter; je voulais dire seulement…
- Oh! gardez pour vous ce que vous aviez à dire, interrompit Mme Sowerberry; je suis comptée pour rien; ne me consultez pas, entendez-vous? Je ne veux pas me mêler de vos secrets.»
À ces mots, elle poussa un éclat de rire affecté qui faisait craindre des suites violentes.
«Mais, ma chère, dit Sowerberry, il me faut votre avis.
- Non, non, que vous importe mon avis? répliqua la femme d'un air pincé; demandez conseil à d'autres.»
Et elle réitéra ce rire forcé qui faisait trembler M. Sowerberry. Elle suivait en ceci la politique ordinaire aux femmes, celle qui leur réussit le plus souvent: elle forçait son mari à solliciter comme une faveur la permission de lui dire ce qu'elle était curieuse d'apprendre, et, après une petite querelle qui ne dura pas tout à fait trois quarts d'heure, elle accorda généreusement cette permission.
«C'est seulement au sujet du petit Olivier, dit M. Sowerberry; il a fort bonne mine, cet enfant.
- Le beau miracle! il mange assez pour ça, répondit la dame.
- Ses traits ont une expression de tristesse qui lui donne l'air très intéressant, reprit M. Sowerberry. Il ferait un excellent muet[3], ma chère.»
Mme Sowerberry leva la tête en signa d'étonnement; son mari s'en aperçut et, sans laisser le temps à la bonne dame de placer une observation, il continua:
«Non pas un muet pour accompagner le convoi des grandes personnes, ma chère, mais seulement pour les convois d'enfants; ce serait une nouveauté d'avoir un muet d'un âge en rapport avec celui du défunt. Soyez sûre que cela ferait un effet superbe.»
Mme Sowerberry, qui montrait un goût exquis dans les questions relatives aux pompes funèbres, fut frappée de la nouveauté de cette idée; mais comme elle eût compromis sa dignité en approuvant son mari, dans la circonstance actuelle, elle se contenta de lui demander avec beaucoup d'aigreur comment il se faisait que cette idée ne lui fût pas venue à l'esprit depuis longtemps. M. Sowerberry en conclut avec raison que sa proposition était bien accueillie; il fut décidé sur-le-champ qu'Olivier serait tout d'abord initié aux mystères de la profession, et que, dans ce but, il accompagnerait son maître à la première occasion.
Elle ne se fit pas longtemps attendre. Le lendemain matin, après le déjeuner, M. Bumble entra dans la boutique, et, appuyant sa canne contre le comptoir, tira de sa poche son grand portefeuille de cuir, et y prit un bout de papier qu'il passa à Sowerberry.
«Ah! dit l'entrepreneur, en le parcourant des yeux d'un air réjoui; c'est une commande pour un cercueil, hein?
- Pour un cercueil d'abord, et un enterrement paroissial ensuite, dit M. Bumble en fermant son portefeuille qui était, comme lui, très rebondi.
- Bayton? dit l'entrepreneur, cessant de lire et regardant
M. Bumble; voilà la première fois que j'entends ce nom-là.
- Des entêtés, monsieur Sowerberry, répondit M. Bumble en hochant la tête; des entêtés, et des orgueilleux, je le crains.
- Des orgueilleux? s'écria M. Sowerberry avec un rire moqueur; pour le coup, c'est trop fort.
- Ça fait pitié, dit le bedeau; ça fait suer.
- D'accord, répondit le fabricant de cercueils d'un air approbatif.
- Nous n'avons entendu parler d'eux qu'avant-hier soir, dit le bedeau; et nous n'aurions rien su sur leur compte, si une femme qui loge dans la même maison ne s'était adressée au comité paroissial pour le prier d'envoyer le chirurgien paroissial visiter une femme qui était au plus mal. Il était sorti pour dîner; mais son aide, qui est un garçon fort habile, leur envoya haut la main une médecine dans une bouteille à cirage.
- Ah! voila ce qu'on peut appeler de la promptitude, dit l'entrepreneur.
- Sans doute, reprit le bedeau; mais qu'en est-il résulté? Savez- vous jusqu'où a été l'ingratitude de ces rebelles, monsieur? Croiriez-vous que le mari a renvoyé dire que la médecine ne convenait pas au genre de maladie de sa femme et qu'elle ne la prendrait pas? Entendez-vous cela? qu'elle ne la prendrait pas! une médecine excellente, énergique, salutaire, qu'on avait administrée avec succès, pas plus tard qu'il y a huit jours, à deux manoeuvres irlandais et à un portefaix; qu'on lui avait envoyée pour rien, avec la bouteille par-dessus le marché; et il fait dire qu'elle ne la prendra pas, monsieur!
Comme l'atrocité de cette conduite se présentait dans toute sa force à l'esprit de M. Bumble, il donna, de colère, un grand coup de canne sur le comptoir, et devint pourpre d'indignation.
«Oh! dit Sowerberry, jamais de ma vie…
- Non, jamais! s'écria le bedeau; jamais pareille infamie n'a été commise; mais maintenant qu'elle est morte, il s'agit de l'enterrer; voici l'adresse: le plus tôt sera le mieux.»
Et M. Bumble, dans son accès d'emportement, mit son tricorne à l'envers, et s'élança hors de la boutique.
«Tiens! Olivier, il était si en colère qu'il a oublié de demander de tes nouvelles, dit M. Sowerberry en suivant des yeux le bedeau qui arpentait la rue à grands pas.
- Oui, monsieur,» répondit Olivier, qui s'était prudemment tenu à l'écart pendant l'entretien, et qui tremblait de tout son corps au seul souvenir de la voix de M. Bumble.
Il était pourtant superflu qu'il cherchât à échapper à la vue de M. Bumble: car ce fonctionnaire, sur lequel la prédiction du monsieur au gilet blanc avait fait une vive impression, pensait que, maintenant que l'entrepreneur des pompes funèbres avait pris Olivier à l'essai, il valait mieux éviter d'aborder ce sujet, jusqu'à ce que l'enfant fût engagé pour une période de sept ans, et qu'on fut ainsi définitivement rassuré sur le danger de le voir retomber à la charge de la paroisse.
«Allons, dit M. Sowerberry en mettant son chapeau, plus tôt cette besogne sera terminée et mieux ce sera. Noé, attention à la boutique. Olivier, mets ta casquette et suis-moi.» Olivier obéit et suivit son maître dans l'exercice de sa profession.
Ils marchèrent quelque temps à travers le quartier le plus populeux de la ville, puis descendirent une ruelle étroite plus sale et plus misérable que les autres, et s'arrêtèrent pour chercher de l'oeil la maison en question. Des deux côtés de la rue, les maisons étaient hautes et grandes, mais très vieilles, et occupées par les gens de la classe la plus pauvre, comme leur apparence négligée l'aurait suffisamment indiqué, sans qu'il fût besoin de la présence d'un petit nombre d'hommes et de femmes qui, les bras croisés et le corps plié en deux, traversaient de temps à autre furtivement la rue. La plupart de ces habitations avaient sur le devant des boutiques hermétiquement fermées et tombant en ruines: il n'y avait d'habité que les étages supérieurs. D'autres menaçaient de s'écrouler et étaient étayées par de grosses poutres appliquées aux murailles et solidement fixées dans le sol; mais ces réduits lézardés, semblaient servir de retraite pour la nuit à quelques vagabonds sans asile: car plusieurs des planches grossières qui bouchaient la porte et les fenêtres avaient été arrachées, de manière à laisser une ouverture suffisante pour y passer le corps. Le ruisseau était sale et stagnant. Les rats eux- mêmes, qui ça et là se vautraient dans cette ordure, étaient d'une maigreur affreuse.
Il n'y avait ni marteau ni cordon de sonnette à la porte où s'arrêtèrent Olivier et son maître; celui-ci se glissa à tâtons dans un passage obscur, dit à Olivier de se tenir sur ses talons et de n'avoir pas peur, monta au premier étage et, trébuchant contre une porte sur le palier, y frappa doucement.
Une jeune fille de treize à quatorze ans vint ouvrir. L'entrepreneur vit tout de suite, à l'aspect de la chambre, que c'était bien là qu'il avait affaire; il entra, et Olivier le suivit.
Il n'y avait pas de feu dans la chambre; un homme était accoudé machinalement sur le poêle vide; une vieille femme était assise près de lui sur un tabouret; dans un coin se tenaient plusieurs enfants déguenillés, et dans un petit renfoncement, en face de la porte, gisait sur le plancher un objet enveloppé d'une vieille couverture. Olivier frissonna en jetant les yeux de ce coté et se serra involontairement contre son maître; malgré la couverture, Olivier devina que c'était un cadavre.
L'homme était pâle et décharné; il avait les yeux injectés, la barbe et les cheveux grisonnants; la vieille femme était ridée; elle avait des yeux animés et perçants, et les deux dents qui lui restaient avançaient sur sa lèvre inférieure. Olivier avait peur de les regarder l'un ou l'autre: ils lui rappelaient trop les rats qu'il avait vus si maigres dans la rue.
«Nul ne la touchera, dit l'homme en s'élançant vers l'entrepreneur qui s'approchait du grabat. Arrière, arrière! vous dis-je, si vous tenez à la vie.
- Sottise! mon brave homme, dit l'entrepreneur, qui était habitué à voir la misère sous toutes ses formes; sottise que cela!
- Je vous répète, dit l'homme en serrant les poings et en frappant le plancher avec fureur, je vous répète que je ne veux pas qu'on l'enterre; elle ne pourrait dormir là. Les vers la tourmenteraient sans trouver rien à manger; elle est si décharnée!»
L'entrepreneur ne répondit rien à ce malheureux en délire, mais tirant une ficelle de sa poche, il s'agenouilla un instant à côté du corps.
«Ah! dit l'homme fondant en larmes et se jetant à genoux aux pieds de la pauvre morte, mettez-vous à genoux, mettez-vous tous à genoux autour d'elle et écoutez-moi. C'est de faim qu'elle est morte; jusqu'au moment où la fièvre l'a saisie, je ne savais pas combien elle était mal; mais alors les os lui perçaient la peau; nous n'avions ni feu ni chandelle; elle est morte dans les ténèbres, oui dans les ténèbres; elle n'a pas même pu voir la figure de ses enfants, mais nous l'entendions les appeler dans son agonie. J'ai été dans la rue mendier pour elle, et on m'a mis en prison. À mon retour, elle était mourante; mon coeur s'est desséché, en voyant qu'ils l'avaient laissée mourir de faim. Je le jure devant Dieu qui en a été témoin, elle est morte de faim!» Il s'arracha les cheveux, poussa un cri horrible et se roula sur le plancher, l'oeil hagard et l'écume sur les lèvres.
Les enfants épouvantés se mirent à pleurer; mais la vieille femme, qui était restée jusqu'alors immobile et comme étrangère à ce qui se passait autour d'elle, les menaça pour les faire taire; puis ayant détaché la cravate de l'homme qui gisait sur le plancher, elle s'avança en chancelant vers l'entrepreneur.
«C'était ma fille, dit-elle en faisant un signe de tête du côté du cadavre et en parlant avec l'air effaré d'une idiote, plus hideuse à voir que la mort même. Mon Dieu! mon Dieu! dire que je lui ai donné la vie dans le temps que j'étais femme, et que maintenant je suis vivante et joyeuse, tandis qu'elle est là étendue, froide et roide. Mon Dieu! mon Dieu! quand j'y pense! c'est une comédie! une vraie comédie!»
Tandis que la pauvre vieille marmottait ces paroles avec un affreux ricanement, l'entrepreneur se disposait à sortir.
«Attendez! attendez! dit-elle en forçant sa voix cassée; l'enterrement est-il pour demain, pour après-demain, ou pour ce soir? Je l'ai ensevelie et je dois l'accompagner, n'est-ce pas? Envoyez-moi un grand manteau; un manteau bien chaud, car le froid, est vif; nous devrions avoir aussi un gâteau et du vin avant de partir; mais n'importe; envoyez-nous du pain; rien qu'un morceau de pain et un verre d'eau. Nous enverrez-vous du pain, mon ami? dit-elle vivement en s'attachant à l'habit de M. Sowerberry qui regagnait la porte.
- Oui, oui, sans doute, dit-il, vous aurez quelque chose; tout ce qu'il vous faudra.»
Il se dégagea de l'étreinte de la vieille femme et, traînant
Olivier après lui, il s'élança au dehors.
Le lendemain, la famille ayant reçu dans l'intervalle le secours d'un pain de deux livres et d'un morceau de fromage, apportés par M. Bumble en personne, Olivier et son maître revinrent à cette misérable demeure, où M. Bumble les avait précédés, accompagnés de quatre hommes du dépôt de mendicité, qui devaient servir de porteurs. Un vieux manteau noir couvrait les haillons de la vieille femme et du mari. On vissa le cercueil; les porteurs le chargèrent sur leurs épaules et le descendirent dans la rue.
«Maintenant, la vieille, tâchez d'allonger le pas, dit tout bas Sowerberry; nous sommes en retard et il ne faut pas faire attendre le prêtre… Avancez, porteurs, aussi vite que vous voudrez.»
Ceux-ci prirent une allure rapide avec leur léger fardeau, tandis
que la vieille femme et l'homme les suivaient de leur mieux.
M. Bumble et Sowerberry marchaient en tête d'un pas dégagé, et
Olivier, avec ses petites jambes courait à côté du convoi.
Il n'était pourtant pas aussi urgent de se presser que M. Sowerberry le prétendait; quand ils eurent atteint le coin obscur du cimetière où poussent les orties et où sont les fosses de la paroisse, le prêtre n'était pas encore arrivé, et le clerc, assis au coin du feu dans la sacristie, donna à entendre que probablement il ne viendrait pas avant une heure. En conséquence, on déposa la bière au bord de la fosse; l'homme et la vieille femme attendirent patiemment dans la boue, sous une pluie froide et pénétrante, tandis que des enfants déguenillés, attirés par la curiosité, jouaient à cache-cache derrière les tombes, ou sautaient à pieds joints par-dessus le cercueil; Sowerberry et Bumble, amis intimes du clerc, se chauffaient avec lui et lisaient le journal.
Enfin, après plus d'une heure d'attente, M. Bumble, Sowerberry et le clerc se dirigèrent en hâte vers la fosse, et en même temps parut le prêtre, qui mettait son surplis en marchant. M. Bumble gourmanda un ou deux enfants pour sauver les apparences; et le respectable ecclésiastique, après avoir lu l'office des morts pendant quatre minutes, remit son surplis au clerc et s'en alla.
«Maintenant, Bill, remplis,» dit Sowerberry au fossoyeur. La tâche était facile; car la fosse était si pleine que le dernier cercueil était à quelques pieds seulement du niveau du sol. Le fossoyeur jeta sur la bière quelques pelletées de terre qu'il foula sous ses pieds, mit sa pelle sur son épaule, et s'éloigna, suivi des enfants, qui se plaignaient que leur amusement fût si vite terminé.
«Allons, venez, mon brave homme, dit Bumble en frappant doucement sur l'épaule du pauvre malheureux; on va fermer le cimetière.»
Celui-ci, qui n'avait pas fait un mouvement depuis qu'il était arrivé au bord de la fosse, tressaillit, leva la tète, regarda fixement celui qui lui parlait, fit quelques pas, et tomba évanoui. La vieille folle était trop occupée de la perte de son manteau, que l'entrepreneur lui avait repris, pour faire attention à autre chose; on fit revenir à lui l'homme évanoui avec une douche d'eau froide; on le déposa sain et sauf hors du cimetière, et, après avoir fermé à clef la porte, chacun s'en retourna chez soi.
«Eh bien, Olivier, dit Sowerberry en regagnant sa boutique, comment trouves-tu cela?
- Assez bien, monsieur, je vous remercie, répondit l'enfant en hésitant beaucoup; pas trop bien, monsieur.
- Bah! tu t'y feras, Olivier, dit Sowerberry; ça ne vous fait plus rien du tout, une fois qu'on y est fait, mon garçon.»
Olivier aurait bien voulu savoir s'il avait fallu beaucoup de temps à son maître pour s'y accoutumer; mais il crut sage de ne pas hasarder cette question, et s'en retourna à la boutique, la tête pleine de tout ce qu'il venait de voir et d'entendre.
CHAPITRE VI. Olivier, poussé à bout par les sarcasmes de Noé, engage une lutte et déconcerte son ennemi.
Au bout d'un mois d'essai, Olivier fut définitivement apprenti; il y eut précisément alors une bonne saison d'épidémies. En style de commerce, les cercueils étaient en hausse; et dans l'espace de quelques semaines, Olivier acquit beaucoup d'expérience; le succès de l'ingénieuse spéculation de M. Sowerberry dépassait son espérance. Les plus vieux habitants ne se souvenaient pas d'avoir jamais vu la rougeole si intense et si meurtrière pour les enfants; nombreux furent les convois en tête desquels marchait le petit Olivier avec un chapeau garni d'un crêpe qui lui tombait jusqu'aux genoux, à l'étonnement et à l'admiration de toutes les mères. Olivier accompagnait aussi son maître à presque tous les convois d'adultes, afin d'acquérir l'impassibilité de maintien et l'insensibilité complète qui sont si nécessaires à un croque-mort accompli, et il eut souvent occasion d'observer la belle résignation et la force d'âme avec laquelle les gens courageux savent supporter la perte de leurs proches.
Ainsi, quand on commandait à Sowerberry un convoi pour quelque personne vieille et riche, possédant un grand nombre de neveux et de nièces, lesquels pendant la dernière maladie s'étaient montrés inconsolables, et dont la douleur n'avait pu se contenir en public, on les trouvait chez eux aussi heureux que possible, joyeux et satisfaits, conversant ensemble avec autant de gaieté et de liberté d'esprit que s'ils n'avaient éprouvé aucune perte. Certains maris supportaient avec un calme admirable la perte de leur femme; les femmes, de leur côté, en portant le deuil de leur mari, avaient soin de le rendre aussi attrayant que possible; il était aussi à remarquer que ceux dont la douleur avait le plus éclaté au convoi, se calmaient en rentrant chez eux, et étaient tout à fait remis avant l'heure du thé. Ce spectacle à la fois curieux et consolant excitait l'étonnement d'Olivier.
Je ne puis affirmer avec certitude, en ma qualité de biographe, que l'exemple de ces braves gens ait disposé Olivier à la résignation; mais il est certain qu'il continua pendant plusieurs mois à supporter patiemment la domination et les mauvais traitements de Noé Claypole, qui le maltraitait plus que jamais depuis que sa jalousie était excitée en voyant le nouveau venu décoré d'un chapeau à crêpe et d'un bâton noir, tandis que lui, son ancien, portait toujours le bonnet en forme de marmite, la culotte de peau, le costume enfin de l'école de charité; Charlotte le maltraitait aussi pour imiter Noé, et Mme Sowerberry était son ennemie déclarée, parce que son mari était bien disposé pour lui: de sorte qu'ayant à lutter à la fois contre cette ligue et contre le dégoût que lui inspiraient les funérailles, Olivier n'était pas tout à fait aussi à l'aise que le rat de la fable dans son fromage de Hollande.
J'arrive maintenant à un fait très important dans l'histoire d'Olivier; j'ai à parler d'une action qui peut d'abord paraître presque indifférente, mais qui modifia et changea complètement son avenir.
Olivier et Noé étaient un jour descendus à la cuisine, à l'heure habituelle du dîner, pour se régaler d'un petit morceau de mouton; une livre et demie de la viande la plus commune. Mais Charlotte était sortie, et, pendant son absence, le sieur Noé Claypole, affamé et vicieux, crut qu'il ne pouvait mieux passer le temps qu'à tourmenter et molester le petit Olivier Twist.
Pour se donner cette innocente distraction, Noé mit les pieds sur la nappe, tira les cheveux d'Olivier, lui pinça les oreilles, et lui déclara qu'il n'était qu'un «capon» Il annonça le projet d'aller le voir pendre un jour; enfin il n'y eut pas de malices qu'il ne se permît, comme un méchant enfant de charité qu'il était. Mais, comme rien de tout cela ne faisait pleurer Olivier, Noé essaya d'un moyen plus ingénieux; il fit ce que beaucoup de petits esprits, bien plus célèbres que Noé, font journellement pour être spirituels: il eut recours aux personnalités.
«Petit bâtard! dit Noé; comment se porte ta mère?
- Elle est morte, répondit Olivier. Ne m'en parlez pas, je vous prie.»
L'enfant rougit en disant ces mots. Sa respiration était précipitée, et, à voir la contraction de ses lèvres et de ses narines, M. Claypole crut qu'il allait fondre en larmes; aussi revint-il à la charge.
«De quoi est-elle morte, ta mère? dit Noé.
- De désespoir, à ce qu'on m'a dit, répondit Olivier, comme s'il se parlait à lui-même; et je crois que je comprends ce que c'est que de mourir ainsi!
- Tra déri déra, petit bâtard! dit Noé en voyant une larme couler sur la joue de l'enfant; qu'est-ce qui te fait pleurnicher à présent?
- Ce n'est pas vous, répondit Olivier en essuyant vite la larme qui mouillait sa joue; ne croyez pas que ce soit vous.
- Ah! vraiment! ce n'est pas moi? dit Noé en ricanant.
- Non, ce n'est pas vous, reprit Olivier d'un ton sec; tenez, en voilà assez; n'ajoutez plus un mot sur ma mère; c'est ce que vous avez de mieux à faire.
- Ce que j'ai de mieux à faire! s'écria Noé; en vérité! ne fais pas l'impudent, méchant orphelin. Il paraît que ta mère était une belle femme, hein?»
Et ici Noé secoua la tête d'une manière expressive et fronça de toute sa force son petit nez rouge.
«Tu sais bien, orphelin, continua Noé, encouragé par le silence d'Olivier, et d'un ton de feinte compassion (le plus blessant de tous), tu sais bien que tu n'y peux rien, que personne n'y peut rien; j'en suis bien fâché pour toi; tu sais sans doute, enfant trouvé, que ta mère était une vraie coureuse.
- Comment dites-vous? demanda Olivier en levant bien vite la tête.
- Une vraie coureuse, répondit froidement Noé; et au fait, il vaut mieux qu'elle soit morte, car elle se serait fait enfermer, ou transporter, ou pendre, ce qui est encore plus probable.»
Le visage en feu, Olivier s'élança, renversa chaise et table, saisit Noé à la gorge, le secoua avec une telle rage que ses dents claquaient, et, rassemblant toutes ses forces, il lui appliqua un tel coup qu'il l'étendit à terre.
Un instant auparavant, cet enfant accablé de mauvais traitements était la douceur même; mais son courage s'était éveillé enfin; l'outrage fait à la mémoire de sa mère l'avait mis hors de lui; son coeur battait violemment; il avait une attitude fière, l'oeil vif et animé; tout en lui était changé, maintenant qu'il voyait son lâche persécuteur étendu à ses pieds, et il le défiait avec une énergie qu'il ne s'était jamais connue auparavant.
«À l'assassin! criait Noé; Charlotte, madame! l'apprenti m'assassine; au secours! au secours! Olivier est enragé! Char…lotte!»
Aux hurlements de Noé, Charlotte répondit par un cri perçant et Mme Sowerberry par un cri plus perçant encore: la première s'élança dans la cuisine par une porte latérale; la seconde s'arrêta sur l'escalier, afin de s'assurer qu'elle n'exposait pas sa vie en allant plus loin.
«Ah! petit misérable! s'écria Charlotte en étreignant Olivier de toute sa force, qui égalait bien celle d'un homme robuste et bien portant; ah! petit ingrat! assassin! monstre!»
Et à chaque syllabe Charlotte donnait à Olivier un coup de toute sa force et l'accompagnait d'un cri perçant, pour la plus grande gloire de la société, dont elle prenait en main la cause.
Le poing de Charlotte n'était pas léger; mais, dans la crainte qu'il ne fût pas suffisant pour calmer la colère d'Olivier, Mme Sowerberry s'aventura dans la cuisine et d'une main saisit l'enfant, tandis que de l'autre elle lui égratignait la figure. Enfin Noé, profitant des avantages de sa position, se releva et donna des coups à Olivier par derrière.
Cet exercice était trop violent pour durer longtemps; quand ils furent tous trois fatigués de frapper, ils entraînèrent l'enfant qui criait et se débattait, mais n'était nullement intimidé, dans le cellier, où ils l'enfermèrent à clef; puis Mme Sowerberry tomba épuisée sur une chaise et fondit en larmes.
«Dieu! voilà qu'elle se pâme! dit Charlotte. Noé, mon cher, vite un verre d'eau!
- Oh! Charlotte, dit Mme Sowerberry en parlant de son mieux, malgré son étouffement et la forte dose d'eau froide que Noé lui versait sur la tête et les épaules; oh! Charlotte; quelle chance nous avons eue de n'être pas tous assassinée dans notre lit!
- Ah! une grande chance, bien vrai, madame, répondit Charlotte. J'espère seulement que ceci apprendra à monsieur à ne plus recevoir de ces êtres terribles, qui sont nés pour le meurtre et le vol, dès le berceau. Pauvre Noé! il était presque tué quand je suis entrée.
- Pauvre garçon! dit Mme Sowerberry en jetant un regard de compassion sur l'apprenti.
Noé, qui avait la tête et les épaules de plus qu'Olivier, se frottait les yeux avec la paume des mains tandis qu'on s'apitoyait ainsi sur son sort, et sanglotait de son mieux.
«Qu'allons-nous faire? s'écria Mme Sowerberry; mon mari est sorti, il n'y a point d'homme à la maison; et Olivier va enfoncer la porte à coups de pied avant dix minutes.»
Les violentes secousses que celui-ci imprimait à la porte du cellier rendaient en effet ce résultat probable.
«Mon Dieu! mon Dieu! je n'en sais rien, madame, dit Charlotte…
Si nous faisions venir la police?
- Ou la garde? ajouta M. Claypole.
- Non, non, dit Mme Sowerberry se souvenant de l'ancien ami d'Olivier. Noé, courez chez M. Bumble et dites-lui de venir tout de suite, de ne pas perdre une minute; ne cherchez pas votre casquette. Dépêchez-vous; vous n'avez en chemin qu'à tenir un couteau appliqué sur votre oeil, cela fera diminuer l'enflure.»
Noé n'en attendit pas davantage et s'élança dehors au plus vite. Les gens qui étaient dans les rues s'étonnèrent de voir un garçon de l'école de charité courir ainsi à perdre haleine, sans casquette et une lame de couteau sur l'oeil.
CHAPITRE VII.
Olivier persiste dans sa rébellion.
Noé Claypole courut à toutes jambes et ne s'arrêta pour reprendre haleine qu'à la porte du dépôt de mendicité. Il attendit une minute environ, afin de recommencer ses sanglots de plus belle, et de donner à sa figure une expression de douleur et de terreur violente; puis il frappa rudement à la porte, et présenta au vieil indigent qui vint lui ouvrir une physionomie si piteuse que celui- ci, bien qu'habitué à ne voir autour de lui que des visages malheureux, recula d'étonnement.
«Que peut-il être arrivé à ce garçon? se dit le vieux pauvre.
- Monsieur Bumble! monsieur Bumble!» criait Noé, feignant l'épouvante, et avec une telle force, que non seulement il se fit entendre de M. Bumble qui avait l'oreille dure, mais qu'il l'alarma au point de le faire s'élancer dans la cour sans son tricorne; circonstance remarquable et vraiment curieuse en ce qu'elle montre qu'un bedeau lui-même, sous l'empire d'une émotion soudaine et puissante, peut momentanément perdre la tète et oublier sa dignité personnelle, «Oh! monsieur Bumble, dit Noé; c'est Olivier, monsieur, c'est Olivier qui a…
- Comment? comment? interrompit M. Bumble avec une expression de joie dans son regard terne. Il ne s'est pas échappé? il ne s'est pas échappé, n'est-ce pas, Noé?
- Non, non, monsieur, il ne s'est pas échappé; mais il est devenu mauvais sujet, répondit Noé. Il a voulu m'assassiner, monsieur, puis il a essayé de tuer Charlotte et madame. Oh! que je souffre! oh! monsieur, quelles tortures!
Et Noé se tordait en tous sens comme une anguille, pour faire croire à M. Bumble que, dans l'attaque violente et féroce d'Olivier Twist, il avait éprouvé quelque grave lésion interne qui lui faisait souffrir des douleurs atroces.
Quand Noé vit l'effet que ses paroles produisaient sur M. Bumble, il voulut l'émouvoir encore davantage en se lamentant sur ses blessures bien plus fort qu'auparavant; et, quand il vit un monsieur à gilet blanc traverser la cour, il gémit d'une manière plus tragique que jamais, parce qu'il crut de la plus grande importance d'attirer l'attention et d'exciter l'indignation dudit personnage.
L'attention de celui-ci fut en effet bientôt éveillée: car il n'avait pas fait trois pas qu'il se retourna brusquement et demanda pourquoi hurlait ce jeune mâtin, et pourquoi M. Bumble ne lui administrait pas quelques coups pour lui faire mieux articuler ses plaintes.
«C'est un pauvre garçon de l'école de charité, monsieur, répondit M. Bumble, qui a été presque assassiné par le jeune Twist. Il l'a échappé belle.
- Parbleu, j'en étais sûr, s'écria le monsieur au gilet blanc en s'arrêtant tout court; j'ai eu dès le principe un singulier pressentiment, c'est que ce jeune sauvage finirait à la potence.
- Il a aussi voulu assassiner la domestique, dit M. Bumble, pâle de frayeur.
- Et sa maîtresse aussi, ajouta M. Claypole.
- Et puis son maître, n'est-ce pas, Noé? dit M. Bumble.
- Non, il était sorti, sans quoi il l'eût tué, répondit Noé; il disait qu'il voulait le tuer.
- Ah! il a dit cela, mon garçon? répliqua le monsieur au gilet blanc.
- Oui, monsieur, répondit Noé, et ma maîtresse demande si M. Bumble pourrait venir tout de suite fouetter Olivier, parce que monsieur est sorti.
- Certainement, mon garçon,» dit le monsieur au gilet blanc, en souriant avec bonté et en passant sa main sur la tête de Noé qui avait au moins trois pouces de plus que lui; il ajouta: «Tu es un brave garçon, un digne garçon; voici un penny pour ta peine. Bumble, prenez votre canne, et allez chez Sowerberry. Faites pour le mieux, ne le ménagez pas, Bumble.
- Non, monsieur, certainement non, répondit le bedeau en ajustant un fouet au bout de sa canne.
- Dites à Sowerberry de ne pas l'épargner; on n'en fera jamais rien si on ne le rosse d'importance, dit le monsieur au gilet blanc.
- J'y veillerai, monsieur, répondit le bedeau;» et après avoir ajusté son tricorne et sa canne, M. Bumble prit en toute hâte avec Claypole le chemin de la maison de l'entrepreneur de pompes funèbres.
La situation ne s'était pas améliorée. M. Sowerberry n'était pas rentré, et Olivier continuait à donner de vigoureux coups de pied dans la porte du cellier. Mme Sowerberry et Charlotte firent une si étrange peinture de la férocité de l'enfant, que M. Bumble crut prudent de parlementer avant d'ouvrir la porte. Il commença par y donner un coup de pied, en manière d'exorde; puis, appliquant sa bouche sur la serrure, il dit d'une voix forte et imposante:
«Olivier!
- Allons, ouvrez-moi la porte! répondit l'enfant.
- Reconnais-tu la voix qui te parle, Olivier? dit M. Bumble.
- Oui, répondit-il.
- Et vous n'êtes pas épouvanté, monsieur? Vous ne tremblez pas à ma voix, monsieur? dit M. Bumble.
- Non!» répondit courageusement Olivier.
Une réponse si différente de celle qu'il attendait et à laquelle il était accoutumé fit hésiter M. Bumble, il quitta le trou de la serrure, se redressa, de toute sa hauteur, et considéra l'un après l'autre les trois témoins de cette scène, sans prononcer une parole.
«Voyez-vous, monsieur Bumble, dit Mme Sowerberry, il faut qu'il soit devenu fou. Un enfant, ne fut-il qu'à demi raisonnable, ne se hasarderait jamais à vous parler ainsi.
- Ce n'est pas de la folie, répondit M. Bumble, après quelques instants de profonde réflexion; c'est la viande.
- Comment? s'écria Mme Sowerberry.
- Oui, madame, la viande, la viande, reprit Bumble d'un ton magistral; vous l'avez nourri outre mesure, madame. Vous avez fait naître en lui une âme et un esprit artificiels, déplacés chez quelqu'un de sa condition. Messieurs du Conseil d'administration, qui sont des philosophes pratiques, vous le diront, madame Sowerberry. Qu'ont à faire les pauvres d'une âme et d'un esprit? C'est bien assez pour nous d'entretenir la vie dans leur corps. Si vous n'aviez donné que du gruau à ce garçon, jamais pareille chose ne fût advenue.
- Mon Dieu! dit Mme Sowerberry en levant pieusement les yeux vers le plafond de la cuisine; voilà ce que c'est que d'être généreux!»
La générosité de Mme Sowerberry pour Olivier avait consisté à lui prodiguer les restes dont personne n'eût voulu. Aussi y avait-il de sa part une grande abnégation à rester sous le coup de l'accusation portée contre elle par Bumble, et dont elle était absolument innocente, de pensée, de parole et d'action.
«Tenez, dit M. Bumble à la dame qui tenait ses yeux baissés vers la terre; la seule chose à faire maintenant, à mon sens, c'est de le laisser dans le cellier pendant un jour ou deux, jusqu'à ce que la faim l'affaiblisse, et ensuite de le mettre en liberté et de le nourrir de gruau pendant tout son apprentissage; il sort d'une mauvaise famille, de gens irritables, madame Sowerberry; la nourrice et le médecin m'ont dit que sa mère était arrivée ici après des difficultés et des fatigues qui auraient tué depuis longtemps une femme bien portante.»
M. Bumble en était là de son discours quand Olivier, qui entendait assez le dialogue pour comprendre qu'on faisait allusion à sa mère, recommença à donner des coups de pied dans la porte, de manière qu'on ne pouvait s'entendre. Sowerberry rentra sur ces entrefaites; on lui expliqua l'attentat d'Olivier, avec toute l'exagération que les femmes crurent propre à le mettre en colère; en un clin d'oeil il ouvrit la porte du cellier il en fit sortir par la collet l'apprenti rebelle.
Les vêtements d'Olivier avaient été déchirés dans la lutte; il avait la figure égratignée et écorchée, les cheveux en désordre sur le front. Sa colère n'était pourtant pas éteinte, et, en sortant de sa prison, loin de paraître intimidé, il lança à Noé un regard menaçant.
«Vous êtes un gentil garçon! dit Sowerberry en donnant un soufflet à Olivier.
- Il a outragé ma mère, répondit Olivier.
- Eh bien! quand même… petit misérable, dit Mme Sowerberry; il n'en a pas dit assez sur elle; elle méritait encore pis.
- Non, dit l'enfant.
- Si vraiment, dit Mme Sowerberry.
- Vous mentez!» dit Olivier.
Mme Sowerberry fondit en larmes. Ce torrent de larmes ne laissait à son mari aucune alternative. S'il eût hésité un instant à punir Olivier plus sévèrement, il est clair comme le jour que, d'après les usages reçus dans les querelles de ménage, il eût été une brute, un mari dénaturé, un être méprisable et n'ayant d'humain que le visage, sans compter mille autres agréables épithètes trop nombreuses pour avoir place dans ce chapitre.
Il faut reconnaître qu'autant qu'il dépendait de lui (mais son autorité était fort limitée), il était bien disposé pour l'enfant, soit parce qu'il y allait de son intérêt, soit parce que sa femme le détestait. Le torrent de larmes de la dame ne lui laissa nulle ressource. En conséquence il administra à Olivier une correction telle, que Mme Sowerberry elle-même s'en montra satisfaite, et que la canne paroissiale de M. Bumble devint inutile. Le reste du jour, Olivier fut enfermé dans l'arrière-cuisine, en compagnie de la pompe et d'un morceau de pain sec; le soir, Mme Sowerberry, après avoir encore fait plusieurs remarques injurieuses pour la mémoire de sa mère, lui ouvrit la porte, et, au milieu des sarcasmes de Noé et de Charlotte, lui ordonna de gagner son lit.
Abandonné à lui-même dans la boutique morne et silencieuse du croque-mort, Olivier se livra aux réflexions que le traitement qu'il venait d'éprouver devait éveiller dans son coeur d'enfant. Il avait écouté les sarcasmes avec dédain; il avait supporté les coups sans pousser un cri: car il sentait se développer dans son coeur un sentiment d'orgueil qui l'eût empêché de proférer une plainte, quand même on l'eût brûlé vif: mais, maintenant que personne ne pouvait le voir ou l'entendre, il tomba à genoux sur le plancher et, cachant son visage dans ses mains, il versa de telles larmes qu'il faut souhaiter pour l'honneur de notre nature que Dieu veuille en faire rarement répandre de semblables à des enfants de cet âge!
Olivier resta longtemps immobile dans cette position. La chandelle allait finir de brûler quand il se leva; il regarda prudemment autour lui, écouta attentivement; puis il tira doucement les verrous de la porte d'entrée et regarda dans la rue.
La nuit était froide et sombre; les étoiles paraissaient à l'enfant plus éloignées de la terre qu'il ne les avait jamais vues; il ne faisait pas de vent; l'ombre que les arbres projetaient sur le sol était complètement immobile et avait quelque chose de sinistre et de sépulcral. Il referma doucement la porte, et, profitant des dernières lueurs de la chandelle pour réunir dans un mouchoir le peu d'effets qu'il possédait, il s'assit sur un banc et attendit les premières clartés du matin.
Dès qu'un rayon de lumière pénétra à travers les fentes des volets, Olivier se leva et tira de nouveau les verrous. Il jeta autour de lui un regard timide, hésita quelques instants, puis tira la porte derrière lui: il était dans la rue.
Il regarda à droite et à gauche, incertain du côté par où il fuirait. Il se souvint d'avoir vu les chariots, quand ils sortaient de la ville, gravir péniblement la colline; il prit la même direction, et arriva à un petit sentier à travers champs, qu'il savait rejoindre bientôt la grande route; il s'y engagea et se mit à marcher rapidement.
Il se rappela très bien avoir déjà suivi ce sentier, lorsqu'il trottait derrière M. Bumble, pour venir de la _Ferme _au dépôt de mendicité. Le chemin le conduisit tout droit à la chaumière; son coeur battit violemment à ce souvenir, et il était presque résolu à revenir sur ses pas; mais il avait déjà fait bien du chemin, et un détour lui ferait perdre beaucoup de temps: d'ailleurs il était si matin, qu'il avait peu à craindre d'être vu; il continua à avancer.
Il arriva à la ferme; il n'y avait pas d'apparence que ses petits habitants fussent debout à cette heure matinale: Olivier s'arrêta et jeta à la dérobée un coup d'oeil dans le jardin; un enfant arrachait les mauvaises herbes d'un carré dans un moment où il leva son visage pâle, Olivier reconnut en lui un de ses anciens compagnons. Olivier se sentit joyeux de le revoir avant de s'éloigner; quoique plus jeune que lui, cet enfant avait été son petit ami, son compagnon de jeu; ils avaient été tant de fois affamés, battus, enfermés ensemble!
«Chut, Dick! dit Olivier, comme l'enfant courait à la porte et passait ses petits bras à travers les barreaux pour lui faire accueil; est-ce qu'on est levé?
- Non, il n'y a que moi, répondit l'enfant.
- Il ne faut pas dire que tu m'as vu, Dick, reprit Olivier; je me sauve; on me bat et on me maltraite, Dick; je vais chercher fortune, si loin, si loin que je ne sais où. Comme tu es pâle!
- J'ai entendu le médecin dire que j'allais mourir, répondit l'enfant avec un léger sourire; je suis bien content de te voir, mon cher ami; mais ne t'arrête pas, ne t'arrête pas.
- Oui, oui; mais je veux te dire au revoir, reprit Olivier. Je te reverrai, Dick, j'en suis sûr; et alors tu seras bien portant et heureux.
- Je serai heureux, dit l'enfant, quand je serai mort, et pas avant, le médecin a raison, Olivier; car je rêve souvent du ciel et des anges, et de douces figures que je ne vois jamais quand je suis éveillé. Embrasse-moi! ajouta l'enfant en grimpant sur la petite porte et en croisant ses petits bras autour du cou d'Olivier. Adieu, mon cher ami; que Dieu te bénisse!»
Cette bénédiction sortait de la bouche d'un enfant, mais c'était la première qu'Olivier eût jamais entendu appeler sur sa tête. Au milieu des épreuves, des souffrances, des vicissitudes de sa vie, il ne l'oublia jamais.
CHAPITRE VIII. Olivier va à Londres, et rencontre en route un singulier jeune homme.
Arrivé à la barrière, au bout du sentier, Olivier se retrouva sur la grande route. Il était huit heures; et, bien qu'il fût à peu près à cinq milles de la ville, il courut, et se cacha par moments derrière les haies, jusqu'à midi, dans la crainte d'être poursuivi et rattrapé; il s'assit alors près d'une borne pour se reposer, et se mit à songer pour la première fois à l'endroit qu'il devait choisir pour tâcher de gagner sa vie.
La borne au pied de laquelle il était assis indiquait en gros caractères qu'elle était posée à soixante-dix milles de Londres; ce nom fit naître dans l'esprit de l'enfant une nouvelle suite de pensées. S'il allait à Londres, dans l'immense ville, où personne, pas même M. Bumble, ne pourrait le découvrir! il avait souvent entendu dire aux vieux indigents du dépôt qu'un garçon d'esprit n'était jamais dans le dénuement à Londres, et qu'il y avait dans cette grande ville des moyens d'existence dont les gens élevés à la campagne ne se doutaient pas. C'était bien l'endroit qui convenait à un garçon sans asile, destiné à mourir dans la rue, si on ne venait à son aide. Tout en se laissant aller à ces pensées, il se leva et continua sa route.
Il diminua encore de quatre bons milles la distance qui le séparait de Londres, sans songer à tout ce qu'il devrait souffrir avant d'atteindre le but de son voyage: comme cette réflexion se faisait jour dans son esprit, il ralentit sa marche, et se mit à méditer sur les moyens d'arriver à Londres. Il avait dans son paquet un morceau de pain, une mauvaise chemise, deux paires de bas, et dans sa poche un penny que lui avait donné Sowerberry après un enterrement où il s'était distingué encore plus que de coutume. C'est fort bon d'avoir une chemise blanche, pensait Olivier, et deux méchantes paires de bas, et un penny; mais c'est une mince ressource pour faire soixante-cinq milles à pied pendant l'hiver. Olivier avait comme bien des gens, l'esprit prompt et ingénieux à découvrir les difficultés, mais lent et paresseux à découvrir le moyen de les surmonter; de sorte qu'après avoir bien réfléchi, sans trouver la solution qu'il cherchait, il mit son petit paquet sur l'autre épaule et doubla le pas.
Il fit vingt milles ce jour-là, sans prendre autre chose que son morceau de pain sec et quelques verres d'eau qu'il demanda sur la route, à la porte des chaumières. À la nuit, il entra dans une prairie, se blottit au pied d'une meule de foin et résolut d'y attendre le jour. Il éprouva d'abord un sentiment de crainte en entendant le vent siffler tristement sur la campagne déserte, Il avait froid et faim, et se trouvait plus seul que jamais; la fatigue de la marche lui procura pourtant un prompt sommeil, et il oublia ses peines.
Le matin, en se levant, il se sentit engourdi par le froid, et il avait si faim qu'il acheta du pain pour un penny au premier village qu'il traversa, il n'avait pas fait plus de douze milles quand la nuit le surprit de nouveau; ses pieds étaient enflés et ses jambes si faibles qu'elles tremblaient sous lui; une seconde nuit passée à la belle étoile, par un temps froid et humide, acheva d'épuiser ses forces; et quand il voulut le matin continuer son voyage, il pouvait à peine se traîner, il attendit au pied d'une côte assez roide qu'une diligence vînt à passer, et il demanda l'aumône aux voyageurs de l'impériale; il n'y eut presque personne qui fit attention à lui; ceux qui le remarquèrent, lui dirent d'attendre qu'on fût arrivé au haut de la côte, et de leur montrer ensuite combien de temps il pouvait courir pour un demi- penny. Le pauvre Olivier essaya de suivre la diligence; mais il ne le put, à cause de son épuisement et de ses pieds tout meurtris; alors les voyageurs de l'impériale remirent leur demi-penny dans leur poche, en disant que c'était un petit fainéant, qui ne méritait rien. La diligence s'éloigna, ne laissant derrière elle qu'un nuage de poussière.
Dans quelques villages, de grands poteaux étaient plantés sur la route, et portaient un écriteau annonçant que quiconque mendierait serait mis en prison; cet avis effrayait beaucoup Olivier, et il s'éloignait au plus vite. Ailleurs, il s'arrêtait devant les cours d'auberge et regardait piteusement ceux qui allaient et venaient, jusqu'à ce que l'hôtesse donnât l'ordre à un des postillons qui flânaient dans la cour de chasser cet étrange garçon qui restait là, sans aucun doute, dans l'intention de dérober quelque chose. S'il mendiait à la porte d'une ferme, il arrivait neuf fois sur dix qu'on le menaçait de lâcher le chien après lui; s'il mettait le nez dans une boutique, on lui parlait du bedeau de la paroisse, et, à ce nom, il ne savait où se cacher.
Il est certain que, sans le bon coeur, d'un garde-barrière et la charité d'une vieille dame, les souffrances d'Olivier eussent été abrégées comme celles de sa mère, c'est-à-dire qu'il serait mort sur la grande route. Mais le garde-barrière lui donna du pain et du fromage, et la vieille dame, dont le petit-fils avait fait naufrage et errait dans quelque lointaine partie du monde, eut pitié du pauvre orphelin et lui donna le peu qu'elle avait, avec des paroles si douces et si bonnes, et avec des larmes de compassion telles, qu'elles firent sur le coeur d'Olivier plus d'impressions que toutes ses souffrances.
Le matin du septième jour après son départ, il atteignit, clopin- clopant, la petite ville de Barnet. Les volets étaient partout fermés, les rues désertes, et personne ne se rendait encore aux travaux de la journée. Le soleil se levait radieux, mais son éclat ne servait qu'à faire voir au pauvre enfant toute l'horreur de sa misère et de son isolement; il s'assit, couvert de poussière et les pieds en sang, sur les marches froides d'un perron.
Peu à peu les volets s'ouvrirent, les stores des fenêtres se levèrent, et les passants commencèrent à circuler. Quelques-uns, en petit nombre, s'arrêtaient un instant pour considérer Olivier, ou se détournaient seulement en passant rapidement; mais personne ne le secourut, personne ne prit la peine de lui demander comment il était venu là: il n'avait pas le coeur de mendier, et il restait assis immobile et silencieux.
Il y avait déjà quelque temps qu'il était là; il s'étonnait de voir tant de tavernes, car la moitié des maisons de Barnet sont des tavernes grandes ou petites; il regardait avec insouciance les voitures publiques qui passaient, et trouvait surprenant qu'elles pussent faire aisément en quelques heures un trajet qu'il avait mis une longue semaine à parcourir avec un courage et une résolution au-dessus de son âge.
Il fut tiré de sa rêverie en remarquant qu'un jeune garçon, qui était passé devant lui quelques instants auparavant sans avoir l'air de le voir, était revenu sur ses pas et s'était placé de l'autre côté de la rue pour l'observer attentivement. Il y fit d'abord peu d'attention; mais ce garçon resta si longtemps devant lui dans la même attitude, qu'Olivier leva la tête et le considéra avec le même intérêt. Alors celui-ci traversa la rue, et se dirigeant vers Olivier lui dit:
«Eh bien! camarade, quoi qui se passe?
Le garçon qui adressait cette question à notre jeune voyageur était à peu près de même âge que lui; c'était l'individu le plus original qu'Olivier eût jamais vu: il avait le nez retroussé, le front bas, les traits communs, et l'extérieur le plus sale qu'on pût voir, ce qui ne l'empêchait pas de se donner des airs de monsieur. Il était de petite taille, avec des jambes arquées et de vilains petits yeux effrontés; son chapeau était posé si légèrement sur sa tête, qu'il semblait toujours près de tomber; et il serait tombé, en effet, sans une brusque secousse que le jeune homme imprimait de temps à autre à sa tête, pour le ramener à sa place primitive. Il portait un habit qui lui descendait jusqu'aux talons; il avait les manches relevées presque jusqu'au coude, probablement dans le but d'enfoncer ses mains, comme il faisait alors, dans les poches de son pantalon de velours. Enfin, il était aussi fringant, avec ses brodequins à la Blucher, que le fut jamais jeune homme de sa taille, c'est-à-dire de quatre pieds six pouces.
«Eh bien! camarade, quoi qui se passe? demanda à Olivier cet étrange interlocuteur.
- J'ai bien faim et je suis bien fatigué, répondit Olivier les larmes aux yeux. J'ai fait un long trajet. Voilà sept jours que je marche.
- Sept jours de marche! dit le jeune homme; ah! j'entends. C'est par ordre du bec, hein? Mais, ajouta-t-il en voyant l'air étonné d'Olivier, je suppose que tu ignores ce que c'est qu'un bec, mon camarade?»
Olivier répondit avec candeur qu'il avait toujours cru que ce mot signifiait la bouche d'un oiseau.
«En voilà un innocent! s'écria le jeune homme; un bec, c'est un magistrat; marcher par ordre du bec, c'est ne pas aller droit devant soi; c'est toujours grimper sans jamais redescendre. As-tu été au moulin?
- Quel moulin? demanda Olivier.
- Quel moulin! ma foi, au moulin qui va sans eau[4]; viens avec moi; tu as besoin d'une pitance, et tu l'auras. La bourse est maigre, mais tant que ça durera, ça durera. Allons, debout sur tes quilles! arrive.»
Le jeune homme aida Olivier à se lever, le mena dans une petite boutique de marchand de chandelles, où il acheta un peu de jambon et un pain de deux livres; il eut l'ingénieuse idée de faire un trou dans le pain et d'y mettre le jambon, pour qu'il fût à l'abri de la poussière, et plaçant le tout sous son bras, il entra dans une petite taverne et pénétra avec Olivier dans une salle de derrière. Là, le mystérieux jeune homme fit apporter un pot de bière; sur l'invitation de son nouvel ami, Olivier se jeta sur le festin et se mit à dévorer à belles dents, tandis que l'étranger le considérait de temps à autre bien attentivement.
«On va donc à Londres? dit l'étrange garçon quand Olivier eut fini.
- Oui.
- A-t-on un gîte?
- Non.
- De l'argent?
- Non.»
L'individu se mit à siffler et enfonça ses mains dans ses poches, autant que le permettaient les larges manches de son habit.
«Vous habitez Londres? demanda Olivier.
- Oui, quand je suis chez moi, répondit le garçon. Tu as besoin d'un gîte pour passer la nuit, n'est-ce pas?
- Oui, répondit Olivier; je n'ai pas dormi sous un toit depuis que j'ai quitté mon pays.
- Ne te chagrine pas pour si peu, dit le jeune monsieur; je dois être à Londres ce soir, et j'y connais un respectable vieillard qui te logera pour rien, à condition que tu lui sois présenté par une de ses connaissances; avec ça que je n'en suis pas de ses connaissances!» ajouta-t-il en souriant pour montrer que ces dernières paroles étaient dites par ironie; et en même temps il vida son verre.
Cette offre inespérée d'un gîte était trop séduisante pour être refusée, surtout lorsqu'elle fut suivie de l'assurance que le vieux monsieur procurerait sans aucun doute une bonne place à Olivier dans un bref délai. Ceci amena un entretien amical et confidentiel, dans lequel Olivier découvrit que son ami se nommait Jack Dawkins, et qu'il était le favori et le protégé du vieux monsieur en question.
L'extérieur de M. Dawkins ne parlait pas beaucoup en faveur des avantages que le crédit de son patron procurait à ceux qu'il prenait sous sa protection; mais comme sa conversation était légère et incohérente, et qu'il avouait que ses amis le connaissaient sons le sobriquet de rusé matois, Olivier en conclut que son compagnon étant d'un naturel dissipé et étourdi, les préceptes moraux de son bienfaiteur n'avaient pas eu d'influence sur lui. Dans cette pensée, il résolut de mériter aussi vite que possible l'estime du vieux monsieur et de renoncer à l'honneur de fréquenter le matois, si celui-ci, comme il avait lieu de le croire, était incorrigible.
Jack Dawkins ne voulut pas entrer à Londres avant la nuit, et il était près d'onze heures quand ils arrivèrent à la barrière d'Islington. Ils passèrent par la rue Saint-Jean, descendirent la petite rue qui aboutit au théâtre de Sadlerwell, longèrent Exmouth-Street et Coppice-Row, puis la petite cour pris du dépôt de mendicité; ils traversèrent ensuite le terrain classique qui se nommait jadis Hokley in the Hole; ils gagnèrent Little Saffron- Hill et Saffron-Hill the Great, que le rusé matois franchit d'un pas rapide, en recommandant à Olivier de le suivre de près.
Quoique Olivier eût assez à faire pour ne pas perdre de vue son guide, il ne put s'empêcher de jeter en passant quelques regards furtifs des deux côtés de la rue: c'était l'endroit le plus sale et le plus misérable qu'il eût jamais vu. La rue était étroite et humide, et l'air était chargé de miasmes fétides. Il y avait un assez grand nombre de petites boutiques, dont tout l'étalage consistait en un tas d'enfants qui criaient à qui mieux mieux, malgré l'heure avancée de la nuit. Les seuls endroits qui parussent prospérer au milieu de la misère générale, étaient les tavernes, où des Irlandais de la lie du peuple, c'est-à-dire la lie de l'espèce humaine, se querellaient de toutes leurs forces. De petites ruelles et des passages couverts, qui çà et là aboutissaient à la rue principale, laissaient voir quelques chétives maisons, devant lesquelles des hommes et des femmes ivres se vautraient dans la boue; et parfois on voyait sortir avec précaution de ces repaires des individus à figure sinistre, dont, selon toute apparence, les intentions n'étaient ni louables ni rassurantes.
Olivier se demandait s'il ne ferait pas mieux de se sauver, quand ils atteignirent le bout de la rue. Son guide le prît par le bras, poussa la porte d'une maison proche de Fieldlane, le fit entrer dons une allée et referma la porte derrière lui.
«Qui va là? cria une voix en réponse à un sifflet du matois.
- Plummy et Slam!» fut la réponse. C'était sans doute un signal ou un mot d'ordre pour indiquer que tout allait bien.
La faible lueur d'une chandelle éclaira le mur au fond de l'allée, et l'on vit paraître une tête au niveau du sol, derrière la rampe brisée d'un escalier qui menait jadis à une cuisine.
«Vous êtes deux, dit l'homme en haussant la chandelle et en mettent la main au-dessus de ses yeux pour mieux distinguer les objets; qui est l'autre?
- Une nouvelle recrue, répondit Jack Dawkins en faisant avancer
Olivier.
- D'où vient-il?
- Du pays des innocents. Fagin est-il en haut?
- Oui, il assortit les mouchoirs. Montez.»
L'homme disparut, et ils restèrent dans les ténèbres.
Toujours entraîné par son compagnon qui lui serrait fortement la main, Olivier cherchait de l'autre sa route à tâtons. Il gravit difficilement, dans l'obscurité, les degrés en ruine que son guide enjambait avec une prestesse qui montrait qu'il connaissait parfaitement ce chemin; il poussa la porte d'une chambre de derrière et y introduisit Olivier. Les murs et le plafond étaient noircis par le temps et la malpropreté. Devant le feu, sur une table de sapin, se trouvaient une chandelle fixée dans le goulot d'une bouteille de grès, deux ou trois pots d'étain, un pain, du beurre et une assiette. Des saucisses cuisaient dans une poêle dont la queue était attachée avec une ficelle au manteau de la cheminée, et auprès se tenait un vieux juif, une fourchette à la main. Son visage était couvert de rides, et ses traits ignobles et repoussants étaient en partie cachés par une épaisse chevelure rousse; il portait une sale robe de chambre de flanelle, n'avait pas de cravate, et semblait partager son attention entre la poêle et une corde à laquelle pendaient un grand nombre de foulards. Plusieurs méchants lits, faits avec de vieux sacs, étaient disposés l'un près de l'autre sur le plancher. Autour de la table, quatre ou cinq enfants de l'âge du Matois fumaient leur pipe et buvaient des liqueurs en se donnant des airs de grands garçons; ils entourèrent leur camarade, qui dit au juif quelques mots à voix basse; puis ils se tournèrent en riant vers Olivier, ainsi que le juif qui tenait toujours sa fourchette.
«Je vous présente mon ami Olivier Twist,» dit Jack Dawkins.
Le juif rit en grimaçant. Il fit un profond salut à Olivier, le prit par la main et dit qu'il espérait avoir l'honneur de faire avec lui plus ample connaissance. Alors les petits fumeurs l'entourèrent, lui donnèrent de solides poignées de main, de manière à faire tomber son petit paquet; l'un d'eux s'empressa de le débarrasser de sa casquette; un autre eut l'obligeance de fouiller ses poches pour lui épargner, vu son état de fatigue, la peine de les vider avant de se coucher. Les politesses ne se seraient sans doute pas bornées là, sans les coups de fourchette que le juif prodigua généreusement sur la tête et les épaules de ces complaisants petits drôles.
«Nous sommes charmés de te voir, Olivier, dit le juif. Matois, tire du feu les saucisses et approche un baquet pour faire asseoir Olivier. Ah! tu regardes avec étonnement les mouchoirs! en voilà une belle collection, hein, mon ami? Nous venons justement de les préparer pour la lessive. Voilà tout, Olivier, voilà tout; ah! ah! ah!»
Les derniers mots du juif furent accueillis avec acclamation par ses jeunes élèves, puis on se mit à souper.
Olivier mangea sa part; ensuite le juif lui versa un verre de grog au genièvre, en lui recommandant de le boire d'un trait, parce qu'un autre convive avait besoin de son verre. Olivier obéit; bientôt il se sentit porté doucement sur un des sacs et s'endormit d'un profond sommeil.
CHAPITRE IX. Où l'on trouvera de nouveaux détails sur l'agréable vieillard et sur ses élèves, jeunes gens de haute espérance.
Le lendemain, la matinée était déjà avancée quand Olivier se réveilla après un sommeil profond et prolongé. Il n'y avait dans la chambre que le vieux juif, qui faisait bouillir du café dans une casserole pour le déjeuner, et sifflait tout bas entre ses dents, en agitant le liquide avec une cuiller de fer. De temps à autre il s'arrêtait pour écouter, dès qu'il entendait en bas le moindre bruit; et, quand il s'était assuré que tout était tranquille, il continuait à siffler et à remuer le café.
Bien qu'Olivier ne dormît plus, il n'était pas tout à fait éveillé. Il y a un état d'assoupissement, entre le sommeil et la veille, où l'on rêve plus en cinq minutes, les yeux à demi ouverts et sans avoir bien conscience de ce qui se passe, que l'on ne ferait en cinq nuits, les yeux bien fermés et les sens complètement engourdis par un profond sommeil. Dans ces moments- là, l'homme se rend juste assez compte de ce qui se passe dans son esprit pour se faire une faible idée des puissantes facultés de cet esprit, lorsque, affranchi des entraves du corps, il s'élance loin de la terre et se joue du temps et de l'espace.
Olivier était précisément dans un de ces moments. Les yeux à demi fermés, il voyait le juif, il l'entendait siffler tout bas, il reconnaissait le bruit de la cuiller frottant contre le bord de la casserole; et pourtant, son esprit, pendant ce temps, voyageait dans le passé, et se reportait vers tous ceux qu'il avait connus.
Quand le café fut fait, le juif posa la casserole à terre, et resta quelques instants dans une attitude indécise, comme s'il ne savait à quel parti s'arrêter; puis il se retourna, regarda Olivier et l'appela par son nom; celui-ci ne répondit pas et parut complètement endormi. Le juif, rassuré à cet égard, se dirigea sans bruit vers la porte, la ferma, et tira d'une trappe pratiquée dans le plancher, autant que put le voir Olivier, une petite boîte qu'il posa soigneusement sur la table; ses yeux brillaient tandis qu'il soulevait le couvercle et jetait un coup d'oeil à l'intérieur; il approcha de la table une vieille chaise, s'assit et tira du coffret une magnifique montre d'or étincelante de diamants.
«Ah! les lurons! dit le juif en haussant les épaules, et le visage contracté par un affreux sourire; les braves lurons! fermes jusqu'au bout! Incapables de dire au vieux prêtre où était la cachette! Incapables de vendre le vieux Fagin! Au fait, dans quel intérêt? Cela n'eût pas desserré le noeud coulant, ni retardé la bascule d'une minute; non, non. Fameux gaillards, fameux gaillards!»
Tout en faisant à voix basse ces réflexions et d'autres semblables, le vieux juif remit la montre dans la boîte; il en tira encore une demi-douzaine, et les contempla avec le même ravissement, puis des bagues, des broches, des bracelets, des bijoux de toute sorte, si précieux et d'un travail si exquis, qu'Olivier ne connaissait pas même de nom toutes ces belles choses.
Le juif les remit dans le coffret et en tira un dernier bijou, si petit qu'il tenait dans le creux de sa main; une inscription très fine semblait y être gravée, car le juif le posa sur la table, l'abrita soigneusement avec sa main, et la considéra longtemps et attentivement; enfin, comme s'il désespérait de déchiffrer ces caractères, il remit le bijou dans la boîte, et se renversant sur sa chaise, il continua ses réflexions.
«Quelle belle chose que la peine capitale! disait-il à demi-voix, les morts ne se repentent jamais! les morts ne viennent jamais révéler de fâcheuses histoires! Ah! c'est une grande sécurité pour le commerce! Cinq à la file, accrochés à la même corde! et pas un lâche, pas un qui ait vendu le vieux Fagin!»
En disant ces paroles, le juif promenait au hasard autour de lui ses yeux noirs et brillants, qui rencontrèrent la figure d'Olivier. L'enfant le considérait avec une curiosité muette; en un clin d'oeil le vieillard comprit qu'il avait été observé; il ferma avec bruit le couvercle de la boîte, et saisissant un couteau sur la table, il se leva furieux; mais il tremblait au point qu'Olivier, malgré sa terreur, pouvait voir vaciller la lame du couteau.
«Qu'est-ce? dit le juif; pourquoi m'observer! Tu ne dormais pas?
Qu'as-tu vu? Parle vite! vite! il y va de ta vie!
- Je n'ai pas pu dormir davantage, monsieur, répondit Olivier avec douceur, et je suis bien fâché de vous avoir dérangé.
- Étais-tu éveillé depuis une heure? demanda le juif d'un air menaçant et terrible.
- Non, monsieur, non, bien sûr, répondit Olivier.
- En es-tu bien sûr? s'écria le juif en jetant sur l'enfant un regard sinistre.
- Je dormais, monsieur, répondit vivement Olivier, je dormais, sur ma parole.
- C'est bon! c'est bon! mon ami, dit le juif en reprenant brusquement ses manières ordinaires et en jouant avec le couteau avant de le remettre sur la table, comme pour faire croire qu'il ne l'avait pris que par badinage. J'en étais sûr, mon ami; je voulais seulement te faire peur. Tu es brave, oui, ma foi, tu es brave, Olivier.» Et le juif se frottait les mains en riant, mais jetait néanmoins sur la boîte un regard inquiet. «As-tu vu quelqu'une de ces jolies choses, mon ami? dit le juif après un court silence, en posant sa main sur la boîte.
- Oui, monsieur, répondit Olivier.
- Ah! dit le juif en pâlissant. C'est…, c'est à moi, Olivier… c'est ma petite fortune… tout ce que j'aurai pour vivre dans mes vieux jours: on m'appelle avare, mon ami, seulement avare… rien de plus.»
Olivier pensa que le vieux monsieur devait être en effet d'une avarice sordide, pour vivre dans un endroit si sale, avec tant de montres; mais il réfléchit que sa tendresse pour le Matois et les autres garçons lui coûtait peut-être beaucoup d'argent; il regarda le juif d'un air respectueux et lui demanda s'il pouvait se lever.
«Certainement, mon ami, certainement, répondit le vieux monsieur; tiens, il y a une cruche d'eau dans le coin derrière la porte; va la chercher et je te donnerai une cuvette pour te laver, mon ami.»
Olivier se leva, traversa la chambra et se baissa pour prendre la cruche; quand il se retourna, la boîte avait disparu.
Il avait à peine fini de se laver et de remettre tout en ordre, en vidant, par ordre du juif, la cuvette par la fenêtre, lorsque le matois rentra, escorté d'un jeune ami qu'Olivier avait vu la veille au soir occupé à fumer, et qui lui fut présenté sous le nom de Charlot Bates. Puis on se mit à table; le déjeuner se composait de café et de petits pains chauds, avec du jambon que le Matois avait rapporté dans le fond de son chapeau.
«Eh bien! dit le juif en s'adressant au Matois et en regardant malicieusement Olivier; j'espère, mes amis, que vous êtes allés ce matin à l'ouvrage?
- Roide, répondit le matois.
- Oui, une rude besogne, ajoute Charlot Bates.
- Vous êtes de braves garçons, dit le juif; qu'est-ce que tu as rapporté, Matois?
- Deux portefeuilles, répondit le jeune homme.
- Garnis? demanda le juif avec anxiété.
- Pas mal, répondit le Matois en exhibant deux portefeuilles, l'un vert et l'autre rouge.
- Ils pourraient être plus lourds, dit le juif, après en avoir soigneusement visité l'intérieur, mais ils sont tout neufs et d'un bon travail; c'est d'un habile ouvrier, n'est-ce pas, Olivier?
- Certainement, monsieur,» dit Olivier.
Cette réponse fit rire M. Charlot Bates à se tenir les côtes, au grand étonnement d'Olivier, qui ne voyait là rien de risible.
«Et toi, mon ami, qu'est-ce que tu rapportes? dit Fagin à Charlot
Bates.
- Des mouchoirs, répondit maître Bates, et il en tira quatre de sa poche.
- Bien, dit le juif, en les examinant minutieusement, ils sont bons, très bons; mais tu ne les as pas bien marqués, Charlot. Il faudra ôter les marques avec une aiguille; nous montrerons à Olivier comment il faut s'y prendre; n'est-ce pas, Olivier? Ha! ha!
- Comme vous voudrez, monsieur, dit Olivier.
- Tu aimerais à faire le mouchoir aussi bien que Charlot Bates, n'est-ce pas, mon ami? demanda le juif.
- De tout mon coeur, monsieur, si vous voulez m'instruire,» répondit Olivier.
Maître Bates trouva cette réponse si plaisante qu'il poussa un nouvel éclat de rire; mais comme il était en train d'avaler son café, il faillit suffoquer.
«Il est si innocent!» dit-il, dès qu'il put parler, comme pour s'excuser auprès de la compagnie de son impolitesse.
Le Matois ne dit rien; mais il passa la main dans les cheveux d'Olivier, et les lui fit tomber sur les yeux, en ajoutant qu'il serait bientôt au fait. Le vieux monsieur, qui vit le rouge monter au visage de l'enfant, changea la conversation et demanda si l'exécution qui avait eu lieu le matin avait attiré une grande foule. L'étonnement d'Olivier redoubla: car il était évident, d'après la réponse des jeunes garçons, qu'ils y avaient tous deux assisté, et il était étrange qu'ils eussent trouvé le temps de si bien travailler.
Après le déjeuner, le plaisant vieillard et les deux jeunes gens se livrèrent à un jeu curieux et bizarre; voici en quoi il consistait: le juif mit une tabatière dans une des poches de son pantalon, un carnet dans l'autre, dans son gousset une montre attachée à une chaîne de sûreté qu'il passa à son cou; il piqua une épingle de faux diamant dans sa chemise, boutonna son habit jusqu'en haut, et mettant dans ses poches son mouchoir et son étui à lunettes, il se promena de long en large dans la chambre, une canne à la main, tout comme nos vieux messieurs se promènent dans la rue; tantôt il s'arrêtait devant le feu, et tantôt à la porte, comme s'il contemplait attentivement l'étalage des boutiques. Parfois il jetait autour de lui des regards vigilants comme s'il craignait les voleurs, et tâtait toutes ses poches l'une après l'autre, pour voir s'il n'avait rien perdu, et tout cela d'un air si comique et si naturel qu'Olivier en riait jusqu'aux larmes. Les deux jeunes garçons le suivaient de près; et, chaque fois qu'il se retournait, ils se dérobaient à sa vue avec tant d'agilité, qu'il était impossible de suivre leurs mouvements. À la fin, le Matois lui marcha sur les pieds, tandis que Charlot le heurtait par derrière, et en un clin d'oeil, tabatière, portefeuille, montre, chaîne de sûreté, épingle, mouchoir de poche, tout, jusqu'à l'étui à lunettes, disparut avec une rapidité extraordinaire. Si le vieux monsieur avait senti une main dans une de ses poches, il disait dans laquelle, et alors c'était à recommencer.
Quand on eut joué bien des fois à ce jeu, deux jeunes dames vinrent voir les jeunes messieurs; l'une se nommait Betty et l'autre Nancy; elles avaient une chevelure épaisse, mais peu soignée, et des chaussures en mauvais état; elles n'étaient peut- être pas précisément belles; mais elles étaient hautes en couleur, et avaient le regard résolu et effronté. Comme leurs manières étaient agréables et d'une grande liberté, Olivier pensa qu'elles étaient fort aimables, et sans doute il ne se trompait pas.
La visite dura longtemps: une des jeunes dames se plaignant d'avoir l'estomac glacé, on apporta des liqueurs, et la conversation s'anima de plus en plus. À la fin, Charlot Bates déclara qu'il était temps de jouer du jarret, et Olivier crut que cela voulait dire sortir, en français; car le Matois, Charlot et les deux jeunes femmes partirent à l'instant, et le vieux juif eut la générosité de les munir d'argent de poche pour s'amuser dehors.
«C'est un genre de vie qui n'est pas désagréable, n'est-ce pas, mon ami? dit Fagin. Les voilà sortis pour toute la journée.
- Ont-ils achevé leur travail, monsieur? demanda Olivier.
- Oui, dit le juif; à moins qu'ils ne trouvent par hasard quelque chose à faire en route; alors ils n'y manquent pas, crois-le bien. Prends-les pour modèles, mon ami, prends-les pour modèles, ajouta le juif, en donnant un coup de la pelle au feu sur le foyer pour que ses paroles eussent plus de force; fais tout ce qu'ils te diront, obéis-leur en tout, et surtout au Matois: ce sera un grand homme, et il te formera si tu prends modèle sur lui. Est-ce que mon mouchoir ne sort pas de ma poche, mon ami? dit-il en s'arrêtant court.
- Si, monsieur, dit Olivier.
- Tâche de le prendre sans que je m'en aperçoive, comme ils faisaient quand nous jouions ce matin.»
Olivier souleva d'une main le fond de la poche, comme il avait vu faire au matois, et de l'autre tira légèrement le mouchoir.
«Est-ce fait? demanda le juif.
- Le voici, monsieur, dit Olivier en le lui montrant.
- Tu es un charmant garçon, mon ami, dit le plaisant vieillard en passant sa main sur la tête d'Olivier en signe d'approbation. Je n'ai jamais vu un garçon plus habile; tiens, voici un schelling pour la peine; si tu continues de la sorte, tu deviendras le plus grand homme de l'époque. Maintenant, viens que je t'apprenne à démarquer les mouchoirs.»
Olivier se demandait avec étonnement quel rapport il y avait entre escamoter, par plaisanterie, le mouchoir du vieillard, et la chance de devenir un grand homme: mais il pensa que le juif, vu son âge, devait le savoir mieux que lui; il s'approcha de la table, et se livra avec ardeur à sa nouvelle étude.
CHAPITRE X. Olivier fait plus ample connaissance avec ses nouveaux compagnons, et acquiert de l'expérience à ses dépens. La brièveté de ce chapitre n'empêche pas que ce ne soit un chapitre important de l'histoire de notre héros.
Olivier resta plusieurs jours dans la chambre du juif, occupé à démarquer les mouchoirs qui arrivaient en quantité au logis, et à prendre part quelquefois au jeu que nous avons décrit, et qui se renouvelait régulièrement chaque matin entre le juif et les deux jeunes garçons. Au bout de quelque temps, il commença à soupirer après le grand air, et demanda plusieurs fois avec instance au vieux monsieur de lui permettre d'aller travailler dehors avec ses deux compagnons.
Olivier était d'autant plus désireux de travailler activement, qu'il avait pu juger de l'inflexible sévérité du vieux juif. Chaque fois que le Matois ou Charlot Bates rentraient le soir les mains vides, il leur adressait une longue et énergique mercuriale, sur les inconvénients de la paresse et de l'oisiveté, et, pour mieux graver dans leur mémoire la nécessité d'être actifs et laborieux, il les envoyait coucher sans souper. Il alla même une fois jusqu'à les précipiter du haut de l'escalier; mais il était rare qu'il poussât jusqu'à cette extrémité la ferveur de ses recommandations vertueuses.
Enfin, un beau matin, Olivier obtint la permission qu'il avait si vivement sollicitée; depuis deux ou trois jours il n'y avait pas eu de mouchoirs à démarquer, et les dîners avaient été chétifs: ces motifs influèrent peut-être sur la décision du vieux juif; quoi qu'il en soit, il dit à Olivier qu'il pouvait sortir, et il le plaça sous la garde de Charlot Bates et de son ami le Matois.
Ils partirent tous trois; le Matois, les manches retroussées et le chapeau sur l'oreille, comme d'habitude; maître Bates flânant les mains dans les poches, et Olivier entre eux deux, se demandant où ils allaient, et quelle branche d'industrie il allait d'abord apprendre.
Ils marchaient d'un pas si nonchalant, et avec une allure de badauds si désoeuvrés, qu'Olivier commençait à croire qu'ils étaient sortis pour tromper le vieux monsieur, et point du tout pour aller à l'ouvrage. Le Matois avait la mauvaise habitude de s'emparer de la casquette des enfants qu'il rencontrait et de la lancer dans la première cour venue; Charlot Bates, de son côté, semblait n'avoir qu'une notion très imparfaite du droit de propriété; il escamotait, aux étalages des marchands, des pommes ou des oignons et les entassait dans ses poches, qui étaient d'une si vaste dimension qu'elles semblaient envahir tous ses vêtements. Olivier trouvait ces procédés si coupables qu'il était sur le point de déclarer son intention de s'en retourner comme il pourrait à la maison, quand son attention fut tout à coup attirée d'un autre côté par un changement d'allure très singulier de la part du Matois.
Ils venaient de sortir d'un passage étroit à peu de distance de Clarkenwell, qu'on appelle encore, par un étrange abus de mots, la place Verte, quand le Matois s'arrêta court, mit un doigt sur ses lèvres et fit reculer ses compagnons avec la plus grande circonspection.
«Qu'y a-t-il? demanda Olivier.
- Chut! fit le Matois; vois-tu ce vieux pigeon à l'étalage du libraire?
- Ce vieux monsieur, de l'autre côté de la rue? dit Olivier.
Certainement je le vois.
- On va lui faire son affaire, dit le Matois.
- Fameuse trouvaille!» ajouta Charlot Bates.
Olivier les considérait l'un après l'autre avec surprise, mais il n'eut pas le temps de les questionner, car ils traversèrent la rue à pas de loup, et allèrent se planter derrière le vieux monsieur qui faisait l'objet de son attention. Olivier les suivit à quelques pas de distance, et, ne sachant s'il devait avancer ou reculer, il resta immobile et ouvrit de grands yeux.
Le vieux monsieur avait l'extérieur le plus respectable, la tête poudrée et des lunettes d'or. Il portait un habit vert bouteille avec un collet de velours noir, un pantalon blanc, et sous le bras une canne de bambou. Il avait pris un livre à l'étalage et le parcourait debout avec autant d'attention que s'il eût été dans son cabinet, assis dans un fauteuil. Il est même probable qu'il s'imaginait y être; car il était évident, tant il était absorbé, qu'il ne voyait plus ni l'étalage du libraire, ni la rue, ni les jeunes garçons, ni quoi que ce fût sauf son livre qu'il lisait en conscience, tournant le feuillet quand il arrivait au bas d'une page, recommençant sa lecture à la première ligne de la page suivante et continuant ainsi de page en page avec le plus vif intérêt.
Quels ne furent pas l'horreur et l'effroi d'Olivier, placé à quelques pas en arrière, et regardant de tous ses yeux, quand il vit le Matois plonger sa main dans la poche du vieux monsieur, en tirer un mouchoir qu'il passa à Charlot Bates, puis gagner le coin de la rue avec son camarade en fuyant à toutes jambes!
En un instant, tout le mystère des mouchoirs, des montres, des bijoux, et de l'existence même du juif, se dévoila à l'esprit de l'enfant. Il resta un instant immobile, et la terreur faisait bouillonner son sang si fort qu'il se crut dans un brasier; puis, épouvanté et confus, il prit ses jambes à son cou, et, ne sachant plus ce qu'il faisait, il s'enfuit au plus vite.
Tout cela fut l'affaire d'une minute, et, au moment même où Olivier prenait sa course, le vieux monsieur, cherchant son mouchoir dans sa poche, et ne l'y trouvant plus, se retourna brusquement. Quand il vit l'enfant s'enfuir si vite, il pensa naturellement qu'il était le voleur; il se mit à courir après Olivier, sans quitter son livre, et à crier de toutes ses forces: «Au voleur! au voleur!»
Le vieux monsieur ne fut pas longtemps seul à crier ainsi. Le Matois et maître Bates, pour ne pas attirer sur eux l'attention en courant à toutes jambes, s'étaient mis à l'abri dans la première allée venue, après avoir tourné le coin de la rue. Dès qu'ils entendirent crier au voleur! et qu'ils virent Olivier s'enfuir, ils devinèrent parfaitement ce qui se passait, sortirent vivement dans la rue, et, en bons citoyens, se joignirent à la poursuite en criant au voleur!
Bien qu'Olivier eût été élevé par des philosophes, il ne connaissait pas leur admirable axiome, que la conservation de soi- même est la première loi de la nature; s'il l'eût connu, peut-être eût-il été préparé à ce qui arrivait; mais, dans son ignorance, il fut encore plus effrayé; aussi courait-il comme le vent, avec le vieux monsieur et les deux garçons à ses trousses.
«Au voleur! au voleur!» il y a quelque chose de magique dans ce cri; le marchand quitte son comptoir et le charretier sa charrette; le boucher laisse là son panier, le boulanger sa corbeille, le laitier son seau, le commissionnaire ses paquets, l'écolier ses billes, le paveur sa pioche, et l'enfant sa raquette. Tous s'élancent pêle-mêle, en désordre, tout d'un trait, criant, hurlant, culbutant les passants au détour des rues, excitant les chiens et effarouchant les poules. Rues, places, passages, tout retentit bientôt du même cri: «Au voleur! au voleur!» cent voix répètent ce cri, et la foule augmente à chaque coin de rue. Elle continue sa course, patauge dans la boue ou fait résonner les trottoirs du bruit de ses pas; les fenêtres s'ouvrent, on sort des maisons, on se précipite en avant. Tout l'auditoire abandonne Polichinelle au beau milieu de l'action, et se joint à la foule en donnant une nouvelle force à ce cri: «Au voleur! au voleur!»
«Au voleur! au voleur!» L'homme a dans le coeur la passion enracinée de poursuivre quelque chose. Un malheureux enfant hors d'haleine, haletant de fatigue, à demi mort de frayeur, le visage ruisselant de sueur, redouble d'efforts pour garder l'avance sur ceux qui le poursuivent; on le suit à la piste, on gagne à chaque instant du terrain sur lui, et, à mesure que ses forces décroissent, les cris redoublent, les huées augmentent; «Au voleur! arrêtez-le!» s'écrie-t-on avec joie; ah! sans doute, arrêtez-le pour l'amour de Dieu, ne fût-ce que par pitié!
On l'arrête enfin. Bel exploit, en vérité! Il est étendu sur le pavé et la foule se presse avec ardeur autour de lui, on se pousse, on lutte les uns contre les autres, pour l'entrevoir:
«Écartez-vous!
- Donnez-lui un peu d'air!
- Sottise! il n'en vaut pas la peine!
- Où est le monsieur?
- Le voici.
- Faites place au monsieur.
- Est-ce là le garçon, monsieur?
- Oui.»
Olivier était étendu à terre, couvert de boue et de poussière, rendant le sang par la bouche, regardant avec des yeux égarés la foule qui l'entourait, quand le vieux monsieur fut introduit au milieu du cercle, et répondit aux questions qu'on lui adressait avec anxiété:
«Oui, dit-il d'un ton bienveillant, je crains bien que ce ne soit lui!
- Il le craint! murmura la foule; le brave homme!
- Pauvre garçon! dit le monsieur, il s'est blessé.
- Non, monsieur, dit un gros lourdaud en s'avançant, c'est moi qui lui ai appliqué un coup de poing, et je me suis joliment coupé la main contre ses dents; c'est moi qui l'ai arrêté, monsieur.»
En même temps il portait la main à son chapeau, et souriait niaisement, s'attendant à recevoir quelque chose pour sa peine; mais le vieux monsieur le toisa avec dégoût, et jeta autour de lui des regards inquiets, comme s'il cherchait lui-même un moyen de s'évader: il eût probablement essayé de le faire, et occasionné par là une nouvelle poursuite, si un officier de police, la dernière personne d'ordinaire à arriver en pareil cas, n'eût fendu la foule en ce moment et pris Olivier au collet.
«Allons, debout, lui dit-il rudement.
- Ce n'est pas moi, monsieur; non, bien vrai, bien vrai, ce sont deux autres garçons, disait Olivier en se tordant les mains avec désespoir; ils sont quelque part par ici.
- Oh non, ils sont bien loin, dit l'agent qui, en croyant se moquer, disait la vérité; car le Matois et Charlot Bates avaient enfilé la première cour qu'ils avaient rencontrée. Allons, debout!
- Ne lui faites pas de mal, dit le vieux monsieur avec compassion.
- Oh non, on ne lui en fait pas, répondit l'agent; et comme preuve il déchira jusqu'au milieu du dos le vêtement d'Olivier. Arrive, je te connais; ce n'est pas à moi qu'on en fait accroire; veux-tu bien te mettre sur tes jambes, petit scélérat!
Olivier, qui pouvait à peine se soutenir, fit un effort pour se relever, et l'agent, d'un pas rapide, l'entraîna par le collet le long des rues: le monsieur les accompagnait et marchait à côté de l'officier de police; bien des gens dans la foule tâchaient de les dépasser et se retournaient pour regarder Olivier; les gamins poussaient des cris de joie, et suivaient le cortège.
CHAPITRE XI. Où il est question de M. Fang, commissaire de police, et où l'on trouvera un petit échantillon de sa manière de rendre la justice.
Le délit avait été commis dans la circonscription et même dans le voisinage immédiat d'un bureau central de police bien connu. La foule n'eut donc pas le plaisir d'escorter longtemps Olivier. À Mutton-Hill, on le fit passer sous une voûte basse, et de là dans une cour malpropre située derrière le sanctuaire de la justice sommaire; là ils rencontrèrent un homme de haute taille avec une grosse paire de favoris sur la figure et un trousseau de clefs à la main.
«Quoi de nouveau? demanda celui-ci avec insouciance.
- C'est un jeune filou, répondit l'agent de police qui conduisait
Olivier.
- C'est vous qu'on a volé, monsieur? demanda l'homme aux clefs.
- Oui, répondit le vieux monsieur, mais je ne suis pas sûr que ce soit l'enfant que voici qui m'ait pris mon mouchoir. Je… j'aimerais mieux que l'affaire en restât là.
- Il faut aller devant le magistrat, à cette heure, monsieur, répondit l'homme; Son Honneur va être libre dans un instant. Par ici, petit gibier de potence.»
Il invitait par là Olivier à entrer dans une petite cellule dont tout en parlant il ouvrait la porte. Olivier fut fouillé, et, après qu'on n'eut rien trouvé sur lui; on le mit sous les verrous.
Cette cellule ressemblait assez à une cave; elle était fort obscure et d'une saleté repoussante: car c'était un lundi matin et elle avait été occupée par six ivrognes qui y étaient restés sous clef depuis le samedi soir; mais ce n'est là qu'un détail. Dans nos postes de police, hommes et femmes sont entassés chaque soir, sous les prétextes les plus frivoles, dans des cachots auprès desquels la prison de Newgate, séjour des plus grands criminels, condamnés comme tels et jugés dignes de mort, est un véritable palais. Si l'on en doute, on n'a qu'à s'y faire mettre pour vérifier la justesse de la comparaison.
Le vieux monsieur parut presque aussi consterné qu'Olivier quand la clef du geôlier tourna dans la serrure, et il jeta les yeux en soupirant sur le livre, cause innocente de tout ce bruit.
«Il y a dans la figure de cet enfant quelque chose qui me touche et m'intéresse, se disait le vieux monsieur en faisant quelques pas à l'écart et en se caressant le menton d'un air pensif avec la couverture du livre. Serait-il innocent? Il ressemble… voyons donc, dit-il en s'arrêtant brusquement et en regardant en l'air; mon Dieu! où ai-je vu une figure comme celle-là?»
Après quelques minutes de réflexion, le vieux monsieur, toujours pensif, entra dans une petite antichambre qui donnait sur la cour; il s'assit dans un coin et passa en revue une foule de figures auxquelles il n'avait pas songé depuis bien des années. «Non, se dit-il en hochant la tête; il faut que ce soit un rêve de mon imagination.»
Il se plongea de nouveau dans ses souvenirs. Toutes ces figures qu'il avait évoquées; il n'était pas facile de les congédier si vite; il revoyait des visages amis et ennemis, d'autres qui lui étaient presque inconnus, des visages de fraîches jeunes filles, maintenant vieilles et fanées; d'autres qui étaient devenus la proie de la mort, mais que le souvenir, qui triomphe de la mort, lui retraçait dans tout l'éclat de leur beauté d'autrefois; il les revoyait avec ces yeux si brillants, ces sourires charmants qui font pour ainsi dire rayonner l'âme hors de son enveloppe d'argile; souvenirs qui nous font rêver à cette beauté qui survit à la mort, plus éclatante que la beauté terrestre; visages charmants qui nous sont ravis pour aller éclairer d'une douce lumière la route qui mène au ciel.
Mais le vieux monsieur ne put retrouver sur aucune de ces figures les traits d'Olivier. Les souvenirs qu'il avait évoqués lui firent pousser un profond soupir; mais comme, heureusement pour lui, il était fort distrait, il reprit sa lecture et oublia tout le reste.
Il fut tiré de sa rêverie par le geôlier, qui lui donna un petit coup sur l'épaule et le pria de le suivre. Il ferma aussitôt son livre, et fut introduit dans la salle où siégeait l'imposant et célèbre M. Fang.
Cette salle d'audience donnait sur la rue; au fond était assis M. Fang derrière une petite balustrade, et près de la porte, sur une petite sellette de bois, se trouvait déjà le pauvre Olivier, tout effrayé de la gravité de cette scène.
M. Fang était de taille moyenne et presque chauve; le peu de cheveux qui lui restaient lui couvraient le derrière et les côtés de la tête; l'expression de ses traits était dure, et son teint très coloré. Si en réalité il ne sortait jamais des bornes de la sobriété, il eût pu intenter à sa figure un procès en diffamation et obtenir des dommages-intérêts considérables.
Le vieux monsieur lui fit un salut respectueux, et, s'avançant vers le bureau du magistrat, dit en lui remettant sa carte: «Voici mon nom et mon adresse, monsieur;» puis il fit deux ou trois pas en arrière en saluant de nouveau, et attendit qu'on lui adressât la parole.
Or il advint que M. Fang se trouvait justement occupé en ce moment à lire un journal du matin, où l'on rendait compte d'un jugement qu'il avait récemment prononcé et où on le recommandait pour la centième fois à l'attention et à la surveillance particulière du secrétaire d'État de l'intérieur. Cette lecture le mit hors de lui et il leva les yeux avec humeur.
«Qui êtes-vous?» demanda-t-il.
Le vieux monsieur, surpris de cette question, montra du doigt sa carte.
«Officier de police! quel est cet individu? dit M. Fang en jetant dédaigneusement de côté la carte et le journal.
- Mon nom, dit le vieux monsieur en s'exprimant avec convenance, mon nom, monsieur, est Brownlow; permettez-moi à mon tour de demander le nom du magistrat, qui, protégé par la loi, insulte gratuitement et sans aucune provocation un homme respectable.»
En même temps M. Brownlow semblait chercher des yeux dans la salle quelqu'un qui répondit à sa question.
«Officier de police! dit M. Fang; de quoi cet individu est-il accusé?
- Il n'est pas accusé du tout, monsieur le magistrat, répondit l'officier; il comparait comme plaignant contre ce garçon, monsieur le magistrat.»
Celui-ci le savait parfaitement; mais c'était un bon moyen de tracasser les gens impunément.
«Il comparaît contre ce garçon, n'est-ce pas? dit Fang en toisant dédaigneusement M. Brownlow de la tête aux pieds. Faites-lui prêter serment.
- Avant de prêter serment, je demande à dire un mot, dit M. Brownlow; c'est que, si je n'en étais témoin, je n'aurais jamais pu croire…
- Taisez-vous, monsieur, dit M. Fang d'un ton péremptoire.
- Non, monsieur, répondit M. Brownlow.
- Taisez-vous à l'instant, ou je vous fais chasser de l'audience, dit M. Fang. Vous êtes un insolent, un impertinent, d'oser braver un magistrat.
- Comment! s'écria le vieux monsieur rougissant de colère.
- Faites prêter serment à cet homme! dit Fang au greffier. Je n'entendrai pas un mot de plus. Faites-lui prêter serment.»
L'indignation de M. Brownlow était à son comble; mais il réfléchit qu'en s'emportant il pouvait faire du tort à Olivier; il se contint et consentit à prêter serment sur-le-champ.
«Maintenant, dit M. Fang, de quoi cet enfant est-il accusé?
Qu'avez-vous à dire, monsieur?
- J'étais à l'étalage d'un libraire… commença M. Brownlow.
- Taisez-vous, monsieur! dit M. Fang. Agent de police! où est l'agent de police? voyons, qu'il prête serment. De quoi s'agit-il, agent?»
Celui-ci déclara d'un ton humble et soumis, qu'il avait arrêté l'enfant, qu'il l'avait fouillé et n'avait rien trouvé sur lui, et qu'il n'en savait pas davantage.
«Y a-t-il des témoins? demanda M. Fang.
- Non, monsieur le magistrat,» répondit l'agent de police.
M. Fang garda le silence pendant quelques minutes; puis, se tournant vers M. Brownlow, dit d'une voix courroucée:
«Voulez-vous, oui ou non, formuler votre plainte contre ce garçon? Vous avez prêté serment; si maintenant vous refusez de donner des preuves, je vous punirai pour manque de respect à la magistrature; je vous punirai, nom de…»
Nom de qui, ou nom de quoi, on l'ignore: car le greffier et le geôlier toussèrent fort en ce moment, et le premier laissa tomber par terre un gros livre; simple effet de hasard, pour empêcher qu'on n'entendit la fin de la phrase.
Malgré bien des interruptions et des insultes de la part de M. Fang, M. Brownlow essaya de raconter le fait; il fit observer que, dans la surprise du moment, il n'avait couru après l'enfant que parce qu'il l'avait vu s'enfuir en courant; il ajouta qu'il espérait que, dans le cas où le magistrat regarderait Olivier non comme voleur, mais comme complice de voleurs, il le traiterait avec autant de douceur que la justice le permettrait.
«D'ailleurs cet entant est blessé, dit-il en terminant; et je crains bien, ajouta-t-il avec force en regardant Olivier, je crains réellement qu'il ne soit tout à fait malade.
- Oh! sans doute; cela va sans dire, dit M. Fang d'un ton railleur. Allons, petit vagabond, pas de malices avec moi; elles ne prendraient pas. Ton nom?»
Olivier essaya de répondre, mais la voix lui manqua; il était pâle comme la mort, et il lui semblait que la salle tournait autour de lui.
«Ton nom, petit vaurien? dit Fang d'une voix de tonnerre.
Officier! quel est son nom?»
Ces paroles s'adressaient à un gros bonhomme à gilet rayé, qui se tenait près de la barre; il se pencha vers Olivier et répéta la question, mais voyant que l'enfant était hors d'état de répondre et sentant que ce silence ne ferait qu'exaspérer le magistrat et rendre la sentence plus sévère, il répondit au hasard:
«Il dit qu'il s'appelle Tom White, monsieur le magistrat.
- Il refuse de parler, n'est-ce pas? dit Fang; très bien, très bien. Où demeure-t-il?
- Où il peut, monsieur le magistrat, répondit encore l'officier de police, comme s'il transmettait la réponse d'Olivier.
- A-t'il des parents? demanda M. Fang.
- Il dit qu'il les a perdus dès son enfance, monsieur le magistrat,» continua l'officier de la même manière.
L'interrogatoire en était là quand Olivier leva la tête et, jetant autour de lui des regards suppliants, demanda d'une voix éteinte un verre d'eau.
«Sottise et grimaces que tout cela, dit M. Fang; n'essaye pas de me prendre pour dupe.
- Je crois qu'il est sérieusement malade, monsieur le magistrat, objecta l'officier de police.
- Je sais à quoi m'en tenir là-dessus, dit M. Fang.
- Prenez garde, dit le vieux monsieur à l'agent en levant les mains instinctivement; il va tomber.
- Écartez-vous, officier de police, s'écria Fang avec brutalité; qu'il tombe si cela lui fait plaisir.»
Olivier profita de cette obligeante permission et tomba lourdement sur le plancher. Il était sans connaissance. Les gens de service se regardaient l'un l'autre, et pas un n'osa aller au secours de l'enfant.
«Je savais bien qu'il jouait la comédie, dit M. Fang, comme si cet accident en était la preuve; laissez-le à terre, il en aura bientôt assez.
- Quelle décision allez-vous prendre, monsieur? demanda le greffier à voix basse.
- Le condamner sommairement à trois mois de prison, répondit M. Fang; avec travail forcé, bien entendu. Faites évacuer la salle.»
On ouvrait déjà la porte et deux hommes se préparaient à porter dans la cellule Olivier évanoui, quand un individu d'un certain âge, d'un extérieur convenable, quoique pauvre, à voir son habit noir un peu râpé, s'élança dans la salle et s'approcha de la barre.
«Arrêtez! arrêtez! ne l'emmenez pas, s'écria le nouveau venu tout hors d'haleine; pour l'amour de Bleu, attendez un instant!»
Quoique les hommes de génie qui président aux tribunaux de ce genre exercent une autorité arbitraire et immédiate sur la liberté, la réputation, le caractère et même la vie des sujets de Sa Majesté; quoique dans cette enceinte il se passe quotidiennement des scènes à arracher des larmes aux anges, le public en est exclu et n'est initié à ces détails que par les journaux. M. Fang ne fut pas peu irrité de voir entrer quelqu'un sans permission et d'une manière si peu respectueuse.
«Qu'est-ce? quel est cet homme? mettez-le à la porte, s'écria-t- il. Faites évacuer la salle.
- Je veux parler, disait le nouveau venu; je ne veux pas sortir.
J'ai tout vu. Je suis le libraire. Je demande à prêter serment. On
ne peut pas me renvoyer. Il faut que vous m'écoutiez, monsieur
Fang. Vous n'oseriez me refuser.»
Cet homme était dans son droit; il avait l'air résolu et déterminé, et la chose devenait trop sérieuse pour être traitée légèrement.
«Faites prêter serment à cet individu, grommela Fang de mauvaise grâce. Allons, qu'avez-vous à dire?
- Voici, dit le libraire. J'ai vu trois garçons, celui qui est arrêté et deux autres, qui flânaient de l'autre côté de la rue tandis que monsieur lisait. C'est un des deux autres qui a commis le vol; je l'ai vu de mes yeux et j'ai vu aussi l'étonnement et la stupéfaction de celui qui est devant vous.»
Tout en parlant, l'honnête libraire reprenait haleine, et il put raconter en détail toutes les circonstances du larcin.
- Pourquoi ne pas être venu plus tôt? demanda M. Fang près un moment de silence.
- Je n'avais personne pour garder la boutique, répondit le libraire; tout le monde s'était mis à la poursuite du voleur; il n'y a que cinq minutes que j'ai trouvé quelqu'un, et je suis venu tout courant.
- La partie civile était en train de lire, n'est-ce pas? demanda
Fang après un autre silence.
- Oui, répondit le témoin, le livre qu'il tient encore à la main.
- Ah! ah! ce livre? dit Fang, l'a t'il payé?
- Non, pas encore, répondit le libraire en souriant.
- Je n'y ai pas songé, en effet, mon brave homme! s'écria ingénument le vieux monsieur distrait.
- Voilà un bel accusateur pour venir poursuivre en justice un pauvre enfant, dit Fang en faisant des efforts comiques pour avoir l'air compatissant. Je trouve, monsieur, que vous vous êtes emparé de ce livre d'une manière blâmable, pour ne pas dire plus, et il est fort heureux pour vous que le libraire ne vous poursuive pas pour ce fait: que ceci vous serve de leçon, monsieur, ou vous tomberiez sous le coup de la loi. Je lève la condamnation prononcée contre l'enfant. Évacuez la salle.
- Morbleu! s'écria le vieux monsieur donnant cours à sa colère qu'il contenait depuis longtemps. Morbleu! je veux…
- Évacuez la salle! cria le magistrat. Officiers de police, m'entendez-vous? faites évacuer la salle.»
L'ordre fut exécuté et M. Brownlow conduit dehors, tenant son livre d'une main, sa canne de l'autre, et en proie à une colère inexprimable.
Il gagna la cour, et se calma tout à coup. Le petit Olivier Twist était étendu sur le pavé, la chemise ouverte, les tempes baignées d'eau fraîche; il était pâle comme la mort, et un tremblement convulsif agitait tous ses membres.
«Pauvre enfant! pauvre enfant! dit M. Brownlow en s'abaissant vers
Olivier; qu'on aille chercher une voiture bien vite!»
On fit avancer une voiture; Olivier fut étendu avec soin sur un des coussins, et le vieux monsieur prit place sur l'autre.
«Voulez-vous que je vous accompagne? demanda le libraire.
- Mais certainement, mon ami, dit M. Brownlow. J'allais encore vous oublier. J'ai toujours à vous ce malheureux livre. Montez. Pauvre enfant! il n'y a pas une minute à perdre.»
Le libraire monta dans la voiture, et on se mit en route.
CHAPITRE XII. Olivier est mieux soigné qu'il ne l'a jamais été. - Nouveaux détails sur l'aimable vieux juif et ses jeunes élèves.
La voiture descendit Mount-Pleasant et monta Exmouth-Street, prenant ainsi à peu près le même chemin qu'Olivier avait suivi le jour de son arrivée à Londres en compagnie du Matois. Arrivée à Islington devant l'hôtel de l'Ange, elle prit une autre direction, et s'arrêta enfin devant une jolie maison près de Pentonville, dans une rue tranquille et retirée. On prépara sur-le-champ un lit, où M. Brownlow fit coucher son jeune protégé; on y installa Olivier avec une sollicitude et une bonté parfaites.
Mais pendant plusieurs jours le pauvre Olivier resta insensible à tous les soins de ses nouveaux amis; bien des fois le soleil se leva et se coucha, et l'enfant restait étendu sur son lit de douleur, en proie à une fièvre dévorante, qui le minait comme l'acide subtil pénètre et ronge le fer le plus dur: faible, pâle, amaigri, il sortit enfin de ce rêve pénible et prolongé. Il se souleva avec peine sur son lit, appuya sa tête sur son bras tremblant, et regarda avec inquiétude autour de lui.
«Où suis-je? où m'a-t-on mené?» dit-il.
Épuisé comme il l'était par la fièvre, il prononça ces mots d'une voix faible; mais ils furent entendus tout de suite: car le rideau du lit fut tiré aussitôt, et une dame âgée, d'une mise simple et décente, se leva d'un fauteuil dans lequel elle tricotait, près du lit.
«Ne parlez pas, mon enfant, dit-elle avec douceur à Olivier; il faut rester bien tranquille, la maladie vous reprendrait; vous avez été bien mal, aussi mal qu'il est possible; recouchez-vous comme un bon petit garçon.»
En même temps, elle replaça tout doucement la tête d'Olivier sur l'oreiller, lui releva les cheveux qui tombaient sur son front, et le regarda d'un air si bienveillant et si tendre, qu'il ne put s'empêcher de placer sa petite main décharnée sur celle de la vieille dame et de l'attirer autour de son cou.
«Mon Dieu! qu'il est reconnaissant, le pauvre petit! dit la vieille dame les larmes aux yeux. Pauvre enfant! quelle émotion éprouverait sa mère si, après l'avoir veillé comme je l'ai fait, elle le revoyait maintenant!
- Peut-être qu'elle me voit, murmura Olivier en joignant les mains, peut-être a-t-elle veillé près de moi, madame; il me semble qu'elle était là.
- C'est l'effet de la fièvre, mon enfant, dit la vieille d'un ton affectueux.
- C'est probable, répondit Olivier d'un air pensif; le ciel est si loin, et on y est trop heureux pour venir ici-bas près du lit d'un enfant; mais si elle a su que j'étais malade, elle a bien dû me plaindre: elle a tant souffert avant de mourir! Non, elle ne peut pas savoir ce qui m'arrive, ajouta Olivier après un moment de silence: car, si elle m'avait vu battre, elle eût été triste, et dans mes rêves j'ai toujours vu son visage heureux et riant.»
La vieille dame ne répondit rien, mais elle essuya ses yeux, puis ses lunettes, qui étaient posées sur le couvre-pied, donna à Olivier une boisson rafraîchissante, et lui passa affectueusement la main sur la joue, en lui recommandant d'être bien sage et bien tranquille, sans quoi il retomberait malade.
Olivier ne bougea plus, d'abord parce qu'il avait à coeur d'obéir en toute chose à la bonne vieille dame, et aussi, à dire vrai, parce que les paroles qu'il venait de prononcer avaient épuisé ses forces. Il s'assoupit doucement, et fut réveillé par la lumière d'une bougie, qui, placée près de son lit, lui laissa voir un monsieur tenant à la main une grosse montre d'or; celui-ci tâta le pouls de l'enfant et déclara qu'il allait beaucoup mieux.
«Vous vous trouvez beaucoup mieux, n'est-ce pas, mon ami? dit-il à
Olivier.
- Oui, monsieur, merci, répondit celui-ci.
- Je savais bien que vous alliez mieux, dit le monsieur. Vous avez faim, n'est-ce pas?
- Non, monsieur, répondit Olivier.
- Hem! dit le docteur. Non, je savais bien que vous n'aviez pas faim. Il n'a pas faim, madame Bedwin,» ajouta-t-il d'un ton sentencieux.
La vieille dame fit un signe de tête respectueux, qui semblait dire qu'elle regardait le docteur comme très habile; celui-ci semblait avoir de lui-même absolument la même opinion.
«Vous avez sommeil, n'est-ce pas, mon ami? dit le docteur.
- Non, monsieur, répondit Olivier.
- Vous n'avez pas sommeil? dit le docteur d'un air satisfait; et vous n'avez pas soif non plus, hein?
- Si monsieur, j'ai bien soif, répondit Olivier.
- Voilà justement à quoi je m'attendais, madame Bedwin, dit le docteur. Il est naturel qu'il ait soif, cela est tout simple; vous pouvez lui donner un peu de thé, et une tranche de pain grillé sans beurre. Ne le tenez pas trop chaudement, madame. Ayez pourtant bien soin qu'il ne se refroidisse pas. Voulez-vous avoir cette bonté?»
La vieille dame fit une révérence, et le docteur, après avoir goûté la tisane et en avoir hautement apprécié la qualité, sortit comme un homme pressé, et descendit l'escalier en faisant craquer ses bottes sur les degrés, d'un air d'importance.
Olivier s'assoupit de nouveau, et, quand il s'éveilla, il était près de minuit. La vieille dame lui souhaita affectueusement une bonne nuit, et le confia aux soins d'une grosse bonne femme qui venait d'entrer, apportant dans son sac un petit livre de prières et un large bonnet de nuit. Elle plaça l'un sur la table, l'autre sur sa tête, dit à Olivier qu'elle était là pour le veiller, et, s'asseyant près du feu, elle tomba dans un demi-sommeil souvent interrompu par des soubresauts, à la suite desquels elle se frottait le nez et s'endormait de nouveau.
La nuit s'écoula ainsi lentement. Olivier resta quelque temps éveillé, occupé à compter les petits cercles lumineux que la veilleuse projetait au plafond, ou à suivre d'un oeil languissant le dessin compliqué du papier qui ornait la muraille.
Ce demi-jour et le profond silence qui régnait dans la chambre avaient quelque chose d'imposant, et faisaient songer à l'enfant que la mort avait plané sur lui, pendant bien des jours et bien des nuits, et qu'elle pouvait encore revenir sombre et terrible; il se retourna sur son oreiller, et adressa au ciel une fervente prière.
Peu à peu il éprouva ce sommeil profond et paisible que le soulagement d'une récente souffrance peut seul procurer; repos si calme et si salutaire que l'on regrette d'en sortir. Qui voudrait, si ce repos était celui de la mort, se réveiller pour endurer encore les peines et les luttes de la vie, et se retrouver en proie aux soucis du présent, aux inquiétudes de l'avenir et surtout aux pénibles souvenirs du passé?
Il faisait grand jour depuis longtemps quand Olivier ouvrit les yeux; il éprouva un sentiment de joie et de bonheur: la crise était passée, et il se retrouvait définitivement encore de ce monde.
Au bout de trois jours il put s'étendre sur une chaise longue, bien garnie d'oreillers; comme il était encore trop faible pour marcher, Mme Bedwin le fit transporter en bas, dans sa propre chambre, l'installa devant le feu, s'assit près de lui, et dans le transport de sa joie, en le voyant hors de danger, se mit à sangloter très fort.
«Ne faites pas attention, mon petit ami, disait la vieille dame; c'est plus fort que moi; là, c'est fini; me voici remise.
- Vous êtes bien bonne pour moi, madame, dit Olivier.
- Ne parlons plus de ça, mon ami, dit la vieille; ça n'a rien à faire avec votre bouillon, et il est grand temps de le prendre; le docteur a dit que M. Brownlow viendrait peut-être vous voir ce matin, et il faut qu'il nous trouve en bonne tenue, parce que mieux nous serons, plus il sera content.»
Tout de suite, la vieille dame fit chauffer dans une petite casserole un bol de bouillon, qui eût été assez fort pour suffire au dîner de trois cent cinquante pauvres au moins, au dépôt de mendicité.
«Vous aimez les tableaux, mon enfant? demanda Mme Bedwin, en voyant Olivier contempler attentivement un portrait accroché à la muraille juste en face de lui.
- Je n'en sais rien, madame, dit Olivier sans quitter des yeux la toile; j'en ai vu si peu, que je n'en sais rien. Que la figure de cette dame est belle et douce!
- Ah! mon enfant, dit la vieille dame, les peintres embellissent toujours les femmes, sans quoi ils perdraient toutes leurs pratiques. L'homme qui vient d'inventer un appareil pour saisir la ressemblance exacte aurait dû prévoir qu'il n'aurait pas de succès; c'est trop sincère, voyez-vous, beaucoup trop, ajouta-t- elle en riant de sa malice.
- Est-ce que cela ressemble à quelqu'un, madame? demanda Olivier.
- Oui, dit la vieille dame, en cessant un instant de regarder le bouillon; c'est un portrait.
- De qui, madame? demanda Olivier avec empressement.
- En vérité, je n'en sais rien, répondit gaiement la vieille dame; ce n'est pas le portrait de quelqu'un que vous ou moi ayons connu, je suppose. Il semble vous occuper beaucoup, mon enfant.
- Il est si joli, si beau! répondit Olivier.
- Il ne vous fait pas peur, j'espère, dit la vieille dame, observant avec surprise l'air de respect avec lequel l'enfant contemplait le portrait.
- Oh! non, non, reprit vivement Olivier, mais ses yeux semblent si tristes, et ils ont l'air fixés sur moi. Le coeur me bat, ajouta Olivier à voix basse, comme si cette dame voulait me parler et ne le pouvait pas.
- Mon Dieu! s'écria Mme Bedwin en tressaillant; ne dites pas de ces choses-là, mon ami; vous êtes faible et nerveux; c'est l'effet de votre maladie. Laissez-moi tourner votre fauteuil de l'autre côté, que vous ne voyiez plus ce portrait; tenez, dit-elle en joignant l'action à la parole, vous ne pouvez plus le voir, à présent.»
Olivier le voyait avec les yeux de l'âme aussi distinctement que s'il n'avait pas changé de position, mais il craignit d'importuner la bonne vieille dame; il lui sourit gentiment quand elle le regarda, et Mme Bedwin, heureuse de le voir plus tranquille, sala son bouillon, dans lequel elle cassa de petits morceaux de pain grillé, avec tout le sérieux que comporte une telle opération. Olivier avala le bouillon avec un empressement remarquable, et il venait à peine de prendre la dernière cuillerée, quand on frappa doucement à la porte.
«Entrez,» dit la vieille dame, et M. Brownlow parut.
Il s'avança aussi lestement que possible; mais il n'eut pas plutôt relevé ses lunettes sur son front, et croisé ses mains derrière son dos pour contempler longtemps et à son aise Olivier, que son visage se contracta et changea plusieurs fois d'expression. Épuisé par la maladie, Olivier, par respect pour son bienfaiteur, fit un effort inutile pour se lever, et retomba sur son fauteuil; et le vieux M. Brownlow, qui avait à lui seul plus de coeur que n'en ont d'ordinaire six vieillards, sentit les larmes jaillir de ses yeux avec une abondance que nous ne chercherons pas à expliquer, parce que nous ne sommes pas assez philosophe.
«Pauvre enfant! Pauvre enfant! dit-il en tâchant de s'éclaircir la voix. Je suis enroué ce matin, madame Bedwin; je crains d'avoir attrapé un rhume.
- Espérons que non, dit celle-ci. Tout votre linge était bien sec, monsieur.
- Ce n'est pas sûr, Bedwin, dit M. Brownlow; je crois que vous m'avez donné hier à dîner une serviette humide, mais n'en parlons plus. Comment vous trouvez-vous, mon petit ami?
- Bien heureux, monsieur, répondit Olivier, et bien reconnaissant de toutes vos bontés.
- Cher enfant! dit M. Brownlow remis de son émotion. Lui avez-vous donné à manger, Bedwin? Un bouillon, hein?
- Il vient de prendre un bol d'excellent consommé, répondit Mme Bedwin en se redressant et en appuyant sur le dernier mot, pour montrer qu'entre un bouillon et un consommé il n'y a pas le moindre rapport.
- Bah! fit M. Brownlow en haussant les épaules, quelques verres de porto lui auraient fait encore plus de bien; n'est-ce pas, Tom White?
- Je me nomme Olivier, monsieur, répondit le petit malade d'un air étonné.
- Olivier? dit M, Brownlow; Olivier quoi? Olivier White, hein?
- Non, monsieur, Olivier Twist.
- Singulier nom, dit le vieux monsieur. Pourquoi avez-vous dit au magistrat que vous vous nommiez White?
- Je n'ai jamais dit cela, monsieur,» répondit Olivier tout interdit.
Ceci avait si bien l'air d'un mensonge, que M. Brownlow jeta sur l'enfant un coup d'oeil un peu sévère; mais il n'était pas possible de douter de sa parole: le caractère de la vérité était empreint sur tous les traits de son visage.
«C'est sans doute une méprise, dit M. Brownlow. Mais, quoiqu'il n'eût plus de motif pour regarder fixement l'enfant, le souvenir de la ressemblance d'Olivier avec un visage connu lui revint à l'esprit, et si vivement qu'il ne pouvait détacher de lui ses regards.
«J'espère que vous n'êtes pas mécontent de moi, monsieur? dit
Olivier en levant des yeux suppliants.
- Non, non, répondit le vieux monsieur. Bonté divine! que vois-je?
Bedwin, regardez donc là, et là.»
Et en parlant ainsi il montrait du doigt tour à tour le portrait placé au-dessus de la tête d'Olivier, puis la figure de l'enfant: c'était la copie vivante du portrait; mêmes yeux, même bouche, mêmes traits. En ce moment la ressemblance était tellement frappante, que toutes les lignes du visage semblaient reproduites avec une précision merveilleuse.
Olivier ignorait la cause de cette exclamation soudaine; il n'était pas assez fort pour supporter l'émotion qu'elle lui causa, et il s'évanouit.
* * * * *
Quand le Matois et son digne camarade maître Bates, après s'être approprié d'une manière illégale le mouchoir de M. Brownlow, s'étaient joints à la foule qui poursuivait Olivier, comme nous l'avons raconté précédemment, ils avaient obéi à un sentiment louable et méritoire, celui de se sauver eux-mêmes. Comme le respect de la liberté individuelle est un des privilèges dont tout bon Anglais s'enorgueillit le plus, je n'ai pas besoin de faire observer que cette fuite de nos jeunes filous doit les relever dans l'esprit des patriotes sincères. Ce qui montre bien qu'ils agissaient en vrais philosophes, c'est que, dès que l'attention générale fut fixée sur Olivier, ils cessèrent de poursuivre celui- ci, et regagnèrent leur demeure par le plus court chemin; après avoir parcouru de toute la vitesse de leurs jambes un dédale de passages et de rues étroites, ils s'arrêtèrent d'un commun accord sous une voûte basse et sombre, et, dès qu'il eut repris haleine, maître Bates poussa un cri de joie et, dans les transports de sa gaieté, se tordit à force de rire et finit par se rouler à terre.
«Qu'as-tu à rire de la sorte? demanda le Matois.
- Ha! ha! ha! hurlait Charlot Bates.
- Pas tant de bruit, observa le Matois en jetant autour de lui un regard inquiet. Veux-tu te faire coffrer, animal?
- C'est plus fort que moi, dit Charlot, je n'en peux plus. Tu as vu comme il courait, enfilant une rue après l'autre, se heurtant aux poteaux, et comme s'il était de fer aussi bien qu'eux, reprenant sa course de plus belle! et moi, avec le mouchoir dans la poche, à crier après lui: Au voleur! c'est trop fort.»
La vive imagination de maître Bates lui représenta de nouveau cette scène sous un jour si comique qu'il ne put continuer, et retomba à terre, en se tenant les côtes à force de rire.
«Que va dire Fagin? demanda le Matois, profitant d'un moment où
Bates reprenait haleine.
- Quoi? dit Charlot.
- Oui, quoi? fit le Matois.
- Eh bien! qu'est-ce qu'il peut dire? demanda Charlot en coupant court à son accès de gaieté; car le ton du Matois était sérieux. Qu'est-ce qu'il peut dire?»
M. Dawkins, pour toute réponse, se mit à siffler, ôta son chapeau et secoua la tête en se grattant l'oreille.
«Qu'est-ce que tu veux dire par là? demanda Charlot.
- Tra déri déra; bah! va-t'en voir s'ils viennent,» dit le Matois en ricanant.
C'était une explication, mais peu satisfaisante; aussi maître
Bates renouvela t'il sa question:
«Qu'est-ce que ça signifie?»
Le Matois ne répondit pas, mais remit son chapeau, releva sous ses bras les longues basques de son habit, se gonfla la joue avec la langue, se pinça le bout du nez à plusieurs reprises, puis tournant les talons, s'élança dans la cour. Maître Bates le suivit d'un air pensif. Quelques instants après cette conversation, le facétieux vieillard prêtait l'oreille en entendant le bruit de leurs pas dans le vieil escalier. Il était assis près du feu en face d'un pot d'étain, tenant d'une main un cervelas et un petit pain, de l'autre un couteau. Un affreux sourire passa sur son visage blême, quand il se retourna pour écouter, penchant l'oreille vers la porte, et roulant ses yeux farouches sous ses sourcils roux.
«Qu'est-ce que c'est? dit-il en changeant de visage. Ils ne sont que deux! leur serait-il arrivé quelque chose? Attention!»
Les pas se rapprochèrent et se firent bientôt entendre sur le palier. La porte s'ouvrit lentement; le Matois et Charlot Bates entrèrent et la fermèrent derrière eux.
CHAPITRE XIII. Présentation faite au lecteur intelligent de quelques nouvelles connaissances qui ne sont pas étrangères à certaines particularités intéressantes de cette histoire.
«Où est Olivier? dit le juif avec fureur, en se levant d'un air menaçant; qu'est-il devenu?»
Les jeunes filous regardèrent leur maître avec un sentiment de crainte, puis se regardèrent l'un l'autre avec embarras, et ne répondirent pas.
«Qu'est devenu Olivier? dit le juif en prenant le Matois au collet et en le menaçant avec d'affreuses imprécations. Parle, ou je t'étrangle.»
Fagin disait cela d'un ton si sérieux, que Charlot Bates, qui en tout cas jugeait prudent de se mettre à l'abri, et qui ne voyait rien d'impossible à ce que le juif l'étranglât ensuite à son tour, tomba à genoux, et poussa un cri perçant et prolongé qui tenait du mugissement d'un taureau furieux et des accents d'une trompette marine.
«Parleras-tu? dit le juif d'une voix de tonnerre, en secouant le Matois d'une telle force, que c'était merveille que l'habit ne lui restât pas dans les mains.
- Il est tombé dans la souricière et voilà tout, dit le Matois d'un air maussade. Ah ça! allez-vous me laisser tranquille?»
Et d'un seul élan se dégageant de son habit, il saisit la fourchette à rôtir et visa, au gilet du facétieux vieillard, un coup qui, s'il eût porté, lui eût fait perdre sa gaieté pour un mois ou deux, et peut-être davantage.
Dans cette occurrence, le juif recula avec plus d'agilité qu'on n'eût pu en soupçonner chez un nomme si décrépit en apparence, et saisissant le pot d'étain, il se préparait à le jeter à la tête de son adversaire; mais Charlot Bates attira en ce moment son attention par un hurlement affreux, et ce fut sur lui que le juif jeta le pot plein de bière.
«Eh bien! qu'est-ce que tout ce tremblement? murmura tout à coup une grosse voix, qui est-ce qui m'a jeté cela à la figure? C'est bien heureux que je n'ai reçu que la bière, et non pas le pot, sans quoi j'aurais fait à quelqu'un son affaire. Je n'aurais jamais cru qu'un vieux coquin de juif pût jeter autre chose que de l'eau, et encore pour le plaisir de frauder la compagnie des eaux filtrées. Que se passe-t-il donc, Fagin? Morbleu, ma cravate est pleine de bière… Vas-tu entrer, animal? Qu'est-ce que tu fais là dehors? As-tu honte de ton maître? Ici!»
L'homme qui parlait ainsi, d'un ton bourru, était un solide gaillard d'environ trente-cinq ans, portant une redingote noire de velours grossier, une vieille culotte grise, des brodequins lacés et des bas de coton bleu, qui cachaient de grosses jambes massives, de ces jambes auxquelles il sembla toujours manquer quelque chose, quand elles ne portent pas une bonne chaîne. Il avait un chapeau brun, et autour du cou un vieux foulard, avec les bouts éraillés duquel il s'essuyait le visage; tout en parlant, et, quand il eut fini, il laissa voir une grosse figure commune, avec une barbe qui n'avait pas été rasée depuis trois jours, et des yeux sinistres, dont l'un portait la trace d'un coup récent.
«Ici! entendez-vous?» s'écria ce bandit à mine rébarbative.
Un barbet, la tête déchirée en vingt endroits, entra en rampant dans la chambre.
«Vous y mettez le temps, dit l'homme. Vous êtes trop fier pour me reconnaître devant le monde, n'est-ce pas? Couchez là!»
Cette injonction fut accompagnée d'un coup de pied qui envoya l'animal à l'autre bout de la chambre. Il semblait, du reste, habitué à ce traitement; car il se blottit tranquillement dans un coin, sans pousser un cri, fermant et ouvrant ses vilains yeux vingt fois par minute, et paraissant occupé à faire l'inspection de l'appartement.
«Après qui en avez-vous donc? dit l'homme en s'asseyant d'un air résolu. Vous maltraitez les enfants, vieil avare, vieux ladre, vieux fesse-mathieu. Ça m'étonne qu'ils ne vous assassinent pas; à leur place, je me payerais ça; si j'avais été votre apprenti, il y a longtemps que la farce serait jouée, et… Mais non; je ne pourrais pas seulement vendre votre peau; vous seriez tout au plus bon à mettre en bouteille pour être montré comme un prodige de laideur, mais je crois qu'on n'en souffle pas d'assez grandes.
«Chut! chut! monsieur Sikes, dit le juif tout tremblant; ne parlez pas si haut.
- Ne m'appelez pas monsieur, répondit le bandit; c'est signe que vous machinez quelque chose contre moi. Vous savez mon nom, n'est- ce pas? Je ne le déshonorerai pas quand le moment sera venu.
- C'est bien, c'est bien, Guillaume Sikes, dit le juif avec une humilité abjecte; vous avez l'air de mauvaise humeur, Guillaume.
- Peut-être bien; répondit Sikes; il me semble que vous êtes aussi, vous, passablement hors des gonds, quand vous jetez des pots de bière à la tête des gens, à moins que vous n'y voyiez pas plus de mal qu'à dénoncer et à…
- Êtes-vous fou? dit le juif en tirant l'homme par la manche et en montrant du doigt les jeunes garçons.
M. Sikes se contenta de faire le geste d'un homme qui a autour du cou un noeud coulant, et pencha sa tête sur son épaule droite, pantomime muette que le juif parut comprendre parfaitement.
Puis en termes d'argot dont sa conversation était sans cesse émaillée, mais qu'il est inutile de citer parce qu'ils seraient inintelligibles pour le lecteur, il demanda un verre de liqueur.
«Et surtout ayez soin de n'y pas mettre de poison,» ajouta-t-il en posant son chapeau sur la table.
Il disait cela en plaisantant; mais s'il eût pu voir le juif se mordre les lèvres avec un infernal sourire, en se dirigeant vers le buffet, il eût pensé que la précaution, n'était pas tout à fait inutile, et que le facétieux vieillard pourrait bien céder à l'envie de perfectionner l'industrie du distillateur.