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Oliver Twist

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«Maintenant écoutez-moi, dit la mourante à haute voix, comme si elle faisait un grand effort pour retrouver un peu de force… Dans cette même chambre… dans ce même lit… j'ai jadis veillé une belle jeune femme, qui avait été amenée au dépôt, les pieds déchirés par les fatigues d'une longue marche, et toute souillée de sang et de poussière. Elle mit au monde un enfant, et mourut. Laissez-moi réfléchir… que je me souvienne en quelle année c'était.

- Peu importe l'année, dit l'impatiente matrone… où voulez-vous en venir?

- Ah oui, murmura la malade en retombant dans sa somnolence; où voulais-je en venir… Je sais! s'écria-t-elle en se redressant tout à coup convulsivement.» Sa figure s'anima, et les yeux lui sortaient de la tête. «Je l'ai volée; oui, je l'ai volée! Elle n'était pas encore froide. Je vous dis qu'elle n'était pas encore froide quand je l'ai volée.

- Volé quoi? parles, pour l'amour de Dieu! s'écria la matrone en faisant un geste comme pour appeler du secours.

- La chose! répondit la mourante en mettant sa main sur la bouche de la matrone, la seule chose qu'elle possédât. Elle n'avait ni vêtements pour se garantir du froid, ni pain à manger; et elle avait gardé cela sur son coeur: c'était de l'or, vous dis-je! du vrai or qui aurait pu servir à lui sauver la vie.

- De l'or! répéta la matrone en se penchant vivement vers la mourante qui retomba épuisée sur le lit… Continuez, continuez… eh bien! et puis? Qui était cette jeune mère? Quand était-ce?

- Elle m'avait chargé de le garder précieusement, reprit la vieille en poussant un cri plaintif. Elle me l'avait confié parce qu'elle n'avait que moi près d'elle. Du moment que je l'ai vu à son cou… je l'avais déjà volé d'intention; et la mort de l'enfant… c'est peut-être moi qui en suis cause! On l'aurait mieux traité, si l'on avait tout su!

- Su quoi? demanda l'autre; parlez!

- Cet enfant ressemblait tant à sa mère, reprit la mourante, sans tenir compte de la question qui lui était adressée, que je ne pouvais le regarder sans songer à sa pauvre mère! pauvre femme! si jeune! si douce! Attendez, je n'ai pas fini. Je n'ai pas tout dit, n'est-ce pas?

- Non, non, dit la matrone, en prêtant l'oreille pour saisir les paroles que la mourante prononçait d'une voix à peine intelligible. Dépêchez-vous, ou il sera trop tard!

- La mère, dit la femme en faisant un effort encore plus violent que les autres, la mère, quand elle se sentit mourir, me dit à l'oreille que, si son enfant vivait si on pouvait l'élever, un jour viendrait peut-être où il pourrait entendre sans rougir prononcer le nom de sa pauvre mère. «Oh mon Dieu! disait-elle en joignant ses mains amaigries, que ce soit un garçon ou une fille, suscitez-lui quelques amis dans ce monde de misère, et ayez pitié d'un pauvre enfant abandonné, seul sur terre.»

- Le nom de l'enfant? demanda la matrone.

- On l'appelait Olivier, répondit la femme d'une voix éteinte.
L'or que j'ai volé était…

- Oui, oui, après?» dit l'autre.

Elle se pencha vivement vers la mourante pour entendre sa réponse, mais recula bientôt instinctivement en la voyant se soulever encore une fois, lentement et péniblement, serrer la couverture dans ses mains crispées, murmurer quelques sons inarticulés, et retomber sans vie sur le lit.

* * * * *

«Roide morte! dit une des vieilles femmes en se précipitant dans la chambre dès que la porte fut ouverte.

- Et tout ça pour ne rien dire,» répondit la matrone en s'éloignant d'un air d'insouciance.

Les deux sorcières étaient probablement trop occupées des devoirs funèbres qu'elles avaient à remplir, pour faire aucune réponse, et elles restèrent seules près du cadavre.

CHAPITRE XXV.
Où l'on retrouve M. Fagin et sa bande.

Tandis que ces événements se passaient au dépôt de mendicité, M. Fagin était dans son repaire (le même où la jeune fille était venue prendre Olivier). Là, penché devant la cheminée qui fumait, il avait sur ses genoux un soufflet dont il venait sans doute de se servir pour activer le feu; mais il était tombé dans une rêverie profonde, et, les bras croisés, le menton incliné sur la poitrine, il considérait d'un air distrait les chenets rouillés.

Derrière lui, le rusé Matois, maître Charles Bates et M. Chitling étaient assis devant une table et très attentifs à une partie de whist; le Matois faisait le mort contre M. Bates et M. Chitling. Sa physionomie, toujours intelligente, était encore plus intéressante à contempler que d'habitude, à cause de l'attention scrupuleuse qu'il portait au jeu, et du soin qu'il mettait à saisir l'occasion de jeter de temps à autre un rapide coup d'oeil sur les cartes de M. Chitling, en ayant la sagesse de régler son jeu d'après les observations qu'il avait pu faire sur celui de son voisin. Comme il faisait froid, il avait son chapeau sur la tête, habitude qui, du reste, lui était familière: il avait entre les dents une pipe de terre, qu'il n'ôtait que lorsqu'il voulait se rafraîchir en buvant à même dans un grand pot plein de gin et d'eau, et posé sur la table pour l'agrément de la société.

Monsieur Bates, lui aussi, était attentif à son jeu; mais, comme il était d'une nature plus remuante que son digne ami, il avait plus souvent recours au pot de gin, et se permettait nombre de plaisanteries et de remarques déplacées, tout à fait indignes d'un joueur de whist sérieux. Le Matois, se prévalant de l'étroite amitié qui les unissait, se permit plus d'une fois de faire à son compagnon de graves remontrances à ce sujet; remontrances que maître Bates recevait le mieux du monde, en se bornant à prier son ami d'aller se faire lenlaire ou d'aller se fourrer la tête dans un sac. L'à-propos de ces réponses et d'autres semblables, aussi spirituelles que bien tournées, excitait vivement l'admiration de M. Chitling. Il est à remarquer que ce dernier et son partner perdirent toujours invariablement; cette circonstance, loin d'exciter l'humeur de maître Bates, semblait au contraire l'amuser au dernier point; à la fin de chaque coup il riait encore plus fort que de coutume, et déclarait que de sa vie il n'avait pris tant de plaisir au jeu.

«Nous perdons la partie double, dit M. Chitling, en faisant une longue figure et en tirant une demi-couronne de son gousset; je n'ai jamais vu une chance comme la vôtre, Jack; vous gagnez à tout coup; nous avons beau avoir de belles cartes, Charlot et moi, nous ne pouvons rien en faire.»

Cette remarque, ou peut-être le ton bourru dont elle fut faite, amusa tellement Charlot Bates, que ses éclats de rire tirèrent le juif de sa rêverie, et qu'il demanda de quoi il s'agissait.

«De quoi, Fagin! s'écria Charlot; je voudrais que vous eussiez vu la partie; Tom Chitling n'a pas fait un point, et j'étais son partner contre le Matois et le Mort.

- Ah! ah! dit le juif avec un sourire qui montrait assez qu'il en comprenait sans peine la raison; frottez-vous à eux, Tom, frottez- vous encore à eux.

- Merci, j'en ai assez comme cela, Fagin, répondit M. Chitling; j'en ai mon comptant. Le Matois a une chance contre laquelle il n'y a rien à faire.

- Ah! ah! mon cher, repartit le juif, il faut se lever bien matin pour gagner le Matois.

- Matin! dit Charlot Bates; il faut chausser ses bottes la veille, se mettre un télescope sur chaque oeil et une lorgnette par derrière, si l'on veut le gagner.»

M. Dawkins reçut ces beaux compliments avec beaucoup de modestie et offrit de tirer la figure qu'on lui demanderait dans les cartes à point nommé, à un schelling le coup. Comme personne n'accepta le défi, et que sa pipe était finie, il s'amusa à dessiner sur la table un plan de Newgate avec le morceau de craie dont il s'était servi pour marquer les points; tout en dessinant, il sifflait comme un serpent.

«Vous êtes ennuyeux comme la pluie, Tom! dit-il après un long silence, en s'adressant à M. Chitling; à quoi pensez-vous qu'il pense, Fagin!

- Comment le saurais-je? répondit le juif en posant le soufflet. À ce qu'il a perdu, peut-être, ou bien à la maison de campagne qu'il vient de quitter. Ah! ah! est-ce cela? mon cher.

- Pas le moins du monde, reprit le Matois sans laisser à
M. Chitling le temps de répondre; qu'en dis-tu, Charlot?

- Je dis, moi, fit maître Bates en riant, qu'il était singulièrement tendre avec Betsy; tenez! voyez comme il rougit! Dieu! c'est-il possible! en voilà un joyeux luron! Tom Chitling amoureux! Fagin, Fagin, c'te tête!»

M. Bates, suffoquant à force de rire, à l'idée que M. Chitling fût victime d'une passion tendre, se renversa si vivement sur sa chaise qu'il perdit l'équilibre et tomba tout de son long sur le plancher, sans que cet accident diminuât en rien ses éclats de rire, qui recommencèrent de plus belle quand il se fut remis sur pied.

«Ne faites pas attention à ce qu'ils disent, mon cher, dit le Juif en lançant un coup d'oeil à M. Dawkins et en donnant à M. Bates une tape avec le soufflet; Betsy est une jolie fille: attachez- vous à elle, Tom, attachez-vous à elle.

- Je n'ai qu'une chose à dire, Fagin, répondit M. Chitling en rougissant beaucoup; c'est que cela ne regarde personne ici.

- Sans doute, dit le juif; Charlot est un bavard; ne faites pas attention à ce qu'il dit; Betsy est une jolie fille; faites tout ce qu'elle vous dira, Tom, et vous ferez fortune.

- La preuve que je fais tout ce qu'elle veut, répondit M. Chitling, c'est que c'est en suivant ses conseils que je me suis fait pincer; mais ç'a été pour vous une bonne affaire, n'est- ce pas Fagin? Et puis, qu'est-ce que six semaines à rester sous clef, il faut toujours en passer par là un jour où l'autre; mieux vaut encore que ce soit l'hiver, quand vous avez moins l'occasion de faire une bonne petite promenade au dehors, hein, Fagin?

- Ah! sans doute, mon cher, dit le juif. Et ça vous serait bien égal d'y retourner, n'est-ce pas, Tom, demanda le Matois en faisant un signe au juif et à Charlot, pourvu que tout allât bien avec Betsy?

- Eh bien, oui, ça me serait égal, répondit Tom avec colère; je voudrais bien savoir qui est-ce qui pourrait en dire autant, hein, Fagin?

- Personne, mon cher, dit le juif, pas un d'eux, Tom; il n'y a que vous, soyez-en sûr.

- J'aurais pu me tirer d'affaire si j'avais voulu jaser sur elle, pas vrai, Fagin? continua le pauvre dupe en colère; je n'avais qu'un mot à dire, hein, Fagin?

- Sans doute, mon cher, répondit le juif.

- Mais je n'ai pas bavardé, hein, Fagin? demanda Tom, qui accumulait question sur question avec volubilité.

- Non, non, assurément, répondit le juif; vous avez le coeur trop bien placé pour faire de ces choses-là: beaucoup trop, mon cher.

- Peut-être bien, répondit Tom en regardant autour de lui; et si j'ai du coeur, il n'y a pas de quoi rire, hein, Fagin?»

Le juif, s'apercevant que la moutarde montait au nez de M. Chitling, s'empressa de lui affirmer que personne ne se moquait de lui, et, comme preuve de ce qu'il avançait, il en appela au témoignage de maître Bates, le principal agresseur mais malheureusement, au moment où Charlot ouvrait la bouche pour déclarer qu'il n'avait jamais été moins disposé à rire, il partit d'un tel éclat que M. Chitling, se croyant insulté, s'élança sans plus de cérémonie sur le rieur et lui lança un coup de poing que celui-ci eut l'adresse d'éviter, mais qui atteignit le facétieux vieillard en pleine poitrine, le fit chanceler et l'envoya contre la muraille, où il resta quelques instants à reprendre haleine, tandis que M. Chitling faisait la plus piteuse mine du monde.

«Attention! dit tout à coup le Matois, j'ai entendu le grelot.» Il prit la chandelle et gravit sans bruit l'escalier. La sonnette, agitée par une main impatiente, se fit entendre de nouveau. Bientôt le Matois rentra et, d'un air mystérieux, dit au juif quelques mots à l'oreille.

«Comment! dit Fagin, il est seul?» Le Matois fit signe que oui, et, mettant sa main devant la chandelle, il donna à entendre à Charlot Bates qu'il était temps de mettre un terme à ses élans de gaieté. Après avoir rempli ce devoir d'ami, il regarda fixement le juif et attendit ses ordres.

Le vieillard resta quelques instants à se mordre les doigts d'un air pensif. L'agitation de son visage annonçait qu'il craignait quelque mauvaise nouvelle. Enfin, il leva la tête.

«Où est-il?» demanda-t-il.

Le Matois montra du doigt le plafond et fit mine de s'éloigner.

«Oui, dit le juif comme répondant à une question sous-entendue: fais-le descendre. Chut! paix, Charlot! doucement, Tom! filez sans bruit.»

Charlot Bates et son récent antagoniste obéirent sur-le-champ à cette injonction de se retirer. Tout était silencieux quand le Matois descendit l'escalier, une chandelle à la main, suivi d'un homme en blouse, qui, après avoir jeté un regard effaré autour de la chambre, ôta une grosse cravate qui lui cachait le bas du visage, et laissa voir les traits du flambant Tobie Crackit, mais pâle, défiguré, la barbe longue et la chevelure en désordre.

«Comment ça va-t-il, Fagin? dit le beau Tobie, en faisant un signe de tête au juif. Tiens! Matois, mets ce cache-nez dans mon castor, que je sache où le trouver en m'en allant. Bien! tu feras un fameux lapin, toi, et tu enfonceras les anciens.»

Tout en parlant, il releva sa blouse, mit les mains dans ses poches, approcha une chaise du feu et posa ses pieds sur les chenets.

«Voyez, Fagin, dit-il en montrant tristement ses bottes crottées, pas une goutte de cirage depuis… vous savez quand… Mais ne me regardez donc pas ainsi! tout viendra, en son temps; je ne peux pas causer d'affaires avant d'avoir bu et mangé; ainsi donnez-moi de quoi me soutenir, et laissez-moi me faire une bosse tout tranquillement, pour la première fois depuis trois jours.»

Le juif fit signe au Matois de poser les vivres sur la table; puis s'asseyant en face du voleur, il attendit qu'il lui plût d'entamer la conversation.

À en juger d'après les apparences, Tobie n'était pas près d'en venir là. Le juif se contenta d'observer patiemment sa physionomie, dans l'espoir d'y découvrir quelle nouvelle il apportait: ce fut en vain. Il avait l'air fatigué et abattu, mais son visage était aussi calme que d'habitude, et, malgré le désordre de sa tenue, le flambant Tobie Crackit avait l'air content de sa personne. Le juif, au comble de l'impatience, l'épiait à chaque bouchée, et parcourait la chambre en long et en large, dans un état d'agitation dont il n'était pas maître. Rien n'y fit. Tobie continua à manger sans faire attention à quoi que ce fût, jusqu'à ce qu'il fut hors d'état de manger davantage; alors il fit sortir le Matois, ferma la porte, se versa un grog et se mit en mesure de commencer son récit.

«Pour commencer par le commencement, Fagin… dit Tobie.

- Oui, oui,» interrompit le juif en rapprochant sa chaise.

M. Crackit fit une pause pour avaler son grog, et déclara que le gin était excellent; puis posant ses pieds sur le devant de la cheminée, de manière à mettre ses bottes au niveau de ses yeux, il reprit tranquillement:

«Pour commencer par le commencement, comment va Guillaume?

- Comment? s'écria le juif en se levant brusquement.

- Vous n'en avez donc pas de nouvelles? dit Tobie en pâlissant.

- Des nouvelles! repartit le juif en frappant du pied avec fureur… Où sont-ils! Sikes et l'enfant. Où sont-ils? que sont- ils devenus? où sont-ils cachés? pourquoi ne sont-ils pas ici?

- L'affaire a raté, dit timidement Tobie.

- Je le sais, répondit le juif en tirant de sa poche un journal.
Et après?

- On a fait feu et atteint l'enfant; nous avons battu en retraite à travers champs, l'enfant entre nous deux… à vol d'oiseau, franchissant haies et fossés. On nous donnait la chasse. Miséricorde! tout le pays était sur pied et les chiens à nos trousses.

- L'enfant? dit le juif d'une voix étouffée.

- Guillaume l'avait pris sur son dos et filait comme le vent. Nous nous arrêtâmes pour le mettre entre nous deux; il avait la tête pendante et il était glacé. Ceux qui nous poursuivaient étaient sur nos talons. Chacun pour soi, quand il y va de la potence; nous leur avons faussé compagnie et laissé le marmot étendu dans un fossé: mort ou vif, je n'en sais rien.»

Le juif n'écouta pas un mot de plus; il poussa un affreux hurlement, s'arracha les cheveux et ne fit qu'un bond dans la rue.

CHAPITRE XXVI. Un personnage mystérieux paraît sur la scène. - Détails importants étroitement liés à la suite de cette histoire.

Le vieillard avait gagné le coin de la rue avant de se remettre de l'émotion que lui avaient causée les nouvelles apportées par Tobie Crackit. Non seulement il n'avait pas ralenti son allure ordinaire; mais il hâtait le pas encore plus que d'habitude, de l'air d'un homme effaré et en proie à une violente agitation; une voiture lancée au galop faillit le renverser, et les cris des passants, à la vue du danger qu'il courait, lui firent gagner le trottoir. Après avoir évité autant que possible les grandes rues, et cheminé par des ruelles ou des passages obscurs, il atteignit enfin Snow-Hill. Là il se mit à marcher encore plus vite qu'auparavant, et ne ralentit sa course qu'après s'être engagé dans une cour, où, comme s'il se trouvait enfin dans son élément, il reprit son pas ordinaire et parut respirer plus à l'aise.

Au point de jonction entre Snow-Hill et Holborn-Hill, à main droite en sortant de la Cité, se trouve un passage étroit et sale qui mène à Saffron-Hill. Là, dans de misérables échoppes, vous pouvez voir d'énormes paquets de foulards d'occasion, de toute grandeur et de toute nuance. C'est là qu'habitent les receleurs qui les achètent des voleurs. Des centaines de ces foulards, fixés à des chevilles, pendent aux fenêtres ou au-dessus des portes; à l'intérieur il y en a d'empilés par centaines sur des tablettes. Ce passage, ou plutôt cette colonie commerciale, a une existence qui lui est propre, son barbier, son café, sa taverne, sa boutique de friture. C'est pour tous les filous de bas étage un véritable marché, visité de grand matin ou le soir, entre chien et loup, par des marchands silencieux, qui traitent leurs affaires dans d'obscures arrière-boutiques, et s'en vont à la dérobée comme ils sont venus. Là le marchand d'habits, le rapiéceur de savates, le marchand de chiffons, étalent leur marchandise comme une enseigne pour le filou, et des tas d'os et de ferrailles, des lambeaux d'étoffes de laine ou de toile, pourrissent ou se rouillent dans des caves humides et noires.

C'était dans ce passage que le juif venait d'entrer; il était bien connu des sales habitants du lieu, car tous ceux qui étaient en vedette sur le pas de la porte, vendeurs ou acheteurs, le saluaient familièrement d'un signe de tête quand il passait. Il répondit de la même manière à leur salut, mais ne s'arrêta qu'au bout du passage, pour adresser la parole à un brocanteur de petite stature, assis, autant du moins qu'il pouvait y entrer, dans un fauteuil d'enfant, et fumant sa pipe devant sa boutique.

«En vérité, monsieur Fagin, rien que de vous voir il y a de quoi guérir d'une ophtalmie, répondit le respectable négociant au juif qui lui demandait des nouvelles de sa santé.

- Le voisinage était un peu trop chaud, Lively, dit Fagin en relevant ses sourcils et en se croisant les bras.

- C'est vrai! j'ai déjà entendu des gens s'en plaindre à plusieurs reprises, répondit le brocanteur, mais cela se refroidit bien vite; ne trouvez-vous pas?»

Fagin fit un signe de tête affirmatif, et étendant la main dans la direction de Saffron-Hill:

«Y a-t-il quelqu'un là-bas ce soir? demanda-t-il.

- Aux Trois-Boîteux?» demanda l'homme.

Le juif fit signe que oui.

«Attendez, poursuivit le marchand en cherchant dans sa tête; ils sont bien une demi-douzaine, à ma connaissance; je ne crois pas que votre ami soit du nombre.

- Sikes n'y est pas, je suppose? demanda le juif d'un air désappointé.

- Non est ventus, il n'est pas venu, comme disent les gens de loi, répondit le petit homme en secouant la tête et en prenant un air singulièrement rusé. Avez-vous quelque chose ce soir qui puisse faire mon affaire?

- Rien ce soir, dit le juif en s'éloignant.

- Allez-vous aux Trois-Boîteux, Fagin? dit le petit homme en le rappelant; attendez, j'ai envie d'aller y faire un tour avec vous!»

Le juif tourna la tête et lui fit signe de la main qu'il préférait être seul; et d'ailleurs, comme le petit homme ne pouvait pas aisément sortir de sa chaise, l'enseigne des Trois-Boîteux fut pour cette fois privée de l'avantage de la présence de M. Lively; dans le temps qu'il lui fallut pour se lever, le juif avait disparu. M. Lively, après s'être dressé inutilement sur la pointe des pieds dans l'espoir de l'apercevoir encore, s'enfonça de nouveau dans sa petite chaise, et après avoir échangé avec une dame, dans la boutique en face, un signe de tête qui exprimait le doute et la défiance, il reprit sa pipe et se remit gravement à fumer.

Les Trois-Boîteux, ou plutôt les Boiteux, enseigne bien connue de tous les habitués du lieu, était cette même taverne où M. Sikes et son chien ont déjà figuré. Fagin fit un signe rapide à un homme assis au comptoir, monta l'escalier, ouvrit une porte, se glissa doucement dans la salle, et jeta un regard inquiet autour de lui, en mettant sa main au-dessus de ses yeux, comme s'il cherchait quelqu'un.

La salle était éclairée par deux becs de gaz dont la lueur ne pouvait être aperçue du dehors, grâce aux volets bien fermés et aux rideaux d'un rouge passé soigneusement tirés devant la fenêtre. Le plafond était noirci, pour que la fumée des lampes n'en altérât pas la couleur.

La salle était pleine d'un nuage de tabac si épais, qu'en entrant on ne pouvait presque rien distinguer; par degrés cependant, quand la porte, en s'ouvrant, laissait échapper un peu de fumée, on découvrait un bizarre assemblage de têtes, aussi confus que les sons qui venaient frapper l'oreille; l'oeil s'accoutumait peu à peu à ce spectacle, et finissait par distinguer une nombreuse société d'hommes et de femmes, entassés autour d'une longue table, à l'extrémité de laquelle siégeait un président, tenant à la main un marteau, insigne de ses fonctions. Dans un coin, devant un méchant piano, était assis une espèce d'artiste, au nez violet, et dont la figure était soigneusement empaquetée à cause d'une fluxion.

Au moment où Fagin se glissait doucement dans la salle, l'artiste, promenant ses doigts sur le clavier en manière de prélude, occasionna une rumeur générale. Tout le monde demandait une chanson; quand le vacarme fut apaisé, une jeune femme vint divertir le public en chantant une ballade en quatre couplets, entre chacun desquels l'accompagnateur reprenait le refrain en jouant de toute sa force. Quand ce fut fini, le président fit un signe d'approbation; puis des artistes, placés à sa droite et à sa gauche, entamèrent un duo qu'ils chantèrent aux grands applaudissements de la compagnie.

Il était curieux d'observer quelques-unes des figures qui se détachaient de ce groupe. Il y avait d'abord le président, qui n'était autre que le maître de céans, homme à mine rébarbative et de formes athlétiques, qui, tandis qu'on chantait, roulait ses yeux en tous sens, et qui, tout en ayant l'air de se laisser aller au plaisir de la musique, avait l'oeil sur tout ce qu'on faisait, et prêtait l'oreille à tout ce qui se disait, et, en vérité, il avait l'oeil perçant et l'oreille fine. Près de lui étaient les chanteurs, recevant avec indifférence les compliments qu'on leur adressait, et avalant successivement une douzaine de grogs, que leur passaient leurs plus véhéments admirateurs. Dans l'assistance, les figures portaient l'empreinte des vices les plus abjects, et attiraient l'attention à force d'être repoussantes. La ruse, la férocité, l'ivresse à tous les degrés, s'y montraient sous l'aspect le plus hideux. Des femmes, des jeunes filles à la fleur de l'âge, mais flétries par le vice, souillées de débauches et de crimes, formaient la partie la plus triste et la plus sombre de cet affreux tableau.

Fagin, que rien de tout cela ne pouvait émouvoir, passait rapidement en revue toutes les figures, mais, à ce qu'il paraît, sans rencontrer celle qu'il cherchait. Il parvint enfin à attirer sur lui l'oeil de l'individu qui présidait, lui fit de la main un léger signe, et sortit de la salle à pas de loup comme il y était entré.

«Qu'est-ce que vous voulez, monsieur Fagin? demanda l'homme, qui était sorti sur-le-champ derrière le juif. Ne voulez-vous pas nous tenir compagnie? Tout le monde en serait ravi, bien sûr.»

Le juif secoua la tête d'un air d'impatience et dit à voix basse:

«Est-il ici?

- Non, répondit l'homme.

- Et pas de nouvelles de Barney? demanda Fagin.

- Aucune, répondit le maître du cabaret des Trois-Boîteux, car c'était lui-même. Il ne bougera pas jusqu'à ce que tout soit apaisé. Soyez sûr qu'on est sur leur piste, et que, s'il se montrait, il serait coffré bien vite. Tout va bien pour Barney; autrement j'aurais entendu parler de lui: je jurerais que Barney est en train de se tirer d'affaire le mieux du monde. Il n'est pas gêné, allez.

- Viendra-t-il ce soir? demanda le juif en insistant tout particulièrement sur le mot il.

- Monks, n'est-ce pas? demanda le cabaretier avec hésitation.

- Chut! fit le juif. Oui.

- Sans doute, répondit l'homme en tirant une montre d'or de son gousset. Je croyais même qu'il viendrait plus tôt; si vous voulez attendre dix minutes, il sera…

- Non, non, se hâta de dire le juif, comme si, malgré son désir de voir la personne en question, il éprouvait quelque soulagement à ne pas la rencontrer. Dites-lui que je suis venu pour le voir, et qu'il vienne chez moi ce soir. Non, plutôt demain: puisqu'il n'est pas ici, il sera bien temps demain.

- C'est bien! dit l'homme; il n'y a rien de plus à dire?

- Pas un mot pour l'instant, dit le juif en descendant l'escalier.

- À propos, dit l'autre à voix basse, en se penchant sur la rampe, quel bon moment ce serait pour faire une vente! Philippe Barker est là, et tellement ivre qu'un enfant pourrait le mettre dedans.

- Ah! ah! dit le juif en levant la tête, mais ce n'est pas le moment d'en finir avec Barker; il a encore quelque chose à faire avant que nous lui réglions son compte; ainsi allez rejoindre la compagnie, mon cher, et dites-leur de mener joyeuse vie, tandis qu'ils sont en vie; ha! ha!»

Le cabaretier se mit aussi à rire, et alla rejoindre ses hôtes. Le juif ne fut pas plus tôt seul que sa physionomie reprit son expression inquiète et agitée. Après un instant de réflexion, il prit un cabriolet et se fit conduire du côté de Bethnal-Green. Il descendit à un quart de mille environ de la demeure de M. Sikes, et fit à pied le reste du trajet.

«Maintenant, murmura-t-il en frappant à la porte, à nous deux, ma fille, et, si l'on trame ici quelque complot ténébreux, je saurai bien vous faire jaser, toute futée que vous êtes.»

On dit à Fagin que Nancy était dans sa chambre; il gravit sans bruit l'escalier et entra sans frapper; la jeune fille était seule, la tête appuyée sur la table, les cheveux épars.

«Elle a bu, pensa le juif, ou peut-être a-t-elle du chagrin.»

Tout en faisant cette réflexion, le vieux juif se retourna pour fermer la porte, et le bruit réveilla la jeune fille. Elle le regarda dans le blanc des yeux, lui demanda s'il y avait du nouveau, et écouta le récit qu'il lui fit des aventures de Tobie Crackit; quand il eut fini, elle reprit sa première attitude, la tête sur la table, et ne dit pas un mot. Elle poussa le chandelier avec impatience, et une fois ou deux, en changeant de position avec un mouvement saccadé et nerveux, elle frotta ses pieds sur le plancher; mais ce fut tout.

Pendant ce silence, le juif promenait autour de la chambre des regards inquiets, comme pour s'assurer que Sikes n'était pas revenu en cachette; satisfait sans doute de son examen, il toussa deux ou trois fois et essaya à plusieurs reprises d'engager la conversation; mais la jeune fille ne fit pas plus attention à lui que s'il n'y était pas. Il finit par faire une dernière tentative, et, se frottant les mains, il lui dit du ton le plus caressant:

«Où penses-tu que Guillaume puisse être maintenant, ma chère?»

La jeune fille murmura d'une voix plaintive et à peine intelligible qu'elle n'en savait rien; elle avait l'air de sangloter.

«Et l'enfant? dit le juif, fixant les yeux sur elle pour lire dans l'expression de son visage. Pauvre petit être! abandonné dans un fossé! Nancy! qu'est-ce que tu dis de ça?

- L'enfant! dit-elle en levant vivement la tête, l'enfant est mieux où il est que parmi nous; et, pourvu qu'il n'en résulte rien de fâcheux pour Guillaume, je souhaite qu'il soit mort dans le fossé, et que ses pauvres os y blanchissent.

- Comment! s'écria le juif stupéfait.

- Oui, c'est comme cela, reprit la jeune fille en le regardant fixement. Je serais heureuse de ne plus le voir et de savoir que ses épreuves sont terminées. Je ne puis supporter de l'avoir autour de moi; sa vue seule me fait prendre en haine et moi-même, et vous tous.

- Fi! dit le juif avec dédain; tu es ivre, ma fille.

- Moi! dit-elle avec amertume; ce n'est pas votre faute si je ne le suis pas; vous ne demanderiez pas mieux que de me voir toujours en cet état, excepté peut-être en ce moment. Il paraît que l'humeur où vous me trouvez n'est pas de votre goût, n'est-ce pas?

- Non! répliqua le juif avec colère; elle n'est pas de mon goût du tout.

- Eh bien! que voulez-vous y faire? répondit la jeune fille en riant.

- Ce que je veux y faire! s'écria le juif, exaspéré de l'obstination inattendue de son interlocutrice, et des désagréments de la soirée; tu vas voir ce que je veux y faire; écoute-moi, carogne! Écoute-moi bien, moi qui n'ai que trois mots à dire pour étrangler Sikes aussi sûrement que si je tenais en ce moment son cou de taureau entre mes mains. S'il revient, et qu'il ne ramène pas l'enfant, s'il l'a laissé échapper, s'il ne me le rend pas mort ou vif, assassine-le toi-même si tu veux lui épargner la potence, et cela dès qu'il aura mis le pied dans cette chambre, ou, crois-moi, il sera trop tard.

- Qu'est-ce que tout cela veut dire? s'écria involontairement la jeune fille.

- Ce que tout cela veut dire? continua Fagin en fureur, voici… Quand cet enfant peut me valoir des centaines de livres sterling, dois-je perdre une chance si heureuse, un profit assuré, par la faute d'une bande d'ivrognes à qui je pourrais couper le sifflet, et me mettre à la merci d'un brigand à qui il ne manque que la volonté, mais qui a le pouvoir de… de…»

Le vieillard était hors d'haleine et balbutiait; tout à coup son accès de colère s'apaisa, et son maintien changea complètement. Lui, qui, un instant auparavant, était là se tordant les mains, respirant à peine, les yeux hagards, le visage pâle de fureur, se laissa tomber sur une chaise et, s'affaissant sur lui-même, trembla de crainte de s'être trahi. Après un court silence, il se hasarda à jeter les yeux sur sa compagne, et parut un peu rassuré en la voyant dans la même attitude insouciante où il l'avait trouvée en entrant.

«Nancy, ma chère! grommela le juif, en reprenant sa voix ordinaire: as-tu fait attention à ce que je t'ai dit?

- Ne me fatiguez pas, Fagin! répondit la jeune fille en levant nonchalamment la tête; si Guillaume n'a pas réussi cette fois-ci, il réussira un autre jour; il a fait pour vous plus d'un bon coup, et il en fera bien d'autres quand il le pourra. À l'impossible nul n'est tenu; ainsi, n'en parlons plus.

- Et cet enfant, ma chère? dit le juif, se frottant les mains avec une vivacité nerveuse.

- L'enfant doit courir les mêmes chances que les autres, interrompit Nancy; d'ailleurs, je le répète, j'espère qu'il est mort et à l'abri de tous les maux… Pourvu toutefois qu'il n'arrive rien à Guillaume! Mais puisque Tobie s'en est tiré, il est assez probable qu'il a échappé aussi! car il en vaut bien deux comme Tobie.

- Et pour ce que je vous disais, ma chère?… demanda le juif, en fixant sur la jeune fille un oeil scrutateur.

- Il faudra me le répéter, si c'est quelque chose que vous voulez que je fasse, répondit Nancy; et encore, dans ce cas, vous feriez mieux d'attendre à demain: vous m'avez réveillée un instant, mais je sens que je redeviens stupide.»

Fagin lui fit encore plusieurs questions pour s'assurer qu'elle n'avait pas fait son profit de ses imprudentes insinuations; mais elle y répondit si naturellement, et resta si impassible sous les regards investigateurs du juif, que celui-ci fut pleinement affermi dans l'opinion qu'il avait eue dès l'abord, que la jeune fille avait abusé des spiritueux. En effet, Nancy n'était pas exempte d'un défaut très commun chez les élèves du juif, et auquel, dès l'enfance, on les poussait plus qu'on ne les en détournait. Le désordre de sa tenue, et une forte odeur de genièvre répandue dans la chambre, venaient à l'appui de cette supposition; et quand, après un instant d'énergie, elle fut retombée dans sa torpeur, tantôt versant des larmes, tantôt s'écriant: «Enfin, il ne faut jamais désespérer!» en proférant des paroles incohérentes, M. Fagin, qui avait beaucoup d'expérience dans ces matières, vit, à sa grande satisfaction, qu'elle était à cent lieues de ce qu'il avait craint.

Rassuré par cette découverte et ayant atteint le double but qu'il se proposait, d'informer la jeune fille des nouvelles qu'il venait d'apprendre et de s'assurer de ses propres yeux que Sikes n'était pas de retour, M. Fagin reprit le chemin de sa demeure, laissant Nancy assoupie, la tête appuyée sur la table.

Il était environ une heure du matin; la nuit était sombre, le froid piquant; rien n'invitait le juif à s'amuser en route: la bise, qui desséchait les rues, semblait en avoir balayé les passants aussi bien que la poussière et la boue; il n'y avait presque personne dehors, et le peu de gens attardés dans les rues regagnaient en hâte leur logis; le vent soufflait précisément dans la figure du juif, qui s'en allait fendant l'air en tremblant et grelottant à chaque nouveau coup de vent.

Arrivé au coin de la rue qu'il habitait, il fouillait déjà dans sa poche pour en tirer la clef de sa maison, quand un individu sortit de dessous un auvent obscur, traversa la rue et se glissa jusqu'à lui sans être aperçu.

«Fagin! murmura une voix à son oreille.

- Ah! dit le juif en se retournant vivement, est-ce…

- Oui! interrompit brusquement l'étranger. Voilà deux heures que je suis là à me morfondre; où diable étiez-vous donc?

- À vos affaires, mon cher, répondit le juif en regardant son compagnon avec embarras, et en ralentissant le pas. À vos affaires, toute la soirée.

- Bah! vraiment! dit l'étranger avec ironie. Eh bien! quel résultat?

- Rien de bon, dit le juif.

- Rien de mauvais? j'espère,» dit l'étranger en s'arrêtant court, et en jetant sur son compagnon un regard inquiet.

Le juif secoua la tête et allait répondre, quand l'étranger, l'interrompant, se dirigea vers la maison devant laquelle ils étaient arrivés tout en causant, et lui fit observer qu'il valait mieux s'entretenir à couvert; qu'il était gelé d'avoir fait si longtemps le pied de grue, et que le vent lui coupait la figure.

Fagin semblait assez disposé à s'excuser de recevoir un visiteur à cette heure indue, et marmotta qu'il n'avait pas de feu; mais son compagnon réitéra sa demande d'une manière si péremptoire, que l'autre ouvrit la porte et pria l'étranger de la fermer doucement, tandis que lui-même allumerait une chandelle.

«Il fait noir ici comme dans un four, dit l'homme en faisant quelques pas à tâtons; dépêchez-vous. Je n'aime pas ces ténèbres.

- Fermez la porte, dit Fagin à voix basse du bout de l'allée.
Comme il parlait, elle se ferma avec grand bruit.

«Ce n'est pas moi qui l'ai poussée, dit l'inconnu, en cherchant à se diriger dans l'obscurité; c'est le vent, ou bien elle s'est fermée toute seule; il n'y a pas de milieu. Dépêchez-vous de m'éclairer, ou je me casserai la tête quelque part dans cette maudite caverne.»

Fagin descendit sans bruit l'escalier de la cuisine, et revint bientôt avec une chandelle allumée, après s'être assuré que Tobie Crackit dormait profondément dans la salle basse, et les jeunes filous dans la pièce de devant. Il fit signe à l'inconnu de le suivre, et le précéda en haut de l'escalier.

«Nous pouvons nous dire ici le peu que nous avons à nous dire, mon cher, dit le juif en poussant une porte qui donnait sur le palier; comme il y a des trous aux volets, et que nous ne laissons jamais apercevoir de lumière aux voisins, nous laisserons la chandelle sur l'escalier. Par ici!»

Le juif se baissa, posa la chandelle sur la dernière marche, juste en face de la porte, et entra le premier dans la chambre, où il n'y avait pas d'autre meuble qu'un fauteuil cassé, et derrière la porte, un vieux canapé qui n'était seulement pas recouvert. L'étranger s'y jeta de l'air d'un homme épuisé de fatigue, et le juif ayant approché son fauteuil, ils se trouvèrent assis en face l'un de l'autre. L'obscurité n'était pas complète, car la porte était entr'ouverte, et la chandelle, posée sur l'escalier, projetait une faible lueur sur le mur au fond de la chambre.

Ils causèrent quelque temps à voix basse; bien qu'on n'eût pu saisir dans leur conversation que quelques mots par-ci par-là, un témoin, ce serait facilement aperçu que Fagin avait l'air de se défendre contre certaines observations de l'étranger, et que celui-ci était en proie à une violente irritation. Il y avait à peu près un quart d'heure qu'ils causaient ainsi, quand Monks (nom par lequel le juif avait plusieurs fois désigné l'inconnu durant l'entretien), dit en élevant un peu la voix:

«Je vous répète que cela a été mené en dépit du bon sens. Pourquoi ne pas l'avoir gardé ici avec les autres? Pourquoi n'en avoir pas fait tout de suite un méchant petit filou?

- Mais écoutez-moi donc! s'écria le juif en haussant les épaules.

- Allez-vous me conter que vous ne l'auriez pas pu, si vous l'aviez voulu? demanda Monks d'un ton bourru. N'en êtes-vous pas venu à bout vingt fois avec d'autres garçons? Si vous aviez eu un an de patience, tout au plus, n'auriez-vous pas pu le faire condamner et déporter bel et bien, peut-être pour la vie?

- À qui cela eût-il profité? mon cher, demanda humblement le juif.

- À moi, répondit Monks.

- Mais pas à moi, dit le juif d'un air soumis; il pouvait me devenir utile. Quand il y a deux parties intéressées dans une affaire, il est de toute justice que l'on consulte l'intérêt de l'une et de l'autre; n'est-ce pas vrai, mon bon ami?

- Et après? demanda Monks d'un air boudeur.

- J'ai vu qu'il n'était pas facile de le mettre à la besogne, reprit le Juif; il n'était pas du tout comme les autres enfants qui se trouvent dans la même position.

- Non, malédiction! murmura Monks; autrement il y a longtemps qu'il serait voleur.

- Je n'avais pas de prise sur lui pour le convertir, continua le juif en observant avec inquiétude la mine de son compagnon, il n'avait jamais mis la main dans le sac; je n'avais nul moyen de l'effrayer, comme nous faisons toujours dans les commencements; autrement nous perdons notre peine. Que pouvais-je faire? L'envoyer en course avec le Matois et Charlot: nous en avons eu assez comme cela la première fois, mon cher; j'en ai assez tremblé pour nous tous.

- Ce n'est pas ma faute, observa Monks.

- Non, non, mon ami, reprit le juif; et je ne m'en plains pas, parce que, si cela n'était pas arrivé, vous n'auriez jamais eu occasion de faire attention à cet enfant, et vous n'en seriez pas venu à découvrir que c'était lui que vous cherchiez. C'est pour vous que je l'ai rattrapé au moyen de Nancy, et maintenant c'est elle qui commence à prendre parti pour lui.

- Eh bien! étranglez-la, cette fille, dit Monks avec impatience.

- Ce n'est pas le moment, mon cher, répondit le juif en souriant, et d'ailleurs ce genre d'affaire n'est pas de notre ressort, autrement je l'aurais fait un de ces jours avec plaisir; mais je connais bien ces filles-là, allez, Monks. L'enfant n'aura pas plutôt commencé à prendre coeur au métier qu'elle ne s'en souciera pas plus que d'un morceau de bois. Vous voulez qu'il soit voleur; s'il est vivant, je puis vous promettre de le dresser, et si… si… dit le juif en s'approchant tout près de Monks… ce n'est pas probable; mais enfin, pour mettre les choses au pire… s'il était mort…

- Ce ne serait pas ma faute, interrompit Monks d'un air d'épouvante, en serrant d'une main tremblante le bras du juif. Songez-y bien, Fagin, je n'y serais pour rien. Tout, sauf la mort, vous ai-je dit dès le début; je ne veux pas verser de sang, ça se découvre toujours, et d'ailleurs on a toujours un fantôme près de soi; s'il a été tué, ce n'est pas ma faute, entendez-vous? Maudit soit cet infernal repaire! qu'est-ce que c'est que ça?

- Quoi donc? s'écria le juif en saisissant à bras-le-corps le poltron qui venait de se jeter à ses pieds. Où? qu'est-ce?

- Là bas! répondit l'autre en indiquant de l'oeil le mur en face. L'ombre… J'ai vu l'ombre d'une femme, avec un manteau et un chapeau, passer comme un trait le long de la boiserie.»

Le juif lâcha Monks, et ils s'élancèrent précipitamment hors de la chambre. La chandelle, agitée par le courant d'air, était toujours à l'endroit où on l'avait posée et leur permit de voir l'escalier vide et leur visage pâle d'effroi. Ils écoutèrent attentivement, mais un profond silence régnait dans toute la maison.

«Vous l'avez rêvé! dit le juif en prenant la lumière et en se tournant vers son compagnon.

- Je jurerais que je l'ai vue! répondit Monks tremblant de tous ses membres; elle se penchait en avant quand je l'ai aperçue, et quand j'ai parlé elle a disparu.»

Le juif regarda avec dédain le visage blême de Monks, en lui disant de le suivre s'il voulait, et monta l'escalier. Ils visitèrent toutes les chambres; elles étaient toutes froides, nues et vides; ils descendirent dans l'allée, puis dans la cave; l'humidité suintait le long des murs verdâtres; les traces de limaces et de colimaçons brillaient à la lumière; mais partout un silence de mort.

«Êtes-vous rassuré maintenant? dit le juif quand ils eurent regagné l'allée; sauf nous deux, il n'y a pas une âme dans la maison, excepté Tobie et les garçons, et ils sont en lieu sûr; voyez plutôt!»

À l'appui de ces paroles, le juif tira deux clefs de sa poche, et ajouta que, pour prévenir toute allée et venue indiscrète pendant l'entretien, il avait mis son monde sous clef.

Tant de preuves réunies calmèrent l'effroi de M. Monks; ses affirmations étaient devenues de moins en moins positives, à mesure qu'ils avançaient dans leurs recherches sans rien découvrir; il finit par rire de sa terreur, et déclara que c'était apparemment une illusion de son imagination; il refusa pourtant de renouer la conversation, et se souvint tout à coup qu'il était deux heures du matin. En conséquence, nos deux aimables personnages prirent congé l'un de l'autre.

CHAPITRE XXVII. Pour réparer une impolitesse criante du premier chapitre, qui avait planté là une dame, sans cérémonie.

Comme il ne serait nullement convenable à un humble auteur de faire attendre, selon son bon plaisir, un personnage aussi élevé que l'est un bedeau, le dos au feu et les pans de son habit relevés sous ses bras, et qu'il serait encore plus malséant et plus indigne de la galanterie d'un écrivain qui sait vivre, de traiter avec la même négligence une dame sur laquelle le bedeau avait laissé tomber un regard affectueux et tendre, et à l'oreille de laquelle il avait murmuré de ces douces paroles, qui, venant d'un tel personnage, eussent agréablement ému le coeur d'une jeune fille ou d'une femme de n'importe quelle condition, l'historien consciencieux qui écrit ses lignes, fidèle à ses sentiments de respect et de vénération pour ceux qui exercent ici-bas une grande et importante autorité, se hâte de faire amende honorable, de leur rendre le respect que leur position réclame, et de les traiter avec tous les égards que leur rang élevé et par conséquent leurs grandes qualités réclament impérieusement de lui. Dans ce but, il avait eu l'intention de taire ici une dissertation sur le droit divin des bedeaux, et de démontrer qu'un bedeau ne saurait mal faire, le tout pour le plaisir et l'utilité du lecteur consciencieux; mais il est malheureusement forcé, faute de temps et de place, d'ajourner ce projet pour une meilleure occasion. Dès qu'elle s'offrira, il sera en mesure de démontrer qu'un bedeau, dans la plénitude de ses fonctions, c'est-à-dire un bedeau paroissial, attaché à un dépôt de mendicité paroissial et à une église paroissiale, est, en vertu de ses fonctions, doué de toutes les qualités, disons mieux, de toutes les perfections de la nature humaine et que les bedeaux attachés aux administrations, aux cours de justice ou aux succursales, sont à cent lieues de ces perfections: les bedeaux des succursales occupent, il est vrai, le second rang, mais il y a un abîme entre le second et le premier.

M. Bumble avait donc compté et recompté les cuillers à thé, pesé et repesé la pince à sucre, examiné scrupuleusement le pot au lait, et procédé à l'inspection minutieuse du mobilier, jusqu'à s'assurer de la manière dont les chaises étaient rembourrées. Il avait bien renouvelé cet examen cinq ou six fois avant de songer que Mme Corney allait rentrer. Une idée en amène une autre; et, comme nul bruit n'indiquait le retour de Mme Corney, M. Bumble s'imagina qu'il ne pouvait mieux faire pour passer le temps que de satisfaire complètement sa curiosité, et de jeter un rapide coup d'oeil dans la commode de Mme Corney.

Il approcha d'abord son oreille du trou de la serrure pour s'assurer que personne ne venait, puis, commençant par le bas, il procéda à la visite de trois longs tiroirs, bien garnis d'effets en bon état, soigneusement recouverts d'une couche de journaux, parsemés de lavande sèche. À cette vue, M. Bumble parut enchanté; il arriva, dans le cours de ses recherches, au tiroir du haut, à main droite, où était la clef, et aperçut une petite boîte bien fermée; il la secoua, et elle fit entendre un son métallique fort agréable; cela fait, M. Bumble regagna lentement la cheminée, reprit sa première attitude, et dit d'un air grave et résolu: «Mon parti est pris!» Après cette exclamation remarquable, il se mit à balancer sa tête comme un homme content de lui, et à contempler ses jambes, de profil, d'un air satisfait.

Il était encore en train de s'admirer quand Mme Corney entra précipitamment dans la chambre, se jeta, hors d'haleine, sur une chaise près du feu, et mit une main sur ses yeux, l'autre sur son coeur, comme une femme qui étouffe.

«Madame Corney, dit M. Bumble en se penchant sur la matrone; qu'y a-t-il, madame? Vous serait-il arrivé quelque chose, madame? Répondez-moi, je vous en conjure. Je suis sur, sur des…» M. Bumble, dans son trouble, ne trouva pas de suite le mot «charbons»; aussi dit-il: «Je suis sur des bouteilles cassées.

- Oh! monsieur Bumble, dit la dame, j'ai été si bouleversée.

- Bouleversée! madame, s'écria M. Bumble… Qui aurait eu l'audace de?… Je comprends! ajouta-t-il en reprenant son air majestueux; ce sont ces horreurs de pauvresses!

- C'est affreux d'y penser! dit la dame en frissonnant.

- Alors n'y pensez plus, madame, répondit M. Bumble.

- Je n'en puis plus, dit la dame en pleurnichant.

- Alors, prenez quelque chose, madame, dit M. Bumble de sa voix la plus douce. Un peu de vin?

- Pour rien au monde! répondit Mme Corney. Impossible… Oh! le rayon du haut, à droite. Oh!»

En même temps la bonne dame montrait du doigt l'armoire et retombait dans ses spasmes. M. Bumble s'élança vers l'armoire, prit une bouteille verte sur le rayon indiqué, remplit une tasse à thé de la liqueur qu'elle contenait, et l'approcha des lèvres de la dame.

«Je suis mieux à présent,» dit Mme Corney en retombant dans son fauteuil, après avoir vidé la tasse à moitié.

M. Bumble leva pieusement les yeux au plafond en signe d'actions de grâce, puis les reporta sur la tasse et se mit à flairer la liqueur.

«C'est de la menthe poivrée, dit Mme Corney d'une voix faible en souriant agréablement au bedeau. Goûtez-la: il y a un peu… un peu d'autre chose avec.»

M. Bumble goûta le breuvage d'un air indécis, fit claquer ses lèvres, le goûta de nouveau et vida la tasse.

«C'est très réconfortant, dit Mme Corney.

- Très réconfortant, en effet, madame, dit le bedeau; puis il approcha sa chaise de celle de la matrone, et lui demanda d'une voix tendre ce qui lui était arrivé de fâcheux.

- Rien, répondit Mme Corney: c'est que je suis une créature si impressionnable, si sensible, si faible!

- Oh non! pas faible, madame, répliqua M. Bumble en rapprochant encore sa chaise: est-ce que vous êtes une faible créature, madame Corney?

- Nous sommes tous de faibles créatures, dit Mme Corney, émettant un principe général.

- C'est bien vrai,» dit le bedeau.

Pendant une ou deux minutes on garda le silence de part et d'autre, et au bout de ce temps M. Bumble avait donné raison au principe, en ramenant son bras gauche, du dos de la chaise de la matrone, où il l'avait d'abord posé, autour de la taille de la dame, qu'il enlaça peu à peu.

«Nous sommes tous de faibles créatures,» dit M. Bumble.

Mme Corney soupira.

«Ne soupirez pas, madame Corney, dit M. Bumble.

- C'est plus fort que moi, dit Mme Corney, et elle poussa un nouveau soupir.

- Cette chambre est très confortable, madame, dit M. Bumble en promenant ses regards autour de lui, Une autre chambre ajoutée à celle-ci ferait un appartement complet.

- Ce serait trop pour une seule personne, murmura la dame.

- Oui, mais pas trop pour deux, reprit M. Bumble d'une voix tendre: qu'en dites-vous, madame Corney?»

À ces mots au bedeau, Mme Corney baissa la tête, et le bedeau baissa aussi la sienne pour voir la figure de Mme Corney.

Celle-ci, avec beaucoup de présence d'esprit, détourna la tête et dégagea sa main pour chercher son mouchoir, puis la remit insensiblement dans celle de M. Bumble.

«L'administration vous fournit le charbon, n'est-ce pas? demanda le bedeau en serrant affectueusement la main de Mme Corney.

- Et la chandelle, répondit Mme Corney en rendant légèrement la pression.

- Le charbon, la chandelle et le logement, dit M. Bumble. Oh! madame Corney, vous êtes un ange.»

La dame ne put tenir contre cet élan de tendresse. Elle tomba dans les bras de M. Bumble, et celui-ci, dans son émotion, déposa un baiser passionné sur le chaste nez de la matrone.

«Quelle perfection paroissiale! s'écria M. Bumble avec transport.
Vous savez, mon adorée, que M. Stout va plus mal ce soir.

- Oui, répondit timidement Mme Corney.

- Il ne passera pas la semaine, à ce que dit le médecin, poursuivit M. Bumble. Il est à la tête de cette maison; sa mort amènera une vacance, et il faudra pourvoir à la vacance. Oh! madame Corney! quelle perspective! quelle occasion pour unir deux coeurs et ne faire qu'un ménage!»

Mme Corney sanglota.

«Dites le petit mot! continua M. Bumble en se penchant vers cette beauté timide. Prononcez-le seulement, ce tout petit mot, ma charmante Corney!

- Ou….i…., soupira la matrone.

— Un autre encore, continua le bedeau. Surmontez votre émotion pour me répondre encore un mot seulement… À quand la chose?»

Deux fois Mme Corney essaya de parler, et deux fois la voix lui manqua. Enfin, rappelant tout son courage, elle jeta ses bras autour du cou de M. Bumble, en lui disant: «Aussitôt que vous voudrez, car il est impossible de vous résister, mon cher petit canard.

Les affaires étant ainsi réglées à l'amiable et à la satisfaction des deux parties contractantes, on ratifia solennellement la convention en vidant une nouvelle tasse de menthe poivrée, qui ne pouvait pas venir plus à propos dans l'état d'agitation et d'émotion où se trouvait la dame. Tout en versant la liqueur, elle informa M. Bumble de la mort de la vieille femme.

«Très bien, dit le bedeau en savourant sa menthe poivrée; je vais passer, en m'en allant, chez Sowerberry, pour qu'il envoie le cercueil demain matin. Est-ce que c'est cela qui vous a fait peur, mon amour?

- Pas précisément, mon ami, répondit évasivement la matrone.

- Il faut pourtant que ce soit quelque chose, mon amour, dit
M. Bumble en insistant; ne voulez-vous pas le dire à votre Bumble?

- Pas maintenant, répondit-elle; un de ces jours, quand nous serons mariés, mon ami.

- Quand nous serons mariés! s'écria M. Bumble. Est-ce que par hasard un de ces mendiants-là aurait eu l'impudence de…

- Non, non, cher ami, se hâta de dire la matrone.

- Si je le croyais, continua M. Bumble, si je pouvais supposer que l'un de ces misérables eût eu l'audace de jeter un regard effronté sur cet aimable visage…

- Ils n'auraient pas osé, mon amour, dit la dame.

- Et ils font bien, dit M. Bumble en montrant le poing. Je voudrais bien voir qu'un individu, paroissial ou extra paroissial, se permît une pareille liberté! j'ose dire qu'il ne la prendrait pas deux fois.»

Si des gestes violents n'avaient pas embelli ces paroles, la dame aurait pu les trouver médiocrement flatteuses pour ses charmes; mais, comme M. Bumble proférait cette menace d'un air belliqueux, elle fut vivement touchée de cette preuve de dévouement, et déclara avec admiration que c'était un vrai tourtereau.

Le tourtereau releva le collet de son habit, mit son tricorne, échangea avec sa future moitié un long et tendre baiser, et sortit pour aller affronter une seconde fois la bise glaciale du soir. À peine s'arrêta-t-il quelques instants dans la salle des indigents pour les brutaliser un peu, afin de bien s'assurer qu'il avait toute la rudesse nécessaire pour s'acquitter comme il faut des fonctions de directeur d'un dépôt de mendicité. Sûr de posséder cette aptitude, M. Bumble sortit du dépôt le coeur léger, et, tout occupé de la brillante perspective d'un avancement prochain, il n'eut point d'autre pensée le long du chemin, jusqu'à la boutique de l'entrepreneur de pompes funèbres.

M. et Mme Sowerberry étaient allés prendre le thé en ville, et, comme le sieur Noé Claypole n'était jamais enclin à se donner plus de mouvement qu'il n'en fallait pour bien remplir ses fonctions digestives, la boutique n'était pas encore fermée, quoique l'heure ordinaire de clôture fût déjà passée. M. Bumble frappa à plusieurs reprises, de sa canne sur le comptoir; mais personne ne vint; il aperçut une légère lueur derrière la porte vitrée de l'arrière- boutique, et se décida à aller voir ce qui se passait par là; et, quand il vit ce qui se passait par là, il ne fut pas peu ébahi.

La nappe était mise pour le souper, et sur la table il y avait du pain, du beurre, des assiettes, des verres, un cruchon de porter et une bouteille de vin. Au bout de la table, M. Noé Claypole se prélassait mollement dans un fauteuil, les jambes pendantes sur un des bras de fauteuil, un couteau dans une main, une longue tartine de beurre dans l'autre. À côté de lui était Charlotte, occupée à ouvrir des huîtres que M. Claypole lui faisait l'amitié d'avaler avec un empressement remarquable. Son nez plus rouge qu'à l'ordinaire et un certain clignotement de l'oeil droit annonçaient qu'il était un peu lancé, et ce qui confirmait ces symptômes, c'était l'avidité avec laquelle il faisait disparaître les huîtres, dont il appréciait, sans nul doute, les propriétés rafraîchissantes, dans les cas d'inflammation interne.

«Tenez, Noé, dit Charlotte, en voici une belle, bien grasse.
Goûtez-moi ça… Encore celle-là pour finir.

- Quelle délicieuse chose qu'une huître! observa M. Claypole après l'avoir avalée; quel dommage qu'on ne puisse en manger beaucoup sans se faire mal! n'est-ce pas, Charlotte?

- C'est une vraie cruauté, dit Charlotte.

- C'est bien vrai, continua M. Claypole. Est-ce que vous n'aimez pas les huîtres?

- Pas beaucoup, répondit Charlotte. J'aime mieux vous voir les manger, cher Noé, que de les manger moi-même.

- Tiens! dit Noé après réflexion, c'est vraiment bizarre!

- Encore une, dit Charlotte; en voici une avec une barbe si belle et si délicate!

- Pas une seule de plus, dit Noé; c'est impossible et je le regrette bien. Venez ici, Charlotte, que je vous embrasse.

— Comment! dit M. Bumble en s'élançant dans la chambre. Répétez cela, monsieur.»

Charlotte poussa un cri et se cacha la figure dans son tablier, tandis que M. Claypole, sans bouger autrement que pour mettre ses pieds à terre, considérait le bedeau de l'air d'un ivrogne épouvanté.

«Répétez cela, misérable, effronté que vous êtes! dit M. Bumble. Comment osez-vous tenir un pareil propos, monsieur? Et comment osez-vous l'encourager, coquine? L'embrasser! s'écria M. Bumble au comble de l'indignation. Fi donc!

- Je n'avais pas l'intention de le faire, dit Noé, les larmes aux yeux! c'est elle qui veut toujours m'embrasser bon gré mal gré.

- Oh! Noé! s'écria Charlotte d'un ton de reproche.

- Si vraiment, vous savez bien que si, répliqua Noé: c'est elle qui vient me prendre le menton, monsieur Bumble, et me fait un tas de caresses.

- Silence! dit sévèrement le bedeau; descendez à la cuisine, mademoiselle! Et vous, Noé, fermez la boutique, et pas un mot de plus; quand votre maître rentrera, dites-lui que M. Bumble est venu le prévenir d'envoyer demain après déjeuner un cercueil pour une vieille femme; entendez-vous, monsieur? Un baiser! ajouta-t-il en levant les mains; la perversité, l'immoralité des basses classes est affreuse dans cette circonscription paroissiale. Si le parlement ne prend pas en considération ces abominables déportements, le pays est perdu, et les anciennes moeurs des villageois disparaîtront pour jamais!» Là-dessus le bedeau sortit de la boutique d'un air sombre et majestueux.

Et maintenant que nous l'avons suivi presque jusqu'à sa porte, et que nous avons fait tous les préparatifs nécessaires pour les funérailles de la vieille pauvresse, nous allons nous informer du sort du jeune Olivier Twist, et savoir s'il est toujours gisant dans le fossé où Tobie Crackit l'a laissé.

CHAPITRE XXVIII.
Olivier revient sur l'eau… Suite de ses aventures.

«Que le diable vous étrangle! murmura Sikes en grinçant des dents; je voudrais bien vous tenir, les uns ou les autres, je vous ferais hurler encore plus fort.»

En proférant ces imprécations avec toute la fureur que comportait sa nature féroce, il posa sur son genou l'enfant blessé, et tourna un instant la tête pour voir s'il apercevait ceux qui le poursuivaient.

Il n'y avait pas moyen, au milieu du brouillard et des ténèbres; mais de tous côtés retentissaient les cris des hommes, les aboiements des chiens, les tintements de la cloche d'alarme.

«Arrête, poltron! s'écria le brigand en couchant en joue Tobie Crackit, qui, mettant à profit ses longues jambes, avait déjà pris les devants; arrête!»

Tobie s'arrêta court; car il n'était pas sûr d'être hors de la portée du pistolet, et Sikes n'était pas en train de plaisanter.

«Viens donner la main à l'enfant, cria Sikes en faisant un geste furieux à son complice; ici, vite!»

Tobie fit mine de revenir sur ses pas, mais en grommelant tout bas, d'une voix essoufflée, et de l'air le moins empressé.

«Plus vite que ça, s'écria Sikes en posant l'enfant dans un fossé sans eau qui se trouvait là, et en tirant un pistolet de sa poche. Ne va pas faire la bête avec moi.»

En ce moment le bruit devint de plus en plus fort, et Sikes, en jetant les yeux autour de lui, put entrevoir que ceux qui lui donnaient la chasse avaient déjà escaladé la barrière du champ où il se trouvait, et lancé deux chiens à ses trousses.

«Sauve qui peut, Guillaume, dit Tobie; laisse là l'enfant, et montre-leur les talons.» En même temps M. Crackit, préférant la chance d'être tué par son ami à la certitude d'être pris par ses ennemis, tourna casaque et s'enfuit à toutes jambes.

Sikes, grinçant des dents, lança un coup d'oeil rapide autour de lui, jeta sur Olivier inanimé le collet dans lequel il l'avait enveloppé à la hâte, s'avança, en courant le long de la haie, comme pour détourner l'attention de ceux qui le poursuivaient de l'endroit où gisait l'enfant, s'arrêta une seconde devant une autre baie qui joignait la première à angle droit, déchargea son pistolet en l'air et s'enfuit.

«Holà! holà! cria dans le lointain une voix tremblante, Pincher,
Neptune, ici, ici!»

Les chiens, qui ne semblaient pas prendre plus de goût à ce jeu que leurs maîtres, obéirent au premier ordre; et trois hommes, qui s'étaient avancés à quelque distance dans le champ en question, s'arrêtèrent pour délibérer.

«Mon avis, ou pour mieux dire mon ordre, dit le plus gros des trois, est que nous retournions tout de suite à la maison.

- Tout ce qui convient à M. Giles me convient aussi, répondit un petit homme à la mine rebondie, qui était très pâle, et aussi très poli, comme le sont presque toujours les gens qui ont peur.

- Je ne serais pas assez malhonnête pour vous contredire, messieurs, dit le troisième, qui avait rappelé les chiens; M. Giles sait ce qu'il fait.

- Sans doute, reprit le petit homme, et ce n'est pas à nous à aller à l'encontre de ce que dit M. Giles; non, non, je connais ma position, Dieu merci, je connais ma position.»

À dire vrai, le petit homme semblait se rendre très bien compte de sa position, et savoir parfaitement qu'elle n'était nullement enviable, car la peur lui faisait claquer les dents.

«Vous avez peur, Brittles, dit M. Giles.

- Non, dit Brittles.

- Si, dit Giles.

- C'est faux, monsieur Giles, dit Brittles.

- C'est vous qui mentez, Brittles,» dit M. Giles.

C'était l'observation moqueuse de M. Giles qui lui avait attiré ces reparties un peu vives, et, si M. Giles s'était moqué de Brittles, c'est qu'il était indigné de ce qu'on rejetait sur lui seul, sous forme de compliment, la responsabilité de la retraite, le troisième individu mit fin à la discussion par une observation très philosophique:

«Tenez! messieurs, si vous voulez que je vous le dise, nous avons tous peur.

- Parlez pour vous, monsieur, dit M. Giles, qui était le plus pâle des trois.

- C'est aussi ce que je fais, répondit-il; rien de plus simple, de plus naturel, que d'avoir peur dans de telles circonstances; pour moi, j'ai peur.

- Et moi aussi, dit Brittles; mais on ne vient pas dire cela à un homme, de but en blanc.»

Ces aveux pleins de franchise apaisèrent M. Giles, qui reconnut qu'il avait peur comme les autres. Alors tous trois firent volte- face et se mirent à fuir, avec une unanimité touchante, jusqu'à ce que M. Giles, qui avait la respiration courte, et qui était gêné dans sa course par une fourche dont il s'était armé, demandât poliment un moment de halte pour s'excuser de ses vivacités de langage.

«C'est une chose étonnante, dit-il, après avoir fait agréer ses explications, que ce qu'un homme est capable de faire quand il est monté; j'aurais commis un meurtre, j'en suis sûr, si nous avions attrapé un de ces gredins.»

Comme les deux autres étaient du même avis, et qu'ils étaient maintenant, ainsi que M. Giles, tout à fait calmés, ils se mirent à chercher quelle cause avait pu amener un changement si soudain dans leur tempérament.

«Je sais ce que c'est, dit M. Giles, c'est la barrière.

- Cela ne m'étonnerait pas, s'écria Brittles, s'arrêtant tout de suite à cette idée.

- Soyez sûr, dit Giles, que c'est la barrière qui a mis un frein à notre ardeur; j'ai senti la mienne m'abandonner tout à coup au moment où j'escaladais la barrière.»

Par une coïncidence digne de remarque, les deux autres avaient éprouvé la même sensation désagréable, juste au même moment. Il fut donc évident pour tous trois que c'était la barrière, d'autant plus qu'il n'y avait nul doute à avoir sur le moment précis où ce changement s'était produit en eux: car tous trois se souvenaient que c'était en escaladant la barrière qu'ils avaient aperçu les voleurs.

Ce dialogue avait lieu entre les deux hommes qui avaient surpris les brigands, et un chaudronnier ambulant, qui avait couché sous un hangar, et qu'on avait réveillé ainsi que ses deux chiens barbets pour prendre part à la poursuite. M. Giles remplissait à la fois les fonctions de sommelier et d'intendant près de la vieille dame, propriétaire de l'habitation, et Brittles était pour tout faire; comme il était entré tout enfant dans la maison, on le traitait toujours comme un jeune garçon qui promettait, bien qu'il eût quelque chose comme trente ans passés.

Ils causaient donc, comme nous l'avons vu pour se donner du courage; mais ils marchaient serrés les uns entre les autres, et jetaient autour d'eux un regard inquiet, pour peu que le vent agitât les branches; ils se portèrent avec précipitation vers un arbre au pied duquel ils avaient laissé leur lanterne, qu'ils enlevèrent dans la crainte que la lueur n'indiquât aux voleurs le point vers lequel il fallait faire feu. Puis ils continuèrent à se diriger vers la maison, plutôt courant que marchant, et, longtemps après qu'il ne fut plus possible de les distinguer, on entrevoyait encore leur ombre mobile s'agiter et danser dans le lointain, assez semblable à une vapeur qui s'élève d'un sol humide et détrempé.

L'air devint plus froid à mesure que le jour avança lentement, et le brouillard couvrit la terre comme d'un épais nuage de fumée. L'herbe était trempée, les sentiers et les bas-fonds n'étaient que boue et que fange, et un vent de pluie malsain faisait entendre son triste sifflement. Olivier était toujours immobile et privé de sentiment, à l'endroit où Sikes l'avait laissé.

Le jour se leva lentement; une pâle lueur éclaira le ciel, marquant plutôt la fin de la nuit que le commencement du jour. Les objets qui, dans l'obscurité, semblaient effrayants et terribles, devenaient de plus en plus distincts et reprenaient peu à peu leur aspect habituel. La pluie tombait fine et serrée, et battait les buissons dégarnis de feuilles; mais Olivier ne la sentait pas, et restait gisant, sans connaissance et loin de tout secours, sur sa couche d'argile.

Enfin, un faible cri de douleur rompit ce long silence, et en le poussant l'enfant s'éveilla. Son bras gauche, grossièrement enroulé dans un châle, pendait sans force à son côté, et la bande était couverte de sang. Il était si faible qu'il eut de la peine à se mettre sur son séant, et, quand il en fut venu à bout, il regarda languissamment autour de lui pour chercher du secours, et la douleur lui arracha des gémissements. Tremblant de froid et d'épuisement, il fit un effort pour se lever; mais le frisson le saisit de la tête aux pieds, et il retomba à terre.

Après être revenu quelques instants à l'état de stupeur dans lequel il avait été si longtemps plongé, Olivier, sentant un affreux malaise, présage d'une mort certaine s'il restait où il était, se remit sur pied et essaya de marcher. Il avait la tête embarrassée, et il chancelait comme un homme ivre; il parvint néanmoins à se tenir sur ses pieds, et, la tête pendante sur la poitrine, il s'avança d'un pas incertain, sans savoir où il allait.

Une foule d'idées bizarres et confuses se croisaient dans son esprit; il lui semblait qu'il marchait encore entre Sikes et Crackit, qui se disputaient violemment, et que leurs paroles frappaient son oreille; si, dans son délire, il faisait un violent effort pour s'empêcher de tomber, il se trouvait tout à coup qu'il était en conversation réglée avec eux; puis il était seul avec Sikes, arpentant le terrain comme il l'avait fait la veille, et il croyait sentir encore l'étreinte du brigand chaque fois que quelqu'un passait à côté d'eux. Tout à coup il tressaillait au bruit d'une détonation d'arme à feu, et il entendait de grands cris; des lumières brillaient devant ses yeux; tout était bruit et tumulte, et il lui semblait qu'il était enchaîné par une main invisible; à ces visions rapides venait se joindre un sentiment vague et pénible de souffrance qui le tourmentait sans relâche.

Il s'avança ainsi en chancelant, se frayant machinalement passage entre les barrières et les baies qui se trouvaient sur son chemin, et enfin il arriva à une route; là, la pluie commença à tomber si fort qu'il revint à lui.

Il regarda tout à l'entour et vit à peu de distance une maison, jusqu'à laquelle il pourrait peut-être se traîner. En voyant son état on aurait sans doute pitié de lui, et dans le cas contraire, mieux valait encore, pensait-il, mourir près d'un toit habité par des êtres humains, que dans la solitude des champs, à la belle étoile. Il réunit tout ce qui lui restait de force pour cette dernière tentative, et s'avança d'un pas incertain.

En approchant de cette maison, il lui sembla vaguement qu'il l'avait déjà vue; il ne se souvenait d'aucun détail, mais la forme et l'aspect de cette maison ne lui étaient pas inconnus.

Ce mur de jardin! sur la pelouse, de l'autre côté, il était tombé à genoux la nuit dernière, et avait imploré la merci des deux brigands; c'était bien là la maison qu'ils avaient essayé de dévaliser.

En reconnaissant où il était, Olivier éprouva une telle crainte, qu'il oublia, un instant les tortures que sa blessure lui faisait éprouver, et ne songea qu'à fuir. Fuir! il pouvait à peine se tenir debout; et quand même il aurait eu toute l'agilité de la jeunesse, où pouvait-il fuir? Il poussa la porte du jardin; elle n'était pas fermée à clef et roula sur ses gonds; il franchit péniblement la pelouse, gravit les marches du perron, frappa doucement à la porte, et les forces lui manquant tout à fait, il s'affaissa contre un des piliers de la porte d'entrée.

En ce moment, M, Giles, Brittles et le chaudronnier étaient dans la cuisine, et se remettaient des fatigues et des terreurs de la nuit avec du thé et des friandises; non qu'il fût dans les habitudes de M. Giles de laisser prendre trop de familiarité aux domestiques inférieurs, envers lesquels il était plutôt enclin à se comporter avec une bienveillance hautaine, de manière à ne pas leur laisser oublier la supériorité de sa position sociale; mais devant la mort, les incendies, les attaques à main armée, tous les hommes sont égaux. M. Giles était donc assis à la cuisine, les jambes croisées devant le feu, le bras gauche appuyé sur la table, tandis qu'il gesticulait du bras droit et faisait de l'attaque nocturne un récit détaillé et minutieux, que tous les auditeurs, et surtout la cuisinière et la femme de chambre, écoutaient avidement.

«Il était à peu près deux heures et demie, dit M. Giles, je ne jurerais pas pourtant qu'il ne fût pas plutôt près de trois heures quand je m'éveillai, et me tournant dans mon lit, comme ceci (ici M. Giles se retourna sur sa chaise en attirant à lui le bout de la nappe, pour simuler les draps), il me sembla que j'entendais un certain bruit.»

À cet endroit du récit, la cuisinière pâlit et demanda à la femme de chambre d'aller fermer la porte; la femme de chambre s'adressa à Brittles, et celui-ci au chaudronnier, qui fit semblant de ne pas entendre.

«Il me sembla que j'entendais un certain bruit, continua M. Giles. «C'est une illusion,» que je me dis d'abord, et j'allais me remettre à dormir quand j'entendis le bruit recommencer, et d'une manière distincte.

- Quel genre de bruits? demanda la cuisinière.

- Une espèce de bruit sourd, répondit M. Giles en promenant ses regards sur l'assistance.

- Ou plutôt le bruit d'une râpe à muscade sur une barre de fer, observa Brittles.

- Peut-être bien, au moment où vous, vous l'avez entendu, monsieur, reprit M, Giles; mais au moment dont je parle c'était un bruit sourd; je rejetai mes couvertures (et en même temps M. Giles repoussa la nappe), je m'assis sur mon lit, et j'écoutai.»

La cuisinière et la femme de chambre s'écrièrent en même temps: «Dieu de Dieu!» et rapprochèrent leurs chaises l'une contre l'autre.

«Alors j'entendis le bruit, à n'en pouvoir douter, reprit M. Giles. «On est en train, que je me dis, de forcer une porte ou une fenêtre; que faut-il faire? Je vais aller prévenir ce pauvre Brittles pour l'empêcher de se laisser assassiner dans son lit; autrement, que je me dis, on lui couperait bel et bien la gorge d'une oreille à l'autre, sans qu'il s'en aperçoive.»

Ici tous les yeux se dirigèrent sur Brittles, qui avait les siens fixés sur le narrateur, et le considérait la bouche ouverte, de l'air le plus épouvanté.

«Je repousse mes draps, dit Giles, en regardant fixement la cuisinière et la femme de chambre, je saute doucement à bas du lit, je mets une paire de…

- Il y a des dames, monsieur Giles, murmura le chaudronnier.

- De souliers, monsieur, dit Giles en se tournant vers lui et en appuyant sur le mot: je m'empare du pistolet chargé qui est toujours sur l'escalier près du panier à argenterie, et je me dirige à pas de loup vers sa chambre. «Brittles, que je lui dis après l'avoir éveillé, n'ayez pas peur!»

- C'est tout à fait exact, observa Brittles à demi-voix.

«Nous sommes des hommes morts, à ce que je crois, Brittles, que je lui dis; mais n'ayez aucune inquiétude.»

- A-t-il eu bien peur? demanda la cuisinière.

- Pas le moins du monde, répondit M. Giles; il a été aussi ferme… tenez, presque aussi ferme que moi.

- Moi, je serais morte sur le coup, c'est sûr, observa la femme de chambre.

- C'est que vous n'êtes qu'une femme, répliqua Brittles, qui reprenait un peu d'assurance.

- Brittles a raison, dit M. Giles en approuvant d'un signe de tête ce qu'il venait de dire. De la part d'une femme, on ne doit pas attendre autre chose; mais nous, qui sommes des hommes, nous prenons une lanterne sourde qui était sur la cheminée de Brittles, et nous descendons l'escalier à tâtons, dans l'obscurité, comme ceci.»

M. Giles s'était levé et avait fait deux ou trois pas les yeux fermés pour joindre le geste au récit, quand tout à coup il tressaillit vivement, ainsi que toute la compagnie, et regagna vite sa chaise. La cuisinière et la femme de chambre poussèrent un cri.

«On a frappé à la porte, dit M. Giles en affectant une parfaite sérénité. Allez ouvrir, quelqu'un.»

Personne ne bougea.

«Il est assez singulier qu'on vienne frapper à la porte si matin, dit M. Giles en considérant les visages pâles de ceux qui l'entouraient et en pâlissant lui-même; mais il faut ouvrir la porte: entendez-vous, quelqu'un?»

M. Giles, tout en parlant, regardait Brittles; mais ce jeune homme, étant naturellement modeste, ne se considéra probablement pas comme quelqu'un, et se persuada que cette injonction ne le regardait pas; en tout cas, il ne répondit rien. M. Giles fit signe au chaudronnier, mais celui-ci s'était tout à coup endormi. Quant aux femmes, il ne fallait pas y songer.

«Si Brittles préfère ouvrir la porte en présence de témoins, dit
M. Giles après un court silence, je suis prêt à l'accompagner.

- Et moi aussi,» dit le chaudronnier, se réveillant aussi vite qu'il s'était endormi.

Brittles capitula à ces conditions, et la société, quelque peu rassurée après avoir découvert, en ouvrant les volets, qu'il faisait grand jour, monta l'escalier, les chiens formant l'avant- garde, et les deux femmes l'arrière-garde, parce qu'elles avaient peur de rester seules en bas. Sur le conseil de M. Giles, tout le monde parlait très haut, afin de montrer qu'on était en nombre, s'il y avait à la porte quelque malintentionné; une autre idée lumineuse traversa l'esprit du rusé M. Giles; ce fut de pincer la queue des chiens dans le vestibule pour les faire aboyer à tue- tête.

Ces précautions prises, M. Giles prit le bras du chaudronnier (pour empêcher celui-ci de se sauver, dit-il en plaisantant), et donna l'ordre d'ouvrir la porte. Brittles obéit, et tous, se serrant les uns contre les autres, ne virent d'autre objet formidable que le pauvre petit Olivier Twist, épuisé et sans voix, qui entrouvrit péniblement les yeux et implora du regard leur pitié.

«Un jeune garçon! s'écria M. Giles en repoussant énergiquement le chaudronnier en arrière; qu'est-ce… tiens!… Brittles… regardez donc… ne le reconnaissez-vous pas?»

Brittles qui, en ouvrant la porte, avait eu soin de se tenir derrière, n'eut pas plus tôt vu Olivier qu'il poussa un cri perçant. M. Giles, saisissant l'enfant par une jambe et un bras (heureusement ce n'était pas son bras cassé), le porta dans le vestibule et le déposa sur les dalles.

«Nous le tenons! cria Giles du bas de l'escalier; voici un des voleurs, madame! nous tenons un voleur! mademoiselle, … blessé, mademoiselle. C'est moi qui ai tiré sur lui, madame, et Brittles tenait la chandelle.

- Dans une lanterne, mademoiselle,» cria Brittles en mettant une main près de sa bouche pour donner plus de portée à sa voix.

Les deux servantes montèrent l'escalier en courant, pour porter en haut la nouvelle que M. Giles avait capturé un voleur, et le chaudronnier tâcha de faire revenir Olivier de son évanouissement, de crainte qu'il ne mourût avant d'être pendu. Au milieu de ce bruit et de ce mouvement, on entendit une douce voix de femme, et tout s'apaisa à l'instant.

«Giles! dit la voix du haut de l'escalier.

- Me voici, mademoiselle, répondit celui-ci. N'ayez pas peur, mademoiselle, je n'ai pas trop de mal; il n'a pas fait une résistance désespérée; il a vu bien vite qu'il avait trouvé son maître.

- Chut! reprit la jeune dame. Vous effrayez ma tante autant et plus que les voleurs. Est-ce que le pauvre homme est dangereusement blessé?

- Blessé mortellement, mademoiselle, répondit Giles d'un air de satisfaction.

- Je crois bien qu'il va passer, mademoiselle, cria Brittles; ne voulez-vous pas venir le voir dans le cas où…

- Chut! je vous prie, reprit la jeune dame. Attendez un instant que j'aille parler à ma tante.»

Avec autant de douceur et de grâce dans sa démarche que dans sa voix, la jeune demoiselle s'éloigna et revint bientôt pour ordonner de transporter avec soin le blessé dans la chambre de M. Giles, et dire à Brittles de seller le poney, et de se rendre tout de suite à Chertsey, pour faire venir en toute hâte un constable et un médecin.

«Ne voulez-vous pas le voir, mademoiselle? demanda M. Giles avec autant d'orgueil que, si Olivier était quelque oiseau d'un plumage rare, abattu d'un coup de fusil qui faisait honneur à son adresse; pas seulement un petit coup d'oeil, mademoiselle?

- Non, pas pour tout un monde, répondit la jeune fille: le pauvre garçon! Oh! traitez-le avec bonté, Giles, ne fût-ce que pour l'amour de moi.»

Le vieux domestique la regarda s'éloigner avec autant d'orgueil et d'admiration que si c'eût été sa propre fille; puis se penchant sur Olivier, il aida à le transporter en haut de l'escalier, avec le soin et la sollicitude d'une femme.

CHAPITRE XXIX.
Détails d'introduction sur les habitants de la maison où se trouve
Olivier.

Dans une belle salle à manger, meublée à l'ancienne mode et avec le confort d'autrefois plutôt que d'après les lois de l'élégance moderne, deux dames assises à une table bien servie étaient en train de déjeuner. M. Giles, en grande tenue et vêtu tout de noir, était occupé à les servir. Il était debout à égale distance du buffet et de la table, se redressant de toute sa hauteur, la tête rejetée en arrière et légèrement penchée, la jambe gauche en avant, une main dans son gilet, l'autre pendante et tenant une assiette. Dans cette attitude, il avait l'air d'un homme bien pénétré du sentiment de son mérite et de son importance.

Des deux dames, l'une était déjà avancée en âge, et pourtant aussi droite que le dossier élevé de sa chaise de chêne. Sa mise, extrêmement soignée, offrait le mélange des anciennes modes avec quelques légères concessions au goût moderne, destinées à faire agréablement ressortir le style ancien plutôt qu'à en atténuer l'effet. Pleine de dignité dans son maintien, elle avait les mains jointes et posées sur la table, et fixait attentivement sur sa jeune compagne des yeux dont les années n'avaient presque pas affaibli l'éclat.

Celle-ci était dans la fleur de la jeunesse et de la beauté, et si jamais les anges, pour exécuter les volontés de Dieu, revêtent une forme mortelle, on peut supposer sans impiété qu'ils empruntent des traits semblables aux siens.

Elle n'avait pas plus de dix-sept ans; sa taille était si svelte et si gracieuse, ses traits si beaux et si purs, l'expression de son visage si douée et si suave, qu'il ne semblait pas que la terre fût son élément, ni les autres femmes ses semblables. L'intelligence qui brillait dans ses yeux bleus et éclairait sa noble tête, paraissait au-dessus de son âge et même de ce monde. La douceur et la gaieté se reflétaient tour à tour sur son visage; le sourire, le joyeux sourire du bonheur, s'y peignait aussi; et à tous ces charmes elle joignait un coeur animé des sentiments les plus purs et les plus affectueux dont notre nature soit capable.

Tandis que la vieille dame la contemplait, elle leva les yeux par hasard, rejeta gracieusement en arrière ses cheveux tressés sur son front, et il y avait dans son regard une telle expression d'affection et de tendresse naïve, qu'on ne pouvait la voir sans l'aimer.

La vieille dame sourit; mais son coeur était plein, et tout en souriant elle laissa échapper une larme.

«Voilà plus d'une heure que Brittles est parti, n'est-ce pas? demanda-t-elle après un moment de silence.

- Une heure douze minutes, madame, répondit M. Giles en consultant une montre d'argent suspendue à un ruban noir.

- Il ne se presse jamais, remarqua la vieille dame.

- Brittles a toujours été un garçon lent, madame, répondit le domestique; ce qui signifiait que, Brittles ne s'étant jamais pressé depuis plus de trente ans, il y avait peu d'apparence qu'il devînt jamais expéditif.

- Loin de se corriger, il empire, à ce qu'il me semble, dit la dame.

- Il est tout à fait inexcusable s'il s'arrête pour jouer avec les autres petite garçons,» dit la jeune fille en riant.

M. Giles réfléchissait sans doute s'il devait se permettre un sourire respectueux, quand une voiture s'arrêta à la porte du jardin. Un gros monsieur en descendit précipitamment, entra sans se faire annoncer, et s'élança dans la salle à manger, où il faillit culbuter M. Giles et la table par-dessus le marché.

«Vit-on jamais chose pareille, s'écria-t-il, ma chère madame Maylie? Est-il possible!… Et la nuit, encore! Jamais je n'ai rien vu de pareil!»

Tout en faisant ce compliment de condoléance, le gros monsieur tendit la main aux dames, s'assit près d'elles et s'informa de leur santé.

«Il y avait de quoi mourir, dit-il… oui… mourir de frayeur. Pourquoi ne pas m'avoir envoyé chercher? Mon domestique serait arrivé en un instant, et moi et mon aide… ou n'importe qui… nous nous serions fait un plaisir, en vérité, dans cette circonstance… si inattendue… et la nuit, encore!»

Le docteur paraissait surtout ému à l'idée que les voleurs étaient venus à l'improviste, et de nuit, comme si ces messieurs avaient l'habitude de vaquer à leurs affaires en plein jour, et d'annoncer leur visite en écrivant un mot, deux ou trois jours à l'avance.

«Et vous, mademoiselle Rose, dit le docteur en s'adressant à la jeune fille, vous avez dû…

- Oh! beaucoup, en vérité, dit Rose en l'interrompant; mais il y a là-haut un pauvre malheureux que ma tante désire que vous voyiez.

- Certainement, répondit le docteur; c'est vous, Giles, à ce qu'il paraît, qui l'avez mis en cet état.»

M. Giles, qui rangeait en ce moment les tasses d'un air agité, devint très rouge, et dit qu'en effet c'était lui qui avait eu cet honneur.

«Cet honneur? dit le médecin. Au fait, je ne sais pas trop: peut- être est-il aussi honorable de tirer à bout portant sur un voleur dans une cuisine que de toucher son adversaire à quinze pas. Figurez-vous, Giles, qu'il a tiré en l'air et que vous vous êtes battu en duel.»

M. Giles, qui voyait dans cette manière légère de traiter la chose une injuste atteinte à sa gloire, répondit respectueusement qu'il ne lui appartenait pas de juger la question, mais qu'elle n'avait toujours pas tourné d'une manière plaisante pour son adversaire.

«Eh! c'est vrai! dit le docteur. Où est-il? montrez-moi le chemin. J'aurai l'honneur de vous revoir en descendant, madame. Ah! voici la petite fenêtre par laquelle il est entré. Je n'aurais jamais cru qu'on pût passer par là.» Tout en continuant ses réflexions, il monta l'escalier derrière M. Giles.

Il faut savoir que M. Losberne, chirurgien du voisinage, connu dans tout le pays sous le nom de docteur, devait son embonpoint à sa bonne humeur plus qu'à la bonne chère; c'était un vieux garçon plein de coeur et d'originalité, et tel qu'on n'eût pas trouvé son pareil à vingt lieues à la ronde.

Il resta en haut beaucoup plus longtemps que lui et les dames ne s'y attendaient. On alla chercher dans sa voiture une grande boîte. La sonnette de la chambre à coucher se fit entendre à plusieurs reprises; les domestiques montèrent et descendirent vingt fois l'escalier; on put en conclure qu'il se passait quelque chose de grave. Enfin, il revint; aux questions empressées qu'on lui adressa au sujet du malade, il prit un air très mystérieux et ferma la porte avec soin.

«C'est une chose bien extraordinaire, madame Maylie, dit-il en s'appuyant contre la porte pour la tenir fermée.

- Il n'est pas en danger, j'espère? dit la vieille dame.

- Cela n'aurait rien d'étonnant, répondit le docteur. J'espère pourtant que non. Avez-vous vu ce voleur?

- Non, répondit Mme Maylie. Vous n'avez aucun détail sur lui?

- Aucun.

- Je vous demande pardon, madame, interrompit M. Giles; mais j'allais vous en donner quand le docteur Losberne est entré.»

Le fait est que M. Giles n'avait pu dans le premier moment se décider à avouer qu'il avait tiré sur un enfant. Sa bravoure lui avait valu tant d'éloges que rien au monde n'eût pu l'empêcher de différer un peu l'explication, afin de jouir avec délices, au moins pendant quelques instants, de sa réputation de valeur et d'intrépidité.

«Rose voulait voir cet homme, dit Mme Maylie, mais je m'y suis refusée.

- Hum! fit le docteur. Il n'a rien de bien effrayant. Refuseriez- vous de le voir en ma présence?

- Nullement, répondit la vieille dame, s'il y a nécessité.

- Je pense en effet que c'est nécessaire, dit le docteur, et je suis sûr que vous regretteriez vivement d'avoir tardé à le voir; il est maintenant très tranquille. Mademoiselle Rose, voulez-vous me permettre? Il n'y a pas l'ombre d'un danger, je vous le jure.»

CHAPITRE XXX.
Ce que pensent d'Olivier ses nouveaux visiteurs.

Après avoir réitéré à ces dames l'assurance qu'elles seraient agréablement surprises à la vue de criminel, le docteur prit le bras de la jeune demoiselle, offrit la main à Mme Maylie, et les conduisit, avec beaucoup de cérémonie, au haut de l'escalier.

«Maintenant, dit-il à voix basse en tournant doucement la clef dans la serrure, vous allez me dire ce que vous en pensez. Quoique sa barbe ne soit pas fraîchement rasée, il n'en a pas l'air plus féroce. Attendez… laissez-moi voir si vous pouvez entrer.»

Le docteur entra le premier, jeta un coup d'oeil dans la chambre et fit signe aux dames d'avancer: puis il ferma la porte derrière elles, et écarta doucement les rideaux du lit. Sur ce lit, au lieu du scélérat à mine repoussante qu'elles s'attendaient à voir, était étendu un pauvre enfant, épuisé de fatigue et de souffrance, et plongé dans un profond sommeil. Il avait un bras en écharpe, replié sur la poitrine, et il appuyait sur l'autre sa tête à demi cachée par une longue chevelure qui flottait sur l'oreiller.

L'honnête docteur, tenant le rideau soulevé, resta une minute environ à regarder en silence le pauvre blessé. Tandis qu'il l'examinait, la jeune fille se glissa doucement près de lui, s'assit à côté du lit et écarta les cheveux qui couvraient la figure d'Olivier; en se penchant sur lui, elle laissa tomber des larmes sur son front.

L'enfant tressaillit et sourit dans son sommeil, comme si ces marques de pitié et de compassion l'eussent fait rêver d'amour et d'affection qu'il n'avait jamais connus; de même que les sons d'une musique harmonieuse, le murmure de l'eau dans le silence des bois, le parfum d'une fleur, ou même l'emploi d'un mot qui nous est familier, rappellent parfois à notre imagination le vague souvenir de scènes sans réalité dans notre vie; souvenir qui se dissipe comme un souffle, et qui semble se rattacher à une existence plus heureuse et passée depuis longtemps: car l'esprit humain est impuissant à le reproduire et à le fixer.

«Qu'est-ce à dire? s'écria la vieille dame. Il est impossible que ce pauvre enfant ait été complice des voleurs.

- Le vice, dit le docteur avec un soupir en laissant retomber le rideau, le vice fait sa demeure dans bien des temples: qui sait s'il ne se cache pas sous cet extérieur séduisant?

- Mais il est si jeune! se hâta de dire Rose.

- Ma chère demoiselle, continua le chirurgien en secouant tristement la tête, le crime est comme la mort: il n'est pas seulement le partage de la vieillesse et de la décrépitude; la jeunesse et la beauté sont trop souvent les victimes qu'il choisit de préférence.

- Mais, monsieur, ce n'est pas possible, dit Rose; vous ne pouvez pas croire que cet enfant si délicat se soit associé volontairement à des scélérats.»

Le chirurgien hocha la tête de manière à montrer qu'il ne voyait à cela rien d'impossible; puis il fit observer que la conversation pourrait troubler le sommeil du blessé, et conduisit les dames dans une chambre voisine.

«Mais quand même il serait coupable, continua Rose, songez combien il est jeune; songez que peut-être il n'a jamais connu l'amour d'une mère, le bien-être du foyer domestique; que les mauvais traitements, les coups, la faim, l'ont peut-être entraîné à s'associer à des hommes qui l'ont forcé au crime. Ma tante, ma bonne tante, je vous en conjure, pensez à tout cela avant de laisser mener en prison ce pauvre enfant blessé, ce serait d'ailleurs renoncer pour lui à tout espoir de devenir meilleur. Vous qui m'aimez tant; qui par votre bonté et votre affection m'avez tenu lieu de mère, et préservée de l'abandon où j'aurais pu tomber comme ce pauvre enfant; je vous en prie, ayez pitié de lui quand il en est temps encore.

- Chère enfant! dit la vieille dame en pressant sur son coeur la jeune fille qui fondait en larmes; crois-tu que je voudrais faire tomber un cheveu de sa tête?

- Oh! non, répondit Rose avec vivacité; pas vous, ma tante!

- Non, dit Mme Maylie d'une voix émue. Mes jours sont sur leur déclin; puisse Dieu avoir pitié de moi comme j'ai pitié des autres! Que puis-je faire pour le sauver, monsieur?

- Laissez-moi réfléchir, madame, dit le docteur; laissez-moi réfléchir.»

M. Losberne se mit à se promener de long en large dans la chambre, les mains dans les poches, s'arrêtant parfois et fronçant le sourcil. Après s'être écrié à plusieurs reprises: «J'y suis!» puis: «Non! ce n'est pas cela,» et avoir recommencé autant de fois à se promener et à froncer le sourcil, il s'arrêta définitivement et parla en ces termes:

«Je pense que, si vous m'accordez l'autorisation pleine et entière de malmener Giles et ce gamin de Brittles, je viendrai à bout d'arranger l'affaire C'est un vieux serviteur dévoué, je le sais; mais, vous pourrez compenser cela de mille manières et récompenser autrement son adresse au pistolet. Vous ne vous y opposez pas?

- Non, répondit Mme Maylie, s'il n'y a pas d'autre moyen de sauver l'enfant.

- Il n'y en a pas d'autre, dit le docteur; pas d'autre, croyez-moi sur parole.

- Ma tante vous remet ses pleins pouvoirs, dit Rose en souriant malgré ses larmes; mais, je vous en prie, ne traitez durement ces pauvres gens qu'autant que cela sera rigoureusement nécessaire.

- Vous avez l'air de croire, répondit le docteur, que tout le monde, excepté vous, est porté aujourd'hui à la dureté; je souhaite seulement que, lorsqu'un jeune homme digne de votre choix fera appel à votre compassion, il vous trouve dans ces dispositions tendres et bienveillantes; je regrette, en vérité, de n'être plus jeune et de perdre une si belle occasion de les mettre à l'épreuve.

- Vous êtes aussi enfant que Brittles, dit Rose en rougissant.

- Bah! dit le docteur en riant, ce n'est pas difficile; mais revenons à notre blessé: il nous reste à stipuler une importante condition. Il s'éveillera dans une heure environ, je le prévois; et quoique j'aie dit en bas à cet imbécile de constable que l'enfant ne peut ni remuer ni parler sans danger pour sa vie, je pense que nous pourrons causer avec lui sans inconvénient. Maintenant, je pose une condition; c'est que je l'examinerai en votre présence et que si, d'après ses réponses, nous jugeons qu'il est tout à fait perverti (ce qui n'est que trop probable), nous l'abandonnerons à sa destinée, et je ne me mêlerai plus de rien, quoi qu'il arrive.

- Oh! non, ma tante, dit Rose d'un ton suppliant.

- Oh si, ma tante, dit le docteur. Est-ce convenu?

- Il ne peut pas être endurci dans le vice, dit Rose, c'est impossible.

- Fort bien, répliqua le docteur; alors, raison de plus pour accepter ma proposition.»

Finalement, le traité fut conclu, et les parties contractantes s'assirent en attendant avec quelque impatience le réveil d'Olivier.

La patience des dames fut mise à une épreuve plus longue qu'elles ne pensaient, d'après les prévisions de M. Losberne. Plusieurs heures s'écoulèrent, et Olivier dormait toujours profondément. Il était déjà tard, quand le bon docteur vint leur annoncer que l'enfant était assez éveillé pour qu'on pût lui parler.

«Il est très souffrant, dit-il, et affaibli par la perte de sang, résultat de sa blessure; mais il paraît si préoccupé du désir de révéler quelque chose, que je préfère condescendre à ce désir plutôt que d'insister, comme je l'aurais fait sans cela, pour qu'il se tienne tranquille jusqu'à demain matin.»

L'entretien fut long: Olivier raconta toute son histoire; son état de souffrance et de faiblesse le força souvent d'interrompre son récit. Il y avait quelque chose de solennel à entendre, dans cette chambre sombre, la faible voix de cet enfant blessé, racontant la longue suite de malheurs et de souffrances que des hommes cruels lui avaient fait endurer. Oh! si nous songions, quand nous accablons nos semblables, aux fatales erreurs de la justice humaine, aux iniquités qui crient vengeance au ciel, et attirent tôt ou tard le châtiment sur nos têtes; si nous pouvions entendre la voix de tant de victimes, s'élevant du fond des tombeaux; voix plaintive que nulle puissance ne peut forcer au silence, le monde offrirait-il chaque jour tant d'exemples d'injustice et de violence, tant de misère et de cruautés?

Ce soir-là, ce fut la main d'une femme qui soigna Olivier. La beauté et la vertu veillèrent sur son sommeil; il se sentit calme et heureux: il serait mort sans se plaindre.

Dès que ce touchant entretien fut terminé et qu'Olivier se disposa à se rendormir, le docteur s'essaya les yeux et descendit pour s'attaquer à M. Giles; ne trouvant personne dans l'appartement, il réfléchit qu'il valait peut-être mieux commencer les hostilités en pleine cuisine, et que cela ferait plus d'effet: en conséquence il se dirigea vers la cuisine, véritable chambre délibérante de la gent domestique. Il y trouva réunis les servantes, M. Brittles, M. Giles, le chaudronnier, qui, en récompense de ses services, avait été invité à se régaler, et le constable. Ce dernier avait un gros bâton, une grosse tête, de gros traits, de grosses bottes, et paraissait avoir bu une dose de bière en rapport avec sa grosseur.

Les événements de la nuit faisaient encore le sujet de la conversation; M, Giles parlait avec complaisance de la présence d'esprit dont il avait fait preuve, et M. Brittles, un pot de bière à la main, appuyait toutes les paroles de son chef quand le docteur entra.

«Ne vous dérangez pas, dit-il en faisant un signe de la main.

- Merci, monsieur, dit M. Giles. Madame m'a ordonné de donner de la bière, et comme je n'étais nullement disposé à rester seul dans ma chambre, je suis venu me mêler ici à la compagnie.»

Brittles et toute l'assistance témoignèrent par un murmure approbateur du gré que l'on savait à M. Giles de sa condescendance; et celui-ci, promenant autour de lui un regard protecteur, avait l'air de dire que, tant que la société se conduirait comme il faut, il ne la quitterait pas.

«Comment va le blessé, ce soir? demanda Giles.

- Pas trop bien, répondit le docteur. Je crains que vous ne vous soyez embarqué là dans une fâcheuse affaire, monsieur Giles.

- J'espère bien, monsieur, qu'il ne mourra pas, dit Giles tout tremblant. Si je le croyais, je ne m'en consolerais jamais. Je ne voudrais pas, pour toute l'argenterie du monde, être cause de la mort d'un enfant.

- Ce n'est pas là la question, dit le docteur d'un air mystérieux.
Êtes-vous protestant, monsieur Giles?

- Sans doute, monsieur, balbutia M. Giles, qui était devenu très pâle.

- Et vous? demanda le docteur en s'adressant à Brittles d'un ton sévère.

- Mon Dieu! monsieur, répondit Brittles en se redressant vivement, je suis comme M. Giles.

- Eh bien! alors, répondez-moi tous deux, reprit le docteur d'une voix courroucée. Pouvez-vous affirmer sous serment que l'enfant qui est là-haut est bien celui qui a passé la nuit dernière par la petite fenêtre? Voyons, répondez! je vous écoute.»

Le docteur, dont la douceur de caractère était universellement connue, fit cette demande d'un ton si irrité, que Giles et Brittles, étourdis par la bière et la chaleur de la conversation, se regardèrent l'un l'autre, ébahis et stupéfaits.

«Constable, faites attention à leur réponse, reprit le docteur.
Avant peu on verra ce qui en résultera.»

Le constable se donna l'air le plus magistral qu'il put, et saisit le bâton, insigne de ses fonctions.

«Remarquez que c'est une simple question d'identité, dit le docteur.

- Comme vous dites, monsieur, répondit le constable en toussant très fort: car, dans sa précipitation à finir de boire sa bière, il avait failli s'étrangler.

- Voici une maison que l'on force, dit le docteur… Troublés par cette attaque, deux hommes entrevoient un enfant dans l'obscurité, et à travers la fumée de la poudre. Le lendemain un enfant se présente dans cette même maison, et parce qu'il a le bras en écharpe, ces hommes se saisissent de lui avec violence. En agissant ainsi, ils mettent sa vie en grand danger, et ils jurent ensuite que c'est le voleur. Maintenant, reste à savoir si les faits leur donnent raison, et, dans le cas contraire, dans quelle situation ils se mettent.

- Voilà bien la loi, ou je ne m'y connais pas, dit le constable en faisant un signe de tête respectueux.

- Je vous le demande encore, s'écria le docteur d'une voix de tonnerre: pouvez-vous affirmer solennellement, par serment, l'identité de l'enfant?»

Brittles et Giles se regardaient d'un air indécis. Le constable mit la main derrière son oreille pour mieux saisir leur réponse. Les deux servantes et le chaudronnier se penchèrent en avant pour écouter, et le docteur promenait autour de lui un regard pénétrant, quand on entendit sonner à la porte, et en même temps le bruit d'une voiture.

«Voici la police! s'écria Brittles, soulagé par cet incident imprévu.

- Quelle police? dit le docteur, troublé à son tour.

- Les agents de Bow-Street, ajouta Brittles en prenant une chandelle. M. Giles et moi nous les avons fait prévenir ce matin.

- Comment! s'écria le docteur.

- Oui, monsieur, dit Brittles, j'ai envoyé un mot par la diligence, et je m'étonnais qu'ils ne fussent pas encore ici.

- Ah! vous avez écrit? Au diable les diligences!» dit le docteur en s'en allant.

CHAPITRE XXXI.
La situation devient critique.

«Qui est là? demanda Brittles en entr'ouvrant la porte sans ôter la chaîne, et en mettant la main devant la chandelle pour mieux voir.

- Ouvrez, répondit une voix; ce sont les officiers de police de
Bow-Street qu'on a mandés ce matin.»

Rassuré par ces paroles, Brittles ouvrit la porte toute grande, et se trouva en face d'un homme d'un port majestueux, vêtu d'une longue redingote, lequel entra sans mot dire, et alla s'essuyer les pieds sur le paillasson avec autant de sans-gêne que s'il fut entré chez lui.

«Envoyez tout de suite quelqu'un pour aider mon collègue, n'est-ce pas, jeune homme? dit l'agent de police. Il garde la voiture: avez-vous une remise où on puisse la mettre pour quelques minutes?

Brittles répondit affirmativement et montra du doigt la remise. L'homme retourna sur ses pas, et aida son camarade à remiser la voiture, tandis que Brittles les éclairait et les contemplait avec admiration; cela fait, ils se dirigèrent vers la maison; on les introduisit dans une salle où ils se débarrassèrent de leur grande redingote et de leur chapeau, et se montrèrent pour ce qu'ils étaient. Celui qui avait frappé à la porte était un homme robuste, de taille moyenne, de cinquante ans environ; il avait les cheveux noirs et luisants, des favoris, la figure ronde et les yeux perçants L'autre était roux, trapu, d'un extérieur peu agréable, avec un nez retroussé et un regard sinistre.

«Dites à votre maître que Blathers et Duff sont ici, dit le premier en se passant la main dans les cheveux et en posant sur la table une paire de menottes… Ah! bonjour, mon bourgeois. Puis-je vous dire deux mots en particulier?»

Ces paroles s'adressaient à M. Losberne, qui parut en ce moment. Il fit signe à Brittles de sortir, fit entrer les deux dames, et ferma la porte.

«Voici la maîtresse de la maison, dit-il en se tournant vers
Mme Maylie.

M. Blathers salua; on le pria de s'asseoir; il prit une chaise, posa son chapeau sur le plancher, et fit signe à Duff d'en faire autant. Ce dernier, qui ne paraissait pas aussi habitué à fréquenter la bonne société, ou qui n'était pas aussi à son aise devant elle, s'assit tout d'une pièce, et, pour se donner une contenance, se fourra dans la bouche la pomme de sa canne.

«Maintenant parlons du crime, dit Blathers. Quelles en sont les circonstances?»

M. Losberne, qui désirait gagner du temps, raconta l'affaire tout au long et dans les plus minutieux détails, tandis que MM. Blathers et Duff semblaient parfaitement saisir la chose, et échangeaient parfois un signe d'intelligence.

«Je ne puis rien affirmer avant l'inspection des lieux, dit Blathers; mais j'ai dans l'idée, et en cela je ne crois pas trop m'avancer, que ce n'est pas un pègre qui a fait le coup. Qu'en dites-vous, Duff?

- Non, certainement, répondit Duff.

- Pour faire comprendre à ces dames le mot de pègre, je suppose que vous entendez par là que le voleur n'est pas de la campagne, dit M. Losberne en souriant.

- Justement, mon bourgeois, répondit Blathers. Vous n'avez pas d'autres détails à nous donner?

- Aucun, dit le docteur.

- Qu'est-ce donc que ce jeune garçon dont parlent les domestiques? demanda Blathers.

- Sottise que cela! dit le docteur. Un domestique effrayé s'est mis dans la tête que cet enfant était pour quelque chose dans la tentative d'effraction; mais c'est absurde.

- C'est bien facile à dire, remarqua Duff.

- Ce qu'il dit là est plein de sens, observa Blathers, en approuvant d'un signe de tête le mot de son camarade, et en jouant négligemment avec ses menottes comme on ferait avec des castagnettes. Qui est cet enfant? quels renseignements donne-t-il sur lui-même? d'où vient-il? Il n'est pas tombé du ciel, n'est-ce pas, mon bourgeois?

— Non, assurément, répondit le docteur, en lançant aux dames un coup d'oeil expressif; je connais toute son histoire, mais nous en reparlerons plus tard; vous tenez, je suppose, à voir d'abord l'endroit par lequel les voleurs ont tenté de pénétrer.

- Certainement, répondit M. Blathers; il nous faut d'abord examiner les localités, puis interroger les domestiques. C'est la manière de procéder habituelle.»

On apporta des lumières, et MM. Blathers et Duff, accompagnés du constable, de Brittles, de Giles, en un mot de toute la maison, se rendirent au petit cellier, au bout du passage, visitèrent la fenêtre en dedans, puis faisant le tour par la pelouse, la visitèrent en dehors: ils prirent une chandelle pour examiner le volet, une lanterne pour suivre les traces des pas, une fourche pour fouiller les buissons. Cela fait, au milieu du silence religieux de tous les assistants, ils rentrèrent, et MM. Giles et Brittles furent requis de donner une représentation du rôle qu'ils avaient joué dans les événements de la veille; ils s'en acquittèrent au moins six fois de suite; ils ne furent d'abord en désaccord que sur un seul point important, et à la fin sur une domaine seulement. Ensuite Blathers et Duff firent sortir tout le monde, et délibérèrent longuement ensemble avec tant de mystère et de solennité, qu'une consultation de grands médecins sur un cas difficile ne serait qu'un jeu d'enfants, comparée à cette délibération.

Pendant ce colloque, le docteur se promenait de long en large dans la pièce voisine, extrêmement agité, tandis que Mme Maylie et Rose se regardaient avec inquiétude.

«Sur ma parole, dit M. Losberne, en s'arrêtant tout à coup après avoir parcouru la salle à grands pas, je ne sais vraiment que faire.

- Il me semble, dit Rose, que l'histoire de ce pauvre enfant, contée fidèlement à ces hommes, suffirait pour éloigner de lui les soupçons.

- J'en doute, ma chère demoiselle, dit le docteur en secouant la tête. Je ne crois pas que cela pût suffire pour le rendre innocent aux yeux de ces hommes, ni même aux yeux de fonctionnaires d'un ordre plus élevé. «Après tout, diraient-ils, qu'est-ce que cet enfant? Un vagabond.» D'ailleurs, à ne juger son histoire que d'après les considérations et les probabilités ordinaires, elle est bien invraisemblable.

- Vous y ajoutez foi, cependant, se hâta de dire Rose.

- Moi, je l'accepte, tout étrange qu'elle est, continua le docteur; et peut-être, en agissant ainsi, fais-je preuve de sottise: mais je ne crois pas qu'elle eût la même valeur aux yeux d'un agent de police exercé.

- Pourquoi donc? demanda Rose?

- Pourquoi? ma belle enfant, répondit le docteur; parce que cette histoire, examinée à leur point de vue, a plus d'un côté louche; il ne peut prouver que ce qui est contre lui et rien de se qui est en sa faveur. Or, ces gens-là veulent toujours savoir les si et les pourquoi, et n'admettent rien sans preuves. De son propre aveu, vous voyez que, depuis quelque temps, il vit avec des voleurs; il a été arrêté et mené devant un commissaire de police, sous la prévention d'avoir volé un mouchoir dans la poche d'un monsieur; il a été enlevé de force de la demeure de ce monsieur, et entraîné dans un lieu qu'il ne peut indiquer et dont il ignore complètement la situation. Puis, il est amené à Chertsey par des hommes qui semblent tenir à lui singulièrement, et qui, de gré ou de force, le font passer par une fenêtre pour dévaliser une maison; et juste au moment où il veut donner l'alarme, ce qui eût été la seule preuve de son innocence, il reçoit un coup de pistolet, comme si tout conspirait à l'empêcher, de faire une bonne action. Tout cela ne vous frappe-t-il pas?

- C'est assez singulier, j'en conviens, dit Rose en riant de la vivacité du docteur; mais enfin je ne vois rien là qui prouve la culpabilité de ce pauvre enfant.

- Non, sans doute, répondit le docteur. Voilà bien les femmes! leurs beaux yeux ne voient jamais, soit en bien, soit en mal, qu'un côté de la question, et toujours celui qui s'est présenté le premier à leur esprit.»

Après avoir formulé cette maxime, le docteur, les mains dans ses poches, se remit à arpenter la chambre de long en large.

«Plus j'y réfléchis, dit-il, et plus je suis convaincu que mettre ces hommes au courant de l'histoire de l'enfant ne ferait qu'embrouiller tout et aggraver la difficulté. Je suis sûr qu'ils n'y croiraient pas, et, même en admettant que l'enfant ne fût pas condamné, la publicité donnée aux soupçons qui pèseraient sur lui serait un obstacle à vos intentions généreuses à son égard, et à votre désir de le tirer de la misère.

- Mon dieu, cher docteur, comment allons nous faire? dit Rose.
Pourquoi faut-il qu'on ait appelé ces gens-là?

- C'est bien vrai! s'écria Mme Maylie. Je voudrais pour tout au monde les voir loin d'ici.

- Il n'y a qu'un moyen, dit enfin M. Losberne en s'asseyant d'un air découragé; c'est de payer d'audace. Le but que nous nous proposons est louable, c'est là notre excuse. L'enfant a beaucoup de fièvre et est hors d'état de soutenir une conversation, c'est toujours cela de gagné; faisons de notre mieux, et, si nous ne réussissons pas, du moins ce ne sera pas notre faute… Entrez!

- Eh bien, mon bourgeois, dit Blathers en entrant dans la chambre avec son collègue et en fermant soigneusement la porte avant d'ajouter un mot, ce n'était pas un coup monté.

- Que diable appelez-vous un coup monté? demanda le docteur avec impatience.

- Nous disons qu'il y a coup monté, mesdames, dit Blathers en se tournant vers Mme Maylie et Rose, comme s'il avait compassion de leur ignorance, tandis qu'il méprisait celle du docteur; nous disons qu'il y a coup monté, quand les domestiques en sont.

- Personne ne les a soupçonnés; dit Mme Maylie.

- C'est possible, madame, répondit Blathers; mais ils auraient pu tout de même y être pour quelque chose.

- D'autant plus qu'on avait confiance en eux, ajouta Duff.

- Nous pensons, continua Blathers, que le coup part de Londres; car il était combiné dans le grand genre.

- Oui, pas mal comme ça, remarqua Duff à voix basse.

- Ils étaient deux, ajouta Blathers, et ils avaient avec eux un enfant, c'est évident, rien qu'à voir la fenêtre; voilà tout ce qu'on peut dire pour le moment. Maintenant nous allons, s'il vous plaît, visiter tout de suite le garçon qui est là-haut.

- Ils prendront bien d'abord quelque, chose, madame Maylie? dit le docteur d'un air enchanté, comme si une inspiration soudaine lui traversait l'esprit.

- Oh! certainement, dit Rose avec empressement; tout de suite si vous voulez.

- Volontiers, mademoiselle; dit Blathers en passant sa manche sur ses lèvres; on a soif à faire cette besogne-là. N'importe quoi, mademoiselle; ne vous dérangez pas pour nous.

- Que voulez-vous prendre? demanda le docteur en suivant la jeune fille au buffet.

- Une goutte de liqueur, mon bourgeois, si ça vous est égal, répondit Blathers. Il ne faisait pas chaud sur la route, voyez- vous, madame, et je trouve qu'il n'y a rien comme un petit verre pour vous réchauffer le tempérament.»

C'est à Mme Maylie qu'il faisait cette confidence pleine d'intérêt; celle-ci l'accueillit avec grâce, et le docteur profita du moment pour s'esquiver.

«Ah! mesdames, dit M. Blathers en prenant son verre à pleine main et en le portant à sa bouche, j'en ai terriblement vu dans ma vie, de ces affaires-là.

- Blathers, vous souvenez-vous de ce vol avec effraction, commis à Edmonton? dit M. Soft, venant en aide à la mémoire de son collègue.

- Tenez, c'était un vol dans le genre de celui d'hier, reprit Blathers; c'est Conkey Chickweed qui avait fait le coup, n'est-ce pas?

- Vous le mettez toujours sur son compte, répondit Duff; mais c'était la famille Pet, j'en suis sûr, et Conkey y était comme moi.

- Allons donc! repartit M. Blathers, je le sais bien, peut-être. Vous rappelez-vous le temps où Conkey fut volé? Quel vacarme cela fit! c'était pis qu'un roman.

- Qu'était-ce donc? demanda Rose, désireuse de mettre en belle humeur ces désagréables visiteurs.

- C'est un vol comme on n'en avait jamais vu, mademoiselle, dit
Blathers. Ledit Conkey Chickweed…

- Conkey veut dire long nez, madame, interrompit Duff.

- Mais madame le sait bien, n'est-ce pas? demanda M. Blathers. Vous m'interrompez toujours, Duff. Ce Conkey Chickweed tenait une taverne sur la route de Battlebridge, où beaucoup de jeunes lords venaient voir des combats de coqs, etc. Moi qui y allais souvent, je puis vous assurer qu'il entendait joliment son affaire. Voilà qu'une nuit on lui vola trois cent vingt-sept guinées, dans un sac de toile; elles lui furent dérobées dans sa chambre à coucher, à la fin de la nuit, par un homme de six pieds avec un emplâtre sur l'oeil, qui s'était caché sous son lit et qui, le vol commis, sauta par la fenêtre, laquelle était au premier étage. Il se sauva au plus vite; mais Conkey était alerte, il s'éveilla au bruit, sauta en bas de son lit, fit feu sur le voleur et éveilla tout le voisinage. Voilà tout le monde debout en un instant; on cherche partout, et on trouve que Conkey a blessé son voleur, car il y avait des traces de sang jusqu'à un mur de clôture assez éloigné, et puis plus rien. La perte du magot ruina Chickweed, et son nom figura sur la Gazette parmi ceux des banqueroutiers. On fit une souscription pour venir en aide à ce pauvre homme, auquel cet événement avait fait tourner la tête, et qui pendant trois ou quatre jours courut les rues en s'arrachant les cheveux, et dans un désespoir tel, que bien des gens craignaient qu'il n'en finît avec la vie. Un jour, il arrive tout effaré au bureau de police, il a un entretien particulier avec le magistrat, lequel, après bien des paroles, sonne, mande Jacques Spyers (ce Spyers était un agent actif), et lui dit d'aller aider M. Chickweed à se saisir du voleur. «Croiriez-vous, Spyers, dit Chickweed, que je l'ai vu hier matin passer devant ma porte? - Et pourquoi ne l'avez-vous pas pris au collet? dit Spyers. - J'étais si saisi, que je crois qu'on aurait pu m'assommer avec un cure-dent, répondit le pauvre homme; mais, nous le tenons, car je l'ai encore vu passer le soir entre dix et onze heures.»

«Sur-le-champ, Spyers se munit d'une chemise blanche et d'un peigne, pour le cas où il serait absent deux ou trois jours; il part, il va se poster à une des fenêtres de la taverne, derrière un petit rideau rouge, le chapeau sur la tête, et prêt à s'élancer en un clin d'oeil sur le voleur. Il était là, le soir, sur le tard, à fumer sa pipe, quand tout à coup Chickweed s'écrie: «Le voila! au voleur! à l'assassin!» Jacques Spyers se précipite dehors et voit Chickweed courir à toutes jambes en criant à tue- tête. Il le suit, la foule s'amasse, tout le monde crie: «Au voleur!» et Chickweed de courir toujours en criant comme un possédé. Spyers le perd de vue un instant au détour d'une rue; il le rejoint, voit un groupe, s'y jette en s'écriant: «Où est le voleur? - Morbleu! dit Chickweed, il m'a encore échappé.»

«Une chose digne de remarque, c'est qu'on ne put le trouver nulle part, et on s'en revint à la taverne. Le lendemain matin, Spyers se remet à son poste, derrière le rideau, guettant au passage l'homme de six pieds, avec un emplâtre noir sur l'oeil; à force de regarder il en eut la vue trouble, et au moment où il se frottait les yeux, voilà Chickweed qui recommence à crier: «Au voleur!» et qui part à toutes jambes: Spyers s'élance derrière lui, fait deux fois plus de chemin que la veille, et du voleur point de nouvelles. Une fois ou deux encore, pareille scène se renouvela. Dans le voisinage, les uns disaient que c'était le diable qui avait volé Chickweed et qui venait ensuite lui faire des tours; les autres que le pauvre Chickweed était devenu fou de chagrin.

- Et Jacques Spyers, que dit-il? demanda le docteur, qui était rentré dès le commencement du récit.

- Pendant longtemps, reprit Blathers, Jacques Spyers ne dit rien de tout, mais il était aux écoutes sans faire semblant de rien, preuve qu'il entendait son métier. Mais un beau matin, il s'approcha du comptoir et ouvrant sa tabatière: «Chickweed, dit- il, j'ai découvert le voleur. - Vous l'avez découvert? répond Chickweed, oh! mon cher Spyers, que je sois vengé et je mourrai content; où est-il, le brigand? - Tenez, dit Spyers en lui offrant une prise, assez joué comme ça! c'est vous même qui vous êtes volé.»

«C'était vrai, et il s'était procuré de la sorte une grosse somme, et on n'aurait jamais découvert la ruse, s'il avait mis moins d'empressement à sauver les apparences.

«C'est un peu fort, hein? dit M. Blathers en posant son verre et en agitant les menottes.

- C'est très drôle, en effet, observa le docteur; maintenant, si vous voulez, montons en haut.

- À vos ordres, monsieur,» répondit M. Blathers. Et les deux officiers de police, précédés de Giles qui les éclairait, montèrent derrière M. Losberne à la chambre d'Olivier.

Olivier avait dormi; mais il paraissait plus mal, et sa fièvre avait redoublé. Aidé par le docteur, il parvint à s'asseoir sur son lit et se mit à regarder les nouveaux venus, sans rien comprendre à ce qui se faisait autour de lui, et sans avoir l'air de se souvenir de ce qui s'était passé, ni de l'endroit où il se trouvait.

«Voici, dit M. Losberne en parlant doucement, quoique avec une certaine véhémence, voici ce jeune garçon, qui ayant été blessé par mégarde d'un coup de fusil en passant sur la propriété de monsieur… comment s'appelle-t-il déjà? là derrière… est venu ici ce matin demander du secours, et a été sur-le-champ empoigné et maltraité par cet ingénieux personnage qui nous éclaire, lequel a mis par là en grand danger la vie de cet enfant, comme je puis le certifier en vertu de ma profession.»

MM. Blathers et Duff regardèrent M. Giles, que l'on signalait ainsi à leur attention Dans son embarras, M. Giles détourna les yeux vers Olivier, puis vers M. Losberne, d'un air irrésolu et effrayé.

«Vous n'ayez pas l'intention de le nier, je suppose? dit le docteur en recouchant doucement Olivier.

- J'ai fait tout pour… pour le mieux, monsieur, répondit Giles; je croyais fermement que c'était le jeune garçon en question: autrement, je me serais bien gardé de le maltraiter; je ne suis pas d'humeur cruelle, monsieur.

- Quel garçon pensiez-vous que c'était? demanda M. Duff.

- L'enfant d'un des voleurs, répondit Giles; ils en avaient un avec eux, cela n'est pas douteux.

- Et quelle est votre opinion à présent? demanda Blathers.

- À présent? mon opinion? dit Giles en regardant l'agent de police d'un air effaré.

- Pensez-vous que ce soit l'enfant que voici, imbécile? reprit
M. Blathers avec impatience.

- Je ne sais pas; vrai, je ne sais pas, dit Giles tout décontenancé; je n'en jurerais pas.

- Mais enfin quelle est votre opinion? demanda M. Blathers.

- Je ne sais que penser, répondit le pauvre Giles, je ne crois pas que ce soit l'enfant; je suis presque certain que ce n'est pas lui; vous savez bien que ce ne peut pas être lui.

- Est-ce que cet homme a bu? demanda Blathers en se tournant vers le docteur.

- Quel imbécile vous faites!» dit Duff à Giles avec un profond dédain.

Pendant ce court dialogue, M. Losberne avait tâté le pouls du malade; puis il quitta la chaise qu'il occupait près du lit et observa que, si les agents de police avaient quelque doute à ce sujet, il leur conviendrait peut-être de passer dans la pièce voisine et d'interroger Brittles.

Ils acceptèrent la proposition, passèrent dans une autre chambre, et firent comparaître devant eux M. Brittles: celui-ci, par ses réponses, ne fit qu'embrouiller l'affaire; il entassa contradictions sur contradictions; il déclara qu'il ne pourrait reconnaître l'enfant, quand même il l'aurait sous les yeux en ce moment; qu'il avait cru que c'était Olivier, parce que M. Giles l'avait dit; mais que M. Giles, cinq minutes auparavant, avait avoué dans la cuisine qu'il avait bien peur d'avoir été un peu trop vite en besogne.

Entre autres conjectures ingénieuses, on agite la question de savoir si M. Giles avait réellement blessé quelqu'un: on examina le second pistolet, et il se trouva qu'il n'était chargé qu'à poudre et bourré de papier gris. Cette découverte fit une grande impression surtout le monde, sauf sur le docteur, qui avait retiré la balle dix minutes auparavant; mais elle ne fit sur personne autant d'impression que sur M. Giles, qui, après avoir été pendant plusieurs heures tourmenté de la crainte d'avoir blessé un de ses semblables, s'attacha avec ardeur à l'idée que le pistolet n'était pas chargé. Enfin, les agents de police, sans s'inquiéter beaucoup d'Olivier, laissèrent dans la maison le constable de Chertsey, et s'en allèrent coucher en ville, après avoir promis de revenir le lendemain matin.

Le lendemain matin, le bruit se répandit que deux hommes et un enfant, sur lesquels planaient des soupçons, avaient été arrêtés à Kingston; MM. Blathers et Duff s'y rendirent sur-le-champ. Après examen, on découvrit que les soupçons ne s'appuyaient que sur un seul fait, savoir: qu'on avait trouvé ces individus endormis au pied d'une meule de foin; c'est là un crime sans doute, mais qui n'entraîne que l'emprisonnement, et que la loi anglaise, loi miséricordieuse et tutélaire, ne considère pas comme suffisant pour établir, à défaut d'autre preuve, qu'un ou plusieurs dormeurs à la belle étoile aient commis un vol avec effraction, et aient encouru en conséquence la peine de mort. MM. Blathers et Duff, durent s'en retourner comme ils étaient venus.

Enfin, après de nouvelles recherches et de longs entretiens, il fut convenu que Mme Maylie et M. Losberne répondraient d'Olivier s'il était recherché par la justice, et un magistrat du voisinage reçut leur caution. Blathers et Duff, après avoir été gratifiés de quelques guinées, revinrent à Londres, sans être du même avis relativement à leur expédition. Tout considéré, Duff inclina à croire que la tentative d'effraction avait été commise par la bande de Pet; Blathers, au contraire, en attribuait le mérite au célèbre Conkey Chickweed.

Peu à peu, Olivier se rétablit: les soins réunis de Mme Maylie, de Rose et de l'excellent M. Losberne, lui rendirent la santé. Si le ciel écoute les ferventes prières que lui adressent les coeurs pénétrés de reconnaissance (et quelles prières méritent mieux d'être écoutées?) les bénédictions que l'orphelin appela sur ses protecteurs durent descendre dans leur âme, et y répandre la paix et le bonheur.

CHAPITRE XXXII.
Heureuse existence que mène Olivier chez ses nouveaux amis.

Les souffrances d'Olivier furent longues et cruelles; outre la douleur que lui causait son bras cassé, il avait gagné, par suite du froid et de l'humidité, une fièvre violente qui ne le quitta pas pendant plusieurs semaines, et qui mina sa frêle constitution; enfin il commença à se rétablir lentement, et il put dire, en mêlant des larmes à ses paroles, combien il était profondément touché de la bonté des deux excellentes dames, et avec quelle ardeur il souhaitait, dès qu'il aurait recouvré la santé et les forces, pouvoir faire quelque chose pour leur témoigner sa reconnaissance; quelque chose qui leur fit voir combien l'amour et la gratitude remplissaient son coeur; quelque chose enfin, si peu que ce fût, qui leur prouvât que leur généreuse bonté n'avait pas été perdue, mais que le pauvre enfant que leur charité avait arraché à la misère, à la mort, souhaitait ardemment les servir de tout son coeur et de toute son âme.

«Pauvre petit! disait Rose, un jour qu'Olivier avait essayé d'articuler des paroles de reconnaissance qui s'échappaient de ses lèvres pâles; vous aurez bien des occasions de nous servir, si vous voulez; nous allons à la campagne, et ma tante a l'intention de vous emmener avec nous. La tranquillité du séjour, la pureté de l'air, le charme et la beauté du printemps, vous rendront la santé en quelques jours, et nous nous occuperons de cent manières quand vous serez en état de supporter la fatigue.

- La fatigue! dit Olivier: oh! chère dame, si je pouvais seulement travailler pour vous; si je pouvais seulement vous faire plaisir en arrosant vos fleurs, en soignant vos oiseaux, que ne donnerais- je pas pour cela?

- Vous ne donnerez rien du tout, dit Mlle Maylie en souriant: car, je viens de vous le dire, nous vous occuperons de cent manières; et, si vous prenez pour nous contenter seulement la moitié de la peine que vous dites, vous me rendrez très heureuse.

- Heureuse, madame! dit Olivier; que vous êtes bonne de me parler ainsi!

- Vous me rendrez plus heureuse que je ne puis dire, répondit la jeune fille. Penser que ma bonne tante a pu arracher quelqu'un à l'affreuse misère dont vous nous avez parlé, c'est déjà pour moi un grand bonheur; mais savoir que l'objet de sa bonté et de sa compassion est sincèrement reconnaissant et dévoué, cela me rendrait plus heureuse encore que vous ne pouvez l'imaginer. Me comprenez-vous? demanda-t-elle en remarquant la mine pensive d'Olivier.

- Oh! oui, madame, répondit vivement Olivier; mais je songeais que je suis ingrat en ce moment.

- Envers qui? demanda la jeune dame.

- Envers le bon monsieur et l'excellente dame qui ont pris si grand soin de moi, répondit Olivier: s'ils savaient combien je suis heureux, cela leur ferait plaisir, j'en suis sûr.

- Je n'en doute pas, reprit la bienfaitrice d'Olivier, et M. Losberne a déjà eu la bonté de nous promettre que, dès que vous irez assez bien pour supporter le trajet, il vous mènera les voir.

- Quel bonheur! dit Olivier, dont la figure brillait de joie; que je serais heureux de revoir leurs bonnes figures!»

Au bout de peu de temps, Olivier fut assez bien rétabli pour supporter la fatigue de ce déplacement, et un matin, M. Losberne et lui montèrent dans une petite voiture qui appartenait à Mme Maylie. Arrivé à Chertsey-Bridge, Olivier devint très pâle et poussa un cri.

«Que peut avoir ce garçon? dit le docteur du ton brusque qui lui était habituel; voyez-vous quelque chose? entendez-vous quelque chose, sentez-vous quelque chose, hein?

- Monsieur, dit Olivier en passant la main par la portière, cette maison!

- Oui; eh bien! qu'y a-t-il? Arrêtez, cocher. Qu'est-ce que cette maison, mon garçon.»

- Les voleurs… la maison où ils l'ont mené, dit tout bas
Olivier.

- C'est donc le diable, dit le docteur; ohé! qu'on m'ouvre la portière.» Mais, avant que le cocher eût eu le temps de descendre de son siège, le docteur s'était précipité hors de la voiture, et s'élançant vers la masure abandonnée, il se mit à frapper à grands coups de pied dans la porte comme un furieux.

«Ohé! dit un affreux petit bossu en ouvrant la porte si soudainement que, le docteur, encore emporté par son élan impétueux, faillit tomber dans l'allée; qu'est-ce-qu'il y a?

- Ce qu'il y a! s'écria l'autre en le prenant au collet sans réfléchir un instant; il y a bien des choses, et d'abord c'est un vol qu'il y a.

- Prenez garde qu'il n'y ait encore autre chose, un meurtre par exemple, répondit froidement le bossu, si vous ne me lâchez pas, entendez-vous?

- Je vous entends, dit le docteur en secouant vivement son prisonnier; où est… peste soit du brigand, comment s'appelle-t- il?… Sikes, … c'est cela; où est Sikes, votre chef?»

Le bossu prit un air stupéfait d'étonnement et d'indignation; il se dégagea adroitement de l'étreinte du docteur, proféra une série d'affreux jurements, et se retira dans la maison. Avant qu'il eût eu le temps de fermer la porte, le docteur était entré derrière lui et avait pénétré dans une chambre, sans dire un seul mot; il regarda avec inquiétude autour de lui; pas un meuble, pas un indice, pas un être animé ou inanimé, rien enfin qui se rapportât à la description faite par Olivier.

«Maintenant, dit le bossu, qui ne l'avait pas un instant perdu de vue, quelle est votre intention en pénétrant ainsi de force dans ma maison? est-ce que vous voulez me voler ou m'assassiner? qu'est-ce que vous voulez?

- Avez-vous jamais vu quelqu'un venir voler en voiture à deux chevaux, affreux vampire que vous êtes? dit l'irritable docteur.

- Que voulez-vous alors? demanda le bossu d'une voix aigre. Tenez! vous ferez bien de sortir promptement, et de ne pas m'échauffer la bile. Le diable soit de vous!

- Je sortirai quand cela me conviendra, dit M. Losberne en regardant dans l'autre chambre, qui ne ressemblait pas plus que la première à la description qu'Olivier en avait faite. Je vous retrouverai quelque jour, mon ami.

- Quand vous voudrez, dit le bossu d'un ton goguenard; si jamais vous avez besoin de moi, je suis ici. Je ne suis pas resté ici tout seul comme un loup pendant vingt-cinq ans, pour que ce soit vous qui me fassiez peur. Vous me le payerez; vous me le payerez.»

Et là-dessus l'affreux petit démon se mit à pousser des cris sauvages et à trépigner de rage sur le plancher.

«Je joue là un personnage assez ridicule, se dit à lui-même le docteur. Il faut que l'enfant se soit trompé… Tenez, mettez ceci dans votre poche, et renfermez-vous de nouveau chez vous.» En même temps il donna une pièce d'argent au bossu et regagna la voiture.

L'homme le suivit jusqu'à la portière, en proférant mille imprécations; mais au moment où M. Losberne se tournait vers le cocher pour lui parler, le bossu jeta un coup d'oeil dans la voiture, et lança à Olivier un regard si féroce, si furieux, que pendant des mois entiers, éveillé ou endormi, celui-ci ne put l'oublier. Il continua ses jurements et ses imprécations jusqu'à ce que le cocher fût remonté sur son siège; et quand nos voyageurs furent en route, ils purent encore le voir à quelque distance derrière eux, frappant la terre du pied et s'arrachant les cheveux dans un transport de folie furieuse, réelle ou simulée.

«Je suis un âne, dit le docteur après un long silence. Saviez-vous cela, Olivier?

- Non, monsieur.

- Alors ne l'oubliez pas une autre fois… Un âne, répéta le docteur après un nouveau silence de quelques minutes. Quand même cette maison eût été ce que je pensais, et que ces bandits s'y fussent trouvés, que pouvais-je faire à moi tout seul? Et si j'avais eu du secours, je ne vois pas qu'il pût en résulter pour moi autre chose que de la confusion, pour avoir si mal mené l'affaire; mais c'est égal, ç'aurait été une bonne leçon! ça m'aurait appris à me jeter toujours dans quelque difficulté, en suivant mon premier mouvement, et cela aurait dû me donner à réfléchir.»

Le fait est que l'excellent docteur n'avait jamais manqué de suivre en tout son premier mouvement, et ce qui prouve en faveur de la bonté de son premier mouvement, c'est que, loin de s'être attiré par là des difficultés et des désagréments, M. Losberne y avait gagné le respect et l'estime de tous ceux qui le connaissaient. À dire vrai, il fut de mauvaise humeur pendant une minute ou deux en se voyant déçu dans son espoir d'avoir une preuve évidente de la véracité du récit d'Olivier, et cela dès la première et unique fois où il avait l'occasion d'en obtenir une; mais bientôt il reprit son assiette ordinaire, et trouvant que les réponses d'Olivier à ses questions étaient toujours aussi nettes et aussi précises, et faites d'un air aussi sincère que jamais, il résolut de s'y fier complètement dorénavant.

Comme Olivier connaissait le nom de la rue où demeurait M. Brownlow, ils purent diriger le cocher dans ce sens; quand la voiture eut tourné le coin de la rue, le coeur de l'enfant battit avec une violence qui le suffoquait.

«Maintenant, mon garçon, quelle maison est-ce? demanda
M. Losberne.

- Celle-là! celle-là! répondit Olivier en passant vivement la main hors de la portière, la maison blanche! oh! dépêchez-vous! je vous en prie; il me semble que je vais mourir, tant je tremble.

- Allons, allons! dit le bon docteur en lui frappant sur l'épaule: vous allez les revoir dans un instant, et ils seront ravis de vous retrouver sain et sauf.

- Oh! je l'espère bien! dit Olivier; Ils ont été si bons, si parfaits pour moi, monsieur!»

La voiture continua à rouler; elle s'arrêta; mais non, ce n'était pas là la maison; c'est à l'autre porte: la voiture s'arrêta de nouveau; Olivier regarda aux fenêtres, et des larmes de joie coulaient de ses yeux.

Hélas! la maison blanche était vide, et il y avait un écriteau à la fenêtre: À louer.

«Frappez à la porte voisine, dit M. Losberne en mettant le bras d'Olivier sous le sien: savez-vous ce qu'est devenu M. Brownlow, qui demeurait à côté?»

La servante l'ignorait; mais elle alla s'en informer. Elle revint et dit que M. Brownlow avait tout vendu et était parti, il y avait six semaines, pour les Indes Orientales; Olivier se tordit les mains et faillit tomber à la renverse.

«La gouvernante est-elle partie aussi? demanda M. Losberne après un instant de silence.

- Oui, monsieur, répondit la servante: le vieux monsieur, la gouvernante et un autre monsieur, un ami de M. Brownlow, sont tous partis ensemble.

- Alors retournez à la maison, dit M. Losberne au cocher, et ne vous amusez pas à faire rafraîchir vos chevaux avant que nous soyons sortis de ce maudit Londres.

- Et le libraire, monsieur! dit Olivier. Je connais le chemin; voyez-le, monsieur, je vous en prie; allez le voir!

- Mon pauvre garçon, dit le docteur, voilà assez de désappointements pour un jour: assez pour vous et pour moi. Si nous allons chez le libraire, nous apprendrons sans doute qu'il est mort, ou qu'il a eu le feu dans sa maison, ou qu'il a pris la fuite. Non; droit à la maison.»

Et conformément au premier mouvement du docteur, on retourna à la maison.

Cette amère déception causa à Olivier un vif chagrin, même au milieu de son bonheur; car bien des fois pendant sa maladie il s'était plu à penser à tout ce que M. Brownlow et Mme Bedwin lui diraient, et au plaisir qu'il aurait à leur raconter combien il avait passé de longs jours et de longues nuits à se rappeler ce qu'ils avaient fait pour lui et à déplorer la cruelle séparation qu'il avait subie. L'espoir d'arriver un jour à s'expliquer avec eux, et à leur conter comment il avait été enlevé, l'avait fortifié et soutenu dans ses récentes épreuves; et maintenant la pensée qu'ils étaient partis si loin, et qu'ils avaient emporté de lui l'opinion qu'il n'était qu'un imposteur et un filou, sans qu'il dût avoir peut-être jamais l'occasion de les détromper, cette pensée était pour lui poignante et insupportable.

Cependant cette circonstance n'altéra en rien les bons sentiments de ses bienfaitrices à son égard. Au bout d'une autre quinzaine, quand le temps fut devenu beau et chaud, que les arbres commencèrent à déployer leurs jeunes feuilles, et les fleurs l'éclat de leurs nuances, elles se préparèrent à quitter pour quelques mois leur résidence de Chertsey: après avoir envoyé chez un banquier l'argenterie qui avait si vivement excité la cupidité du juif, et laissé Giles et un autre domestique à la garde de la maison, elles partirent pour la campagne, et emmenèrent Olivier avec elles.

Qui pourrait décrire le plaisir, le bonheur, la paix de l'âme et la douce tranquillité que l'enfant convalescent éprouva au sein de cet air embaumé, au milieu des collines verdoyantes et des bois touffus de cette résidence champêtre? Qui peut dire combien ces scènes paisibles et tranquilles se gravent profondément dans l'âme de ceux qui sont accoutumés à mener une vie misérable et recluse au milieu du bruit des villes, et combien la fraîcheur de ce spectacle pénètre leurs coeurs abattus? Des hommes qui avaient habité pendant toute une vie de labeur des rues étroites et populeuses, et qui n'avaient jamais souhaité d'en sortir; des hommes pour lesquels l'habitude était devenue une seconde nature, et qui en étaient presque venus à aimer chaque brique, chaque pierre qui formait l'étroite limite de leurs promenades journalières; des hommes sur lesquels la mort étendait déjà sa main, se sont enfin trouvés émus, rien qu'en entrevoyant le radieux spectacle de la nature: entraînés loin du théâtre de leurs anciens plaisirs et de leurs anciennes souffrances, ils ont paru passer tout à coup à une nouvelle existence, et se traînant chaque jour jusqu'à quelque site riant et couvert de verdure, ils ont senti s'éveiller en eux tant de souvenirs, en contemplant seulement le ciel, les coteaux, la plaine et le cristal des eaux; qu'un avant-goût de ciel a charmé leur déclin, et qu'ils sont descendus dans la tombe aussi paisiblement que le soleil, dont ils contemplaient le coucher de leur fenêtre solitaire, quelques heures auparavant, disparaissait à l'horizon devant leurs yeux affaiblis.

Les souvenirs que les paisibles scènes champêtres éveillent dans l'esprit ne sont pas de ce monde, et n'ont rien de commun avec les pensées ou les espérances terrestres. Leur douce influence peut nous porter à tresser de fraîches guirlandes pour orner la tombe de ceux que nous avons aimés; elle peut purifier nos sentiments et éteindre en nous toute inimitié et toute haine; mais surtout elle ravive, dans l'âme même la moins méditative, la vague souvenance qu'on a déjà éprouvé de telles sensations bien loin dans le passé, et en même temps elle nous donne l'idée solennelle d'un lointain avenir, d'où l'orgueil et les passions de monde sont à jamais exilés.

Le lieu de leur résidence était ravissant, et Olivier, qui avait vécu jusqu'alors parmi des êtres dégradés, au milieu du bruit et des querelles, crut entrer là dans une nouvelle existence.

La rose et le chèvrefeuille grimpaient le long des murs du cottage, le lierre s'enroulait autour du tronc des arbres, et les fleurs embaumaient l'air de parfums délicieux; tout auprès était un petit cimetière, non pas garni de grandes tombes de pierre, mais de petits tertres couverts de mousse et de gazon, sous lesquels dormaient en paix les vieillards du village. Olivier allait souvent s'y promener, et, en songeant à la misérable sépulture où reposait sa mère, il s'asseyait parfois et sanglotait sans être vu; mais quand il levait les yeux vers le vaste ciel au- dessus de sa tête, il ne songeait plus qu'elle gisait sous terre, et pleurait sur elle tristement, mais sans amertume.

Ce fut un temps heureux; ses jours étaient paisibles et sereins, et les nuits n'amenaient avec elles ni crainte ni souci; il n'avait plus à languir dans une triste prison, ni à s'associer avec des misérables; nulle autre pensée que des pensées riantes. Chaque matin il se rendait chez un vieux monsieur aux cheveux blanchis, qui habitait près de la petite église et qui le perfectionnait dans l'écriture et la lecture, lui parlant avec tant de bonté et prenant tant de soin de lui, qu'Olivier n'avait pas de cesse qu'il ne l'eût satisfait. Puis il se promenait avec Mme Maylie et Rose, et les écoutait causer de livres, ou s'asseyait près d'elles, dans quelque endroit bien ombragé où la jeune fille faisait la lecture; il restait volontiers à l'entendre, jusqu'à ce que la nuit ne permît plus de distinguer les lettres.

Il préparait ensuite sa leçon du lendemain, et il travaillait avec ardeur jusqu'à la nuit tombante dans une petite chambre qui donnait sur le jardin; alors les dames faisaient une nouvelle promenade et il les accompagnait, prêtant l'oreille avec plaisir à tout ce qu'elles disaient, heureux si elles désiraient une fleur qu'il pût grimper leur cueillir, ou si elles avaient oublié quelque chose qu'il pût courir leur chercher; quand il faisait tout à fait nuit, et qu'on était rentré, la jeune demoiselle se mettait au piano, jouait quelque air sentimental, ou chantait d'une voix douée et pure quelque vieille chanson que sa tante aimait à entendre. Dans ces moments-là on n'allumait pas les bougies; Olivier, assis près d'une fenêtre, écoutait cette harmonieuse musique, et des larmes de bonheur coulaient sur ses joues.

Et les dimanches! jamais il n'en avait eu de pareils. Quels heureux jours! D'ailleurs il n'avait plus que des jours heureux. On allait le matin à la petite église, tout entourée d'arbres dont les branches venaient caresser les fenêtres de l'édifice; les oiseaux chantaient alentour et l'air embaumé répandait partout ses parfums. Les pauvres gens du village étaient si propres et s'agenouillaient si pieusement pour prier, qu'il semblait que ce fût un plaisir et non un devoir ennuyeux qui les réunit en ce lieu; et, quoique le chant fut assez rustique, il semblait plus harmonieux, au moins aux oreilles d'Olivier, que tous ceux qu'il avait jusqu'alors entendus à l'église. On se promenait ensuite comme d'habitude; on visitait les paysans dans leurs petites maisons, brillantes de propreté. Le soir, Olivier lisait un ou deux chapitres de la Bible, qu'il avait étudiés toute la semaine, et, en accomplissant ce devoir, il était plus fier et plus heureux que s'il eût été le ministre lui-même. Le matin, il était sur pied à six heures; il allait courir les champs et longer les haies pour cueillir des bouquets de fleurs sauvages, dont il revenait chargé à la maison, et qu'il disposait et arrangeait de son mieux pour orner la table au déjeuner; il rapportait aussi du séneçon pour les oiseaux de miss Maylie, et il en décorait leur cage avec un goût exquis; quand il avait bien soigné les oiseaux, il avait d'ordinaire quelque commission charitable à faire dans le village, ou, s'il n'y en avait pas, il pouvait toujours s'occuper au jardin et soigner les fleurs, toutes choses qu'il avait apprises de l'instituteur du village, qui était un parfait jardinier; il s'appliquait de tout coeur à cette besogne, jusqu'à ce que miss Rose descendit au jardin; elle lui adressait mille compliments pour tout ce qu'il avait fait, et il se trouvait amplement récompensé par son gracieux sourire.

Trois mois s'écoulèrent ainsi; trois mois qui, dans la vie des hommes les plus heureux et les plus favorisés du ciel, eussent été trois mois d'un bonheur sans mélange, mais qui pour Olivier, après une enfance si agitée et si orageuse, étaient la félicité suprême: avec la plus pure, la plus aimable générosité d'une part, et la reconnaissance la plus sincère, la plus vive, la plus dévouée de l'autre, il n'est pas étonnant qu'au bout de ce court espace de temps Olivier fût dans l'intimité complète de la vieille dame et de sa nièce, et que l'affection sans bornes que leur avait vouée son coeur jeune et sensible fût pour elles un sujet d'orgueil et un motif de l'aimer: c'était sa récompense.

CHAPITRE XXXIII. Où le bonheur d'Olivier et de ses amis éprouve une atteinte soudaine.

Le printemps passa vite, et l'été commença. Si, jusque-là, la campagne avait été belle, elle était maintenant dans tout son éclat et étalait toutes ses richesses. Les grands arbres, qui avaient longtemps paru nus et dépouillés, avaient retrouvé toute leur vigueur, et déployaient leurs verts rameaux, offrant sous leur ombre d'agréables retraites, d'où la vue s'étendait sur le paysage doré par le soleil; la terre avait revêtu son manteau de verdure, et exhalait au loin les plus doux parfums. On était au plus beau moment de l'année rajeunie; tout respirait la joie.

On continuait à mener une existence paisible au petit cottage, et la même sérénité d'humeur régnait parmi ses habitants. Depuis longtemps Olivier avait retrouvé la force et la santé; mais, qu'il fût malade ou bien portant, il n'y avait nulle différence dans son affection dévouée pour ceux qui l'entouraient. (Il y a beaucoup de gens qui ne pourraient pas en dire autant.) Il était toujours aussi doux, aussi attaché, aussi affectueux que lorsque les souffrances avaient miné ses forces, et aussi attentif à tout ce qui pouvait faire plaisir à ses bienfaitrices.

Par une belle soirée, ils avaient fait une promenade plus longue que d'ordinaire; la journée avait été d'une chaleur exceptionnelle, la lune brillait dans son plein, et une brise légère s'était levée, plus fraîche que d'habitude. Rose avait été pleine d'entrain, et ils avaient prolongé leur promenade, en causant joyeusement, beaucoup au-delà des limites habituelles. Mme Maylie était fatiguée; ils revinrent lentement à la maison. La jeune demoiselle ôta son chapeau, et se mit au piano comme à l'ordinaire; après avoir promené d'un air distrait ses doigts sur le clavier pendant quelques instants, elle entama un air lent et solennel. Tout en le jouant, on l'entendait soupirer comme si elle pleurait.

«Ma chère Rose!» dit la vieille dame.

Rose ne répondit rien, mais se mit à jouer un peu plus vite, comme si la voix de sa tante l'eût arrachée à quelque pensée pénible.

«Rose, mon amour! dit Mme Maylie en se levant précipitamment et en se penchant vers la jeune fille. Qu'est-ce que tu as? ton visage est baigné de larmes, ma chère enfant. Qu'est-ce qui te fait souffrir?

- Rien, ma tante, rien, répondit la jeune fille; je ne sais ce que j'ai, je ne pourrais le dire, mais je me sens mal à l'aise ce soir, et…

- Serais-tu malade, mon amour? interrompit Mme Maylie.

- Oh! non, je ne suis pas malade! répondit Rose en tressaillant, comme si un frisson mortel la saisissait tout à coup. Je vais aller mieux tout à l'heure. Fermez la fenêtre, je vous prie.»

Olivier s'empressa d'accéder à son désir; et la jeune fille, faisant effort pour retrouver sa gaieté, se mit à jouer un air plus gai: mais ses doigts s'arrêtèrent sans force sur le piano; elle mit sa figure dans ses mains, se jeta sur un canapé, et laissa un libre cours aux larmes qu'elle ne pouvait plus retenir.

«Mon enfant! dit la vieille dame en la serrant dans ses bras; je ne t'ai jamais vue ainsi.

- J'aurais voulu ne pas vous causer d'inquiétude, dit Rose; mais j'ai eu beau faire, je n'ai pu en venir à bout. Je crains d'être malade, ma tante.»

Elle l'était en effet. Dès qu'on eut apporté de la lumière, on vit que, dans le peu de temps qui s'était écoulé depuis leur retour à la maison, l'éclat de son teint avait disparu, et qu'elle était pâle comme un marbre. Sa physionomie n'avait rien perdu de sa beauté mais elle était cependant altérée, et ses yeux si doux avaient pris une expression de vague inquiétude qu'ils n'avaient jamais eue. Un instant après, elle devint pourpre, et ses beaux yeux bleus étaient égarés; puis cette rougeur disparut, comme l'ombre projetée par un nuage qui passe, et elle redevint d'une pâleur mortelle.

Olivier, qui observait la vieille dame avec inquiétude, remarqua qu'elle était alarmée de ces symptômes, et il le fut aussi; mais voyant qu'elle affectait de les considérer comme légers, il essaya de faire de même; ils y réussirent si bien, que, lorsque Rose se fut laissé persuader par sa tante de se mettre au lit, elle avait repris confiance et semblait même aller beaucoup mieux, car elle les assura qu'elle était certaine de se réveiller le lendemain matin en parfaite santé.

«J'espère, madame, dit Olivier, quand Mme Maylie revint, qu'il n'y a rien là de sérieux? Mlle Maylie ne semble pas bien ce soir, mais…»

La vieille dame l'engagea à ne rien dire, et, s'asseyant au fond de la chambre, garda quelque temps le silence; enfin, elle lui dit d'une voix tremblante:

«Je ne l'espère pas, Olivier. J'ai été si heureuse avec elle pendant plusieurs années! trop heureuse peut-être, et il se peut que le moment soit venu où je dois éprouver quelque malheur; mais j'espère que ce ne sera pas celui-là.

- Quel malheur, madame? demanda Olivier.

- Le coup terrible, dit la vieille dame d'une voix à peine articulée, de perdre la chère enfant qui est depuis si longtemps toute ma consolation et tout mon bonheur.

- Oh! que Dieu nous en préserve! s'écria vivement Olivier.

- Ainsi soit-il, mon enfant, dit la vieille dame en joignant les mains.

- Sans doute il n'y a pas à craindre un malheur si terrible! dit
Olivier. Il y a deux heures, elle était bien portante.

- Elle est très mal maintenant, répondit Mme Maylie; et elle n'est pas encore au pis, j'en suis sûre. Oh! Rose, ma chère Rose! que deviendrais-je sans elle?»

La pauvre dame se laissa aller à ces pensées désespérantes, et fut en proie à une si violente douleur, qu'Olivier, maîtrisant sa propre émotion, se hasarda à lui faire des remontrances et à la supplier ardemment, pour l'amour de la chère malade elle-même, de se montrer plus calme.

«Et considérez, madame, dit Olivier, dont les larmes jaillissaient en dépit de tous ses efforts pour les retenir; considérez combien, elle est jeune et bonne, quel plaisir, quelles consolations elle répand autour d'elle. Je suis sûr… je suis certain…tout à fait certain… pour vous, qui êtes si bonne aussi…pour elle… pour tous ceux dont elle fait le bonheur, qu'elle ne mourra pas. Dieu ne permettra pas qu'elle meure si jeune.

- Chut! dit Mme Maylie en posant la main sur la tête d'Olivier; vous raisonnez comme un enfant, mon pauvre garçon; et, quoique ce que vous dites soit naturel dans votre bouche, vous avez tort. Mais vous me rappelez mes devoirs; je les avais oubliés un instant, Olivier, et j'espère que cela me sera pardonné: car je suis vieille et j'ai vu assez de maladies et de morts pour savoir quelle douleur éprouvent ceux qui survivent; j'en ai vu assez pour savoir que ce ne sont pas toujours les plus jeunes et les meilleurs qui sont conservés à l'amour de ceux qui les chérissent. Mais cela même doit être pour nous une consolation plutôt qu'un chagrin: car le ciel est juste, et de telles pertes nous montrent, à n'en pouvoir douter, qu'il y a un monde bien plus beau que celui-ci, et que la route qui nous y mène est courte. Que la volonté de Dieu soit faite! Mais je l'aime, et Dieu seul sait avec quelle tendresse!»

Olivier fut surpris de voir que Mme Maylie, en prononçant ces mots, triompha tout d'un coup de sa douleur, cessa de pleurer et reprit son attitude calme et ferme. Il fut encore plus étonné de voir qu'elle persévéra dans cette fermeté, et qu'au milieu des soucis et des soins qui suivirent, Mme Maylie fut toujours prête à tout et maîtresse d'elle-même, remplissant tous les devoirs de sa position avec empressement, et même, à en juger par son extérieur, avec une espèce de gaieté. Mais il était jeune et il ignorait de quoi sont capables les âmes fortes dans de telles circonstances; comment d'ailleurs aurait-il pu savoir, quand ceux qui possèdent cette force d'âme l'ignorent souvent eux-mêmes?

La nuit qui suivit ne fit qu'accroître les inquiétudes, et, le lendemain matin, les pressentiments de Mme Maylie ne furent que trop justifiés. Rose était dans la première période d'une fièvre lente et dangereuse.

«Il faut de l'activité, Olivier; nous ne devons pas nous laisser aller à une douleur stérile, dit Mme Maylie en mettant un doigt sur ses lèvres et en regardant fixement l'enfant. J'ai besoin de faire parvenir en toute hâte cette lettre à M. Losberne; il faut la porter au village, qui n'est pas à plus de quatre mille d'ici, en prenant la traverse, et de là, l'envoyer, par un exprès à cheval droit à Chertsey. Vous trouverez à l'auberge des gens qui se chargeront d'en fournir un, et je sais que je puis compter sur vous pour vous assurer du départ du messager.»

Olivier ne répondit rien, mais montra par son empressement qu'il voudrait déjà être parti.

«Voici une autre lettre, dit Mme Maylie en réfléchissant un instant; mais je ne suis pas décidée si je dois l'envoyer maintenant ou attendre, pour l'envoyer, que nous soyons fixés sur l'état de Rose: je ne la ferais partir que si je craignais une catastrophe.

- C'est aussi pour Chertsey, madame? demanda Olivier, impatient d'exécuter la commission et tendant une main tremblante pour prendre la lettre.

- Non,» répondit la vieille dame, en la lui donnant machinalement.

Olivier lut l'adresse, et vit qu'elle était adressée à Henri Maylie, esquire, au château d'un lord; mais il ne put découvrir chez qui.

«La porterai-je, madame? demanda Olivier, en regardant Mme Maylie d'un air d'impatience.

- Non, dit-elle en la lui reprenant; je préfère attendre à demain matin.»

Elle donna sa bourse à Olivier, et il partit à toutes jambes.

Il courut à travers champs, ou le long des petits sentiers qui les séparaient, tantôt cachés par les blés murs qui les bordaient de chaque côté, et tantôt débouchant dans la plaine, où faucheurs et moissonneurs étaient à l'oeuvre; il ne s'arrêta point, sinon pour reprendre haleine de temps à autre pendant quelques secondes, jusqu'à ce qu'il eût atteint, tout en sueur et couvert de poussière, la place du marché du village.

Là, il fit une halte et chercha des yeux l'auberge. Il vit une maison de banque peinte en blanc, une brasserie peinte en rouge, une maison de ville peinte en jaune, et à un des coins de la place une grande maison à volets verts, ayant pour enseigne: Au grand Saint-Georges, vers laquelle il se dirigea rapidement dès qu'il l'eut aperçue.

Olivier s'adressa à un postillon qui flânait devant la porte, lequel, après avoir entendu ce dont il s'agissait, le renvoya au palefrenier, lequel, après avoir entendu le même récit, le renvoya à l'aubergiste, qui était un grand gaillard portant une cravate bleue, un chapeau blanc, une culotte de gros drap et des bottes à revers, et qui s'appuyait contre la pompe près de la porte de l'écurie, avec un cure-dents d'argent dans les dents.

Celui-ci se rendit sans se presser à son comptoir pour écrire le reçu, ce qui prit pas mal de temps; et, quand le reçu fut prêt et acquitté, il fallut seller le cheval, donner au messager le temps de s'équiper, ce qui prit encore dix bonnes minutes. Pendant ce temps Olivier était si dévoré d'impatience et d'inquiétude, qu'il aurait voulu sauter sur le cheval et partir à toute bride jusqu'au relais suivant. Enfin tout fut prêt, et le petit billet ayant été remis au messager, avec force recommandations de le porter en toute hâte, celui-ci donna de l'éperon à son cheval, partit au galop, et fut en quelques minutes bien loin du village.

C'était quelque chose que d'être assuré qu'on était allé chercher du secours, et qu'il n'y avait pas eu de temps perdu: Olivier, le coeur plus léger, sortait de la cour de l'auberge et allait franchir la porte, quand il heurta par hasard un homme de haute taille, enveloppé dans un manteau, qui entrait juste au même instant dans l'auberge.

«Ah! dit l'homme en fixant ses regards sur Olivier et en reculant brusquement, que diable est ceci?

- Je vous demande pardon, monsieur, dit Olivier; j'étais pressé de retourner à la maison, et je ne vous ai pas vu venir.

- Damnation! dit l'homme à voix basse en considérant l'enfant avec de grands yeux sinistres. Qui l'eût crû? on le réduirait en cendres, qu'il sortirait encore du tombeau pour se trouver sur mon chemin!

- J'en suis bien fâché, monsieur, balbutia Olivier, intimidé par le regard farouche de l'étranger; j'espère que je ne vous ai point fait de mal?

- Malédiction! murmura l'homme en proie à une horrible fureur et grinçant des dents; si j'avais eu seulement le courage de dire un mot, j'en aurais été débarrassé en une nuit. Mort et damnation sur toi, petit misérable! que fais-tu ici?»

En prononçant ces paroles incohérentes, l'homme se tordait les poings et grinçait des dents; il s'avança vers Olivier comme pour lui assener un coup violent, mais il tomba lourdement à terre, en proie à des convulsions et écumant de rage. Olivier contempla un instant les affreuses contorsions de ce fou (car il le supposait tel), et s'élança dans la maison pour demander du secours. Quand il l'eut vu transporter dans l'auberge, il reprit le chemin de la maison, courant de toute sa force pour rattraper le temps perdu, et songeant avec un mélange d'étonnement et de crainte, à l'étrange physionomie de l'individu qu'il venait de quitter.

Cet incident n'occupa pourtant pas longtemps son esprit. Quand il arriva au cottage, il y trouva de quoi absorber entièrement ses pensées, et chasser loin de son souvenir toute préoccupation personnelle.

L'état de Rose Maylie s'était promptement aggravé, et avant minuit elle eut le délire; un médecin de l'endroit ne la quittait pas. À la première inspection de la malade, il avait pris Mme Maylie à part, pour lui déclarer que la maladie était d'une nature très grave. Il faudrait presque un miracle, avait-il ajouté, pour qu'elle guérît.

Que de fois, pendant cette nuit, Olivier se leva de son lit pour se glisser sur la pointe des pieds jusqu'à l'escalier, et prêter l'oreille au moindre bruit qui partait de la chambre de la malade! Que de fois il trembla de tous ses membres, et sentit une sueur froide couler sur son front, quand un soudain bruit de pas venait lui faire craindre qu'il ne fût arrivé un malheur trop affreux pour qu'il eût le courage d'y réfléchir! La ferveur de toutes les prières qu'il avait jamais faites n'était rien en comparaison des voeux suppliants qu'il adressait au ciel pour obtenir la vie et la santé de l'aimable jeune fille prête à s'abîmer dans la mort.

L'attente, la cruelle et terrible attente où nous sommes, quand, immobiles près d'un lit, nous voyons la vie d'une personne que nous aimons tendrement, compromise et prête à s'éteindre; les désolantes pensées qui assiègent alors notre esprit, qui font battre violemment notre coeur, et arrêtent notre respiration, tant elles évoquent devant nous de terribles images; le désir fiévreux de faire quelque chose pour soulager des souffrances, pour écarter un danger contre lequel tous nos efforts sont impuissants; l'abattement, la prostration que produit en nous le triste sentiment de cette impuissance: il n'y a pas de pareilles tortures! Et quelles réflexions ou quels efforts peuvent les alléger dans ces moments de fièvre et de désespoir?

Le jour parut, et tout dans le petit cottage était triste et silencieux: on se parlait à voix basse; des visages inquiets se montraient à la porte de temps à autre, et femmes et enfants s'éloignaient tout en pleurs. Pendant cette mortelle journée et encore après la chute du jour, Olivier arpenta lentement le jardin en long et en large, levant les yeux à chaque instant vers la chambre de la malade, et frissonnant à la pensée de voir disparaître la lumière qui éclairait la fenêtre, si la mort s'abattait sur cette maison. À une heure avancée de la nuit, arriva M. Losberne. «C'est cruel, dit le bon docteur; si jeune, si tendrement aimée… mais il y a bien peu d'espoir.»

Le lendemain matin, le soleil se leva radieux, aussi radieux que s'il n'éclairait ni malheurs ni souffrances; et, tandis qu'autour d'elle la verdure et les fleurs brillaient de tout leur éclat, que tout respirait la vie, la santé, la joie, la bonheur, la belle jeune fille dépérissait rapidement. Olivier se traîna jusqu'au vieux cimetière, et, s'asseyant sur un des tertres verdoyants, il pleura sur elle en silence.

La nature était si belle et si paisible; le paysage doré par le soleil avait tant d'éclat et de charme; il y avait dans le chant des oiseaux une harmonie si joyeuse tant de liberté dans le vol rapide du ramier; partout enfin tant de vie et de gaieté, que, lorsque l'enfant leva ses yeux rouges de larmes et regarda autour de lui, il lui vint instinctivement la pensée que ce n'était pas là un temps pour mourir; que Rose ne mourrait certainement pas, quand tout dans la nature était si gai et si riant; que le tombeau convenait à l'hiver et à ses frimes, non à l'été et à ses parfums. Il était presque tenté de croire que le linceul n'enveloppait que les gens vieux et infirmes, et ne cachait jamais sous ses plis funèbres la beauté jeune et gracieuse.

Un tintement de la cloche de l'église l'interrompit tristement dans ses naïves réflexions; puis, un autre tintement: c'était le glas des funérailles. Une troupe d'humbles villageois franchit la porte du cimetière; ils portaient des rubans blancs, car la morte était une jeune fille; ils se découvrirent près d'une fosse, et parmi ceux qui pleuraient il y avait une mère… une mère qui ne l'était plus! Et pourtant le soleil brillait radieux, et les oiseaux continuaient de chanter.

Olivier revint à la maison en songeant à toutes les bontés que la jeune malade avait eues pour lui, et en faisant des voeux pour avoir encore l'occasion de lui montrer, à maintes reprises, combien il avait pour elle d'attachement et de reconnaissance. Il n'avait rien à se reprocher en fait de négligence ou d'oubli à son égard, car il s'était dévoué à son service; et pourtant mille petites circonstances lui revenaient à l'esprit, dans lesquelles il se figurait qu'il aurait pu montrer plus de zèle et d'empressement, et il regrettait de ne l'avoir pas fait. Nous devrions toujours veiller sur notre conduite à l'égard de ceux qui nous entourent: car chaque mort rappelle à ceux qui survivent qu'ils ont omis tant de choses et fait si peu, qu'ils ont commis tant d'oublis, tant de négligences, que ce souvenir est un des plus amers qui puissent nous poursuivre. Il n'y a pas de remords plus poignant que celui qui est inutile; et, si nous voulons éviter ses atteintes, souvenons-nous de faire le bien quand il en est temps encore.

Quand il rentra à la maison, Mme Maylie était assise dans le petit salon. Olivier frémit en la voyant là, car elle n'avait pas quitté un instant le chevet de sa nièce, et il tremblait en se demandant quel changement avait pu l'en éloigner. Il apprit que Rose était plongée dans un profond sommeil dont elle ne se réveillerait que pour se rétablir et vivre, ou pour leur dire un dernier adieu et mourir.

Il s'assit, l'oreille aux aguets, et n'osant pas ouvrir la bouche, pendant plusieurs heures; on servit le dîner, auquel ni Mme Maylie ni lui ne touchèrent; d'un oeil distrait et qui montrait que leur pensée était ailleurs, ils suivaient le soleil qui s'abaissait peu à peu à l'horizon, et qui finit par projeter sur le ciel et sur la terre ces teintes éclatantes qui annoncent son coucher; leur oreille attentive au moindre bruit reconnut le pas d'une personne qui s'approchait, et ils s'élancèrent tous deux instinctivement vers la porte, quand M. Losberne entra.

«Quelles nouvelles? dit la vieille dame. Parlez vite! Je ne puis vivre dans ses transes. Tout plutôt que l'incertitude! oh! parlez, au nom du ciel!

- Calmez-vous, dit le docteur en la soutenant dans ses bras; soyez calme, chère madame, je vous en prie.

- Laissez-moi y aller, au nom du ciel! dit Mme Maylie d'une voix mourante; ma chère enfant! elle est morte! elle est perdue!

- Non! dit vivement le docteur; Dieu est bon et miséricordieux, et elle vivra pour faire encore votre bonheur.»

Mme Maylie tomba à genoux et essaya de joindre les mains; mais l'énergie qui l'avait soutenue si longtemps remonta au ciel avec sa première action de grâces, et elle tomba évanouie dans les bras amis tendus pour la recevoir.

CHAPITRE XXXIV. Détails préliminaires sur un jeune personnage qui va paraître sur la scène.- Aventure d'Olivier.

C'était trop de bonheur en un instant. Olivier resta stupéfait, saisi, à cette nouvelle inattendue; il ne pouvait ni parler ni pleurer; il était à peine en état de comprendre ce qui venait de se passer; il se promena longtemps à l'air pur du soir. Enfin il put fondre en larmes, se rendre compte de l'heureux changement qui s'était produit, et sentir qu'il était délivré désormais de l'insupportable angoisse dont le poids écrasait son coeur.

Il était presque nuit close quand il reprit le chemin de la maison, chargé de fleurs qu'il avait cueillies avec un soin particulier pour parer la chambre de la malade. Comme il arpentait la route d'un pas léger, il entendit derrière lui le bruit d'une voiture qui s'approchait rapidement: il se retourna et vit une chaise de poste lancée à toute vitesse; comme les chevaux étaient au galop et que le chemin était étroit, il se rangea contre une porte pour les laisser passer.

Quelque vite que la chaise de poste passât devant lui; Olivier entrevit un individu en bonnet de coton dont la figure ne lui sembla pas inconnue, mais qu'il n'eut pas le temps de reconnaître. Un instant après, le bonnet de coton se pencha à la portière, et une voix de stentor cria au postillon de s'arrêter, ce qu'il fit dès qu'il put retenir ses chevaux, et la même voix appela Olivier par son nom.

«Ici! cria la voix: maître Olivier, quelles nouvelles? miss
Rose… maître Olivier.

- Est-ce vous, Giles?» s'écria Olivier en courant rejoindre la chaise de poste.

Giles exhiba de nouveau son bonnet de coton, et il allait répondre quand il fut brusquement tiré en arrière par un jeune homme qui occupait l'autre coin de la chaise et qui demanda vivement quelles étaient les nouvelles.

«En un mot, dit-il, mieux ou plus mal!

- Mieux… beaucoup mieux, s'empressa de répondre Olivier.

- Le ciel soit loué! s'écria le jeune homme. Vous en êtes sûr?

- Tout à fait, monsieur, répondit Olivier. Le mieux s'est déclaré il y a quelques heures à peine, et M. Losberne dit que tout danger est passé.»

Le jeune homme n'ajouta pas un mot, ouvrit la portière, sauta hors de la voiture et, saisissant Olivier par le bras, l'attira près de lui.

«C'est tout à fait certain? il n'y a pas d'erreur possible de ta part, mon garçon, n'est-ce pas? demanda-t-il d'une voix tremblante. Ne me trompe pas en me donnant une espérance qui ne se réaliserait pas.

- Je ne le ferais pas pour tout au monde, monsieur, répondit Olivier; vous pouvez m'en croire: M. Losberne a dit en propres termes qu'elle vivrait encore bien des années pour notre bonheur à tous; je l'ai entendu de mes oreilles.»

Des larmes roulaient dans les yeux d'Olivier en rappelant la scène qui avait causé tant de bonheur; le jeune homme détourna la tête et garda quelques instants le silence.

Plus d'une fois, Olivier crut l'entendre sangloter; mais il craignit de l'importuner par de nouvelles paroles (car il devinait bien ce qu'il éprouvait), et il garda le silence en feignant de s'occuper de son bouquet.

Pendant ce temps, M. Giles, toujours avec son bonnet de coton, s'était mis sur le marchepied de la voiture, les coudes sur les genoux, et s'essuyait les yeux avec un mouchoir de coton bleu à pois blancs. L'émotion de ce digne serviteur n'était pas feinte, à en juger d'après la rougeur de ses yeux quand il regarda le jeune homme, qui s'était tourné vers lui pour lui parler.

«Je crois, Giles, qu'il vaut mieux que vous restiez dans la chaise de poste jusque chez ma mère, dit-il; moi, je préfère marcher un peu et me remettre avant de la voir. Vous direz que j'arrive.

- Je vous demande pardon, monsieur Henry, dit Giles en s'époussetant avec son mouchoir; mais, si vous vouliez charger le postillon de la commission, je vous en serais très obligé. Il ne serait pas convenable que les servantes me vissent en cet état: je n'aurais plus à l'avenir aucune autorité sur elles.

- Bien, dit Henry Maylie en souriant. Faites comme vous voudrez. Laissez-le aller devant, si vous aimez mieux venir à pied avec nous. Seulement, quittez ce bonnet de coton, ou on nous prendrait pour une mascarade.»

M. Giles se souvint de son étrange tenue, ôta son bonnet de coton, le mit dans sa poche et se coiffa d'un chapeau qu'il prit dans la voiture. Cela fait, le postillon partit en avant, et Giles, M. Maylie et Olivier, suivirent à pied, sans se presser.

Tout en marchant, Olivier jetait de temps à autre un regard curieux sur le nouveau venu. Il semblait avoir environ vingt-cinq ans et était de moyenne taille; sa physionomie était belle et ouverte, et sa tenue singulièrement aisée et prévenante. Malgré la différence qui sépare la jeunesse de l'âge mûr, il ressemblait d'une manière si frappante à la vieille dame, qu'Olivier n'aurait pas eu de peine à deviner leur parenté, quand même le jeune homme n'aurait pas déjà parlé d'elle comme de sa mère.

Mme Maylie était impatiente de voir son fils quand il arriva au cottage, et l'entrevue n'eut pas lieu sans grande émotion de part et d'autre.

«Oh! ma mère! dit tout bas le jeune homme. Pourquoi ne m'avoir pas écrit plus tôt?

- J'ai écrit, répondit Mme Maylie; mais, réflexion faite, j'ai pris le parti de ne pas faire partir la lettre avant de connaître l'opinion de M. Losberne.

- Mais, dit le jeune homme, pourquoi s'exposer à une telle alternative? Si Rose était… Je ne puis achever la phrase. Si cette maladie s'était terminée autrement, auriez-vous jamais pu vous pardonner ce retard, et moi, aurais-je jamais eu un instant de bonheur?

- Si un tel malheur était arrivé, Henry, dit Mme Maylie, je crois que votre bonheur aurait été détruit peut-être, et que votre arrivée ici un jour plus tôt ou un jour plus tard aurait été de bien peu d'importance.

- Pourquoi ce peut-être, ma mère? reprit le jeune homme; pourquoi ne pas dire franchement que cela est vrai? car c'est la vérité, vous le savez, ma mère; vous ne pouvez pas l'ignorer.

- Je sais qu'elle mérite bien l'amour le plus vif et le plus pur que puisse offrir le coeur d'un homme, dit Mme Maylie; je sais que sa nature affectueuse et dévouée réclame en retour une affection peu ordinaire, une affection profonde et durable: si je n'avais cette conviction, si je ne savais de plus que l'inconstance de quelqu'un qu'elle aimerait lui briserait le coeur, je ne trouverais pas ma tâche si difficile à accomplir, et il n'y aurait plus tant de lutte dans mon âme pour suivre, dans ma conduite, ce qui me semble la ligne rigoureuse du devoir.

- Vous me jugez mal, ma mère, dit Henry. Me croyez-vous assez enfant pour ne pas me connaître moi-même, et pour me tromper sur les mouvements de mon coeur?

- Je crois, mon cher enfant, répondit Mme Maylie en lui mettant la main sur l'épaule, que la jeunesse éprouve des mouvements généreux qui ne durent pas, et qu'il n'est pas rare de voir des jeunes gens dont l'ardeur ne résiste pas à la possession de ce qu'ils avaient le plus désiré. Et surtout je crois, ajouta-t-elle en regardant son fils, que si un jeune homme enthousiaste, ardent et ambitieux, épouse une femme dont le nom porte une tache, non par la faute de cette femme, mais enfin une tache que le vulgaire grossier peut reprocher au père comme à ses enfants, et qu'il lui reprochera d'autant plus qu'il aura plus de succès dans le monde, pour s'en venger par des ricanements injurieux, je crois qu'il peut arriver que cet homme, quelque bon et généreux qu'il soit naturellement, se repente un jour des liens qu'il aura formés dans sa jeunesse, et que sa femme ait le chagrin, le supplice de s'apercevoir qu'il s'en repent.

- Ma mère, dit le jeune homme avec impatience, cet homme-là ne serait qu'un égoïste brutal, indigne du nom d'homme, indigne surtout de la femme dont vous parlez.

- Vous pensez comme cela maintenant, Henry, répondit sa mère.

- Et je penserai toujours de même. Les tortures que j'ai éprouvées pendant ces deux derniers jours m'arrachent l'aveu sincère d'une passion qui, vous le savez bien, n'est pas née d'hier et n'a pas été conçue légèrement; Rose, cette douce et charmante fille, possède mon coeur aussi complètement que jamais femme ait possédé le coeur d'un homme. Je n'ai pas une pensée, pas un projet, pas une espérance dont elle ne soit le but; si vous vous opposez à mes voeux, autant prendre mon bonheur à deux mains pour le déchirer en morceaux et le jeter au vent … Ayez meilleure opinion de moi, ma mère, et ne regardez pas avec indifférence la félicité de votre fils, dont vous semblez tenir si peu de compte.

- Henry, dit Mme Maylie, c'est parce que je sais ce que valent les coeurs ardents et dévoués, que je voudrais leur épargner toute blessure; mais nous avons assez et peut-être trop causé de tout cela pour l'instant.

- Que Rose elle-même décide de tout, interrompit Henry; vous ne pousserez pas l'amour de votre opinion jusqu'à me susciter des obstacles près d'elle?

- Non, dit Mme Maylie; mais je désire que vous réfléchissiez.

- C'est tout réfléchi, répondit-il vivement. Voilà bien des années, ma mère, que je n'ai pas fait autre chose, depuis que je suis capable de réfléchir sérieusement. Mes sentiments sont inébranlables et le seront toujours; pourquoi en différer l'aveu par des retards dont je souffre et qui ne peuvent servir de rien? Non! avant mon départ il faudra que Rose m'entende.

- Elle vous entendra, dit Mme Maylie.

- Il y a, dans le ton dont vous me dites cela, ma mère, quelque chose qui semblerait faire croire qu'elle m'écoutera froidement, dit le jeune homme d'un air inquiet.

- Non pas froidement, reprit la vieille dame; loin de là.

- Comment! s'écria le jeune homme; aurait-elle une autre inclination?

- Non certes, dit la mère; car vous avez déjà, ou je me trompe fort, une trop grande part dans son affection. Voici ce que je voulais dire, reprit la vieille dame en arrêtant son fils qui allait parler: avant de vous attacher tout entier à cette idée; avant de vous laisser aller à un espoir sans réserve, réfléchissez quelques instants, mon cher enfant, à l'honneur de Rose, et jugez quelle influence la connaissance de sa naissance mystérieuse peut exercer sur sa décision, nous étant dévouée, comme elle l'est, de toute l'ardeur de son noble coeur, et avec cet esprit d'abnégation complet qui a toujours été, dans les circonstances petites ou grandes, le fond même de son caractère.

- Que voulez-vous dire par là?

- Je vous laisse le soin de le deviner, répondit Mme Maylie. Il faut que j'aille retrouver Rose. Que Dieu vous protège!

- Je vous reverrai ce soir, dit vivement le jeune homme.

- Par instants, dit la dame; quand je pourrai quitter Rose.

- Vous lui direz que je suis ici? dit Henry.

- Sans doute, répondit Mme Maylie.

- Et vous lui direz toutes mes angoisses, tout ce que j'ai souffert, et combien je désire ardemment de la voir… Vous ne me refuserez pas cela, ma mère?

- Non, dit la vieille dame; elle le saura.» Et, serrant affectueusement la main de son fils, elle sortit promptement.

M. Losberne et Olivier étaient restés à l'autre bout de la chambre pendant cette rapide conversation. Le docteur tendit la main à Henry Maylie et ils échangèrent de cordiales salutations; puis, pour répondre aux questions multipliées de son jeune ami, M. Losberne entra dans des détails précis sur la situation de la malade, et confirma les bonnes nouvelles déjà données par Olivier, ce que M. Giles, tout en feignant de s'occuper des bagages, écoutait de toutes ses oreilles.

«Avez-vous encore eu quelque beau coup de fusil, Giles? demanda le docteur quand il eut fini.

- Non, monsieur, répondit Giles en rougissant jusqu'au blanc des yeux; rien d'extraordinaire.

- Vous n'avez pas mis la main sur quelques voleurs ni constaté l'identité de quelques brigands? dit malicieusement le docteur.

- Non, monsieur, répondit très gravement M. Giles.

- Tant pis, dit le docteur; car vous vous en acquittez à merveille. Comment va Brittles?

- Le petit va très bien, monsieur, dit M. Giles en reprenant son ton habituel de protection pour son subordonné, et il vous fait ses respectueux compliments.

- Bon dit le docteur; votre présence me fait souvenir, monsieur Giles, que, la veille du jour où j'ai été appelé ici si brusquement, je me suis acquitté, sur la demande de votre bonne maîtresse, d'une petite commission qui ne vous fera pas de peine. Venez que je vous dise deux mots.»

M. Giles suivit le docteur au bout de la chambre d'un air important, mais un peu étonné, et eut l'honneur d'un court entretien à voix basse avec lui; après quoi, il fit saluts sur saluts, et se retira d'un pas encore plus majestueux que d'ordinaire. Le sujet de cet entretien ne fut pas divulgué au salon, mais à la cuisine on en fut instruit sur l'heure; M. Giles y alla tout droit, se fit servir de l'ale et annonça, d'un air superbe et majestueux, que sa maîtresse avait daigné, en considération de sa vaillante conduite lors de la tentative d'effraction, déposer à la caisse d'épargne la somme de vingt-cinq livres sterling à son profit. Les deux servantes levèrent les yeux et les mains au ciel, en disant que M. Giles n'allait pas manquer maintenant de faire le fier; à quoi M. Giles répondit en tirant son jabot: «Mais non, mais non, bien au contraire; si vous remarquiez que je fusse le moins du monde hautain avec mes inférieurs, je vous serai obligé de m'en prévenir!» Il fit encore beaucoup d'observations non moins honorables pour ses sentiments d'humilité, et qui furent reçues également avec autant d'enthousiasme et d'applaudissement, car elles étaient après tout aussi originales et aussi intéressantes que toutes les observations communément relatées dans la vie des grands hommes.

Chez Mme Maylie, le reste de la soirée se passa joyeusement, car le docteur était en verve, et, quoique Henry fût d'abord soucieux et fatigué, il ne put résister à la bonne humeur du digne M. Losberne, qui se livra à mille saillies empruntées en partie aux souvenirs de sa longue pratique; il avait des mots si drôles qu'Olivier, qui ne s'était jamais vu à pareille fête, ne pouvait s'empêcher d'en rire de tout son coeur, à la grande satisfaction du docteur qui riait lui-même aux éclats, et la contagion de rire gagna même Henry Maylie. Ils passèrent donc la soirée aussi gaiement qu'il était possible dans la circonstance, et il était tard quand ils se séparèrent, joyeux et sans inquiétude, pour se livrer au repos dont ils avaient grand besoin, après les angoisses récentes et la cruelle incertitude auxquelles ils venaient d'être en proie.

Le lendemain matin, Olivier se leva le coeur léger et vaqua à ses occupations habituelles avec une satisfaction et un plaisir qu'il ne connaissait plus depuis plusieurs jours. Les oiseaux chantaient encore, perchés sur leur nid, et les plus jolies fleurs des champs qu'on pût voir, cueillies par ses mains empressées, composaient un nouveau bouquet dont l'éclat et le parfum devaient charmer Rose. La tristesse qui avait semblé s'attacher à chaque objet depuis plusieurs jours, tant que l'enfant avait été lui-même triste et inquiet, s'était dissipée comme par enchantement. Il lui semblait maintenant que la rosée brillait avec plus d'éclat sur les feuilles, que le vent les agitait avec une harmonie plus douce, que le ciel lui-même était plus bleu et plus pur: telle est l'influence qu'exercent les pensées qui nous occupent sur l'aspect du monde extérieur; les hommes qui, en contemplant la nature et leurs semblables, s'écrient que tout n'est que ténèbres et tristesse, n'ont pas tout à fait tort; mais ce sombre coloris dont ils revêtent les objets n'est que le reflet de leurs yeux et de leurs coeurs également faussés par la jaunisse qui altère leurs couleurs naturelles: les véritables nuances sont délicates et veulent être vues d'un oeil plus sain et plus net.

Il faut remarquer, et Olivier n'y manqua pas, que ses promenades matinales ne furent plus solitaires. Henry Maylie, du premier jour où il vit Olivier rentrer avec son gros bouquet, se prit d'une telle passion pour les fleurs et les disposa avec tant de goût, qu'il laissa loin derrière lui son jeune compagnon. Mais si, à cet égard, Olivier ne méritait que le second rang, c'était lui à son tour qui savait le mieux où les trouver, et chaque matin ils couraient les champs tous deux et rapportaient les plus belles fleurs. La fenêtre de la chambre de la jeune malade était maintenant ouverte, car elle aimait à sentir l'air pur de l'été, dont les bouffées rafraîchissantes ranimaient ses forces, et, sur le rebord de la fenêtre, il y avait toujours, dans un petit vase plein d'eau, un bouquet particulier dont les fleurs étaient soigneusement renouvelées chaque matin. Olivier ne put s'empêcher d'observer qu'on ne jetait jamais les fleurs fanées, après qu'elles étaient exactement remplacées par des fleurs plus fraîches, et que, chaque fois que le docteur entrait dans le jardin, il dirigeait invariablement ses yeux sur le vase de fleurs et secouait la tête d'un air expressif avant de commencer sa promenade du matin. Au milieu de ces observations, le temps allait son train et Rose revenait rapidement à la santé.

Olivier ne trouvait pas le temps long, bien que la jeune demoiselle ne quittât pas encore la chambre et qu'il n'y eût plus de promenades du soir, sauf quelques courtes excursions de temps à autre avec M. Maylie; il profitait avec un redoublement de zèle des leçons du bon vieillard qui l'instruisait, et il travaillait si bien qu'il était lui-même surpris de la promptitude de ses progrès. Ce fut au milieu de ces occupations qu'il fut terrifié par un incident imprévu.

La petite chambre où il avait l'habitude de se tenir pour étudier donnait sur le parterre, derrière la maison. C'était bien une chambre de cottage, avec une fenêtre à volets, autour de laquelle grimpaient des touffes de jasmin et de chèvrefeuille d'où s'exhalaient les plus suaves parfums; elle donnait sur un jardin qui communiquait lui-même par un échalier avec un petit clos.

Au delà on apercevait une belle prairie, puis un bois; il n'y avait pas d'autre habitation de ce côté, et la vue s'étendait au loin.

Par une belle soirée, au moment où les premières ombres du crépuscule descendaient sur la terre, Olivier était assis à cette fenêtre, et plongé dans l'étude; il était resté quelque temps penché sur son livre, et, comme la journée avait été très chaude, on ne sera pas étonné d'apprendre que peu à peu il s'était assoupi.

Il y a un certain sommeil qui s'empare quelquefois de nous à la dérobée, et durant lequel, bien que notre corps soit inerte, notre âme ne perd pas le sentiment des objets qui nous environnent, et conserve la faculté de voyager où il lui plaît. Si l'on doit donner le nom de sommeil à cette pesanteur accablante, à cette prostration des forces, à cette incapacité où nous sommes de commander à nos pensées ou à nos mouvements, c'est bien un sommeil aussi, sans doute; cependant nous avons conscience alors de ce qui se passe autour de nous, et, même quand nous rêvons, des paroles réellement prononcées, des bruits réels qui se font entendre autour de nous, viennent se mêler à nos visions avec un à-propos étonnant, et le réel et l'imagination se confondent si bien ensemble qu'il nous est presque impossible ensuite de faire la part de l'un et de l'autre. Ce n'est même pas là le phénomène le plus frappant de cette torpeur momentanée. Il n'est pas douteux que, bien que les sens de la vue et du toucher soient alors paralysés, nos rêves et les scènes bizarres qui s'offrent à notre imagination subissent l'influence, l'influence matérielle de la présence silencieuse de quelque objet extérieur qui n'était pas à nos côtés au moment où nous avons fermé les yeux, et que nous étions loin de croire dans notre voisinage avant de nous endormir.

Olivier savait parfaitement qu'il était dans sa petite chambre, que ses livres étaient posés devant lui sur la table, et que le vent du soir soufflait doucement au milieu des plantes grimpantes autour de sa fenêtre; et pourtant il était assoupi. Tout à coup la scène change, il croit respirer une atmosphère lourde et violée; il se sent avec terreur enfermé de nouveau dans la maison du juif; il voit l'affreux vieillard accroupi à sa place habituelle, le montrant du doigt, et causant à voix basse avec un autre individu, assis à ses côtés, et qui tourne le dos à l'enfant.

Il croit entendre le juif dire ces mots: «Chut! mon ami; c'est bien lui, il n'y a pas de doute, allons nous-en.

- Lui! répondait l'autre; est-ce que je pourrais m'y méprendre? Mille diables auraient beau prendre sa figure, s'il était au milieu d'eux, il y a quelque chose qui me le ferait reconnaître à l'instant; il serait enterré à cinquante pieds sous terre, sans aucun signe sur sa tombe, que je saurais bien dire que c'est lui qui est enterré là. N'ayez pas peur.»

Les paroles de cet homme respiraient une si affreuse haine, que la crainte réveilla Olivier, qui se leva en sursaut.

Dieu! comme tout son sang reflua vers son coeur, et lui ôta la voix et la force de faire un mouvement!… Là, là, à la fenêtre, tout près de lui, si près qu'il aurait presque pu le toucher, était le juif explorant la chambre de son oeil de serpent, et fascinant l'enfant; et à côté de lui, pâle de rage ou de crainte, ou des deux à la fois, était l'individu aux traits menaçants qui l'avait accosté dans la cour de l'auberge.

Il ne les vit qu'un instant, rapide comme la pensée, comme l'éclair, et ils disparurent. Mais ils l'avaient reconnu. Et lui aussi il ne les avait que trop reconnus; leur physionomie était aussi profondément gravée dans sa mémoire, que si elle eût été sculptée dans le marbre, et mise sous ses yeux depuis sa naissance. Il resta un instant pétrifié; puis, sautant dans le jardin, il se mit à crier: «Au secours!» de toutes ses forces.

CHAPITRE XXXV. Résultat désagréable de l'aventure d'Olivier, et entretien intéressant de Henry Maylie avec Rose.

Quand les gens de la maison, attirés par les cris d'Olivier, furent accourus à l'endroit d'où ils partaient, ils le trouvèrent pâle et bouleversé, indiquant du doigt les prairies derrière la maison, et pouvant à peine articuler ces mots: «Le juif! le juif!»

M. Giles ne put se rendre compte de ce que ce cri signifiait; mais Henri Maylie, qui avait l'entendement un peu plus prompt et qui avait appris de sa mère l'histoire d'Olivier, comprit tout de suite ce que cela voulait dire.

«Quelle direction a-t-il prise? demanda-t-il en s'armant d'un lourd bâton qu'il trouva dans un coin.

- Celle-là, répondit Olivier, en montrant du doigt le chemin que ces hommes avaient pris. Je viens de les perdre de vue à l'instant.

- Alors, ils sont dans le fossé! dit Henry; suivez-moi, et tenez- vous aussi près de moi que possible.»

Tout en parlant, il escalada la haie, et prit sa course avec tant de rapidité que les autres eurent beaucoup de peine à le suivre.

Giles le suivait de son mieux et Olivier aussi. Au bout d'une ou deux minutes, M. Losberne, qui rentrait après avoir fait un tour au dehors, escalada la haie derrière eux, et déployant plus d'agilité qu'on n'eût pu en soupçonner chez lui, se mit à courir dans la même direction, avec une vitesse assez remarquable, en criant à tue-tête pour demander ce qu'il y avait.

Ils prirent donc tous leur course, sans s'arrêter une seule fois pour reprendre haleine, jusqu'à ce que Henry, arrivé à un angle du champ indiqué par Olivier, se mit à fouiller soigneusement le fossé et la haie voisine; ce qui laissa le temps aux autres de le rejoindre et permit à Olivier de faire part à M. Losberne des circonstances qui avaient occasionné cette poursuite acharnée.

Les recherches furent vaines: ils ne trouvèrent même pas de récentes empreintes de pas. Ils étaient parvenus au sommet d'une petite colline d'où l'on dominait la plaine en tous sens, à trois ou quatre milles à la ronde; on apercevait le village sur la gauche dans un ravin; mais pour l'atteindre, en suivant la direction indiquée par Olivier, les fugitifs auraient eu à faire un trajet en plaine, qu'ils ne pouvaient avoir effectué en si peu de temps. Un bois épais bordait la prairie de l'autre côté, mais ils ne pouvaient pas s'y être mis à couvert pour la même raison.

«Il faut que vous l'ayez rêvé, Olivier! dit Henry Maylie en le prenant à part.

- Oh! certes non, monsieur, répondit Olivier en frissonnant au souvenir de la mine du vieux misérable; je l'ai trop bien vu pour en douter, je les ai vus tous deux comme je vous vois là.

- Qui était l'autre? demandèrent à la fois Henry et M. Losberne.

- Le même homme qui m'a abordé si brusquement à l'auberge, dit Olivier; nous avions les yeux fixés l'un sur l'autre, et je jurerais bien que c'était lui.

- Et ils ont pris ce chemin? demanda Henry; en êtes-vous certain?

- Comme je le suis qu'ils étaient à la fenêtre, répondit Olivier, en montrant du doigt la haie qui séparait le jardin de la prairie; le grand l'a franchie juste en cet endroit, et le juif a fait quelques pas à droite en courant et s'est glissé par cette ouverture.»

Les deux messieurs examinaient l'expression de franchise qui se peignait sur la figure d'Olivier tandis qu'il parlait ainsi; ils échangèrent un regard, et parurent satisfaits de la précision des détails qu'il leur donnait; il n'y avait pourtant nulle part la moindre trace des fugitifs. L'herbe était haute, elle n'était foulée nulle part, sauf aux endroits par où avait eu lieu la poursuite; le bord des fossés était argileux et détrempé, et nulle part on n'apercevait d'empreintes de pas ni le plus léger indice qui pût révéler qu'un pied humain eût foulé ce sol depuis plusieurs heures.

«Voilà qui est étrange! dit Henry.

- Étrange en vérité, répéta le docteur; Blathers et Duff en personne y perdraient leur latin.»

Malgré le résultat infructueux de leurs recherches, ils les continuèrent jusqu'à ce que la nuit rendît tout nouvel effort inutile, et, même alors, ils n'y renoncèrent qu'à regret. Giles avait été dépêché dans les divers cabarets du village, muni de tous les détails que put donner Olivier sur l'extérieur et la mise des deux étrangers.; le juif surtout était assez facile à reconnaître, en supposant qu'on le trouvât à boire ou à flâner quelque part; mais Giles revint sans fournir aucun renseignement qui pût dissiper ou éclaircir ce mystère.

Le lendemain, nouvelles recherches, nouvelles informations, mais sans plus de succès. Le surlendemain Olivier, et M. Maylie se rendirent au marché de la ville voisine, dans l'espoir de voir ou d'apprendre quelque chose relativement aux deux individus; cette démarche fut également infructueuse. Au bout de quelques jours on commença à oublier l'affaire, comme il arrive le plus souvent quand la curiosité, n'étant alimentée par aucun incident nouveau, vient à s'éteindre d'elle-même.

Pendant ce temps Rose se rétablissait rapidement; elle avait quitté la chambre; elle pouvait sortir, et, en partageant de nouveau la vie de la famille, elle avait ramené la joie dans tous les coeurs.

Mais, bien que cet heureux changement eût une influence visible sur le petit cercle qui l'entourait, bien que les conversations joyeuses et les rires se fissent de nouveau entendre dans le cottage, il y avait parfois une contrainte singulière chez quelques-uns de ses hôtes, chez Rose même, et qui ne put échapper à Olivier. Mme Maylie et son fils restaient souvent enfermés pendant des heures entières, et plus d'une fois on put s'apercevoir que Rose avait pleuré. Quand M. Losberne eut fixé le jour de son départ pour Chertsey, ces symptômes augmentèrent, et il devint évident qu'il se passait quelque chose qui troublait la tranquillité de la jeune demoiselle et de quelque autre encore.

Enfin, un matin que Rose était seule dans la salle à manger, Henry Maylie entra, et lui demanda, avec quelque hésitation, la permission de l'entretenir quelques instants.

«Rose, il suffira de deux ou trois mots, dit le jeune homme en approchant sa chaise de la sienne: ce que j'ai à vous dire, vous le savez déjà; les plus chères espérances de mon coeur ne vous sont pas inconnues, quoique vous ne me les ayez pas encore entendu exprimer.»

Rose était devenue très pâle en le voyant entrer, mais ce pouvait être l'effet de sa récente maladie. Elle se contenta de le saluer; puis, se penchant vers des fleurs qui se trouvaient à sa portée, alla attendre en silence qu'il continuât:

«Je crois… dit Henri, que… je devrais déjà être parti.

- Oui, répondit Rose; pardonnez-moi de vous parler ainsi, mais je voudrais que vous fussiez parti.

- J'ai été amené ici par la plus douloureuse, la plus affreuse de toutes les craintes, dit le jeune homme, la crainte de perdre l'être unique sur lequel j'ai concentré tous mes désirs, toutes mes espérances; vous étiez mourante, en suspens entre le ciel et la terre. Et nous savons que, lorsque la maladie s'attaque à des personnes jeunes, belles et bonnes, leur âme sans tache se tourne d'elle-même vers le brillant séjour de l'éternel repos; nous ne savons que trop que ce qu'il y a de plus beau et de meilleur ici- bas est souvent moissonné dans sa fleur.»

Des larmes roulaient dans les yeux de la charmante jeune fille en entendant ces paroles, et, quand l'une d'elles tomba sur la fleur sur laquelle elle était penchée, et brilla dans son calice qu'elle embellissait encore, il sembla qu'il y avait une parenté entre ces larmes, rosée d'un coeur jeune et pur, et les plus charmantes créations de la nature.

«Un ange, continua le jeune homme d'un ton passionné, une créature aussi belle et aussi céleste qu'un des anges du ciel, ballottée entre la vie et la mort; oh! qui pouvait espérer, quand ce monde lointain, sa vraie patrie, s'ouvrait déjà à ses yeux, qu'elle reviendrait partager les douleurs et les maux de celui-ci? Savoir, Rose, que vous alliez passer et disparaître, comme une ombre vaine, sans aucun espoir de vous conserver à ceux qui souffrent ici-bas; sentir que vous apparteniez à cette sphère éclatante vers laquelle tant d'êtres privilégiés ont pris dès l'enfance ou dès la jeunesse leur vol matinal, et pourtant prier le ciel, au milieu de ces pensées consolantes, de vous rendre à ceux qui vous aiment: ce sont là des tortures trop cruelles pour les forces humaines; voila ce que j'ai enduré nuit et jour, et avec la crainte inexprimable et le regret égoïste que vous ne vinssiez à mourir sans savoir au moins avec quelle adoration je vous aimais; il y avait là de quoi perdre la raison. Vous avez échappé à la mort, de jour en jour et presque d'heure en heure les forces vous sont revenues, et, ranimant le peu de vie qui vous restait encore, vous ont rendu la santé. Je vous ai vue passer de la mort à la vie; ne me dites pas que vous voudriez que je n'eusse pas été là, car cette épreuve m'a rendu meilleur.

- Ce n'est pas cela que je voulais dire, répondit Rose en pleurant; je voudrais seulement que maintenant vous fussiez parti, pour continuer à poursuivre un but grand et noble… un but digne de vous.

- Il n'y a pas de but plus digne de moi et plus digne de la nature la plus élevée qui existe, que de lutter pour mériter un coeur comme le votre, dit le jeune homme en lui prenant la main. Rose, ma chère Rose, il y a des années, bien des années que je vous aime, et que j'espère arriver à la réputation pour revenir tout fier près de vous et vous dire que je ne l'ai cherchée que pour la partager avec vous; je me demandais dans mes rêves comment je vous rappellerais à cet heureux moment, les mille gages d'attachement que je vous ai donnés dès l'enfance, et réclamerais ensuite votre main, comme pour exécuter nos conventions muettes dès longtemps arrêtées entre nous. Ce moment n'est pas arrivé; mais, sans avoir encore conquis de réputation, sans avoir réalisé les rêves ambitieux de ma jeunesse, je viens vous offrir le coeur qui vous appartient depuis si longtemps et mettre mon sort entre vos mains.

— Votre conduite a toujours été noble et généreuse, dit Rose, en maîtrisant l'émotion qui l'agitait, et comme vous êtes convaincu que je ne suis ni insensible ni ingrate, écoutez ma réponse.

— Il faut que je tâche de vous mériter, voilà votre réponse, n'est-ce-pas, ma chère Rose?

— Il faut que vous tâchiez, répondit Rose, de m'oublier, non pas comme votre amie depuis longtemps chèrement attachée à vous, Henry, cela me ferait trop cruellement souffrir; mais comme objet de votre amour. Voyez le monde, songez combien il renferme de coeurs que vous seriez aussi glorieux de conquérir. Changez seulement la nature de votre attachement, et je serai la plus sincère, la plus dévouée, la plus fidèle de vos amies.

Il y eut un instant de silence pendant lequel Rose, qui avait mis une main sur la figure, donna libre cours à ses larmes; Henry lui tenait toujours l'autre main.

«Et vos raisons, Rose, dit-il enfin à voix basse, vos raisons pour prendre un tel parti? Puis-je vous les demander?

— Vous avez le droit de les connaître, répondit Rose, vous ne pouvez rien dire qui ébranle ma résolution. C'est un devoir dont il faut que je m'acquitte, je le dois aux autres et à moi-même.

— À vous-même?

— Oui, Henry; Je me dois à moi-même, moi sans fortune et sans amis, avec une tache sur mon nom, de ne pas donner au monde lieu de croire que j'ai bassement profité de votre premier entraînement, pour entraver par mon mariage les hautes espérances de votre destinée. Je dois à vous et à vos parents de vous empêcher, dans l'élan de votre générosité, de vous créer cet obstacle à vos succès dans le monde.

- Si vos inclinations sont d'accord avec ce que vous appelez votre devoir… commença Henry.

- Elles ne le sont pas, répondit Rose en rougissant.

- Alors vous partagez mon amour? dit Henry. Dites-le moi seulement, Rose; un seul mot pour adoucir l'amertume de ce cruel désappointement.

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