Oliver Twist
- Si j'avais pu le faire sans nuire à celui que j'aimais, répondit
Rose, j'aurais…
- Reçu cette déclaration d'une manière toute différente, dit vivement Henry; ne me le cachez pas au moins, Rose.
- Peut-être, dit Rose. Voyons! ajouta-t-elle en dégageant la main, pourquoi prolonger ce pénible entretien? bien pénible pour moi surtout, malgré le bonheur durable dont il me laissera le souvenir: car ce sera pour moi un bonheur que de savoir la place honorable que j'ai tenue dans votre coeur, et chacun de vos triomphes dans la vie ne fera qu'accroître ma fermeté et mon courage. Adieu, Henry! car nous ne nous rencontrerons plus comme nous nous sommes rencontrés aujourd'hui; soyons longtemps et heureusement unis par d'autres liens que ceux que cette conversation suppose, et puissent les prières ferventes d'un coeur droit et aimant faire descendre sur vous toutes les bénédictions, les faveurs du ciel!
- Encore un mot, Rose, dit Henry. Dites-moi vous-même vos raisons; laissez-moi les entendre de votre propre bouche.
- L'avenir qui vous est ouvert est brillant, répondit Rose avec fermeté; vous pouvez prétendre à tous les honneurs auxquels on peut atteindre dans la vie publique, avec de grands talents et de puissants protecteurs; mais ces protecteurs sont fiers, et je ne fréquenterai jamais ceux qui tiendraient en mépris la mère qui m'a donné la vie, pas plus que je ne veux attirer de disgrâces ou d'avanies au fils de celle qui m'a si bien tenu lieu de mère. En un mot, dit la jeune fille en détournant la tête, car elle sentait son courage l'abandonner, il y a sur mon nom une de ces taches que le monde fait rejaillir sur des têtes innocentes; je ne veux la faire partager à personne; nul autre que moi n'en aura le reproche.
- Un mot encore, Rose, ma chère Rose! un seul mot dit Henry en se jetant à ses pieds; si je n'avais pas été dans une position que le monde appelle heureuse, si une existence paisible et obscure m'eût été réservée, si j'avais été pauvre, faible, sans amis, m'auriez- vous éloigné de vous? Est-ce la perspective des richesses et des honneurs qui m'attendent peut-être, qui fait naître en vous ces scrupules sur votre naissance?
- Ne me forcez pas de répondre à cela, répliqua Rose; là n'est pas la question; ce serait mal à vous d'insister.
- Si votre réponse est telle que j'ose presque l'espérer, répondit Henry, elle fera luire sur ma vie un rayon de bonheur. Est-ce donc si peu de chose que de faire tant de bien, avec quelques mots seulement, à quelqu'un qui vous aime par-dessus tout? Oh Rose! au nom de mon ardente et durable affection, par tout ce que j'ai souffert pour vous, par tout ce que vous me condamnez à souffrir, je vous en conjure, répondez seulement à cette question.
— Eh bien! si votre destinée eût été différente, dit Rose; si vous aviez été même un peu, mais non pas tant, au-dessus de moi; si j'avais pu me flatter d'être pour vous un soutien, un appui dans une position paisible et retirée, mais non au milieu des pompes et des splendeurs du monde, je ne me serais pas condamnée à cette épreuve. J'ai tout lieu d'être heureuse, très heureuse, maintenant; mais alors, Henry, j'avoue que j'aurais été plus heureuse encore.»
Les souvenirs, les espérances d'autrefois qu'elle avait si longtemps caressées, se pressaient dans l'esprit de Rose en faisant cet aveu; elle fondit en larmes, comme il arrive toujours quand on voit s'évanouir une vieille espérance, et les larmes la soulagèrent.
«Je ne puis triompher de cette faiblesse, et elle ne fait que m'affermir dans ma résolution, dit Rose en lui tendant la main. Maintenant, il faut décidément nous quitter.
- Je vous demande une promesse, dit Henri. Une fois, une seule fois encore, dans un an ou peut-être beaucoup plus tôt, laissez- moi traiter encore avec vous ce sujet; ce sera pour la dernière fois.
- Vous n'insisterez pas pour me faire changer de résolution, répondit Rose avec un mélancolique sourire; ce serait peine perdue.
- Non, dit Henry; vous me la répéterez si vous voulez, vous me la répéterez d'une manière définitive. Je mettrai à vos pieds ma position et ma fortune, et, si vous persévérez dans votre résolution présente, je ne chercherai ni par paroles, ni par actions, à vous faire changer.
- Soit, répondit Rose; ce ne sera qu'une douloureuse épreuve de plus, et d'ici là je tâcherai de me préparer à la supporter mieux.»
Elle lui tendit encore la main; mais le jeune homme la serra dans ses bras; déposa un baiser sur son beau front, et sortit vivement.
CHAPITRE XXXVI. Qui sera très court, et pourra paraître de peu d'importance ici, mais qu'il faut lire néanmoins, parce qu'il complète le précédent, et sert à l'intelligence d'un chapitre qu'on trouvera en son lieu.
«Ainsi, vous êtes décidé à être mon compagnon de voyage ce matin? dit le docteur quand Henry Maylie entra dans la salle à manger; d'ailleurs, vous n'avez jamais la même idée une heure de suite.
- Vous ne me direz pas cela un de ces jours, dit Henry, qui rougit sans raison apparente.
- J'espère que j'aurai de bons motifs pour ne plus vous en faire le reproche, répondit M. Losberne, mais j'avoue que je ne m'y attends guère. Pas plus tard qu'hier matin, vous aviez formé le projet de rester ici, et d'accompagner, en bon fils, votre mère aux bains de mer. À midi, vous m'annoncez que vous allez me faire l'honneur de m'accompagner jusqu'à Chertsey, en vous rendant à Londres, et le soir vous me pressez mystérieusement de partir avant que les dames soient levées; il en est résulté que le petit Olivier est là, cloué à son déjeuner, au lieu de courir les prairies à la recherche de toutes les merveilles botaniques auxquelles il fait une cour assidue. Cela n'est pas bien, n'est-ce pas, Olivier?
- J'aurais été bien fâché, monsieur, de ne pas être ici au moment de votre départ et de celui de M. Maylie, répondit Olivier.
- Voilà un gentil garçon, dit le docteur» Vous viendrez me voir à votre retour, nous parlerons sérieusement, Henry. Est-ce que vous avez eu quelque communication avec les gros bonnets qui vous ait déterminé tout à coup à partir?
- Les gros bonnets, répliqua Henri, et sans doute vous n'oubliez pas dans cette dénomination mon oncle, le plus important de tous, n'ont eu aucune communication avec moi depuis que je suis venu ici, et nous sommes, à une époque de l'année où il n'est pas vraisemblable que rien au monde ait pu leur faire désirer mon retour immédiat auprès d'eux.
- Pourquoi donc? dit le docteur; vous êtes un drôle de corps, mais cela n'empêche pas qu'ils doivent désirer de vous faire entrer au Parlement aux élections d'avant Noël, et cette mobilité d'humeur, ces brusques revirements qui vous distinguent, ne sont pas une mauvaise préparation à la vie politique. Il y a du bon là dedans, et il est toujours utile d'être bien préparé, que le prix de la course soit une place, une coupe ou une grosse somme.»
Henri Maylie aurait pu ajouter à ce court dialogue une ou deux remarques qui n'auraient pas peu changé la manière de voir du docteur; mais il se contenta de dire: «Nous verrons,» et n'insista pas. La chaise de poste fut bientôt amenée devant la porte; Giles vint s'occuper des bagages, et le bon docteur sortit précipitamment pour aller veiller aux préparatifs du départ.
Olivier, dit Henry Maylie à voix basse, j'ai un mot à vous dire.»
Olivier s'approcha de l'embrasure de la fenêtre où M. Maylie lui faisait signe de venir, et fut très surpris de la tristesse mêlée d'agitation qui régnait dans tout son air.
«Vous êtes maintenant en état de bien écrire, dit Henry en lui mettant la main sur le bras.
- Je l'espère, monsieur, répondit Olivier.
- Je ne reviendrai pas ici de quelque temps peut-être. Je désire que vous m'écriviez, une fois tous les quinze jours, le lundi, à la direction des postes, à Londres. Le ferez-vous? dit M. Maylie.
- Oh! certainement, monsieur, je le ferai et j'en serai fier, s'écria Olivier, charmé de la commission.
- Je désire avoir des nouvelles de ma mère et de miss Maylie, dit le jeune homme, et vous pouvez remplir vos pages de détails sur les promenades que vous faites, sur vos conversations, et me dire si elle… si ces dames semblent heureuses et en bonne santé. Vous me comprenez?
- Parfaitement, monsieur, répondit Olivier.
- Je préfère que vous ne leur en parliez pas, dit Henry en appuyant sur ses paroles, parce que ma mère voudrait peut-être prendre la peine de m'écrire plus souvent, ce qui est pour elle une fatigue; que ce soit donc un secret entre vous et moi, et souvenez-vous de ne me laissez rien ignorer. Je compte sur vous.»
Olivier, tout fier de l'importance de son rôle, promit d'être discret et explicite dans ses communications, et M. Maylie lui dit adieu en l'assurant chaudement de son intérêt et de sa protection.
Le docteur était dans la chaise de poste; Giles, qui devait rester à la campagne, avait la main à la portière pour la tenir ouverte; les servantes, regardaient du jardin. Henry lança un rapide regard vers la fenêtre qui l'intéressait, et sauta dans la voiture.
«En route! dit-il; vite, au triple galop; brûlez le pavé: il me faut ça.
- Holà! «dit le docteur en baissant précipitamment la glace de devant et en criant au postillon: «Moi, je ne tiens pas tout à fait à brûler le pavé; entendez-vous? Il ne faut pas ça.»
La voiture partit bruyamment et disparut bientôt sur la route dans un nuage de poussière; tantôt on la perdait complètement de vue, et tantôt on l'apercevait encore, selon les accidents de terrain ou les obstacles rencontrés sur la route. Ce ne fut que lorsque le nuage de poussière fut complètement hors de vue, que ceux qui la suivaient des yeux se dispersèrent.
Mais il y avait quelqu'un qui regardait encore et restait les yeux fixés sur le point où la voiture avait disparu. Derrière le rideau blanc qui l'avait dérobée à la vue d'Henry quand il avait levé les yeux vers la fenêtre, Rose était assise immobile.
«Il semble heureux, dit-elle enfin; j'ai craint quelque temps qu'il n'en fût autrement. Je m'étais trompée. Je suis contente, très contente.
La joie fait couler les larmes aussi bien que la douleur, mais celles qui baignaient la figure de Rose, tandis qu'elle était assise pensive à sa fenêtre, les yeux toujours fixés dans la même direction, semblaient des larmes de douleur plutôt que de joie.
CHAPITRE XXXVII Où le lecteur, s'il se reporte au chapitre XXIII, trouvera une contre-partie qui n'est pas rare dans l'histoire des ménages.
M. Bumble était assis dans le cabinet du dépôt de mendicité, les yeux fixés sur le foyer vide, qui ne rendait, vu la saison, d'autre clarté que celle qui était produite par quelques pâles rayons de soleil, réfléchis à la surface froide et luisante de la cheminée d'acier poli. Une cage à mouches en papier pendait au plafond, vers lequel M. Bumble lançait de temps à autre un regard préoccupé; en voyant les insectes voltiger avec insouciance autour du brillant réseau, il poussa un profond soupir et son visage s'assombrit. Il était en train de réfléchir, et peut-être la vue des mouches prises au piège lui rappelait-elle quelque pénible circonstance de sa vie.
L'air sombre de M. Bumble n'était pas la seule chose qui eût contribué à faire naître une douce tristesse dans le coeur du spectateur. Il y avait encore d'autres indices tirés de l'extérieur même du personnage, qui annonçaient qu'un grand changement s'était opéré dans sa position. Qu'étaient devenus l'habit galonné et le fameux tricorne? Il portait encore, il est vrai, une culotte courte et des bas de coton noir, mais ce n'était plus ça; son habit avait de grandes basques, c'est vrai, et ressemblait à cet égard à l'ancien habit: mais, sauf cela, quelle différence! L'imposant tricorne était remplacé par un modeste chapeau rond; M. Bumble n'était plus bedeau.
Il y a des positions sociales qui, indépendamment des avantages plus solides qu'elles offrent, tirent encore une valeur particulière du costume qui leur est affectée Un maréchal a son uniforme, un évêque son tablier de soie, un conseiller sa robe de taffetas, un bedeau son tricorne. Ôtez à l'évêque son tablier, ou au bedeau son tricorne et son habit galonné, qu'est-ce qu'ils deviennent? Des hommes, rien que des hommes. La dignité, et même parfois la sainteté, sont des questions de costume, bien plus que certaines gens ne se l'imaginent.
M. Bumble avait épousé Mme Corney et était directeur du dépôt de mendicité; un autre bedeau était entré en fonction et avait hérité du tricorne, de l'habit galonné et de la canne, tous trois ensemble.
«Dire qu'il y aura demain deux mois de cela! dit M. Bumble avec un soupir. Il me semble qu'il y a un siècle.»
Ces paroles de M. Bumble auraient pu signifier qu'il avait parcouru, dans le court espace de huit semaines, toute une existence de félicité; mais ce soupir… ce soupir voulait dire bien des choses.
«Je me suis vendu, dit M. Bumble en suivant le cours de ses réflexions, pour six cuillers à thé, une pince à sucre, un pot au lait, quelques meubles d'occasion, et vingt livres sterling en monnaie sonnante. C'est, en vérité, bien bon marché, affreusement bon marché!
- Bon marché! s'écria une voix aigre à l'oreille de M. Bumble; c'est encore plus que vous ne valez, et je vous ai payé assez cher, Dieu le sait!»
M. Bumble tourna la tête et rencontra le visage de son intéressante moitié, laquelle, n'ayant entendu que les derniers mots de M. Bumble, avait à tout hasard risqué la repartie, qui ne manquait pas d'à-propos.
«Madame Bumble? dit M. Bumble d'un ton à la fois sentimental et sévère.
- Eh bien? dit la dame.
- Ayez la bonté de me regarder, dit M. Bumble en la toisant de la tête aux pieds. Si elle soutient un regard comme celui-là, se disait M. Bumble, elle peut soutenir n'importe quoi; c'est un regard que je n'ai jamais vu manquer son effet sur les pauvres, et s'il le manque sur elle, c'en est fait de mon autorité.»
Peut-être un regard ordinaire suffit-il pour intimider les pauvres qui, vu la légèreté de leur nourriture, ne sont jamais bien vaillants; peut-être aussi l'ex-madame Corney était-elle particulièrement à l'épreuve des regards d'aigle. Je n'ai pas d'avis là-dessus; mais ce qui est certain, c'est que la matrone ne fut nullement démontée par le sourcil froncé de M. Bumble; qu'au contraire elle le vit de l'air le plus dédaigneux, et partit même d'un éclat de rire qui avait l'air franc et naturel.
À ce rire inattendu, M. Bumble n'en crut d'abord pas ses oreilles, puis il en resta stupéfait. Il retomba dans sa rêverie, et il n'en sortit que lorsqu'il en fut tiré de nouveau par la voix de sa moitié.
«Est-ce que vous allez rester là à ronfler toute la journée? demanda Mme Bumble.
- Je resterai là, madame, aussi longtemps que je le jugerai convenable, répliqua M. Bumble; Je ne ronflais pas, mais je ronflerai, je bâillerai, j'éternuerai, je rirai, je parlerai comme il me plaira, parce que telle est ma prérogative.
- Votre prérogative! dit Mme Bumble avec un dédain inexprimable.
- J'ai dit le mot, madame. La prérogative de l'homme est de commander.
- Quelle est, au nom du ciel, la prérogative de la femme? s'écria la veuve Corney.
- C'est d'obéir, madame, dit M. Bumble de sa voix de tonnerre. Feu votre malheureux époux aurait dû vous l'apprendre; il serait peut- être encore de ce monde; je le voudrais bien, pour ma part, le pauvre homme!
Mme Bumble, jugeant rapidement que l'instant décisif était venu, et qu'un coup frappé en ce moment pour assurer la domination à l'un ou à l'autre serait nécessairement concluant et définitif, n'eut pas plutôt entendu cette allusion à feu son premier mari, qu'elle se laissa tomber sur une chaise, en s'écriant que M. Bumble était un brutal, un sans coeur, et versa un torrent de larmes.
Mais les larmes n'étaient pas choses à aller au coeur de M. Bumble; ce coeur était imperméable. Comme les chapeaux de castor à l'épreuve de l'eau, que la pluie ne fait qu'embellir, il était à l'épreuve des larmes, et elles ne faisaient qu'accroître sa vigueur, et son énergie; il n'y voyait qu'un signe de faiblesse, et la reconnaissance de sa propre supériorité, ce qui faisait un sensible plaisir.
Il regarda sa chère moitié d'un air très satisfait, et la pria, d'une façon engageante, de pleurer tout son soûl, cet exercice étant considéré par la faculté comme infiniment salutaire.
«Cela vous ouvre les poumons, vous lave la figure, vous exerce les yeux, vous adoucit même le caractère, dit M. Bumble; ainsi, pleurez à votre aise.
En se livrant à cette plaisanterie, M. Bumble décrochait son chapeau, le plantait de côté sur la tête d'un air tapageur, comme un homme fier d'avoir assuré sa domination d'une manière convenable, mettait ses mains dans ses poches et se dandinait vers la porte d'un air fanfaron.
L'ex-madame Corney avait eu recours aux larmes, parce qu'elles sont d'un usage plus commode que les voies de fait; mais elle était tout à fait résolue à recourir à ce dernier mode de procéder, et M. Bumble ne tarda pas à en faire l'expérience.
Le premier indice qu'il en eut fut un bruit sourd, suivi aussitôt de la chute de son chapeau, qui vola à l'autre bout de la chambre; l'habile matrone, lui ayant ainsi découvert la tête, le prit d'une main à la gorge, et de l'autre fit pleuvoir sur lui une grêle de coups portés avec une vigueur et une adresse remarquables; cela fait, elle varia un peu ses distractions en lui égratignant la figure et en lui arrachant les cheveux; enfin, après l'avoir châtié autant qu'elle crut que le méritait l'offense, elle le poussa sur une chaise qui se trouvait là fort à propos, et le mit au défi d'oser encore parler de sa prérogative.
«Debout! dit-elle bientôt d'un ton d'autorité; filez vite, si vous ne voulez pas que je ne parte à des extrémités.»
M. Bumble se leva d'un air piteux, en se demandant ce que sa femme entendait par se porter à des extrémités; il ramassa son chapeau et se dirigea vers la porte.
«Vous en allez-vous? demanda Mme Bumble.
- Certainement, ma chère, certainement, répondit M. Bumble en hâtant le pas vers la porte. Je n'avais pas l'intention de… je m'en vais, ma chère… vous êtes si violente que vraiment je …
En ce moment, Mme Bumble avança vivement de quelques pas pour remettre à sa place le tapis qui avait été dérangé dans la lutte; aussitôt M. Bumble s'élança hors de la chambre sans finir sa phrase, et laissa l'ex-veuve Corney maîtresse du champ de bataille.
M. Bumble était bien étonné et bien battu. Il avait une tendance naturelle à faire le matamore, prenait grand plaisir à exercer mille petites cruautés, et, par conséquent, est-il nécessaire de le dire? il était lâche. Cette observation n'est point faite pour jeter un blâme sur son caractère: bien des personnages officiels, que l'on entoure de respect et d'admiration, sont sujet à des faiblesses de ce genre. Si nous faisons cette remarque, c'est donc plutôt en sa faveur qu'autrement, et dans le but de mieux faire comprendre au lecteur combien il avait d'aptitude pour ses fonctions.
Mais il n'était pas au bout de ses humiliations: après avoir fait un tour dans le dépôt de mendicité et avoir songé, pour la première fois de sa vie, que les lois des pauvres étaient trop rigoureuses, et que les hommes qui abandonnent leurs femmes et les laissent à la charge de la paroisse ne devraient être, en bonne justice, exposés à aucune pénalité, mais plutôt récompensés comme des êtres méritoires, qui n'avaient que trop longtemps souffert, M. Bumble se dirigea vers une salle où quelques pauvresses étaient d'ordinaire occupées à laver le linge du dépôt, et d'où partait le bruit d'une conversation animée.
«Hum! fit M. Bumble en reprenant son air imposant, ces femmes du moins continueront à respecter la prérogative, holà! holà! qu'est- ce que ce vacarme, coquines?»
À ces mots, M. Bumble ouvrit la porte et entra d'un air menaçant et courroucé, qui se changea bientôt en un maintien humble et rampant, quand il reconnut, à sa grande surprise, madame son épouse au milieu du groupe.
«Ma chère, dit-il, je ne savais pas que vous étiez là.
- Vous ne saviez pas que j'étais là? répéta Mme Bumble. Que venez- vous faire ici?
- Je trouvais qu'on causait un peu trop pour travailler convenablement, ma chère, répondit M. Bumble en jetant un regard distrait sur quelques vieilles femmes occupées à la lessive, et qui se communiquaient leur étonnement en voyant l'air humble du directeur du dépôt.
- Vous trouviez qu'on causait trop? dit Mme Bumble. Est-ce que cela vous regarde?
- Mais, ma chère… dit M. Bumble d'un ton soumis.
- Est-ce que cela vous regarde? demanda de nouveau Mme Bumble.
- C'est vrai, ma chère; vous êtes ici la maîtresse, dit M. Bumble; mais je pensais que vous n'étiez peut-être pas là.
- Tenez, M. Bumble, répondit la dame, nous n'avons que faire de vous; vous aimez beaucoup trop à mettre votre nez dans ce qui ne vous regarde pas; tout le monde ici se moque de vous dès que vous avez le dos tourné, et vous vous faites traiter d'imbécile à toute heure du jour. Allons, sortez!»
M. Bumble, voyant avec un chagrin cuisant les pauvresses ricaner à qui mieux mieux, hésita un instant. Mme Bumble, dont l'impatience n'admettait aucun délai, saisit une tasse pleine d'eau de savon, et, lui montrant la porte, lui enjoignit de sortir à l'instant, sous peine de recevoir le liquide sur sa majestueuse personne.
Que pouvait faire M. Bumble? Il jeta autour de lui un regard abattu et sortit; comme il franchissait la porte, les rires contenus des pauvresses éclatèrent bruyamment: il ne lui manquait plus que cela! il était déshonoré à leurs yeux; il avait perdu son rang aux yeux même des pauvres; il était tombé du sommet des sublimes fonctions de bedeau jusqu'au fond de l'abîme humiliant du rôle de poule mouillée.
«Tout cela en deux mois! se dit M. Bumble plein de pensées lugubres; deux mois!… Il n'y a que deux mois, j'étais non seulement mon maître, mais celui de quiconque touchait de près ou de loin au dépôt paroissial; et maintenant…!»
C'était trop. M. Bumble donna un soufflet à l'enfant qui lui ouvrit la porte (car, tout en rêvant, il était arrivé à la porte d'entrée), et s'achemina vers la rue d'un air distrait.
Il suivit une rue, puis une autre, jusqu'à ce que l'exercice eût calmé la première explosion de son chagrin; l'émotion l'avait altéré. Il passa devant nombre de cabarets, et s'arrêta enfin devant un dont la salle, comme il s'en assura par un rapide coup d'oeil jeté à l'intérieur, était déserte, ou du moins n'était occupée que par un consommateur solitaire. La pluie commençait à tomber à verse; il se décida à entrer, demanda, en passant devant le comptoir, qu'on lui servit à boire, et pénétra dans la salle qu'il avait vue de la rue.
L'individu qui s'y trouvait était brun, de haute taille et enveloppé dans un grand manteau; il avait l'air d'un étranger, et, à en juger d'après son air fatigué et la poussière qui couvrait ses vêtements, il venait de faire un assez long trajet. Il regarda entrer M. Bumble, mais daigna à peine répondre à son salut par un léger signe de tête.
En supposant que l'étranger se fût montré encore plus sans gêne, M. Bumble avait de la dignité pour deux; il avala son grog en silence et se mit à lire le journal d'un air sérieux et imposant.
Il arriva pourtant… comme il arrive souvent quand on trouve un compagnon dans de telles circonstances, que M. Bumble se sentait poussé, de moment en moment, à jeter un coup d'oeil à la dérobée sur l'étranger; mais chaque fois qu'il le faisait, il détournait les yeux avec une certaine confusion en trouvant ceux de l'étranger braqués sur lui. Ce qui ajoutait encore à la gauche timidité de M. Bumble, c'était l'expression remarquable du regard de cet individu; il avait l'oeil vif et perçant, mais soupçonneux et défiant, et on ne pouvait le regarder sans une certaine répulsion.
Après que leurs yeux se furent rencontrés plusieurs fois de cette manière, l'étranger, d'une voix brève et dure, rompit le silence:
«Cherchiez-vous après moi, dit-il, quand vous êtes venu regarder par la fenêtre?
- Pas que je sache; à moins que vous ne soyez M…»
Ici, M. Bumble s'arrêta court, car il était curieux de connaître le nom de son interlocuteur, et il crut, dans son impatience, que celui-ci allait achever la phrase.
«Je vois que non, dit l'étranger avec un peu d'ironie; autrement, vous auriez su mon nom; vous ne le savez pas, et je vous engage à ne pas chercher à le savoir.
- Je ne vous voulais pas de mal, jeune homme, observa M. Bumble de son ton majestueux.
- Et vous ne m'en avez fait aucun,» dit l'étranger.
Un autre silence succéda à ce court dialogue, et ce fut encore l'étranger qui reprit la parole.
«Je crois vous avoir déjà vu, dit-il; vous aviez alors un autre costume, et je n'ai fait que vous croiser dans la rue, mais je pourrais vous reconnaître; vous étiez bedeau, n'est-ce-pas?
- Oui, dit M. Bumble un peu surpris; bedeau paroissial.
- C'est cela, reprit l'autre en secouant la tête; c'est dans ces fonctions que je vous ai vu. Que faites-vous à présent?
- Je suis directeur du dépôt de mendicité, répondit M. Bumble avec lenteur et en appuyant sur ses paroles, pour réprimer le ton de familiarité que semblait vouloir prendre l'inconnu. Directeur du dépôt de mendicité, jeune homme.
- Vous êtes aussi soigneux de vos intérêts que vous l'avez toujours été, je n'en doute pas? reprit l'étranger en regardant M. Bumble dans le blanc des yeux. Ne vous gênez pas pour répondre librement, mon brave homme. Je vous connais assez bien, comme vous voyez.
- Je suppose, répondit M. Bumble en mettent sa main au-dessus de ses yeux et en considérant l'étranger de la tête aux pieds avec une inquiétude visible, je suppose qu'un homme marié n'est pas plus fâché qu'un célibataire de gagner honnêtement un penny quand il le peut. Les fonctionnaires paroissiaux ne sont pas tellement bien payés qu'ils soient en état de refuser un petit gain supplémentaire quand ils peuvent le faire d'une manière civile et convenable.»
L'étranger sourit et fit un nouveau signe de tête comme pour dire:
«Vous voyez bien que je ne me trompais pas.» Il sonna.
«Remplissez ce verre, dit-il au garçon en lui tendant le verre vide de M. Bumble. Quelque chose de fort et de chaud, c'est votre goût, je suppose?
- Pas trop fort, répondit M. Bumble avec une petite toux délicate.
- Vous comprenez ce que cela veut dire, garçon?» dit sèchement l'étranger.
Le garçon sourit, disparut et revint bientôt avec un verre plein et fumant; à la première gorgée, la force de la liqueur fit venir les larmes aux yeux de M. Bumble.
«Maintenant, écoutez-moi, dit l'étranger après avoir fermé la porte et la fenêtre. Je suis venu ici aujourd'hui dans l'espoir de vous découvrir, et, par une de ces chances que le diable envoie parfois à ceux qu'il aime, vous êtes venu dans cette salle juste au moment où je pensais à vous. J'ai besoin d'obtenir de vous un renseignement, et je ne vous demande pas de me le fournir pour rien, quelque peu important qu'il soit. Prenez cela pour commencer.
En même temps, il passa deux souverains à son compagnon, de l'autre côté de la table, en ayant soin que le son de l'or ne fut pas entendu du dehors; et, quand M. Bumble les eut scrupuleusement examinés pour s'assurer qu'ils étaient de bon aloi, et les eût mis d'un air très satisfait dans la poche de son gilet il continua:
«Rappelez vos souvenirs… Voyons…, il y a eu douze ans l'hiver dernier…
- C'est un long espace de temps, dit M. Bumble. Bon!… J'y suis.
- Le lieu de la scène est le dépôt de mendicité.
- Bon!
- C'était la nuit.
- Oui.
- Quant au lieu de la scène, c'était l'affreux trou où de misérables filles venaient donner la vie et la santé qui leur étaient souvent refusées à elles-mêmes… donner naissance enfin à des enfants criards, destinés à être à la charge de la paroisse, et, le plus souvent, cacher leur honte dans le tombeau!
- Vous voulez parler, je suppose, de la salle d'accouchement? dit M. Bumble, qui ne suivait pas bien la description animée de l'étranger.
- Oui, dit celui-ci. Un garçon y naquit.
- Bien des garçons, observa M. Bumble en hochant la tête, comme trouvant le renseignement bien vague.
- Au diable tous ces petits drôles! dit l'étranger avec impatience. Je parle d'un enfant délicat et pâle, qui a été apprenti près d'ici, chez un fabricant de cercueils (je voudrais qu'il y eût fait son propre cercueil et qu'il s'y fût blotti à tout jamais), et qui s'est enfui ensuite à Londres, à ce qu'on suppose.
- Eh! vous parlez d'Olivier… du petit Twist? dit M. Bumble. Je m'en souviens; il n'y avait pas un petit gredin plus entêté…
- Ce n'est pas de lui que je veux que vous me parliez. J'en ai assez entendu parler, dit l'étranger en coupant la parole à M. Bumble au beau milieu de sa tirade sur les vices du pauvre Olivier. C'est d'une femme, de la vieille sorcière qui a soigné la mère. Qu'est-elle devenue?
- Ce qu'elle est devenue? dit M. Bumble que le grog avait rendu facétieux. Ce serait difficile à dire, ami. Les sages-femmes n'ont rien à faire là où elle est allée. Je suppose qu'elle est hors de service.
- Que voulez-vous dire? demanda l'étranger d'un air sombre.
- Qu'elle est morte l'hiver dernier,» répliqua M. Bumble.
L'individu le regarda fixement quand il eut reçu de lui ce renseignement, et, bien que ses yeux ne changeassent pas de direction, son regard semblait peu à peu s'égarer et il parut absorbé dans ses réflexions. Pendant quelques instants, il aurait été difficile de dire s'il était soulagé ou désappointé à cette nouvelle; mais enfin il respira plus librement et, détournant les yeux, il finit par dire que cela n'avait pas au fond grande importance, et il se leva comme pour sortir.
M. Bumble était assez malin et vit tout de suite que l'occasion s'offrait de tirer un parti lucratif d'un secret que possédait sa chère moitié; il se rappela la soirée où était morte la vieille Sally; il avait de bonnes raisons pour se souvenir de ce jour, puisque c'était à cette occasion qu'il avait offert sa main à Mme Corney; et, bien que la dame ne lui eût jamais confié ce dont elle avait été l'unique témoin, il en savait assez pour comprendre que cela avait trait à quelque circonstance qui s'était passée dans le service de la vieille femme, comme garde-malade du dépôt, auprès de la jeune mère d'Olivier Twist. Il réunit promptement ses souvenirs et informa l'étranger, d'un air de mystère, qu'il y avait une femme qui était restée enfermée avec la vieille mégère quelques instants avant sa mort, et qu'il avait lieu de croire qu'elle pourrait jeter quelque lumière sur l'objet de ses recherches.
«Comment pourrai-je la trouver? dit l'étranger pris à l'improviste, et montrant clairement que ses craintes, quelles qu'elles fussent, s'étaient tout à coup réveillées à ces paroles.
- Seulement par mon entremise, reprit M. Bumble.
- Quand? dit vivement l'étranger.
- Demain, répondit M. Bumble.
- À neuf heures du soir, dit l'inconnu, en tirant de sa poche un chiffon de papier sur lequel il écrivit l'adresse d'une maison obscure, située au bord de l'eau, en caractères qui trahissaient son agitation. À neuf heures du soir, amenez-la moi; je n'ai pas besoin de vous recommander le secret, car il y va de votre intérêt.
À ces mots, il se dirigea vers la porte après avoir payé les grogs; il prit congé de M. Bumble, lui disant en quelques mots qu'ils ne suivaient pas le même chemin, et s'éloigna sans cérémonie, après avoir insisté de nouveau sur l'heure du rendez- vous pour le lendemain soir.
En jetant les yeux sur l'adresse, le fonctionnaire paroissial remarqua qu'elle n'indiquait aucun nom… L'étranger n'était pas loin; il courut après lui pour le lui demander.
«Qu'est-ce? dit l'individu en se retournant vivement quand Bumble lui toucha le bras. Vous me suivez!
- Un mot seulement, dit celui-ci en montrant le chiffon de papier; quel nom demanderai-je?
— Monks répondit l'étranger, et il se dépêcha de s'éloigner à grands pas.
CHAPITRE XXXVIII
Récit de l'entrevue nocturne de M. et Mme Bumble avec Monks.
Par une lourde et étouffante soirée d'été, quand les nuages, qui avaient été menaçants toute la journée, laissaient déjà tomber de grosses gouttes de pluie et semblaient présager un violent orage, M. et Mme Bumble quittaient la grande rue de la ville et se dirigeaient vers un petit massif de maisons en ruine, situées à un mille et demi environ et bâties sur un sol marécageux et malsain, au bord de la rivière.
Ils étaient l'un et l'autre affublés de vieux vêtements usés, peut-être dans le double but de se garantir de la pluie et d'éviter d'attirer l'attention; le mari portait une lanterne qui n'était pas encore allumée, il est vrai, et marchait le premier, pour procurer sans doute à sa femme, vu la boue qui couvrait le chemin, l'avantage de poser le pied dans les larges empreintes de ses pas. Ils marchaient dans un profond silence; de temps à autre, M. Bumble ralentissait sa marche et tournait la tête comme pour s'assurer que sa moitié le suivait; puis, en voyant qu'elle était sur ses talons, il reprenait son pas allongé et s'avançait rapidement vers le but de leur expédition.
Ce quartier était loin d'avoir une réputation douteuse; sa réputation était faite, au contraire, depuis longtemps. On savait à merveille qu'il n'était habité que par des bandits dangereux, qui, tout en faisant semblant de vivre de leur travail, avaient pour principale ressource le vol et le crime; c'était un assemblage de méchantes baraques, bâties grossièrement les unes en brique, les autres avec de vieux bois de bateau rongé des vers, et placées pour la plupart à quelques pieds du bord de la rivière. Ses bateaux avariés étaient amarrés à un petit mur qui séparait la rivière du marais; çà et là, une rame ou un bout de câble semblaient annoncer au premier abord que les habitants de ces misérables huttes se livraient à quelque occupation sur la rivière; mais, en voyant que ces divers objets, ainsi exposés aux regards, étaient usés et hors de service, le passant n'avait pas de peine à supposer qu'ils n'étaient là que pour sauver les apparences, et non pour être employés à un service actif.
Au coeur de cet amas de huttes, et tout au bord de la rivière, au- dessus de laquelle surplombaient les étages supérieurs, s'élevait un vaste bâtiment, autrefois occupé par une manufacture, où probablement les habitants des demeures environnantes trouvaient jadis du travail; mais depuis longtemps ce bâtiment était en ruine. Les rats, les vers, l'humidité en avaient rongé et dégradé les fondations, et une notable partie de l'édifice s'était déjà écroulée dans l'eau, tandis que l'autre, chancelante et penchée sur la rivière, semblait n'attendre qu'une occasion favorable pour s'écrouler de même et aller rejoindre sa camarade au fond de l'eau.
Ce fut devant ce bâtiment en ruine que le digne couple s'arrêta, au moment où le tonnerre commençait à gronder dans le lointain, et la pluie à tomber avec force.
«Ce doit être quelque part par ici, dit Bumble en consultant un chiffon de papier qu'il tenait à la main.
- Holà!» fit une voix en l'air.
Bumble leva la tête dans la direction du bruit, et aperçut au second étage le buste d'un individu à une lucarne.
«Attendez un moment, dit la voix; je suis à vous à l'instant.»
La tête disparut et la lucarne se referma.
«Est-ce là l'homme en question?» demanda Mme Bumble.
M. Bumble fit un signe de tête affirmatif.
«Alors, dit la matrone, attention à ce que je vous ai dit, ayez soin de parler le moins que vous pourrez, sans quoi vous vous trahirez tout de suite.»
M. Bumble, qui avait considéré la masure d'un air épouvanté, allait peut-être exprimer quelque doute sur la sécurité qu'il pouvait y avoir à s'aventurer plus loin dans cette affaire, quand Monks parut, ouvrit une petite porte près de l'endroit où ils étaient, et leur fit signe d'entrer.
«Ah ça, dit-il avec impatience en frappant du pied… Allez-vous me faire rester là?»
La femme, qui avait d'abord hésité, entra hardiment sans se faire prier davantage, et M. Bumble, soit de honte, soit de peur de rester seul en arrière, la suivit, mais de l'air d'un homme fort mal à l'aise, et sans rien conserver de cette dignité majestueuse qu'il portait partout avec lui.
«Pourquoi diable restiez-vous ainsi à piétiner là dans la boue? dit Monk en tournant la tête et en s'adressant à Bumble, après avoir fermé la porte à clef derrière eux.
- Nous… nous prenions le frais, balbutia Bumble en regardant d'un air d'effroi.
- Vous preniez le frais! repartit Monks. Allez! allez! toute la pluie qui est jamais tombée, ou qui tombera jamais, serait impuissante à rafraîchir la flamme d'enfer qu'un homme seul peut porter avec soi: prendre le frais! ce n'est pas ça qui vous rafraîchira, n'ayez pas peur.»
Après cette agréable apostrophe, Monks se tourna vers la matrone, et fixa sur elle un regard si menaçant que celle-ci, qui n'était pas facile à intimider, finit par ne pouvoir la soutenir et baissa les yeux.
«C'est là la femme en question, n'est-ce pas? demanda Monks.
— Oui, c'est la femme dont je vous ai parlé, répondit M. Bumble, attentif aux recommandations de son épouse.
- Vous croyez peut-être que les femmes ne peuvent jamais garder un secret, dit la matrone, interrompant son mari et renvoyant à Monks son regard scrutateur.
- Je sais qu'il en est un qu'elles garderont toujours jusqu'à ce qu'on le découvre, dit Monks avec dédain.
- Et quel est-il? demanda la matrone sur le même ton.
- Celui de la perte de leur réputation, répondit Monks; par la même raison, si une femme possède un secret qui puisse la faire pendre ou déporter, n'ayez pas peur qu'elle en parle à qui que ce soit: me comprenez-vous, madame?
- Non, répondit la matrone en rougissant légèrement.
- Oh! sans doute, dit Monks avec ironie; comment pourriez-vous comprendre?»
Il regarda ses deux visiteurs d'un air moitié menaçant, moitié sardonique, leur fit de nouveau signe de le suivre, et traversa d'un pas rapide une salle longue et basse; il allait gravir un escalier fort roide ou plutôt une échelle qui menait à l'étage supérieur, quand la lueur éblouissante d'un éclair brilla tout à coup, et fut suivie d'un violent coup de tonnerre qui ébranla toute la masure sur sa base.
«Entendez-vous? dit-il en reculant; entendez-vous ces roulements et ces éclats qui semblent répétés par l'échec de mille cavernes, où les démons se cachent de peur? Au diable ce bruit de tonnerre! je l'ai en horreur.»
Il garda quelques instants le silence; puis écartant tout à coup ses mains dont il s'était caché la figure, il se montra, à la grande stupéfaction de M. Bumble, pâle comme la mort, et les traits tout bouleversés.
«Ces accès-là me prennent de temps à autre, dit Monks remarquant l'air alarmé de Bumble, et quelquefois c'est le tonnerre qui en est cause; ne faites pas attention à moi, c'est fini pour cette fois.»
Tout en parlant, il monta le premier à l'échelle, s'empressa de fermer le volet de la fenêtre de la chambre où il venait d'entrer, et abaissa une lanterne suspendue à une poulie, dont la corde passait dans une des lourdes poutres du plafond, et qui jetait une lumière douteuse sur une vieille table et trois chaises placées au-dessous.
«Maintenant, dit Monks quand ils se furent assis tous trois, plus tôt nous en viendrons à notre affaire et mieux cela vaudra; la femme sait de quoi il s'agit, n'est-ce pas?»
La question était adressée à Bumble; mais sa femme prévint sa réponse en déclarant qu'elle était parfaitement au courant de l'affaire.
«Il m'a dit que vous étiez avec cette vieille sorcière la nuit qu'elle est morte, et qu'elle vous a dit quelque chose…
- Sur la mère de l'enfant que vous avez nommé? répondit la matrone en l'interrompant; c'est vrai.
- Voici ma première question: de quelle nature était cette communication? dit Monks.
- Ce n'est que la seconde, répliqua la femme d'un ton décidé; il s'agit d'abord de savoir combien vaut cette communication.
- Qui diable pourrait dire ce qu'elle vaut, sans savoir de quel genre elle est? demanda Monks.
- Nul mieux que vous, j'en suis convaincue, répondit Mme Bumble, qui ne manquait pas de vivacité, comme son conjoint eût pu l'attester avec les preuves à l'appui.
- Hum! fit Monks d'un air significatif et curieux! il y a peut- être là de l'argent à gagner, hein?
- Peut-être,» répondit-il avec réserve.
- Quelque chose qu'on lui a pris, dit vivement Monks, quelque chose qu'elle portait… quelque chose…
- Assez, interrompit Mme Bumble; cela suffît pour que je sois sûre que vous êtes bien l'homme à qui je devais m'adresser.»
M. Bumble, avec qui sa digne moitié n'était jamais entrée dans aucun détail sur ce secret, écoutait ce dialogue, le cou tendu, en ouvrant de grands yeux, qu'il fixait tour à tour sur sa femme et sur Monks, sans chercher à dissimuler son étonnement qui s'accrut encore, s'il est possible, quand ce dernier demanda quelle somme elle exigeait pour révéler ce secret.
«Combien vaut-il pour vous? demanda la femme, toujours maîtresse d'elle-même.
- Peut-être rien, peut être vingt livres sterling, répondit Monks; parlez si vous voulez que je le sache.
- Ajoutez cinq livres sterling de plus; donnez-moi vingt-cinq guinées, dit la femme, et je vous dirai tout ce que je sais… mais pas auparavant.
- Vingt-cinq livres sterling! s'écria Monks en se reculant.
«Je vous ai parlé clair et net, répondit Mme Bumble; ce n'est pas une si grosse somme.
- Pas une si grosse somme! dit Monks avec impatience; pour un méchant secret qui ne me servira peut-être de rien quand je le saurai, et qui est resté enseveli dans l'oubli pendant plus de douze ans.
- Ce sont choses qui sont de garde, et, comme le bon vin, elles doublent souvent de valeur avec le temps, répandit la matrone, du même ton indifférent et résolu qu'elle avait déjà pris.
- Et si je paye pour rien? demanda Monks avec hésitation.
- Vous pourrez aisément reprendre votre argent, dit la matrone; je ne suis qu'une femme, seule ici, et sans protection.
- Vous n'êtes ni seule, ma chère, ni sans protection, observa M. Bumble d'une voix que la peur rendait tremblante. Je suis là, moi, ma chère. Et d'ailleurs, ajouta M. Bumble, dont les dents claquaient en parlant, M. Monks est un homme trop comme il faut pour se porter à aucune violence sur des personnes paroissiales. M. Monks sait que je ne suis plus un jeune homme, ma chère, et que je suis un peu monté en graine, pour ainsi dire; mais il sait… je ne doute pas que M. Monks ne le sache… que je suis un fonctionnaire très résolu, et d'une force peu commune, quand une fois je suis monté. Il faut seulement que je me monte, voilà tout.»
M. Bumble, en parlant ainsi, fit le geste de brandir sa lanterne d'un air déterminé, et montra bien, à l'expression bouleversée de son visage, qu'il s'en fallait, et de beaucoup, qu'il fût monté de manière à faire une démonstration belliqueuse, à moins que ce ne fût contre les pauvres ou autres gens sans défense.
«Vous n'êtes qu'un sot, dit Mme Bumble, et vous feriez mieux de tenir votre langue.
- Il aurait mieux fait de se la couper avant de venir, s'il ne sait pas parler plus bas, dit Monks. Comme cela, c'est votre mari?
- Lui, mon mari! balbutia la matrone en éludant la question.
- Je m'en doutais quand vous êtes entrée, répondit Monks en remarquant le regard de travers que la dame lançait à son époux. Tant mieux; j'hésite moins à traiter avec deux personnes, quand je sais qu'elles n'ont qu'une seule volonté; et pour vous montrer que je ne plaisante pas… tenez.»
Il fouilla dans sa poche, en tira un sac de toile grossière, étala vingt-cinq souverains sur la table, et les poussa du côté de la femme.
«Maintenant, dit-il, serrez-les; et, quand ce maudit coup de tonnerre, que je sens prêt à éclater sur la maison, sera passé, contez-moi votre histoire.»
Le tonnerre se fit entendre, en effet, de beaucoup plus près, et presque sur leurs têtes; quand ses roulements eurent cessé, Monks releva le front, et se pencha en avant pour écouter ce que la femme allait dire. Leurs trois figures se touchaient presque, les deux hommes se courbant sur la table pour mieux entendre, et la femme se penchant aussi pour pouvoir parler plus bas. La lueur blafarde de la lanterne suspendue au plafond les éclairait en plein, et faisait ressortir la pâleur et l'inquiétude de leur physionomie. Tout autour d'eux était plongé dans l'obscurité; on les eût pris pour trois fantômes.
«Quand cette femme, que nous appelions la, vieille Sally, mourut, dit la matrone, j'étais seule avec elle.
- N'y avait-il personne avec vous? demanda Monks d'une voix sourde; il n'y avait pas quelque vieille malade ou quelque idiote dans un autre lit? personne enfin qui pût entendre ou comprendre quelque chose?
- Pas une âme, répondit la femme; nous étions seules; il n'y avait que moi toute seule près d'elle au moment où la mort est venue la prendre.
- Bon, dit Monks en la regardant attentivement, continuez.
- Elle me parla, reprit la matrone, d'une jeune femme qui était accouchée d'un fils, quelques années auparavant, non seulement dans la même chambre, mais dans le même lit où elle allait elle- même mourir.
- Ah! dit Monks, dont les lèvres tremblèrent; damnation! comme tout se découvre à la fin!
- L'enfant était celui dont vous lui avez dit le nom hier soir, ajouta la matrone en désignant négligemment son mari; cette garde avait volé la mère.
- De son vivant? demanda Monks.
- Après sa mort, répondit la femme avec une sorte de frisson; elle prit sur son cadavre ce que la mère l'avait suppliée, à son dernier soupir, de garder pour son enfant.
- Elle l'a vendu! s'écria Monks d'un air désespéré; l'a-t-elle vendu? où? quand? à qui? combien y a-t-il de temps?
- Au moment où elle me disait à grand'peine qu'elle avait commis ce vol, dit la matrone, elle retomba sur son lit et expira.
- Sans rien ajouter? dit Monks d'une voix étouffée par la fureur; c'est un mensonge, je n'en serai pas dupe; elle a dit autre chose; je vous tuerai tous deux s'il le faut, mais je le saurai.
- Elle n'a pas prononcé un mot de plus, dit la femme, qui ne semblait pas s'émouvoir de la violence de l'étranger, tandis que M. Bumble était loin de se montrer rassuré; mais sa main s'accrocha vivement à ma robe et, quand je vis qu'elle était morte et que je me débarrassai de cette main, je m'aperçus qu'elle tenait serré un chiffon de papier.
- Qui contenait…? interrompit Monks.
- Il ne contenait rien du tout, répondit la femme; c'était une reconnaissance du mont-de-piété!
- De quoi? demanda Monks.
- Je vous le dirai plus tard, dit la femme. Je suppose qu'elle avait gardé quelque temps ce bijou, dans l'espoir d'en tirer meilleur parti, puis qu'elle l'avait engagé, et qu'elle avait renouvelé la reconnaissance d'année en année pour empêcher la déchéance et le retirer s'il en était besoin. Mais l'occasion ne se présenta pas comme je vous le dis, elle mourut tenant à la main ce morceau de papier sale et usé; le renouvellement devait avoir lieu deux jours après; je pensai que ce bijou aurait peut-être un jour une certaine importance et je le dégageai.
- Où est-il maintenant? demanda aussitôt Monks.
- Le voici, répondit la femme. Et, comme si elle était heureuse de s'en débarrasser, elle jeta vivement sur la table un petit sac de peau, à peine assez grand pour contenir une montre; Monks s'en saisit, et l'ouvrit d'une main tremblante. Il contenait un petit médaillon d'or avec deux mèches de cheveux, et un anneau de mariage.
«Il y a le mot «Agnès» gravé en dedans, dit la femme; le nom de famille manque; puis il y a une date, qui se rapporte à un an environ avant la naissance de l'enfant.
- Est-ce tout? dit Monks après avoir attentivement examiné le contenu du petit sac.
- Tout,» répondit la femme.
M. Bumble respira, heureux de voir que l'histoire touchait à sa fin, et qu'il n'était pas question de rendre les vingt-cinq livres sterling.
«Voilà tout ce que je sais de cette histoire, dit sa femme en s'adressant à Monks après un court silence, et je ne veux rien en savoir de plus, c'est plus sûr. Mais puis-je vous faire deux questions?
— Faites, dit Monks un peu surpris; reste à savoir si j'y répondrai ou non, c'est une autre question.
— Cela fait par conséquent trois questions, hasarda M. Bumble essayant de faire le plaisant.
— Est-ce là ce que vous vous attendiez à obtenir de moi? demanda la matrone.
— Oui, répondit Monks, et l'autre question?
- Que comptez-vous en faire? Pourriez-vous vous en servir contre moi?
— Jamais, répondit Monks, ni contre moi non plus, tenez.
Regardez, mais ne faites pas un pas, ou c'en serait fait de vous.»
À ces mots, il roula la table dans un coin de la chambre, et poussant un anneau de fer fixé au plancher, il ouvrit une large trappe juste aux pieds de M. Bumble, qui recula de quelques pas avec précipitation.
«Regardez au fond, dit Monks, en faisant descendre la lanterne dans le gouffre; n'ayez pas peur; j'aurais pu vous y précipiter à mon aise, quand vous étiez assis dessus, si cela m'eût convenu.»
La matrone, ainsi encouragée, s'approcha du bord, et M. Bumble lui-même, poussé par la curiosité, se hasarda à en faire autant. Le courant rapide, grossi par la pluie, bouillonnait au fond du gouffre, et tout autre bruit s'effaçait à côté du fracas de l'eau se brisant contre les fondations verdâtres et couvertes de limon. Il y avait eu là jadis un moulin, et le courant écumant autour des débris de la vieille roue semblait s'élancer avec une nouvelle force, débarrassé maintenant des obstacles qui avaient vainement essayé de ralentir sa course impétueuse.
«Si l'on jetait là au fond le corps d'un homme, où serait-il demain matin? dit Monks en promenant la lanterne en tout sens au fond du sombre puits.
- À deux milles d'ici, et haché en morceaux,» répondit Bumble, reculant d'effroi à cette pensée.
Monks tira de son soin le petit paquet qu'il y avait caché précipitamment, l'attacha solidement à un morceau de plomb qui avait appartenu à une poulie et qui traînait sur le plancher, et le jeta dans le gouffre: il y tomba tout droit, fit entendre un léger bruit dans l'eau, et fut entraîné.
Tous trois se regardèrent et semblèrent respirer plus librement.
«Tenez! dit Monks en fermant la trappe, si jamais la mer rend les morts qui sont dans son sein, comme les livres le disent, elle gardera du moins l'or et l'argent, et, par conséquent, cette bagatelle avec. Nous n'avons rien de plus à nous dire, et nous pouvons rompre cet agréable entretien.
- De tout mon coeur, observa M. Bumble avec beaucoup d'empressement.
- Vous n'irez pas jaser, n'est-ce pas? dit Monks d'un air menaçant. Quant à votre femme, je suis sûr d'elle.
- Comptez sur moi, jeune homme, répondit M. Bumble avec une extrême politesse, en se dirigeant, avec force révérences, du côté de l'échelle; dans l'intérêt de tout le monde, jeune homme; dans le mien aussi, vous sentez, monsieur Monks.
- Je suis heureux pour vous de vous entendre parler ainsi, observa
Monks. Allumez votre lanterne et détalez au plus vite.»
Heureusement que la conversation finit là, sans quoi M. Bumble, qui s'était baissé en saluant jusqu'à six pouces de l'échelle, serait infailliblement tombé la tête la première à l'étage inférieur. Il alluma sa lanterne à celle de Monks, et, sans chercher à prolonger le moins du monde la conversation, il descendit en silence, suivi de sa femme: Monks se mit en route le dernier, après s'être arrêté sur les degrés pour s'assurer qu'il n'entendait pas d'autre bruit que celui de la pluie qui tombait à torrents, et de l'eau qui se brisait contre les pierres des fondations.
Ils traversèrent le rez-de-chaussée lentement et avec précaution, car Monks tressaillait rien qu'à voir son ombre, et M. Bumble, tenant sa lanterne à un pied du sol, marchait non seulement avec une prudence remarquable, mais encore d'un pas singulièrement léger pour un homme de sa corpulence. Il croyait voir partout quelque trappe secrète. Monks ouvrit doucement la porte par laquelle ils étaient entrés, échangea avec eux un léger signe de tête, et le digne couple se mit en route au milieu de la boue et des ténèbres.
Ils ne furent pas plutôt sortis que Monks, qui semblait avoir une invincible répugnance pour la solitude, appela un jeune garçon qui était resté caché quelque part en bas, le fit passer devant lui, la lanterne à la main, et regagna la chambre qu'il venait de quitter.
CHAPITRE XXXIX. Où le lecteur retrouvera quelques honnêtes personnages avec lesquels il a déjà fait connaissance, et verra le digne complot concerté entre Monks et le juif.
Deux heures environ avant l'entrevue racontée dans le chapitre précédent, M. Williams Sikes, qui venait de faire un somme, s'éveillait et demandait quelle heure il était.
La chambre de M. Sikes n'était plus une de celles qu'il avait occupées avant l'expédition de Chertsey, bien qu'elle fut dans le même quartier, et à peu de distance de son ancien logement. C'était une petite chambre mal meublée, où le jour ne pénétrait que par une lucarne pratiquée dans la toiture, et qui donnait sur une ruelle étroite et sale. Tout annonçait que depuis peu ce digne homme avait eu des revers. Peu ou point de meubles, absence totale de confort, disparition du linge et d'autres menus objets; tout annonçait une situation extrêmement misérable, et la mine amaigrie et décharnée de M. Sikes lui-même aurait pleinement confirmé ces symptômes au besoin.
Le brigand était étendu sur le lit, enveloppé de sa grande redingote blanche en guise de robe de chambre; sa pâleur cadavéreuse, son bonnet de nuit souillé, sa barbe de huit jours, ne contribuaient pas à l'embellir. Le chien s'était planté près du lit, tantôt regardant son maître d'un air pensif, tantôt dressant les oreilles et poussant un grondement sourd au moindre bruit dans la rue ou dans la maison. Près de la lucarne était assise une femme activement occupée à raccommoder un vieux gilet qui faisait partie du costume ordinaire du brigand; elle était si pâle et si exténuée par les veillées et les privations, qu'il était difficile de la reconnaître pour cette même Nancy qui a déjà figuré dans cette histoire, autrement qu'à la voix quand elle répondit à la question de M. Sikes.
«Sept heures viennent de sonner, dit-elle. Comment te trouves-tu ce soir, Guillaume?
- Faible comme un enfant, répondit M, Sikes en jurant; viens ici; donne-moi la main, que je sorte de ce maudit lit, n'importe comment.»
La maladie n'avait pas adouci le caractère de M. Sikes: car, lorsque la jeune fille l'eut aidé à se lever et à gagner une chaise, il marmotta quelques imprécations sur sa maladresse, et la frappa.
«Tu pleurniches? dit-il; allons, ne reste pas là à larmoyer; si tu n'as rien de mieux à faire, finis-en vite; entends-tu?
- Je t'entends, répondit la jeune fille en détournant la tête et en s'efforçant de rire; quelle fantaisie t'es-tu donc mis en tête?
- Oh! tu changes de gamme, dit Sikes en voyant une larme s'arrêter tremblante dans l'oeil de Nancy, et tu fais bien.
- Est-ce que tu veux dire par là que tu as envie de me maltraiter ce soir, Guillaume? dit-elle en lui posant la main sur l'épaule.
- Pourquoi pas? dit M. Bikes.
- Il y a tant de nuits, dit-elle d'un ton de tendresse féminine qui donnait même à la voix une certaine douceur; il y a tant de nuits que je te veille, que je te soigne comme un enfant, et voici la première fois que je te vois revenir à toi; tu ne m'aurais pas traitée comme tu viens de le faire, si tu y avais songé, n'est-ce pas? Allons, allons, avoue que tu ne l'aurais pas fait.
- Eh bien, non, répondit M. Sikes, je ne l'aurais pas fait. Bon! le diable m'emporte! Voilà cette fille qui pleurniche encore!
- Ce n'est rien, dit-elle en se jetant sur une chaise; n'aie pas l'air d'y faire attention, et ce sera bientôt passé.
- Qu'est-ce qui sera bientôt passé? demanda M. Sikes de son ton bourru; quelle sottise te passe encore par la tête? Allons, debout, donne-toi du mouvement, et ne m'impatiente plus avec tes bêtises de femme.»
En toute autre circonstance, cette apostrophe et le ton dont elle était prononcée auraient atteint leur but; mais la jeune fille, qui était réellement exténuée et à bout de forces, renversa sa tête sur le dos de la chaise et s'évanouit avant que M. Sikes eût eu le temps de proférer les jurements dont il avait coutume, en pareille occasion, d'appuyer ses menaces. Ne sachant pas que faire en une telle occurrence, il eut d'abord recours à quelques blasphèmes, et, voyant ce mode de traitement absolument sans influence, il appela au secours.
- Que se passe-t-il donc, mon ami? dit le juif en ouvrant la porte.
- Occupez-vous un peu de cette fille dit Sikes avec impatience, au lieu de rester là à bavarder et à faire des mines.»
Fagin poussa un cri de surprise et s'empressa de secourir Nancy, tandis que John Dawkins (autrement dit le fin Matois), qui était entré derrière son respectable ami, déposait à terre un paquet dont il était chargé, et, saisissant une bouteille des mains de maître Charles Bates qui était sur ses talons, la débouchait en un clin d'oeil avec ses dents, pour verser une partie du contenu dans la bouche de la pauvre fille évanouie, après avoir toutefois, crainte d'erreur, goûté lui-même la liqueur.
«Donne-lui de l'air avec le soufflet, Charlot, dit M. Dawkins; et vous, Fagin, frappez-lui dans les mains, tandis que Guillaume va desserrer ses jupons.»
Ces divers secours, administrés avec une grande énergie, particulièrement l'exercice du soufflet, que maître Bates, chargé de l'exécution, semblait considérer comme une farce très amusante ne tardèrent pas à produire l'effet qu'on en attendait. La jeune fille revint à elle peu à peu, se traîna vers une chaise placée près du lit, et se cacha la figure sur l'oreiller, laissant M. Sikes interpeller les nouveaux venus, surpris qu'il était de leur arrivée inattendue.
«Eh bien! quel mauvais vent vous a poussé ici? demanda-t-il à
Fagin.
- Ce n'est pas un mauvais vent, mon cher, répondit le juif: car les mauvais vents n'amènent rien de bon, et moi, je vous ai apporté quelque chose qui vous réjouira la vue. Matois, mon ami, ouvrez le paquet et donnez à Guillaume ces bagatelles pour lesquelles nous avons dépensé tout notre argent ce matin.»
Le Matois obéit aussitôt; il ouvrit le paquet qui était assez gros, et enveloppé d'une vieille nappe; puis il passa un à un les objets qu'il contenait à Charles Bates, qui les posait sur la table, en vantant à mesure leur rareté et leur excellence.
«En voilà un pâté de lapin, Guillaume! s'écria-t-il en découvrant un énorme pâté; des bêtes si délicates avec des membres si tendres, que les os mêmes fondent dans la bouche et qu'il n'y a que faire de les ôter; une demi-livre de thé vert, si bon et si fort que, rien que de le jeter dans l'eau bouillante, il y a de quoi faire sauter le couvercle de la théière; une livre et demie de cassonade qui n'a pas coûté de peine aux moricauds des îles pour le faire si bon que ça, non, c'est le chat; deux petits pains de ménage si appétissants; un fromage de Glocester premier choix, et, pour couronner le tout, quelque chose de si succulent, que vous n'avez jamais rien goûté de pareil.»
En même temps, à la fin de son panégyrique, Bates tirait d'une de ses larges poches une grande bouteille de vin soigneusement bouchée, tandis que M. Dawkins remplissait un verre de la liqueur qu'il avait apportée, et que le convalescent Sikes le vidait d'un trait sans la moindre hésitation.
«Ah! dit le juif en se frottant les mains avec satisfaction; ça va bien aller à présent, Guillaume, ça va bien aller.
- Ça va bien aller! s'écria M. Sikes; j'aurais eu le temps d'aller, en attendant, vingt fois dans l'autre monde, avant que vous fissiez rien pour me venir en aide. Qu'est-ce que cela signifie, vieux fourbe que vous êtes, de laisser un homme dans cet état pendant trois semaines et plus?
- L'entendez-vous? dit le juif à ses élèves en haussant les épaules; et nous qui lui apportons toutes ces belles choses!
- Ce n'est pas de cela que je me plains, reprit M. Sikes un peu radouci en jetant les yeux sur la table; mais quelle excuse pouvez-vous invoquer pour m'avoir laissé ainsi malade et manquant de tout, et n'avoir pas fait plus attention à moi qu'à ce chien que voilà? Éloigne-le, Charlot.
- Je n'ai jamais vu un chien aussi malin que celui-là, dit maître Bates en exécutant l'ordre de Sikes; il vous flaire les vivres comme une vieille femme au marché. Il aurait fait fortune sur la scène, ce chien-là, et ressuscité le mélodrame par-dessus le marché.
- Pas tant de bruit, dit Sikes, comme le chien se retirait sous le lit en grondant avec colère: eh bien! vieux misérable, qu'avez- vous à dire pour vous excuser?
- J'ai été absent de Londres pendant plus d'une semaine, mon cher, répondit le juif.
- Et pendant l'autre quinzaine? demanda Sikes; pourquoi pendant quinze grands jours m'avez-vous abandonné sur mon grabat, comme un rat malade dans son trou?
- Je n'ai pas pu faire autrement, Guillaume, répondit le juif; je ne veux pas entrer dans de plus longs détails devant témoins; mais je n'ai pas pu faire autrement, sur mon honneur.
- Sur votre quoi? gronda Sikes d'un air de profond dégoût; tenez, jeunes gens, coupez-moi une tranche de pâté, pour m'ôter ce goût- là de la bouche; je sens que ça m'étoufferait.
- Ne vous faites pas de bile, mon cher, dit le juif d'un ton de soumission, je ne vous ai jamais oublié, Guillaume; pas un instant, entendez-vous?
- Oh! sans doute, vous avez pensé a moi, répondit Sikes avec un sourire amer; pendant que j'étais là sur mon lit avec le frisson et la fièvre, vous n'avez pas cessé de combiner des plans; et Guillaume devait faire ceci, et cela, et encore autre chose, dès qu'il serait sur pied, et tout cela pour rien; sans cette fille, je serais trépassé.
- Eh bien! Guillaume, dit le juif en saisissant vivement cette phrase au passage; sans cette fille, dites-vous? Mais qui vous a fourni les moyens de l'avoir ainsi sous la main? n'est-ce pas moi?
- Pour ce qui est de cela, c'est bien la vérité! dit Nancy en se rapprochant vivement. Allons! en voilà assez! finissons là!»
L'intervention de Nancy fit prendre un autre tour à la conversation. Les jeunes gens, sur un léger signe du juif, se mirent à la faire boire, mais elle n'usa que modérément des liquides. Fagin, se laissant aller à une gaieté peu ordinaire, remit M. Sikes de meilleure humeur, en affectant de regarder ses menaces comme d'amusantes plaisanteries, et en riant de tout son coeur d'une ou deux grosses bouffonneries que celui-ci, après être retourné souvent à la bouteille, voulut bien faire par complaisance.
«Tout ceci est bel et bon, dit M. Sikes; mais il faut que vous me donniez de l'argent ce soir.
- Je n'ai pas un sou sur moi, répondit le Juif.
- Alors vous avez le magot chez vous, répliqua Sikes, et il me faut ma part.
- Le magot! dit le juif en levant les mains; il n'y a pas tant que vous…
- Je ne sais pas combien vous avez, dit M. Sikes, et peut-être que vous ne le savez pas vous-même, car il vous faudrait pas mal de temps pour tout compter; mais il me faut de l'argent ce soir, et une somme ronde.
- Bon, bon, dit le juif en soupirant; je vais envoyer tout de suite le Matois.
- Pas du tout, répondit M. Sikes; le Matois est beaucoup trop matois: il oublierait de venir, il se perdrait en route, il tomberait dans quelque trappe tout exprès pour ne pas avoir seulement besoin d'inventer une excuse, si vous le chargiez de la commission. C'est Nancy qui va aller chercher l'argent dans votre tanière, pour plus de sûreté, et je ferai un somme en attendant.»
Après bien des discussions et des pourparlers, le juif réduisit la somme demandée de cinq livres sterling à trois livres quatre schellings six pence, en jurant ses grands dieux qu'il ne lui resterait plus que dix-huit pence. M. Sikes fit la remarque que, s'il était impossible d'obtenir davantage, il fallait bien se contenter du chiffre accordé, et Nancy se prépara à accompagner le juif jusque chez lui, tandis que le Matois et maître Bates serraient les vivres dans l'armoire. Le juif prit congé de son ami dévoué, et revint au logis avec Nancy et les jeunes gens, tandis que M. Sikes s'étendait sur son lit et se disposait à faire un somme en attendant le retour de la jeune femme.
En arrivant à la demeure du juif, on trouva Tobie Crackit et M. Chitling en train de faire leur quinzième partie de cartes, que M. Chitling perdit, comme on peut le penser, avec sa quinzième et dernière pièce de six pence, au grand amusement de ses jeunes amis. M. Crackit, probablement un peu honteux d'être surpris à s'humaniser avec un individu si au-dessous de lui pour la position et les facultés intellectuelles, bâilla, demanda des nouvelles de M. Sikes, et mit son chapeau pour s'en aller.
«Il n'est venu personne, Tobie? demanda le juif.
- Pas une âme, répondit M. Crackit en relevant son collet; il y avait de quoi s'ennuyer à périr. Vous devriez me faire un beau cadeau, Fagin, pour me récompenser de garder la maison si longtemps. Je suis gros comme un juré, et j'aurais été dormir sur les deux oreilles, si je n'avais pas eu la bonté de rester pour distraire ce jeune novice. Je crève d'ennui, ma parole d'honneur.»
En même temps, M. Tobie Crackit, après toutes ces jérémiades, ramassa les enjeux, mit son gain dans la poche de son gilet d'un air dédaigneux, comme si cette menue monnaie était indigne d'un homme de son rang, et sortit avec une démarche si élégante et si distinguée, que M. Chitling, après avoir contemplé avec admiration ses jambes et ses bottes, jusqu'à ce qu'il les eût perdues de vue, déclara à la compagnie qu'il trouvait que ce n'était pas cher de faire sa connaissance à raison de quinze pièces de six pence l'entrevue, et qu'il ne se souciait pas plus de ce qu'il avait perdu que d'une chiquenaude.
«Quel drôle de corps vous faites, Tom! dit maître Bates, que cette déclaration amusait beaucoup.
- Pas du tout, répondit M. Chitling; n'est-ce pas, Fagin?
- Vous êtes un charmant garçon, mon cher, dit le juif en lui frappant doucement sur l'épaule et en clignant de l'oeil à ses autres élèves.
- Et M. Crackit est une fameuse lame, n'est-ce pas, Fagin? demanda
Tom.
- Sans doute, mon cher, répondit le juif.
- Et c'est une belle affaire que d'avoir fait sa connaissance, n'est-ce pas, Fagin? poursuivit Tom.
- C'est évident, répondit le juif; laissez-les dire. Ne voyez-vous pas qu'ils sont jaloux de ce qu'il ne se familiarise pas avec eux comme avec vous?
- Ah! dit Tom d'un air triomphant, voilà ce que c'est. Il m'a nettoyé, par exemple; mais je puis aller réparer mes pertes quand je voudrai, n'est-ce pas, Fagin?
- Sans doute, dit le juif, et le plus tôt sera le mieux, Tom.
Je vous conseille d'y aller tout de suite et vivement. Matois, Charlot, vous devriez déjà être en campagne; il est près de dix heures, et vous n'avez encore rien fait.»
Les jeunes garçons obéirent aussitôt, firent un signe de tête à Nancy, mirent leurs chapeaux et sortirent, non sans dépenser en route beaucoup d'esprit aux dépens de M. Chitling. Il n'y avait pourtant rien d'extraordinaire dans sa conduite. Combien de jeunes messieurs du bon ton payent plus cher que M. Chitling pour se faire voir en bonne société, et combien d'élégants, qui forment cette bonne société, établissent leur réputation tout à fait sur le même pied que le fringant Tobie Crackit!
- Maintenant, Nancy, dit le juif dès qu'ils furent sortis, je vais vous compter la somme. Voici la clef d'un petit coffre où je serre le peu que me rapportent les jeunes gens; je ne mets jamais mon argent sous clef, car je n'en ai pas, ma chère; ah! ah! je voudrais bien en avoir à mettre sous clef. C'est un pauvre métier, Nancy, et bien ingrat; mais j'aime à voir cette jeunesse autour de moi, et je passe par-dessus tout ça… Chut! dit-il en cachant vivement la clef dans son sein; qu'est-ce? Écoutez!»
La jeune fille, qui était assise devant la table, les bras croisés, ne parut nullement s'occuper de l'arrivée d'un nouveau venu, ni s'inquiéter de savoir qui ce pouvait être, jusqu'à ce que le son d'une voix d'homme frappât ses oreilles. À l'instant elle ôta son chapeau et son châle avec la rapidité de l'éclair, et les jeta sur la table. Quand le juif se retourna, elle se plaignit de la chaleur, d'un air de nonchalance qui contrastait singulièrement avec l'extrême promptitude du geste qu'elle venait de faire, et qui avait échappé à Fagin.
«Bah! dit tout bas le juif, comme s'il était contrarié d'être dérangé, c'est l'homme que j'attendais plus tôt… Il descend l'escalier; pas un mot de l'argent tant qu'il sera là, Nancy. Il ne restera pas longtemps: pas plus de dix minutes, ma chère.»
Le juif mit son doigt décharné sur ses lèvres et s'en alla vers la porte, la chandelle à la main, tandis qu'on entendait les pas d'un homme sur l'escalier; le visiteur entra rapidement dans la chambre, et se trouva près de la jeune fille avant d'avoir remarqué sa présence.
C'était Monks.
«C'est une de mes élèves, dit le juif en voyant que Monks reculait à la vue d'une figure étrangère. Ne bougez pas, Nancy.»
Celle-ci se rapprocha de la table, regarda Monks d'un air insouciant et détourna les yeux; mais quand il se tourna vers le juif, elle lui lança un autre regard si perçant, si résolu, que, si un témoin eût pu voir ce changement de physionomie, il eût eu de la peine à croire que les deux regards vinssent de la même personne.
«Vous avez des nouvelles? demanda le juif.
- Importantes, répondit Monks.
- Et… et bonnes? demanda le juif en hésitant, comme s'il craignait de contrarier son interlocuteur par trop de vivacité.
- Pas mauvaises, répondit Monks en souriant; j'ai bien manoeuvré, cette fois… Je voudrais vous dire deux mots.»
La jeune fille se tenait contre la table et n'avait pas du tout l'air de vouloir quitter la chambre, quoiqu'elle vit bien que Monks la montrait du doigt au juif. Celui-ci, craignant peut-être qu'elle ne vînt à réclamer son argent, s'il cherchait à se débarrasser d'elle, fit signe à Monks de monter l'escalier et sortit avec lui. Nancy put entendre l'homme dire en montant les degrés:
«N'allons pas au moins dans cet infernal trou où vous m'avez déjà mené.»
Le juif se mit à rire, répondit quelques mots que la jeune fille ne put entendre, et, au craquement des marches dans l'escalier, elle comprit qu'il conduisait son compagnon au second étage.
Avant que le bruit de leurs pas eût cessé de se faire entendre, la jeune fille avait ôté ses souliers, ramené sa robe sur sa tête et, s'y cachant les bras, se tenait derrière la porte, écoutant avec une curiosité qui ne lui permettait pas même de respirer. Au moment où le bruit cessa, elle se glissa hors de la chambre, gravit l'escalier sans bruit, avec une incroyable légèreté, et disparut dans l'obscurité.
La chambre resta déserte pendant un quart d'heure environ; la jeune fille redescendit du même pas aérien, et presque au même instant, on entendit descendre aussi les deux hommes; Monks regagna aussitôt la rue, et le juif remonta pour chercher l'argent. Quand il rentra, Nancy mettait son châle et son chapeau et se préparait à sortir.
«Dieu! Nancy, s'écria le juif en reculant d'un pas après avoir posé la chandelle sur la table, que vous êtes pâle!
- Pâle? répéta-t-elle en mettant ses mains au-dessus de ses yeux comme pour regarder fixement le juif.
- Affreusement pâle, dit Fagin. Qu'est-ce que vous avez donc fait là, toute seule?
- Rien, que je sache, répondit-elle négligemment; c'est peut-être d'être restée immobile à cette place pendant si longtemps. Allons, voyons! que je m'en aille: ça n'est pas dommage.»
Le juif lui compta la somme, en poussant un soupir à chaque pièce d'argent qu'il lui mettait dans la main, et ils se séparèrent après avoir échangé le bonsoir.
Quand Nancy fut dans la rue, elle s'assit sur le pas d'une porte et parut pendant quelques instants complètement égarée et incapable de poursuivre sa route. Tout à coup elle se leva, et, s'élançant dans une direction tout opposée à celle du logement de Sikes, elle hâta le pas et finit par courir à toutes jambes; épuisée de fatigue, elle s'arrêta pour reprendre haleine; puis, comme si elle rentrait tout à coup en elle-même et déplorait l'impuissance où elle était de faire quelque chose qui la préoccupait, elle se tordit les mains et fondit en larmes.
Les larmes la soulagèrent peut-être, ou bien elle se résigna en sentant combien sa situation était désespérée; elle revint sur ses pas, se mit à courir presque aussi vite dans la direction opposée, soit pour rattraper le temps perdu, soit pour faire trêve aux pensées qui l'obsédaient, et atteignit bientôt la demeure où le brigand l'attendait.
Si son extérieur trahissait quelque agitation, M. Sikes n'en fit pas la remarque en la voyant; il lui demanda seulement si elle avait rapporté l'argent, et, sur sa réponse affirmative, il poussa un certain grognement de satisfaction, laissa tomber sa tête sur l'oreiller et continua son somme, que l'arrivée de Nancy avait interrompu.
Heureusement pour elle, Sikes, une fois en possession de l'argent, employa toute la journée du lendemain à boire et à manger, ce qui contribua singulièrement à lui adoucir le caractère; aussi n'eut- il ni le temps ni l'envie de faire la moindre remarque sur le trouble et la distraction de sa compagne. Nancy, pourtant, avait l'air inquiet et agité d'une personne qui va risquer un de ces coups hardis et périlleux auxquels on ne se résout qu'après une lutte violente. Le juif, avec son oeil de lynx, aurait facilement reconnu ces symptômes et s'en serait alarmé; mais Sikes n'était pas un finaud comme lui, et il ne montra d'autres soupçons que ceux qui tenaient à sa rude et grossière méfiance avec tout le monde. Il était d'ailleurs, contre son ordinaire, de bonne humeur ce jour-là, comme nous l'avons dit; il ne vit donc rien de singulier dans ses manières et s'occupa si peu de Nancy, que le trouble de celle-ci eût pu être mille fois plus visible sans éveiller son attention.
À mesure que le jour baissait, l'agitation de Nancy augmentait; quand la nuit fut venue, elle s'assit, attendant que le brigand aviné se fût endormi; ses joues étaient si pâles, son oeil si ardent, que Sikes lui-même s'en étonna.
Sikes, affaibli par la fièvre, était étendu dans son lit et buvait son grog pour se calmer; c'était la troisième ou quatrième fois qu'il tendait son verre à Nancy, quand il fut frappé du changement qui s'était opéré en elle.
«Le diable m'emporte, dit-il en se soulevant sur son bras pour regarder en face la jeune fille, on dirait un revenant. Qu'as-tu?
- Ce que j'ai? répondit-elle. Rien. Pourquoi me regardes-tu comme ça?
- Qu'est-ce que c'est que ces bêtises-là? fit Sikes en la secouant rudement par le bras. Hein? qu'est-ce que ça veut dire? À quoi penses-tu? Allons! Allons!
- À bien des choses, Guillaume, répondit la jeune fille toute frissonnante et se cachant le visage dans ses mains. Mais bah! qu'est-ce que ça fait?»
Ces mots furent prononcés d'un ton de gaieté feinte qui produisit sur Sikes une impression plus profonde que ne l'avaient fait les traits décomposés de la jeune fille.
«Écoute un peu, dit Sikes; si tu n'as pas la fièvre, il se passe quelque chose de drôle dans l'air; oui, quelque chose de mauvais. Tu n'irais pas par hasard…? Ah bien oui! n'y a pas de danger que tu fasses ça.
- Que je fasse quoi?
- Non, non, dit Sikes en la regardant fixement et en se partant à lui-même. N'y a pas de fille qui ait le coeur plus solide, ou il y a déjà trois mois que je lui aurais coupé le sifflet. C'est la fièvre qui la tient! voilà la chose.»
Cette idée qu'elle avait la fièvre le rassura, et il avala d'un seul trait son verre; puis, avec force jurons, il demanda sa médecine. La jeune fille s'élança avec promptitude et versa, en se détournant, la potion dans une tasse dont elle lui fit vider elle- même le contenu.
«Maintenant, dit le voleur, viens t'asseoir là, à côté de moi, et fais-moi une autre mine que ça, ou je t'arrangerai de façon que tu auras de la peine à te reconnaître dans la glace.»
Nancy obéit. Sikes lui serra la main dans la sienne et retomba sur son oreiller, les yeux fixés sur elle. Il les ferma, les rouvrit, les referma et les rouvrit de nouveau. Le brigand se retournait mal à l'aise; Il sommeillait deux ou trois minutes et s'éveillait avec un regard de terreur; puis il resta les yeux fixes, et, encore sur son séant, il tomba tout à coup dans un lourd et profond sommeil. Sa main lâcha celle de Nancy, son bras retomba languissamment; il avait l'air d'un homme tombé dans une profonde catalepsie.
«Le laudanum a enfin produit son effet, murmura la jeune fille en quittant le chevet du lit. Peut-être est-il déjà trop tard.»
Elle mit en toute hâte son chapeau et son châle, non sans jeter de temps en temps un regard de crainte autour d'elle. En dépit de la liqueur soporifique, elle semblait s'attendre à tous moments à sentir sur son épaule la lourde main de Sikes. Enfin, elle se baissa doucement sur le lit, embrassa le voleur et, ouvrant sans bruit la porte de la chambre qu'elle referma avec la même précaution, elle sortit de la maison en courant.
Un veilleur de nuit criait neuf heures et demie au bout d'un sombre passage qu'elle avait à traverser pour gagner la grand'rue.
«La demie est-elle sonnée depuis longtemps? demanda la jeune fille.
- L'heure va sonner dans un quart d'heure, dit l'homme en levant sa lanterne sur le visage de Nancy.
- Et il me faut au moins une heure pour y arriver,» murmura Nancy en disparaissant avec la rapidité de l'éclair.
On fermait déjà les boutiques dans les petites rues qu'elle suivait pour se rendre de Spitalfields dans le West-End. L'horloge, en sonnant dix heures, accrut son impatience. Elle glissait sur le trottoir, coudoyant les passants de droite et de gauche, se heurtant contre la tête des chevaux, et traversait, sans s'inquiéter, des rues encombrées où une foule de gens attendaient avec impatience le moment de traverser comme elle.
«C'est une folle!» disait-on en se retournant pour la regarder courir sur la chaussée.
Quand elle fut arrivée dans le beau quartier de la ville, les rues étaient en comparaison plus désertes, et sa course rapide sembla exciter plus de curiosité parmi les flâneurs au milieu desquels elle passait. Quelques-uns hâtaient le pas pour voir où elle se rendait si vite; d'autres, qui avaient pris l'avance sur elle, se retournaient pour la regarder, étonnés de la voir marcher toujours aussi vite; mais ils s'éloignaient l'un après l'autre. Quand elle eut atteint le lieu de sa destination, elle se trouvait tout à fait seule.
Elle s'arrêta devant un hôtel situé dans une de ces rues paisibles et bien habitées qui avoisinent Hyde-Park. Au moment où la brillante clarté du gaz qui éclairait la porte lui fit reconnaître la maison, onze heures sonnaient. Elle avait ralenti son pas un peu auparavant, d'un air irrésolu et ne sachant trop si elle devait avancer; mais l'heure la décida et elle s'arrêta dans le vestibule. La loge du concierge était vide; elle regarda autour d'elle avec incertitude et se dirigea du côté de l'escalier.
«Eh bien! jeune fille, dit une femme de chambre à la mise coquette, ouvrant une porte derrière elle et la regardant, qui demandez-vous?
- Une dame qui reste dans la maison.
- Une dame! répliqua l'autre d'un air dédaigneux. Quelle dame, s'il vous plaît?
- Mlle Maylie,» dit Nancy.
La domestique qui, pendant ce temps, l'avait toisée des pieds à la tête, ne répondit que par un regard de vertueux dédain; elle appela un laquais pour lui répondre. Nancy fit à celui-ci la même question.
«Qui dois-je annoncer? demanda le laquais.
- Mon nom est inutile.
- Ni le motif qui vous amène?
- Non plus. Il faut que je voie cette dame.
- Allons, dit le domestique en la poussant vers la porte, finissons-en; décampez, s'il vous plaît.
- En ce cas, il faudra que vous me portiez dehors, dit la jeune fille avec colère, et ce sera une besogne dont deux d'entre vous ne viendraient pas à bout, je vous en réponds. N'y a-t-il personne ici, dit-elle en regardant autour d'elle, qui veuille consentir à faire cette commission pour une pauvre malheureuse comme moi?»
Cet appel produisit de l'effet sur un bon gros cuisinier qui, au milieu de quelques autres domestiques, regardait ce qui se passait; il s'avança pour s'interposer.
«Faites sa commission, Joseph, voyons, dit-il.
- À quoi bon? répliqua l'autre. Ne croyez-vous pas que mademoiselle va recevoir une créature comme ça, hein?»
Cette allusion à la moralité douteuse de Nancy fit pousser à quatre servantes, témoins de la scène, des exclamations de pudeur révoltée.
«Une créature comme ça, disaient-elles, mais c'est la honte de notre sexe; ça n'est bon qu'à être jeté sans pitié au chenil.
- Faites de moi ce que vous voudrez, dit la jeune fille en se retournant vers les domestiques, mais rendez-moi d'abord le service que je vous demande. Pour l'amour de Dieu, faites-le!
Le sensible cuisinier joignit ses instances à celles de Nancy, et le laquais qui avait paru le premier consentit à faire la commission.
«Que dirai-je? fit-il, un pied sur la première marche de l'escalier.
- Vous direz qu'une jeune fille demande instamment à parler à Mlle Maylie en particulier, dit Nancy; que si mademoiselle consent à entendre seulement un seul mot de ce qu'on a à lui dire, elle pourra après écouter le reste ou faire jeter la jeune fille à la porte comme une menteuse.
- Diable! dit le laquais, comme vous y allez!»
- Montez toujours, dit la jeune fille avec fermeté, que je sache la réponse.»
Le domestique monta rapidement l'escalier, et Nancy attendit, toute pâle et respirant à peine. Elle écouta, les lèvres tremblantes et d'un air de profond mépris, les propos outrageants des chastes servantes qui ne se gênaient pas dans leurs discours, surtout quand le domestique revint annoncer qu'elle pouvait monter.
«Ce n'est pas la peine d'être une honnête femme en ce monde, dit la première servante.
- Il parait que le cuivre vaut mieux que l'or qui a passé au feu.» dit la seconde.
La troisième se contenta de dire: «Ce que c'est que les grandes dames!» Et la quatrième fit entendre un «fi donc!» répété à l'unisson par le choeur des chastes Dianes, qui gardèrent ensuite le silence.
Sans s'occuper de tout cela, Nancy, le coeur plein de choses plus sérieuses, suivit toute tremblante le domestique, qui l'introduisit dans une petite antichambre éclairée par une lampe suspendue au plafond; et là, s'étant retiré, il la laissa seule.
CHAPITRE XL.
Étrange entrevue, qui fait suite au chapitre précédent.
La jeune fille avait traîné son existence dans les rues, dans les bouges et les repaires les plus dégoûtants de Londres; mais il lui restait encore cependant quelque chose des sentiments de la femme. Quand elle entendit un pas léger s'approcher de la porte opposée à celle par laquelle elle était entrée, quand elle pensa au contraste frappant dont la petite chambre allait être témoin, elle se sentit accablée sous le poids de sa propre honte et recula; elle semblait ne pouvoir supporter la présence de la personne qu'elle avait désiré voir.
Mais l'orgueil entra en lutte avec ces bons sentiments! l'orgueil, vice inhérent aux êtres les plus bas et les plus dégradés aussi bien qu'aux natures les plus nobles et les plus élevées. L'infâme compagne des brigands et des scélérats, le rebut de leurs cloaques impurs, la complice de tous ces habitués des prisons et des bagnes, cette femme qui vivait à l'ombre du gibet, cette créature avilie avait encore trop de fierté pour laisser percer un sentiment d'émotion qu'elle regardait comme une faiblesse. Et pourtant, ce sentiment était le seul lien qui la rattachât encore à son sexe, dont sa vie de débauche avait effacé le caractère dès sa plus tendre enfance.
Elle releva assez les yeux pour s'apercevoir que la figure qui était devant elle était celle d'une gracieuse et belle jeune fille; puis elle les baissa aussitôt, et secouant la tête en affectant la plus grande insouciance, elle dit:
«Il est bien difficile de pénétrer jusqu'à vous, mademoiselle. Si je m'étais fâchée, si j'étais partie comme beaucoup d'autres l'auraient fait, vous en auriez eu du regret un jour et pour cause.
- Je suis désolée qu'on vous ait mal reçue, répliqua Rose. N'y pensez plus. Mais dites-moi ce qui vous amène; c'est bien à moi que vous vouliez parler?»
Le ton bienveillant qui accompagna cette réponse, la voix douce et les manières affables de la jeune fille, qui ne trahissaient ni fierté ni mécontentement, frappèrent Nancy de surprise, et elle fondit en larmes.
«Oh! mademoiselle, mademoiselle, dit-elle en se cachant avec désespoir la figure dans les mains, s'il y en avait plus comme vous, il y en aurait moins comme moi. Oh! oui, bien sûr!
- Asseyez-vous, dit Rose avec empressement, vous me faites de la peine. Si vous êtes pauvre et malheureuse, ce sera pour moi un véritable bonheur que de venir à votre aide de tout mon pouvoir, croyez-le bien, et asseyez-vous, je vous en prie.
- Non, laissez-moi debout, mademoiselle, dit-elle en pleurant encore, et ne me parlez pas avec tant de bonté avant de me connaître… Il se fait tard… Cette porte… est-elle fermée?
- Oui, dit Rose, qui recula de quelques pas, comme pour être plus à portée de demander du secours à l'occasion. Pourquoi cette question?
- Parce que, dit la jeune fille, je vais mettre ma vie et celle de bien d'autres entre vos mains. C'est moi qui ai reconduit de force le petit Olivier chez le vieux Fagin, le juif, le soir que l'enfant a quitté Pentonville.
- Vous? dit Rose Maylie.
- Moi-même. Je suis la misérable créature dont vous avez entendu parler. C'est moi qui vis au milieu des brigands; jamais, aussi loin que vont mes souvenirs, je n'ai eu d'autre existence! Jamais je n'ai entendu de plus douces paroles que celles qu'ils m'ont adressées! Que Dieu ait pitié de moi! Ne cherchez pas à cacher l'horreur que je vous inspire, mademoiselle. Je suis plus jeune que je ne le parais, mais ce n'est pas la première fois que je fais peur! Les pauvresses mêmes reculent quand je passe près d'elles dans la rue.
- Quelles affreuses choses me dites-vous là! dit Rose, en s'éloignant involontairement de cette étrange femme.
- Ô chère demoiselle! s'écria la jeune fille, remerciez le ciel à genoux de ce qu'il vous a donné des amis pour surveiller et soigner votre enfance! Remerciez-le bien de ne vous avoir pas exposée au froid, à la faim, à une vie de désordre et de débauche, et à quelque, chose de pire encore, comme cela m'est arrivé à moi, depuis le berceau. Oui, depuis le berceau, je peux bien le dire. Le ruisseau d'une allée, voilà mon berceau, et probablement ce sera aussi mon lit de mort.
- Vous m'affligez dit Rose d'une voix émue et saccadée; mon coeur se serre, rien qu'à vous entendre.
- Soyez bénie pour votre bonté; si vous saviez ce que je suis parfois, vous me plaindriez bien davantage. Mais je me suis échappée d'entre les mains de ceux qui ne manqueraient pas de me tuer, s'ils me savaient ici; je me suis échappée pour vous révéler ce que je leur ai entendu dire. Connaissez-vous un homme appelé Monks?
- Non, dit Rose.
- Il vous connaît, lui; il savait que vous étiez ici, car c'est en lui entendant donner votre adresse que j'ai pu arriver jusqu'à vous.
- Jamais je n'ai entendu prononcer ce nom-là.
- C'est qu'alors il a changé de nom chez nous, reprit la jeune fille; je m'en étais déjà plus que doutée. Il y a quelque temps (peu de jours après qu'on eut introduit Olivier dans votre maison cette fameuse nuit du vol) j'ai entendu une convocation entre cet homme, dont je me méfiais déjà, et Fagin; un soir qu'ils étaient ensemble, j'ai découvert que Monks… donc, comme nous l'appelons, mais que vous…
- Oui, oui, dit Rose, je sais… après…
- Que Monks l'avait vu par hasard le jour où nous l'avons perdu pour la première fois, et qu'il l'avait aussitôt reconnu pour l'enfant qu'il cherchait. Pourquoi le cherchait-il, c'est ce que je ne me suis pas expliqué. Il a conclu avec Fagin un marché, par suite duquel celui-ci avait droit à une certaine somme dans le cas où il rattraperait Olivier; et la somme devait être plus forte, s'il en faisait un voleur. Monks en demandant cela avait un dessein à lui.
- Et quelle était son intention? demanda Rose.
- C'est ce que j'espérais savoir, dit la jeune fille, lorsqu'il aperçut mon ombre sur la muraille, et, à ma place, je vous jure qu'il n'y en aurait pas en beaucoup qui auraient pu se sauver comme je l'ai fait. Enfin, j'ai pu m'échapper; mais je ne l'ai plus revu qu'hier soir.
- Et qu'arriva-t-il alors?
- Eh bien, voilà, mademoiselle. Hier soir donc, il est revenu, comme l'autre jour; ils sont encore montés tous les deux dans la chambre d'en haut. Par exemple, je me suis bien arrangée de manière à n'être pas trahie par mon ombre, et j'ai écouté à la porte. Voici les premiers mots que j'ai entendu dire à vue: «Ainsi les seuls témoignages qui prouvent l'identité de l'enfant sont au fond de la rivière, et la vieille sorcière qui les a reçus des mains de la mère est, Dieu merci, en train de pourrir dans son cercueil.» Et là-dessus, ils se sont mis à rire et à dire qu'ils avaient fait un fameux coup. Monks en parlant de l'enfant avait un air furieux; il disait que, bien qu'il fût parvenu sans risque à se rendre maître de l'argent du petit diable, il aurait été encore plus tranquille, s'il l'avait eu autrement. «Ô la bonne plaisanterie, dit-il, si nous pouvions donner un démenti aux espérances orgueilleuses qui ont dicté le testament du père, en promenant le petit drôle dans toutes les prisons de Londres, en le faisant pendre même pour quelque crime capital! ça ne vous serait pourtant pas difficile, Fagin, et vous en retirerez un bon profit encore.»
- Qu'est-ce que tout cela? dit Rose.
- La vérité, mademoiselle, quoiqu'elle sorte de ma bouche, répliqua la jeune fille. Puis, il ajouta, en proférant des jurons qui auraient bien surpris vos oreilles, mais auxquels les miennes ne sont que trop accoutumées, que, s'il pouvait assouvir sa haine par la mort de l'enfant sans risquer sa peau, il n'hésiterait pas; mais que, puisque la chose était impossible, il le surveillerait de près, et que s'il avait le malheur de vouloir tirer avantage de sa naissance et de son histoire, il saurait bien lui mettre des bâtons dans les roues. «Bref, Fagin, dit-il, tout juif que vous êtes, vous n'avez pas encore de votre vie tendu de piége comme celui dans lequel je vais prendre mon jeune frère Olivier.»
- Son frère! s'écria Rose.
- Voilà ses propres paroles, dit Nancy, qui promenait autour d'elle des regards inquiets, depuis le commencement de la conversation, car elle croyait toujours voir Sikes à coté d'elle. Ce n'est pas tout, quand il s'est mis à parler de vous et de l'autre dame, il a ajouté qu'on dirait que le ciel ou plutôt le diable conspirait contre lui, puisque Olivier était tombé entre vos mains; ensuite il est parti d'un éclat de rire en disant qu'à quelque chose malheur est bon: car, pour savoir qui est ce petit épagneul à deux pattes qu'elle a avec elle, elle donnerait (c'est de vous qu'il parlait) je ne sais combien de mille livres sterling si elle les avait.
- Vous ne croyez pas qu'il ait parlé sérieusement, n'est-ce pas? dit Rose en pâlissant.
- Jamais on n'a parlé plus sérieusement qu'il ne le fit, répliqua la jeune fille en secouant la tête. Il parle très sérieusement quand il déteste. J'en connais qui font pis que lui, et cependant je préférerais les entendre douze fois plutôt que lui une. Il commence à se faire tard, et je veux revenir à la maison avant qu'on se doute de mon escapade. Il faut que je m'en aille au plus vite.
- Mais que puis-je faire? dit Rose. Sans vous, comment profiter de l'avis que vous venez de me donner? Vous en aller! mais vous voulez donc retourner au milieu de ces bandits que vous m'avez dépeints sous des couleurs si terribles? Attendez. À côté, dans la chambre voisine, il y a un monsieur que je puis faire venir à l'instant même: répétez-lui ce que vous venez de me dire, et, avant une demi-heure, on vous conduira dans un endroit où vous serez en sûreté.
- Non, dit la jeune fille, je veux partir. Il faut que je m'en retourne, parce que… Mais comment dire de semblables choses à une demoiselle vertueuse comme vous? Parce que, au nombre de ces hommes dont je vous ai parlé, il y en a un… le plus terrible de tous, que je ne puis quitter; je ne l'abandonnerais jamais, dût-on me promettre de m'arracher à l'existence que je mène maintenant.
- Votre intervention en faveur de ce cher enfant, dit Rose; votre démarche dans cette maison où vous vous êtes risquée pour me dire ce que vous avez entendu; votre attitude qui me fait croire à la sincérité de vos paroles; votre repentir; enfin le sentiment que vous avez de votre honte, tout me porte à espérer qu'il y a encore de la ressource chez vous. Oh! je vous en supplie, dit avec force la jeune fille en joignant les mains, tandis que ses larmes arrosaient son visage, ne soyez pas sourde aux supplications d'une personne de votre sexe, la première, oui…, la première, je pense, qui ait jusqu'ici fait résonner à vos oreilles des paroles de sympathie et de commisération. Écoutez ma voix, et laissez-moi vous sauver pour un meilleur avenir.
- Mademoiselle, s'écria Nancy en tombant à genoux, vous êtes un ange de douceur; c'est la première fois que j'entends d'aussi bonnes paroles. Hélas! que ne les ai-je entendues il y a quelques années! elles m'auraient détournée du vice et du malheur; mais maintenant il est trop tard, il est trop tard!
- Il n'est jamais trop tard, dit Rose, pour le repentir et l'expiation.
- Oh! si, s'écria la jeune fille en proie aux tortures de sa conscience, il est trop tard! Je ne puis le quitter maintenant! Je ne veux point causer sa mort!
- Comment pourriez-vous la causer? demanda Rose.
- Rien ne pourrait le sauver, dit Nancy, si je disais à d'autres ce que je vous ai raconté; si je les faisais prendre, sa mort serait certaine! C'est le plus déterminé… et il a commis de telles atrocités!
- Est-il possible, s'écria Rose, que pour un tel homme vous renonciez à l'espérance d'une vie meilleure et à la certitude d'une délivrance immédiate? C'est de la folie!
- Je ne sais ce que c'est, répondit la jeune fille; mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il en est ainsi, et je ne suis pas la seule comme cela, il y en a des centaines aussi misérables, aussi dégradées que moi. Il faut que je m'en retourne. Je ne sais si Dieu veut me punir du mal que j'ai fait… mais quelque chose m'attire vers cet homme, malgré les souffrances et les mauvais traitements qu'il me fait endurer; et, quand même je devrais mourir de sa main, j'irais encore le rejoindre.
- Que faire? dit Rose. Je ne dois pourtant pas vous laisser partir ainsi.
- Si, mademoiselle; vous le devez et vous me laisserez partir, répondit la jeune fille en se relevant. Vous ne me retiendrez pas, car je me suis fiée à votre bonté sans exiger de serment, comme j'aurais pu le faire.
- Quel usage voulez-vous que je fasse alors de vos révélations? dit Rose. Il faut pénétrer ce mystère; autrement, comment le secret que vous m'avez confié pourrait-il être utile à Olivier, que vous voulez servir?
- Vous devez avoir quelqu'un à mettre dans la confidence, un ami qui pourra vous conseiller?
- Mais où pourrai-je vous revoir au besoin? demanda Rose. Je ne veux pas savoir où demeurent ces affreuses gens… mais dites-moi quand et où je pourrai vous revoir.
- Eh bien, fit la jeune fille, voulez-vous me promettre de garder fidèlement mon secret et de venir seule ou accompagnée de votre confident à la condition qu'on ne me surveillera pas, qu'on ne me suivra pas?
- Je vous le jure, répondit Rose.
- Tous les dimanches soir, dit la jeune fille sans hésiter, de onze heures à minuit, je me promènerai sur le pont de Londres, si je vis encore!
- Attendez encore un instant, interrompit Rose en voyant la jeune fille se hâter de gagner la porte. Songez encore une fois à votre position et à l'occasion qui se présente à vous d'en sortir. Vous avez droit à toutes mes sympathies, non seulement parce que vous êtes venue de vous-même me faire cette confidence, mais encore parce que vous êtes une femme presque irrévocablement perdue. Voulez-vous rejoindre cette bande de voleurs, et surtout cet homme, quand un mot, un seul mot peut vous sauver? Quel est donc le charme irrésistible qui vous attire dans cette société-là pour vous attacher à une vie d'opprobre et de misère? Quoi! je ne trouverai pas dans votre coeur la moindre fibre sensible! Je ne trouverai rien qui puisse vous arracher à cette terrible fascination!
- Quand de jeunes demoiselles aussi belles, aussi bonnes que vous, donnent leur coeur, reprit avec fermeté Nancy, l'amour peut les entraîner loin. Oui, il peut vous entraîner vous-même, qui avez une demeure, des amis, des admirateurs, tout ce qui peut séduire. Quand des femmes comme moi, qui n'ont d'autre asile assuré qu'un cercueil, d'autre ami dans la maladie ou la mort que les servantes d'un hospice; quand ces femmes-là ont livré leur coeur impur à un homme; que cet homme leur tient lieu de parents, de demeure, d'amis; que cet amour a jeté une lueur sur leur misérable existence, qui peut espérer les guérir? Plaignez-nous, mademoiselle… plaignez-nous d'être encore femmes par ce sentiment; plaignez-nous, car un arrêt terrible a changé en tourments et en souffrances ce qui devait faire notre consolation et notre orgueil.
- Voyons, dit Rose après un moment de silence, vous accepterez toujours bien quelque peu d'argent qui puisse vous permettre de vivre honnêtement… au moins jusqu'à ce que nous nous revoyions?
- Non, pas un penny, répliqua la jeune fille en lui disant adieu de la main.
- Ne repoussez pas ce que je veux faire pour vous secourir, dit
Rose avec un geste bienveillant. Je voudrais vous être utile.
- La meilleure manière de m'être utile, dit Nancy en se tordant les mains, serait de m'arracher la vie d'un seul coup. J'ai, ce soir, senti plus cruellement que jamais toute mon infamie, et ce serait déjà quelque chose que de ne pas mourir dans le même enfer où j'ai passé ma vie. Que le ciel vous bénisse, bonne demoiselle, et vous envoie autant de bonheur que je me suis attiré de honte!»
En disant ces mots, la malheureuse sanglotait. Elle sortit, laissant Rose accablée par cette étrange entrevue; elle se croyait le jouet d'un rêve; elle retomba sur une chaise et chercha à rassembler ses pensées confuses.
CHAPITRE XLI. Qui montre que les surprises sont comme les malheurs; elles ne viennent jamais seules.
Rose, il faut l'avouer, était dans une situation singulièrement difficile. En même temps qu'elle éprouvait le plus vif désir de percer le voile qui enveloppait l'histoire d'Olivier, elle ne pouvait s'empêcher de tenir religieusement cachée la confidence que cette misérable femme avec laquelle elle venait de s'entretenir, avait remise à sa foi de jeune fille candide et innocente. Les paroles de cette femme, ses manières, avaient d'ailleurs touché le coeur de Rose Maylie; le désir qu'elle avait de ramener au repentir et à l'espérance cette malheureuse créature, se confondait dans son coeur avec l'amour qu'elle avait voué au jeune Olivier, et ce désir n'était ni moins ardent ni moins sincère.
On avait résolu de ne rester que trois jours à Londres avant de se mettre en route pour aller passer quelques semaines dans un port de mer éloigné. On était encore au premier jour: minuit allait sonner. Quelle détermination prendre dans un délai de vingt-quatre heures? D'un autre côté, comment ajourner le voyage sans éveiller le soupçon?
M. Losberne était avec Rose et sa tante, et devait rester encore les deux jours suivants; mais Rose connaissait trop bien le caractère emporté de cet excellent ami; elle ne pouvait se dissimuler avec quelle colère il apprendrait les détails de l'enlèvement d'Olivier; et puis, comment lui confier ce secret, sans avoir personne pour la seconder dans ses prières en faveur de la pauvre femme? c'étaient autant de raisons pour prendre aussi les précautions les plus minutieuses avant de rien confier à Mme Maylie, qui n'aurait pas manqué d'en conférer aussitôt avec le bon docteur. Quant à consulter un homme de loi, lors même qu'elle aurait su la marche à suivre, c'était un moyen auquel il ne fallait pas songer, pour les mêmes raisons. Un moment, l'idée lui vint de s'en ouvrir à Henry; mais cette pensée réveilla le souvenir de leur dernière entrevue; elle ne crut pas de sa dignité de le rappeler, puisque (et à cette pensée ses yeux se mouillèrent de larmes) il pouvait avoir appris à l'oublier et à vivre plus heureux sans elle.
Agitée par toutes ces réflexions et rejetant chaque expédient à mesure qu'il s'offrait à son esprit. Rose passa la nuit sans dormir, en proie à mille inquiétudes. Le lendemain, après avoir bien réfléchi, et ne sachant plus que faire, elle se détermina à consulter Henry.
«S'il lui est pénible de revenir ici, pensait-elle, ce sera encore bien plus pénible pour moi de l'y voir. Mais reviendra-t-il? peut- être que non. Qui sait s'il ne se contentera pas d'écrire? ou bien, en supposant qu'il vienne lui-même, s'il n'évitera pas de me rencontrer, comme il l'a fait quand il est parti? Je ne l'aurais jamais cru, mais cela a peut-être mieux valu pour tous les deux.»
En ce moment, Rose laissa tomber sa plume et se détourna, comme si elle eût craint de laisser voir ses larmes à la feuille même qui allait se faire le messager fidèle de son secret.
Déjà plusieurs fois elle avait pris et déposé sa plume, fait et refait dans sa tête la première ligne de sa lettre sans en écrire un seul mot, quand Olivier, qui s'était promené dans les rues, escorté de M. Giles, entra en courant dans la chambre et tout essoufflé. Son agitation semblait présager un nouveau sujet d'alarme.
«Mon Dieu! qu'y a-t-il? pourquoi cet air bouleversé? demanda Rose en s'avançant à sa rencontre.
- Je ne sais; mais il me semble que j'étouffe, répliqua Olivier. Bon Dieu! quand je pense que je vais enfin le revoir et que vous aurez la preuve certaine que tout ce que je vous ai dit était la vérité!
- Je n'ai jamais cru que vous m'ayez dit autre chose que la vérité, dit Rose, cherchant à le calmer. Mais encore qu'y a-t-il? de qui voulez-vous parler?
- Ah! le monsieur! vous savez… dit Olivier, articulant à peine les mots; vous savez bien le monsieur qui a été si bon pour moi, M. Brownlow, dont nous avons si souvent parlé…
- Où l'avez-vous vu?
- Il descendait de voiture, reprit Olivier en répandant des larmes de bonheur, et il entrait dans une maison. Je n'ai pas pu lui parler… je n'ai pas pu lui parler, parce qu'il ne me voyait pas, et que je tremblais si fort, si fort que je ne me sentais pas la force d'aller jusqu'à lui. Mais Giles a demandé pour moi si c'était bien là qu'il restait; on a répondu que oui. Tenez, dit Olivier en ouvrant un chiffon de papier, voici son adresse… J'y cours tout de suite. Ô mon Dieu! mon Dieu quand je vais être devant lui, et que j'entendrai encore sa voix, qu'est-ce que je vais devenir?»
Rose, tout abasourdie de ces paroles et de ces exclamations de joie incohérentes, lut sur l'adresse, Craven-Street dans le Strand, et se promit aussitôt de mettre cette découverte à profit.
«Allons, vite, dit-elle, qu'on aille chercher un fiacre, et préparez-vous à m'accompagner; je suis à vous dans une minute.
Je vais seulement avertir ma tante que nous sortons pour une heure, et soyez prêt le plus vite possible.»
Olivier ne se le fit pas dire deux fois, et en moins de cinq minutes, Rose et lui étaient sur le chemin de Craven-Street. Quand ils furent arrivés, Rose laissa Olivier dans la voiture, sous prétexte de préparer le vieillard à le recevoir; puis envoyant sa carte par le domestique, elle demanda à voir M. Brownlow pour affaires urgentes. Le domestique revint bientôt lui dire de monter. Rose le suivit à l'étage supérieur, où elle fut présentée à un monsieur âgé, d'un abord agréable, et portant un habit vert- bouteille. À une petite distance, était assis un autre vieillard portant guêtres et culotte de nankin. Il n'avait pas l'abord très agréable, celui-là; ses deux mains étaient appuyées sur une grosse canne, et son menton sur ses deux mains.
- Ah! mon Dieu! je vous demande pardon, mademoiselle, dit le monsieur en habit vert-bouteille, qui se leva promptement en la saluant avec la plus grande politesse… je croyais avoir affaire à quelque importun qui… je vous en prie, excusez-moi. Asseyez- vous donc, s'il vous plaît.
- M. Brownlow, je présume, monsieur, dit Rose en promenant son regard du pantalon de nankin à l'habit vert-bouteille.
- C'est en effet mon nom; monsieur est mon ami. M. Grimwig. Grimwig, voulez-vous avoir la bonté de nous laisser quelques minutes?
- Je crois, interrompit miss Maylie, que, dans l'état actuel des choses, monsieur peut sans inconvénient assister à notre entrevue. Si je suis bien informée, il connaît l'affaire dont je désire vous entretenir.»
M. Brownlow inclina la tête. Quant à M. Grimwig, il se leva roide comme sa canne, fit un salut, et retomba non moins roide sur sa chaise.
«Je vais certainement vous surprendre, dit Rose, naturellement embarrassée; mais vous avez déjà montré beaucoup de bienveillance et de bonté pour un jeune enfant que j'affectionne, et je suis certaine d'exciter votre intérêt en vous donnant de ses nouvelles.
— Ah bah! dit M. Brownlow.
- Je veux parler d'Olivier Twist, répliqua Rose. Vous avez su comment…»
À peine Rose eut-elle laissé échapper de ses lèvres le nom d'Olivier Twist, que M. Grimwig, qui avait fait semblant de se plonger dans la lecture d'un in-folio, placé sur la table, le referma avec grand bruit et retomba sur le dos de sa chaise, ne laissant voir sur son visage d'autre expression que celle de la plus grande stupéfaction. Pendant longtemps, il demeura l'oeil fixe; puis, comme s'il eût rougi de trahir une si grande émotion, il fit un effort pour ainsi dire convulsif pour se renfoncer dans sa première attitude; alors il regarda fixement devant lui, et fit entendre un long et sourd sifflement qui, au lieu de se répandre dans l'espace, alla mourir dans les profondeurs les plus secrètes de son estomac.
M. Brownlow ne fut pas moins surpris, mais son étonnement ne se trahit pas d'une manière aussi excentrique. Il rapprocha sa chaise de miss Maylie et lui dit:
«Je vous en prie, ma chère demoiselle, laissez de côté cette bonté, cette bienveillance dont vous parlez, et que toute autre personne ignore. Si vous avez à donner des preuves qui puissent modifier l'opinion défavorable que j'ai eue du pauvre enfant, au nom du ciel! donnez-les-moi bien vite.
- C'est un mauvais drôle, j'en mangerais ma tête que c'est un mauvais drôle, grommela entre ses dents M. Grimwig, impassible comme un ventriloque.
- C'est une âme noble et généreuse dit Rose en rougissant, et Celui qui a jugé à propos de lui envoyer des épreuves au-dessus de son âge a mis dans son coeur des sentiments qui feraient honneur à bien des gens qui ont six fois son âge.
- Je n'ai que soixante et un ans, s'il vous plaît, dit M. Grimwig, toujours impassible. Et comme, à moins que le diable ne s'en mêle, votre Olivier n'a pas moins de douze ans, je ne vois pas à qui peut s'appliquer votre observation.
- Ne faites pas attention à mon ami, miss Maylie, dit M. Brownlow; il ne pense pas ce qu'il dit.
- Si vraiment, grogna M. Grimwig.
- Non, il ne le pense pas, dit M. Brownlow en se levant avec impatience.
- J'en mangerais ma tête qu'il le pense, grommela encore
M. Grimwig.
- Il mériterait bien, alors, qu'on la lui cassât, sa tête, dit
M. Brownlow.
- Ah! pour le coup, il serait bien curieux de voir ça,» répondit
M. Grimwig en frappant le plancher de sa canne.
Arrivés à ce point, les deux vieux amis prirent chacun de leur côté une prise de tabac; après quoi ils se donnèrent une poignée de main, suivant leur coutume invariable.
«Maintenant, miss Maylie, dit M. Brownlow, revenons au sujet qui intéresse si fort votre bon coeur. Veuillez me raconter ce que vous savez du pauvre enfant. Permettez-moi, toutefois, de vous dire auparavant que j'avais épuisé tous les moyens de le découvrir, et que, depuis mon absence de ce pays, l'idée qu'il m'en avait imposé et qu'il avait été poussé par ses complices à me voler, s'est considérablement modifiée.»
Rose, qui avait eu le temps de rassembler ses pensées, raconta simplement et en quelques mots tout ce qui était arrivé à Olivier, depuis qu'il avait quitté la maison de M. Brownlow. Elle se réserva toutefois en particulier à ce gentleman les révélations de Nancy, et elle termina en l'assurant que le seul chagrin de l'enfant, depuis plusieurs mois, avait été de ne pouvoir rencontrer son ancien bienfaiteur et ami.
«Dieu soit loué! dit le vieux gentleman; c'est un grand bonheur pour moi, vraiment un grand bonheur. Mais vous ne m'avez pas encore dit où il est maintenant, miss Maylie. Pardonnez-moi ce reproche; mais pourquoi ne l'avoir pas amené?
- Il attend à la porte, dans une voiture, répondit Rose.
- À ma porte!» s'écria le vieux gentleman. Et le voilà s'élançant hors de la chambre, dégringolant l'escalier; en un instant, il était sur le marchepied, et bientôt dans la voiture.
Quand la porte de la chambre se fut refermée derrière lui, M. Grimwig releva la tête et, se renversant sur le dos de sa chaise, fit avec l'un des pieds trois tours sur lui-même, aidé de la table et de sa canne. Après avoir exécuté cette évolution il se leva, fit clopin-clopant une douzaine de fois la tour de la chambre et, s'arrêtant tout d'un coup devant Rose, il l'embrassa sans plus de façon.
«Chut! dit-il en voyant la demoiselle se lever toute alarmée de cet étrange procédé, n'ayez donc pas peur, petite. Je suis assez vieux pour être votre grand-père. Vous êtes une gentille demoiselle. Je vous aime. Mais les voici.»
En effet, juste au moment où, par une habile conversion de gauche à droite, il se replantait sur sa chaise, M. Brownlow revint accompagné d'Olivier, auquel M. Grimwig fit un gracieux accueil. Quand Rose Maylie n'aurait pas eu d'autre récompense de ses soins et de sa sollicitude pour le jeune Olivier que le bonheur qu'elle éprouva en ce moment, elle se serait crue bien payée de ses peines.
«Mais, au fait, il y a encore quelqu'un qui ne doit pas être oublié, fit M. Brownlow qui tira la sonnette. Envoyez dire à Mme Bedwin de venir, s'il vous plaît.»
La vieille femme de charge se rendit en toute hâte à cet appel, et, ayant fait une révérence, à la porte, elle attendit des ordres.
«Eh bien! vous devenez donc tous les jours de plus en plus aveugle, Bedwin? dit M. Brownlow d'un ton brusque.
- Oui, monsieur, répondit la vieille. À mon âge, la vue ne s'améliore pas.
- Ce n'est pas nouveau, ce que vous nous dites là, répliqua M. Brownlow. Et bien! mettez vos lunettes; je veux voir si vous devinerez pourquoi je vous ai fait venir.»
La vieille se mit à fouiller quelque temps dans sa poche pour trouver ses lunettes; mais Olivier, dans son impatience, ne put attendre la fin de cette nouvelle épreuve, et, obéissant à sa première impulsion, il s'élança dans ses bras.
«Dieu me pardonne! s'écria la vieille en l'embrassant, c'est mon bon petit enfant!
- Ma bonne et vieille amie! s'écria Olivier.
- Je savais bien qu'il reviendrait, dit la vieille en le tenant dans ses bras. Comme il a bonne mine! Ne dirait-on pas, à le voir si bien vêtu, que c'est un petit monsieur? Où donc êtes-vous allé pendant tout ce temps-là? C'est toujours la même douceur de physionomie, mais moins pâle! la même bonté dans les yeux, mais moins tristes! Je ne les ai jamais oubliés, ses yeux, ni sa bonne figure, ni son aimable sourire: tous les jours je me le figurais, ce cher petit, à côté de mes autres enfants qui sont morts! J'étais encore jeune alors!»
Pendant ce temps-là, tantôt elle s'éloignait d'Olivier pour mesurer de combien il avait grandi, tantôt elle le serrait contre son sein, lui passant avec amour les mains dans les cheveux, riant et pleurant tour à tour, penchée sur son épaule.
M. Brownlow, laissant Mme Bedwin et Olivier causer à loisir, passa dans une autre pièce, et là il apprit de Rose tous les détails relatifs à son entrevue avec Nancy, détails qui lui causèrent une grande surprise en même temps qu'une grande inquiétude. Rose expliqua pourquoi, au premier abord, elle n'avait pas voulu confier le secret à M. Losberne; M. Brownlow jugea qu'elle avait agi avec prudence, et résolut sur-le-champ d'avoir un entretien sérieux avec le digne docteur à ce sujet. Voulant mettre ce dessein à exécution le plus tôt possible, il décida qu'il se rendrait à l'hôtel pendant la matinée et que Mme Maylie serait informée avec précaution de tout ce qui se serait passé. Ces préliminaires arrangés, Rose et Olivier retournèrent à la maison.
Rose ne s'était nullement exagéré la colère probable du bon docteur; car l'histoire de Nancy venait à peine de lui être exposée, qu'il proféra des menaces terribles et des imprécations. Il jura qu'elle ne risquait rien et qu'il l'abandonnerait aux recherches combinées de MM. Blathers et Duff; puis il mit son chapeau pour aller chercher immédiatement l'assistance de ces dignes personnages. Il est probable que, dans sa première explosion, il aurait mis son projet à exécution, sans réfléchir un seul instant aux conséquences, s'il n'avait pas été retenu, d'abord par le poignet de M. Brownlow, aussi fort et aussi irascible que lui, et, en second lieu, par une série d'arguments et de raisonnements destinés à lut faire abandonner une pareille folie.
«Alors, que diable voulez-vous que nous fassions? dit l'impétueux docteur quand ils eurent rejoint les deux dames. À moins que nous n'employions notre temps à voter des remerciements à cette bande de voleurs et de voleuses et à les prier de vouloir bien accepter chacun cent livres sterling ou tout ce que vous voudrez, comme une petite marque de notre estime et une très faible preuve de notre reconnaissance pour leur bienveillance à l'égard d'Olivier!
- Non, non, je ne dis pas cela, répliqua M. Brownlow en riant; mais il nous faut agir avec douceur et prudence.
- Avec douceur et prudence! s'écria le docteur. Moi, je vous enverrais tous ces gens-là à…
- Envoyez-les où vous voudrez, interrompit M. Brownlow; il n'en est pas moins vrai qu'il faut se demander si, en les envoyant où vous dites, nous atteindrons notre but.
- Quel but? demanda le docteur.
- Connaîtrons-nous les parents d'Olivier? Pourra-t-il recouvrer l'héritage dont il a été frustré, en admettant que cette histoire soit authentique?
- Ah! c'est juste! dit M. Losberne en se rafraîchissant le front avec son mouchoir de poche. Je n'y pensais déjà plus.
- Vous voyez! continua M. Brownlow. Mettons cette pauvre fille complètement de côté, si vous voulez, et supposons qu'il nous soit possible, sans la compromettre, de traduire tous ces scélérats en justice; eh bien! après, à quoi cela nous servira-t-il?
- À en faire pendre toujours quelques-uns, selon toute probabilité, dit le docteur, et à faire déporter les autres.
- Très bien! répliqua M. Brownlow en souriant; mais avec le temps ils y réussiront bien sans nous, et, en attendant, si nous les prévenons, il me semble que nous ferons là les don Quichotte, en opposition directe avec nos intérêts, ou, ce qui revient au même, avec ceux d'Olivier.
- Comment cela? demanda le docteur.
- Il est certain que nous aurons toutes les peines du monde à approfondir ce mystère tant que nous n'aurons pas démasqué ce Monks. Or, nous n'y pouvons parvenir que par stratagème, et en l'attrapant un beau jour, lorsqu'il ne sera pas au milieu de ces gens-là. Car, supposons qu'on l'arrête, nous n'avons pas de preuves contre lui; il n'a même pas participé (du moins à notre connaissance et d'après l'examen des faits) au moindre brigandage commis par cette bande. S'il n'est pas acquitté, il est probable qu'il sera puni tout au plus de l'emprisonnement comme vagabond, et que, plus tard, il persistera dans son silence; de manière qu'il vaudrait autant pour nous qu'il fût sourd, muet, aveugle, et même idiot.
- Eh bien! dit vivement le docteur, j'en reviens alors à vous demander si vous croyez raisonnablement qu'on soit lié par la promesse faite à la jeune fille. Cette promesse, je l'avoue, a été faite dans les meilleures et les plus loyales intentions; mais en réalité…
- Je vous en prie, ma chère demoiselle, dit M. Brownlow en voyant que Rose s'apprêtait à répondre, ne discutons point là-dessus; votre promesse sera tenue. Je ne crois pas que cela puisse en rien déranger nos combinaisons. Mais, avant de régler nos démarches, il sera nécessaire de voir la jeune fille, pour savoir d'elle si elle veut nous faire connaître ce Monks, à la condition, bien entendu, que nous traiterons directement avec lui sans l'entremise de la police. Dans le cas où elle ne voudrait pas ou ne pourrait pas nous donner ces renseignements, nous lui demanderons de nous dire quels endroits il fréquente, quel est son signalement, de façon que nous puissions le reconnaître; or, nous ne pourrons la voir avant dimanche soir, et c'est aujourd'hui mardi. Je suis d'avis que, jusque-là, nous restions complètement tranquilles, et que nous gardions le silence là-dessus, même devant Olivier.»
Quoique ce délai de cinq grands jours fît faire la grimace à M. Losberne, il fut forcé d'admettre qu'il n'y avait pas de meilleur parti à prendre, et, comme Rose et Mme Maylie étaient complètement de l'avis de M. Brownlow, la proposition de ce dernier fut adoptée à l'unanimité.
«Je voudrais bien, dit M. Brownlow, prendre conseil de mon ami Grimwig. C'est un homme bizarre, mais singulièrement retors, qui pourrait nous être très utile. Je dois dire qu'il a étudié le droit et que, s'il a quitté le barreau, c'est seulement parce qu'il s'est dégoûté de n'avoir eu en vingt ans qu'un client et un procès. Si c'est un titre ou non à votre recommandation, je vous en laisse juge.
- Je n'ai pas d'objection à faire, dit le docteur, pourvu que vous me permettiez de consulter aussi mon ami.
- Eh bien, répliqua M. Brownlow, il faut aller aux voix. Quel est- il cet ami?
- Le fils de madame et le vieil ami de mademoiselle,» dit le docteur en montrant Mme Maylie et en jetant à la nièce un regard expressif.
Rose devint pourpre, mais elle ne fit entendre aucune objection; peut-être avait-elle le sentiment de son impuissante minorité. Henry Maylie et M. Grimwig furent déclarés membres du comité.
«Bien entendu, dit Mme Maylie, que nous ne bougerons pas de Londres tant qu'il restera quelque espérance de réussir dans nos recherches. Je n'épargnerai ni la peine ni l'argent pour atteindre le but que nous nous proposons, et, dussions-nous rester ici un an, je ne le regretterai pas, tant que vous m'assurerez que tout espoir n'est pas perdu.
- Bien! reprit M. Brownlow. Maintenant que je vois sur tous les visages qui m'entourent l'envie de me demander d'abord pourquoi il m'a été impossible d'éclaircir le mystère, et ensuite pourquoi j'ai quitté si subitement le royaume, je demande à poser comme condition qu'on ne m'adressera aucune question jusqu'au moment où je jugerai convenable de m'expliquer en racontant ma propre histoire. Croyez-moi, j'ai de bonnes raisons pour agir ainsi, autrement je pourrais éveiller des espérances impossibles à réaliser, ou augmenter les difficultés et les désappointements déjà si nombreux. Allons! on vient d'annoncer que le souper est servi, et Olivier, qui est tout seul dans la chambre voisine, va s'imaginer que nous nous sommes ennuyés de sa société et que nous tramons quelque noir complot pour l'abandonner encore.
En disant ces mots, le vieillard offrit son bras à Mme Maylie et la conduisit dans la salle à manger. M. Losberne les suivit avec Rose, et la séance fut levée.
CHAPITRE XLII. Une vieille connaissance d'Olivier donne des preuves surprenantes de génie et devient un personnage public dans la capitale.
Le soir même où, obéissant à la voix de son coeur, Nancy, après avoir endormi Sikes, se rendait chez Rose Maylie, deux personnes s'avançaient vers Londres par la grande route du Nord. La suite de notre histoire exige que nous leur accordions quelque attention.
C'étaient un homme et une femme, ou plutôt le mâle et la femelle; car le premier était un de ces êtres longs, efflanqués, maigres et osseux, auxquels il est difficile de donner un âge. Quand ils sont enfants, on les prendrait pour des hommes faits qui n'ont pas pu prendre leur croissance, et, quand ils sont hommes, on dirait des enfants un peu grands pour leur âge. La femme était jeune, mais solide et robuste, à en juger par l'énorme paquet attaché sur son dos. Son compagnon n'en avait pas si lourd à porter; son bagage consistait en un petit paquet enveloppé dans un mauvais mouchoir et suspendu sur son épaule au bout d'un bâton. Grâce à ce léger fardeau, et aussi à la longueur démesurée de ses jambes, il prenait facilement sur sa compagne une avance de plusieurs pas, et, se retournant de temps à autre avec un mouvement d'impatience, il semblait lui reprocher sa lenteur et l'inviter à hâter sa marche.
Ils suivaient ainsi la route poudreuse, sans s'occuper des objets qui se présentaient à leur vue, et ne se dérangeaient que pour faire place aux chaises de poste venant de la ville. Quand ils eurent pris Highgate, le voyageur s'arrêta et cria d'un ton brusque à sa compagne:
«Eh bien! allons donc! ça ne va pas? Quelle fainéante tu fais,
Charlotte!
- C'est que j'ai une fière charge, aussi! dit la femme en avançant épuisée de fatigue.
- Une fière charge! qu'est-ce que tu nous chantes? tu n'es donc bonne à rien? répondit le voyageur en changeant d'épaule son petit paquet. Quoi! te voilà encore arrêtée… Dites-moi un peu s'il n'y a pas de quoi perdre patience.
- Est-ce encore loin? demanda la femme en s'appuyant contre un banc, la figure ruisselante de sueur.
- Encore loin? tiens! voilà où tu en es, dit le grand efflanqué en lui montrant du doigt une masse étendue devant lui, vois-tu là, cette illumination? Eh bien, c'est l'éclairage de Londres!
- Il y a encore deux bons milles au moins, dit la femme d'un air accablé.
- Qu'il y en ait deux ou vingt, qu'est-ce que ça fait? dit Noé Claypole (car c'était lui). Allons! avance, ou je t'avertis que tu recevras un bon coup de pied.»
Comme la colère rendait encore plus rouge le nez de Noé, et que, tout en parlant, il avait traversé la rue, prêt à exécuter sa menace, la femme se leva sans rien dire et le suivit péniblement.
«Où penses-tu passer la nuit, Noé? demanda-t-elle après avoir fait une centaine de pas.
- Est-ce que je sais, répliqua l'autre, que la marche avait rendu irascible.
- Près d'ici, j'espère, dit Charlotte.
- Non, saperlote! non, ça n'est pas près d'ici, répondit Claypole.
Ne te mets pas ça dans la tête.
- Pourquoi ça?
- Parce que si je dis que je ne le veux pas, ça doit suffire; et je n'entends pas qu'on vienne m'ennuyer de pourquoi et de parce que, dit M. Claypole en se redressant.
- N'y a pas besoin de se fâcher! dit sa compagne.
- C'est ça qui serait du propre, vraiment, d'aller s'arrêter à la première auberge en dehors de la ville! ça fait que M. Sowerberry, s'il nous poursuit, n'aurait qu'à mettre son vieux nez à la porte pour nous voir fourrer dans une charrette et ramener chez lui avec des menottes, dit Noé Claypole d'un ton goguenard. Non pas, non pas!… je vais m'enfoncer dans les rues les plus sombres, et je ne m'arrêterai qu'après avoir mis la main sur le trou le plus caché que je puisse rencontrer. Quelle chance pour toi, ma chère, que j'aie de la tête! Si nous n'avions pas pris d'abord une autre route pour rejoindre ensuite celle-ci à travers champs, il y a déjà huit jours que tu serais coffrée; je ne te dis que ça, imbécile.
- Je sais bien que je ne suis pas aussi fine que toi, répliqua Charlotte; mais c'est pas une raison pour me mettre tout sur le dos, et me dire que c'est moi qu'on aurait coffrée. Si on m'avait coffrée, on t'aurait coffré aussi, toi, c'est sûr.
- C'est toi qui as pris l'argent de la cassette, tu le sais bien? fit M. Claypole.
- Je l'ai pris pour toi, Noé, répondit Charlotte.
- Est-ce que je l'ai gardé? demanda Claypole.
- Non, tu t'es fié à moi, et tu me l'as donné à porter, comme un bon garçon que tu es,» dit la femme en lui caressant le menton et passant son bras sous le sien.
Claypole, en effet, avait laissé l'argent à Charlotte; mais comme il n'avait pas l'habitude de se fier follement et à l'aveuglette en qui que ce fût, il faut ajouter, pour lui rendre justice, qu'en confiant cet argent à Charlotte, il avait eu un but: il voulait, en cas d'arrestation, qu'on trouvât sur elle le larcin, afin de pouvoir prouver son innocence et de se ménager une porte de derrière. Il se garda bien, comme on le pense, d'expliquer ses intentions à ce sujet, et ils continuèrent ensemble leur chemin en très bons termes.
Conformément à son système de prudence, Claypole alla tout d'une traite jusqu'à Islington, à l'auberge de l'Ange. Il jugea avec raison, en voyant cet encombrement de passants et de voitures, qu'il commençait à être dans le vrai Londres. Ne s'arrêtant que juste le temps qu'il fallait pour voir quelles étaient les rues les plus populeuses, et par conséquent celles qu'il devait le plus éviter, il traversa Saint-John's Road et s'enfonça bientôt entre Gray's Inn Lane et Smithfield dans les rues tortueuses et sales, qui font de ce quartier le plus hideux repaire qui ait jusqu'ici défié les progrès de la civilisation dans la ville de Londres.
Noé Claypole enfila ces ruelles, traînant Charlotte derrière lui: tantôt il s'arrêtait, les pieds dans le ruisseau, pour embrasser d'un seul coup d'oeil la physionomie de quelque mauvais bouchon; tantôt il se glissait le long de la muraille, comme si la maison lui paraissait encore trop fréquentée pour lui. Enfin, il s'arrêta devant une taverne de plus chétive apparence et beaucoup plus dégoûtante que toutes celles qu'il avait vues jusqu'alors. Il traversa la rue pour bien l'examiner du côté opposé, et annonça gracieusement à sa compagne son intention d'y passer la nuit.
«Allons! donne-moi le paquet, dit Noé défaisant les bretelles, et le repassant des épaules de Charlotte sur les siennes, et surtout ne parle pas que je ne te le dise. Voyons, quel est le nom de cette maison-là? Aux t-r-oi-s, aux trois quoi?
- Aux Trois Boiteux, dit Charlotte.
- Aux Trois Boiteux, répéta Noé; très jolie enseigne, ma foi!
Allons, maintenant, suis mes talons de près, et entrons.»
Après avoir donné ces ordres, il poussa de son épaule la porte criarde, et entra suivi de Charlotte.
Il n'y avait au comptoir qu'un petit juif, qui, appuyé sur ses deux coudes, était en train de lire un sale journal. Il regarda Noé fixement; celui-ci en fit autant.
Si Noé avait porté son vêtement de garçon de charité, les grands yeux que lui faisait le juif auraient eu un motif; mais non: il avait laissé de côté l'habit et la plaque; il portait une blouse: il n'y avait donc pas de raison apparente pour éveiller ainsi l'attention dans une taverne.
«Est-ce ici les Trois Boiteux? demanda Noé.
- Oui, c'est l'enseigne de la maison, répliqua le juif.
- Nous avons rencontré sur le chemin en venant de la campagne quelqu'un qui nous a recommandé cet endroit-ci,» dit Noé, et il fit signe de l'oeil à Charlotte, peut-être autant pour lui faire remarquer la ruse adroite dont il était inventeur, que pour l'avertir d'écouter tout ça sans montrer de surprise. «Nous désirons passer la nuit ici.
- Je ne suis pas bien sûr que ça se buisse, dit Barney, qui était garçon dans cette maison. Je vais le debander.
- Eh bien! en attendant, dites-nous toujours où est la salle, et servez-nous un morceau de viande froide avec un verre de bière, hein!»
Barney les introduisit dans une petite salle sur le derrière, et leur servit la viande demandée; puis, étant venu leur dire qu'on pouvait les loger cette nuit, il laissa déjeuner l'aimable couple en tête-à-tête.
Cette salle se trouvait derrière le comptoir et quelques pas plus bas. Un petit rideau cachait un judas vitré pratiqué dans le mur, à cinq pieds environ du plancher; de manière que les gens de la maison pouvaient, en tirant un peu le rideau, regarder ce qu'on faisait dans la salle, sans courir le risque d'être vus, car la lucarne se trouvait dans un angle obscur et tout près d'une grosse poutre, derrière laquelle l'observateur se cachait facilement. Non seulement on pouvait voir, mais encore on pouvait, en appliquant l'oreille à la cloison, entendre fort distinctement le sujet des conversations. Le maître de la maison tenait son oeil braqué au carreau depuis cinq minutes, et Barney venait de rendre réponse aux voyageurs, quand Fagin, en tournée d'affaires, entra dans la boutique pour demander des nouvelles de quelques-uns de ses jeunes élèves.
«Chut, dit Barney, il y a deux édrangers dans la betide chambre à côté.
- Des étrangers? répéta le vieillard à voix basse.
- Et fameusement gogasses, allez! ajouta Barney. Ils arribent de la gambagne, mais ils sont dans votre genre, ou je me drombe bien!»
Fagin parut recevoir ces détails avec grand intérêt. Il monta sur un tabouret, appliqua avec précaution son oeil à la lucarne, et de ce poste caché, il put voir M. Claypole, se servant un morceau de boeuf froid et un verre de bière; il mangeait et buvait à son aise, ne donnant à Charlotte, qui les recevait sans se plaindre, que des doses infinitésimales, suivant le système homéopathique.
- Ah! ah! dit tout bas le juif en regardant Barney, l'air de ce gaillard-là me revient. Il pourrait nous être utile; il s'entend déjà joliment à vous mener la fille. Motus! sois muet comme une carpe, mon vieux, que j'entende ce qu'ils disent.»
Le juif appliqua de nouveau son oeil à la lucarne et collant son oreille à la cloison, écouta attentivement: ses traits exprimaient une curiosité maligne; on l'eût pris pour un vieux sorcier.
«Aussi, désormais je veux faire le monsieur, dit Claypole en allongeant ses jambes et en continuant une phrase dont Fagin n'avait pas entendu le commencement. Non, au diable les cercueils, Charlotte! je veux faire le monsieur, et, si tu veux, toi, tu feras la dame.
- Ça me plairait assez, Noé, répliqua Charlotte; mais on ne trouve pas des cassettes à vider tous les jours ni des maîtres à planter là.
- Laissons les cassettes, dit Claypole; il y a bien d'autres choses à vider que des cassettes!
- Et quoi donc? demanda sa compagne.
- Parbleu! dit Claypole que la bière échauffait, et les poches donc! et les ridicules! et les maisons! et les malles-poste! et les banques!
- Mais c'est trop d'ouvrage pour toi seul, mon petit, dit
Charlotte.
- Ah! je verrai à faire connaissance avec les amateurs, répliqua Noé. Ils sauront bien nous employer de façon ou d'autre. À toi seule, tu vaux cinquante femmes. Je n'ai jamais vu une créature plus maligne et plus rusée que toi quand je te laisse faire.
- Oh! que c'est gentil de t'entendre parler comme ça! s'écria Charlotte en déposant un baiser sur la laide figure de son compagnon.
- Allons! ça suffit! Sois pas trop tendre, de peur de me fâcher, dit Noé en se dégageant de son étreinte avec dignité. Je voudrais être le chef de quelque bande, la mener un peu tambour battant et vous surveiller ça sans qu'ils s'en doutent. Ça me conviendrait assez, s'il y avait quelque chose à gagner. Si nous pouvions seulement faire la connaissance de quelques messieurs de ce genre ça vaudrait bien ce billet de vingt livres que tu as chipé, d'autant que nous ne savons pas trop comment nous en défaire.
Après cette déclaration de son opinion, Claypole regarda dans le pot à bière d'un air malin, secoua le contenu, fit un petit signe d'amitié à Charlotte et avala une gorgée du liquide qui parut le rafraîchir beaucoup. Il songeait à en avaler une autre, quand la porte s'ouvrit subitement: un étranger entra.
Cet étranger était Fagin. Sa mine était souriante, et, en entrant, il fit le plus gracieux salut. S'étant assis à une table voisine des deux voyageurs, il demanda à Barney de lui servir à boire.
«Une belle soirée, monsieur! mais un peu froide pour la saison, dit Fagin en se frottant les mains. Vous arrivez de la campagne, à ce que je vois, monsieur?
- À quoi le voyez-vous? dit Noé.
- Nous n'avons pas à Londres tant de poussière que cela, répliqua le juif en montrant du doigt les souliers de Noé, puis ceux de sa compagne et ensuite les deux paquets.
- Vous êtes diablement malin! dit Noé. Ah! ah! entends-tu ça,
Charlotte?
- Il faut bien l'être ici, mon cher! dit le juif en baissant la voix. C'est comme je vous le dis, da!»
Le juif, en faisant cette remarque, se donna avec l'index de la main droite une petite tape sur le nez; Noé essaya d'imiter le même geste; mais, vu l'insuffisance de son nez, il ne réussit pas complètement. Toutefois, Fagin vit dans cette tentative l'intention d'exprimer qu'il était tout à fait de son avis, et fit circuler très poliment la liqueur que Barney venait de lui servir.
«C'est un peu soigné, ça, dit Claypole en faisant claquer ses lèvres.
- Mais c'est cher! fit le juif. Celui qui veut en boire tous les jours doit vider, sans se fatiguer, des cassettes, des poches, des ridicules, des maisons, des malles-poste et même des banques.
À ces mots, évidemment extraits de ses propres remarques, Claypole, les traits bouleversés et couverts d'une pâleur mortelle, regarda avec effroi le juif et Charlotte.
«Ne craignez rien, l'ami, dit Fagin en rapprochant sa chaise de la sienne. Ah! ah! c'est de la chance que ce soit moi seul qui vous aie entendu. Oui, c'est vraiment de la chance!
- Ce n'est pas moi qui l'ai pris, balbutia Noé; et cette fois il n'allongeait plus ses jambes comme un gentleman indépendant, mais il les rentrait sous sa chaise le plus possible. C'est elle qui a pris le billet. Tu l'as encore, hein, Charlotte?… Tu sais bien que tu l'as.
- Peu importe qui a pris l'argent ou qui l'a gardé, l'ami! répliqua Fagin lançant toutefois un oeil de lynx sur la jeune fille et sur les deux paquets. Je travaille là dedans aussi et je ne vous en aime que mieux.
- Vous travaillez dans quoi? demanda Claypole qui reprenait un peu d'assurance.
- Je travaille dans ce genre d'affaires, et les gens de la maison aussi, dit Fagin. Vous avez mis le doigt sur ce qu'il vous fallait, et vous êtes ici aussi en sûreté que possible. Il n'y a pas d'endroit plus sûr à Londres que les Trois Boiteux,… surtout quand je prends mes mesures pour ça… Vous me revenez, vous et la jeune personne; aussi, vous n'avez rien à craindre, c'est entendu; soyez sans inquiétude.»
Si l'esprit de Claypole fut plus à l'aise après ces paroles, son corps ne le fut certainement pas. Le pauvre garçon se tournait, se retournait, prenait les positions les plus étranges et regardait tout le temps son nouvel ami d'un air de défiance et de crainte.
«J'ajouterai de plus, dit le juif après avoir rassuré Charlotte en lui faisant de petits signes d'amitié et d'encouragement, que j'ai un ami qui pourra, je le pense, satisfaire votre désir et vous lancer dans le bon chemin. Vous choisirez naturellement le genre qui vous ira le mieux pour commencer, et mon ami vous mettra au courant des autres.
- On dirait que vous parlez sérieusement? fit Noé.
- Pourquoi plaisanterais-je? dit le juif en haussant les épaules.
Allons! venez un moment dehors, que je vous parle en particulier.
- Ce n'est pas la peine de nous déranger, dit Noé en allongeant tout doucement ses jambes. Pendant que nous causerons, elle portera les paquets là haut. Charlotte, occupe-toi de ces paquets.»
Cet ordre, donné avec la plus grande dignité, fut exécuté sans le moindre murmure, et Charlotte emporta, comme elle put, les paquets pendant que Noé tenait la porte ouverte et la regardait s'éloigner.
«Je l'ai pas mal formée comme ça; qu'en dites-vous, monsieur? demanda-t-il en reprenant sa place du ton d'un homme qui a apprivoisé quelque bête sauvage.
- C'est parfait! dit Fagin en lui donnant un petit coup sur l'épaule. Vous êtes un génie, mon cher.
- Sans ça, je ne serais pas ici, dit Noé. Mais voyons, si nous perdons notre temps, elle va revenir.
- Eh bien! dit le juif, qu'en pensez-vous? Si mon ami vous plaît, pourriez-vous mieux faire que de vous associer à lui?
- Sa partie est-elle bonne?… Voilà le point important, dit Noé en clignant de l'oeil.
- C'est tout à fait le haut de l'échelle… Il a des associés nombreux et occupe des employés extrêmement distingués dans le genre.
- Des employés citadins? demanda Claypole.
- Pas un seul campagnard. Et je ne pense pas que, même sur ma recommandation, il consentit à vous prendre s'il ne manquait de collaborateurs pour l'instant, répondit le juif.
- Faudra-t-il débourser? dit Noé en frappant sur son gousset.
- Cela ne se peut guère autrement, répliqua Fagin d'un ton bref.
- C'est que vingt livres sterling… c'est une somme!…
- Pas quand c'est un billet dont vous ne pourriez vous défaire, reprit Fagin. Le numéro et la date sont pris, je suppose… Le payement aura été arrêté à la banque. Ah! il n'en donnera pas grand' chose. Il faudra qu'il le passe à l'étranger, car il n'en tirerait pas pour la peine sur la place.
- Quand pourrais-je le voir? demanda Noé d'un ton irrésolu.
- Demain matin, dit le juif.
— Où?
- Ici.
- Hum! fit Noé. Quels sont les gages!
- Vie de gentleman, … la table et le logement, le tabac et l'eau-de-vie sans frais;… moitié de vos gains et moitié de ceux de la jeune fille,» répondit Fagin.
Il est douteux que Noé Claypole, dont la rapacité n'était pas petite, eût accédé à ces offres, quelque avantageuses qu'elles fussent, s'il avait été tout à fait libre; mais il réfléchit que, s'il refusait, son nouvel ami pourrait fort bien le dénoncer à la justice sur-le-champ (des choses plus surprenantes s'étaient déjà vues); aussi ses traits se détendirent-ils peu à peu et il dit au juif que l'affaire lui convenait.
«Mais, voyez-vous, ajouta-t-il, comme Charlotte abattra de la besogne, j'aimerais assez à en avoir personnellement une un peu facile.
- Un petit travail de fantaisie? dit Fagin.
- Oui, quelque chose comme ça, répliqua Noé. Qu'est-ce que vous croyez qui pourrait me convenir pour le moment? Voyons! quelque chose qui ne soit pas trop fatigant ni trop dangereux: voilà ce qu'il me faudrait.
- Je vous ai entendu dire que vous espionneriez bien les autres, hein? dit le juif. Mon ami a besoin d'un homme habile dans cette partie-là.
- Oui, j'ai parlé de cela, et ça me serait égal de temps en temps, répondit Claypole avec hésitation. Mais ça ne rapporterait rien, ça.
- C'est vrai, dit le juif en réfléchissant ou en feignant de réfléchir, ça ne rapporte rien.
- Que pourrais-je faire alors? dit Noé le regardant avec inquiétude. Des petits coups en dessous où la besogne serait assurée et où on serait à peu près aussi tranquille que chez soi.
- Que dites-vous des vieilles dames? demanda le juif. Il y a à gagner avec elles, on leur arrache leurs sacs et leurs petits paquets, on tourne le coin de la rue, et on file.
- Oui, mais ça crie joliment, et ça vous égratigne, j'en ai peur, répliqua Noé, en secouant la tête. Il me semble que ça ne me conviendrait pas encore. Est-ce qu'il n'y aurait pas autre chose à faire?
- Attendez, dit le juif, en posant sa main sur le genou de Noé. Il y a encore les crapauds.
- Qu'est-ce que c'est que ça? demanda Claypole.
- Les crapauds, mon ami, dit le juif, c'est les petits enfants qui vont faire les commissions de leur mère qui leur donne pour ça un schelling, ou un sixpence, et l'affaire c'est de leur enlever l'argent. Ils le tiennent toujours à la main; on les fait tomber dans le ruisseau et on s'en va tranquillement, comme s'il ne s'agissait que d'un enfant qui s'est fait mal en tombant.
- Ha! ha! cria Claypole, en levant ses jambes en l'air pour témoigner sa jubilation. Dieu de Dieu! voilà justement mon affaire.
- Certainement, voilà votre affaire! tenez, un endroit où on peut faire son beurre, c'est à Camden-town, à Battle-Bridge et dans ces environs-là; les enfants sont toujours en commission par là; et vous pourrez en flanquer dans le ruisseau tant que vous voudrez, ah! ah! ah!»
Et là-dessus Fagin donna un bon coup de poing à Claypole et ils se mirent à rire tous les deux de bon coeur.
«Eh! bien, ça va, dit Noé un peu calmé, quand Charlotte fut rentrée. À quelle heure demain?
- À dix heures, cela vous convient-il? et comme Claypole faisait un signe de tête affirmatif, le juif ajouta: qui annoncerai-je à mon ami?
- M. Bolter, répliqua Noé, qui s'était attendu à cette question;
M. Maurice Bolter; voici Mme Bolter.
- Madame Bolter, votre humble serviteur, dit Fagin, en lui faisant un salut grotesque. J'espère avoir l'honneur de vous connaître mieux avant peu.
- Entends-tu ce que dit monsieur, Charlotte, dit Claypole, d'une voix vibrante.
- Oui, mon cher Noé, reprit Mme Bolter, en lui tendant la main.
- Elle m'appelle Noé, voyez-vous, c'est un mot d'amitié, dit M. Maurice Bolter, ci-devant Claypole, en se tournant vers le juif. Vous comprenez la chose?
- Oh! oui, je comprends… parfaitement, répondit Fagin, et cette fois il disait vrai, bonsoir, bonsoir.»
Lorsqu'ils eurent échangé une foule de bonsoirs et de compliments, M. Fagin s'en alla. Noé Claypole, réclamant l'attention de sa femme, lui expliqua les arrangements qu'il avait pris, d'un air de hauteur et de supériorité qui convenait non seulement au sexe fort, mais encore au gentleman fier du rôle important que lui attribuait sa nouvelle dignité, en lui donnant pour fonctions spéciales de flanquer les crapauds par terre dans la ville de Londres et la banlieue.
CHAPITRE XLIII.
Où l'on voit le fin Matois dans une mauvaise passe.
«Ainsi, c'était vous qui étiez votre ami, n'est-ce pas? dit Claypole, autrement Bolter, quand en vertu du traité passé entre eux, il se fut rendu le lendemain à la maison du juif. Par Dieu! je m'en étais bien douté hier soir!
- Tout homme est son propre ami, mon cher, dit Fagin, de son regard le plus insinuant. On n'en a jamais de meilleur que soi- même!
- Excepté quelquefois pourtant, répliqua Maurice Bolter, prenant des airs d'homme du monde, il y a des gens qui n'ont pas de plus grands ennemis qu'eux-mêmes, vous savez.
- Ne croyez pas ça, dit le juif. Quand un homme est son ennemi, c'est parce qu'il est beaucoup trop son ami. Ce n'est pas parce qu'il s'occupe plus des autres que de lui-même. Plus souvent! ça ne se voit pas dans ce monde!
- Si ça est, ça ne devrait pas être, toujours, dit Bolter.
- Cela tombe sous le sens, reprit le juif. Quelques sorciers prétendent que trois est le nombre cabalistique, d'autres opinent pour le nombre sept. Ce n'est ni l'un, ni l'autre, mon cher, c'est le nombre un.
- Ah! ah! cria Bolter, vive le numéro un!
- Dans une petite république comme la nôtre, mon cher, dit le juif qui jugeait nécessaire de lui donner les explications au préalable, nous avons un numéro un qui s'applique à tout le monde, c'est-à-dire que vous ne pouvez vous regarder comme numéro un, sans me regarder de même et sans en faire autant pour le reste de notre jeunesse.
- Ah diable! fit Bolter.
- Vous comprenez, continua le juif sans prendre garde à l'interruption, que nous sommes tellement liés, tellement unis par nos intérêts, qu'il n'en peut être autrement. Par exemple vous, numéro un, c'est votre intérêt de prendre garde à vous.
- Sans doute, fit Bolter, sur ce point vous avez raison.
- Eh! bien, vous ne pouvez prendre garde à vous, numéro un, sans prendre aussi garde à moi, numéro un.
- Numéro deux, vous voulez dire, reprit Bolter qui était un égoïste fini.
- Non pas, répliqua le juif, je suis autant pour vous, que vous êtes pour vous-même.
- Vraiment, dit Bolter, vous êtes un brave homme et je vous aime beaucoup, je ne dis pas non; mais nous ne sommes pas si liés que ça ensemble.
- Donnez-vous seulement la peine de réfléchir, dit le juif, en haussant les épaules et en étendant les mains. Vous avez fait une petite chose fort gentille et qui vous a acquis mon estime; mais cette petite chose-là pourrait très bien vous faire mettre autour du cou certaine cravate facile à serrer et fort difficile à dénouer… la corde en un mot.»
Bolter porta involontairement la main à sa cravate, comme s'il la sentait trop serrée et il fit entendre du geste plutôt que de la parole qu'il comprenait parfaitement.
«Le gibet, mon cher, le gibet, continua Fagin, est un affreux poteau, au bout duquel se trouve un petit piton qui a mis fin à la carrière de plus d'un brave camarade qui travaillait sur le pavé du roi. Or, vous tenir dans la bonne route à une distance respectueuse de cet objet-là, c'est votre numéro un.
- Sans doute, fit Bolter; mais pourquoi parler de tout cela?
- Seulement pour vous faire bien comprendre ce que je veux vous dire, dit le juif en fronçant le sourcil. Si vous vivez sans danger, c'est à moi que vous le devrez, comme moi, pour mener à bien nos petites affaires, c'est sur vous que je compterai. Le premier point est votre numéro un; le second est le mien. Plus vous estimerez votre numéro un, plus vous soignerez le mien; voilà justement ce que je vous disais en commençant: c'est le numéro un qui nous a sauvé tous, et sans lui nous périssons ensemble.
- C'est vrai, tout de même, dit Bolter d'un air pensif. Quel vieux renard vous faites!»
M. Fagin vit, avec plaisir, que cet hommage rendu à ses moyens, n'était pas un compliment banal, mais l'expression de l'effet magique que son esprit artificieux avait produit sur le nouveau conscrit. Il sentit qu'il était de la plus haute importance de l'entretenir dans cet état de respectueuse admiration.
Pour atteindre ce but désirable, il lui fit mousser la grandeur et l'étendue de ses opérations commerciales, mêlant la vérité au mensonge suivant son intérêt; il arrangea tout cela avec tant d'art, que le respect de M. Bolter s'accrut à vue d'oeil, respect il faut le dire, tempéré par une crainte salutaire qui ne pouvait manquer de servir les projets de son patron.
«C'est cette confiance mutuelle que nous avons l'un dans l'autre, voyez-vous, qui me console des grosses pertes que je fais. Mon bras droit, par exemple, m'a été enlevé hier matin.
- Il n'est pas mort, peut-être! s'écria M. Bolter.
- Oh! non, non, répliqua Fagin, ça ne va pas jusque-là, Dieu merci!
- Je supposais que… que…
- On l'avait réclamé. En effet, c'est ce qui est arrivé, on l'a réclamé.
- Est-ce qu'on en était pressé? demanda M. Bolter.
- Oh! pressé, n'est pas le mot, mais il était accusé d'avoir mis la main dans une poche, et on a trouvé sur lui une tabatière d'argent, et figurez-vous, mon cher, que c'était sa tabatière, sa propre tabatière, car il prise beaucoup, c'est sa passion. On l'a assigné pour aujourd'hui, car on croit connaître le possesseur de cette tabatière. Ah! celui-là, voyez-vous il valait cinquante tabatières en or, et j'en donnerais bien ce prix-là pour le ravoir. Je voudrais que vous l'eussiez connu!
«Ah! mais, j'espère bien le connaître aussi! n'est-ce pas?
- J'en doute fort, répliqua le juif, en poussant un soupir. Si on n'a pas de nouvelles preuves, on ne sera qu'une prévention simple, et il nous reviendra dans six semaines ou à peu près; sinon, ils l'enverront au pré. Ils connaissent son talent, voyez-vous; ils en feront un pensionnaire à vie ni plus ni moins.
- Qu'est-ce que vous voulez dire? au pré, pensionnaire, qu'est-ce que c'est que tout cela? À quoi ça vous sert-il de dire des choses que je ne peux pas comprendre?»
Fagin allait lui traduire ces expressions mystérieuses en langue vulgaire, et lui apprendre que cet assemblage de mots voulait dire: déportation à perpétuité. Mais tout à coup la conversation fut interrompue par l'entrée de Bates qui avait les mains dont les poches de son pantalon et une figure déconfite, qui aurait presque donné envie de rire.
- C'est fini, Fagin, dit Charlot, après une présentation réciproque avec Bolter.
- Que veux-tu dire? demanda le juif, dont les lèvres tremblaient.
- On a trouvé le monsieur de la tabatière: deux ou trois témoins de plus sont venus déposer pour lui et le matois a été enregistré pour la traversée. Vous n'avez plus qu'à me commander des habits de deuil et un crêpe à mon chapeau pour aller le voir avant qu'il s'embarque. Dire que Jack Dawkins, le fin Jack, le malin des malins, là… n'y a pas à dire… pour une mauvaise tabatière de deux sous et demi… Je n'aurais jamais cru qu'on lui fit faire ce voyage à moins d'une montre avec sa chaîne et ses breloques, et encore! oh! pourquoi n'a-t-il pas volé la fortune d'un vieux grippe-sou, il serait parti comme un monsieur, et non pas comme un filou vulgaire, sans honneur et sans gloire.»
Après cette oraison funèbre si douloureuse et si pathétique sur le sort de son ami infortuné, Bates alla s'asseoir sur une chaise, de l'air le plus triste et le plus abattu du monde.
- Qu'est-ce que tu veux dire, toi, par sans honneur et sans gloire, s'écria Fagin en lançant un regard de colère à son élève. Est-ce qu'il n'était pas toujours le preux chez nous? Est-ce qu'il y en a parmi nous qui lui aille seulement à la hauteur de la cheville? hein?
- Oh! non! ça, pas un! répondit Bates, dont le ton de voix témoignait de son regret, bien sûr qu'il n'y en a pas un!
- Eh bien! alors, qu'est-ce que tu veux dire? répondit le juif en colère; qu'est-ce que tu viens nous pleurnicher?
- C'est à cause qu'il n'est pas sur le journal, dit Bates en s'échauffant, en dépit de son vénérable ami, et à cause que ça ne sera pas connu, et que personne ne saura seulement la moitié de ce qu'il vaut. Comment figurera-t-il sur le calendrier de Newgate? Peut-être qu'il n'y sera pas du tout, seulement! Oh! mon Dieu! mon Dieu! en voilà un coup de battoir!
- Ha! ha! s'écria le juif, étendant la main et se tournant du côté de M. Bolter avec un éclat de rire qui ébranla tout son être; hein! voyez-vous comme ils sont fiers de leur profession? Hein! que c'est beau, ça!»
M. Bolter, d'un signe de tête, sembla partager son enthousiasme, et le juif, après avoir contemplé pendant quelques instants le chagrin de Charlot Bates avec une satisfaction visible, s'approcha de lui, et, lui tapant sur l'épaule:
- Ne te fais pas de bile comme ça, Charlot, dit-il d'un ton consolateur; ça se saura, va, bien sûr que ça se saura! Tout le monde saura que c'était un fameux drille! Il le fera bien voir lui-même, et ne déshonorera pas ses vieux maîtres! et puis, à cet âge-là! quel honneur! Charlot! si jeune encore, aller déjà au pré!
- Ça, c'est vrai; c'est un honneur, dit Charlot un peu consolé.
- Il ne manquera de rien, continua le juif; il sera là dans son bocal, comme un petit monsieur; il aura sa bière tous les jours, et son argent dans sa poche pour jouer à pile ou face, s'il ne peut pas le dépenser.
- Vraiment, il ne manquera de rien? s'écria Bates.
- Oh! cela va sans dire! je veux qu'il ait tout ce qu'il lui faut: répliqua le juif, et d'abord nous lui aurons un avocat, Charlot; un qui aura de la blague, et il pourra aussi, s'il veut faire lui- même son speech, que nous verrons avec son nom dans tous les journaux. Le fin Matois: «Éclats de rire dans l'auditoire»; et puis «les jurés ont de la peine à se tenir les côtes.» Eh! eh! Charlot!
- Ah! ah! ça sera drôle tout de même! Comme il va vous les mystifier tous! Hein?
- S'il les mystifiera! je le crois un peu, mon neveu!
- Ah çà! ça ne manquera pas. Ils peuvent compter là-dessus, répéta
Charlot en se frottant les mains.
- Il me semble que je le vois déjà, s'écria le juif en fixant ses yeux sur son élève.
- Et moi, donc! Ha! ha! ha! Moi aussi, je le vois d'ici, dit Charlot Bates. C'est pourtant, ma parole d'honneur, vrai, que je vois tout ça comme si j'y étais. Ah! la bonne farce! Toutes ses vieilles perruques qui essayent d'avoir un air grave, et Jack Dawkins qui leur parle, ma foi, tout à son aise et sans se gêner, comme si c'était le fils du président qui fit un speech après dîner. Ha! ha! ha!»
Le fait est que le juif avait si bien échauffé l'imagination excentrique de son jeune ami, que celui-ci, après avoir plaint d'abord le fin Matois comme une victime du sort, le regardait maintenant comme l'acteur principal de la pièce la plus amusante et la plus comique, impatient de voir arriver le moment où son vieux camarade pourrait déployer toutes ses capacités.
«Il faudrait tâcher d'avoir de ses nouvelles aujourd'hui, de façon ou d'autre, dit Fagin. Comment faire?
- Si j'y allais? demanda Bates.
- Non pas; pour tout au monde, il ne faut pas que tu y ailles! Est-ce que tu es fou, voyons! tu irais, grosse bête que tu es, te fourrer juste à l'endroit où… Non, Charlot, non. C'est bien assez d'en perdre un à la fois.
- Vous n'avez sans doute pas l'idée d'y aller, vous? dit Charlot en lui lançant un coup d'oeil malin.
- Ça ne ferait pas du tout l'affaire! répondit Fagin en secouant la tête.
- Eh bien! alors, pourquoi n'envoyez-vous pas ce conscrit? demanda Bates en mettant la main sur l'épaule de Noé. Personne ne le connaît, lui.
- Au fait, s'il le veut bien…, dit le juif.
- S'il le veut bien? interrompit Charlot. Pourquoi ne le voudrait- il pas?
- Je ne sais pas, dit Fagin en se tournant vers Bolter; je ne sais réellement pas…
- Ah! c'est-à-dire que vous le savez bien, répliqua Noé en reculant vers la porte et remuant la tête d'un air inquiet. Non, non, pas de ça! ce n'est pas de mon département, ça; vous le savez bien!
- Quel département qu'il a donc pris, Fagin? demanda Bates en toisant le corps efflanqué de Noé des pieds à la tête d'un air de profond dédain. Il est chargé, sans doute, de filer, quand les choses tournent mal, et de gober sa bonne part des régalades, quand ça va bien. C'est-y ça sa partie?
- Ça ne vous regarde pas, répliqua Bolter. Ne prenez pas de ces libertés-là avec vos supérieurs, moutard, ou il pourrait vous en cuire!»
Maître Bates partit d'un tel éclat de rire à cette terrible menace, que Fagin fut obligé d'attendre quelque temps avant de pouvoir s'interposer et représenter à Bolter qu'il n'y avait pas le moindre danger à visiter le bureau de police, d'autant plus que sa petite affaire n'était pas connue, et qu'on n'avait pas encore son signalement. Du diable si on irait s'imaginer qu'il fût allé là chercher un asile! En prenant un déguisement convenable, il serait aussi en sûreté dans le bureau de police que partout ailleurs, puisque, de tous les endroits de la ville, celui-ci serait le dernier où on pût supposer qu'il allât de son plein gré.
Ces représentations, et surtout la crainte que lui inspirait le juif, persuadèrent Bolter, qui consentit à la fin d'assez mauvaise grâce à se charger de cette expédition. D'après les conseils de Fagin, il changea son costume pour celui d'un charretier, c'est-à- dire qu'il prit une blouse, une culotte de velours et des guêtres de peau, car le juif avait boutique montée. On lui donna aussi un chapeau de feutre bien garni de bulletins des barrières de péage, et on lui mit le fouet en main. Ainsi équipé, il devait entrer dans le bureau de police comme un paysan venant du marché de Covent-Garden, qui voulait satisfaire sa curiosité. Comme il était gauche, embarrassé et maigre, Fagin n'avait pas peur qu'il ne jouât pas son rôle dans la perfection.
Ces arrangements terminés, on lui donna tous les renseignements qui pouvaient lui faire reconnaître le Matois; puis maître Bates le conduisit à travers des passages sombres et tortueux, tout près de Bowstreet. Il lui dépeignit le lieu où se trouvait le bureau de police et n'épargna pas les explications; il lui dit d'aller tout droit dans le passage, que, dans la cour, il entrerait par la porte qui se trouvait à droite au haut des marches, et, qu'arrivé là, il ôterait son chapeau. Après quoi, Charlot lui recommanda de s'en aller seul et de faire vite, lui promettant de l'attendre en cet endroit.
Noé Claypole ou Maurice Bolter, comme il plaira au lecteur, suivit en tous points les instructions qu'il avait reçues. Grâce à Bates, qui connaissait à fond la localité, elles étaient si exactes, qu'il se trouva dans la salle d'audience sans avoir fait une seule question, ni rencontré le moindre obstacle. Il se sentit bientôt bousculé au milieu d'une foule de personnes composée principalement de femmes; tout ce monde-là était entassé dans une chambre sale et dégoûtante, au fond de laquelle s'élevait une estrade, entourée d'une grille; là se trouvait sur la gauche et contre le mur le banc des prévenus; au milieu une tribune pour les témoins, et à droite, le bureau des magistrats. Ceux-ci étaient séparés du public par une cloison qui les dérobait aux regards; laissant au vulgaire le soin de deviner, s'il est possible, la majesté cachée de la cour sur son lit de justice.
Sur le banc des accusés, il n'y avait, pour le moment, que deux femmes: elles faisaient des signes de tête à leurs amis, qui y répondaient d'un air aimable. Le greffier lisait une déposition à deux officiers de police et à un homme assez simplement mis qui avait les deux coudes sur la table. Le geôlier était debout près de la balustrade, se tapant le nez nonchalamment avec une grosse clef qu'il avait à la main, et ne s'arrêtant dans cet exercice que pour rétablir le silence parmi les spectateurs, qui parlaient trop haut, ou pour dire sévèrement à une femme: «Emportez donc votre enfant,» lorsque la gravité des juges pouvait être compromise par les cris d'un marmot chétif que sa mère tenait à moitié suffoqué dans son châle. La pièce sentait le renfermé à faire mal au coeur; les murailles étaient sales et le plafond tout noir. Il y avait sur le manteau de la cheminée un vieux buste enfumé, et au-dessus du banc des prévenus, une pendule couverte de poussière: c'était la seule chose qui parût marcher comme il faut; car la dépravation ou la pauvreté, ou peut-être les deux ensemble avaient pétrifié les êtres animés renfermés dans cette enceinte, leur donnant la même teinte de momie et le même ton d'écume graisseuse qu'aux objets inanimés ensevelis sous cette couche d'ordure antique.
Noé chercha de tous côtés le Matois; mais, quoiqu'il y eût là plusieurs femmes qui auraient très bien pu passer pour la mère ou la femme de ce charmant jeune homme, ou des hommes qui auraient pu passer pour son père à s'y tromper, il n'y avait personne qui répondit au signalement de M. Dawkins. Il attendit quelques instants dans un grand embarras et dans une grande incertitude jusqu'au moment où les femmes qui venaient d'être condamnées quittèrent la salle en faisant leurs grands airs. Elles furent aussitôt remplacées par un autre prévenu, qu'il reconnut du premier coup pour être l'objet de sa visite.
C'était, en effet, Dawkins qui venait de faire tranquillement son entrée dans la salle, ses manches d'habit retroussées comme à l'ordinaire, sa main gauche dans son gousset et son chapeau à la main droite. Il marchait devant le geôlier avec une tournure impayable. Lorsqu'il eut pris place au banc des prévenus, il demanda à haute et intelligible voix pourquoi on s'était permis de le placer dans cette situation humiliante.
«Voulez-vous vous taire? dit le geôlier.
- Je suis citoyen anglais, n'est-ce pas? répondit le Matois. Où sont mes privilèges?
- N'ayez pas peur, vous les aurez bientôt, vos privilèges, et bien assaisonnés encore.
- Nous verrons un peu ce que le ministre de l'intérieur répondra à Cadet Bonbec si ça ne me les rend pas, mes privilèges. Eh bien! voyons, de quoi qu'y s'agit? Je vous serais bien obligé, messieurs les juges, de dépêcher cette petite affaire et de ne pas me tenir comme ça le bec dans l'eau, à lire votre journal. J'ai un rendez- vous avec un monsieur dans la Cité, et comme je suis homme de parole et très exact quand il s'agit d'affaire, il s'en ira, c'est sûr, si je ne suis pas arrivé à l'heure; et puis je ne vous demanderai pas des dommages et intérêts pour le tort que vous m'aurez fait; non, c'est le chat!»
En ce moment, le Matois demanda le nom des deux vieux grigous assis sur le banc, là-bas. Ces paroles firent rire l'auditoire d'aussi bon coeur qu'aurait pu le faire maître Bates, s'il avait entendu la question.
«Silence donc, là! cria le geôlier.
- De quoi s'agit-il? demanda l'un des juges.
- D'un vol, monsieur le président.
- Ce garçon a-t-il déjà comparu devant le tribunal?
- Il aurait dû comparaître bien des fois, reprit le geôlier. On l'a vu dans bien d'autres endroits, si on ne l'a pas vu ici. Pour moi, je le connais bien, allez, monsieur le président.
- Ah! vous me connaissez, vous? s'écria le Matois prenant note de la parole du geôlier. C'est bon! C'est de la calomnie, rien que ça.»
Et l'auditoire de rire et le geôlier de crier toujours: «Silence donc, là!»
«Eh bien! maintenant, où sont les témoins? demanda le greffier.
- Ah! c'est juste! où sont-ils donc les témoins, que je les voie?»
Sa curiosité fut bientôt satisfaite: en ce moment s'avança un policeman qui avait vu le prisonnier mettre sa main dans la poche d'un individu au milieu de la foule et en retirer un mouchoir; l'ayant trouvé trop vieux, il l'avait remis dans la poche du légitime possesseur, après s'en être servi pour son usage. En conséquence de ce fait, il avait arrêté le Matois aussitôt qu'il s'était trouvé près de lui. En le fouillant, on le trouva nanti d'une tabatière en argent portant sur le couvercle le nom de son propriétaire; celui-ci, découvert grâce à l'Almanach des vingt- cinq mille adresses, jura à l'audience que la tabatière lui appartenait et qu'il l'avait perdue la veille, dans la foule. Il avait remarqué un jeune homme qui cherchait à s'échapper, et ce jeune homme était le prisonnier qu'il avait devant lui.
«Prévenu, avez-vous quelques questions à adresser au témoin? demanda le président.
- Plus souvent que je m'abaisserai à engager une conversation avec lui! répondit le fin Matois.
- Avez-vous quelque chose à dire pour votre défense?
- Le président vous demande si vous avez quelque chose à dire pour votre défense, dit le geôlier en poussant du coude le Matois, qui gardait le silence.
- Ah! pardon! dit le Matois semblant se réveiller; c'est-il à moi que vous parlez, mon garçon?
- Je n'ai jamais vu un vagabond pareil, monsieur le président, dit le geôlier en ricanant. N'avez-vous rien à dire, encore une fois, blanc-bec?
- Non, je n'ai rien à dire ici, car nous ne sommes pas dans la boutique à la justice; sans compter que mon avocat est en train de déjeuner avec le vice-président de la Chambre des communes; mais autre part, c'est différent! j'aurai quelque chose à dire, et lui aussi, et nous aurons là nos amis, qui sont nombreux et très respectables. Nous leur ferons voir, à ces bavards-là, qu'ils auraient mieux fait de ne pas venir au monde. Pourquoi leurs domestiques ne les ont-ils pas pendus à leurs porte-manteaux, au lieu de les laisser venir ici pour m'ennuyer. Je…
- Reconduisez cet nomme en prison, dit le greffier; le tribunal le déclare en état d'arrestation.
- Allons, marchons! dit le geôlier.
- C'est bon! c'est bon! on y va, reprit le fin Matois en brossant son chapeau avec la paume de sa main. Ah! dit-il en s'adressant aux magistrats, ça ne vous servira de rien de faire les effrayés comme ça… Je ne vous ferai pas grâce d'un fétu. Pas de ça! Ah! mes petits bijoux, je vous le ferai payer cher; je ne voudrais pas être à votre place pour quelque chose; vous auriez beau tomber à mes genoux pour me demander de m'en aller en liberté que je refuserais. Allons! vous, emmenez-moi en prison, et dépêchez- vous!»
En disant ces mots, le fin Matois se laissa appréhender au collet, répétant avec menaces, jusqu'à ce qu'il fût entré dans la cour, qu'il en ferait une affaire parlementaire; il accompagna ces paroles d'une grimace à l'adresse du geôlier, en riant aux éclats et en se rengorgeant.
Lorsqu'il eut vu mettre le prisonnier en cellule, Noé revint au galop à l'endroit où il avait quitté maître Bates. Après avoir attendu quelque temps au lieu du rendez-vous, il l'aperçut au fond d'une petite cachette où il s'était retiré, pour s'assurer de là que personne de suspect ne suivait son nouvel ami.
Ils se hâtèrent de revenir tous les deux pour rapporter à Fagin l'émouvante nouvelle que le Matois faisait honneur à son éducation et qu'il était en train de fonder glorieusement sa réputation.
CHAPITRE XLIV.
Le moment vient pour Nancy de tenir la promesse qu'elle a faite à
Rose Maylie. - Elle y manque.
Quelque habituée qu'elle fût à la ruse et à la dissimulation, Nancy ne put cacher entièrement l'effet que produisait sur son esprit la pensée de la démarche qu'elle avait faite. Elle se souvenait que le perfide juif et le brutal Sikes lui avaient confié des projets qu'ils avaient cachés à tout autre, persuadés qu'elle méritait toute leur confiance et qu'elle était à l'abri de tout soupçon; sans doute ces projets étaient méprisables, ceux qui les formaient étaient des êtres infâmes, et Nancy n'avait dans le coeur que de la haine contre le juif, qui l'avait entraînée peu à peu dans un abîme sans issue de crimes et de misères; et pourtant, il y avait des instants où elle se sentait ébranlée dans sa résolution par la crainte que ses révélations ne fissent tomber le juif comme il le méritait dans le précipice qu'il avait si longtemps évité, et qu'elle ne fût la cause de sa perte.
Cependant ce n'était là que l'indécision d'un esprit incapable, il est vrai, de se détacher entièrement d'anciens compagnons, d'anciens associés, mais capable pourtant de se fixer attentivement sur un objet, et résolu à ne s'en laisser distraire par aucune considération. Ses craintes pour Sikes auraient été pour elle un motif bien plus puissant de reculer quand il en était temps encore; mais elle avait stipulé que son secret serait religieusement gardé; elle n'avait pas dit un mot qui pût permettre de faire découvrir le brigand; elle avait refusé, pour l'amour de lui, d'accepter un refuge où elle eût été à l'abri du vice et de la misère; que pouvait-elle faire de plus? son parti était pris.
Bien que ses combats intérieurs aboutissent toujours à cette conclusion, ils troublaient son esprit de plus en plus, et même ils se trahissaient au dehors. En quelques jours elle devint pâle et maigre; parfois elle semblait étrangère à ce qui se passait autour d'elle, et ne prenait aucune part aux conversations où elle eût été auparavant la plus bruyante. Il lui arrivait de rire sans motif, de s'agiter sans cause apparente; puis, quelques instants après, elle restait assise, silencieuse et abattue, la tête dans ses mains, et l'effort qu'elle faisait pour sortir de cet état d'abattement, indiquait mieux encore que tous les autres signes, combien elle était mal à l'aise et combien ses pensées étaient loin des sujets discutés par ceux qui l'entouraient.
On était arrivé au dimanche soir, et l'horloge de l'église voisine sonnait l'heure. Sikes et le juif étaient en train de causer, mais ils s'arrêtèrent pour écouter. La jeune fille, accroupie sur une chaise basse, leva la tête et écouta aussi attentivement; onze heures sonnaient.
«Il sera minuit dans une heure, dit Sikes en levant le rideau pour regarder dans la rue; il fait noir comme dans un four; voilà une nuit qui serait bonne pour les affaires.
- Ah! répondit le juif; quel dommage, Guillaume mon ami, que nous n'ayons rien à exécuter pour le moment!
- Vous avez raison une fois dans votre vie, dit brusquement Sikes, c'est dommage, car je suis en bonnes dispositions.»
Le juif soupira et hocha la tête d'un air découragé.
«Il faudra réparer le temps perdu, dit Sikes, dès que nous aurons mis en train quelque bonne opération.
- Voilà ce qui s'appelle parler, mon cher, répondit le juif, en se hasardant à lui poser la main sur l'épaule; cela me fait du bien de vous entendre parler ainsi.
- Cela vous fait du bien! s'écria Sikes; tant mieux, en vérité.
- Ha! ha! ha! fit le juif en riant, comme s'il était encouragé par cette concession de Sikes; je vous reconnais ce soir, Guillaume, vous voilà tout à fait dans votre assiette.
- Je ne suis pas dans mon assiette quand je sens votre vieille griffe sur mon épaule; ainsi, à bas les pattes, dit Sikes, en repoussant la main du juif.
- Cela vous agace les nerfs, Guillaume, il vous semble qu'on vous pince, n'est-ce pas? dit le juif, résolu à ne se fâcher de rien.
- Cela me fait l'effet comme si j'étais pincé par le diable, répliqua Sikes Il n'y a jamais eu d'homme avec une mine comme la vôtre, sauf peut-être votre père, et encore je suppose que sa barbe rousse est grillée depuis longtemps; à moins que vous ne veniez tout droit du diable, sans aucune génération intermédiaire, ce qui ne m'étonnerait pas le moins du monde.»
Fagin ne répondit rien à ce compliment; mais il tira Sikes par la manche, et lui montra du doigt Nancy qui avait profité de la conversation pour mettre son chapeau, et qui se dirigeait vers la porte.
«Hola! Nancy, dit Sikes, où diable vas-tu si tard?
- Pas loin d'ici.
- Qu'est-ce que c'est que cette réponse là? dit Sikes, où vas-tu?
- Pas loin d'ici, vous dis-je.
- Et je demande où? reprit Sikes avec sa grosse voix; m'entends- tu?
- Je ne sais où, répondit la jeune fille.
- Eh! bien, moi, je le sais, dit Sikes, plus irrité de l'obstination de Nancy que de son projet de sortir. Tu ne vas nulle part, assieds-toi.
- Je ne suis pas bien, je vous l'ai déjà dit, répondit la jeune fille. J'ai besoin de prendre l'air.
- Mets la tête à la fenêtre et prends l'air à ton aise, dit Sikes.
- Ce n'est pas assez, reprit Nancy; il faut que j'aille respirer dans la rue.
- Alors tu t'en passeras,» répondit Sikes; et en même temps il se leva, ferma la porte à double tour, retira la clef de la serrure, et, enlevant le chapeau de Nancy, il le lança au haut d'une vieille armoire. «Voilà, dit le brigand; maintenant, tiens-toi tranquille à ta place, hein?
- Ce n'est pas un chapeau qui m'empêchera de sortir, dit la jeune fille en devenant très pâle. Qu'as-tu, Guillaume? sais-tu ce que tu fais?
- Si je sais ce que… Oh! cria Sikes en se tournant vers Fagin, elle n'a pas la tête à elle, voyez-vous; autrement elle n'oserait pas me parler ainsi.
- Vous me ferez prendre un parti extrême, murmura la jeune fille en posant ses deux mains sur sa poitrine comme pour l'empêcher de se soulever violemment; laissez-moi sortir… tout de suite… à l'instant même…
- Non! hurla Sikes.
- Dites-lui de me laisser sortir, Fagin: il fera bien, dans son intérêt; m'entendez-vous? s'écria Nancy en frappant du pied sur le plancher.
- T'entendre! répéta Sikes en se tournant sur sa chaise pour la regarder en face; si je t'entends encore une minute, je te fais étrangler par le chien; qu'est-ce qui te prend donc, pendarde!
- Laissez-moi sortir,» dit la jeune fille avec la plus vive insistance; puis s'asseyant sur le plancher, elle reprit: «Guillaume, laisse-moi sortir; tu ne sais pas ce que tu fais, tu ne le sais pas, en vérité; seulement une heure, voyons!
- Que je sois haché en mille pièces, si cette fille n'a pas la tête sautée, dit Sikes en la prenant brusquement par le bras. Allons, debout.
- Non, jusqu'à ce que tu me laisses sortir.
- Jamais… jamais…
- Laisse-moi sortir! criait la jeune fille.» Sikes attendit un moment favorable pour lui saisir tout à coup les mains, et l'entraîna luttant et se débattant dans une petite pièce voisine, où il s'assit sur un banc, et la fit asseoir de force sur une chaise; elle continua à se débattre et à implorer le brigand, jusqu'à ce qu'elle eût entendu sonner minuit; alors, épuisée et à bout de forces, elle cessa d'insister plus longtemps.
Après l'avoir engagée, avec force jurements, à ne plus faire aucun effort pour sortir ce soir-là, Sikes la laissa se remettre à loisir et vint retrouver le juif.
«Morbleu! dit le brigand en essuyant la sueur qui ruisselait sur sa figure; voilà une étrange fille!
- Vous ne vous trompez pas, Guillaume, répondit le juif d'un air soucieux; vous ne vous trompez pas.
- Pourquoi diable s'est-elle fourré dans la tête de sortir ce soir? demanda Sikes; qu'en pensez-vous? Voyons, vous devez la connaître mieux que moi: qu'est-ce que cela signifie?
- Entêtement, je suppose, entêtement de femme, mon cher, répondit le juif en haussant les épaules.
- C'est cela, je suppose, gronda Sikes Je croyais l'avoir domptée, mais elle est aussi mauvaise que jamais.
- Elle est pire, dit le juif avec son air soucieux. Je ne l'ai jamais vue dans un tel état, pour si peu de chose.
- Ni moi non plus, dit Sikes; je crois que c'est cette maudite fièvre qu'elle aura gagnée aussi, et qui ne veut pas sortir. Ça se pourrait bien, n'est-ce pas?
- C'est assez probable, répondit le juif.
- Si cela lui reprend, dit Sikes, je lui ferai une petite saignée, sans déranger le médecin.»
Le juif fit un signe de tête qui voulait dire qu'il approuvait ce mode de traitement.
«Quand j'étais la, étendu sur le dos, elle était nuit et jour à mon chevet; et vous, vieux loup que vous êtes, vous ne vous êtes pas montré une fois, dit Sikes. Nous avons été bien pauvres pendant tout ce temps-là, et je pense que c'est là ce qui lui a mis la tête à l'envers; elle est restée si longtemps enfermée, qu'il n'est pas étonnant qu'elle veuille prendre l'air, hein?
- Sans doute, mon cher, répondit le juif à voix basse. Chut!»
Comme il disait ces mots, la jeune fille reparut et alla s'asseoir à la même place qu'auparavant; ses yeux étaient rouges et gonflés. Elle se mit à se balancer, à secouer la tête, et, un instant après, elle partit d'un éclat de rire.
«Allons, la voilà qui passe d'un extrême à l'autre! s'écria Sikes en regardant son compagnon d'un air extrêmement surpris.
Le juif lui fit signe de ne pas insister davantage, et au bout de quelques minutes, la jeune fille reprit sa contenance habituelle: après avoir dit tout bas à Sikes qu'il n'y avait pas pour elle de rechute à craindre, Fagin lui souhaita le bonsoir et prit son chapeau; il s'arrêta sur le seuil de la porte, et regardant autour de lui, il demanda si personne ne voulait l'éclairer jusqu'au bas de l'escalier.
«Éclaire-le, dit Sikes en bourrant sa pipe. Ce serait dommage qu'il se cassât le cou lui-même au lieu de donner aux amateurs de curiosités le plaisir de le voir pendre.»
Nancy suivit le vieillard jusqu'au bas de l'escalier, une chandelle à la main. Arrivés dans le passage, celui-ci mit un doigt sur ses lèvres, se rapprocha de la jeune fille et lui dit tout bas:
«Qu'y a-t-il donc, Nancy, ma chère?
- Que voulez-vous dire? répondit-elle sur le même ton.
- La raison de tout ceci? reprit Fagin; s'il est si dur pour toi (en même temps il montrait de son doigt ridé le haut de l'escalier), car c'est une brute, Nancy, une bête brute… pourquoi ne pas…
- Eh bien! dit-elle comme Fagin se taisait, la bouche contre son oreille et les yeux fixés sur les siens.
- Rien de plus pour le moment, dit le juif; nous en reparlerons. Tu as en moi un ami, Nancy, un ami à toute épreuve; j'ai un moyen tout prêt, un moyen sûr et sans danger; si tu sens le besoin de te venger de ceux qui te traitent comme un chien… Comme un chien!… plus mal que son chien, car il est quelquefois de bonne humeur avec le sien;… adresse-toi à moi… Je te le répète, adresse-toi à moi: il n'est pour toi qu'une connaissance d'hier, mais tu me connais de longue date, Nancy.
- Je vous connais bien, répondit la jeune fille sans manifester la moindre émotion. Bonsoir.»
Fagin reprit le chemin de sa demeure, tout absorbé par les pensées qui s'agitaient dans son cerveau. Il avait conçu l'idée, non plus seulement d'après ce qui venait de se passer, bien que cela n'eût fait que l'y affermir, mais lentement et par degrés, que Nancy, fatiguée de la brutalité du brigand, s'était prise d'affection pour quelque nouvel ami; le changement qui s'était produit dans son humeur, ses absences répétées, son indifférence pour les intérêts de la bande, pour lesquels elle montrait jadis tant de zèle, et de plus, son impatient désir de sortir ce soir-là à une heure déterminée, tout favorisait cette supposition, et même, aux yeux du juif du moins, la changeait en certitude. Ce n'était pas un de ses élèves qui était l'objet de ce nouveau caprice: quel qu'il fût, ce devait être une précieuse acquisition, surtout avec un auxiliaire de la trempe de Nancy, et il fallait absolument, pensait Fagin, se l'attacher sur-le-champ.
Mais il y avait à résoudre une autre question plus ardue. Sikes en savait trop long, et ses sarcasmes grossiers avaient fait au juif des blessures qui, pour être cachées, n'en étaient pas moins profondes. Nancy doit bien savoir, se disait Fagin, que si elle le quitte, elle ne sera jamais à l'abri de sa fureur; son nouvel amant y passera, c'est chose sûre; il sera estropié, peut-être tué: qu'y aurait-il d'étonnant, pour peu qu'on l'y poussât, à ce qu'elle consentit à empoisonner Sikes? Il y a des femmes qui en ont fait autant, et qui ont même fait pis, en pareille occurrence. J'en aurais fini avec ce dangereux gredin, cet homme que je hais; un autre serait là pour le remplacer, et mon influence sur Nancy, avec la connaissance que j'aurais de son crime, serait irrésistible.
Ces réflexions s'étaient fait jour dans l'esprit du juif pendant le peu de temps qu'il était resté seul dans la chambre du brigand; tout plein de ces pensées, il avait saisi la première occasion de sonder les intentions de la jeune fille, et en la quittant, il lui avait glissé, comme nous l'avons vu, quelques mots à l'oreille. Elle n'en avait paru nullement surprise, et il était impossible qu'elle n'en eût pas saisi la portée. Évidemment elle avait parfaitement compris de quoi il s'agissait: le coup d'oeil qu'elle avait lancé à Fagin en le quittant en était la preuve.
Mais peut-être hésiterait-elle à s'entendre avec lui pour faire périr Sikes, et c'était pourtant là le principal but à atteindre. Comment pourrai-je accroître mon influence sur elle? se disait le juif en regagnant sa demeure à pas de loup; comment acquérir encore plus d'empire sur elle?
Un esprit comme celui de Fagin était fécond en expédients: s'il pouvait, sans arracher directement un aveu à la jeune fille, la faire surveiller, et découvrir la cause de son changement, puis la menacer de tout révéler à Sikes dont elle avait si grand'peur, à moins qu'elle ne consentit à entrer dans ses vues, ne pourrait-il pas alors compter sur son obéissance?
«C'est sûr, dit Fagin, presque à haute voix. Elle n'oserait plus alors me refuser; non, pour rien au monde; l'affaire est bonne, le moyen est tout trouvé et sera mis en oeuvre. Je te tiens, ma mignonne.»
Il jeta derrière lui un regard affreux, et fit un geste menaçant dans la direction de l'endroit où il avait laissé le brigand, puis continua son chemin, agitant ses mains osseuses dans les poches de sa vieille redingote, où il semblait à chaque mouvement de ses doigts crispés, qu'il écrasait un ennemi détesté.
CHAPITRE XLV.
Fagin confie à Noé Claypole une mission secrète.
Fagin se leva de bonne heure le lendemain matin, et attendit avec impatience l'arrivée de son nouvel associé. Celui-ci, après un délai que le juif trouva interminable, se présenta enfin et attaqua le déjeuner avec voracité.
«Bolter, dit le juif en avançant sa chaise et en s'asseyant en face de Maurice Bolter.
- Eh bien! me voici, répondit Noé; qu'y a-t-il? ne me demandez pas de rien faire avant d'avoir fini de manger, il n'y a pas moyen; il paraît qu'ici on n'a pas seulement le temps d'avaler.
- Vous pouvez causer tout en mangeant, n'est-ce pas? dit Fagin en maudissant du fond du coeur la voracité de son jeune ami.
- Oh! oui, je peux causer, je n'en fonctionnerai que mieux, dit
Noé en coupant un énorme morceau de pain. Où est Charlotte?
- Elle est sortie, dit Fagin; je l'ai envoyée dehors ce matin avec l'autre jeune fille, parce que je voulais être seul avec vous.
- Eh bien! dit Noé, vous auriez dû d'abord lui faire faire des rôties. Continuez: cela ne me gène pas.»
Noé semblait, en effet, ne craindre aucune interruption, et il s'était évidemment mis à table avec la ferme résolution de ne pas perdre un coup de dent.
«Vous vous en êtes joliment tiré hier, mon cher, dit le juif; c'est superbe, six shillings dix pence pour le premier jour; vous ferez fortune dans le commerce.
- N'oubliez pas de compter les trois pots d'étain et la boite à lait, dit M. Bolter.
- Non, non, mon cher, répondit le juif, c'était un trait de génie que de prendre les pots d'étain, mais c'est un véritable coup de maître que d'avoir escamoté la boîte à lait.
- Ce n'est pas mal, je pense, pour un commençant, remarqua M. Bolter avec complaisance. J'ai pris les pots à la devanture d'un sous-sol; la boîte à lait pendait à la porte d'un cabaret, j'ai pensé qu'elle pourrait se rouiller à la pluie ou attraper un rhume, ha! ha! ha!»
Le juif feignit de rire de tout son coeur, et M. Bolter, après avoir bien ri de son côté, finit d'avaler gloutonnement sa tartine de beurre, et se mit à en faire une seconde.
«J'ai besoin de vous, Bolter, dit Fagin en s'accoudant sur la table, j'ai besoin de vous pour une besogne qui exige beaucoup de soin et de précaution.
- Ah çà! répondit Bolter, n'allez pas me faire courir des risques ni m'envoyer encore au bureau de police; ça ne me va pas, pas du tout; je ne vous dis que ça.
- Il n'y a aucun danger à courir, dit le juif, pas l'ombre d'un danger. Il s'agit seulement de guetter une femme.
- Une vieille femme? demanda M. Bolter.
- Une jeune femme, répondit Fagin.
- Je puis m'en acquitter fort bien, dit Bolter; à l'école j'étais un fameux rapporteur. Et pourquoi faut-il la guetter? Pas pour…
- Pour rien du tout, interrompit le juif; seulement pour me dire où elle va, qui elle voit, et autant que possible ce qu'elle dit. Il faudra se souvenir de la rue, si c'est une rue, ou de la maison, si c'est une maison, et me procurer tous les renseignements possibles.
- Combien me donnerez-vous pour la peine? demanda Noé en posant son verre et en regardant le juif dans le blanc des yeux.
- Si vous vous en acquittez bien, vous aurez une livre sterling, mon cher, une grosse livre sterling, dit Fagin qui voulait allécher Noé le plus possible. Et je n'ai jamais donné autant pour n'importe quelle besogne où il n'y avait pas gros à gagner.
- Quelle est cette femme? demanda Noé.
- Une de nous.
- Oh! oh! dit Noé en se frottant le bout du nez, vous vous défiez d'elle, à ce qu'il paraît?
- Elle a fait quelques nouvelles connaissances, mon cher, et il faut que je sois au courant, répondit le juif.
- Compris, dit Noé; c'est tout bonnement pour avoir le plaisir de faire aussi leur connaissance, si ce sont des gens respectables, hein? Ha! ha! ha! Je suis votre homme.
- J'en étais sûr, dit Fagin enhardi par le succès de sa proposition.
- Sans doute, sans doute, reprit Noé. Où est-elle? où faut-il l'attendre? quand faut-il me mettre en campagne?
- Quant à cela, mon cher, je vous tiendrai au courant; je vous la ferai voir quand il en sera temps, dit Fagin. Tenez-vous prêt et laissez-moi faire.»
Ce soir-là et le lendemain et le surlendemain, l'espion resta botté et accoutré de son costume de charretier, prêt à sortir au premier mot de Fagin. Six soirées se passèrent ainsi, six longues et mortelles soirées, et chaque soir Fagin rentra avec un air désappointé, et déclara sèchement que le moment n'était pas venu. Le septième jour, il rentra plus tôt qu'à l'ordinaire, et si content qu'il ne put dissimuler sa satisfaction; c'était le dimanche.
«Elle sort ce soir, dit Fagin, et pour l'affaire en question j'en suis sûr, car elle est restée seule toute la journée, et l'homme dont elle a peur ne rentrera guère avant le jour. Venez avec moi; vite.»
Noé fut debout en un clin d'oeil sans dire un mot, car l'activité du juif l'avait gagné. Ils sortirent sans bruit de la maison, franchirent rapidement un dédale de rues et arrivèrent enfin à la porte d'une taverne que Noé reconnut pour être celle où il avait couché le soir de son arrivée à Londres.
Il était onze heures passées et la porte était fermée; le juif siffla légèrement et elle roula doucement sur ses gonds; ils entrèrent sans bruit et la porte se referma derrière eux.
Fagin et le jeune juif qui leur avait ouvert, osant à peine murmurer une parole, montrèrent du doigt à Noé une petite lucarne et lui firent signe de grimper jusque-là et d'observer la personne qui se trouvait dans la pièce voisine.
«Est-ce là la femme en question?» demanda-t-il d'une voix si basse qu'on pouvait à peine l'entendre.
Le juif fit signe que oui.
«Je ne vois pas bien sa figure, dit tout bas Noé; elle a les yeux fixés à terre et la chandelle est derrière elle.
- Ne bougez pas,» murmura Fagin; il fit un signe à Barney qui disparut et se montra bientôt dans la pièce voisine. Sous prétexte de moucher la chandelle, il la posa devant la jeune fille à laquelle il adressa quelques mots pour lui faire lever la tête.
«Je la vois maintenant, dit l'espion.
- La voyez-vous bien? demanda le juif.
- Je la reconnaîtrais entre mille.»
Noé quitta la lucarne, la porte s'ouvrit et la jeune fille sortit. Fagin fit retirer Noé derrière un vitrage garni de rideaux, et ils retinrent leur respiration au moment où Nancy passa à quelques pieds de leur cachette, et sortit par la porte par laquelle ils étaient entrés.
«Psit! fit Barney qui tenait la porte; voici le moment.»
Noé échangea un regard avec Fagin et s'élança dehors.
«À gauche, lui dit tout bas Barney. Prenez le trottoir de l'autre côté de la rue, et attention!» Noé obéit, et, à la lueur du gaz, il aperçut la jeune fille en marche à quelque distance devant lui; il n'avança qu'autant qu'il jugea prudent de le faire, et se tint de l'autre côté de la rue pour mieux observer les mouvements de Nancy. À plusieurs reprises elle regarda autour d'elle avec inquiétude; une fois même elle s'arrêta pour laisser passer deux hommes qui la suivaient de près. À mesure qu'elle avançait, elle semblait reprendre courage et marchait d'un pas plus ferme et plus résolu. L'espion se tint toujours derrière elle, à la même distance, et la suivit sans la quitter des yeux.
CHAPITRE XLVI.
Le rendez-vous.
Les horloges sonnaient onze heures trois quarts quand deux personnes se montrèrent sur le pont de Londres. L'une marchait d'un pas léger et rapide: c'était une femme qui regardait autour d'elle d'un air empressé, comme pour découvrir quelqu'un qu'elle attendait; l'autre était un homme qui se glissait dans l'ombre, réglant son pas sur celui de la femme, s'arrêtant quand elle s'arrêtait, et s'avançant rapidement dès qu'elle reprenait sa marche, mais sans jamais la gagner de vitesse dans l'ardeur de sa poursuite. Ils traversèrent ainsi le pont de la rive de Middlesex à celle de Surrey; puis la femme revint sur ses pas d'un air désappointé, comme si l'examen rapide qu'elle faisait des passants eût été sans résultat: ce mouvement fut brusque, mais ne trompa pas la vigilance de celui qui la guettait. Il se posta dans un des petite réduits qui surmontent les piles du pont, se pencha sur le parapet pour mieux cacher son visage, et la laissa passer sur le trottoir opposé; quand il se trouva à la même distance d'elle qu'auparavant, il reprit tranquillement son allure de promeneur et se remit à la suivre. Arrivée au milieu du pont, elle s'arrêta. L'homme s'arrêta aussi.
La nuit était très noire. La journée avait été pluvieuse, et à cette heure, et dans ce lieu, il y avait peu de passants: ceux qui regagnaient en hâte leur demeure, traversaient vite sans faire attention à cette femme ni à l'homme qui la suivait, et peut-être même sans les voir; il n'y avait rien là qui dût attirer l'attention des pauvres gens de ce quartier de Londres, qui passaient le pont par hasard pour aller chercher un gîte pour la nuit sous une porte ou dans quelque masure abandonnée. Ils restaient donc tous deux silencieux, sans échanger une parole avec aucun passant.
La rivière était couverte d'un épais brouillard au travers duquel on apercevait à peine la lueur rougeâtre des feux allumés sur les bateaux amarrés sous le pont; il était difficile de distinguer dans l'obscurité les bâtiments noircis qui bordaient la Tamise. De chaque côté, de vieux magasins entamés s'élevaient d'une masse confuse de toits et de pignons, et semblaient se pencher sur l'eau trop sombre pour que leur forme indécise pût s'y refléter. On apercevait dans l'ombre la tour antique de l'église Saint-Sauveur et la flèche de Saint-Magnus, ces séculaires gardiens du vieux pont; mais la forêt de mâts des navires arrêtés en aval et les flèches des autres églises étaient presque entièrement cachées à la vue.
La jeune fille, toujours surveillée par son espion caché, avait arpenté le pont à plusieurs reprises quand la grosse cloche de Saint-Paul annonça le décès d'un jour de plus.
Minuit sonnait sur la populeuse cité, pour les palais comme pour la mansarde, pour la prison, pour l'hôpital; pour tous enfin il était minuit, pour ceux qui naissent et pour ceux qui meurent, pour le cadavre glacé comme pour l'enfant tranquillement endormi dans son berceau.
Au moment où l'heure finissait de sonner, une jeune demoiselle et un vieux monsieur à cheveux gris descendirent d'un fiacre, à peu de distance; ils renvoyèrent la voiture et vinrent droit au pont. À peine avaient-ils mis le pied sur le trottoir que la jeune fille tressaillit et se dirigea aussitôt vers eux.
Ils s'avançaient en regardant autour d'eux de l'air de gens qui attendent quelque chose sans avoir grande espérance de trouver ce qu'ils attendent, quand ils furent tout à coup rejoints par la jeune fille; ils s'arrêtèrent en poussant un cri de surprise qu'ils réprimèrent aussitôt, car, au même instant, un individu en costume de paysan passa tout près d'eux et les frôla même en passant.