Oliver Twist
Après avoir avalé deux ou trois verres de liqueur, M. Sikes eut la bonté de faire attention aux jeunes apprentis; et cette gracieuseté de sa part amena une conversation dans laquelle la cause et les circonstances de l'arrestation d'Olivier furent rapportées tout au long, avec les modifications et les embellissements que le Matois crut opportun d'y mêler.
«J'ai peur, dit le juif, qu'il ne parle et ne nous mette tous dans l'embarras.
- C'est assez probable, répondit Sikes avec un malicieux sourire.
Vous voilà dans de beaux draps, Fagin.
- Et j'ai peur, voyez-vous, ajouta le juif, sans faire attention à l'interruption, et en regardant son interlocuteur dans le blanc des yeux, j'ai peur que, si la danse commence pour nous, elle ne commence aussi pour d'autres; votre affaire pourrait bien être encore plus mauvaise que la mienne, mon cher.»
L'homme tressaillit et se tourna vers le juif d'un air menaçant; mais celui-ci s'enfonça la tête dans les épaules, et ses yeux errèrent au hasard sur le mur placé en face de lui.
Il y eut un long silence: chacun des membres de cette respectable association semblait absorbé par ses propres réflexions, sans excepter le chien, qui se léchait les babines d'un air sournois, et avait l'air de méditer une attaque contre les jambes de la première personne qu'il rencontrerait dans la rue.
«Il faudrait que quelqu'un s'informât de ce qui s'est passé au bureau de police,» dit M. Sikes, d'un ton beaucoup plus bas que celui qu'il avait pris depuis son arrivée.
Le juif fit un signe de tête d'assentiment.
«S'il n'a pas jasé, et s'il est sous clef, il n'y a rien à craindre jusqu'à ce qu'il soit relâché, dit M. Sikes, et alors on en aura soin. Il faut retrouver sa piste d'une façon ou d'une autre.»
Le juif fit un nouveau signe de tête approbatif.
Cette manière d'agir était évidemment la meilleure, mais malheureusement un grave obstacle s'opposait à ce qu'on l'adoptât; cet obstacle n'était autre que l'antipathie violente et profondément enracinée du Matois, de Charlot Bates, de Fagin et de M. Guillaume Sikes pour le bureau de police, et la répulsion qu'ils éprouvaient à aller rôder aux alentours sous n'importe quel motif.
Il serait difficile de dire combien de temps ils restèrent sans parler, à se regarder les uns les autres, dans un état d'indécision qui n'avait rien d'agréable; au reste, il serait superflu de faire aucune supposition à cet égard: car l'arrivée soudaine des deux jeunes femmes qu'Olivier avait vues précédemment fit reprendre le cours de la conversation.
«Voilà bien l'affaire! dit le juif. Betty ira: n'est-ce pas, ma chère?
- Où? demanda la jeune dame.
- Rien qu'au bureau de police, ma chère Betty, dit le juif d'une voix caressante.
Il faut rendre à la jeune dame cette justice qu'elle ne refusa pas positivement d'y aller, mais qu'elle se borna à déclarer nettement qu'elle aimerait mieux aller au diable; manière polie et délicate d'éluder la demande, et qui atteste chez la jeune dame ce sentiment exquis des convenances qui nous fait éviter de contrarier notre prochain par un refus direct et formel.
La figure du juif s'assombrit; il ne s'adressa plus à Betty, qui avait une toilette éclatante, pour ne pas dire splendide, une robe rouge, des bottines vertes et des papillotes jaunes, mais à sa compagne.
«Et vous, Nancy? dit-il d'un air engageant; qu'en dites-vous, ma chère?
- Que ça ne prend pas avec moi, répondit-elle; ainsi, Fagin, inutile d'insister.
- Qu'est-ce que ça veut dire? fit M. Sikes en la regardant d'un air sombre.
- C'est comme je le dis, Guillaume, répondit tranquillement la dame.
- Bah! tu es justement la personne qui convient, reprit Sikes; personne ne te connaît dans le quartier.
- Et comme je ne me soucie pas qu'on m'y connaisse, répondit Nancy avec le même calme, je refuse net, Guillaume.
— Elle ira, Fagin, dit Sikes.
- Non, Fagin, elle n'ira pas, s'écria Nancy.
- Si fait, Fagin, elle ira,» répéta Sikes.
M. Sikes avait raison. À force de menaces, de promesses, de cajoleries, on obtint enfin de Nancy qu'elle se chargerait de la commission. Du reste, elle n'était pas retenue par les mêmes considérations que son aimable compagne: car ayant quitté depuis peu le faubourg éloigné mais élégant de Ratcliffe, pour venir habiter dans les environs de Field-Lane, elle n'avait pas à craindre, comme Betty, d'être rencontrée par quelqu'une de ses nombreuses connaissances.
En conséquence, après avoir noué autour de sa taille un tablier blanc, et relevé ses papillotes sous un chapeau de paille, articles de toilette tirés de l'inépuisable magasin du juif, Mlle Nancy se prépara à sortir pour s'acquitter de sa mission.
«Un instant, ma chère, dit le juif en lui présentant un petit panier couvert; tiens ça à la main; ça te donnera un air plus respectable.
- Donnez-lui aussi une grosse clef, Fagin, dit Sikes; ça aura l'air encore plus naturel.
- Oui, oui, vous avez raison, dit le juif en passant au doigt de la jeune femme un gros passe-partout; là, c'est parfait. C'est à merveille, ma chère, ajouta-t-il en se frottant les mains.
- Oh! mon frère mon pauvre cher petit frère! s'écria Nancy fondant en larmes, et tenant d'une main crispée son panier et sa clef comme une femme au désespoir, qu'est-il devenu? qu'en a-t'on fait? Oh! je vous en supplie, messieurs, ayez pitié de moi; dites-moi où est ce cher enfant, messieurs. Je vous en supplie, mes bons messieurs.»
Après avoir prononcé ces mots d'une voix lamentable et déchirant, à la grande réjouissance des assistants, Mlle Nancy se tut, cligna des yeux, salua la compagnie en souriant et disparut.
«Ah! voilà une fameuse fille, mes amis! dit le juif en s'adressant aux jeunes filous et en secouant gravement la tête, comme pour les inviter, par cette nouvelle admonition, à suivre l'illustre exemple qu'ils venaient d'avoir sous les yeux.
- Elle fait honneur à son sexe, dit M. Sikes en remplissant son verre et en frappant la table de son énorme poignet. À sa santé! et puissent les autres lui ressembler!»
Tandis qu'on se répandait ainsi en éloges sur Nancy, la perle des femmes, celle-ci se rendait au bureau de police, et elle y arrivait bientôt saine et sauve, non sans avoir éprouvé ce sentiment de timidité naturel à une jeune femme qui se trouve dans les rues seule et sans protection.
Elle entra par derrière, donna un petit coup de clef à la porte d'une des cellules, et prêta l'oreille. Elle n'entendit rien; alors elle toussa et se remit à écouter; comme on ne lui répondait pas davantage, elle se décida à parler. «Olivier! murmura-t-elle doucement; mon petit Olivier!
Il n'y avait dans la cellule qu'un misérable va-nu-pieds qui avait été arrêté pour avoir commis le crime de jouer de la flûte sans patente, et qui, une fois son attentat contre la société clairement prouvé, avait été bel et bien condamné par M. Fang à un mois d'emprisonnement dans une maison de correction; M. Fang avait ajouté cette remarque plaisante et pleine d'à-propos, que, puisqu'il avait de si bons poumons, il lui serait bien plus salutaire de les dépenser à tourner le moulin qu'à souffler dans une flûte. Le prisonnier, tout entier aux regrets que lui inspirait la perte de sa flûte, confisquée au profit de l'état, ne répondit pas à Nancy; elle passa à la cellule suivante et frappa à la porte.
«Qu'est-ce? demanda une voix faible, et tremblante.
- Y a-t-il là un petit garçon? dit Nancy d'un ton larmoyant.
- Non, répondit la voix; que Dieu l'en préserve!
Celui qui parlait ainsi était un vagabond de soixante-cinq ans, qu'on avait mis en prison pour n'avoir pas joué de la flûte, ou, en d'autres termes, pour avoir mendié dans la rue au lieu de faire quelque chose pour gagner sa vie. Dans la troisième cellule était un autre individu, condamné aussi à l'emprisonnement pour avoir vendu des casseroles sans permis, et pour avoir par conséquent cherché à gagner sa vie au détriment du timbre.
Comme aucun de ces criminels ne répondait au nom d'Olivier, ni ne pouvait en donner des nouvelles, Nancy alla droit à l'agent de police au gilet rayé dont nous avons déjà parlé, et, avec des sanglots et des lamentations dont elle augmentait l'effet en agitant sa clef et son panier, elle réclama son cher petit frère.
«Il n'est pas ici, ma chère, dit l'agent.
- Où est-il? s'écria Nancy d'un air égaré.
- Le monsieur l'a emmené, répondit l'agent.
- Quel monsieur? Oh! mon Dieu! mon Dieu! Quel monsieur?» cria
Nancy.
Pour répondre à ces questions incohérentes, l'agent informa la pauvre soeur éplorée qu'Olivier était tombé évanoui dans le bureau de police, qu'il avait été renvoyé de la plainte parce qu'un témoin avait prouvé que le vol avait été commis par un autre, et qu'il avait été emmené sans connaissance, par le plaignant, à la maison de ce dernier, qui devait être du côté de Pentonville; car ce nom avait été prononcé en donnant l'adresse au cocher.
La jeune femme, dans un état affreux d'anxiété, regagna la porte en chancelant. Puis tout à coup, prenant sa course, elle revint à la demeure du juif par le chemin le plus détourné.
M. Guillaume Sikes n'eut pas plutôt connu le résultat de la démarche de Nancy, qu'il appela vite son chien, mit son chapeau, et sortit précipitamment sans perdre son temps à dire adieu à la compagnie.
«Il faut que nous sachions où il est, mes amis; il faut le retrouver, dit le juif avec émotion; Charlot, tu vas aller partout à la découverte, jusqu'à ce que tu en rapportes des nouvelles. Nancy, ma chère, il faut qu'on me le trouve; je m'en rapporte à toi, à toi et au Matois, sur la marche à suivre. Attendez, attendez, ajouta-t-il en ouvrant un tiroir d'une main tremblante; voici de l'argent, mes amis. Je fermerai boutique ce soir; vous savez toujours bien où me trouver; ne restez pas ici une minute, pas un instant, mes amis!»
En parlant ainsi, il les conduisit jusque sur l'escalier puis, fermant soigneusement la porte à double tour et la barricadant derrière eux, il tira de sa cachette le coffret qu'il avait involontairement laissé voir à Olivier, et se mit avec précipitation à cacher sous ses vêtements les montres et les bijoux qu'il contenait.
Un coup à la porte le fit tressaillir au milieu de cette occupation:
«Qui est là? s'écria-t-il vivement et avec effroi.
- C'est moi! répondit le Matois à travers le trou de la serrure.
- Eh! bien! qu'y a-t-il? dit le juif avec impatience.
- Nancy demande s'il faut le conduire à l'autre logis, dit le
Matois à voix basse.
- Oui, répondit le juif; n'importe où on le trouvera. Trouvez-le, trouvez-le, voilà l'important. Je saurai bien ensuite ce que j'aurai à faire, n'ayez pas peur.»
Le Matois marmotta quelques mots, et descendit l'escalier quatre à quatre pour rejoindre ses compagnons.
«Jusqu'ici il n'a pas jasé, se dit le juif en reprenant sa besogne. S'il a l'intention de nous livrer chez ses nouveaux amis, il est encore temps de lui couper le sifflet.»
CHAPITRE XIV. Détails sur le séjour d'Olivier chez M. Brownlow, - Prédiction remarquable d'un certain M. Grimwig sur le petit garçon, quand il partit en commission.
Olivier revint bientôt de l'évanouissement que lui avait causé la brusque exclamation de M. Brownlow: celui-ci et Mme Bedwin évitèrent soigneusement de reparler du tableau, et la conversation ne roula ni sur l'histoire, ni sur l'avenir d'Olivier, mais seulement sur des sujets propres à le distraire sans l'impressionner. Il était encore trop faible pour se lever pour le déjeuner; mais quand il descendit le lendemain dans la chambre de la femme de charge, son premier mouvement fut de jeter un regard avide sur la muraille, dans l'espoir de revoir la figure de la belle dame; son attente fut trompée: le portrait avait disparu.
«Ah! vous voyez, dit la femme de charge en remarquant le coup d'oeil d'Olivier, il n'est plus là.
- Je le vois, madame, répondit Olivier en soupirant. Pourquoi l'a- t-on enlevé?
- On l'a décroché, mon enfant, reprit la vieille dame, parce que M. Brownlow a dit que la vue de ce portrait paraissait vous faire mal, et retarderait peut-être votre guérison.
- Oh! non, madame, elle ne me faisait pas mal, dit Olivier. Je l'aimais tant!
- Bah! bah! dit la vieille dame avec gaieté; dépêchez-vous de vous bien porter, mon ami, et on le remettra à sa place. Je vous le promets. Maintenant, parlons d'autre chose.»
Olivier ne put obtenir pour le moment d'autres détails sur le portrait en question, et la vieille dame avait été si bonne pour lui pendant sa maladie, qu'il tâcha de n'y plus penser; il écouta attentivement une foule d'histoires qu'elle lui conta sur une belle et bonne soeur qu'elle avait, laquelle avait épousé un beau et brave homme, avec lequel elle habitait la campagne; sur son fils, commis d'un négociant dans les Indes, lequel était aussi un brave jeune homme et lui écrivait quatre fois par an de si belles lettres, que les larmes lui venaient aux yeux rien que d'en parler. Quand elle se fut étendue longuement sur les perfections de ses enfants et sur les qualités de feu son excellent mari, qui était mort, le pauvre cher homme, juste depuis vingt-six ans, il fut temps de prendre le thé. Après le thé, elle se mit à montrer le cribbage[5] à Olivier, qui l'apprit du premier coup. Ils jouèrent avec le plus grand sérieux, jusqu'à ce qu'il fût temps pour le jeune convalescent de prendre un peu de vin chaud détrempé d'eau et une tranche de pain grillé avant de se mettre au lit.
Ce furent d'heureux jours que ceux de la convalescence d'Olivier; autour de lui, tout était si tranquille, si propre, si soigné, on avait pour lui tant de bonté et d'attention, qu'après la vie bruyante et agitée qu'il avait menée, il se trouvait dans un vrai paradis. Dès qu'il eut assez de force pour s'habiller, M. Brownlow lui donna des vêtements neufs, une casquette, des souliers. On dit à Olivier qu'il pouvait disposer à sa fantaisie de ses vieux habits; il les donna à une servante qui avait eu pour lui beaucoup de bonté; en la priant de les vendre à quelque juif et de garder l'argent pour elle. Elle ne se le fit pas dire deux fois, et Olivier, en voyant de la fenêtre du salon le juif rouler ces vêtements, les mettre dans son sac et s'éloigner, éprouva un vif sentiment de joie en songeant qu'il ne les reverrait plus et qu'il n'avait plus à craindre de les remettre. C'étaient, il faut le dire, d'affreux haillons, et Olivier ne s'était jamais vu habillé de neuf.
Huit jours environ après l'incident du portrait, il était un soir en train de causer avec Mme Bedwin, quand M. Brownlow fit dire que, si Olivier Twist était assez bien portant, il désirait le voir dans son cabinet, pour causer un peu avec lui.
«Mon Dieu! lavez-vous les mains et laissez-moi arranger vos cheveux, dit Mme Bedwin; Seigneur! si j'avais su qu'il vous demanderait, je vous aurais mis un col blanc, je vous aurais fait beau comme un astre.»
Olivier obéit aussitôt à la vieille dame, et, bien qu'elle regrettât beaucoup de n'avoir pas seulement le temps de plisser la petite collerette d'Olivier, elle lui trouva la mine si charmante en le contemplant de la tête aux pieds, qu'elle alla jusqu'à dire qu'elle ne croyait pas qu'il eût pu gagner beaucoup à faire toilette.
Olivier alla frapper à la porte du cabinet, et, quand M. Brownlow lui eut dit d'entrer, il se trouva dans une petite pièce garnie de livres, dont la fenêtre donnait sur de jolis jardins. Près de la fenêtre était une table, devant laquelle M. Brownlow était assis, occupé à lire. En voyant Olivier, il posa son livre, et dit à l'enfant d'approcher et de s'asseoir près de la table. Olivier obéit, en s'étonnant qu'on pût trouver des gens pour lire tant de volumes, écrits, selon toute apparence, dans le but de rendre le monde plus savant; sujet d'étonnement continuel pour des gens plus expérimentés qu'Olivier Twist.
«Voilà bien des livres, n'est-ce pas, mon garçon? dit M. Brownlow, en observant la curiosité avec laquelle Olivier considérait les rayons qui garnissaient les murs du haut en bas.
- Oui, monsieur, en voilà beaucoup, répondit Olivier; je n'en ai jamais vu tant.
- Vous les lirez, dit le vieux monsieur avec bonté, et vous y trouverez plus de plaisir qu'à en regarder la reliure; pas toujours cependant, car il y a des livres dont la couverture fait tout le prix.
- Ce sont peut-être ces gros-là, monsieur, dit Olivier en montrant du doigt de forts in-quarto à reliure dorée.
- Pas toujours, dit le vieux monsieur en souriant et en donnant une petite tape à Olivier. Il y en a qui sont bien lourds, quoique d'un petit format. Aimeriez-vous à devenir savant et à écrire des livres, hein?
- Je crois, monsieur, que j'aimerais à en lire, répondit Olivier.
- Comment! fit M. Brownlow; vous n'aimeriez pas à être auteur?»
Olivier réfléchit un peu et finit par dire qu'il croyait qu'il valait beaucoup mieux être libraire. Le vieux monsieur rit de tout son coeur et déclara la réponse excellente; ce qui réjouit Olivier, bien qu'il ne se doutât pas lui-même qu'il eût eu tant d'esprit.
«Eh bien, n'ayez pas peur, dit M. Brownlow en reprenant son sérieux; nous ne ferons pas de vous un auteur tant qu'il y aura un honnête métier à vous apprendre, ne fût-ce que de gâcher du plâtre.
- Merci, monsieur, dit Olivier; et la vivacité de sa réponse fit encore rire le vieux monsieur, qui marmotta entre ses dents quelque chose sur la singularité de l'instinct; Olivier n'y fit pas grande attention, parce qu'il ne comprit pas.
«Maintenant, dit M. Brownlow en prenant un ton plus bienveillant peut-être que jamais, mais en même temps beaucoup plus sérieux; maintenant, mon enfant, je vous prie de faire attention à ce que je vais vous dire. Je vous parlerai sans détour, parce que je suis sûr que vous êtes aussi en état de me comprendre que pourraient le faire bien des personnes plus âgées.
- Oh! monsieur, je vous en conjure, ne me dites pas que vous allez me renvoyer! s'écria Olivier inquiet du ton sérieux que venait de prendre son protecteur; ne me mettez pas à la porte pour que j'aille encore courir les rues. Laissez-moi rester ici pour vous servir. Ne me renvoyez pas à l'affreux repaire d'où je sors. Ayez pitié d'un pauvre enfant, monsieur, je vous en prie.
- Mon cher enfant, dit M. Brownlow, ému de la chaleur avec laquelle Olivier implorait son appui, ne craignez pas que je vous abandonne, à moins que vous ne m'y forciez.
- Jamais, monsieur, jamais, interrompit Olivier.
- Je l'espère, reprit le vieux monsieur; je suis persuadé que vous ne m'y forcerez jamais. Quoique j'aie déjà éprouvé des déceptions de la part de gens auxquels j'ai voulu faire du bien, je suis pourtant très disposé à avoir confiance en vous, et je m'intéresse à vous plus que je ne puis dire. Les personnes qui ont possédé mes plus chères affections sont maintenant dans la tombe; mais, quoiqu'elles aient emporté avec elles le charme et le bonheur de ma vie, je n'ai pas fait de mon coeur un cercueil, et je ne l'ai pas fermé pour toujours aux plus douces émotions; une affliction profonde n'a fait au contraire que les rendre plus fortes; et cela devait être, car le malheur épure notre coeur.»
Le vieux monsieur, après avoir dit ces paroles à voix basse et comme s'il se parlait à lui-même, garda quelques instants le silence, tandis qu'Olivier, immobile sur sa chaise, osait à peine respirer.
«Si je vous parle ainsi, reprit enfin M. Brownlow d'un ton plus gai, c'est parce que votre coeur est jeune, et, sachant que j'ai éprouvé de violents chagrins, vous éviterez peut-être avec d'autant plus de soin de les renouveler. Vous dites que vous êtes orphelin, sans un ami au monde. Les renseignements que j'ai pu recueillir s'accordent avec votre dire. Racontez-moi votre histoire; dites-moi d'où vous venez, qui vous a élevé comment vous avez connu les gens avec lesquels je vous ai trouvé. Dites-moi seulement la vérité, et soyez certain que, tant que je vivrai, vous ne serez pas sans ami.»
Pendant quelques instants, les sanglots empêchèrent Olivier de parler; il allait raconter comment il avait été élevé à la ferme et conduit au dépôt de mendicité par M. Bumble, quand deux coups de marteau, frappés d'une main impatiente, retentirent à la porte de la rue. Un domestique entra et annonça M. Grimwig.
«Monte-t-il? demanda M. Brownlow.
- Oui, monsieur, répondit le domestique; il a demandé s'il y avait des muffins[6] à la maison, et, comme je lui ai dit que oui, il a répondu qu'il venait prendre le thé.»
M. Brownlow sourit, et, se tournant vers Olivier, il lui dit que M. Grimwig était un de ses vieux amis et qu'il ne fallait pas prendre garde à ses manières un peu brusques, car au fond c'était un digne homme.
«Faut-il que je descende, monsieur? demanda Olivier.
- Non, répondit M. Brownlow; je préfère que vous restiez ici.»
En ce moment entra un vieux monsieur, d'une belle corpulence, s'appuyant sur une grosse canne; il boitait d'une jambe, portait un habit bleu, un gilet rayé, un pantalon et des guêtres de nankin, et un chapeau à grands bords. De son gilet sortait un petit jabot plissé; une longue chaîne d'acier, à l'extrémité de laquelle il n'y avait qu'une clef, pendait négligemment de son gousset. Les deux bouts de sa cravate blanche étaient ramassés en un noeud de la grosseur d'une orange; quant à son maintien, il était si mobile qu'il est impossible de le décrire. Il avait en parlant une manière de tourner brusquement la tête de côté et de regarder du coin de l'oeil, qui rappelait à s'y méprendre la pose d'un perroquet. C'est dans cette attitude qu'il fit son entrée dans la chambre; et, tenant du bout des doigts un petit morceau de peau d'orange, il s'écria d'un ton de mauvaise humeur:
«Tenez! voyez un peu: n'est-ce pas étrange et prodigieux que je ne puisse pas entrer chez quelqu'un sans trouver sur l'escalier un de ces morceaux d'orange qui font la fortune des chirurgiens? C'est une peau d'orange qui m'a déjà rendu boiteux, et je suis sûr que c'est encore une peau d'orange qui causera ma mort. Oui, monsieur, je mourrai d'une peau d'orange; j'en mangerais ma tête, monsieur!»
C'était là l'expression favorite de M. Grimwig pour donner plus de poids à ses assertions; et ce qu'elle avait de bizarre dans sa bouche, c'est que, même en admettant que la science se perfectionne au point de permettre à un individu de manger sa tête si l'envie lui en prend, la tête de M. Grimwig était d'une dimension à faire désespérer de pouvoir l'avaler en une fois, sans compter qu'elle était poudrée à l'excès.
«Oui, monsieur, j'en mangerais ma tête, répéta M. Grimwig en frappant de sa canne le plancher. Tiens! qu'est-ce que c'est que ça? ajouta-t-il en apercevant Olivier, et en reculant de deux pas.
- C'est le jeune Olivier Twist, dont je vous ai parlé,» dit
M. Brownlow.
Olivier fit un salut.
«Ce n'est pas au moins le garçon qui a eu la fièvre, j'espère? dit M. Grimwig en reculant encore. Un instant! ajouta-t-il brusquement, oubliant, dans la joie de sa découverte, sa crainte de gagner la fièvre: je parie que c'est ce garçon qui a pelé une orange et qui a jeté la peau sur l'escalier. J'en mangerais ma tête et la sienne avec.
- Non, ce n'est pas lui, dit M. Brownlow en riant. Il n'a pas eu d'orange. Voyons, posez là votre chapeau et parlez à mon jeune ami.
- Cela me donne terriblement à penser, dit l'irascible vieillard en ôtant ses gants; il y a toujours plus ou moins de peau d'orange sur le pavé de notre rue, et j'ai la certitude que c'est le garçon du chirurgien du coin qui en met à dessein; pas plus tard qu'hier soir, un de ces morceaux a fait glisser une jeune femme, qui est tombée contre la grille de mon jardin. Dès qu'elle se releva, je la vis qui regardait l'infernale lanterne rouge qui éclaire l'enseigne du chirurgien! N'y allez pas! lui criai-je par la fenêtre; c'est un assassin! un dresseur d'embûches. J'en…»
Ici l'irritable vieillard donna un grand coup de canne sur le plancher; c'était un geste qui chez lui était l'équivalent de son expression favorite. Puis, sans quitter sa canne, il s'assit, et, ouvrant un lorgnon qu'il portait attaché à un large ruban noir, il se mit à considérer Olivier. Celui-ci, se voyant l'objet d'un examen en règle, rougit et salua de nouveau.
«C'est là le garçon en question? dit enfin M. Grimwig.
- Lui-même, répondit M. Brownlow en faisant à Olivier un signe de tête amical.
- Comment ça va-t-il, mon garçon? dit M. Grimwig.
- Merci, monsieur, beaucoup mieux,» répondit Olivier;
M. Brownlow, craignant probablement que son fantasque ami n'ajoutât quelque parole désagréable, dit à Olivier de descendre et d'aller prévenir Mme Bedwin de monter le thé. Olivier, qui n'était pas enchanté des manières du nouveau venu, fut heureux d'avoir une occasion de sortir.
«C'est un charmant garçon, n'est-ce pas? demanda M. Brownlow.
- Je ne sais pas, répondit M. Grimwig d'un ton bourru.
- Comment cela?
- Non, je ne sais pas; pour moi tous les enfants se ressemblent.
Je n'en connais que de deux sortes, les fluets et les joufflus.
- Et dans quelle catégorie placez-vous Olivier?
- Dans les fluets, j'ai un ami dont le fils est un gros joufflu; on appelle ça un bel enfant, avec une grosse tête ronde, des joues rouges et des yeux brillants. C'est horrible plutôt; on dirait toujours qu'il va faire craquer ses vêtements sur toutes les coutures; il a une voix de pilote et un appétit de loup; je le connais bien, le gredin!
- Allons, dit M. Brownlow, ce n'est pas là le type du jeune
Olivier Twist; ainsi ne vous mettez pas en colère.
- C'est vrai, répondit M. Grimwig, mais il n'en vaut peut-être pas mieux.»
M. Brownlow toussa d'un air impatienté, ce qui parut causer une vive satisfaction à M. Grimwig.
«Oui, répéta-t-il, il n'en vaut peut-être pas mieux. D'où vient- il? Qu'est-il? Il a eu la fièvre… eh bien! après? il n'y a pas que les honnêtes gens qui aient la fièvre, n'est-ce pas? Les filous ont aussi quelquefois la fièvre, hein? J'ai connu un individu qui fut pendu à la Jamaïque pour avoir assassiné son maître; il avait eu la fièvre plus de six fois: croyez-vous qu'on lui ait fait grâce à cause de ça? Bast! sottises que tout ça!»
Le fait est qu'au fond du coeur M. Grimwig était parfaitement disposé à admettre que la mine d'Olivier prévenait beaucoup en sa faveur; mais il avait au plus haut point la manie de contredire, et plus que jamais en ce moment, depuis qu'il avait trouvé une peau d'orange sur l'escalier. Résolu à ne se laisser influencer par personne pour juger si un enfant avait l'air intéressant ou non, il avait, dès l'entrée, pris le parti de contredire son ami. Quand M. Brownlow lui avoua qu'il ne pouvait répondre d'une manière satisfaisante à aucune de ses questions, parce qu'il avait remis à interroger Olivier sur son histoire jusqu'au moment où il serait assez bien rétabli pour supporter cet examen, M. Grimwig prit un air narquois et malin, et demanda avec ironie si la ménagère avait l'habitude de compter l'argenterie le soir, parce que, si un beau jour elle ne trouvait pas une ou deux cuillers de moins, il en mangerait plutôt sa… etc.
M. Brownlow, bien que d'un caractère très vif, supporta tout cela avec beaucoup de gaieté, car il connaissait à fond les bizarreries de son ami.
De son coté, M. Grimwig eut la complaisance de trouver les muffins excellents, et tout se passa doucement. Olivier, qui prenait le thé avec les deux amis, commença à se trouver plus à l'aise en présence du terrible vieux monsieur.
«Et à quand le récit complet, détaillé et véridique, de la vie et des aventures d'Olivier Twist?» demanda M. Grimwig à M. Brownlow après le thé.
En même temps il jetait sur Olivier un regard de côté.
«Demain matin, répondit M. Brownlow. je préfère que cela se passe dans le tête-à-tête. Vous viendrez dans mon cabinet demain matin à dix heures, mon ami.
- Oui, monsieur, dit Olivier.»
Il répondit avec un peu d'hésitation, parce qu'il était intimidé en voyant M. Grimwig le regarder fixement.
«Voulez-vous que je vous dise? dit tout bas celui-ci à M. Brownlow; il ne viendra pas demain matin, je l'ai vu hésiter; vous êtes floué, mon cher ami.
- Je jurerais bien que non, répondit M. Brownlow avec chaleur.
- Si vous ne l'êtes pas, dit M. Grimwig. J'en mangerais…»
Et il frappa de sa canne le plancher.
«Je jurerais sur ma vie que cet enfant est sincère, dit
M. Brownlow en donnant un coup sur la table.
- Et moi sur ma tête qu'il est un fripon, répliqua M. Grimwig en frappant aussi du poing sur la table.
- Nous verrons, dit M. Brownlow en réprimant un mouvement de colère.
- Oui, nous verrons, repartit M. Grimwig avec un sourire ironique, nous verrons bien.»
Le hasard voulut qu'en ce moment Mme Bedwin entrât, tenant un petit paquet de livres que M. Brownlow avait achetés le matin, à ce même libraire qui a déjà figuré dans cette histoire; elle le posa sur la table et se préparait à sortir du cabinet.
«Faites attendre le commis, madame Bedwin, dit M. Brownlow; il y a quelque chose à reporter.
- Il est déjà parti, monsieur, répondit Mme Bedwin.
- Rappelez-le, dit M. Brownlow; j'y tiens; ce libraire n'est pas riche et les livres ne sont pas payés. Il y en a d'ailleurs quelques-uns à reporter.»
On courut à la porte d'entrée; Olivier arpenta la rue dans un sens, la servante dans l'autre, et Mme Bedwin, restant sur le seuil, appela le commis de toute sa force; mais il était déjà bien loin, Olivier et la servante revinrent tout essoufflés sans avoir pu le rejoindre.
«Cela me contrarie beaucoup, dit M. Brownlow; je tenais extrêmement à ce que ces livres fussent rendus ce soir même.
- Renvoyez-les par Olivier, dit M. Grimwig d'un ton moqueur; il les remettra consciencieusement, à coup sûr.
- Oui monsieur, laissez-moi les reporter, je vous prie, dit
Olivier; je ne ferai que courir.»
Le vieux monsieur allait dire qu'Olivier ne devait sortir sous aucun prétexte; mais M. Grimwig toussa d'un air si malicieux, que M. Brownlow résolut de charger l'enfant de la commission, et de prouver ainsi à son vieil ami combien ses soupçons, sur ce point du moins, étaient mal fondés.
«Il faut y aller, mon ami, dit-il à Olivier. Les livres sont sur une chaise à côté de ma table. Allez les chercher.»
Olivier, enchanté de se rendre utile, revint bien vite, les livres sous le bras, et attendit, sa casquette à la main, les ordres de M. Brownlow.
«Vous direz, dit celui-ci en regardant fixement M. Grimwig, que vous rapportez ces livres de ma part, et que vous venez payer les quatre guinées et demie que je dois. Voici un billet de cinq guinées; vous aurez donc dix shillings à me remettre.
- Il ne me faudra pas dix minutes, monsieur,» répondit Olivier avec vivacité. Il mit le billet dans sa poche, boutonna sa veste jusqu'en haut, plaça avec soin les livres sous son bras, fit un salut respectueux et sortit. Mme Bedwin l'accompagna jusqu'à la porte de la rue, pour lui indiquer bien exactement le chemin le plus court, le nom du libraire, le nom de la rue, toutes choses qu'Olivier déclara saisir très clairement; et, après lui avoir répété à plusieurs reprises d'avoir bien soin de ne pas s'enrhumer, la prudente vieille dame le laissa enfin sortir.
«Le cher enfant! dit elle en le suivant des yeux; je n'aime pas, je ne sais pourquoi, à le perdre ainsi de vue.»
En ce moment Olivier se retourna et lui fit gaiement un signe d'adieu avant de tourner le coin de la rue; la vieille dame lui rendit son salut en souriant, ferma la porte et rentra dans sa chambre.
«Voyons, dit M. Brownlow en tirant sa montre et en la posant sur la table, il sera de retour dans vingt minutes, au plus; d'ici-là il fera nuit.
- Est-ce que vous pensez sérieusement qu'il reviendra? demanda
M. Grimwig.
- En doutez-vous?» dit M. Brownlow en souriant.
L'esprit de contradiction tourmentait beaucoup en ce moment M. Grimwig, et le sourire confiant de son ami ne fit que l'affermir dans cette disposition.
«Oui, j'en doute, dit-il en donnant un coup de poing sur la table. L'enfant a sur le dos un vêtement neuf, sous le bras des livres de prix, et dans la poche un billet de cinq livres sterling. Il ira rejoindre ses anciens amis les voleurs, et se moquera de vous. S'il remet les pieds ici, je consens à manger ma tête.»
En parlant ainsi il rapprocha sa chaise de la table, et les deux amis restèrent dans une attente silencieuse, les yeux fixés sur la montre. Il est bon de remarquer, parce que cela montre bien l'importance que nous attachons à nos jugements, que M. Grimwig, bien qu'il ne fût nullement méchant, et qu'il fût désolé au contraire au fond de l'âme de voir son respectable ami dupe d'une supercherie, désirait pourtant de tout son coeur, en ce moment, qu'Olivier ne revint pas: tant notre pauvre nature est pétrie de contradictions.
La nuit tomba peu à peu, et l'on pouvait à peine distinguer les aiguilles sur le cadran. Les deux messieurs restaient pourtant immobiles et silencieux, les yeux fixés sur la montre.
CHAPITRE XV. Où l'on verra combien le facétieux juif et miss Nancy étaient attachés à Olivier.
Dans la salle obscure d'une misérable taverne, située dans la partie la plus sale de Little-Saffron-Hill, repaire ténébreux où pendant l'hiver un bec de gaz brûlait tout le jour, et où jamais pendant l'été ne brilla un rayon de soleil, un homme était assis devant un pot d'étain et un petit verre, absorbé dans ses pensées et imprégné d'une forte odeur de liqueur. À son vêtement de velours commun, à sa calotte de velours, à ses brodequins, un agent exercé l'eût reconnu sur-le-champ, malgré le demi-jour, pour M. Guillaume Sikes. À ses pieds était étendu un chien au poil blanc et aux yeux rouges, occupé tour à tour à cligner de l'oeil en regardant son maître, et à se lécher le museau, où une plaie large et saignante attestait un combat récent.
«Vas-tu te tenir tranquille, gredin!» dit M. Sikes en rompant brusquement le silence, Il était peut-être tellement plongé dans ses réflexions, que le seul mouvement des yeux du chien suffisait pour les troubler; ou bien l'irritation produite en lui par ces réflexions mêmes avait besoin de se traduire en mauvais traitements à l'égard d'une bête inoffensive. Quoi qu'il en soit, Sikes se mit à jurer contre son chien et en même temps lui allongea un coup de pied.
En général, le chien ne cherche pas à se venger des coups qu'il reçoit de son maître; mais celui de M. Sikes avait, comme son propriétaire, un assez méchant caractère, et, poussé à bout probablement en ce moment par la conviction de son innocence, il se jeta sans cérémonie sur le pied qui l'avait frappé, enfonça ses dente dans le brodequin, le secoua vivement, puis se sauva en grondant sous un banc, juste à temps pour éviter le pot d'étain que M. Sikes lui lança à la tête.
«Tu voudrais mordre, hein? dit Sikes, en saisissant d'une main les pincettes et en ouvrant de l'autre, d'un air résolu, un long couteau qu'il tira de sa poche. Ici, gredin! ici! m'entends-tu?»
Le chien entendait fort bien, car M. Sikes criait comme un sourd; mais il ne semblait pas du tout résigné à se laisser couper le cou; il resta où il était, grondant plus fort qu'auparavant et saisissant dans ses dents l'extrémité des pincettes, qu'il mordit avec rage.
Cette résistance ne fit qu'accroître la colère de M. Sikes. Il se mit à genoux et commença à attaquer le chien avec fureur. L'animal sautait de côté et d'autre, jappant, grondant, aboyant. L'homme jurait, frappait, blasphémait; la lutte allait devenir critique pour l'un ou l'autre des combattants, quand la porte s'ouvrit tout à coup, et le chien ne fit qu'un bond dehors, laissant Guillaume Sikes avec son couteau et ses pincettes à la main.
Pour se quereller, il faut être deux, dit un vieux proverbe. M. Sikes, désappointé de la fuite du chien, fit tomber sa colère sur le nouveau venu.
«Pourquoi diable venez-vous vous mettre entre mon chien et moi? demanda-t-il avec un geste menaçant.
- Je ne savais pas, mon ami, je ne savais pas,» répondit Fagin d'une voix humble.
C'était en effet le juif qui venait d'entrer.
«Vous ne saviez pas, vieux brigand! s'écria Sikes. Vous n'entendiez donc pas le vacarme?
- Pas le moins du monde, aussi vrai que je suis en vie, répondit le juif.
- C'est vrai, vous n'entendez rien, répliqua Sikes avec un rire menaçant. Vous vous faufilez partout, sans qu'on vous entende entrer ni sortir. J'aurais voulu, Fagin, que vous fussiez à la place de mon chien, il y a une minute.
- Pourquoi donc? demanda le juif avec un sourire forcé.
- Parce que le gouvernement, qui protège la vie d'êtres tels que vous, qui ont moins de coeur qu'un roquet, laisse un homme tuer son chien à sa fantaisie, répondit Sikes en fermant son couteau d'une manière très expressive. Voilà pourquoi.»
Le juif se frotta les mains et, s'asseyant devant la table, affecta de rire de la plaisanterie de son ami; néanmoins, il était visiblement mal à son aise.
«Allez rire ailleurs, dit Sikes en remettant les pincettes en place et en toisant le juif avec dédain; allez rire ailleurs, mais ne vous avisez pas de me rire au nez, voyez-vous, fût-ce derrière votre bonnet de coton. C'est moi qui vous tiens, Fagin, et du diable si je vous lâche. Tenez, si j'y passe, vous y passerez aussi. Ainsi ménagez-moi.
- Bien, bien, mon cher, dit le juif. Je sais tout cela. Nous…nous avons un intérêt réciproque, Guillaume, un intérêt réciproque.
- Hum! fit Sikes, comme s'il trouvait que le juif était bien plus intéressé que lui dans la question. Eh bien! qu'avez-vous à me dire?
- Tout s'est passé le mieux du monde, répondit Fagin, et voici votre part; elle est plus forte qu'elle ne devrait être, mon ami; mais, comme je sais que vous me revaudrez cela une autre fois, et…
- Assez de verbiage, interrompit le voleur avec impatience.
Voyons, donnez vite.
- Oui, oui, Guillaume, laissez-moi le temps, laissez-moi le temps, répondit le juif d'un ton caressant. Tenez, voici le magot sain et sauf.»
En disant ces mots, il tira de sa poche un vieux mouchoir, défit un gros noeud à l'un des coins, et laissa voir un petit paquet enveloppé de papier gris, que Sikes lui arracha des mains; puis il l'ouvrit et se mit à compter les souverains qu'il renfermait.
«Est-ce tout? demanda Sikes.
- Tout, répondit le juif.
- Vous n'avez pas ouvert le paquet en route et escamoté une ou deux pièces? ajouta Sikes d'un air défiant. Ne prenez pas votre mine indignée; cela vous est arrivé plus d'une fois. Remuez le grelot.»
Ceci voulait dire en bon français: «Tirez la sonnette.»Un autre juif parut, plus jeune que Fagin, mais d'un extérieur presque aussi ignoble et repoussant.
Sikes ne fit que montrer du doigt le pot vide, et le juif, comprenant parfaitement le geste, sortit pour aller le remplir, après avoir échangé un singulier regard avec Fagin, qui leva les yeux un instant, comme s'il s'y attendait, et répondit par un signe de tête presque imperceptible. Sikes ne s'en aperçut pas, occupé qu'il était en ce moment à nouer le cordon de sa chaussure, que le chien avait arraché. Il est probable que, s'il eût observé ce court échange de signes d'intelligence, il n'en eût auguré rien de bon.
«Y a-t-il quelqu'un ici, Barney? demanda Fagin sans lever les yeux, maintenant que Sikes le regardait.
- Pas une âme, répondit Barney, dont les paroles, qu'elles vinssent du coeur ou non, sortaient invariablement par le nez.
- Bersonne? demanda Fagin d'un ton de surprise, qui signifiait peut-être que Barney pouvait dire la vérité sans crainte.
- Bersonne que badeboisselle Dadsy, répondit t'il.
- Nancy! s'écria Sikes; où est-elle? Que la peste m'étouffe, si je n'honore cette fille pour ses dispositions naturelles!
- Elle s'est fait servir une assiette de boeuf bouilli sur le comptoir, ajouta Barney.
- Faites-la venir, dit Sikes en versant un verre de liqueur; faites-la venir.»
Barney regarda timidement Fagin, comme pour lui demander son autorisation. Voyant que le juif ne disait mot et ne cessait pas d'avoir les yeux fixés à terre, il sortit et rentra presque aussitôt en introduisant Nancy, vêtue en cuisinière, avec un bonnet, un tablier, un panier, et une grosse clef à la main.
«Tu es sur la trace, n'est-ce pas, Nancy? demanda Sikes en lui offrant un verre.
- Oui, Guillaume, répondit la jeune dame en vidant le contenu, j'y suis, et assez fatiguée comme ça: le petit drôle a été malade et a gardé le lit, et…
- Ah! Nancy, ma chère!» dit Fagin en levant les yeux.
Peut-être le juif, en contractant ses sourcils roux et en fermant à demi ses yeux profondément encaissés dans leur orbite, donna-t- il à entendre à miss Nancy qu'elle était trop en veine de confidences; ce détail importe peu. Le fait est qu'elle s'arrêta court dans ses explications, et qu'après avoir adressé à M. Sikes plusieurs gracieux sourires, elle changea de conversation. Après dix minutes environ, M. Fagin fut pris d'une quinte de toux; sur quoi Nancy mit son châle, et déclara qu'il était temps de s'en aller. M. Sikes observa qu'il avait à faire un bout de chemin dans la même direction qu'elle, et manifesta l'intention de l'accompagner. Ils s'en allèrent ensemble, suivis à peu de distance par le chien, qui sortit d'une cour voisine sitôt que son maître fut hors de vue.
Le juif passa la tête hors de la porte au moment où Sikes venait de quitter la salle: il le suivit des yeux tandis qu'il franchissait l'obscur passage, le menaçant du poing, et murmurant d'horribles imprécations; puis, avec un affreux rire, il revint prendre place devant la table, où il se plongea dans l'intéressante lecture du Journal des Tribunaux.
Pendant ce temps Olivier Twist, qui ne se doutait pas qu'il fût si près du facétieux vieillard, se dirigeait vers l'étalage du libraire. Arrivé à Clerkenwell, il prit, sans y faire attention, une rue qui n'était pas comprise dans son itinéraire. Il l'avait à moitié franchie, quand il s'aperçut de sa méprise; mais sachant que cette rue devait aussi aboutir au point vers lequel il se dirigeait, il jugea inutile de revenir sur ses pas, et continua à marcher, les livres sous le bras, de toute la vitesse de ses jambes.
Il songeait, tout en marchant, au bonheur de sa nouvelle situation, au plaisir qu'il aurait à voir, ne fût-ce qu'un instant, le pauvre petit Richard, qui peut-être en ce moment, battu et affamé, pleurait amèrement, quand il fut tiré de sa rêverie par une jeune femme qui s'écria très haut:
«Oh! mon cher frère!» Et à peine avait-il levé les yeux pour voir ce que cela signifiait, qu'il sentit l'étreinte de deux bras étroitement serrés autour de son cou.
«Laissez-moi, s'écria Olivier en se débattant; laissez-moi tranquille. Qu'est-ce? Pourquoi m'arrêtez-vous?»
Pour toute réponse, la jeune femme qui le tenait embrassé, et qui avait à la main un petit panier et une grosse clef, se mit à pousser des cris et des gémissements.
«Oh! mon Dieu! disait-elle; je t'ai donc retrouvé; Olivier! Olivier! oh! vilain enfant, de m'avoir jetée dans de pareilles inquiétudes à ton sujet! Viens chez nous, mon ami, viens. Dieu soit loué! je t'ai enfin retrouvé!»
Après ces exclamations incohérentes, la jeune fille recommença ses gémissements de plus belle, avec un accès nerveux si violent, que plusieurs femmes qui étaient là demandèrent à un garçon boucher à la chevelure grasse et luisante, et qui regardait aussi, la scène, s'il ne croyait pas urgent de courir chercher un médecin. À quoi le garçon boucher, qui semblait d'une nature assez lente, pour ne pas dire indolente, répondit qu'il n'y avait pas d'urgence.
«Oh! non, non, ce n'est pas la peine, dit la jeune femme en serrant la main d'Olivier; je vais déjà mieux. Allons tout droit à la maison, cruel enfant! allons!
- Qu'est-ce qu'il y a donc, madame? demanda une des femmes.
- Oh! madame, répondit la jeune fille, il s'est sauvé il y a près d'un mois de chez ses parents, qui sont de bons ouvriers, pour aller courir avec une bande de filous et de mauvais garnements, et sa mère en est presque morte de chagrin.
- Petit misérable! dit la femme.
- Rentrez chez vous bien vite, petite brute, dit une autre.
- Ce n'est pas moi, répondit Olivier très alarmé; je ne la connais pas; je n'ai ni soeur, ni père, ni mère, je suis orphelin, je demeure à Pentonville.
«- Oh! voyez donc, est-il effronté! dit la jeune femme.
- Comment! c'est vous, Nancy! s'écria Olivier, en voyant la figure de la jeune femme qui s'était jusqu'alors tenue derrière lui; il recula d'étonnement et d'effroi.
- Voyez-vous qu'il me reconnaît! dit Nancy en s'adressant aux assistants. Il ne peut pas faire autrement Quelqu'un aurait-il la bonté de m'aider à l'emmener chez nous? sans quoi il fera mourir son père et sa pauvre mère, et me mettra au désespoir.
- Que diable est ceci? dit un homme en s'élançant hors d'une taverne, avec un chien blanc derrière les talons. Comment! le petit Olivier! Veux-tu bien aller retrouver ta pauvre mère, vaurien que tu es! allons! vite à la maison!
- Je ne leur appartiens pas. Je ne les connais pas. Au secours! au secours! cria Olivier en se débattant contre la vigoureuse étreinte de l'homme.
- Au secours! répéta celui-ci; c'est moi qui viens au secours, petit scélérat! Qu'est-ce que c'est que ces livres-là? Tu les as volés, n'est-ce pas? donne-moi ça.»
À ces mots, l'homme arracha les volumes que tenait l'enfant, et le frappa violemment à la tête.
«C'est bien fait! dit du haut d'un grenier un spectateur de cette scène; voilà la vraie manière de mettre ces gamins-là à la raison!
- C'est vrai ça, dit un gros lourdaud de charpentier, en regardant d'un air approbateur celui qui venait de parler.
- Ça lui fera du bien, dirent les deux femmes.
- Eh! c'est évident, reprit l'homme en frappant de nouveau Olivier et en le saisissant au collet. En avant, petit vaurien! Ici, Turc! attention au commandement!
Affaibli par sa récente maladie, étourdi par les coups et par cette attaque à l'improviste, épouvanté des grondements menaçants du chien et de la brutalité de l'homme, accablé surtout par la conviction où étaient les spectateurs qu'il était réellement un vaurien, que pouvait le pauvre enfant? Il faisait nuit close, le quartier était désert; nul secours à attendre. Toute résistance était inutile. En un instant, il fut entraîné dans un labyrinthe de rues sombres et étroites, et avec une rapidité qui rendait complètement inintelligibles les quelques cris qu'il osait pousser. Qu'importait d'ailleurs qu'ils fussent intelligibles, puisque personne n'était là pour s'en inquiéter?
* * * * *
Les becs de gaz étaient partout allumés; Mme Badwin attendait avec anxiété à la porte de la maison; vingt fois la servante avait couru au bout de la rue pour tâcher d'apercevoir Olivier, et les deux vieux messieurs restaient obstinément assis dans le cabinet, au milieu de l'obscurité, et les yeux fixés sur la montre.
CHAPITRE XVI.
Ce que devint Olivier Twist, après qu'il eut été réclamé par
Nancy.
Après avoir franchi nombre de rues étroites et de passages détournés, Sikes, Nancy et Olivier arrivèrent à un vaste espace découvert, que des claies et des parcs à troupeaux désignaient pour un marché au bétail. Là, Sikes ralentit le pas, car la jeune fille ne pouvait soutenir plus longtemps l'allure rapide qu'ils avaient prise jusqu'alors; il se tourna vers Olivier, et lui enjoignit d'un ton brutal de prendre la main de Nancy.
«M'entends-tu?» gronda-t-il en voyant Olivier hésiter et regarder aux alentours.
Ils étaient dans un endroit sombre, loin de tout passant, et Olivier ne vit que trop clairement qu'il n'y avait pas de résistance possible; il tendit la main à Nancy qui la lui serra étroitement.
«Donne-moi l'autre, dit Sikes; ici, Turc!»
Le chien leva la tête en grondant.
«Tiens, mon brave, ajoute Sikes en mettant la main sur la gorge d'Olivier et en proférant un affreux jurement, s'il souffle un mot, jette toi là-dessus! tu comprends?»
Le chien grogna de nouveau, se lécha le museau, et regarda Olivier comme s'il avait envie de lui sauter à la gorge, sans plus tarder.
«Il le ferait comme je le lui dis, mille tonnerres! dit Sikes en regardant son chien d'un oeil féroce et satisfait.
- Maintenant, tu sais ce qui t'attend, jeune homme; ainsi crie, si l'envie t'en prend; le chien se chargera bien de te faire taire; allons, plus vite que ça.»
Turc remua la queue pour remercier son maître de ces paroles caressantes, auxquelles il n'était pas habitué; puis il poussa un nouveau grognement à l'adresse d'Olivier, et prit les devants.
C'était Smithfield qu'ils traversaient; c'eût été Grosvenor- Square, qu'Olivier n'en eût pas su davantage. La nuit était sombre et brumeuse. L'éclairage des boutiques se voyait à peine à travers l'épaisseur du brouillard, qui augmentait à chaque instant et enveloppait de ténèbres les rues et les maisons; l'aspect de ces lieux n'en était que plus étrange pour Olivier, et son anxiété plus grande.
Ils marchaient d'un pas précipité, quand l'horloge d'une église voisine sonna l'heure; au premier coup, Sikes et Nancy firent halte, et prêtèrent l'oreille.
«Huit heures, Guillaume, dit Nancy.
- À quoi bon me dire ça? je l'entends bien, n'est-ce pas? répondit
Sikes.
- Et eux, je voudrais bien savoir s'ils peuvent l'entendre, dit
Nancy.
- Sans doute qu'ils le peuvent, reprit Sikes. Quand on m'a coffré, c'était l'époque de la foire de la Saint-Barthélemy, et il n'y avait pas dans toute la foire une méchante trompette dont je n'entendisse le vacarme; quand j'étais sous les verrous le soir, le tumulte et le tapage du dehors rendaient si affreux le silence de la damnée vieille prison, que j'étais tenté de me briser la tête contre les ferrures de la porte.
- Pauvres garçons! dit Nancy, le visage toujours tourné vers le point où l'horloge s'était fait entendre; quel dommage, Guillaume, de si beaux garçons!
- Voilà bien les femmes, répondit Sikes, elles ne font attention qu'à ça. De si beaux garçons! Eh bien! s'ils ne sont pas encore morts, ils n'en valent pas mieux; ainsi n'en parlons plus.»
Il semblait, en même temps, réprimer un mouvement de jalousie, et serrant plus fort la main d'Olivier, il lui dit d'avancer.
«Une minute, dit la jeune fille; je ne passerais pas si vite par ici s'il s'agissait pour toi, Guillaume, d'être pendu le lendemain à huit heures; il aurait beau y avoir de la neige, et je n'aurais pas de châle pour me couvrir, que je ferais le tour de cette place jusqu'à extinction.
- À quoi que ça m'avancerait? demanda le brutal Sikes; à moins que tu puisses me passer une lime et vingt aunes de bonne corde, tu ferais cinquante milles, ou tu ne bougerais pas, que ça serait tout de même, pour le bien que ça me ferait. Allons, en route, et ne restons pas là une heure à faire des phrases.»
La jeune fille éclata de rire, rajusta son châle, et ils se remirent à marcher; mais Olivier sentit trembler la main de Nancy: il la regarda en passant sous un bec de gaz, et vit qu'elle était pâle comme la mort.
Ils marchèrent, pendant une demi-heure, par des rues sales et peu fréquentées, et les quelques individus qu'ils rencontrèrent avaient tout l'air d'occuper dans la société une position semblable à celle de M. Sikes; enfin ils s'engagèrent dans une ruelle encore plus sale que les autres, et pleine de boutiques de fripiers. Le chien courut en avant, comme s'il comprenait que la vigilance était maintenant inutile, et s'arrêta à la porte d'une boutique fermée et en apparence inoccupée; car la maison tombait en ruines, et un écriteau cloué sur la porte, et qui semblait fixé là depuis bien des années, annonçait qu'elle était à louer.
«Tout va bien, dit Sikes,» après avoir jeté autour de lui un regard scrutateur.
Nancy passa la main sous les volets, et Olivier entendit le bruit d'une sonnette. Ils traversèrent la rue et attendirent quelques instants sous une lanterne; on entendit lever un châssis avec précaution, et presque au même instant la porte s'ouvrit doucement. Sans plus de cérémonie, M. Sikes prit au collet l'enfant saisi de terreur, et tous trois se trouvèrent bientôt dans la maison.
L'allée était complètement sombre, et ils attendirent que la personne qui les avait introduits eût remis en place la chaîne et les barres de fer qui barricadaient la porte.
«Il n'y a personne? demanda Sikes.
- Non, répondit une voix qu'Olivier crut reconnaître.
- Le vieux est-il là? ajouta le brigand.
- Oui, répondit la voix, et il avait l'oreille basse en vous attendant. Va-t-il être content de vous voir! plus que ça de chance!»
Le style de cette réponse, aussi bien que la voix de celui qui parlait, n'étaient pas inconnus à Olivier; mais il était impossible, dans l'obscurité, de voir quel était cet interlocuteur.
«Éclaire-nous, dit Sikes; autrement nous allons nous casser le cou ou marcher sur les pattes du chien, et, alors, gare aux jambes, je ne vous dis que ça.
- Attendez un instant et vous aurez de la lumière,» répondit la voix. On entendit les pas de quelqu'un qui s'éloignait, et au bout d'une minute on vit paraître le sieur Jack Dawkins, autrement dit le rusé Matois, tenant une chandelle fichée dans un bâton fendu.
Le jeune filou ne s'arrêta pas à renouer connaissance avec Olivier autrement que par une grimace, et fit signe aux visiteurs de le suivre au bas de l'escalier; ils traversèrent une cuisine où l'on ne voyait que les quatre murs, et ouvrant la porte d'une pièce basse et humide, qui donnait sur une petite cour fangeuse. Ils furent accueillis par de grands éclats de rire.
«Oh! la bonne tête! s'écria maître Charles Bates, en riant à se tenir les côtes. Le voilà! ah! le voilà! regardez-le donc, Fagin: mais voyez donc la mine qu'il fait! c'est trop fort! En voilà une bonne farce! Je n'en puis plus; il y a de quoi mourir de rire. Tenez-moi, ou j'étouffe!»
La gaieté de maître Bates n'eut plus de bornes; il se laissa tomber tout de son long sur le plancher, agitant convulsivement ses jambes, et pendant cinq minutes il ne put modérer ses transports. Enfin il se remit sur pied, saisit la chandelle que tenait le Matois, et s'approchant d'Olivier, il l'examina des pieds à la tête, tandis que le juif, ôtant son bonnet, saluait respectueusement et à plusieurs reprises l'enfant abasourdi; quant au Matois, sournois comme il l'était, et peu enclin à rire dès qu'il avait l'occasion d'exercer ses talents, il fouillait les poches d'Olivier avec un soin minutieux.
«Voyez donc, Fagin, comme il est attifé! dit Charlot en approchant tellement la lumière du vêtement neuf d'Olivier, qu'il faillit l'enflammer; regardez-moi ça. Drap numéro un, et quelle coupe de muscadin! oh! c'est trop drôle! Et des livres, encore; mais, Fagin, c'est un monsieur tout craché.
- Charmé de vous voir en si bon état, mon cher, dit le juif en saluant ironiquement Olivier jusqu'à terre; le Matois vous donnera un autre vêtement, mon cher, de crainte que vous n'abîmiez votre habit des dimanches. Pourquoi ne pas nous avoir écrit, mon cher, pour nous prévenir de votre arrivée? nous aurions eu un souper tout chaud à vous offrir.»
À ces mots, maître Bates fut repris d'un fou rire, qui dérida Fagin lui-même et fit sourire le Matois. Mais comme ce dernier tirait à l'instant même, de la poche d'Olivier, le billet de banque de cinq guinées, on ne peut dire si ce fut l'explosion de joie de Bates ou cette découverte qui le fit sourire.
«Oh! oh! qu'est-ce que c'est que ça? demanda Sikes en s'avançant vers le juif, qui allait empocher le billet. Cela m'appartient, Fagin.
- Non, mon ami, non, dit le juif; c'est à moi, Guillaume, c'est à moi. Vous aurez les livres.
- Si on ose dire que ce n'est pas à moi, reprit Sikes en mettant son chapeau d'un air résolu, c'est-à-dire à moi et à Nancy, je remmène l'enfant.»
Le juif tressaillit, et Olivier aussi, quoique pour un motif bien différent; il espérait que la dispute aurait pour effet de le remettre en liberté.
«Voyons, dit Sikes, voulez-vous me donner ça, oui ou non?
- Ce n'est pas bien, Guillaume; n'est-ce pas, Nancy, que ce n'est pas bien? demanda le juif.
- Que ce soit bien ou mal, répliqua Sikes, donnez-moi ça, vous dis-je! Est-ce que vous vous figurez que Nancy et moi nous n'avons rien de mieux à faire que de perdre notre temps à donner la chasse au premier garçon qui se fera coffrer, à cause de vous? Donnez-moi ça, vieux ladre, vieille momie, entendez-vous!»
Tout en faisant ces amicales remontrances, M. Sikes saisit le billet que le juif tenait entre le pouce et l'index, puis regardant froidement Fagin dans le blanc des yeux, il plia le billet en dix et l'enferma dans un noeud qu'il fit à sa cravate.
«Voilà pour notre peine, dit Sikes, et ce n'est pas moitié de ce que ça valait: quant à vous, gardez les livres, si vous aimez la lecture, ou sinon, vendez-les.
- C'est très intéressant, dit Charlot Bates, qui feignait de lire un des volumes en question, en faisant mille grimaces; beau style! hein, Olivier?» Et, en voyant l'air piteux de celui-ci, maître Bates, qui avait le don de saisir en toutes choses le côté comique, s'abandonna à un nouveau transport de gaieté plus bruyant que le premier.
«Ils appartiennent au vieux monsieur, dit Olivier en se tordant les mains; au bon et généreux vieux monsieur qui m'a reçu chez lui, qui m'a soigné quand j'étais mourant; renvoyez-les-lui, je vous en conjure; renvoyez-lui les livres et l'argent; gardez-moi ici toute ma vie; mais je vous en prie, je vous en supplie, renvoyez-les-lui. Il croira que je l'ai volé! la vieille dame, et tous ceux qui ont été si bons pour moi, croiront que je suis un voleur; oh! ayez pitié de moi et renvoyez-les-lui!»
En parlant ainsi, avec l'énergie que donne une poignante douleur, Olivier tomba à genoux aux pieds du juif, en joignant les mains d'un air suppliant et désespéré.
«Ce garçon a raison, observa Fagin en jetant autour de lui un coup d'oeil sournois, et en fronçant tant qu'il pouvait ses affreux sourcils. Tu as raison, Olivier, tu as raison. On croira que tu es un voleur; ah! ah! ajouta-t-il en se frottant les mains; ça se trouve à merveille, et nous ne pouvions rien souhaiter de mieux.
- Sans doute, répondit Sikes; j'y ai songé dès que je l'ai vu entrer dans Clerkenwell avec ses livres sous le bras. C'est tout simple, il faut que ce soient des gens confits en dévotion: autrement ils ne l'auraient pas pris chez eux. Ils ne le rechercheront pas, de crainte d'être obligés à des poursuites pour le faire enfermer; il est en sûreté comme ça.»
Pendant ce dialogue, Olivier regardait tour à tour Fagin et Sikes d'un oeil égaré, et comme s'il avait à peine conscience de ce qui se passait autour de lui; mais aux derniers mots de Guillaume Sikes il se releva subitement, et s'élança, tout effaré, hors de la chambre, en criant au secours, de manière à réveiller tous les échos de la vieille maison délabrée.
«Ne laisse pas sortir ton chien, Guillaume! s'écria Nancy en se précipitant vers la porte et en la fermant sur le juif et ses deux élèves, qui s'étaient élancés à la poursuite d'Olivier. Ne laisse pas sortir ton chien; il mettrait cet enfant en pièces.
- Ce serait bien fait! dit Sikes en se débattant pour se dégager de l'étreinte de la jeune fille. Lâche-moi, ou je te brise la tête contre le mur.
- Ça m'est égal, Guillaume, ça m'est égal, criait la jeune fille en luttant énergiquement contre cet homme; l'enfant ne sera pas déchiré par le chien, ou tu me tueras la première.
- Tu vas voir! dit Sikes en grinçant des dents. Ôte-toi de là, ou ce sera l'affaire d'un instant.»
Le brigand lança la jeune fille à l'autre bout de la chambre… juste au moment où le juif et ses deux élèves rentraient, ramenant Olivier après eux.
«Eh bien! qu'est-ce? dit le juif.
- Je crois que cette fille est devenue folle, répondit Sikes d'un air farouche.
«Non, je ne suis pas folle, dit Nancy pâle et haletante. Je ne suis pas folle, Fagin, soyez-en sûr.
- Eh bien alors, taisez-vous! dit le juif d'un air menaçant.
- Non, je ne me tairai pas, reprit Nancy sur un ton très élevé; voyons, qu'avez-vous à dire à cela?»
M. Fagin connaissait assez le caractère et les caprices des femmes pour sentir qu'il n'était pas prudent de prolonger l'entretien. Pour faire diversion, il s'adressa à Olivier:
«Vous vouliez donc vous sauver, mon ami? lui dit-il en prenant dans l'angle de la cheminée un gros bâton noueux.»
Olivier ne répondit rien: mais il observait les mouvements du juif, et son coeur battait avec force.
«Vous appeliez au secours, vous vouliez faire venir la police, n'est-ce pas! poursuivit Fagin avec un rire moqueur et en saisissant l'enfant par le bras; nous vous en ferons passer l'envie, jeune homme!»
Le juif appliqua un vigoureux coup de bâton sur les épaules d'Olivier, et il levait le bras pour recommencer, quand la jeune fille se jeta sur lui et lui arracha le bâton, qu'elle jeta au feu avec tant de force que des charbons roulèrent jusqu'au milieu de la chambre.
«Je ne souffrirai pas chose pareille, Fagin, s'écria Nancy. Vous avez retrouvé cet enfant; que voulez-vous de plus? Tâchez de le laisser tranquille, entendez-vous, ou je vous arrangerai de manière à me faire pendre avant mon tour.»
En proférant ces menaces, la jeune fille frappait du pied le plancher; pâle de colère, les lèvres serrées, les mains crispées, elle regardait tour à tour le juif et Sikes.
«Allons, Nancy! dit le juif d'un ton radouci, après un moment de silence, pendant lequel il échangea avec M. Sikes des regards étonnés et inquiets; vous êtes… ce soir… plus admirable que jamais; eh! eh! ma chère, vous jouez la comédie à ravir.
- Vraiment? dit la jeune fille; prenez garde que je ne me surpasse; ce serait tant pour vous, Fagin; ainsi, marchez droit avec moi; tenez-vous-le pour dit.»
Une femme poussée à bout, surtout une femme aigrie par le malheur et le désespoir, peut arriver à un degré d'irritation que peu d'hommes aiment à provoquer. Le juif comprit qu'il feindrait inutilement de prendre plus longtemps la colère de Nancy pour un caprice passager, et reculant involontairement de quelques pas, il jeta du côté de Sikes un coup d'oeil moitié craintif, moitié suppliant, comme pour lui dire que c'était à lui naturellement à continuer le dialogue.
M. Sikes entendit ce muet appel, et, sentant peut-être son orgueil personnel et son influence intéressés à ce que Nancy fut immédiatement réduite à la raison, prononça au moins deux ou trois douzaines de malédictions et des menaces dont la rapidité et la variété faisaient beaucoup d'honneur à la fertilité de son esprit inventif. Comme tout cela ne produisait aucun effet visible sur l'objet de sa colère, il eut recours à des arguments plus frappants.
«Qu'est-ce que tu veux dire par là?» s'écria-t-il en appuyant sa question d'une des imprécations familières à notre pays contre le plus beau de tous les traits qui décorent la figure humaine, imprécation imprudente qui risquerait, si elle était entendue là- haut seulement une fois sur cinquante mille qu'on la répète ici- bas, de faire de la cécité une maladie aussi commune que la rougeole. «Qu'est-ce que tu veux dire par là? Le diable me brûle! Ne sais-tu plus qui tu es et ce que tu es?
- Oh! que si, que je le sais bien,» répliqua la jeune fille avec un rire nerveux, en balançant sa tète de droite à gauche, et prenant un air d'indifférence qui dissimulait mal son émotion.
- Eh bien alors, tiens-toi tranquille, ajouta Sikes en grondant comme il avait l'habitude de le faire quand il s'adressait à son chien; ou je te ferai tenir tranquille pour longtemps.»
La jeune fille se remit à rire et avec plus de sans-gêne qu'auparavant; puis, lançant à Sikes un coup d'oeil furtif, elle détourna la tête et se mordit la lèvre jusqu'au sang.
«Comme ça te va bien, reprit Sikes en la toisant avec mépris, de te donner des airs de bonté et de générosité! La belle occasion pour cet enfant, comme tu l'appelles, de se faire de toi une amie!
- Oui, je suis son amie! s'écria la jeune fille avec colère, et maintenant j'aimerais mieux être morte dans la rue, ou avoir pris la place de ceux auprès de qui nous avons passé ce soir, que d'avoir contribué à entraîner ici cet enfant. À partir d'aujourd'hui ce n'est plus qu'un voleur, un fripon, un scélérat; faut-il pour cela que ce vieux misérable vienne encore le rouer de coups?
- Allons, allons, Sikes, dit le juif d'un ton de reproche, et en lui montrant les jeunes filous qui écoutaient ce dialogue de toutes leurs oreilles, soyons calme, Guillaume; il faut faire la paix.
- Faire la paix! s'écria Nancy exaspérée; vieux scélérat. Je n'avais pas la moitié de l'âge de cet enfant, que déjà je volais pour vous et voilà douze ans que je fais ce métier-là, et toujours pour vous! Est-ce vrai? dîtes; est-ce vrai?
- C'est bon, c'est bon, répondit le juif en tâchant de calmer Nancy; mais ce métier-là est aussi ton gagne-pain: c'est lui qui te fait vivre.
- En effet, reprit-elle avec volubilité; c'est ma vie, comme les rues sont ma demeure, malgré le froid, la pluie et la boue. Et c'est vous, misérable! qui m'avez menée là, et qui m'y retiendrez nuit et jour jusqu'à ce que je meure!
- Il t'arrivera pis que cela! interrompit le juif piqué de ces reproches; pis que cela, entends-tu, si tu dis encore un mot.»
Elle se tut; mais dans sa colère elle s'arrachait les cheveux et déchirait ses vêtements. Elle se précipita sur le juif et lui eût probablement laissé des marques de sa vengeance, si Sikes ne fût intervenu à temps en la prenant par les mains; elle fit quelques vains efforts pour se dégager, et tomba évanouie.
«J'aime autant cela, dit Sikes en la posant à terre dans un coin de la chambre. Elle a une force étonnante dans les bras, quand elle est montée comme ça.»
Le juif s'essuya le front et sourit: il se sentait soulagé en voyant enfin cette scène terminée; mais ni lui, ni Sikes, ni le chien, ni les jeunes voleurs, ne semblèrent y voir autre chose qu'un incident ordinaire et inhérent au métier.
«C'est le diable que d'avoir affaire aux femmes, dit le juif en remettant le bâton à sa place; mais elles sont bien fines, et nous n'arriverions à rien sans elles. Charlot, mène coucher Olivier.
- Je suppose qu'il ne mettra pas demain ses beaux habits n'est-ce pas, Fagin? demanda Charlot Bates en riant.
- N'aie pas peur,» répondit le juif en riant aussi.
Maître Bates, charmé probablement de cette commission, prit la chandelle et conduisit Olivier dans une cuisine voisine, où il y avait deux ou trois lits semblables à celui où Olivier avait dormi jadis. Là, le sieur Bates, après avoir ri de tout son coeur, rendit à Olivier les affreux haillons dont celui-ci avait été si heureux d'être débarrassé chez M. Brownlow. Le hasard avait voulu que Fagin les reconnût entre les mains du juif qui les avait achetés, et cette circonstance l'avait mis sur la trace d'Olivier.
«Ôte tes beaux habits, dit Charlot; je les donnerai à Fagin, qui en aura soin. Ah! la bonne farce!»
Le pauvre Olivier obéit, bien à contre-coeur; maître Bates roula les vêtements neufs, les mit sous son bras et sortit; il ferma la porte à clef, et laissa Olivier dans les ténèbres.
Les éclats de rire de Charlot et la voix de miss Betsy, qui survint à propos pour jeter de l'eau froide à la figure de son amie évanouie et la faire revenir à elle, auraient suffi pour empêcher de dormir bien des gens plus heureux qu'Olivier; mais il était souffrant et épuisé de fatigue, et bientôt il s'endormit profondément.
CHAPITRE XVII Olivier a toujours à souffrir de sa mauvaise fortune, qui amène tout exprès à Londres un grand personnage pour ternir sa réputation.
Il est d'usage au théâtre, dans tout bon mélodrame bien sanglant, de présenter tour à tour des scènes tragiques et des scènes comiques entrelardées. On nous montre, gisant sur un grabat, le héros accablé sous le poids de ses chaînes et de ses malheurs; puis, à la scène suivante, son écuyer fidèle, ignorant le sort de son maître, vient égayer l'auditoire par une chanson bouffonne. Nous voyons avec émotion l'héroïne à la merci d'un baron cruel et superbe, exposée à perdre l'honneur ou la vie et tirant son poignard pour sauver l'un au prix de l'autre; et, au moment où l'intérêt est le plus vivement excité, on entend un coup de sifflet, et nous voilà transportés tout d'un coup dans la grande salle d'un château, où un vieux sénéchal, à la chevelure grise, chante un air joyeux. Ses vassaux font chorus avec lui; ils n'ont pas autre chose à faire, et s'en vont tous de compagnie, toujours joyeux, toujours chantant.
Ces changements de scène nous paraissent ridicules; ils ne sont pourtant pas aussi invraisemblables que nous pourrions le croire au premier abord. La vie n'offre-t-elle pas sans cesse des contrastes de ce genre, ici des fêtes et là un lit de mort; tantôt le deuil et la tristesse, et tantôt la joie et le plaisir. Mais alors nous sommes nous-mêmes acteurs, au lieu d'être témoins passifs des événements, et cela fait une grande différence. Ces transitions brusques, ces élans subits de colère ou de douleur, qui ne nous étonnent point sur la scène du monde, nous semblent ridicules et déplacés, dès que nous sommes réduits au rôle de simples spectateurs.
Les soudains changements de scène, de temps et de lieu, ne sont pas seulement sanctionnés dans les livres par un long usage; ils sont encore considérés par beaucoup de gens comme étant le grand art de la composition. Il y a même certains critiques qui n'estiment le talent d'un auteur qu'en raison des difficultés qu'il amoncelle autour de ses personnages à la fin de chaque chapitre. Ce court préambule paraîtra peut-être inutile. En tout cas, on doit y voir de la part de l'historien une manière délicate de prévenir ses lecteurs qu'il va les ramener à la ville natale d'Olivier, et qu'il a de bonnes raisons de leur faire faire ce voyage.
Un matin, de très bonne heure, M. Bumble sortit, la tête haute, du dépôt de mendicité, et se mit à monter la grande rue d'un pas majestueux. Il était dans l'éclat et la splendeur de sa dignité de bedeau. Les rayons du soleil levant se jouaient sur son tricorne et sur son habit, et il tenait sa canne de l'air résolu que donnent la santé et la puissance. M. Bumble avait toujours la tête haute, mais ce jour-là plus haute encore que d'habitude. Il y avait dans son regard quelque chose de profond, et dans sa démarche une fierté qui annonçait que de graves réflexions, trop importantes pour être communiquées à personne, traversaient sa cervelle de bedeau.
M. Bumble ne s'arrêta pas en route à causer avec les petits marchands ou autres qui lui adressaient respectueusement la parole, à peine répondait-il à leurs saluts par un geste rapide. Il garda cette allure imposante jusqu'à ce qu'il eût gagné la Ferme, où Mme Mann veillait, avec un soin paroissial sur son petit troupeau d'enfants pauvres.
«Au diable le bedeau! dit Mme Mann en entendant M. Bumble secouer avec impatience la porte du jardin. C'est sans doute lui qui nous arrive si matin!… Ah! monsieur Bumble, j'étais bien sûre que c'était vous! quel plaisir vous me faites! Entrez donc, monsieur, je vous prie.»
Les premiers mots s'adressaient à Susanne, et les exclamations de joie à M. Bumble, tandis que la bonne femme ouvrait la porte du jardin et faisait entrer le bedeau avec empressement et respect.
«Madame Mann, dit M. Bumble en se laissant tomber lentement dans un fauteuil, au lieu de s'asseoir brusquement comme un manant; bonjour, madame Mann.
- Je vous souhaite le bonjour, monsieur, répondit Mme Mann d'un air souriant. J'espère que vous vous portez bien, monsieur?
- Comme ça, madame Mann, répondit M. Bumble. Une vie paroissiale n'est pas un lit de roses.
- Ah! monsieur Bumble, à qui le dites-vous?» répondit celle-ci.
Si les pauvres enfants du dépôt l'eussent entendue parler ainsi, ils eussent tous fait chorus avec elle.
«La vie paroissiale, madame, continua M. Bumble en donnant un coup de canne sur la table, est une vie fatigante, agitée, tourmentée; mais on sait bien que c'est la destinée de tous les fonctionnaires publics d'être toujours en butte aux persécutions.»
Mme Mann, sans trop comprendre ce que le bedeau voulait dire par là, leva toujours les mains au ciel d'un air de compassion et soupira.
«Ah! vous avez raison de soupirer, madame Mann!» dit le bedeau.
Voyant qu'elle avait bien fait, celle-ci poussa un nouveau soupir, à la grande satisfaction du fonctionnaire qui, réprimant un gracieux sourire, regarda son tricorne avec un grand sérieux et dit:
«Madame Mann, je pars demain pour Londres.
- Comment, monsieur Bumble! dit celle-ci en reculant de deux pas.
- Oui, madame, pour Londres, reprit l'inflexible bedeau, je prends la diligence, et j'emmène avec moi deux pauvres du dépôt, On est en instance pour les placer ailleurs, et le conseil d'administration m'a chargé, moi, entendez-vous, madame Mann, de suivre l'affaire devant les assises de Clerkenwell. Et je me demande, ajouta-t-il en se redressant, si les assises de Clerkenwell n'auront pas du fil à retordre avant d'en finir avec moi.
- Oh! monsieur, ne soyez pas trop sévère à leur égard, dit
Mme Mann d'un ton doucereux.
- Ce sera la faute des assises de Clerkenwell, répondit M. Bumble; et, si elles ne s'en tirent pas à leur honneur, les assises de Clerkenwell ne pourront s'en prendre qu'à elles-mêmes.
M. Bumble prononça ces mots d'un air si résolu et même si menaçant que Mme Mann parut effrayée.
«Et vous prenez la diligence? dit-elle enfin. Je croyais que d'habitude on expédiait les pauvres en charrette?
- Oui, madame Mann, lorsqu'ils sont malades, dit le bedeau; nous les mettons en charrette découverte, quand il pleut: c'est pour les empêcher de s'enrhumer.
- Oh! dit Mme Mann.
- Quant à ces deux-ci, la concurrence s'en charge et les prend à bon marché, dit M. Bumble. Ils sont dans un piteux état, et nous avons calculé que les frais de transport coûteraient deux livres sterling de moins que les frais d'enterrement… à condition pourtant que nous puissions les colloquer dans une autre paroisse. J'espère que nous en viendrons à bout, à moins qu'ils n'aillent s'aviser de mourir en route, pour nous faire enrager. Ha! ha!»
M. Bumble se mit à rire; mais ses yeux rencontrèrent son tricorne et il reprit son air grave.
«N'oublions pas les affaires, madame, dit le bedeau; voici l'allocation mensuelle que vous accorde la paroisse.»
M. Bumble tira de son portefeuille quelques pièces d'argent roulées dans du papier, et demanda un reçu que Mme Mann écrivit aussitôt.
«C'est un vrai griffonnage, dit-elle; mais c'est en règle tout de même. Merci, monsieur Bumble; bien obligée, monsieur.»
Celui-ci répondit par un léger signe de tête aux révérences de
Mme Mann, et demanda des nouvelles des enfants.
«Les chers petits trésors! dit Mme Mann d'une voix émue; ils se portent à merveille, sauf deux qui sont morts la semaine dernière, et le petit Richard qui est malade.
- Est-ce qu'il ne va pas mieux?» demanda le bedeau.
Mme Mann hocha la tête.
«C'est un enfant qui a de mauvaises dispositions, une nature vicieuse, un caractère rebelle, ajouta M. Bumble d'un air courroucé. Où est-il?
- Je vais vous l'amener à l'instant, monsieur, répondit Mme Mann.
Richard! Richard! arrivez vite.»
Elle trouva bientôt l'enfant, lui fit mettre la figure sous la pompe, et l'essuya avec sa robe; puis il comparut devant l'imposant M. Bumble.
Il était pâle et maigre; il avait les joues creuses, et de grands yeux brillants. Le misérable uniforme de la paroisse, cette livrée de la misère, flottait sur son corps débile, et ses petits membres étaient rabougris comme ceux d'un vieillard.
Tel était le pauvre enfant qui tremblait sous le regard de M. Bumble, sans oser lever les yeux, et craignait d'entendre la voix du bedeau.
«Voulez-vous bien regarder monsieur, entêté que vous êtes?» dit
Mme Mann.
L'enfant leva timidement la tête, et ses yeux rencontrèrent ceux de M. Bumble.
«Eh! bien, enfant de paroisse, qu'y a-t-il pour votre service? demanda M. Bumble en prenant, fort à propos, un ton goguenard.
- Rien, monsieur, répondit celui-ci d'une voix tremblante.
- Je le crois bien, dit Mme Mann après avoir ri de tout son coeur de la saillie du bedeau. Vous n'avez besoin de rien, je pense.
- Je voudrais bien… balbutia l'enfant.
- Comment! interrompit la femme; vous allez dire que vous avez besoin de quelque chose, petit misérable?
- Un instant, madame Mann, un instant! dit le bedeau en levant la main d'un air d'autorité. Que demandez-vous, monsieur?
- Je voudrais bien, balbutia l'enfant, que quelqu'un consentit à m'écrire quelques mots sur un morceau de papier, à le plier, à le cacheter et à le garder quand je serai sous terre.
- Que veut dire par là cet enfant? s'écria M. Bumble sur lequel le ton suppliant et l'air souffreteux de Richard avaient fait quelque impression, tout endurci qu'il était à de tels spectacles. Qu'entendez-vous par là, monsieur?
- Je voudrais, reprit l'enfant, laisser quelques mots d'amitié au pauvre Olivier Twist, et lui faire savoir combien j'ai pleuré en songeant qu'il errait à l'aventure, pendant les nuits sombres, sans personne qui vînt à son aide… Et je voudrais aussi lui dire, ajouta l'enfant d'un ton suppliant en joignant ses petites mains, que je suis content de mourir jeune; car peut-être, si je vivais longtemps, ma petite soeur, qui est au ciel, m'oublierait ou ne me reconnaîtrait plus: il vaut bien mieux que nous nous retrouvions bientôt là-haut.»
M. Bumble, très étonné, considéra le petit orateur des pieds à la tête, et s'adressant à Mme Mann:
«Ils sont tous taillés sur le même modèle, dit-il; cet effronté d'Olivier les a tous démoralisés.
- Qui eût pu s'en douter, monsieur? dit Mme Mann, en levant les mains au ciel, et en regardant Richard de travers. Je n'ai jamais vu un petit misérable si endurci!
- Emmenez-le, madame! dit M. Bumble d'un ton d'autorité; je serai forcé de rendre compte de cela au conseil d'administration, madame Mann.
- J'espère que ces messieurs comprendront qu'il n'y a pas là de ma faute? dit Mme Mann en pleurnichant.
- Soyez tranquille, madame, ils seront exactement mis au courant de l'affaire, dit M. Bumble avec emphase. Tenez, emmenez cet enfant; sa présence me fait mal.»
Richard fut emmené sur-le-champ et mis sous clef dans la cave au charbon; quelques instants après, M. Bumble sortit pour aller faire ses préparatifs de voyage.
Le lendemain matin, à six heures, M. Bumble, après avoir changé son tricorne contre un chapeau rond, et s'être bien enveloppé d'une grande redingote bleue, garnie d'un capuchon, prit place sur l'impériale de la diligence, en compagnie de deux criminels dont l'administration voulait se défaire. Il arriva à Londres sans autre désagrément que la détestable tenue des deux pauvres, lesquels s'obstinaient à grelotter, et à se plaindre du froid, de manière à faire dire à M. Bumble qu'ils lui donnaient le frisson, et qu'il était gelé malgré sa grande redingote.
Après s'être débarrassé pour la nuit de ces êtres désagréables, le bedeau s'installa à l'hôtel où s'était arrêtée la diligence, et dîna modestement de quelques tranches de boeuf rôti, à la sauce aux huîtres, qu'il arrosa d'une bouteille de porter. Puis il approcha sa chaise du feu, posa sur la cheminée un verre de grog, et, après quelques réflexions morales sur la tendance coupable qu'ont les hommes à murmurer et à se plaindre, il se disposa à lire le journal tout à son aise.
Le premier article qui lui tomba sous les yeux était l'avis suivant:
Cinq guinées de récompense.
Un jeune garçon, nommé Olivier Twist, a disparu, jeudi soir, de son domicile à Pentonville, et depuis lors on ne sait ce qu'il est devenu: la récompense ci-dessus sera accordée à quiconque fournira des renseignements qui puissent faire retrouver ledit Olivier Twist, ou qui jettent quelque lumière sur son histoire, que l'auteur du présent avis a le plus grand intérêt à connaître.
Venaient ensuite le signalement exact d'Olivier, avec les plus minutieux détails sur son costume et sur toute sa personne, et enfin, le nom et l'adresse de M. Brownlow.
Le bedeau ouvrit de grands yeux, lut et relut trois fois cet avis lentement et attentivement; cinq minutes après, il se dirigeait vers Pentonville, sans avoir seulement pris le temps d'avaler son grog.
«M. Brownlow est-il chez lui?» demanda-t-il à la servante qui vint lui ouvrir.
À cette question, celle-ci fit la réponse ordinaire et évasive: Je n'en sais rien; de la part de qui venez-vous?»
M. Bumble n'eut pas plutôt prononcé le nom d'Olivier et expliqué le motif de sa visite, que Mme Bedwin, qui écoutait de la porte de la salle, se précipita hors d'haleine dans l'allée.
«Entrez, entrez, dit-elle; je savais bien que nous aurions de ses nouvelles, le pauvre enfant! j'en étais sûre! je l'avais bien dit!»
Tout en parlant ainsi, la bonne vieille dame rentra dans la salle avec précipitation, se jeta sur un sofa et fondit en larmes; tandis que la servante, qui n'était pas aussi impressionnable, courait prévenir M. Brownlow et revenait prier M. Bumble de la suivre.
Elle l'introduisit dans le petit cabinet où se trouvaient M. Brownlow et son ami M. Grimwig, assis à une table avec des verres devant eux.
«Un bedeau! s'écria ce dernier en voyant entrer M. Bumble; c'est un bedeau de paroisse! j'en mangerais ma tête.
- Ayez la bonté de ne pas nous interrompre en ce moment, dit
M. Brownlow. Veuillez vous asseoir,» ajouta-t-il en s'adressant à
M. Bumble.
Celui-ci obéit, très étonné des manières originales de M. Grimwig; M. Brownlow plaça la lampe de manière à voir en plein la figure de bedeau, et dit avec un peu d'impatience:
«Vous avez sans doute là, monsieur, l'avis que j'ai fait insérer dans les journaux.
- Oui, monsieur, dit M. Bumble.
- Et vous êtes bedeau de profession, n'est-ce pas! demanda
M. Grimwig.
- Je suis bedeau de paroisse, messieurs, répondit M. Bumble avec orgueil.
- C'est cela, observa M. Grimwig à l'oreille de son ami; j'en étais sûr, sa grande redingote sent la paroisse; c'est un bedeau tout craché.»
M. Brownlow fit un léger signe de tête pour imposer silence à son ami, et continua:
«Savez-vous ce qu'est devenu ce pauvre enfant?
- Pas plus que vous, répondit M. Bumble.
- Eh bien! que savez-vous sur son compte? demanda le vieux monsieur. Parlez, mon ami, si vous savez quelque chose; que savez- vous de lui?
- Vous n'avez probablement rien de bon à en dire?» observa M. Grimwig d'un air moqueur, en considérant attentivement la contenance du bedeau.
M. Bumble ne se le fit pas dire deux fois et hocha la tête d'un air profond.
«Voyez-vous!» dit M. Grimwig en regardant son ami d'un air triomphant.
M. Brownlow considérait avec appréhension la mine rengorgée du bedeau, et lui demanda d'exposer, aussi brièvement que possible, tout ce qu'il savait sur le compte d'Olivier.
M. Bumble posa son chapeau à terre, déboutonna sa redingote, se croisa les bras, rejeta sa tête en arrière, et, après quelques moments de réflexion, commença son récit.
Il serait superflu de rapporter ici les propres paroles du bedeau, qui mit bien vingt minutes à discourir. En résumé, il dit qu'Olivier était un enfant trouvé, né de parents obscurs et pervers; que depuis sa naissance il n'avait montré qu'hypocrisie, ingratitude et méchanceté; qu'il avait terminé son court séjour dans sa ville natale en essayant d'assassiner lâchement un garçon inoffensif, et qu'il s'était sauvé la nuit de la maison de son maître. À l'appui de ses assertions, M. Bumble étala sur la table les papiers qu'il avait apportés avec lui; puis, se croisant les bras de nouveau, il attendit les observations de M. Brownlow.
«Je crains bien que tout cela ne soit que trop vrai, dit le vieux monsieur avec tristesse, après avoir examiné les papiers. Voici cinq guinées pour vos renseignements; mais, j'aurais volontiers donné le triple de cette somme pour qu'ils fussent favorables à l'enfant.»
Il est vraisemblable que, si M. Bumble eût su cela plus tôt, il aurait donné à sa petite histoire une tout autre couleur. Mais maintenant, il était trop tard; il fit un profond salut, empocha les cinq guinées et sortit.
Pendant quelques minutes M. Brownlow se promena en long et en large dans la chambre, d'un air si attristé par le récit du bedeau, que M. Grimwig renonça à le contrarier plus longtemps. Enfin il s'arrêta et agita violemment la sonnette.
«Madame Bedwin, dit M. Brownlow en voyant entrer la femme de charge, cet enfant, cet Olivier, est un imposteur.
- C'est impossible, monsieur, tout à fait impossible, dit la vieille dame avec énergie.
- Je vous répète que c'est un imposteur, reprit le vieux monsieur avec rudesse. Que signifie votre: «C'est impossible?» Nous venons d'apprendre toute son histoire depuis sa naissance, et il n'a jamais été qu'un méchant petit garnement.
- On ne me fera jamais croire cela, monsieur, répondit la vieille dame avec fermeté.
- Vous autres vieilles femmes, vous ne croyez qu'aux charlatans et aux contes à dormir debout, murmura M. Grimwig. Il y a longtemps que je savais à quoi m'en tenir. Pourquoi ne m'avoir pas consulté dès le principe? Vous l'auriez fait, je suppose, s'il n'avait pas eu la fièvre. Mais cela le rendait intéressant, n'est-ce pas? Intéressant! quelle pitié!
- Monsieur, répliqua Mme Bedwin indignée, c'était un enfant aimant, doux et reconnaissant; je connais bien les enfants peut- être, depuis quarante ans que j'en vois, et les gens qui ne peuvent en dire autant feraient mieux de se taire; c'est mon opinion.»
Ceci allait tout droit à l'adresse de M. Grimwig, qui était resté garçon; mais il se contenta de répondre par un sourire, et la vieille dame allait probablement continuer sa harangue, quand M. Brownlow lui imposa silence.
«Taisez-vous! dit-il, en feignant une irritation qu'il était loin de ressentir; que je n'entende jamais le nom de cet enfant! C'est pour vous dire cela que j'ai sonné. Jamais, entendez-vous, jamais, sous aucun prétexte. Vous pouvez vous retirer, madame Bedwin, Souvenez-vous que je veux être obéi.»
Il y eut ce soir là des coeurs bien tristes chez M. Brownlow. Quant à Olivier, il était en proie à la plus vive douleur, en pensant à ses bons amis de Pentonville; heureusement pour lui, il ignorait ce que leur avait conté le bedeau; car il en serait mort de désespoir.
CHAPITRE XVIII Comment Olivier passait son temps dans la société de ses respectables amis.
Le lendemain vers midi, après que le Matois et maître Bates furent sortis pour vaquer à leurs occupations ordinaires, M. Fagin saisit l'occasion de faire à Olivier un long sermon sur l'affreux péché d'ingratitude, et lui montra clairement qu'il s'en était rendu coupable au premier chef, d'abord en s'éloignant volontairement de la société de ses amis, qu'il avait plongés dans l'inquiétude, et ensuite en essayant de leur échapper de nouveau, après qu'ils avaient pris tant de peine et dépensé tant d'argent pour le retrouver. M. Fagin insista surtout sur l'hospitalité qu'il avait donnée à Olivier, et sur l'amitié qu'il lui avait témoignée; il lui fit sentir que, sans cette assistance, il serait probablement mort de faim; puis il lui raconta l'effrayante histoire d'un jeune garçon qu'il avait secouru par charité, dans des circonstances semblables, mais qui s'était montré indigne de sa confiance, avait manifesté le désir d'entrer en relations avec la police, et avait malheureusement fini par se faire pendre un beau matin à Old- Bailey. Le juif ne chercha pas à dissimuler la part qu'il avait prise à cette catastrophe; mais il déplora, les larmes aux yeux, la cruelle nécessité à laquelle l'avait réduit le jeune homme en question, lequel, par sa mauvaise tête et sa conduite perfide, avait rendu ce fâcheux dénoûment indispensable à la sécurité de lui Fagin et de ses intimes amis.
Le juif finit sa harangue par la description peu flatteuse des désagréments de la potence, et, d'un ton affable et poli, déclara qu'il avait l'espoir de n'être jamais forcé de soumettre Olivier Twist à cette fâcheuse opération.
En écoutant M. Fagin, le petit Olivier tremblait de tous ses membres, bien qu'il ne comprit qu'imparfaitement les sinistres menaces contenues dans ces paroles. Il savait par expérience que la justice pouvait confondre l'innocent avec le coupable, quand par hasard elle les trouvait de compagnie; en se rappelant la nature ordinaire des altercations de Fagin avec M. Sikes, il fut porté à croire que déjà le juif avait plus d'une fois mis à exécution son plan pour réprimer les indiscrétions et faire disparaître les personnes trop communicatives. Il avait déjà saisi certaines allusions à quelque ancienne machination de ce genre. Il leva timidement les yeux, et rencontra le regard scrutateur du juif; il comprit que sa pâleur et son effroi n'avaient pas échappé au vieux scélérat, qui semblait même y prendre plaisir.
Un affreux sourire passa sur le visage de Fagin; il donna à Olivier une petite tape sur la tête, et lui dit que, s'il était bien tranquille et se mettait à la besogne, ils deviendraient une paire d'amis; puis il prit son chapeau, endossa une vieille redingote rapiécée, et sortit en fermant derrière lui la porte à double tour.
Pendant toute cette journée et pendant les jours suivants, Olivier resta seul, depuis le matin de bonne heure jusqu'à minuit.
Abandonné pendant de longues heures à ses pensées, il se reportait sans cesse vers ses bons amis de Pentonville, et songeait avec amertume à la fâcheuse opinion qu'ils devaient avoir de lui. Au bout d'une semaine, le juif ne ferma plus à clef la porte de la chambre, et Olivier eut la liberté de rôder dans la maison.
C'était un triste séjour. Les pièces du haut étaient garnies de grands panneaux de boiserie, avec de larges portes, et des corniches qui, bien que noircies par le temps et couvertes de poussière, laissaient apercevoir des sculptures variées. Olivier en conclut que jadis, longtemps avant la naissance du juif, cette maison avait appartenu à des gens d'une classe plus élevée, et que peut-être, tout affreuse et délabrée qu'elle était maintenant, elle avait été alors une demeure joyeuse et élégante. Des araignées avaient tendu leurs toiles à tous les angles des murs et le long des plafonds; quelquefois, tandis qu'Olivier arpentait doucement la chambre, une souris se mettait à trotter sur le plancher, et se sauvait épouvantée dans son trou: c'étaient là les seuls êtres vivants qu'il put voir ou entendre; souvent, quand la nuit tombait, et qu'il était fatigué d'errer de chambre en chambre, il allait se blottir dans un coin de l'allée qui donnait sur la rue, pour être aussi près que possible de la société des vivants, et il restait là, l'oreille tendue, à compter les heures jusqu'au retour du juif et de ses élèves.
Dans toutes les chambres, les volets vermoulus des fenêtres étaient soigneusement fermés, et les barreaux qui les retenaient étaient fortement vissés dans le bois; le jour ne pénétrait que par quelques trous ronds: ce qui donnait aux appartements un aspect encore plus sinistre, et les peuplait d'ombres bizarres. Il y avait, il est vrai, dans un grenier du fond, une fenêtre sans volets, et garnie de barreaux rouillés; souvent Olivier venait s'y installer pendant des heures entières, et regardait au loin d'un air pensif; mais il ne pouvait voir qu'une masse confuse de toits et de cheminées noires; quelquefois, pourtant, une vieille tête grise se montrait aux combles d'une maison éloignée; mais elle disparaissait aussitôt D'ailleurs, comme la fenêtre de l'observatoire d'Olivier était condamnée, et que les carreaux étaient obscurcis par une épaisse couche de poussière et de suie, il pouvait à peine distinguer au travers les objets extérieurs; mais, quant à essayer de se faire voir ou entendre, autant eût valu pour lui être niché dans la boule qui surmonte la cathédrale de Saint-Paul.
Un jour que le Matois et maître Bates devaient passer la soirée dehors, le premier de ces jeunes filous se mit en tête d'apporter à sa toilette plus de soin que de coutume; il n'avait pas souvent, il faut le dire, de faiblesse de ce genre; en conséquence, il daigna ordonner à Olivier de lui venir en aide.
Celui-ci était trop enchanté de se rendre utile, trop heureux aussi de voir des visages humains quelque désagréables qu'ils fussent, et trop désireux de se concilier l'affection de ceux qui l'entouraient, quand il pouvait le faire honnêtement, pour hésiter un instant à se plier à la volonté du Matois; celui-ci s'assit sur la table, et Olivier, mettant un genou en terre, se mit à cirer les bottes de M. Dawkins, ce que ce dernier appelait se faire vernir les trotteuses.
Soit que le Matois éprouvât ce sentiment de liberté et d'indépendance que ressent tout animal raisonnable, quand il est assis nonchalamment sur une table, fumant sa pipe, balançant mollement une jambe, tout en faisant cirer ses bottes qu'il n'a pas eu la peine d'ôter et qu'il n'aura pas l'ennui de remettre; soit que la bonté du tabac éveillât sa sensibilité, ou, que la bonne qualité de la bière influât sur son humeur, il s'abandonna à un élan d'enthousiasme qui contrastait singulièrement avec son caractère habituel; d'un air pensif il abaissa ses regards sur Olivier, puis, levant la tête, il dit avec un soupir, moitié à part et moitié à maître Bates:
«Quel dommage qu'il ne soit pas du métier!
- Ah! oui, dit Charlot Bates; il refuse son bonheur.»
Le Matois poussa encore un soupir et reprit sa pipe. Charlot en fit autant, et tous deux fumèrent en silence pendant quelques instants.
«Je parie que tu ne sais seulement pas ce que c'est que le métier? dit le Matois d'un air de pitié.
- Je crois que si, répondit Olivier en levant vivement la tête! cela veut dire vol… C'est ce que vous faites, n'est-ce pas? demanda-t-il en se reprenant.
- Oui, répondit le Matois, et j'aurais honte de faire autre chose.» En même temps il mit son chapeau sur l'oreille d'un air tapageur, et regarda maître Bates comme pour l'inviter à dire le contraire, s'il l'osait. «Oui, c'est mon métier; et c'est celui de Charlot, et de Fagin, et de Sikes, et de Nancy, et de Betty, de nous tous tant que nous sommes, à commencer par Fagin et à finir par le chien, qui ferme la marche.
- Et qui est le moins disposé à trahir, ajouta Charlot Bates.
- Ce n'est pas lui, dit le Matois, qui s'aviserait d'aboyer au banc des témoins et d'aller se compromettre; on pourrait bien l'y attacher et le laisser quinze jours sans manger, qu'il ne bougerait pas.
- Il s'en garderait bien; il n'y a pas de danger, observa Charlot.
- C'est un drôle de chien, poursuivit le Matois; quand il est en société, comme il regarde d'un air menaçant quiconque se met à rire ou à chanter! Avec ça qu'il ne grogne pas quand il entend jouer du violon, et qu'il ne déteste pas les chiens de toute autre espèce! Non, il se gêne!
- C'est, ma foi, un parfait chrétien,» dit Charlot.
Maître Bates voulait seulement dire par là que c'était un chien doué de toutes les qualités, et ne songeait pas que cette remarque offrait un autre sens également juste: car il y a bien des hommes et des femmes qui se donnent pour de parfaits chrétiens, et qui ne ressemblent pas mal au chien de M. Sikes.
«C'est bon, c'est bon, dit le Matois en revenant au sujet de la conversation; ceci n'a rien à faire avec le jeune nigaud ici présent.
- C'est vrai, dit Charlot. Olivier, pourquoi ne te mets-tu pas au service de Fagin?
- Ta fortune serait faite, ajouta le Matois en riant.
- Tu vivrais de tes rentes, et tu ferais le monsieur, comme c'est mon intention, à Pâques ou à la Trinité.
- Cela ne me plaît pas, répondit timidement Olivier; je voudrais bien qu'on me permît de m'en aller. J'aimerais mieux m'en aller.
- Et Fagin aime mieux que tu restes,» répliqua Charlot.
Olivier ne le savait que trop; mais, jugeant dangereux de s'expliquer plus clairement, il soupira et se remit à cirer les bottes du Matois.
«Allons donc! s'écria celui-ci; tu n'as donc pas de coeur, pas d'amour-propre? Est-ce que tu voudrais vivre aux dépens de tes amis?
- Oh! fi donc! dit maître Bates en tirant deux ou trois foulards de sa poche et en les jetant dans une armoire, ce serait ignoble.
- Quant à moi, je ne pourrais pas vivre comme ça, dit le Matois de l'air du plus profond dédain.
- Ça n'empêche pas que vous abandonnez vos amis, dit Olivier avec un léger sourire, et que vous les laissez punir à votre place.
- Quant à cela, répondit le Matois, c'était par pure considération pour Fagin, parce que les mouchards savent que nous travaillons avec lui; et, si nous n'avions pas déguerpi, il aurait pu lui en cuire. C'était là le seul motif, n'est-ce pas Charlot?»
Maître Bates fit un signe d'assentiment, et allait répondre, quand tout à coup le souvenir de la fuite d'Olivier lui revint à l'esprit et le fit pouffer de rire; il avala la fumée de sa pipe, et resta cinq minutes au moins à tousser et à frapper du pied.
«Tiens, regarde-moi ça, dit le Matois en tirant de sa poche une poignée de schillings et de pence, voila ce qui s'appelle mener une jolie existence! Et à quel jeu gagne-t-on tout cela? Il ne tient qu'à toi de l'apprendre. Le trésor où j'ai pris cet argent n'est pas encore à sec, va. Et tu ne veux pas en avoir autant, idiot que tu es!
- C'est bien laid, n'est-ce pas, Olivier? demanda Charlot. Il finira par se faire accrocher, n'est-ce pas?
- Je ne comprends pas, répondit Olivier.
— Voici à peu près ce que c'est,» dit Charlot. En même temps il saisit un bout de sa cravate, et, le tenant en l'air, il pencha sa tête sur son épaule, et fit craquer ses dents d'une manière singulière, montrant, par cette pantomime expressive, que se faire accrocher ou se faire pendre était une seule et même chose. «Tu comprends maintenant, dit Charlot; mais vois donc, Jack, comme il me regarde d'un air ébahi… Je n'ai jamais vu pareille innocence! il me fera mourir à force de rire, c'est sûr.»
Et maître Bates, après avoir ri aux larmes, reprit sa pipe et se remit à fumer.
«Tu n'as pas été bien éduqué, Olivier, dit le Matois en regardant ses bottes avec satisfaction, quand Olivier les eut rendues bien luisantes; Fagin fera quelque chose de toi pourtant, ou tu serais le premier qui ne répondrait pas par ses progrès à l'habileté de sa direction; tu ferais mieux de te mettre tout de suite à la besogne, car tu en viendras toujours là un jour ou l'autre, sans même t'en douter, et en attendant tu perds ton temps.»
Maître Bates appuya cet avis de force réflexions morales de son cru; ensuite son ami M. Dawkins et lui entamèrent un long dialogue sur les mille agréments de la vie qu'ils menaient; ils insinuèrent, à plusieurs reprises, à Olivier, que le meilleur parti qu'il eût à prendre était de mériter au plus vite la bienveillance de Fagin, en s'y prenant comme eux-mêmes l'avaient fait.
«Et mets-toi bien dans la cervelle, dit le Matois en entendant le juif ouvrir la porte, que si tu n'escamotes pas des toquantes…
- À quoi bon lui parler ainsi? remarqua maître Bates; il ne comprend seulement pas ce que cela veut dire.
- Si tu n'escamotes pas des montres et des foulards, reprit le Matois en se servant d'expressions à la portée d'Olivier, d'autres le feront; tant pis pour ceux qui se les laissent prendre, et tant pis pour toi aussi; il n'en revient pas un sou de plus à personne, excepté à celui qui met la main dessus; et tu as autant de droit que celui-là à t'en emparer.
- Sans doute, sans doute, dit le juif qui était entré sans qu'Olivier l'aperçût; c'est tout simple, mon ami, tu peux en croire le Matois sur parole; ah! ah! en voilà un qui entend à merveille le catéchisme de sa profession!»
Tout en donnant ainsi son assentiment aux beaux raisonnements du Matois, le vieux juif se frottait les mains d'un air de satisfaction, et s'applaudissait des talents de son élève.
La conversation en resta là, car le Juif était rentré en compagnie de miss Betty et d'un monsieur qu'Olivier n'avait pas encore vu, mais que le Matois salua du nom de Tom Chitling.
M. Chitling était plus âgé que le Matois et comptait environ dix- huit printemps; mais il avait, à l'égard de son jeune confrère, un ton de déférence qui semblait indiquer qu'il se reconnaissait un peu inférieur à lui en génie et en habileté dans l'exercice de sa profession. Il avait de petits yeux qu'il clignait sans cesse, et la figure gravée de petite vérole. Une casquette de loutre, une veste de gros drap brun, un méchant pantalon de futaine et un tablier, composaient tout son costume; à dire vrai, sa garde-robe n'était plus présentable; mais il s'excusa près de la compagnie en disant qu'il avait fini son temps depuis une heure à peine, et qu'ayant toujours porté le costume réglementaire, depuis six semaines, il n'avait pas eu le loisir de s'occuper de ses effets, M. Chitling ajouta, d'un ton très courroucé, qu'on avait adopté là-bas un nouveau système de fumigation pour les vêtements, système infernal et inconstitutionnel, qui les brûlait sans qu'on eût aucun recours contre une telle injustice; il s'éleva aussi avec force contre l'usage adopté de couper les cheveux des gens, et déclara cette mesure absolument illégale; enfin il termina ses observations en affirmant que, pendant quarante-deux mortelles journées de travail forcé, il n'avait pas avalé une goutte de n'importe quoi, et qu'il consentait à être empalé, s'il n'avait pas le gosier aussi sec qu'un four à chaux.
«Olivier, demanda le juif, tandis que les jeunes filous mettaient sur la table une bouteille d'eau-de-vie, d'où penses-tu qu'arrive monsieur?
- Je… ne sais pas, monsieur, répondit l'enfant.
- Qu'est-ce que c'est que celui-là? demanda Tom Chitling en jetant sur Olivier un regard de dédain.
- Un de mes jeunes amis, mon cher, répliqua le juif.
- Eh. bien! il a de la chance, dit le jeune homme en regardant Fagin d'un air d'intelligence; ne t'inquiète pas de savoir d'où je viens, mon garçon. Tu prendras assez vite le même chemin, j'en gagerais bien un écu.»
Les jeunes voleurs rirent de cette saillie, et, après quelques plaisanteries sur le même sujet, ils échangèrent avec Fagin quelques mots à voix basse, et quittèrent la chambre.
Après avoir causé un instant tête à tête, le nouveau venu et Fagin allèrent s'asseoir auprès du feu. Le juif dit à Olivier de venir prendre place près de lui, et fit tomber la conversation sur les sujets les plus propres à intéresser ses auditeurs. Il s'étendit sur les grands avantages du métier, sur l'habileté du Matois, la bonne humeur de Charlot Bates et la libéralité de lui, Fagin. Quand il eut épuisé tous ces sujets, comme M. Chitling tombait de fatigue (effet ordinaire d'un séjour de quelques semaines à la maison de correction), miss Betty se retira, et la société se sépara pour aller dormir.
À partir de ce jour, Olivier ne resta presque jamais seul; il fut continuellement en rapport avec les deux jeunes filous, qui jouaient chaque matin avec le juif à leur jeu favori; était-ce pour les rendre plus adroits, ou pour former peu à peu Olivier? à cela M. Fagin eût pu répondre mieux que personne. Parfois le vieux scélérat leur contait des histoires d'escroquerie de sa jeunesse, d'une manière si plaisante et si originale, qu'Olivier ne pouvait s'empêcher de rire de tout son coeur, et de montrer qu'en dépit de la délicatesse de ses sentiments, il prenait plaisir à ces récits.
En un mot, le vieux misérable tenait l'enfant dans ses filets; après l'avoir amené, par la solitude et la tristesse, à préférer une société quelconque à l'isolement dans cet affreux séjour, sans autre passe-temps que ses tristes pensées, il versait peu à peu dans son coeur le poison sur lequel il comptait pour le corrompre et le souiller à tout jamais.
CHAPITRE XIX.
Discussion et adoption d'un plan de campagne.
Par une nuit sombre, pluvieuse et froide, le juif, après avoir boutonné jusqu'au haut sa grande redingote, et relevé le collet sur ses oreilles de manière à cacher le bas de sa figure, sortit de son affreuse tanière. Il s'arrêta un instant sur le seuil, tandis que, derrière lui, on fermait soigneusement la porte à clef et qu'on poussait les verrous; il prêta l'oreille pour s'assurer que ses élèves s'acquittaient bien de ces mesures de prudence, et, quand il n'entendit plus le bruit de leurs pas, il s'éloigna au plus vite.
La maison où l'on avait conduit Olivier était dans le voisinage de Whitechapel. Arrivé au coin de la rue, le juif s'arrêta de nouveau, jeta autour de lui un regard défiant, puis passa de l'autre côté, et se dirigea vers Spitalfields.
Une boue épaisse couvrait le pavé; les rues étaient plongées dans le brouillard; la pluie tombait lentement, l'air était froid, le sol glissant: c'était, en un mot, une nuit faite exprès pour un promeneur tel que le juif. Tandis qu'il cheminait à pas de loup, rasant les murailles ou se dissimulant sous l'auvent des boutiques, l'affreux vieillard ressemblait à un hideux reptile sorti de la fange et des ténèbres, et rampant dans l'ombre, à la recherche d'une nourriture immonde.
Il parcourut un grand nombre de rues étroites et tortueuses, jusqu'à ce qu'il eût atteint Bethnal-Green; puis, tournant tout à coup à gauche, il s'engagea dans un dédale de petites rues sales, comme on en trouve tant dans ce quartier populeux de Londres.
Le juif semblait du reste trop bien connaître les lieux qu'il traversait, pour éprouver la moindre difficulté à s'orienter, malgré l'obscurité, au milieu de ce labyrinthe; il parcourut à grands pas nombre de passages et d'allées, et s'engagea enfin dans une rue mal éclairée par un unique réverbère, placé à l'autre bout. Il frappa à la porte d'une maison, et, après avoir échangé quelques mots à voix basse avec la personne qui vint lui ouvrir, il monta l'escalier.
Au moment où il toucha le loquet de la porte, un chien gronda, et on entendit une voix d'homme demander: «Qui va là?»
- C'est moi, Guillaume, rien que moi, dit le juif en jetant un coup d'oeil dans la chambre.
- Entrez, dit Sikes, Couche là, vilaine bête! Tu ne reconnais donc plus le diable, quand il a sa grande redingote.»
L'accoutrement de Fagin avait sans doute induit le chien en erreur: car, dès que le juif eut déboutonné sa redingote et l'eut posée sur le dos d'une chaise, l'animal regagna son coin en remuant la queue, montrant par là qu'il était aussi satisfait que possible.
«Eh bien! dit Sikes.
- Eh bien, mon ami? répondit le juif. Ah! bonjour Nancy.»
Le juif s'adressa à la jeune fille avec un certain embarras, et comme s'il doutait de l'accueil qu'elle lui ferait; car c'était la première fois qu'il la voyait depuis qu'elle avait pris parti pour Olivier. Mais ses doutes, s'il en avait, furent bientôt dissipés par la conduite de Nancy à son égard; elle retira ses pieds du garde-feu, recula sa chaise, et dit à Fagin d'avancer la sienne; car la nuit était glaciale.
«Il fait bien froid, Nancy, ma bonne, dit le juif en chauffant ses mains ridées; il y a de quoi vous glacer jusqu'aux os, ajouta-t-il en portant la main à son côté gauche.
- Il faudrait un fameux froid pour vous pénétrer jusqu'au coeur, dit M. Sikes. Nancy, donne-lui quelque chose à boire. Dépêche-toi, mille tonnerres! Il y a de quoi tomber malade, rien qu'à voir grelotter cette vieille carcasse, cet affreux spectre qui a l'air d'être sorti tout à l'heure de son tombeau.»
Nancy se hâta de prendre une bouteille dans une armoire qui en contenait un grand nombre, de formes diverses et probablement pleines de toute sorte de liqueurs. Sikes remplit un verre d'eau- de-vie, et invita le juif à le vider.
«Assez comme cela, Guillaume, merci, dit le juif en posant le verre après y avoir seulement touché du bout des lèvres.
- Comment! est-ce que vous avez peur que nous ne vous fassions votre affaire? demanda Sikes en regardant fixement le juif. Fi donc!»
M. Sikes, de l'air le plus méprisant, prit le verre, et jeta dans les cendres la liqueur qu'il contenait, puis le remplit pour lui- même, et le vida d'un trait.
Pendant ce temps, le juif promenait ses regards autour de la chambre, non par curiosité, car il la connaissait depuis longtemps, mais avec cette expression inquiète et soupçonneuse qui lui était naturelle. Elle était pauvrement meublée, et les objets contenus dans l'armoire indiquaient seuls qu'elle n'était pas occupée par un ouvrier. Rien ne pouvait éveiller de soupçons, sauf deux ou trois gros gourdins placés dans un coin, et un casse-tête accroché au-dessus de la cheminée.
«Allons, dit Sikes en faisant claquer ses lèvres, maintenant, je suis à vous.
- Pour causer d'affaires, hein? demanda le juif.
- Oui, pour causer d'affaires, répondit Sikes. Ainsi, dites ce que vous avez à dire.
- Au sujet de cette maison à Chertsey, Guillaume, dit le juif en rapprochant sa chaise et en parlant très bas.
- Oui; eh bien, quoi? demanda Sikes.
- Ah! vous savez bien ce que je veux dire, mon cher, reprit le juif. N'est-ce pas, Nancy, qu'il sait bien ce que je veux dire?
- Non, il n'en sait rien, dit ironiquement M. Sikes, ou il ne veut pas le savoir, ce qui est tout comme; parlez, et appelez les choses par leur nom. Allez-vous rester longtemps à cligner de l'oeil, à barguigner et à parler par énigmes, comme si ce n'était pas vous qui avez eu la première pensée de ce vol? expliquez-vous, que diable!
- Paix, paix, Guillaume! dit le juif, qui avait essayé inutilement de modérer l'indignation de M. Sikes; on pourrait nous entendre, mon cher, on pourrait nous entendre.
- Eh bien! qu'on nous entende! répliqua Sikes; que m'importe?»
Il comprit pourtant que cela importait, car il baissa le ton en prononçant ces mots et redevint plus calme.
«Allons, allons, dit le juif d'un air doucereux, c'était seulement par prudence… rien de plus. Maintenant, mon cher, parlons de cette maison de Chertsey; quand fait-on le coup, hein! Guillaume? Tant d'argenterie, mes amis, tant d'argenterie! ajouta-t-il en se frottant les mains et en écartant ses sourcils, comme s'il avait déjà le trésor.
- Il n'y a rien à faire, dit froidement Sikes.
- Rien à faire! répète le juif en se laissant tomber sur le dos de sa chaise.
- Non, rien, reprit Sikes. Du moins, ce n'est pas une affaire bâclée, comme nous l'espérions.
- Alors, c'est qu'on s'y est mal pris, dit le juif pâle de colère.
Ne me dites plus rien.
- Si fait, reprit Sikes. Qui êtes-vous donc pour refuser de m'écouter? Je vous dis qu'il y a quinze jours que Tobie Crackit rôde autour de la maison, et il n'a pas pu faire broncher un domestique.
- Voulez-vous dire par là, Guillaume, interrompit le juif en s'adoucissant à mesure que son compagnon s'animait, que les deux valets n'ont pu être gagnés ni l'un ni l'autre?
- Oui, voilà la chose, répondit Sikes. Il y a vingt ans qu'ils sont au service de la vieille dame, et on leur donnerait cinq cents livres sterling qu'ils ne voudraient entendre à rien.
- Mais mon cher, observa le juif, et les femmes? Est-ce qu'on n'a rien pu faire de ce côté?
- Absolument rien, répondit Sikes.
- Pas même par le moyen du séduisant Tobie Crackit? dit le juif d'un air d'incrédulité. Vous savez bien ce que c'est que les femmes, Guillaume.
- Eh bien non, le séduisant Tobie Crackit en personne en a été pour ses frais, répondit Sikes; il dit qu'il a eu beau porter tout le temps de faux favoris et un gilet jaune serin, c'était comme s'il chantait.
- Il aurait dû se mettre des moustaches et porter un pantalon d'uniforme, dit le juif après quelques instants de réflexion.
- Il n'y a pas manqué, reprit Sikes, et ça n'a pas fait plus d'effet.»
À ces mots, le juif parut déconcerté, et, après avoir rêvé quelques minutes, le menton dans la poitrine, il leva la tête et dit que, si le rapport du séduisant Tobie Crackit était exact, il était à craindre que l'affaire ne tombât dans l'eau.
«Et pourtant, ajoutait le vieillard en posant ses mains sur ses genoux, c'est une chose déplorable, mon cher, que de perdre tant de richesses que nous croyions déjà tenir.
- C'est vrai, dit M. Sikes, c'est avoir du guignon!»
Un long silence s'ensuivit, pendant lequel le juif resta plongé dans une profonde rêverie; ses traits contractés avaient une expression vraiment diabolique. De temps à autre Sikes l'observait du coin de l'oeil, et Nancy, craignant sans doute d'irriter le brigand, restait immobile, les yeux fixés au fond de la cheminée, comme si elle n'avait pas entendu un mot de la conversation.
«Fagin, dit Sikes, rompant tout à coup le silence, me reviendra-t- il cinquante souverains hors part, si nous en venons à bout du dehors?
- Oui, dit le juif, comme s'il sortait subitement d'un rêve prolongé.
- Est-ce dit? demanda Sikes.
- Oui, oui, mon cher,» reprit le juif en serrant la main de Sikes.
Ses yeux étincelaient, et tous les muscles de son visage trahissaient l'émotion que lui causait cette demande.
«Dans ce cas, dit Sikes, en repoussant la main du juif avec dédain, ça se fera quand vous voudrez. L'avant-dernière nuit, nous avons escaladé, Tobie et moi, le mur du jardin, et sondé les volets et les battants de la porte. La maison est barricadée la nuit comme une prison; mais il y a un endroit que nous pouvons briser sans bruit.
- Où donc, Guillaume? demanda le juif avec empressement.
- Vous savez, dit tout bas Sikes, quand on a traversé la pelouse…
- Oui, oui, dit le juif, en avançant la tête et en ouvrant de grands yeux.
- Hum! fit Sikes, s'arrêtant court sur un léger signe de tête de la jeune fille, qui lui faisait remarquer l'expression de figure du juif. Que vous importe de savoir où c'est? Vous ne pouvez rien faire sans moi, je le sais; mais il est bon d'être toujours sur ses gardes quand on a affaire à vous.
- Comme vous voudrez, mon cher, comme vous voudrez, répondit le juif en se mordant les lèvres. Et il n'y a besoin de personne autre que de vous et de Tobie?
- Non, dit Sikes: il ne faut que nous deux, avec un vilebrequin et un enfant; le premier, nous l'avons: à vous de nous trouver le second.
- Un enfant! s'écria le juif; oh! alors, il faut s'introduire par un panneau, hein?
- Encore une fois, que vous importe? répliqua Sikes, il me faut un enfant, et qui ne soit pas gros. Dieu! ajouta-t-il après un instant de réflexion; si j'avais seulement le petit garçon de Ned, le ramoneur!… il l'empêchait tout exprès de grandir, et le louait à l'occasion; mais le père s'est fait pincer, et alors la société des jeunes délinquants arrive, enlève l'enfant à un métier où il gagnait de l'argent, lui fait apprendre à lire et à écrire, et avec le temps en fait un apprenti; et voilà comme ils procèdent, dit M. Sikes dont ce souvenir excitait la colère, voilà comme ils se mêlent de tout; et, s'ils avalent assez d'argent (mais Dieu merci ils n'en sont pas encore là), il ne nous resterait pas six enfants par an pour notre métier.
- C'est vrai, observa le juif, qui, tandis que Sikes parlait, était resté absorbé dans ses pensées, et n'avait saisi que les derniers mots; Guillaume!
- Eh bien?» demanda Sikes.
Le juif fit un signe de tête en montrant Nancy, qui restait immobile devant le feu: il donnait ainsi à entendre à Sikes qu'il devrait éloigner la jeune fille: celui-ci haussa les épaules avec impatience, mais se rendit pourtant au désir du juif, et demanda à Nancy d'aller lui chercher un pot de bière.
«Tu n'en veux pas, dit Nancy en se croisant les bras et en restant tranquillement à sa place.
- Je te dis que si, répondit Sikes.
- Allons donc! reprit celle-ci avec sang-froid. Continuez, Fagin. Je sais ce qu'il va dire, Guillaume; il n'a pas besoin de faire attention à moi.»
Le juif hésitait encore, et Sikes les regarda l'un et l'autre avec quelque surprise.
«En quoi cette fille peut-elle vous gêner, Fagin? demanda-t-il enfin; il y a assez longtemps que vous la connaissez pour vous fier à elle, ou alors, à tous les diables! Elle n'est pas femme à jaser; n'est-ce pas, Nancy?
- Je pense bien que non, répondit la jeune fille en approchant sa chaise de la table, sur laquelle elle posa ses deux coudes.
- Non, non, ma chère, je n'en doute pas, dit le juif; mais…»
Et il s'arrêta encore.
«Mais quoi? demanda Sikes.
- Je ne savais pas si elle ne serait pas encore peut-être aussi mal disposée que l'autre soir,» répondit le juif.
Nancy partit d'un grand éclat de rire, et, avalant un verre d'eau- de-vie, secoua la tête d'un air de défi, et se mit à pousser des exclamations incohérentes: «Allez toujours votre chemin! Ne parlez jamais de vous rendre!» et autres semblables, ce qui parut rassurer complètement les deux hommes. Le juif hocha la tête avec satisfaction et se rassit; M. Sikes en fit autant.
«Maintenant, Fagin, dit Nancy en riant, contez à Guillaume vos projets sur Olivier.
- Ah! ma chère, tu es une fine mouche, tu es bien la fille la plus maligne que je connaisse! dit le juif en lui donnant une petite tape sur le cou. C'était justement d'Olivier que je voulais parler. Ha! ha!
- Pour quoi faire? demanda Sikes.
- C'est l'enfant qu'il vous faut, mon cher, répondit le juif à voix basse, en posant son doigt sur son nez et en faisant une affreuse grimace.
- Lui? s'écria Sikes.
- Prends-le, Guillaume! dit Nancy. À ta place, je n'hésiterais pas; il n'est peut-être pas aussi futé que d'autres; mais qu'est- ce que ça fait, s'il s'agit seulement de t'ouvrir une porte? Sois sûr qu'on peut compter sur lui, Guillaume.
- C'est vrai, reprit Fagin; il est en bon train depuis quelques semaines, et il est temps qu'il commence à gagner sa vie. D'ailleurs, les autres sont trop gros.
- Ce n'est pas l'embarras, il est justement de la taille qu'il me faut, dit M. Sikes après réflexion.
- Et il fera tout ce que vous voudrez, mon cher, interrompit le juif; il ne pourra faire autrement, pourvu toutefois que vous lui fassiez assez peur.
- Lui faire peur! répéta Sikes; il aura peur pour tout de bon, sachez-le bien. S'il s'avise de broncher, une fois à la besogne, s'il fait un faux pas, vous ne le reverrez pas vivant, Fagin, songez-y avant de me l'envoyer. Tenez-vous-le pour dit, ajoute le brigand en brandissant une lourde pince qu'il venait de prendre sous le lit.
- J'ai songé à tout cela, dit le juif avec énergie; j'ai l'oeil sur lui, mes amis; je l'ai observé de près, de très près; qu'il comprenne une bonne fois qu'il est des nôtres; qu'il soit convaincu qu'il a volé, et il est à nous… à nous pour la vie! Oh! cela ne pouvait pas se trouver plus à propos!»
Le vieillard croisa ses bras sur sa poitrine, enfonça sa tête dans ses épaules, et tressaillit de joie.
«À nous! dit Sikes. À vous, vous voulez dire.
- Peut-être, mon cher, dit le juif en poussant un cri de joie. À moi, si vous voulez, Guillaume.
- Ah çà! comment se fait-il, dit Sikes en toisant son agréable ami d'un air refrogné, comment se fait-il que vous vous inquiétiez tant de ce blanc-bec, quand vous savez qu'il y en a chaque soir cinquante comme lui qui flânent aux alentours de Common Garden parmi lesquels vous n'avez qu'à choisir?
- Parce qu'ils ne sont bons à rien, mon cher, répondit le juif un peu embarrassé; ils ne valent pas la peine qu'on les prenne; quand ils se font pincer, leur physionomie seule dépose contre eux, et je les perds tous. Au contraire, en tirant bon parti de cet enfant, je puis faire avec lui, mes amis, plus qu'avec vingt autres. D'ailleurs, s'il parvenait encore à nous fausser compagnie, il nous tient: il est donc indispensable qu'il soit des nôtres. Qu'il participe à un seul vol, il n'en faut pas davantage pour que je le tienne à ma merci, et c'est tout ce que je veux. Cela vaut bien mieux que d'être obligé de se défaire de ce pauvre petit garnement; d'abord nous y perdrions, et puis nous pourrions courir quelque danger.
- À quand l'expédition? demanda Nancy au moment où M. Sikes allait se récrier avec violence, et exprimer le profond dégoût que lui inspiraient les semblants d'humanité de Fagin.
- Ah! c'est vrai, dit le juif; à quand l'expédition, Guillaume?
- Dans la nuit d'après-demain, répondit Sikes d'une voix sombre; c'est convenu avec Tobie, à moins que je ne lui donne contre- ordre.
- Bon, dit le juif; il n'y a pas de lune.
- Non, répliqua Sikes.
- Et tout est disposé pour emporter le magot?» demanda Fagin.
Sikes fit un signe de tête affirmatif.
«Et avez-vous songé…
- Oh! tout est prévu, repartit Sikes; assez de détails comme ça. Il vaudra mieux amener l'enfant ici demain soir; je plierai bagage au point du jour. Ainsi taisez-vous, et préparez le creuset: c'est tout ce que vous avez à faire.»
Après une discussion à laquelle les trois personnages prirent part, il fut décidé que le lendemain, à la nuit close, Nancy irait chez le juif et ramènerait Olivier. Fagin observa adroitement que, si l'enfant montrait de la répugnance pour l'entreprise, il suivrait plutôt Nancy que tout autre, puisqu'elle s'était interposée récemment en sa faveur. On stipula formellement que le pauvre Olivier serait abandonné, sans réserve, aux soins et à la garde de M. Guillaume Sikes; et de plus que ledit Sikes en agirait avec lui comme il l'entendrait, sans être responsable, auprès du juif, de ce qui pourrait arriver de fâcheux à l'enfant, ni de tout châtiment qu'il jugerait nécessaire de lui infliger, à condition, bien entendu, que les assertions de M. Sikes, à son retour, seraient confirmés, dans tous les détails importants, par le témoignage du séduisant Tobie Crackit.
Quand on fut d'accord sur tous les points, M. Sikes se mit à boire de l'eau-de-vie à plein verre et à brandir sa pince d'une manière peu rassurante, en chantant à tue-tête, ou en proférant d'affreuses imprécations. Enfin, dans un accès d'enthousiasme pour son métier, il voulut examiner sa boite à outils; il ne l'eut pas plutôt ouverte, pour expliquer l'usage et l'emploi des divers instruments d'effraction qu'elle contenait, et vanter le mérite de leur fabrication, qu'il tomba sur le plancher, et s'endormit à l'endroit où il était tombé.
«Bonsoir, Nancy, dit le juif, en s'affublant de sa grande redingote.
- Bonsoir.»
Leurs yeux se rencontrèrent, et Fagin lança à la jeune fille un regard pénétrant et scrutateur. Elle ne broncha pas; le juif allongea sournoisement en passant un coup de pied à l'ivrogne étendu sur le plancher, et descendit l'escalier à tâtons.
«Toujours la même chose, marmottait le juif entre ses dents en prenant le chemin de sa demeure. Ce qu'il y a de pis chez ces femmes, c'est qu'un rien leur rappelle un sentiment oublié depuis longtemps; mais ce qu'il y a de bon, c'est que cela ne dure pas. Ha! ha! l'homme contre l'enfant, pour un sac d'or!»
Tout en trompant l'ennui de la route par ces agréables réflexions, M. Fagin regagna son obscure tanière, où le Matois était encore sur pied, attendant avec impatience le retour de son maître.
«Olivier est-il couché? j'ai à lui parler, fut la première phrase du juif en descendant l'escalier.
- Il y a longtemps, répondit le Matois en ouvrant une porte. Le voici.»
L'enfant, profondément endormi, reposait sur un matelas grossier étendu sur le plancher. L'inquiétude, la tristesse, l'ennui de la captivité, l'avaient rendu pâle comme la mort, non telle qu'elle se montre à nous sous le linceul et dans le cercueil, mais telle qu'elle s'offre à nos yeux au moment où la vie vient de s'éteindre; quand une âme jeune et pure vient de s'envoler vers le ciel, et que l'air grossier de ce monde n'a pas encore eu le temps de souffler sur cette poussière qu'elle animait et qu'elle sanctifiait.
«Pas maintenant, dit le juif en s'éloignant sans bruit. Demain, demain.»
CHAPITRE XX.
Olivier est remis entre les mains de M. Guillaume Sikes.
Le matin, à son réveil, Olivier ne fut pas peu surpris de trouver au pied de son lit, au lieu de ses vieilles chaussures, une paire de souliers neufs, garnis de bonnes grosses semelles. Cette découverte le réjouit d'abord, dans l'espérance que c'était peut- être le prélude de sa mise en liberté; mais cet espoir s'évanouit bientôt. Au moment du déjeuner, comme il se trouvait seul avec le juif, celui-ci lui dit, d'un ton et d'un air qui ne firent qu'augmenter ses craintes, que le soir même on viendrait le prendre pour le mener à la demeure de Guillaume Sikes.
«C'est pour… pour y rester, monsieur? demanda Olivier avec anxiété.
- Non, non, mon ami, pas pour y rester, répondit le juif; nous ne voudrions pas te perdre. N'aie pas peur, Olivier, tu nous reviendras. Ha! ha! nous n'aurions pas la cruauté de te renvoyer, mon cher; oh! que non.»
Le vieillard, tout en raillant ainsi Olivier, était accroupi devant le feu, occupé à faire griller une tranche de pain; il se mit à rire pour montrer qu'il savait parfaitement que l'enfant serait charmé de s'échapper, s'il le pouvait.
«Je suppose, reprit-il en le regardant fixement, je suppose que tu voudrais savoir pourquoi tu vas chez Guillaume, hein?»
Olivier rougit involontairement en voyant que le vieux scélérat avait lu dans sa pensée, mais il répondit sans hésiter:
«C'est vrai; je voudrais le savoir.
- Tu ne te doutes pas de ce que ce peut être? demanda Fagin en éludant la question.
- Non, en vérité, monsieur, répondit Olivier.
- Bah! dit le juif, en se retournant d'un air désappointé après avoir scruté attentivement la figure de l'enfant. Dans ce cas, attends que Guillaume te mette au courant.»
Le juif parut très contrarié de voir qu'Olivier ne témoignait pas plus de curiosité à ce sujet; mais, à vrai dire, celui-ci, bien qu'il fût dévoré d'inquiétude, était si troublé par le regard scrutateur de Fagin et par ses propres pensées, qu'il ne put en demander davantage en ce moment. L'occasion ne se présenta plus; le juif resta morne et silencieux jusqu'au soir, et, à la nuit close, se prépara à sortir.
«Tu peux allumer une chandelle, dit le juif en en posant une sur la table; et voici un livre pour te distraire jusqu'à ce qu'on vienne te chercher. Bonsoir.
- Bonsoir, monsieur,» répondit doucement Olivier.
Le juif se dirigea vers la porte, en regardant l'enfant du coin de l'oeil; puis il s'arrêta brusquement et l'appela par son nom.
Olivier leva la tête; le juif, lui montrant du doigt la chandelle, lui fit signe de l'allumer. Il obéit; et, comme il posait le flambeau sur la table, il vit que le juif, les sourcils froncés, l'examinait attentivement du fond de la chambre.
«Prends garde, Olivier! prends garde à toi! dit le vieillard avec un geste qui en disait plus que des paroles; c'est un butor capable de tout, pour peu qu'on l'irrite. Quoi qu'il arrive, ne dis rien, et fais tout ce qu'il voudra. Réfléchis bien à ce que je te dis là!»
Il appuya beaucoup sur ces derniers mots; un horrible sourire passa sur son visage; il fit un signe de tête et sortit.
Olivier, resté seul, mit sa tête dans ses mains, et réfléchit avec angoisse aux paroles qu'il venait d'entendre: plus il pensait à la recommandation du juif, et plus il se perdait en conjectures sur le sens et la portée de cet avis. Si l'on avait à son égard des intentions criminelles, ne pouvait-on pas les mettre à exécution tout aussi bien chez Fagin que chez Sikes? Tout considéré, il s'arrêta à l'idée qu'on l'avait choisi pour remplir chez ce dernier quelques fonctions domestiques, jusqu'à ce qu'il se fût procuré un garçon qui lui convînt davantage; il était trop habitué à souffrir, et il avait trop souffert chez le juif, pour regretter un changement, quel qu'il fût. Il resta quelques minutes plongé dans ces pensées, puis moucha la chandelle en soupirant, et, ouvrant le livre que Fagin lui avait laissé, se mit à le parcourir.
D'abord il le feuilleta d'un air distrait; mais il tomba bientôt sur un passage qui attira son attention, et il finit par être complètement absorbé dans sa lecture. C'était l'histoire de la vie et du jugement des grands criminels; le livre avait tant servi que les pages en étaient souillées et noircies. Il y lut le récit de crimes horribles, à faire dresser les cheveux sur la tête, d'assassinats commis secrètement sur des chemins détournés, des histoires de cadavres jetés dans des fossés ou dans des puits qui, tout profonds qu'ils étaient, n'avaient pu les cacher pour toujours: au bout de quelques années on les avait retrouvés, et, en les voyant, les assassins avaient perdu la tête, confessé leur crime, et demandé à grands cris que le gibet mît fin à leurs tourments. Plus loin, c'était l'histoire d'hommes qui s'étaient familiarisés peu à peu avec l'idée du crime, et avaient fini par commettre des horreurs à faire frissonner. Ces affreux tableaux étaient tracés avec tant de vérité, que les pages du livre prirent aux yeux d'Olivier une couleur de sang, et qu'il crut entendre les gémissements étouffés des victimes.
La terreur de l'enfant devint telle qu'il ferma le livre et le jeta loin de lui; il tomba à genoux, et demanda à Dieu avec ferveur de le garder pur de tels forfaits, et de lui envoyer plutôt la mort que de permettre qu'il devint criminel. Peu à peu il se calma, et, d'une voix faible et tremblante, il conjura le ciel de lui venir en aide au milieu des dangers qui le menaçaient, d'avoir pitié d'un pauvre enfant abandonné qui n'avait jamais connu l'affection d'un parent ni d'un ami, et de le secourir en ce moment où, désespéré et sans appui, il se trouvait seul au milieu d'hommes pervers et criminels.
Sa prière terminée, il était encore à genoux, la tête cachée dans ses mains, quand un léger bruit le fit tressaillir.
«Qu'est-ce? s'écria-t-il en se relevant et en apercevant quelqu'un debout près de la porte, qui est là?
- C'est moi, moi seule,» répondit une voix tremblante.
Olivier leva la chandelle au-dessus de sa tête, et regarda du côté de la porte: c'était Nancy.
«Baisse cette chandelle, dit la jeune fille en détournant la tête, elle me fait mal aux yeux.»
Olivier vit qu'elle était très pâle, et lui demanda affectueusement si elle était malade. Elle se laissa tomber sur une chaise, en lui tournant le dos, et se tordit les mains; mais elle ne répondit pas.
«Dieu me pardonne! dit-elle après un silence; je n'aurais jamais cru cela.
- Vous est-il arrivé quelque chose? demanda Olivier; puis-je vous être utile? Je suis prêt, parlez.»
Elle s'agita sur sa chaise, porta la main à sa gorge, poussa un sourd gémissement, et fit des efforts pour respirer.
«Nancy! s'écria Olivier très inquiet; qu'avez-vous?»
La jeune fille frappa des mains sur ses genoux, et des pieds sur le plancher, puis s'arrêta tout à coup, s'enveloppa dans son châle et grelotta de froid.
Olivier attisa le feu; elle rapprocha sa chaise du foyer et resta quelques instants sans parler; enfin elle leva la tête et regarda autour d'elle.
«Je ne sais ce qui me prend de temps à autre, dit-elle, en se donnant une contenance et en réparant le désordre de sa toilette; c'est l'effet de cette chambre sale et humide, je crois. Maintenant, mon petit Olivier, es-tu prêt?
- Est-ce que je m'en vais avec vous? demanda Olivier.
- Oui, répondit-elle; je viens de la part de Guillaume; il faut que tu viennes avec moi.
- Pour quoi faire? dit Olivier, en reculant de deux pas.
- Pour quoi faire? répéta la jeune fille en regardant l'enfant; mais, dès qu'elle rencontra le regard d'Olivier, elle baissa les yeux. Oh! pour rien de mal.
- J'en doute, dit Olivier, qui l'observait attentivement.
- Comme tu voudras, repartit la jeune fille avec un rire affecté.
Pour rien de bien, alors.»
Olivier put voir qu'il avait quelque influence sur la sensibilité de Nancy, et il eut un instant la pensée de faire appel à sa commisération; mais il songea tout à coup qu'il était à peine onze heures, qu'il y avait encore du monde dans les rues, et qu'il trouverait sans doute quelqu'un qui ajouterait foi à ses paroles. Dès que cette réflexion se fut présentée à son esprit, il s'avança vers la porte, et dit bien vite qu'il était prêt à partir.
Ni cette réflexion ni le projet de l'enfant n'échappèrent à Nancy. Tandis qu'il parlait, elle le regardait attentivement, et elle lui lança un coup d'oeil qui indiquait assez qu'elle devinait parfaitement ce qui se passait en lui.
«Chut! dit-elle en se penchant vers Olivier, et en montrant du doigt la porte, tandis qu'elle regardait autour d'elle avec précaution. Tu ne peux pas te sauver. J'ai fait pour toi tout ce que j'ai pu, mais il n'y a pas eu moyen. Tu es cerné de tous côtés, et, si jamais tu dois parvenir à t'échapper, sois sûr que ce n'est pas en ce moment.»
Frappé du ton énergique de la jeune fille, Olivier la regarda avec étonnement. Évidemment elle parlait sérieusement. Elle était pâle et agitée, et tremblait de tous ses membres.
«Je t'ai déjà fait éviter des mauvais traitements, dit-elle, et je t'en ferai éviter encore; c'est pour cela que je suis ici: car, si d'autres que moi étaient venus te chercher, ils t'auraient mené plus durement. J'ai promis que tu serais sage et tranquille; s'il en est autrement, tu ne feras que te nuire et à moi aussi, et peut-être seras-tu cause de ma mort. Tiens! regarde: voilà ce que j'ai déjà enduré pour toi, aussi vrai que Dieu nous voit.»
En même temps, elle montrait à Olivier son cou et ses bras couverts de meurtrissures.
Elle continua, en parlant très vite:
«N'oublie pas cela, et ne cherche pas en ce moment à m'attirer de nouvelles souffrances; je ne demanderais pas mieux que de te venir en aide, mais c'est au-dessus de mon pouvoir. On n'a pas l'intention de te faire du mal, et, quoi qu'on exige de toi, tu n'en es pas responsable. Tais-toi! chaque mot que tu prononces me fait mal. Donne-moi la main. Vite! vite!»
Elle saisit la main qu'Olivier lui tendit machinalement, souffla la lumière, et entraîna l'enfant au haut de l'escalier. La porte s'ouvrit aussitôt, tirée par une personne cachée dans l'obscurité, et se referma immédiatement derrière eux. Un fiacre les attendait; Nancy y fit monter bien vite Olivier, se plaça près de lui et baissa les stores. Le cocher ne demanda pas où l'on allait, et en moins d'une seconde le cheval partit comme un trait.
Nancy serrait toujours la main d'Olivier et lui réitérait à voix basse ses avis et ses recommandations. Tout cela fut l'affaire d'un instant; et il avait à peine eu le temps de songer où il était, et à ce qui lui était arrivé, que la voiture s'arrêta à la porte de la maison où le juif s'était rendu la veille au soir.
Olivier jeta un coup d'oeil rapide sur la rue déserte, et fut au moment de crier au secours! Mais la jeune fille lui parlait à l'oreille, et le suppliait si instamment de ne pas la compromettre, qu'il n'eut pas le coeur de crier. Tandis qu'il hésitait, il n'était déjà plus temps; il était dans la maison, et la porte se refermait derrière lui.
«Par ici! dit Nancy en lâchant la main d'Olivier. Guillaume!
— On y va! répondit Sikes en se montrant au haut de l'escalier, une chandelle à la main. Oh! tout va bien. Montez!»
Pour un individu de la trempe de M. Sikes, c'étaient là des paroles de satisfaction, et un accueil singulièrement cordial, Nancy parut y être très sensible, et le salua amicalement.
«J'ai fait sortir Turc avec Tom, observa Sikes en les éclairant; il nous aurait gênés.
- C'est juste, répliqua Nancy.
- Eh bien! tu as amené le chevreau? dit Sikes en fermant la porte, dès qu'ils furent entrés dans la chambre.
- Le voici, répondit Nancy.
- S'est-il tenu tranquille? demanda Sikes.
- Comme un agneau, dit Nancy.
- C'est bon à savoir, dit Sikes en regardant Olivier d'un air farouche. Tant mieux pour ta petite carcasse; car autrement elle s'en serait ressentie. Arrive ici, marmot, et écoute-moi bien: autant vaut que je te prêche une fois pour toutes.»
En s'adressant ainsi à son nouveau protégé, M. Sikes lui ôtait sa casquette, et la jetait dans un coin; puis, prenant Olivier par l'épaule, il s'assit près de la table, et fit tenir l'enfant droit devant lui.
«D'abord, connais-tu ça?» demanda Sikes en prenant sur la table un pistolet de poche.
Olivier répondit affirmativement.
«Dans ce cas, attention! continua Sikes, Voici de la poudre, voici une balle, et un lambeau de vieux chapeau pour servir de bourre.»
Olivier murmura à voix basse qu'il connaissait l'usage de ces divers objets, et M. Sikes se mit à charger le pistolet avec beaucoup de soin.
«Maintenant le voici chargé, dit-il quand il eut fini.
- Oui, je vois bien, monsieur, dit Olivier tout tremblant.
- Eh bien! dit le brigand, en serrant étroitement le poignet d'Olivier, et en lui appliquant le canon du pistolet si près de la tempe que l'enfant ne put réprimer un cri: si tu as le malheur, quand tu sortiras avec moi, de dire un seul mot avant que je t'adresse la parole, je te loge une balle dans la tête, sans autre préambule. Ainsi, si tu veux te passer la fantaisie de parler sans permission, dis d'abord tes prières.»
Pour donner encore plus de force à ses paroles, M, Sikes proféra un affreux jurement et continua:
«Autant que je puis le savoir, si on t'expédiait, personne au monde ne viendrait savoir de tes nouvelles: ainsi je n'aurais pas besoin de me casser la tête à te donner toutes ces explications, si ce n'était pour ton bien. Tu m'entends, hein?
- Cela signifie tout simplement, dit Nancy en appuyant sur chaque mot pour éveiller l'attention d'Olivier, que, s'il te contrecarre le moins du monde dans l'affaire que tu as en vue, tu le mettras hors d'état de jaser en lui brûlant la cervelle, et que tu courras la chance de te faire pendre pour cela, de même que tu exposes à chaque instant ta vie pour faire ton métier.
- C'est cela! observa M. Sikes d'un air d'approbation. Les femmes savent toujours dire les choses en peu de mots, excepté quand elles ont la tête montée… car alors, elles n'en finissent plus. Maintenant qu'il est au fait, il s'agit de souper, de faire un somme avant de partir.»
Aussitôt Nancy mit la nappe, et, après s'être absentée quelques instants, rentra avec un pot de bière et un plat de têtes de mouton, lequel fournit à M. Sikes l'occasion de faire quelques plaisanteries. Cet honnête homme, stimulé peut-être par la perspective d'une expédition immédiate, se laissa aller à un accès de gaieté et de bonne humeur. Par exemple, il trouva plaisant d'avaler toute la bière d'un seul trait, et il ne jura guère plus d'une centaine de fois pendant le repas.
Le souper fini (on comprend aisément qu'Olivier n'avait pas eu grand appétit), M. Sikes avala deux verres d'eau-de-vie et se jeta sur son lit, en ordonnant à Nancy avec mille imprécations pour le cas où elle y manquerait, de l'éveiller à cinq heures précises. Il enjoignit à Olivier de s'étendre tout habillé sur un matelas à terre. La jeune fille attisa le feu et s'assit devant la cheminée, pour être prête à les éveiller à l'heure dite.
Olivier resta longtemps sans dormir: il pensait que peut-être Nancy chercherait l'occasion de lui donner à voix basse quelque nouvel avis; mais elle resta immobile devant le feu. Épuisé de fatigue et d'inquiétude, l'enfant finit par s'endormir profondément.
Quand il s'éveilla, la théière était sur la table, et Sikes était occupé à mettre différents objets dans la poche de sa grande redingote, posée sur le dos d'une chaise, tandis que Nancy se donnait beaucoup de mouvement pour préparer le déjeuner. Il ne faisait pas jour; la chandelle brûlait encore, et tout était sombre au dehors: une pluie violente battait contre les vitres, et le ciel semblait noir et couvert de nuages.
«Allons! allons! grommela Sikes, tandis qu'Olivier se levait: cinq heures et demie! Dépêche-toi, ou tu n'auras pas le temps de déjeuner; il faut se mettre en route!»
Olivier ne fut pas long à faire sa toilette; il mangea un peu et dit qu'il était prêt.
Nancy, le regardant à peine, lui jeta un mouchoir pour se garantir le cou, et Sikes lui donna un grand collet d'étoffe grossière pour se couvrir les épaules. Ainsi accoutré, l'enfant donna la main au brigand, qui s'arrêta un instant pour lui montrer, avec un geste menaçant, qu'il avait le pistolet dans la poche de côté de sa redingote; puis il serra étroitement la main d'Olivier dans la sienne, dit adieu à Nancy, et sortit.
Comme ils franchissaient le seuil, Olivier tourna la tête un instant dans l'espoir de rencontrer le regard de Nancy; mais elle avait repris sa place devant le feu, et se tenait complètement immobile.
CHAPITRE XXI.
L'expédition.
Ce fut par une triste matinée qu'ils se mirent en route; le vent soufflait avec violence, et la pluie tombait à torrents; des nuages sombres et épais voilaient le ciel; la nuit avait été très pluvieuse, car de larges flaques d'eau couvraient ça et là les rues, et les ruisseaux débordaient. Une faible lueur annonçait l'approche du jour, mais elle ajoutait à la tristesse de la scène plus qu'elle ne la dissipait; cette pâle lumière ne faisait qu'affaiblir l'éclat des réverbères, sans éclairer davantage les toits humides et les rues solitaires; il ne semblait pas que personne fût encore debout dans ce quartier; toutes les fenêtres étaient soigneusement fermées, et les rues qu'ils traversaient étaient désertes et silencieuses.
Tandis qu'ils gagnaient Bethnal-Green, le jour parut tout à fait. Déjà nombre de réverbères étaient éteints; quelques chariots se dirigeaient lentement vers Londres: de temps à autre une diligence couverte de boue brûlait le pavé, et le postillon, par manière d'avertissement, donnait, en passant, un coup de fouet au pesant charretier qui, en ne prenant pas la droite de la chaussée, l'avait exposé à arriver une demi-minute trop tard. Les tavernes, intérieurement éclairées au gaz, étaient déjà ouvertes. Peu à peu d'autres boutiques s'ouvrirent aussi, et on rencontra quelques passants: des bandes d'ouvriers se rendant à leur travail; des hommes et des femmes portant sur la tête des paniers de poisson; de petites charrettes de légumes traînées par des ânes; des voitures à bras pleines de viande; des laitières avec leurs seaux; enfin une file continuelle de gens se dirigeant avec des marchandises de toute sorte vers les faubourgs à l'est de la capitale. À mesure qu'ils approchaient de la Cité, le bruit et le mouvement ne firent que s'accroître, et, quand ils enfilèrent les rues situées entre Shoreditch et Smithfield, ils se trouvèrent au milieu d'un vrai tumulte; il faisait grand jour, autant du moins qu'il peut faire jour à Londres en hiver, et la moitié de la population vaquait déjà aux affaires de la matinée.
Après avoir quitté Sun-Street et Crown-Street, et traversé
Finsbury-Square, M. Sikes prit par Chiswell-Street, Barbican et
Long-Lane, et atteignit Smithfield, d'où s'élevait un vacarme qui
remplit Olivier de surprise.
C'était jour de marché; on avait de la boue jusqu'aux chevilles; une épaisse vapeur se dégageait du corps des bestiaux, et se confondait avec le brouillard dans lequel disparaissaient les cheminées. Tous les parcs, au milieu de cette vaste enceinte, étaient pleins de moutons; on avait même ajouté un grand nombre de parcs provisoires, et une multitude de boeufs et de bestiaux de toute sorte étaient attachés, en files interminables, à des poteaux le long du ruisseau; paysans, bouchers, marchands ambulants, enfants, voleurs, flâneurs, vagabonds de toute sorte, mêlés et confondus, formaient une masse confuse.
Le sifflement des bouviers, l'aboiement des chiens, le beuglement des boeufs, le bêlement des moutons, le grognement des porcs; les cris des marchands ambulants, les exclamations, les jurements, les querelles, le son des cloches et les éclats de voix qui partaient de chaque taverne, le bruit de gens qui vont et viennent, qui se poussent, se battent, crient et hurlent; le brouhaha du marché, le mouvement de tant d'hommes à la figure sale et repoussante, à la barbe inculte, se démenant en tout sens, se coudoyant et se heurtant, tout contribuait à vous assourdir: il y avait vraiment de quoi être ahuri.
M. Sikes, traînant Olivier après lui, se frayait violemment passage au plus épais de la foule, et faisait peu attention à ce tumulte, qui était pour l'enfant chose nouvelle et surprenante. Deux ou trois fois, il fit un signe de tête à des amis qu'il rencontra; mais chaque fois il refusa de boire avec eux le coup du matin, et continua à avancer aussi vite que possible, jusqu'à ce qu'il fût sorti du marché et qu'il eût gagné Hosier-Lane et Holburn.
«Allons, jeune homme! dit-il d'un ton bourru en regardant l'horloge de l'église de Saint-André; il est près de sept heures! il faut tricoter des jambes. Ne va pas rester en arrière au moins, paresseux!»
Disant cela, M. Sikes secoua brusquement le bras d'Olivier, et celui-ci hâtant le pas, ou plutôt se mettant à trotter, régla sa marche de son mieux sur les grandes enjambées du brigand.
Ils gardèrent cette allure rapide jusqu'au delà de Hyde-Park, sur la route de Kensington. Sikes ralentit le pas et attendit qu'une charrette vide qui venait derrière eux les eût rejoints; voyant écrit sur la plaque: Hounslow, il demanda au charretier, avec toute la politesse dont il était capable, s'il voulait bien le laisser monter jusqu'à Isleworth.
«Montez, dit l'homme. C'est à vous, ce petit garçon?
- Oui, répondit Sikes, en regardant Olivier de travers et en portant la main à la poche où était le pistolet.
- Ton père marche un peu trop vite pour toi, n'est-ce pas, mon garçon? demanda le charretier en voyant Olivier hors d'haleine.
- Pas le moins du monde, répondit Sikes, il y est habitué. Allons, donne-moi la main, Édouard; monte vite!
En même temps il fit monter l'enfant dans la charrette; le charretier lui montra du doigt un tas de sacs, sur lesquels il lui dit de se coucher pour se reposer.
En voyant se succéder sur la route les bornes posées à chaque mille, Olivier se demandait avec étonnement où son compagnon avait dessein de le mener. Déjà ils avaient laissé derrière eux Kensington, Hammersmith, Chiswick, Kew-Bridge, Brentfort, et ils allaient toujours, comme s'ils ne faisaient que de se mettre en route. Enfin, ils arrivèrent à une auberge ayant pour enseigne: la diligence à quatre chevaux; un peu plus loin, la route était coupée par un chemin transversal. La charrette s'arrêta.
Sikes descendit avec précipitation, sans lâcher la main d'Olivier; puis il aida celui-ci à descendre, en lui lançant un regard furieux, et en portant la main, d'une manière significative, sur la poche au pistolet.
«Au revoir, mon garçon! dit l'homme.
- Il est honteux, répondit Sikes en secouant vivement le bras de l'enfant; il est honteux, ce petit nigaud! n'y faites pas attention.
- Non certes, reprit l'autre en montant dans sa charrette. Tenez, voilà le temps qui se met au beau.»
Il fouetta son cheval et s'éloigna. Sikes attendit qu'il fût hors de vue; alors il dit à Olivier qu'il pouvait regarder autour de lui s'il voulait, et ils continuèrent leur route.
À peu de distance de l'auberge ils tournèrent à gauche, puis à droite, et marchèrent longtemps droit devant eux. De beaux jardins, d'élégantes maisons de campagne, bordaient la route. Ils ne s'arrêtèrent que pour prendre un peu de bière, et arrivèrent enfin à une ville où Olivier vit écrit en grosses lettres sur un mur: Hampton. Ils rôdèrent dans les champs pendant quelques heures; ils revinrent enfin dans la ville, entrèrent dans une vieille auberge dont l'enseigne était effacée, et se firent servir à dîner dans la cuisine, au coin du feu.
C'était une espèce de salle basse, avec une grosse poutre au milieu du plafond, et devant la cheminée des bancs à dossier élevé, sur lesquels étaient assis plusieurs hommes en blouse, occupés à boire et à fumer; ils regardèrent à peine Sikes, et nullement Olivier. Sikes de son côté ne fit pas attention à eux, alla se placer dans un coin avec son jeune compagnon, et ne fut guère importuné par la compagnie.
On leur servit de la viande froide. Après le dîner, M. Sikes fuma trois ou quatre pipes, et resta si longtemps à table qu'Olivier commença à croire qu'ils n'iraient pas plus loin. Fatigué par une si longue marche, et étourdi par la fumée du tabac, il s'assoupit, et bientôt s'endormit profondément.
Il faisait tout à fait nuit quand Sikes le réveilla brusquement. En ouvrant les yeux, il vit son compagnon en conférence intime avec un paysan, avec lequel il buvait une pinte d'ale.
«Comme cela, vous allez au Bas-Halliford, n'est-ce pas? demanda
Sikes.
- Oui, répondit l'homme, qui semblait un peu échauffé par la boisson; ça ne sera pas long. Mon cheval n'est pas chargé pour retourner, comme il l'était ce matin pour venir, et il fera la route en moins de rien, et bien content! C'est une fameuse bête.
- Pourrez-vous me conduire jusque-là, moi et mon garçon? demanda
Sikes en versant à boire à son nouvel ami.
- Oui, si vous partez tout de suite, répondit l'homme. Vous allez à Halliford?
- Je vais jusqu'à Shepperton, dit Sikes.
- Je suis votre homme jusqu'à ma destination, reprit l'autre. Tout est payé, Rebecca?
- Oui, monsieur a payé, répondit celle-ci.
- Dites donc! fit le paysan du ton sérieux d'un homme qui a bu un coup de trop; ça ne peut pas se passer comme ça, entendez-vous?
- Pourquoi? dit Sikes; vous nous rendez service; vous m'épargnez le désagrément de rester ici en plan; est-ce que cela ne vaut pas une pinte ou deux?»
L'étranger pesa mûrement la valeur de cet argument, puis donna une poignée de main à Sikes en déclarant qu'il était un digne homme. À quoi celui-ci répondit que c'était une plaisanterie; on eût pu le croire en effet, si le paysan eût été de sang-froid.
Après avoir encore échangé quelques politesses, ils souhaitèrent le bonsoir à la compagnie, et sortirent, tandis que la servante rangeait les pots et les verres, et venait, les mains pleines, se planter devant la porte pour les voir partir.
Le cheval, à la santé duquel on avait bu, était devant la porte, attelé à la charrette. Olivier et Sikes y montèrent sans plus de cérémonie, et le paysan, après s'être répandu de nouveau en éloges sur son cheval, et avoir défié l'aubergiste d'en trouver un pareil, monta à son tour. Le garçon d'auberge prit le cheval par la bride, le mena jusqu'au milieu de la route; mais à peine eut-il lâché la bête qu'elle se mit à faire un mauvais usage de sa liberté, à s'élancer de l'autre coté de la route et à se cabrer; puis elle partit au galop, et disparut comme un trait.
La nuit était très sombre; un épais brouillard s'élevait de la rivière et des marais d'alentour, et se répandait sur les champs. Le froid était perçant. Tout était sombre et d'un aspect sinistre; les voyageurs n'échangèrent pas une parole, car le conducteur s'était assoupi, et Sikes n'avait nulle envie d'engager la conversation; Olivier, blotti dans un coin, dévoré d'inquiétude et de crainte, croyait voir dans les arbres, dont les branches se balançaient tristement, autant de fantômes grimaçant au milieu de cette nature désolée.
Comme ils passaient devant l'église de Sunbury, l'horloge sonna sept heures. Une lumière brillait à la fenêtre de la maison du péage, et la lueur se projetait sur la route, juste assez pour laisser entrevoir un if qui ombrageait des tombes. À peu de distance on entendait le bruit monotone d'une chute d'eau, et le feuillage du vieil arbre s'agitait doucement sous le souffle du vent de la nuit. On eût dit une musique monotone pour le repos des morts.
Après avoir traversé Sunbury, ils se retrouvèrent sur la route solitaire. Deux ou trois milles plus loin, la charrette s'arrêta. Sikes en descendit, prit Olivier par la main, et ils se remirent à marcher.
À Shepperton, ils ne s'arrêtèrent nulle part, comme l'eût désiré l'enfant épuisé de fatigue; mais ils continuèrent leur route par de mauvais chemins, au milieu de la boue et des ténèbres, jusqu'à ce qu'ils aperçurent les lumières d'un bourg voisin. En regardant attentivement devant lui, Olivier vit que la rivière coulait à leurs pieds et qu'ils arrivaient près d'un pont.
Au moment où ils allaient s'engager sur ce pont, Sikes tourna brusquement à gauche, et descendit au bord de l'eau. «La rivière! pensa Olivier, à demi-mort de frayeur. Il m'a amené dans ce lieu désert pour se défaire de moi!»
Il allait se jeter à terre, et tenter un suprême effort pour sauver sa vie, quand il vit qu'ils s'arrêtaient devant une maison isolée et en ruines. Il y avait une fenêtre de chaque côté de la porte délabrée, et un seul étage au-dessus; nulle apparence de lumière: la maison était sombre, dégradée, et, selon toute apparence, inhabitée.
Sikes, tenant toujours la main d'Olivier, se dirigea doucement vers la porte, et poussa le loquet; la porte céda, et ils entrèrent tous deux.
CHAPITRE XXII
Vol avec effraction.
«Qui va là? dit une grosse voix, dès qu'ils eurent mis le pied dans la maison.
- Pas tant de bruit, dit Sikes en poussant les verrous de la porte. De la lumière, Tobie.
- Ah! ah! c'est toi, camarade, reprit la même voix. De la lumière, Barney! Montre le chemin à monsieur; et tâche d'abord de t'éveiller, si c'est possible.»
Celui qui parlait lança probablement un tire-bottes, ou quelque objet semblable, à la personne à laquelle il s'adressait, pour l'arracher au sommeil: car on entendit le bruit d'un morceau de bois tombant avec force, puis le grognement d'un homme à demi éveillé.
«Est-ce que tu n'entends pas? dit la même voix. Guillaume Sikes est dans le couloir, sans personne pour le recevoir; et tu es là à dormir, comme si tu avais bu du laudanum! As-tu les yeux ouverts, ou faut-il que je te lance à la tête le chandelier de fer pour t'éveiller tout à fait?»
À ces mots, on entendit un bruit de savates sur le plancher; puis une chandelle, à peine allumée, se montra à une porte à droite, et enfin on vit se dessiner la forme d'un individu que nous avons déjà représenté comme affligé d'une voix nasillarde, et employé en qualité de garçon à la taverne de Saffron-Hill.
«Bonsieur Sikes! s'écria Barney avec une joie réelle ou feinte.
Endrez, bonsieur, endrez.
- Allons! en avant, dit Sikes en faisant passer Olivier devant lui; plus vite! ou je te marche sur les talons.»
Tout en jurant contre la lenteur de l'enfant, M. Sikes le poussa vers la porte, et ils entrèrent dans une chambre basse, sombre et enfumée, garnie de deux ou trois chaises cassées, d'une table, et d'un vieux canapé vermoulu, sur lequel un individu, les pieds beaucoup plus haut que la tète, et fumant une longue pipe de terre, était étendu tout de son long. Il portait un habit marron, coupé à la dernière mode, et garni de gros boutons brillants, une cravate orange, un gilet à revers de couleur voyante, et un pantalon gris; M. Crackit (car c'était lui) avait peu de cheveux; mais le peu qu'il en avait était d'une teinte rousse, et frisé en longs tire-bouchons, dans lesquels il passait de temps à autre ses doigts malpropres, ornés de grosses bagues communes. Sa taille était un peu au-dessus de la moyenne, et il semblait avoir les jambes assez faibles; ce qui ne l'empêchait pas d'admirer ses bottes, qu'il contemplait avec une visible satisfaction.
«Guillaume, mon brave, dit-il en tournant la tête vers la porte, je suis enchanté de te voir; je craignais presque que tu n'eusses renoncé à l'expédition, et dans ce cas je me serais risqué seul… Tiens! qu'est-ce que c'est que ça?»
Il poussa cette exclamation de surprise en apercevant Olivier; il se mit sur son séant et demanda ce que cela voulait dire.
«C'est l'enfant, répondit Sikes en approchant sa chaise du feu.
- Un des abrentis de bonsieur Fagid, s'écria Barney en riant.
- De Fagin? dit Tobie, en considérant Olivier; ça fera un garçon sans pareil pour dévaliser les poches des vieilles dames à l'église; il a une touche à faire fortune.
— Assez… assez là-dessus,» interrompit Sikes avec impatience; et, se penchant vers son ami, il lui dit à l'oreille quelques mots qui firent rire M. Crackit de tout son coeur; en même temps celui- ci toisait Olivier d'un air très étonné.
«Maintenant, dit Sikes en se rasseyant, si vous pouvez nous donner à boire et à manger en attendant, ça ne nous fera pas de mal; à moi, du moins, ce qu'il y a de sûr. Assieds-toi près du feu, petit, et repose-toi: car tu auras encore à sortir avec nous cette nuit, mais pas pour aller loin.»
Olivier regarda timidement Sikes d'un air surpris, mais ne dit mot: il approcha un siège du feu, mit dans ses mains sa tête brûlante, et resta immobile, sachant à peine où il était et ce qui se passait autour de lui.
«Allons, dit Tobie, tandis que le jeune juif posait sur la table une bouteille et quelques provisions, au succès de l'entreprise!»
Il se leva pour faire honneur au toast, posa soigneusement sa pipe dans un coin, s'approcha de la table, remplit un verre d'eau-de- vie et le vida d'un trait, M. Sikes en fit autant.
«Un coup pour l'enfant, dit Tobie en remplissant un verre à demi.
Avale ça, ingénu!
- Vraiment, dit Olivier en regardant Tobie d'un air piteux; vraiment, je ne…
- Avale ça, répéta Tobie. Est-ce que tu crois que je ne sais pas ce qu'il te faut? Dis-lui de boire, Guillaume.
- Il ferait mieux de se dépêcher, dit Sikes en portant la main à sa poche. Morbleu, il est, à lui tout seul, plus difficile à mener qu'une bande de Matois: bois vite, petit drôle!»
Effrayé par les gestes menaçants des deux hommes, Olivier avala d'un trait la liqueur contenue dans le verre, et fut pris aussitôt d'une toux violente, ce qui amusa beaucoup Tobie Crackit et Barney, et fit sourire jusqu'au farouche M. Sikes.
Cela fait, quand M. Sikes eut assouvi sa faim (Olivier ne put manger qu'un petit morceau de pain qu'on le força d'avaler), les deux hommes se renversèrent sur leurs chaises pour sommeiller quelques instants. Olivier resta assis près du feu, et Barney, enveloppé dans une couverture, s'étendit sur le plancher, près du foyer.
Ils s'endormirent ou firent semblant: nul ne bougea que Barney, qui se releva une ou deux fois pour jeter du charbon sur le feu. Olivier était tombé dans un profond assoupissement, et s'imaginait qu'il parcourait encore de sombres ruelles, ou qu'il errait la nuit dans le cimetière; ou bien il se retraçait quelqu'une des scènes de la veille, quand il fut réveillé par Tobie Crackit, qui se leva brusquement en déclarant qu'il était une heure et demie.
En un instant, les deux autres dormeurs furent sur pied, et tous s'occupèrent activement de faire leurs préparatifs. Sikes et son compagnon s'enveloppèrent le cou de grosses cravates et endossèrent leurs redingotes, tandis que Barney, ouvrant une armoire, en tirait divers objets dont il garnissait leurs poches à la hâte.
«Donne-moi les tapageurs, Barney, dit Tobie Crackit.
- Les voici, répondit Barney en lui présentant une paire de pistolets. Vous les avez chargés vous-même.
- Bon! reprit Tobie en les mettant dans sa poche. Et les persuadeurs?
- Je les ai, dit Sikes.
- Et les fausses clefs, les vilebrequins, les lanternes sourdes, rien n'est oublié? demanda Tobie, en attachant une petite pince à une bride placée sous la doublure de sa redingote.
- Tout est en règle, reprit son compagnon. Donne-nous les gourdins, Barney; il ne nous manque plus que ça.»
À ces mots, il prit des mains de Barney un gros bâton; Tobie en fit autant.
«En avant!» dit Sikes en tendant la main à Olivier.
Celui-ci, abattu par la fatigue de la marche, étourdi par le grand air et la liqueur qu'il avait été contraint d'avaler, posa machinalement sa main dans celle que Sikes lui tendait.
«Prends-lui l'autre main, Tobie, dit Sikes. Donne un coup d'oeil au dehors, Barney.»
Celui-ci alla à la porte et revint annoncer que tout était tranquille. Les deux voleurs sortirent, avec Olivier entre eux deux; et Barney, après avoir soigneusement fermé la porte derrière eux, s'enroula de nouveau dans sa couverture, et se remit à dormir.
L'obscurité était profonde, le brouillard beaucoup plus épais qu'au commencement de la nuit, et l'atmosphère si humide que, bien qu'il ne plût pas, les cheveux et les sourcils d'Olivier se raidirent en quelques minutes, imprégnés qu'ils étaient d'une humidité glaciale. Ils franchirent le pont et se dirigèrent vers les lumières qu'il avait aperçues précédemment; ils n'en étaient pas loin, et, comme ils marchaient d'un pas rapide, ils atteignirent bientôt Chertsey.
«Traversons le village, dit Sikes à voix basse; il n'y aura pas un chat dans la rue pour nous voir.»
Tobie ne fit aucune objection, et ils enfilèrent précipitamment la grand'rue du village, complètement déserte à cette heure avancée de la nuit. Une faible lueur se montrait par intervalles à la fenêtre d'une chambre à coucher, et parfois l'aboiement des chiens venait troubler le silence de la nuit; mais il n'y avait personne dehors: comme ils sortaient du village, deux heures sonnèrent à l'horloge de l'église.
Ils hâtèrent le pas et quittèrent la route pour prendre un chemin à gauche. Après avoir fait à peu près un quart de mille, ils s'arrêtèrent devant une habitation isolée, dont le jardin était clos de murs: sans même reprendre haleine, Tobie Crackit escalada la muraille en un clin d'oeil.
«Passe-moi l'enfant,» dit-il à Sikes. Avant qu'Olivier eût eu le temps de faire un mouvement, il se sentit saisir sous les bras, et, une seconde après, il était avec Tobie sur le gazon, de l'autre côté du mur. Sikes les rejoignit bientôt, et ils se dirigèrent à pas de loup vers la maison.
Ce fut alors que, pour la première fois, Olivier, éperdu de douleur et d'effroi, comprit que l'effraction, le vol et peut-être le meurtre, étaient le but de l'expédition: il se tordit les mains et laissa échapper involontairement un cri d'horreur. Un nuage passa devant ses yeux, une sueur froide couvrit son visage, ses jambes se dérobèrent sous lui, et il tomba à genoux.
«Debout! murmura Sikes tremblant de colère et tirant le pistolet de sa poche; debout! ou je te fais sauter la cervelle.
- Oh! pour l'amour de Dieu, laissez-moi m'en aller! dit Olivier; laissez-moi me sauver bien loin et mourir au milieu des champs; je n'approcherai jamais de Londres: jamais! jamais! Oh! je vous en conjure, ayez pitié de moi, et ne faites pas de moi un voleur: par tous les anges du paradis, ayez pitié de moi!
L'homme auquel s'adressait cette instante prière proféra un affreux jurement, et déjà il avait armé le pistolet quand Tobie le lui arracha, mit sa main sur la bouche de l'enfant, et l'entraîna vers la maison.
«Silence! dit-il; tout ça ne rime à rien. Dis encore un mot, et je te casse la tête avec mon gourdin; ça ne fait pas de bruit, et l'effet est le même.
- Tiens, Guillaume, fais sauter le volet: il en a assez comme ça, sois-en sûr. J'en ai vu de plus âgés que lui, qui, par une nuit si froide, n'étaient pas plus hardis.»
Tout en jurant contre Fagin, qui avait eu l'idée d'adjoindre Olivier à l'expédition, Sikes introduisit un levier sous le volet et appuya vigoureusement, mais sans faire de bruit; Tobie lui donna un coup de main, et bientôt le volet céda et tourna sur ses gonds.
C'était une petite fenêtre placée derrière la maison, à cinq pieds environ au-dessus du sol, et donnant dans un cellier au fond de l'allée. L'ouverture était si étroite que les maîtres de la maison avaient cru inutile de la garnir de barreaux; un enfant de la taille d'Olivier pouvait néanmoins y passer. M. Sikes fit sauter le verrou qui retenait le carreau et l'ouvrit, comme il avait fait du volet.
«Maintenant, petit vaurien, attention à ce que je vais te dire, murmura-t-il à voix basse, en tirant de sa poche une lanterne sourde, dont il dirigea la lueur sur le visage d'Olivier; je vais te faire passer par cette fenêtre; tu vas prendre la lanterne, monter doucement les marches qui sont là en face, traverser le vestibule, et nous ouvrir la porte d'entrée.
- Il y a en haut de la porte un verrou auquel tu ne pourras pas atteindre, observa Tobie; tu monteras sur une chaise: il y en a trois dans le vestibule, aux armes de la vieille dame, une licorne bleue et une fourche d'or.
- Tais-toi, si c'est possible, dit Sikes d'un air menaçant: la porte de la chambre est ouverte, n'est-ce pas?
- Toute grande, répondit Tobie, après avoir jeté un coup d'oeil par la lucarne pour s'en assurer: ce qu'il y a de bon, c'est qu'on la laisse toujours entrouverte pour que le chien, qui a sa niche quelque part par ici, puisse rôder à son aise quand il ne dort pas. Ah! ah! Barney nous en a bel et bien débarrassé ce soir.»
Bien que M. Crackit rît tout bas et prononçât ces mots d'une voix à peine intelligible, Sikes lui ordonna impérieusement de se taire et de se mettre à l'oeuvre: Tobie obéit et posa sa lanterne à terre; puis il se planta contre le mur, sous la petite fenêtre, les mains appuyées sur ses genoux, de manière à ce que son dos servit d'échelle. Aussitôt Sikes grimpa sur lui, fit passer doucement Olivier par la fenêtre, et sans le lâcher, lui fit prendre pied à l'intérieur.
«Prends cette lanterne, lui dit-il en jetant un coup d'oeil dans la chambre. Tu vois l'escalier en face?
- Oui,» murmura Olivier, plus mort que vif.
Sikes lui désigna la porte d'entrée avec le canon du pistolet, et l'avertit de songer qu'il serait tout le temps à portée de l'arme, et que, s'il bronchait, il tomberait mort à l'instant.
«C'est l'affaire d'une minute, dit Sikes toujours à voix basse; je vais te lâcher; marche droit: attention!
- Qu'est-ce? chuchota Crackit. Ils écoutèrent attentivement.
- Rien, dit Sikes en lâchant Olivier; allons! à l'oeuvre!»
Dans le peu de temps qu'il avait eu pour rassembler ses idées, l'enfant avait pris la ferme résolution, dût-il lui en coûter la vie, de gagner l'escalier et de donner l'alarme. Plein de cette idée, il se dirigea vers les degrés, mais à pas de loup.
«Ici! s'écria tout à coup Sikes à haute voix. Ici! ici!»
Cette exclamation soudaine, au milieu d'un silence de mort et d'un cri perçant qui la suivit presque aussitôt, effrayèrent Olivier au point qu'il laissa tomber sa lanterne et ne sut plus s'il devait avancer ou reculer.
Un second cri se fit entendre; une lumière brilla au haut de l'escalier; deux hommes terrifiés se montrèrent à demi vêtus sur le palier… l'enfant vit une lueur subite… de la fumée… entendit une détonation… et le bruit d'un craquement dont il ne se rendit pas compte… puis il chancela et tomba à la renverse.
Sikes avait disparu un instant; mais il s'était relevé, et, avant que la fumée fut dissipée, il avait saisi l'enfant au collet. Il déchargea son pistolet sur les deux hommes, qui déjà battaient en retraite, et enleva Olivier.
«Serre-moi plus fort, lui disait Sikes en lui faisant franchir la fenêtre. Donne-moi un châle, Tobie. Ils l'ont atteint. Vite! Damnation! comme cet enfant saigne!»
Le bruit d'une cloche agitée vivement vint se mêler au fracas des armes à feu et aux cris des gens de la maison. Olivier sentit qu'on l'emportait d'un pas rapide par un chemin raboteux. Peu à peu le bruit se perdit dans le lointain; un froid mortel le saisit, et il s'évanouit.
CHAPITRE XXIII. Où l'on verra qu'un bedeau peut avoir des sentiments. - Curieuse conversation de M. Bumble et d'une dame.
La nuit était glaciale; une épaisse couche de neige durcie couvrait la terre; le vent qui soufflait avec violence en faisait tourbillonner les monceaux accumulés au coin des rues ou le long des maisons. C'était une de ces soirées sombres et froides, où les gens bien logés et bien nourris se pressent autour d'un bon feu et s'applaudissent de n'être pas dehors; où les malheureux sans abri et sans pain s'endorment pour ne plus s'éveiller; où plus d'un paria de nos cités, consumé par la faim, ferme l'oeil sur le pavé de nos rues pour ne plus le rouvrir que dans un monde qu'il ne peut pas trouver pire, quels qu'aient été ses crimes dans celui- ci.
Telle était la situation au dehors, quand Mme Corney, la matrone du dépôt de mendicité où nous avons déjà fait pénétrer le lecteur, vint s'installer dans sa petite chambre devant un bon feu, et se mit à considérer avec complaisance une petite table ronde sur laquelle était posé un plateau garni de tous les objets nécessaires à la plus agréable collation que puisse faire une matrone. En effet, Mme Corney était sur le point de se réconforter avec une tasse de thé; elle regardait la table, puis le foyer où l'eau chantait doucement dans une petite bouilloire, et elle prenait de plus en plus un air satisfait; elle en vint, en vérité, jusqu'à sourire à ce spectacle.
«Vraiment, dit-elle en posant son coude sur la table, il n'est personne ici-bas qui n'ait à bénir la Providence, si on voulait seulement songer aux dons qu'elle nous fait. Hélas!»
Mme Corney hocha la tête d'un air pensif, comme si elle déplorait l'aveuglement des pauvres qui méconnaissaient ces dons; puis introduisant une cuiller d'argent (qui lui appartenait en propre) dans une petite boîte à thé, elle continua ses préparatifs.
Qu'il faut peu de chose pour troubler la sérénité de notre âme! La bouilloire, étant fort petite et bientôt remplie, déborda tandis que Mme Corney se livrait à ses réflexions morales, et quelques gouttes d'eau chaude tombèrent sur la main de la matrone.
«Peste soit de la bouilloire! dit-elle en la posant bien vite sur la cheminée. Quelle sotte invention que ces bouilloires qui ne contiennent qu'une ou deux tasses! À qui peuvent-elles servir, sinon à une pauvre créature délaissée comme moi, hélas!»
À ces mots, la matrone se laissa tomber dans son fauteuil, remit son coude sur la table, et songea à son existence solitaire. La petite bouilloire à une tasse avait réveillé en elle le souvenir de feu M. Corney, qu'elle avait enterré vingt-cinq ans auparavant, et elle tomba dans une profonde mélancolie.
«Je n'en aurai jamais d'autre! dit-elle d'un ton rechigné; je n'en aurai jamais… de semblable.»
On ne saurait dire si l'exclamation de Mme Corney s'adressait à son mari ou à sa bouilloire; peut-être était-ce à cette dernière, car elle la regarda au même instant et la mit sur la table. Comme elle approchait la tasse de ses lèvres, on frappa doucement à la porte.
«Entrez! dit-elle avec humeur; c'est encore quelque vieille femme qui meurt, je suppose: elles meurent toujours quand je suis à table; entrez vite et fermez la porte, que le froid ne pénètre pas dans la chambre. Eh bien, qu'est-ce?
- Rien, madame, rien, répondit une voix d'homme.
- Bonté divine! dit la matrone d'une voix beaucoup plus, douce; est-ce vous, monsieur Bumble?
- À votre service, madame, dit M. Bumble, qui était resté dehors à s'essuyer les pieds sur le paillasson et à secouer la neige qui couvrait son habit, mais qui maintenant faisait son entrée, tenant d'une main son tricorne et de l'autre un paquet. Dois-je fermer la porte, madame?»
La dame hésita modestement à répondre, dans la crainte qu'il n'y eût quelque inconvenance à s'entretenir à huis clos avec M. Bumble. Celui-ci profita de cette hésitation, et, comme il était gelé, il ferma la porte sans attendre davantage l'autorisation.
«Quel affreux temps, monsieur Bumble! dit la matrone.
- Affreux, en vérité, madame, répondit le bedeau; c'est un temps antiparoissial. Croiriez-vous, madame Corney, que nous avons distribué dans cette journée de bénédiction vingt-cinq pains de quatre livres et un fromage et demi?… Eh bien! ces mendiants-là ne sont pas contents.
- La belle merveille! est-ce qu'ils sont jamais contents? dit la matrone en savourant son thé.
- Ah! c'est bien, vrai, madame, reprit M. Bumble. Tenez, il y a un individu auquel, en considération de sa nombreuse famille, on a octroyé un pain de quatre livres et une livre de fromage, bon poids; croyez-vous qu'il en soit reconnaissant? pas pour deux liards. Savez-vous ce qu'il a fait, madame? il a demandé un peu de charbon, ne fût ce, disait-il, que plein un mouchoir. Du charbon! mais pourquoi faire, en vérité? il voulait donc faire griller son fromage pour venir ensuite en redemander! Ces gueux d'indigents n'en font pas d'autres: donnez-leur aujourd'hui du charbon plein un tablier, ils reviendront en demander autant deux jours après; ils sont effrontés comme des singes.»
La matrone octroya son approbation à cette belle comparaison, et le bedeau continua:
«On ne saurait croire jusqu'où va leur insolence; pas plus tard qu'avant-hier, un homme… vous avez été mariée, madame, je puis donc entrer avec vous dans ces détails, un homme, à peine vêtu (Mme Corney baissa les yeux) de quelques haillons en lambeaux, se présente à la porte de notre surveillant, qui avait justement du monde à dîner, et dit qu'il faut qu'on lui donne des secours. Comme il refusait de s'en aller, et que sa tenue scandalisait la compagnie, notre surveillant lui fit donner une livre de pommes de terre et une demi-pinte de gruau. «Mon Dieu! dit ce monstre d'ingratitude, qu'est-ce que vous voulez que je fasse de ça? autant me donner des bésicles. - C'est bon, dit notre surveillant en lui reprenant les provisions, vous n'aurez rien du tout. - Il me faudra donc mourir sur le pavé? dit le vagabond. - Oh! que non, vous n'en mourrez pas,» dit le surveillant.
- Ah! ah! c'est excellent, interrompit la matrone. C'était, pour sûr, M. Grannet. Et après?
- Après, madame, reprit le bedeau, il est parti et il est mort dans la rue. En voilà un entêté!
- Cela passe toute croyance, observa la matrone avec dignité; mais ne vous semble-t-il pas, monsieur Bumble, que les secours donnés hors du dépôt de mendicité n'ont aucun bon résultat? Vous êtes homme d'expérience et vous pouvez en juger.
- Madame Corney, dit le bedeau en souriant comme un homme qui a conscience de sa supériorité, les secours distribués hors du dépôt, s'ils sont donnés avec discernement, vous entendez, madame, avec discernement, sont la sauvegarde des paroisses. Le principe fondamental de l'assistance en dehors du dépôt, c'est de fournir aux pauvres justement ce dont ils n'ont que faire, et alors, de guerre lasse, ils cessent leurs importunités.
- Certes, s'écria Mme Corney, voilà une idée lumineuse!
- Oui. Entre nous soit dit, c'est là le grand principe de la chose, reprit M. Bumble; c'est en vertu de ce principe qu'on vient en aide à des familles malades, en leur faisant une distribution de fromage, comme le disent les impudents journalistes qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas. Ce principe, madame Corney, est maintenant en vigueur dans le royaume. Cependant, ajouta-t-il en ouvrant le paquet qu'il tenait à la main, ce sont des secrets administratifs, et sur lesquels on doit avoir bouche close, sauf entre fonctionnaires paroissiaux, comme nous, par exemple. Voici le porto que l'administration destine à l'infirmerie; il est d'une qualité excellente, naturel, pur de tout mélange, en bouteille d'aujourd'hui, clair comme de l'eau de roche, et sans aucun dépôt.»
Après avoir approché une des deux bouteilles de la lumière, et l'avoir agitée pour montrer la bonne qualité du vin, M. Bumble les porta toutes les deux sur la commode, plia le mouchoir qui les enveloppait, le mit dans sa poche, et prit son chapeau comme pour s'en aller.
«Vous allez avoir bien froid, monsieur Bumble, dit la matrone.
- Il fait un vent à vous couper la figure,» répondit celui-ci en relevant le collet de son habit.
Mme Corney regarda la petite bouilloire, puis le bedeau qui se dirigeait vers la porte; et, comme celui-ci toussait et qu'il allait lui souhaiter une bonne nuit, elle lui demanda timidement… s'il voulait accepter une tasse de thé.
Aussitôt M. Bumble rabattit son collet, posa son chapeau et sa canne sur une chaise, et approcha une autre chaise de la table; il s'assit lentement, tout en regardant la dame, qui baissa les yeux: M. Bumble toussa de nouveau et sourit légèrement.
Mme Corney se leva pour prendre dans l'armoire une tasse et une soucoupe. Comme elle se rasseyait, ses yeux rencontrèrent encore ceux du galant bedeau; elle rougit et se mit à préparer le thé. M. Bumble toussa encore, et plus fort qu'auparavant.
«L'aimez-vous sucré, monsieur Bumble? demanda la matrone en prenant le sucrier.
- Oui, madame, très sucré,» répondit M. Bumble, les yeux toujours braqués sur Mme Corney. Si jamais bedeau eut l'air tendre, ce fut M. Bumble en ce moment. On versa le thé.
M. Bumble mit un mouchoir sur ses genoux, pour que les miettes de pain n'altérassent pas l'éclat de sa culotte courte, et se mit à boire et à manger; parfois, au milieu de cet exercice, il poussait un profond soupir qui ne lui faisait pas perdre un coup de dent, et qui semblait, au contraire, destiné à lui faciliter les fonctions digestives.
«Vous avez une chatte, madame, à ce que je vois, dit M. Bumble en apercevant une grosse chatte entourée de ses petits, qui se chauffait devant le feu… et des petits aussi, si je ne me trompe.
- Je les aime tant, monsieur Bumble! répondit la matrone. Vous ne pouvez vous en faire une idée. Ils sont si heureux, si agiles, si divertissants! c'est une vraie société pour moi.
- Ce sont de charmants animaux, dit M. Bumble d'un ton approbateur, et qui s'attachent à la maison.
- Oh oui! fit Mme Corney avec enthousiasme; ils aiment leur chez eux, que c'est un plaisir.
- Madame Corney, dit lentement le bedeau en battant la mesure avec sa cuiller, j'ose dire, madame, que si un chat, ou tout autre animal qui pourrait vivre avec vous, ne s'attachait pas à la maison, il faudrait nécessairement que ce fût un âne.
- Oh! monsieur Bumble! fit la matrone.
- Il est inutile de déguiser la vérité, reprit M. Bumble en balançant sa cuiller, d'un air à la fois digne et tendre qui donnait plus de poids à ses paroles; une bête qui se montrerait si ingrate, je la noierais de ma main avec plaisir.
- Alors, vous êtes un cruel, dit vivement la matrone en allongeant le bras pour prendre la tasse du bedeau. Il faut que vous ayez le coeur bien dur.
- Le coeur dur, madame, dit M. Bumble, le coeur dur!»
Il tendit sa tasse à Mme Corney, et saisit le moment où elle la prenait pour lui serrer le petit doigt; puis posant sa main sur son gilet galonné, il poussa un profond soupir et éloigna, si peu que rien, sa chaise du feu.
La table était ronde, et, comme Mme Corney et M. Bumble étaient assis devant le feu, vis-à-vis l'un de l'autre et assez rapprochés, on comprend que M. Bumble, en s'éloignant de la cheminée, ajoutait à la distance qui le séparait de Mme Corney. Cette façon d'agir excitera sans doute l'admiration du lecteur, qui y verra un acte d'héroïsme de la part de M. Bumble; l'heure, le lieu, l'occasion, auraient pu l'engager à conter fleurettes, bien que les propos légers qui conviennent dans la bouche d'un étourdi semblent fort au-dessous de la dignité d'un magistrat, d'un membre du Parlement, d'un ministre d'État, d'un lord-maire, et, à plus forte raison, indignes de la gravité d'un bedeau, qui (nul ne l'ignore) doit être de tous les fonctionnaires le plus sévère et le plus inflexible.
Quelles que fussent les intentions de M. Bumble (et sans nul doute elles étaient excellentes), le malheur voulut que la table fut ronde, comme nous l'avons observé. Dès lors, M, Bumble, en éloignant peu à peu sa chaise, diminua insensiblement la distance qui le séparait de la matrone, et, à force de faire voyager sa chaise autour de la table, il arriva à la placer contre celle de Mme Corney; les deux chaises finirent par se toucher, et là M. Bumble s'arrêta.
Dans cette situation, si la matrone reculait sa chaise vers la droite, elle se mettait dans la cheminée; si elle faisait un mouvement vers la gauche, elle tombait dans les bras de M. Bumble. Cette alternative n'échappa point à sa perspicacité, et, en femme bien avisée, elle ne bougea pas et offrit à M. Bumble une seconde tasse de thé.
«Le coeur dur! répéta le bedeau en regardant la matrone: et vous, madame Corney, avez-vous le coeur dur?
- Dieu! s'écria-t-elle, quelle singulière question de la part d'un célibataire! Qu'est-ce que cela peut vous faire, monsieur Bumble?»
Celui-ci, sans répondre, vida sa tasse, avala une rôtie, s'essuya les lèvres, et… embrassa bravement la matrone.
«Monsieur Bumble, dit tout bas la discrète dame, car l'effroi lui ôtait presque la parole, Monsieur Bumble, Je vais crier!»
Celui-ci ne répondit pas, et, avec lenteur et dignité, passa son bras autour de la taille de la matrone.
Comme la dame avait manifesté l'intention de crier, elle allait sans doute, à cette nouvelle hardiesse, exécuter sa menace, quand on frappa vivement à la porte; en un clin d'oeil, M. Bumble s'élança agilement vers les bouteilles, et se mit à les épousseter activement, tandis que la matrone demandait sèchement: «Qui est là?» Il est à remarquer, et c'est un exemple curieux de l'efficacité d'une surprise soudaine pour atténuer les effets d'une grande frayeur, que sa voix avait repris tout d'un coup sa rudesse habituelle.
«Madame, dit une vieille mendiante décharnée en montrant sa tête à la porte, la vieille Sally est en train de s'en aller.
- Eh bien, que voulez-vous que j'y fasse? demanda la matrone avec humeur; est-ce que je peux l'empêcher de mourir?
- Non, non, madame, répondit la vieille, nul ne le peut; il n'y a plus de remède. J'ai vu mourir bien du monde, des enfants et des hommes dans la force de l'âge, et je sais bien quand la mort arrive. Mais elle est agitée; quand les accès lui laissent un moment de repos, et elle n'en a guère, car son agonie est très pénible, elle dit qu'elle a quelque chose à vous dire, qu'il faut absolument que vous sachiez. Elle ne mourra pas tranquille si elle ne vous voit pas, madame.»
La digne Mme Corney marmotta mille invectives contre les vieilles femmes qui ne pourraient seulement pas mourir sans importuner leurs supérieurs; de propos délibéré, elle jeta sur ses épaules un grand châle dans lequel elle s'enveloppa soigneusement, pria M. Bumble d'attendre son retour, et, enjoignant à la vieille messagère de marcher vite et de ne pas la tenir toute la nuit sur pied dans les escaliers, elle sortit de très mauvaise grâce, et se dirigea en grondant vers la chambre de la mourante.
Resté seul, M. Bumble tint une étrange conduite. Il ouvrit l'armoire, compta les cuillers à thé, soupesa la pince à sucre, examina attentivement une grande cuiller d'argent pour s'assurer de la bonté du métal; après avoir satisfait sa curiosité sur tous ces points, il mit son tricorne sens devant derrière, et fit plusieurs fois le tour de la table en dansant gravement sur la pointe des pieds. Après s'être livré à ce bizarre exercice, il ôta son tricorne, et s'étendit devant le feu en tournant le dos à la cheminée, de l'air d'un homme qui serait occupé à dresser exactement l'inventaire du mobilier.
CHAPITRE XXIV. Détails pénibles, mais courts, dont la connaissance est nécessaire pour l'intelligence de cette histoire.
C'était une vraie messagère de mort qui était venue jeter le trouble dans le paisible intérieur de la matrone. Elle était courbée par l'âge; un tremblement continuel agitait ses membres, et sa figure, contractée par des mouvements convulsifs, ressemblait plutôt à une caricature qu'à un visage humain.
Hélas! qu'il y a peu de visages dont la beauté conserve son charme! Les soucis, les chagrins, les souffrances, altèrent les traits en même temps qu'ils changent le coeur; et ce n'est que lorsque les passions sommeillent et qu'elles ont perdu leur puissance pour toujours, que le nuage se dissipe et rend au front sa sérénité céleste. Tel est souvent l'effet de la mort: froid et glacé, le visage retrouve cette expression sereine et paisible qu'il avait un matin de la vie. L'homme redevient alors si calme, si paisible, que ceux qui l'ont connu dans son heureuse enfance s'agenouillent près du cercueil, pleins de respect pour l'ange qu'ils croient voir sur la terre.
La vieille femme gravit l'escalier en chancelant, et chemina clopin-clopant le long des corridors, tout en marmottant quelques paroles inintelligibles, en réponse aux reproches que lui adressait sa compagne. À la fin, elle fut forcée de s'arrêter pour reprendre haleine, et remit la lumière à la matrone, qui se dirigea rapidement vers la chambre où gisait la mourante.
C'était un vrai grenier, à peine éclairé par une méchante lampe. Une autre vieille femme veillait près du lit, tandis que l'apprenti du pharmacien de la paroisse, debout devant la cheminée, se taillait un cure-dents.
«Quelle nuit glaciale, madame Corney! dit le jeune homme en voyant entrer la matrone.
- Glaciale en vérité, monsieur, répondit la dame de sa voix la plus bienveillante, et en faisant une révérence.
- Vous devriez exiger de vos fournisseurs du charbon de meilleure qualité, dit l'apprenti en attisant le feu avec les pincettes rouillées; celui-ci ne convient nullement par un temps pareil.
- Il est du choix de l'administration, répondit la matrone. Elle devrait bien au moins nous chauffer convenablement; nos fonctions sont déjà bien assez pénibles.»
Ici la conversation fut interrompue par un gémissement de la mourante.
«Oh! dit le jeune homme en regardant du côté du lit, comme si ce cri lui eût rappelé qu'il y avait là une malade. C'est la fin, madame Corney.
- Croyez-vous? demanda celle-ci.
- Je serais surpris que cela durât encore quelques heures, dit l'apprenti en taillant la pointe de son cure-dents. Elle a tout le système détraqué. Dites-moi, la vieille, est-ce qu'elle dort?»
La garde se pencha sur le lit pour s'en assurer et fit signe que oui.
«Elle s'en ira peut-être bien comme cela, si vous ne faites pas de bruit, dit le jeune homme. Posez la lumière à terre; elle ne la verra pas.»
La vieille obéit, en secouant la tête comme pour faire entendre que la malade ne mourrait pas si tranquillement; puis elle reprit sa place près de l'autre vieille qui venait de rentrer. La matrone, d'un air d'impatience, s'enveloppa dans son châle, et s'assit au pied du lit.
L'apprenti pharmacien, après avoir taillé son cure-dents, s'installa devant le feu; mais au bout de dix minutes l'ennui le prit, il souhaita bien du plaisir à Mme Corney, et sortit sur la pointe du pied.
Les deux vieilles femmes, après être restées quelque temps immobiles, s'éloignèrent du lit et vinrent s'accroupir devant le feu, à la chaleur duquel elles exposèrent leurs mains décharnées. La flamme projetait une lueur sinistre sur leurs visages blêmes, et mettait en lumière leur affreuse laideur; elles se mirent à causer à voix basse.
«À-t-elle encore dit quelque chose tandis que j'étais dehors? demanda la ménagère.
- Pas un mot, répondit l'autre; elle s'est mise à se tordre les bras; mais je lui ai tenu les mains, et elle s'est bientôt calmée; elle est à bout de forces, et je n'ai pas eu de peine à la faire tenir tranquille. J'ai encore pas mal de vigueur, voyez-vous, toute vieille que je suis, malgré le régime du dépôt.
- A-t-elle bu le vin chaud que le médecin lui avait ordonné? demanda la vieille.
- J'ai essayé de le lui faire avaler, répondit-elle, mais elle avait les dents si serrées, et elle mordait si fort le verre, que c'est à peine si j'ai pu lui faire lâcher prise. Pour lors, c'est moi qui l'ai bu, et cela m'a fait du bien.»
Après avoir regardé autour d'elles avec précaution pour s'assurer qu'on ne les écoutait pas, les deux vieilles se tapirent encore plus près du feu et continuèrent leur bavardage.
«Je me souviens d'un temps, dit la première, où elle n'aurait pas manqué d'en faire autant, et même qu'ensuite elle en aurait bien ri.
- Sans doute, reprit l'autre; elle était joviale. En a-t-elle enseveli des cadavres! Et blancs comme de la cire. Que de fois je l'ai aidée dans cette besogne!»
Tout en parlant, la vieille tira de sa poche une méchante tabatière d'étain, offrit une prise à sa compagne, et s'en adjugea une à elle-même. En ce moment, la matrone qui avait impatiemment attendu jusque-là que la mourante sortit de son état de stupeur, s'approcha aussi du feu et leur demanda d'une voix aigre combien de temps il lui faudrait encore rester là à attendre.
«Pas longtemps, notre maîtresse, répondit la seconda femme en levant les yeux; il n'y en a pas une de nous que la mort ait envie de faire attendre longtemps. Patience! patience! Elle arrivera assez vite pour nous toutes tant que nous sommes.
- Taisez-vous, vieille radoteuse! dit la matrone d'un ton sévère.
Dites-moi, Marthe, a-t-elle déjà été dans cet état?
- Souvent, répondit la femme.
- Mais c'est bien la dernière fois, ajouta l'autre, c'est-à-dire qu'elle ne s'éveillera plus qu'une seule fois; et soyez sûre, notre maîtresse, que ça ne sera pas long.
- Long ou court, dit la matrone avec mauvaise humeur, elle ne me trouvera pas là à son réveil, et ayez soin, entendez-vous, de ne pas venir me déranger une autre fois pour rien. Il n'entre pas dans mes fonctions de voir mourir toutes les vieilles femmes de la maison; ainsi, que cela ne vous arrive plus; c'est trop fort, en vérité. Souvenez-vous de ce que je vous dis là, vieilles bourriques; si vous vous avisez encore de me faire aller, j'aurai soin de vous, je vous le jure!»
Elle allait s'élancer dehors, quand un cri des deux vieilles fit qu'elle tourna la tête. La mourante s'était levée sur son séant et lui tendait les bras.
«Qu'est-ce? s'écria-t-elle d'une voix sépulcrale.
- Paix! paix! dit une des femmes en se penchant sur le lit.
Couchez-vous, couchez-vous!
- Je ne me recoucherai que morte! dit la malade en se débattant. Il faut que je lui parle! Approchez-vous… plus près encore, que je vous parle à l'oreille.»
Elle saisit le bras de la matrone et la fit asseoir sur une chaise près du lit. Elle allait parler, quand elle aperçut les deux vieilles debout près d'elle, le corps penché, dans l'attitude de femmes qui écoutent de toutes leurs oreilles.
«Renvoyez-les, dit la mourante d'une voix épuisée. Vite! vite!»
Les deux vieilles se mirent à se lamenter à qui mieux mieux, à dire que la pauvre malade était si bas qu'elle ne reconnaissait plus même ses meilleures amies, et à se répandre en protestations qu'elles ne la quitteraient pas; mais la matrone les fit sortir, ferma la porte et revint près du lit Une fois dehors, les deux vieilles changèrent de note et crièrent par le trou de la serrure que la vieille Sally était ivre; ce qui, en effet, n'était pas absolument impossible: car, outre une faible dose d'opium ordonnée par le pharmacien, elle avait à lutter contre les effets d'un grog, que les vieilles femmes, par bonté d'âme, lui avaient administré de leur autorité privée.