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Oliver Twist

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«Pas ici, dit Nancy d'un air effaré; j'ai peur de vous parler ici; venez là-bas, au pied de l'escalier.»

Comme elle disait ces mots et montrait du doigt la direction qu'elle voulait prendre, le paysan tourna la tête, leur demanda brusquement de quel droit ils occupaient tout le trottoir, et continua son chemin.

L'escalier que désignait la jeune fille était celui qui, du côté de la rive de Surrey et de l'église Saint-Sauveur, descend du pont à la rivière. L'homme vêtu en paysan se dirigea vers ce lieu sans être remarqué, et, après avoir un instant examiné les alentours, se mit à descendre les degrés.

Cet escalier est attenant au pont et se compose de trois parties; juste à l'endroit où finit la seconde, le mur de gauche se termine par un pilastre faisant face à la Tamise. En cet endroit les marches s'élargissent, de sorte qu'une personne tournant l'angle du mur ne peut être vue de celles qui se trouvent au dessus, n'en fût-elle séparée que par une seule marche. Arrivé en cet endroit, le paysan jeta un regard rapide autour de lui, et, voyant qu'il n'y avait pas de meilleure cachette et qu'il y avait beaucoup de place, grâce à la marée basse, il se blottit de côté, le dos appuyé contre le pilastre, et attendit, presque certain que les trois interlocuteurs ne descendraient pas plus bas, et que, s'il ne pouvait entendre leur conversation, il serait toujours à même de les suivre en toute sûreté.

Le temps lui parut si long dans cet endroit solitaire, et il était si avide de connaître la cause d'une entrevue si différente de ce qu'il attendait, que plus d'une fois il fut sur le point d'abandonner la partie, et de croire que les trois personnages s'étaient arrêtés beaucoup plus haut, ou qu'ils s'étaient dirigés vers un endroit tout différent, pour s'y livrer à leur mystérieux entretien. Il allait sortir de sa cachette et remonter sur le pont, quand il entendit un bruit de pas, et presque au même instant la voix de personnes causant tout près de lui.

Il se colla contre le mur, et respirant à peine, il écouta attentivement.

«C'est assez comme cela, dit une voix qui était évidemment celle du monsieur, je ne souffrirai pas que cette jeune demoiselle aille plus loin. Bien des gens n'auraient pas eu assez de confiance en vous pour vous suivre jusqu'ici; mais vous voyez que je veux vous faire plaisir.

- Me faire plaisir! dit la jeune fille qui les conduisait; vous êtes bien obligeant, monsieur, en vérité! me faire plaisir! Bah! ne parlons pas de cela.

- Eh bien! dit le monsieur d'un ton plus bienveillant, dans quelle intention pouvez-vous nous avoir amenés en un lieu si étrange? Pourquoi ne pas nous avoir laissés causer avec vous sur le pont, où il fait clair, où il passe un peu de monde, au lieu de nous amener dans cet affreux trou?

- Je vous ai déjà dit, répondit Nancy, que j'avais peur de vous parler là-haut. Je ne sais pas pourquoi, ajouta-t-elle en frissonnant, mais je suis en proie ce soir à une telle terreur, que je puis à peine me tenir debout.

- Et de quoi avez-vous peur? demanda le monsieur, qui semblait compatir à son état.

- Je ne saurais trop dire de quoi, répondit-elle; je voudrais le savoir. J'ai été toute la journée préoccupée d'horribles pensées de mort et de linceuls sanglants; j'avais ouvert un livre ce soir pour passer le temps, et j'avais toujours les mêmes objets devant les yeux.

- Effet de l'imagination, dit le monsieur en tâchant de la calmer.

- Ce n'est pas de l'imagination, répondit la jeune fille d'une voix sourde; je jurerais que j'ai vu le mot «cercueil» écrit à chaque page du livre, en gros caractères noirs, et qu'on en portait un près de moi ce soir dans la rue.

- Il n'y a rien d'étonnant à cela, dit le monsieur; j'en ai rencontré souvent.

- De vrais cercueils, répliqua-t-elle, mais pas comme celui que j'ai vu.»

Il y avait quelque chose de si étrange dans le ton de la jeune fille, que l'espion caché frissonna et sentit son sang se glacer dans ses veines. Il se remit en entendant la douce voix de la jeune demoiselle qui demandait à Nancy de se calmer, et de ne pas laisser aller à ces affreuses pensées.

«Parlez-lui avec bonté, dit-elle au monsieur qui l'accompagnait.
La pauvre créature! elle semble en avoir besoin.

- Vos pasteurs orgueilleux m'auraient regardé avec dédain dans l'état où je suis ce soir, et m'auraient prêché flammes et vengeance, dit Nancy. Oh! chère demoiselle, pourquoi ceux qui s'arrogent le titre d'hommes de Dieu, ne sont-ils pas, pour nous autres malheureuses, aussi bons et aussi bienveillants que vous l'êtes, vous qui ayant la beauté et tant de qualités qui leur manquent, pourriez être un peu fière, au lieu de les surpasser en humilité?

- Ah! oui, dit le monsieur; le Turc, après avoir fait ses ablutions, se tourne vers l'Orient pour dire ses prières; de même, ces bonnes gens, après avoir pris un maintien de circonstance, lèvent les yeux au ciel pour l'implorer: entre le Musulman et le Pharisien, mon choix est fait.»

Ces paroles semblaient s'adresser à la jeune demoiselle, et étaient peut-être destinées à laisser à Nancy le temps de se remettre. Le vieux monsieur s'adressa bientôt à cette dernière:

«Vous n'êtes pas venue ici dimanche dernier? lui dit-il.

- Je n'ai pas pu venir, répondit Nancy: on m'a retenue de force.

- Qui donc?

- Guillaume… celui dont j'ai déjà parlé à mademoiselle.

- Vous n'avez pas été soupçonnée, j'espère, d'être en communication avec qui que ce soit, à propos de l'affaire qui nous amène ici ce soir! demanda le monsieur d'un air inquiet.

- Non, répondit la jeune fille en hochant la tête; il ne m'est pas très facile de sortir, à moins de dire où je vais; je n'aurais pu aller voir mademoiselle, si je n'avais fait prendre à Guillaume une dose de laudanum avant de sortir.

- S'est-il réveillé avant votre retour? demanda le monsieur.

- Non; et ni lui, ni personne ne me soupçonne.

- Tant mieux, dit le monsieur. Maintenant, écoutez-moi.

«Je suis prête, répondit Nancy.

- Cette jeune demoiselle, dit le monsieur, m'a communiqué, ainsi qu'à quelques amis en qui on peut avoir toute confiance, ce que vous lui avez dit, il y a environ quinze jours. Je vous avoue que j'ai d'abord hésité à croire que vous méritassiez confiance; mais maintenant je crois fermement que vous en êtes digne.

- Oui, dit vivement la jeune fille.

- J'en suis convaincu, je vous le répète. Pour vous prouver que je suis disposé à me fier à vous, je vous avouerai, sans détour, que nous nous proposons d'arracher par la terreur, le secret, quel qu'il soit, de cet individu qu'on appelle Monks; mais, ajouta le monsieur, si nous ne pouvons mettre la main sur lui, ou si nous ne pouvons tirer de lui ce que nous voulons, il faudra nous livrer le juif.

- Fagin! dit la jeune fille, en reculant d'un pas.

- Il faudra nous livrer cet homme, répéta le monsieur.

- Je ne ferai pas cela, jamais, répondit Nancy. C'est un démon! c'est pis qu'un démon; mais je ne ferai pas cela.

- Vous ne voulez pas? dit le monsieur qui semblait s'attendre à cette réponse.

- Jamais! répartit Nancy.

- Pourquoi?

- Pour une raison, répondit la jeune fille avec fermeté, pour une raison que mademoiselle connaît et qu'elle admettra, je le sais, car elle me l'a promis; et pour une autre raison encore, c'est que, s'il a mené une vie criminelle, la mienne ne vaut pas mieux; beaucoup d'entre nous ont eu la même existence, et je ne me tournerai pas contre ceux, qui auraient pu… quelques-uns du moins… se tourner contre moi, et qui ne l'ont pas fait, tout pervers qu'ils sont.

- Eh bien! se hâta de dire le monsieur, comme si c'était là où il voulait en venir; livrez-moi Monks, et laissez-moi en faire mon affaire.

- Et s'il vient à dénoncer les autres?

- Je vous promets que dans ce cas, si l'on obtient de lui la vérité, l'affaire en restera là. Il doit y avoir dans l'histoire du petit Olivier des circonstances qu'il serait pénible d'exposer aux yeux du public. Pourvu que nous sachions la vérité, nous n'en demandons pas davantage, et la liberté de personne ne sera menacée.

- Et s'il ne veut rien dire? observa la jeune fille.

- Alors, continua le monsieur, ce juif ne sera pas traîné en justice sans votre consentement. Mais, dans une telle circonstance, je pourrai faire valoir à vos yeux des raisons qui, je pense, vous décideront à le donner.

- Mademoiselle me donne-t-elle sa parole qu'il en sera ainsi? demanda vivement la jeune fille.

- Oui, répondit Rose; j'en prends l'engagement formel.

- Monks ne saura jamais comment vous avez appris tout cela? ajouta
Nancy, après un court silence.

- Jamais, répondit le monsieur; on s'y prendra de manière qu'il ne puisse se douter de rien.

- J'ai souvent menti, et j'ai vécu depuis mon enfance avec des menteurs, dit Nancy après un nouveau silence; mais je compte sur votre parole.»

Après avoir reçu encore une fois l'assurance qu'elle pouvait y compter en toute sécurité, elle commença à décrire en détail le cabaret d'où on l'avait suivie ce soir-là même; mais elle parlait si bas, qu'il était souvent difficile à l'espion de saisir, même en gros, le fil de son récit; elle s'arrêtait de temps en temps, comme si le monsieur prenait à la hâte quelques notes sur les renseignements qu'elle lui fournissait. Après qu'elle eut décrit minutieusement la localité, indiqué l'endroit d'où l'on pouvait le mieux voir sans être vu, et dit quel jour et à quelle heure Monks avait l'habitude de s'y rendre, elle parut réfléchir quelques instants comme pour mieux se rappeler les traits et l'extérieur de l'homme dont elle donnait le signalement.

«Il est grand, dit-elle, assez fort, mais pas très gros; quand il marche, il a toujours l'air d'être aux aguets, et il regarde sans cesse par-dessus son épaule, d'abord d'un côté, puis de l'autre. N'oubliez pas cela, car personne n'a les yeux aussi enfoncés que lui, et vous pourriez presque le reconnaître à ce seul signe; il a le teint brun, les cheveux et les yeux noirs, mais, bien qu'il n'ait pas plus de vingt-six ou vingt-huit ans, il a l'air vieux et cassé: ses livres portent souvent l'empreinte de ses dents, car il a des accès furieux, et il lui arrive même de se mordre les mains jusqu'au sang…

- Pourquoi tressaillez-vous? dit la jeune fille, en s'arrêtant tout court.

Le monsieur se hâta de répondre que c'était un mouvement involontaire et la pria de continuer.

«Presque tous ces détails, dit la jeune fille, je les ai appris au cabaret dont je vous ai parlé; car je ne l'ai vu que deux fois, et chaque fois il était enveloppé dans un grand manteau. Voilà, je crois, tous les détails que je puis vous donner pour vous aider à le reconnaître. Attendez, ajouta-t-elle, sur le cou, et assez haut pour qu'on puisse la voir sous sa cravate, quand il tourne la tête, il a…

- Une large marque rouge, comme une brûlure, s'écria le monsieur.

- Quoi! dit Nancy, vous le connaissez?»

La jeune demoiselle pousse un cri de surprise, et pendant quelques instants ils gardèrent un tel silence que l'espion pouvait les entendre respirer.

«Je crois que oui, dit le monsieur, d'après le signalement que vous me donnez; nous verrons… il y a parfois de singulières ressemblances; mais ce n'est peut-être pas lui.»

Il dit ces mots d'un air d'indifférence, fit un pas du côté de l'espion caché, et celui-ci put l'entendre distinctement murmurer ces mots: «Ce doit être lui.»

«Maintenant, jeune fille, dit-il en se rapprochant de Nancy, vous nous avez rendu un service signalé, et je voudrais qu'il en résultât quelque bien pour vous. En quoi puis-je vous être utile?

- En rien, répondit Nancy.

- Ne parlez pas ainsi, dit le monsieur d'un ton de bonté qui aurait touché un coeur plus endurci. Réfléchissez; dites-moi ce que je puis faire pour vous?

- Rien, monsieur, répéta la jeune fille en pleurant; vous ne pouvez rien pour moi; Il n'y a plus pour moi d'espérance.

- Vous allez trop loin, dit le monsieur; votre passé a été coupable; vous avez mal employé cette énergie de la jeunesse, ces trésors inestimables que le Créateur ne nous prodigue qu'une fois; mais vous pouvez espérer dans l'avenir. Je ne veux pas dire qu'il soit en notre pouvoir de vous donner la paix du coeur et de l'âme: vous ne l'aurez que par vos propres efforts; mais nous pouvons vous offrir un asile paisible en Angleterre, ou, si vous craignez d'y rester, dans quelque pays étranger; cela, nous pouvons le faire, et nous avons le plus vif désir de vous mettre à l'abri de tout danger. Avant la fin de la nuit, avant que cette rivière s'éclaire des premières lueurs du jour, vous pouvez vous trouver bien loin de vos anciens compagnons, sans qu'il reste de vous plus de traces que si vous n'étiez plus au monde. Voyons, n'échangez plus un mot avec aucun de vos anciens associés, ne rentrez pas dans votre taudis, ne respirez plus cet air qui vous corrompt et qui vous tue, quittez-les tous quand il en est temps encore et que l'occasion vous est favorable.

- Elle se laissera convaincre, dit la jeune demoiselle; elle hésite, j'en suis sûre.

- Je crains que non, ma chère, dit le monsieur.

- Non, monsieur, je n'hésite pas, répondit Nancy après un instant de lutte intérieure; je suis enchaînée à mon ancienne vie; je la maudis, je la hais maintenant, mais je ne puis la quitter. J'ai été trop loin pour revenir en arrière; et pourtant je n'en sais rien, car si vous m'aviez tenu ce langage il n'y a pas longtemps, je vous aurais ri au nez. Mais, ajouta-t-elle en regardant avec inquiétude autour d'elle, voici mes terreurs qui me reprennent, il faut que je retourne chez moi.

- Chez vous! s'écria la jeune demoiselle avec tristesse.

- Chez moi, mademoiselle, répéta Nancy, il faut que je continue à mener l'existence que je me suis faite. Quittons-nous. Peut-être ai-je été espionnée et vue. Laissez-moi: partez. Si je vous ai rendu service, tout ce que je vous demande, c'est de me quitter et de me laisser m'en aller seule.

- Je vois bien que tout est inutile, dit le monsieur avec un soupir. Peut-être compromettons-nous sa sûreté en restant ici; nous l'avons retenue plus longtemps qu'elle ne s'y attendait.

- Oui, oui, dit vivement Nancy, je devrais être bien loin.

- Comment cette pauvre fille finira-t-elle? s'écria Rose.

- Comment? répéta Nancy; regardez devant vous, mademoiselle; regardez ces flots sombres: n'avez-vous pas souvent entendu dire que des malheureuses comme nous se jettent à l'eau sans que âme qui vive s'en inquiète ou les regrette? Ce sera peut-être dans des années, peut-être dans quelques mois, mais c'est comme cela que je finirai.

- Ne parlez pas ainsi, je vous en prie, dit la jeune demoiselle en sanglotant.

- Vous n'en saurez rien, chère demoiselle, répondit Nancy, et Dieu veuille que de telles horreurs n'arrivent jamais à vos oreilles! Adieu! adieu!…»

Le monsieur fit un pas pour s'éloigner.

«Prenez cette bourse, dit Rose; prenez-la pour l'amour de moi, afin d'avoir quelques ressources dans un moment de besoin ou d'inquiétude?

- Non, non, répondit Nancy; je n'ai pas fait cela pour de l'argent; laissez-moi la satisfaction de penser que je n'ai pas agi par intérêt, et pourtant donnez-moi quelque objet que vous ayez porté: je voudrais avoir quelque chose… Non, non, pas une bague… Vos gants ou votre mouchoir, quelque chose que je puisse garder comme vous ayant appartenu, ma bonne demoiselle… C'est cela; merci! Que Dieu vous bénisse! Bonsoir!»

Nancy était en proie à une si violente agitation et semblait tellement craindre d'être découverte que le monsieur se décida à la quitter comme elle le demandait; on entendit le bruit des pas qui s'éloignaient, et tout redevint silencieux.

La jeune demoiselle et son compagnon arrivèrent bientôt sur le pont; ils s'arrêtèrent au haut de l'escalier.

«Écoutez, dit Rose en prêtant l'oreille, n'a-t-elle pas appelé?
J'ai cru entendre sa voix.

- Non, ma chère, répondit M. Brownlow en regardant tristement en arrière; elle n'a pas bougé; elle attend que nous soyons éloignés.»

Rose Maylie était navrée; mais le vieux monsieur lui prit le bras, le mit sous le sien et l'entraîna doucement.

Dès qu'ils eurent disparu, Nancy se laissa tomber tout de son long sur l'une des marches de pierre, et dans son angoisse versa des larmes amères.

Bientôt elle se releva, et d'un pas faible et chancelant gravit les degrés pour regagner la rue. L'espion étonné resta immobile à son poste pendant quelques minutes, et, quand il eut acquis la certitude qu'il était tout à fait seul, il sortit de sa cachette et remonta sur le pont en rasant la muraille comme il l'avait fait en descendant.

Arrivé auprès de l'escalier, Noé Claypole regarda autour de lui à plusieurs reprises pour être bien sûr qu'il n'était pas observé, puis il partit à toutes jambes pour regagner la maison du juif.

CHAPITRE XLVII.
Conséquences fatales.

C'était environ deux heures avant l'aube du jour, à cette heure qu'en automne on peut bien appeler le fort de la nuit, quand les rues sont désertes et silencieuses, que le bruit même parait sommeiller et que l'ivrogne et le débauché ont regagné leur maison d'un pas chancelant. À cette heure de calme et de silence, le juif veillait dans son repaire, le visage si pâle et si contracté, les yeux si rouges et si injectés de sang qu'il ressemblait moins à un homme qu'à un hideux fantôme échappé du tombeau et poursuivi par un esprit malfaisant.

Il était accroupi devant son feu éteint, enveloppé dans une vieille couverture déchirée et le visage tourné vers la chandelle qui était posée sur la table, à côté de lui. Il portait sa main droite à ses lèvres et, absorbé dans ses réflexions, il se mordait les ongles et laissait voir ses gencives dégarnies de dents et armées seulement de quelques crocs comme en aurait un chien ou un rat.

Noé Claypole dormait profondément sur un matelas étendu sur le plancher. Parfois le vieillard tournait un instant ses regards vers lui, puis les ramenait vers la chandelle dont la longue mèche brûlée attestait, ainsi que les gouttes de suif qui tombaient sur la table, que les pensées du juif étaient occupées ailleurs.

Elles l'étaient en effet.

Mortification de voir ses plans renversés, haine contre la jeune fille qui avait osé entrer en relation avec des étrangers, défiance profonde de sa sincérité quand elle avait refusé de le trahir, amer désappointement de perdre l'occasion de se venger de Sikes, crainte d'être découvert, ruiné, peut-être pendu; tout cela lui donnait un accès terrible de rage furieuse; toutes ces réflexions se croisaient rapidement et se heurtaient dans l'esprit de Fagin, et mille projets criminels plus noirs les uns que les autres s'agitaient dans son coeur.

Il resta ainsi complètement immobile et sans avoir l'air de faire la moindre attention au temps qui s'écoulait, jusqu'à ce qu'un bruit de pas dans la rue vint frapper son oreille exercée et attirer son attention.

«Enfin! murmura-t-il en essuyant ses lèvres sèches et agitées par la fièvre; enfin!»

Au même instant un léger coup de sonnette se fit entendre. Il grimpa l'escalier pour aller ouvrir et revint presque aussitôt accompagné d'un individu enveloppé jusqu'au menton et qui portait un papier sous le bras. Celui-ci s'assit, se dépouilla de son manteau et laissa voir les formes athlétiques du brigand Sikes.

«Tenez, dit-il en posant le paquet sur la table; serrez cela et tâchez d'en tirer le meilleur parti possible. J'ai eu assez de mal à me le procurer. Il y a trois heures que je devrais être ici.»

Fagin mit la main sur le paquet, l'enferma dans l'armoire et se rassit sans dire un mot. Mais il ne perdit pas de vue le brigand un seul instant, et, quand ils furent assis de nouveau face à face et tout près l'un de l'autre, il le regarda fixement. Ses lèvres tremblaient si fort et ses traits étaient si altérés par l'émotion à laquelle il était en proie, que le brigand recula involontairement sa chaise et examina Fagin d'un air effrayé.

«Eh bien! quoi? dit Sikes; qu'avez-vous à me regarder ainsi?
Allons, parlez!»

Le juif leva la main droite et agita un doigt tremblant, puis sa fureur était telle qu'il fut hors d'état d'articuler un seul mot.

«Morbleu! dit Sikes qui n'avait pas l'air trop rassuré, il est devenu fou; il faut que je prenne garde à moi.

- Non, non, dit Fagin en retrouvant la voix, ce n'est pas… ce n'est pas vous, Guillaume; je n'ai rien… rien du tout à vous reprocher.

- Oh! vraiment! dit Sikes en le regardant d'un air sombre et en mettant ostensiblement un pistolet dans une poche plus à sa portée. C'est heureux, pour l'un de nous du moins. Lequel est-ce, peu importe.

- Ce que j'ai à vous dire, Guillaume, dit le juif en rapprochant sa chaise de celle du brigand, vous rendra encore plus furieux que moi.

- En vérité? répondit Sikes d'un air d'incrédulité; parlez et dépêchez-vous, ou Nancy me croira perdu.

- Perdu! dit Fagin, elle s'est arrangée pour ça, n'ayez pas peur.»

Sikes regarda le juif d'un air très inquiet, et ne lisant sur ses traits aucune explication satisfaisante, il lui mit sa grosse main sur le collet et le secoua rudement.

«Voulez-vous parler, dit-il, ou je vous étrangle. Desserrez les dents et dites clairement ce que vous avez à dire. Assez de grimaces, vieux mâtin que vous êtes, finissons-en.

- Supposons, commença Fagin, que ce garçon qui est là couché…»

Sikes se tourna vers l'endroit où Noé était endormi, comme s'il ne l'avait pas remarqué tout à l'heure. «Après? dit-il en reprenant sa première position.

- Supposons, continua Fagin, que ce garçon ait jasé pour nous perdre tous; qu'il ait cherché d'abord les gens propres à réaliser ses vues, et qu'il ait eu avec eux un rendez-vous dans la rue pour donner notre signalement, pour indiquer tous les signes auxquels on pourrait nous reconnaître et les souricières où l'on pourrait le mieux nous prendre. Supposons qu'il ait voulu faire tout cela de son plein gré sans être arrêté, interrogé, espionné ou mis au pain et à l'eau pour faire des aveux: mais, de son plein gré! pour sa propre satisfaction! allant rôder la nuit pour rencontrer nos ennemis déclarés et jasant avec eux! m'entendez-vous, s'écria le juif, dont les yeux lançaient des flammes. Supposons qu'il ait fait tout cela, qu'arriverait-il?

- Ce qui arriverait! répondit Sikes avec un affreux jurement. S'il avait vécu jusqu'à mon arrivée, je lui broierais le crâne sous les talons ferrés de mes bottes en autant de morceaux qu'il a de cheveux sur la tête.

- Et si moi j'avais fait cela, hurla le juif, moi qui en sais si long et qui pourrais faire pendre tant de gens, sans me compter?

- Je ne sais, dit Sikes en grinçant des dents et en pâlissant rien qu'à l'idée d'une telle trahison: je ferais dans la prison quelque chose qui me ferait mettre aux fers; et si on me mettait en jugement en même temps que vous, je tomberais sur vous en plein tribunal et je vous briserais le crâne devant tout le monde. J'aurais assez de force, murmura le brigand en brandissant son bras nerveux, j'aurais assez de force pour vous écraser la tête comme si une lourde charrette eût passé dessus.

- Vous!

- Moi! dit le brigand. Essayez. Et si c'était Charlot, ou le
Matois, ou Betsy, ou…

- Peu importe qui, interrompit Sikes avec colère. Celui-là, quel qu'il soit, peut être sûr de son affaire.»

Fagin se remit à considérer fixement le brigand; puis, lui faisant signe de garder le silence, il se pencha vers le matelas où dormait Noé et secoua le dormeur pour l'éveiller: Sikes, penché aussi sur sa chaise et les mains appuyées sur les genoux, regardait de tous ses yeux, comme s'il se demandait avec surprise à quoi allaient aboutir ce manège et toutes ces questions.

«Bolter! Bolter! dit Fagin en levant la tête avec une expression diabolique et en appuyant sur chaque parole. Le pauvre garçon! il est fatigué… fatigué d'avoir épié si longtemps les démarches de cette fille… les démarches de cette fille, entendez-vous, Guillaume?

- Que voulez-vous dire?» demanda Sikes en se redressant de toute sa hauteur.

Le juif ne répondit rien, mais se pencha de nouveau vers le dormeur et le fit asseoir sur le matelas. Après s'être fait répéter plusieurs fois son nom d'emprunt, Noé se frotta les yeux et regarda autour de lui en bâillant.

«Redites-moi encore tout cela, encore une fois, pour qu'il l'entende, dit le juif en montrant du doigt le brigand.

- Redire quoi? demanda Noé à demi endormi.

- Ce qui concerne… Nancy, dit le juif en saisissant le poignet de Sikes, comme pour l'empêcher de s'en aller avant d'avoir tout entendu. Vous l'avez suivie?

- Oui.

- Jusqu'au pont de Londres?

- Oui.

- Où elle a rencontré deux personnes?

- En effet.

- Un monsieur et une demoiselle qu'elle avait été trouver précédemment, de son propre mouvement: ils lui ont demandé de livrer tous ses complices, à commencer par Monks… ce qu'elle a fait… de donner leur signalement… elle l'a donné… de dire où nous nous réunissions… elle l'a dit… et d'où l'on pouvait le mieux nous guetter… elle l'a dit encore… et à quel moment nous avions l'habitude de nous y rendre… elle l'a indiqué. Voilà ce qu'elle a fait; elle a conté tout cela d'un bout à l'autre, sans qu'on lui fît une menace, sans la moindre hésitation. Est-ce vrai? s'écria le juif presque fou de colère.

- Parfaitement vrai, répondit Noé en se grattant la tête; c'est exactement comme cela que tout s'est passé.

- Et qu'ont-ils dit relativement à dimanche dernier? demanda le juif.

- Relativement à dimanche dernier! répondit Noé en réfléchissant; je vous l'ai déjà dit.

- Redites-le! redites-le! s'écria Fagin écumant de rage en étreignant d'une main le bras de Sikes, et en brandissant l'autre en l'air comme un furieux.

- Ils lui ont demandé, dit Noé qui, mieux éveillé, semblait commencer à comprendre qui était Sikes, ils lui ont demandé pourquoi elle n'était pas venue le dimanche précédent comme elle l'avait promis; elle a répondu qu'elle n'avait pas pu…

- Et la cause, la cause? interrompit le juif d'un air triomphant; contez-lui cela!

- Parce qu'elle avait été retenue de force chez elle par Guillaume, cet homme dont elle leur avait déjà parlé précédemment, répondit Noé.

- Et puis encore? s'écria le juif; qu'a-t-elle dit encore de cet homme dont elle leur avait déjà parlé précédemment? Contez-lui cela! contez-lui cela!

- Eh bien, reprit Noé, elle a dit qu'il ne lui était pas facile de sortir à moins que cet homme ne sût où elle allait; et que la première fois qu'elle était sortie pour aller trouver la demoiselle, elle… ha! ha! ha! j'ai bien ri en entendant cela… elle avait donné à cet homme une dose de laudanum.

- Mort et damnation! s'écria Sikes en se dégageant brusquement de l'étreinte du juif. Laissez-moi m'en aller!»

Il repoussa loin de lui le vieillard, s'élança hors de la chambre et escalada les degrés comme un furieux.

«Guillaume! Guillaume! cria le juif en courant après lui. Un mot, un mot seulement!»

Il n'aurait pas eu le temps d'échanger un seul mot avec le brigand, si celui-ci ne s'était trouvé dans l'impossibilité d'ouvrir la porte; il était là, jurant et blasphémant quand le juif le rejoignit tout essoufflé.

«Laissez-moi sortir, dit Sikes. Ne me parlez pas, si vous tenez à la vie. Laissez-moi sortir, vous dis-je.

- Un mot seulement, reprit Fagin en posant sa main sur la serrure… Ne soyez pas…

- Quoi? dit l'autre.

- Ne soyez pas… trop violent, Guillaume, dit le juif avec des larmes dans la voix.»

Le jour commençait à poindre, et il faisait assez clair pour que les deux hommes pussent se voir; ils échangèrent un rapide coup d'oeil; leurs yeux brillaient d'un éclat sinistre; il n'y avait pas à se méprendre sur leur pensée.

«J'entends par là, dit Fagin, jugeant inutile de déguiser plus longtemps sa pensée, que vous ne devez pas être trop violent… par prudence: de la ruse, Guillaume, et pas d'esclandre.»

Sikes ne répondit rien, mais poussant vivement la porte dès que le juif eut tourné la clef dans la serrure, il s'élança dans la rue déserte.

Sans s'arrêter, sans réfléchir un instant, sans tourner une seule fois la tête à droite ou à gauche, sans lever les yeux vers le ciel ni les baisser vers la terre, le brigand prit sa course, l'oeil hagard et les dents si serrées qu'il en avait la mâchoire saillante; il ne murmura pas une parole, pas un de ses muscles ne se détendit, jusqu'à ce qu'il eut gagné la porte de sa demeure. Il fit tourner doucement la clef dans la serrure, monta rapidement l'escalier, entra dans sa chambre, ferma la porte à double tour, appuya une lourde table contre la porte et tira le rideau du lit.

La jeune fille était couchée, à demi vêtue. L'entrée de Sikes l'avait réveillée en sursaut.

«Debout, dit l'homme.

- Est-ce toi, Guillaume? dit-elle avec une expression de plaisir en le voyant de retour.

- Oui, répondit-il. Debout.»

Une chandelle brûlait près du lit; l'homme l'ôta vivement du chandelier et la jeta dans la cheminée; la jeune fille voyant que le jour commençait à poindre, se leva pour tirer le rideau de la fenêtre.

«Laisse-le, dit Sikes, en lui barrant le passage. Il fait assez clair pour ce que j'ai à faire.

- Guillaume, dit Nancy d'une voix étouffée par la terreur, pourquoi me regardes-tu ainsi?»

Les narines gonflées, la poitrine haletante, le brigand la considéra quelques instants; puis, la saisissant par la tête et par le cou, il la traîna jusqu'au milieu de la chambre, et, jetant un coup d'oeil vers la porte, il lui mit sa grosse main sur la bouche.

«Guillaume, Guillaume!… dit la jeune fille d'une voix étouffée, en se débattant avec l'énergie que donne la crainte de la mort, je ne crierai pas…, écoute-moi…, parle-moi…, dis-moi ce que j'ai fait?

- Tu le sais bien misérable! répliqua le brigand. Tu as été guettée cette nuit… Tout ce que tu as dit a été entendu.

- Alors épargne ma vie comme j'ai épargné la tienne, dit Nancy en se cramponnant après lui. Guillaume, cher Guillaume, tu n'auras pas le coeur de me tuer. Oh! songe à tout ce que j'ai refusé cette nuit à cause de toi! Épargne-toi ce crime; je ne te lâcherai pas; tu ne pourras pas me faire lâcher prise. Guillaume, pour l'amour de Dieu, pour toi, pour moi, arrête, avant de verser mon sang. Sur mon âme, je ne t'ai pas trahi.»

L'homme fit un violent effort pour dégager son bras; mais la jeune fille l'étreignait convulsivement, et il eut beau faire, il ne put lui faire lâcher prise.

«Guillaume, criait-elle en s'efforçant d'appuyer sa tête sur la poitrine du brigand, ce monsieur et cette bonne demoiselle m'ont proposé cette nuit d'aller vivre à l'étranger et d'y finir mes jours dans la solitude et la tranquillité. Laisse-moi les revoir et les supplier à genoux d'avoir pour toi la même bonté; nous quitterons cet affreux séjour; nous irons bien loin, chacun de notre côté, mener une vie meilleure, et oublier, sauf dans nos prières, la vie que nous avons menée jusqu'ici: après cela, nous ne nous reverrons jamais. Il n'est jamais trop tard pour se repentir; ils me l'ont dit… Je sais bien maintenant qu'ils disaient vrai; mais il nous faut du temps, un peu de temps!

Le brigand dégagea un de ses bras et saisit son pistolet. La pensée qu'il serait immédiatement découvert s'il faisait feu, lui traversa l'esprit malgré l'accès de rage auquel il était en proie. Il frappa deux fois de toute sa force, avec la crosse du pistolet, la tête de la jeune fille qui touchait presque la sienne.

Elle chancela et tomba, aveuglée par les flots de sang qui jaillissaient de son front; puis, parvenant avec peine à se soulever sur les genoux, elle tira de son sein un mouchoir blanc, - celui que lui avait donné Rose Maylie, - et l'élevant à mains jointes vers le ciel, aussi haut que ses forces défaillantes le lui permettaient, elle murmura une prière pour implorer la pitié du Créateur.

C'était un affreux spectacle. L'assassin gagna la muraille d'un pas chancelant; puis, mettant sa main sur ses yeux, il se saisit d'un lourd gourdin et acheva sa victime.

CHAPITRE XLVIII.
Fuite de Sikes.

De toutes les actions coupables qui, à la faveur des ténèbres, avaient été commises dans la vaste enceinte de Londres, depuis que la nuit l'avait jamais enveloppée, celle-ci était la plus criminelle. De toutes les horreurs qui allaient empester de leur odeur infecte l'air pur du matin, celle-ci était la plus lâche et la plus odieuse.

Le soleil brillant qui ne ramène pas seulement avec lui la lumière, mais qui rend l'homme à la vie et à l'espérance, le soleil se levait radieux sur la populeuse cité; ses rayons tombaient également sur les vitraux richement colorés et sur les misérables vitres de la mansarde, sur le dôme des cathédrales et sur les masures en ruines. Il éclairait la chambre où gisait la femme assassinée; il l'éclairait en dépit des efforts du brigand pour empêcher ses rayons d'y pénétrer: ils y pénétraient à torrent. Si ce spectacle était affreux dans le crépuscule du matin, qu'était-ce maintenant au milieu de cette éclatante lumière!

Sikes n'avait pas changé de place: il avait eu peur de se sauver; sa victime avait poussé un gémissement plaintif et remué la main. Alors, avec une rage que la terreur augmentait encore. Il avait frappé à coups redoublés. Un instant il avait jeté une couverture sur le cadavre; mais se représenter les yeux de la victime, s'imaginer qu'ils se tournaient vers lui, était encore plus insupportable que de les voir fixés, immobiles, pour regarder la mare de sang qui tremblait et dansait au soleil, sur le plancher, et il avait retiré la couverture. Le corps était là gisant; un corps, rien de plus, de la chair et du sang: mais quelle chair et que de sang!

Il battit le briquet, alluma du feu et y jeta le gourdin. Des cheveux de femme étaient restés collés à l'extrémité; ils s'enflammèrent en pétillant et produisirent quelques légères étincelles que le courant d'air entraîna rapidement dans la cheminée. Cela seul le remplit d'effroi, tout barbare qu'il était. Il continua pourtant à tenir le gourdin, jusqu'à ce que le feu l'eût réduit en plusieurs morceaux; il les réunit sur les charbons pour les consumer entièrement et les réduire en cendres. Il se lava les mains et frotta ses vêtements; il y avait des taches qu'il ne put faire disparaître; il coupa les endroits tachés et les jeta au feu. Toute la chambre était teinte de sang: les pattes même du chien en étaient pleines.

Pendant tout ce temps, il n'avait pas un instant tourné le dos au cadavre. Après avoir terminé ses préparatifs, il gagna la porte à reculons, tirant le chien après lui. Il la ferma doucement, tourna deux fois la clef dans la serrure, la retira et sortit de la maison.

Il traversa la rue et jeta un regard vers la fenêtre, pour s'assurer qu'on ne pouvait rien voir du dehors. Le rideau était toujours baissé, le rideau que Nancy avait voulu tirer pour laisser pénétrer ce jour qu'elle ne devait plus revoir. Elle était gisante tout près de la fenêtre: l'assassin le savait. Dieu! comme le soleil dardait ses rayons dans cet endroit!

Sikes ne jeta sur la fenêtre qu'un coup d'oeil rapide; il se sentit soulagé en pensant qu'il avait pu sortir sans être vu. Il siffla son chien et s'éloigna rapidement.

Il traversa Islington et gravit la colline de Highgate, où se trouve le monument en l'honneur de Whittington; mais il marchait à l'aventure et sans savoir où il irait. Il prit à droite, suivit un sentier à travers champs, longea Caen-Wood, arriva à la bruyère de Hampstead, franchit la vallée au Val-de-Santé, puis gravit la pente opposée, et, traversant la route qui unit les villages de Hampstead et de Highgate, il gagna les champs de North-End, et se coucha le long d'une haie.

Il s'endormit; mais bientôt il fut debout de nouveau et se remit à marcher, non plus du côté de la campagne, mais dans la direction de Londres, en suivant la grande route; puis il revint encore sur ses pas, refit le même trajet qu'il venait de faire, et arpenta les champs en tout sens, tantôt se couchant au bord des fossés pour se reposer, tantôt se remettant à errer à l'aventure.

Où trouver un endroit assez rapproché et pas trop fréquenté pour s'y procurer quelque nourriture? S'il allait à Hendon? L'endroit semblait propice, étant à peu de distance et assez à l'écart. Il se dirigea de ce côté, tantôt courant, tantôt, par une étrange contradiction, marchant comme une tortue, où s'arrêtant tout à fait, et battant négligemment les buissons avec sa canne. Mais à Hendon, il lui sembla que tous les gens qu'il rencontrait, et jusqu'aux enfants qui se tenaient sur les portes, le regardaient d'un air de soupçon; il revint sur ses pas, sans avoir le courage de demander une goutte d'eau ou un morceau de pain, quoiqu'il fût à jeun depuis la veille; il reprit la route de Hampstead sans savoir où se diriger.

Il erra ainsi sans s'arrêter, et revint à son point de départ. La matinée, l'après-midi, s'étaient écoulées; le jour allait décliner et il était toujours là, allant à droite, à gauche, en avant, en arrière, et revenant toujours au même endroit. Enfin il s'éloigna et se dirigea vers Hatfield.

À neuf heures du soir, il était à bout de forces, et son chien, harassé d'une course si extraordinaire, cheminait derrière lui en boitant. Sikes descendit la colline, près de l'église du village silencieux, et, se traînant le long d'une rue étroite, se glissa dans un petit cabaret où il apercevait un peu de lumière. Quelques paysans en train de boire étaient assis autour du foyer; ils firent place au nouveau venu: mais il alla s'asseoir au fond de la salle pour y boire et manger seul, ou plutôt avec son chien, auquel il jetait de temps à autre quelques bouchées de pain.

Les paysans réunis en ce lieu s'entretenaient des terres et des fermiers des environs. Quand ce sujet fut épuisé, ils se mirent à parler de l'âge auquel était parvenu un vieillard qu'on avait enterré le dimanche précédent. Les jeunes gens trouvaient qu'il était mort très vieux, tandis que les vieillards présents soutenaient qu'il était encore bien jeune. «Il n'était pas plus âgé que moi, dit un vieux grand-père à la tête blanchie, et il avait encore dix ou quinze ans au moins à vivre… s'il avait pris des précautions…»

Il n'y avait rien dans tout cela qui pût attirer l'attention ou éveiller les craintes de Sikes. Il paya son écot et resta silencieux et inaperçu dans son coin; il allait s'endormir profondément, quand il fut tiré de son demi-sommeil par l'arrivée d'un nouveau venu.

C'était un vieux routier, à la fois colporteur et charlatan, qui parcourait à pied les campagnes pour vendre des pierres à repasser, des cuirs à rasoir, des rasoirs, des savonnettes, du cirage pour les harnais, des drogues pour les chiens et les chevaux, de la parfumerie commune, du cosmétique et autres articles semblables, contenus dans une balle qu'il portait sur son dos. Son entrée fut saluée par les paysans de mille plaisanteries qui ne tarirent pas jusqu'à ce qu'il eût fini de souper. Alors il eut l'idée ingénieuse d'unir l'utile à l'agréable, et déballa sa pacotille pour tenter les chalands.

«Qu'est-ce que c'est que ça, Henry? est-ce bon à manger? demanda un plaisant de village en montrant du doigt des tablettes de savon posées dans un coin.

- Ça? dit le colporteur, en en prenant une qu'il montra à toute l'assistance, c'est une composition infaillible et inappréciable pour enlever toutes les taches; taches de rouille, taches de boue, taches d'humidité, taches de toute sorte, petites ou grandes, sur la soie, le satin, la batiste, la toile, le drap, le crêpe, les tapis, le mérinos, la mousseline, et tous les tissus possibles; taches de vin, taches de fruits, taches de bière, taches d'eau, taches de peinture, taches de poix, taches quelconques, disparaissent à l'instant à l'aide de cette infaillible et inappréciable composition. Une dame a-t-elle une tache à son honneur? elle n'a qu'à avaler une de ces tablettes, et elle est guérie pour toujours… car c'est du poison. Un monsieur, a-t-il besoin de fournir une preuve du sien, il n'a qu'à en prendre une tablette, et son honneur est pour toujours hors de question… Le résultat est tout aussi satisfaisant qu'avec une balle de pistolet, et, comme la saveur en est bien plus désagréable, il y a d'autant plus d'honneur à s'en servir… Un penny la tablette!… Tout ça pour la bagatelle d'un penny!»

Deux acheteurs se présentèrent aussitôt; le reste de l'auditoire hésitait; ce que voyant, le vendeur redoubla de loquacité.

«On ne peut suffire à en fabriquer assez, dit-il; c'est enlevé à l'instant. Quatorze moulins, six machines à vapeur et une pile électrique, marchent sans s'arrêter, et ça ne suffit pas. Les ouvriers travaillent si fort qu'ils en crèvent, et leurs veuves reçoivent une pension annuelle de vingt livres sterling par enfant, avec une prime de cinquante livres pour deux jumeaux. Un penny la tablette!… ou un penny, si vous voulez…c'est tout comme; ou quatre pièces de deux liards, ça m'est égal. Un penny la tablette! Taches de vin, taches de fruits, taches de bière, taches d'eau, taches de peinture, taches de poix, taches de boue, taches de sang… Voici une tache au chapeau de quelqu'un de la société; je vais la faire disparaître avant qu'il ait eu le temps de me faire servir une pinte de bière.

- Holà! s'écria Sikes en tressaillant. Rendez-moi mon chapeau…

- Je vais vous le nettoyer, monsieur, répondit le colporteur en faisant signe de l'oeil à la société, avant que vous ayez le temps de traverser la salle pour le reprendre. Observez bien, messieurs, cette tache noire sur le chapeau de monsieur: que ce soit une tache de vin, une tache de fruit, une tache de bière, une tache d'eau, une tache de peinture, une tache de poix, une tache de houe, ou une tache de sang…»

Il ne put continuer: car Sikes, en proférant d'affreuses imprécations, renversa la table, lui arracha le chapeau des mains, et s'élança hors du cabaret.

De nouveau en proie à l'irrésolution qui l'avait tourmenté, malgré lui, toute la journée, le meurtrier, voyant qu'il n'était pas suivi et que probablement on l'avait pris pour un ivrogne de mauvaise humeur, reprit le chemin de Londres; il évita la lueur des lanternes d'une diligence arrêtée dans la rue, et il poursuivait sa route, quand il s'aperçut que c'était la malle venant de Londres et qu'elle était arrêtée à la porte du bureau de poste. Il était presque sûr de ce qui allait se passer, mais il s'arrêta pour écouter.

Le courrier était devant la porte, attendait le sac aux dépêches; survint un individu en costume de garde-chasse, auquel il remit un panier déposé sur le trottoir.

«Voici pour chez vous, dit le courrier. Ah ça! avez-vous bientôt fini, là dedans? Déjà, avant-hier, vos maudites dépêches n'étaient pas prêtes; ça ne peut pas aller comme ça, entendez-vous?

- Quoi de nouveau en ville, Benjamin? demanda le garde-chasse en regardant les chevaux avec admiration.

- Rien que je sache, répondit l'autre en mettant ses gants. Le blé est un peu en hausse. J'ai aussi entendu parler d'un assassinat du coté de Spitalflelds, mais je n'y crois guère.

- Oh! ce n'est que trop vrai, dit un voyageur en mettant la tête à la portière; c'est un affreux assassinat.

- En vérité, monsieur? reprit le courrier en mettant la main à son chapeau. Est-ce un homme ou une femme?

- C'est une femme, répondit le voyageur; on suppose que…

- Allons, allons, Benjamin! s'écria le postillon avec impatience.

- Les maudites dépêches! dit le courrier. Ah ça! dormez-vous, là dedans?

- On y va, dit le directeur du bureau en apportant les lettres.

- On y va, on y va! grommela le courrier… c'est comme la jeune millionnaire qui doit un jour avoir un caprice pour moi; mais quand? je n'en sais rien. Allons, donnez vite!… En route!»

Il sonna du cor et la voiture partit.

Sikes resta immobile dans la rue, indifférent, en apparence, à ce qu'il venait d'entendre, et sans autre préoccupation que celle de savoir où aller. À la fin il revint encore une fois sur ses pas, et prit la route qui mène de Hatfield à Saint-Albans. Il marchait d'un pas résolu; mais quand il eut laissé Londres derrière lui et qu'il se fut enfoncé de plus en plus dans la solitude et les ténèbres de la route, il se sentit gagné par un sentiment de terreur et d'épouvante qui l'ébranla jusqu'au fond du coeur. Autour de lui tous les objets, réels ou imaginaires, immobiles ou agités, prenaient une apparence formidable; mais ces craintes n'étaient rien au prix de ce que lui faisait éprouver le souvenir incessant de cet affreux cadavre du matin qu'il croyait sentir sur ses talons. Il pouvait distinguer, jusque dans les moindres détails, ses formes au milieu de l'ombre; il le voyait s'avancer d'un air sinistre et solennel; il entendait le frôlement des vêtements de sa victime contre les buissons, et chaque souffle du vent apportait à son oreille le son de ce cri, suprême et étouffé; s'il s'arrêtait, le fantôme s'arrêtait aussi; s'il courait, le fantôme le suivait, non pas en courant: ç'aurait été une consolation; mais non, c'était comme un cadavre encore doué du simple mécanisme de la vie, emporté tout droit sur quelque vent funèbre qui rasait le sol.

Parfois il se retournait avec l'énergie du désespoir, résolu à éloigner de force le fantôme, qu'il savait pourtant bien être privé de vie; mais alors ses cheveux se dressaient sur sa tête et son sang se glaçait dans ses veines; le fantôme avait suivi son mouvement et se tenait toujours derrière lui; ce cadavre qu'il n'avait pas perdu de vue un instant, le matin, il l'avait maintenant à ses trousses, et sans relâche. Il s'adossa à un talus, le long de la route; le fantôme se posta au-dessus de lui, et il le voyait parfaitement, malgré les ténèbres; il se jeta à terre, se coucha sur le dos; le fantôme se tint près de sa tête, tout droit, silencieux et immobile, semblable à une pierre sépulcrale avec l'épitaphe tracée en lettres de sang.

Qu'on ose parler après cela des assassins qui échappent à la justice! Qu'on vienne nous dire qu'il faut que la Providence sommeille! Une seule longue minute passée dans ce paroxysme de terreur ne valait-elle pas mille morts violentes?

Dans un champ, près de la route, il y avait un hangar qui lui offrit un abri pour la nuit. Devant la porte étaient plantés trois grands peupliers dont le vent agitait les branches avec un sifflement sinistre. Le brigand était hors d'état de continuer sa route avant le retour du jour; il se blottit contre le mur… Mais là de nouvelles tortures l'attendaient.

Il eut une vision aussi obstinée et plus terrible que celle à laquelle il venait de se soustraire: ces yeux hagards et ternes, que le matin il avait préféré regarder plutôt que de se les figurer cachés sous la couverture, ses deux yeux lui apparurent au milieu des ténèbres; ils brillaient, mais ne répandaient autour d'eux aucune clarté; il n'y en avait que deux, et ils étaient partout. Si lui-même fermait les yeux, il voyait par la pensée la chambre de la victime avec les moindres objets qu'elle renfermait, et chacun d'eux à sa place accoutumée. Le cadavre aussi était à sa place, et les yeux étaient tels qu'il les avait vus en quittant la chambre. Il se leva et s'élança dans les champs: l'apparition l'y suivit; il revint sous le hangar et se tapit de nouveau contre le mur: avant qu'il eût eu le temps de s'étendre à terre, les deux yeux étaient déjà là devant lui.

Il resta ainsi en proie à une terreur inexprimable, tremblant de tous ses membres, une sueur froide s'échappant de tous ses pores. Tout à coup un tumulte lointain domina le bruit du vent et l'on entendit des cris de désespoir et des exclamations de surprise; il trouva quelque soulagement à entendre des voix humaines dans ce lieu solitaire, bien que ce fut pour lui une cause sérieuse d'alarme. Il retrouva ses forces et son énergie en présence d'un danger personnel, et, se levant précipitamment, il s'élança hors du hangar.

Tout le ciel paraissait en feu; des tourbillons de flammes s'élevaient dans l'air et, lançant une pluie d'étincelles, éclairaient l'atmosphère à plusieurs milles à la ronde, et chassaient des nuages de fumée dans la direction du lieu où il se trouvait. Les cris devinrent plus perçants à mesure qu'ils étaient poussés par plus de bouches, et il put entendre celui de: «Au feu!» mêlé aux tintements du tocsin, à la chute bruyante des poutres et des toitures, au craquement des flammes quand elles s'enroulaient autour de quelque obstacle, et qu'elles s'élançaient ensuite avec une nouvelle force pour continuer leurs ravages. Le bruit augmentait de plus en plus; il y avait foule autour de l'incendie, des hommes, des femmes, tous en mouvement. Ce fut pour lui comme une nouvelle vie. Il s'élança tête baissée dans la direction du feu, se frayant un passage au milieu des ronces et des épines, et escaladant comme un fou les haies et les clôtures, tandis que son chien courait devant lui en aboyant de toutes ses forces.

Il arriva bientôt sur le théâtre du sinistre, au milieu de gens à demi vêtus, courant çà et là, les uns s'efforçant de tirer hors des écuries les chevaux terrifiés, d'autres faisant sortir les bestiaux des cours et des étables, d'autres enfin arrivant chargés d'objets qu'ils avaient arrachés à l'incendie en bravant une pluie d'étincelles et la chute des poutres enflammées. Par toutes les ouvertures qui, une heure auparavant, étaient des portes et des fenêtres, s'échappaient des torrents de flammes; les murs s'écroulaient au milieu de la fournaise; le plomb et le fer se fondaient et coulaient en longs ruisseaux. Les femmes et les enfants poussaient des cris affreux; les hommes s'encourageaient les uns les autres par de bruyantes exclamations; le bruit des pompes et le sifflement de l'eau tombant sur le bois embrasé se joignaient à ces sons discordants. L'assassin cria au feu, comme les autres, de toute la force de ses poumons, et, oubliant un instant sa position, se jeta au plus fort du tumulte.

Il passa la nuit, tantôt travaillant aux pompes, tantôt s'élançant au travers des flammes et de la fumée, se montrant toujours là où il y avait le plus de bruit et le plus de monde. On le voyait en haut et en bas des échelles, sur les toits, sur des planchers qui menaçaient ruine et tremblaient sous son poids, exposé à la chute des briques et des pierres; il était partout, mais toujours invulnérable; il n'eut ni une contusion ni une égratignure; enfin l'aube du jour parut, et il ne resta plus que de la fumée et des ruines noircies.

Après ces moments d'agitation fiévreuse, l'affreuse pensée de son crime lui revint à l'esprit avec encore plus de force. Il regardait autour de lui avec inquiétude: car il voyait des hommes causer en groupe, et il craignait d'être le sujet de leur entretien. Le chien obéit à un signe énergique qu'il lui fit, et ils s'éloignèrent à la dérobée. Quelques hommes assis près d'une pompe l'appelèrent et l'invitèrent à se rafraîchir avec eux; il mangea un peu de pain et de viande, et, comme il vidait un verre de bière, il entendit les pompiers qui venaient de Londres parler de l'assassinat. «Il paraît, dit l'un d'eux, qu'il s'est sauvé à Birmingham; mais on l'attrapera bientôt; la police est à ses trousses, et avant demain soir il sera traqué dans tout le royaume.»

Sikes s'éloigna précipitamment et marcha jusqu'à ce qu'il fut prêt à tomber de fatigue; alors il se coucha au bord d'un sentier et dormit longtemps, mais d'un sommeil agité et pénible. Il se remit ensuite à errer, toujours indécis et irrésolu, et saisi de terreur à la pensée de passer la nuit tout seul.

Tout à coup il prit un parti désespéré: celui de retourner à
Londres.

«Là du moins, pensa-t-il, j'aurai quelqu'un à qui parler, quoi qu'il arrive; c'est un bon endroit pour se cacher, et on ne s'avisera peut-être pas de m'y chercher, après s'être mis sur mes traces dans la campagne. Ne puis-je pas y rester une semaine ou deux, et forcer Fagin à me donner de quoi gagner la France? Ma foi! je risque cette chance.»

Il se mit sur-le-champ en devoir s'exécuter son projet, et il se rapprocha de Londres par les chemins les moins fréquentés; il était décidé à se cacher à peu de distance de la capitale, pour y rentrer à la brune par une route détournée et aller droit au but qu'il s'était proposé.

Mais le chien… on n'avait pas dû oublier, en dressant son signalement, de mentionner que son chien avait disparu et l'avait probablement suivi. Cela pourrait contribuer à le faire arrêter dans la rue. Il résolut de noyer son chien, et continua sa route en cherchant des yeux un étang; tout en marchant, il ramassa une grosse pierre et l'attacha à son mouchoir. L'animal regardait son maître faire ces préparatifs, et, soit que son instinct l'avertît du danger qu'il courait, soit que le brigand le regardât d'un air plus sinistre qu'à l'ordinaire, il se tint prudemment un peu en arrière: quand son maître s'arrêta au bord d'une mare et l'appela, il s'arrêta court.

«Ici! m'entends-tu?» cria Sikes en sifflant son chien.

L'animal revint à ce signal par la force de l'habitude; mais quand Sikes se baissa pour lui nouer le mouchoir autour du cou, il poussa un grognement sourd et recula.

«Ici!» dit le brigand en frappant du pied contre terre.

Le chien remua la queue, mais ne bougea pas; Sikes fit un noeud coulant et l'appela de nouveau.

Le chien avança, recula, s'arrêta un instant, puis se sauva au plus vite.

Sikes le siffla plusieurs fois, s'assit et attendit, pensant qu'il reviendrait; mais du chien point de nouvelles. Le brigand finit par se mettre en route.

CHAPITRE XLIX
Monks et M. Brownlow se rencontrent enfin. - Leur conversation. -
Ils sont interrompus par M. Losberne, qui leur apporte des
nouvelles importantes.

Le jour commençait à baisser quand M. Brownlow descendit d'un fiacre devant la porte de sa maison et frappa doucement; la porte s'ouvrit, un homme robuste sortit de la voiture et se planta d'un côté du perron, tandis qu'un autre homme assis sur le siège en descendait et se plaçait de l'autre côté. Sur un signe de M. Brownlow, ils tirèrent de la voiture un troisième individu, le mirent entre eux deux et le firent entrer de force dans la maison: cet homme était Monks.

Ils montèrent de même l'escalier sans dire un mot, ayant devant eux M. Brownlow, qui les introduisit dans une chambre de derrière. Arrivé à la porte de cette chambre, Monks, qui n'avançait qu'à son corps défendant, s'arrêta tout à coup; les deux hommes regardèrent M. Brownlow, comme pour lui demander ce qu'il fallait faire.

«Il sait à quelle alternative il est exposé, dit M. Brownlow; s'il résiste, s'il remue seulement le petit doigt sans votre ordre, traînez-le dans la rue, appelez la police à votre aide, et faites- le arrêter en mon nom comme faussaire.

- Comment osez-vous me nommer ainsi? demanda Monks.

- Et vous, jeune homme, comment osez-vous me pousser à une telle extrémité? répondit M. Brownlow en le regardant fixement. Seriez- vous assez fou pour vouloir sortir de cette maison? Lâchez-le. Tenez, monsieur, vous êtes libre de vous en aller, et nous de vous suivre; mais je vous déclare, au nom de tout ce qu'il y a de plus sacré, qu'à l'instant même où vous mettrez le pied dans la rue, je vous ferai arrêter pour fraude et escroquerie; ma résolution est inébranlable. Si vous persistez dans votre résistance, que votre sang retombe sur votre tête!

- De quelle autorité m'avez-vous fait empoigner dans la rue et amener ici par ces gredins-là? demanda Monks en regardant l'un après l'autre les deux hommes qui se tenaient à ses côtés.

- De ma propre autorité, répondit M. Brownlow Je prends sur moi toute la responsabilité de cet acte; si vous vous plaignez d'être privé de votre liberté, adressez-vous, je vous le répète, à la loi pour vous protéger (vous auriez déjà pu vous échapper durant le trajet, mais vous avez jugé plus prudent de vous tenir tranquille); moi aussi, j'aurai recours à la loi; mais, si vous me mettez dans l'impossibilité de reculer, ne comptez plus sur mon intervention indulgente, quand vous serez entre les mains de la justice, et ne dites pas alors que je vous ai précipité dans le gouffre où vous vous serez jeté vous-même.»

Monks avait l'air déconcerté et inquiet; il hésitait…

«Dépêchez-vous de prendre un parti, dit M. Brownlow d'un ton ferme et calme; si vous aimez mieux que je vous poursuive en justice et que j'attire sur vous un châtiment dont la pensée seule me fait frémir, mais auquel je ne pourrais vous soustraire, encore une fois, je vous le répète, vous savez ce que vous avez à faire; si, au contraire, vous faites appel à mon indulgence et à la pitié de ceux envers lesquels vous avez tenu une conduite si criminelle, asseyez-vous, sans mot dire, dans ce fauteuil. Il y a deux jours qu'il vous attend.»

Monks murmura quelques paroles inintelligibles et resta indécis.

«Dépêchez-vous, dit M. Brownlow; je n'ai qu'un mot à dire, et il sera trop tard pour vous décider.»

Monks hésitait encore…

«Je n'ai pas l'intention de parlementer plus longtemps, dit M. Brownlow, et même, comme défenseur d'intérêts sacrés qui ne sont pas les miens, je n'en ai pas le droit.

- N'y a-t-il pas… demanda Monks d'une voix tremblante, n'y a-t- il pas… d'autre alternative?

- Aucune, absolument aucune.»

Monks regarda le vieux monsieur d'un oeil inquiet; mais, en voyant son attitude sévère et résolue, il entra dans la chambre et s'assit en haussant les épaules.

«Fermez la porte à clef en dehors, dit M. Brownlow aux domestiques, et venez dès que je sonnerai.»

Ils obéirent, et les deux interlocuteurs restèrent seuls en présence.

«Pour un vieil ami de mon père, dit Monks en ôtant son chapeau et son manteau, vous me traitez là, monsieur, d'une jolie manière.

- Jeune homme, c'est précisément parce que j'étais un vieil ami de votre père, répondit M. Brownlow, c'est parce que les espérances des heureuses années de ma jeunesse reposaient sur lui et sur sa soeur, cette charmante créature que Dieu a rappelée à lui dans son printemps, et qui m'a laissé ici-bas seul et isolé; c'est parce qu'il s'est agenouillé avec moi près du lit de mort de cette soeur chérie le jour même où elle devait s'unir à moi… mais le ciel en a disposé autrement… c'est parce que, depuis cette époque, mon coeur brisé s'est attaché à lui jusqu'à sa mort, malgré ses fautes et ses erreurs; c'est parce que tous ces vieux souvenirs remplissent encore mon âme et que votre vue seule les ravive en moi; c'est pour tous ces motifs que je suis porté à vous ménager maintenant, oui, Édouard Leeford, même maintenant, et à rougir de vous voir déshonorer son nom.

- Le nom ne fait rien à l'affaire, dit l'autre, après avoir considéré en silence et avec surprise l'émotion de son interlocuteur. Qu'est-ce que cela me fait, le nom?

- Rien, je le sais, répondit M. Brownlow, il ne vous fait rien à vous; mais c'était la nom de sa soeur, et, malgré un intervalle de tant d'années, je n'oublierai jamais l'émotion que j'éprouvais jadis à l'entendre prononcer, même par un étranger. Je suis enchanté que vous en ayez pris un autre, croyez-le bien.

- Tout cela est bel et bon, dit Monks (à qui nous laissons encore son nom d'emprunt), après un long silence durant lequel il faisait des gestes de défi furieux, pendant que M. Brownlow s'était couvert le visage de ses mains. À quoi voulez-vous en venir?

- Vous avez un frère, dit M. Brownlow en maîtrisant son émotion, un frère dont je vous ai dit tout bas le nom à l'oreille, quand je vous suivais dans la rue, et que ce nom seul a suffi pour vous décider à m'accompagner ici, plein de surprise et de crainte.

- Je n'ai point de frère, répondit Monks: vous savez bien que j'étais fils unique. Que venez-vous me parler d'un frère? vous savez tout cela aussi bien que moi.

- Écoutez ce que j'ai à vous dire, reprit M. Brownlow vous y prendrez de l'intérêt. Je sais parfaitement que vous êtes le seul et misérable fruit d'une union fatale, que, par orgueil de famille et par la plus méprisable ambition, on força votre père à contracter dès sa première jeunesse…

- Peu m'importent vos épithètes, interrompit Monks, avec un rire effronté; vous reconnaissez le fait, et cela me suffit.

- Oui; mais je sais aussi, continua le vieux monsieur, quels malheurs, quelles suites de tortures, quelles angoisses résultèrent de cette union mal assortie; je sais combien cette chaîne fut lourde pour tous deux, et combien le bonheur de leur vie fut empoisonné pour toujours. Je sais comment à la froide politesse succédèrent les disputes violentes; comment l'indifférence fit place au dégoût, le dégoût à la haine, et la haine au désespoir, jusqu'à ce qu'enfin ils se séparèrent et, ne pouvant rompre entièrement des liens que la mort seule devait briser, ils les cachèrent du moins aux yeux d'une société nouvelle sous les dehors les plus gais qu'ils purent prendre. Votre mère réussit bientôt à tout oublier; mais pendant bien des années votre père resta le coeur ulcéré.

- Enfin, ils se séparèrent, dit Monks; eh bien! après?

- Quelque temps après leur séparation, reprit M. Brownlow, votre mère trouva sur le continent des distractions frivoles qui lui firent oublier entièrement son mari, plus jeune qu'elle de dix ans au moins, tandis que celui-ci, dont l'avenir était flétri, resta en Angleterre et se fit de nouveaux amis. J'espère que ce détail du moins ne vous est pas inconnu.

- Si, vraiment, répondit Monks en détournant la tête et en frappant du pied contre le plancher, comme un homme résolu a tout nier; je l'ignore complètement.

- Votre ton aussi bien que vos actions, dit M. Brownlow, me donnent la certitude que vous ne l'avez jamais oublié et que vous n'avez jamais cessé d'y penser avec amertume. Je vous parle là de faits passés depuis quinze années, quand vous n'aviez pas plus de onze ans et que votre père n'en avait que trente et un: car, je le répète, c'était presque encore un enfant quand son père le força de se marier. Faut-il que je remonte à des faits qui imprimeront une tache à la mémoire de votre père, ou voulez-vous m'épargner ces détails en me dévoilant la vérité?

- Je n'ai rien à dévoiler, répondit Monks d'un air confus; vous n'avez qu'à continuer si cela vous fait plaisir.

- Ces nouveaux amis de votre père étaient un officier de marine en retraite, dont la femme était morte six mois auparavant, et ses deux enfants; il en avait eu davantage, mais, de toute la famille, il n'en restait heureusement que deux; c'étaient deux filles: l'une, âgée de dix-neuf ans et belle comme le jour; l'autre, âgée seulement de deux ou trois ans.

- Qu'est-ce que tout cela me fait? demanda Monks.

- Ils habitaient, continua M. Brownlow, sans avoir l'air de remarquer cette interruption, à peu de distance de l'endroit où votre père était venu se fixer; ils firent bientôt connaissance et se lièrent intimement. Votre père était doué comme peu d'hommes le sont: il avait l'esprit et la grâce de sa soeur. Plus le vieil officier le connut, plus il l'aima. Plût à Dieu qu'il eût été le seul! mais sa fille en fit autant.»

Le vieux monsieur s'arrêta; Monks se mordait les lèvres et tenait ses yeux fixés sur le plancher.

M. Brownlow, à cette vue, continua en ces termes:

«Au bout d'un an, il avait contracté des engagements solennels envers cette jeune fille pure et naïve, dont il était la première, la seule et ardente passion.

- Votre histoire n'en finit pas, observa Monks en s'agitant sur sa chaise.

- C'est une histoire triste et douloureuse, jeune homme, dit M. Brownlow, et d'ordinaire ces histoires sont longues. Si j'avais à vous faire le récit d'un bonheur sans mélange, ce serait très court. Enfin, un de ces riches parents dont on avait voulu s'assurer la bienveillance et la protection en sacrifiant votre père (ces choses-là se voient souvent), vint à mourir, et, pour réparer le mal dont il avait été la cause indirecte, il lui laissa ce qu'il croyait une panacée contre tous les chagrins… de l'argent. Il fallut que votre père allât sur-le-champ à Rome, où ce parent était allé lui-même pour rétablir sa santé et où il était mort, laissant des affaires fort embrouillées. Votre père partit, fut atteint à Rome d'une maladie mortelle, et, dès que votre mère l'apprit à Paris, elle le suivit et vous emmena avec elle. Le lendemain de votre arrivée, votre père mourut, ne laissant pas de testament; pas de testament, vous m'entendez, en sorte que toute la fortune revint à votre mère et à vous.»

En cet endroit du récit, Monks ne soufflait plus et écoutait d'un air singulièrement attentif, bien que ses yeux ne fussent pas tournés vers le narrateur. Quand M. Brownlow s'arrêta, il changea de position comme un homme qui éprouve un soulagement inattendu, et passa les mains sur son visage brûlant.

«Avant de se mettre en route, votre père avait passé par Londres, dit M. Brownlow avec lenteur en regardant fixement son interlocuteur; il vint me voir.

- Je n'ai jamais entendu parler de cela, interrompit Monks d'un air d'incrédulité affectée, mais en éprouvant la plus désagréable surprise.

- Il vint me voir et me laissa entre autres choses un portrait, un portrait peint par lui-même, de cette pauvre jeune fille; il ne pouvait l'emporter avec lui et regrettait de le quitter. Il était miné par les soucis et par les remords; il me dit en termes vagues et incohérents qu'il avait perdu et déshonoré une famille; il me confia l'intention qu'il avait de convertir à tout prix sa fortune en espèces, d'assurer à sa femme et à vous une partie de sa nouvelle fortune et de s'expatrier pour toujours. Je ne devinai que trop qu'il ne s'expatrierait pas seul. Même à moi, son ami d'enfance, dont l'attachement pour lui avait pris racine sur la tombe de sa soeur chérie, même à moi, il ne fit aucun aveu plus complet. Il me promit de m'écrire, de tout me dire, et de venir ensuite me voir encore une dernière fois avant de s'éloigner pour toujours. Hélas! c'était ce jour-là même que je le voyais pour la dernière fois. Je n'ai reçu de lui aucune lettre, et je ne l'ai plus revu.

«Je me rendis, ajoute M. Brownlow, après un instant de silence, je me rendis sur le théâtre de son… (je puis parler ici le langage du monde, car l'indulgence et la rigueur du monde ne lui font plus rien à présent)… sur le théâtre de son coupable amour, décidé, si mes craintes se réalisaient, à offrir à cette pauvre enfant abandonnée un foyer pour l'abriter et un coeur pour la plaindre. Sa famille avait quitté le pays huit jours auparavant; ils avaient acquitté quelques petites dettes courantes et étaient partis pendant la nuit: nul ne put me dire le motif ni le but de leur voyage.»

Monks respira plus librement et regarda autour de lui avec un sourire de triomphe.

«Quand votre frère, dit M. Brownlow, en rapprochant sa chaise de Monks, quand votre frère, pauvre enfant abandonné, chétif et couvert de haillons, fut jeté sur mon chemin, non par le hasard, mais par la Providence, et sauvé par moi du vice et de l'infamie…

- Quoi! s'écria Monks en tressaillant.

- Par moi, dit M. Brownlow. Je vous disais bien que mon récit finirait par vous intéresser. Je vois que le juif, votre rusé complice, ne vous a pas dit mon nom, quoique du reste il dût croire qu'il vous était tout à fait inconnu. Quand cet enfant eut été sauvé par moi et qu'il se rétablit chez moi de sa maladie, sa ressemblance surprenante avec le portrait dont je vous parlais tout à l'heure me frappa d'étonnement. Dès la première fois que je le vis, malgré sa misère et ses haillons, je remarquai sur son visage une expression de langueur qui me rappela tout à coup, comme dans un rêve, les traits de celle qui m'avait été si chère. Je n'ai pas besoin de vous raconter comment il fut enlevé dans la rue avant que je connusse son histoire.

- Pourquoi? demanda vivement Monks.

- Parce que vous connaissez tous ces détails aussi bien que moi.

- Moi!

- Il serait inutile de chercher à le nier, répondit M. Brownlow; je vous montrerai que je sais encore bien d'autres choses.

- Vous n'avez aucune preuve à produire contre moi, balbutia Monks; je vous défie d'en produire une!

- Nous verrons, répondit le vieux monsieur en jetant sur Monks un regard scrutateur. Je perdis cet enfant, et tous mes efforts pour le retrouver furent inutiles; comme votre mère était morte, je savais que, si quelqu'un pouvait éclaircir ce mystère, c'était vous seul. J'appris que vous étiez parti pour vos propriétés des Indes occidentales, où vous vous êtes rendu, ai-je besoin de le dire? après la mort de votre mère, pour éviter ici de fâcheuses poursuites; je fis le voyage. Vous aviez quitté les Indes depuis quelques mois, et on supposait que vous étiez revenu à Londres; mais personne ne pouvait m'indiquer votre adresse. Je revins en Angleterre; vos correspondants n'avaient aucune donnée sur le lieu de votre résidence; vous alliez et veniez, me dirent-ils, d'une manière aussi irrégulière que vous l'aviez toujours fait; quelquefois vous restiez plusieurs jours de suite, quelquefois vous disparaissiez pendant des mois entiers. Vous hantiez, selon toute apparence, les mêmes lieux et les mêmes compagnies, compagnies infâmes dont vous aviez fait votre société quand vous étiez jeune et indomptable. Je les fatiguai de mes questions; je battis les rues nuit et jour; mais, il n'y a pas plus de deux heures, tous mes efforts étaient restés inutiles, et je ne vous avais pas aperçu une seule fois.

- Et maintenant vous me voyez tout à votre aise, dit Monks en se levant d'un air résolu. Eh bien! après? Vous parlez de fraude et d'escroquerie; ce sont là de grands mots, justifiés, à ce que vous paraissez croire, par je ne sais quelle ressemblance avec un petit misérable; vous dites que c'est mon frère! mais vous ne savez seulement pas si un enfant est résulté de ce beau couple; vous n'en avez aucune preuve.

- Je ne le savais pas, repartit M. Brownlow en se levant aussi; mais depuis quinze jours j'ai tout appris. Vous avez un frère, vous le savez; bien plus, vous le connaissez. Il y avait un testament; votre mère l'a détruit et vous a confié ce secret en mourant. Il était question dans ce testament d'un enfant qui était évidemment le fruit de cette malheureuse liaison; cet enfant, vous l'avez rencontré, et sa ressemblance avec son père a éveillé vos soupçons. Vous vous êtes rendu au lieu de sa naissance; il y avait des preuves (preuves longtemps cachées) de son origine et de sa parenté avec vous; ces preuves, vous les avez détruites, et voici les propres paroles que vous avez dites au juif, votre infâme complice: «Les seules preuves de l'identité de l'enfant sont au fond de la rivière, et la vieille sorcière qui les tenait de la mère pourrit dans son cercueil.» Fils dénaturé, lâche, menteur que vous êtes, vous qui tenez des conciliabules la nuit, dans de sombres bouges, avec des voleurs et des assassins; vous dont les infâmes complots ont causé la mort violente de quelqu'un qui valait mille fois mieux que vous; vous qui dès le berceau avez été une cause de chagrin et de désespoir pour votre père, et qui portez sur votre visage, vrai miroir de votre âme, les traces des maladies honteuses que vous devez aux plus viles passions, au vice et à la débauche… Édouard Leeford, me bravez-vous encore?

- Non, non, non! répondit le lâche, accablé sous ces charges multipliées.

- Il n'y a pas un mot, s'écria le vieux monsieur, pas un seul mot qui ne me soit connu. Ces ombres que vous avez vues sur le mur ont recueilli vos secrets et me les ont rapportés à l'oreille. La vue de cet enfant persécuté a ému le vice lui-même, et lui a donné le courage, sinon les attributs de la vertu. Un assassinat a été commis, dont vous êtes moralement, sinon réellement le complice.

- Non, non, interrompit Monks; je ne sais rien de ce qui s'est passé; j'allais m'enquérir de la vérité du fait quand vous m'avez surpris dans la rue; je ne connaissais pas la cause du meurtre; je pensais que c'était le résultat d'une querelle.

- Cette femme a été assassinée pour avoir révélé une partie de vos secrets, répondit M. Brownlow. Voulez-vous me les révéler tous?

- Oui.

- Voulez-vous me dresser de votre main une reconnaissance sincère des faits et les attester devant témoins?

- Oui, je le promets.

- Voulez-vous rester ici tranquille jusqu'à ce que ce document soit rédigé, et m'accompagner en tel lieu que je jugerai convenable, pour y faire cet aveu?

- Si vous y tenez, j'y consens aussi, répondit Monks.

- Vous devez faire plus encore, dit M. Brownlow: restituer à un enfant innocent la fortune qui lui était destinée. Vous n'avez pas oublié les clauses du testament. Mettez-les à exécution en ce qui concerne votre frère, et allez ensuite où vous voudrez: nous n'aurons plus besoin de nous revoir en ce monde.»

Monks, combattu entre la crainte et la haine, se promenait en long et en large, en réfléchissant d'un air sombre à la proposition qui lui était faite et à la possibilité de l'éluder, quand la porte s'ouvrit brusquement, et M. Losberne entra dans la chambre, en proie à une violente agitation.

«L'homme sera pris, s'écria-t-il. Il sera pris ce soir.

- L'assassin? demanda M. Brownlow.

- Oui, oui, répondit l'autre; on a vu son chien errer aux environs d'une vieille masure, et sans nul doute son maître y est déjà caché ou viendra s'y cacher à la faveur de la nuit. La police veille de tous côtés: j'ai causé avec les hommes chargés de le prendre, et ils m'ont dit qu'il est impossible qu'il s'échappe; ce soir, le gouvernement promet une récompense de cent livres sterling à qui le prendra.

- J'en offre cinquante de plus, et je vais le publier moi-même sur les lieux, si j'arrive à temps. Où est M. Maylie?

- Henry? répondit le docteur. Dès qu'il a vu votre ami ici présent monter sain et sauf en voiture avec vous, il est parti au galop pour se rendre à l'endroit on l'on traque l'assassin et se joindre à ceux qui le poursuivent.

- Et le juif? dit M. Brownlow; quelles nouvelles?

- Il n'était pas encore pris, mais il le sera, sans nul doute; il l'est peut-être déjà: on est sûr de l'avoir.

- Avez-vous pris votre parti? demanda M. Brownlow à voix basse à
M. Monks.

- Oui, répondit celui-ci; vous… vous me garderez le secret?

- Oui; restez ici jusqu'à mon retour; c'est votre unique chance de salut.»

M. Brownlow et le docteur sortirent et refermèrent la porte à clef.

«Eh bien! où en êtes-vous? Qu'avez-vous fait? demanda tout bas le docteur.

- Tout ce que j'espérais, et même davantage: en réunissant les renseignements fournis par la jeune fille avec ceux que je possédais déjà, je ne lui ai laissé aucune échappatoire, et je lui ai montré clair comme le jour l'horreur de sa conduite. Veuillez écrire, je vous prie, et fixer le rendez-vous à après-demain soir, à sept heures; nous serons là quelques heures d'avance, mais il faudra se reposer, et surtout Mlle Rose, qui aura peut-être besoin de plus de courage que ni vous ni moi ne pouvons en ce moment le prévoir. Mais mon sang bout dans mes veines à la pensée de venger cette pauvre fille assassinée; quelle route ont-ils prise?

- Allez droit au bureau de police, et vous arriverez encore assez à temps, répondit M. Losberne. Moi, je reste ici.»

Les deux amis se séparèrent aussitôt, en proie l'un et l'autre à une agitation violente.

CHAPITRE L.
Poursuite et évasion.

Au bord de la Tamise, près de l'église de Rotherhithe, à l'endroit où le fleuve est bordé des masures les plus délabrées et où les vaisseaux sont le plus noircis par la poussière de la houille et par la fumée qui s'échappe des toits abaissés des maisons, se trouve à l'heure qu'il est la plus sale, la plus étrange, la plus extraordinaire des nombreuses localités que recèle la ville de Londres, complètement inconnue, même de nom, au plus grand nombre des habitants de la capitale.

Pour arriver dans cet endroit, le visiteur est obligé de parcourir un dédale de rues étroites et fangeuses, où est entassée la population la plus misérable et la plus grossière des bords du fleuve, et où l'on ne vend que les objets nécessaires à la classe indigente.

Les vivres les moins chers et les plus grossiers sont entassés dans les boutiques; les vêtements les plus communs sont suspendus à la porte du brocanteur ou accrochés aux fenêtres. Coudoyé par des ouvriers sans ouvrage du plus bas étage, des porteurs de lest et de charbon, des femmes effrontées, des enfants en guenilles, enfin par le rebut de la population voisine du fleuve, le visiteur ne se fraye un chemin qu'avec peine, rebuté par le spectacle hideux et l'odeur infecte des allées étroites qui se détachent à droite et à gauche de la rue principale, et assourdi par le bruit des chariots lourdement chargés. Arrivé enfin dans des rues plus reculées et moins fréquentées que celles qu'il a traversées jusqu'ici, il s'avance entre des rangées de maisons dont les façades chancelantes surplombent sur le trottoir, des murs lézardés qui semblent prêts à s'écrouler, des cheminées en ruines qui hésitent à tomber tout à fait, des fenêtres garnies de barres de fer rongées par la rouille et par le temps, enfin tout ce qu'on peut imaginer de plus triste et de plus dégradé.

C'est dans cet affreux quartier, au delà de Dockhead, dans le faubourg de Southtwark, que se trouve l'île de Jacob, entourée d'un fossé fangeux, profond de six ou huit pieds, et large de quinze ou vingt à la marée haute, qu'on appelait jadis _Mill-Pond _et qui est connu maintenant sous le nom de Folly-Ditch. Ce fossé aboutit à la Tamise et peut toujours être rempli d'eau en ouvrant les écluses de Lead-Mills, d'où lui venait son ancien nom. Alors un étranger placé sur un des ponts de bois qui sont jetés sur le fossé à Mill-Lane, pourrait voir les habitants des maisons qui le bordent de chaque côté puiser l'eau dans des baquets, des seaux, des ustensiles de tout genre, qui descendent des portes ou des fenêtres; et, s'il porte ses regards sur les maisons elles-mêmes, son étonnement redoublera à la vue du spectacle étalé devant lui; des galeries de bois vermoulus s'étendant derrière une demi-douzaine de maisons et percées de trous à travers desquels on peut voir l'eau bourbeuse qui coule au-dessous; des fenêtres faites de pièces et de morceaux, laissant passer des perches à sécher le linge (comme s'il y avait du linge dans ces parages); des chambres si étroites, si resserrées et si sales, que l'air s'y corrompt en y entrant; des constructions en bois qui penchent sur le fossé et qui menacent d'y tomber pour imiter les autres, qui ont déjà pris ce parti; des murs noircis, des fondations dégradées; enfin tout ce que la pauvreté a de plus repoussant: tels sont les objets qui ornent les bords de Folly- Ditch.

Dans l'île de Jacob, les magasins sont vides et n'ont plus de toits; les murs s'écroulent de toute part, les fenêtres ne sont plus des fenêtres, les cheminées sont noires, mais il n'en sort plus de fumée. Il y a trente ou quarante ans, c'était un quartier assez commerçant, maintenant ce n'est plus qu'un désert; les maisons n'appartiennent à personne et servent de retraite à ceux qui ont le courage d'y vivre et d'y mourir. Pour chercher un refuge dans l'île de Jacob, il faut avoir de puissantes raisons de se cacher ou être réduit au plus affreux dénûment.

Dans une de ces maisons en ruine, dont les portes et les fenêtres étaient solidement barricadées, et qui donnait par derrière sur le fossé, comme nous venons de le décrire, étaient réunis trois hommes qui tantôt échangeaient entre eux des regards inquiets, comme s'ils étaient dans l'attente de quelque grave événement, et tantôt restaient immobiles et silencieux: c'étaient Tobie Crackit, M. Chitling et un voleur âgé de cinquante ans au moins, qui avait eu le nez brisé dans quelque ancienne rixe, et dont le visage était défiguré par une grande balafre, reçue probablement dans les mêmes circonstances: cet individu était un déporté en rupture de banc et se nommait Kags.

«Quand vous avez déguerpi de nos anciens domiciles, parce que ça chauffait, vous auriez bien dû chercher quelque autre tanière, dit Tobie en s'adressant à M. Chitling, au lieu de venir ici, mon bel ami.

- Et qui est-ce qui vous en empêchait, nigaud que vous êtes? dit
Kags.

- Je m'attendais à être mieux reçu, répondit M. Chitling d'un air pensif.

- Voyez-vous, jeune homme, dit Tobie, quand on se donne la peine de vivre à l'écart comme je le fais, et d'avoir un chez-soi où personne ne met le nez, il est peu récréatif de recevoir la visite d'un jeune monsieur dans votre position, quelque agrément qu'on puisse avoir à faire avec vous une partie de cartes.

- Surtout, ajouta M. Kags, quand celui qui vit ainsi loin du monde, a avec lui un ami, arrivé de l'étranger à l'improviste, et trop modeste pour mettre sa carte chez les magistrats à son retour.»

Il y eut un court moment de silence, après quoi Tobie Crackit, sentant l'impossibilité de soutenir la conversation sur le ton plaisant, se tourna vers Chitling et dit:

«Quand Fagin a-t-il été pris?

- Juste au moment du dîner, à deux heures de l'après-midi: Charlot et moi, nous avons eu la chance de nous échapper par une cheminée; quant à Bolter, il avait retourné le cuvier et s'était blotti dessous; mais ses longues échasses l'ont fait découvrir, et il a été pincé comme le juif.

- Et Betsy?

- Pauvre Betsy! dit Chitling qui perdait de plus en plus contenance; elle est allée voir le cadavre et est sortie comme une folle en criant et en se frappant la tête contre les murailles, de sorte qu'on lui a mis la camisole de force, et qu'on l'a conduite à l'hôpital, où elle est à l'heure qu'il est.

- Qu'est devenu le jeune Charlot Bates? demanda Kags.

- Il est à rôder quelque part aux environs, en attendant qu'il fasse nuit noire, mais il sera bientôt ici, répondit Chitling. Il n'y a pas moyen d'aller ailleurs, car aux Trois Boiteux on a arrêté tout le monde; c'est une souricière; il y a des mouchards au comptoir; je les ai vus de mes yeux, quand j'y suis allé.

- Voilà qui est diabolique, observa Tobie en se mordant les lèvres; il y en aura plus d'un qui y passera cette fois-ci.

- On tient les assises en ce moment, dit Kags; si on instruit l'affaire à la vapeur, si Bolter charge Fagin, comme il le fera sans doute, d'après ce qu'il a déjà dit, on peut avoir la preuve de la complicité du juif, et rendre la sentence vendredi; et, dans six jours d'ici, il dansera, morbleu!

- Si vous aviez entendu la foule crier après lui! dit Chitling; les agents de police ont été obligés de lutter comme des diables pour empêcher qu'on ne le mît en pièces; il y eut un moment où on le renversa, mais ils formèrent un cercle autour de lui et parvinrent à se frayer un passage, Si vous l'aviez vu, couvert de boue et de sang, jeter autour de lui des regards effarés et se cramponner aux agents de police comme si c'étaient ses meilleurs amis! je les vois encore, serrés de tous côtés par la foule, et l'entraînant au milieu d'eux. Il y avait là des gens qui n'auraient pas mieux demandé que de le déchirer à belles dents; je le vois encore la barbe et les cheveux pleins de sang; j'entends les cris affreux que poussaient les femmes, en jurant qu'elles lui arracheraient le coeur.»

Chitling, frappé d'horreur au souvenir de cette scène, mit ses mains sur ses oreilles, et, les yeux fermés, arpenta la chambre en long et en large, comme un homme qui a perdu le sens.

Tandis qu'il se livrait à cet exercice et que les deux autres restaient silencieux, les yeux fixés sur le plancher, un bruit étrange se fit entendre dans l'escalier, et le chien de Sikes s'élança dans la chambre.

Ils coururent à la fenêtre, descendirent l'escalier, regardèrent dans la rue; le chien avait pénétré dans la maison par une fenêtre ouverte, il ne fit aucun mouvement pour les suivre: son maître n'était pas avec lui.

«Qu'est-ce que ça signifie? dit Tobie, quand ils furent rentrés dans la chambre; il n'est pas possible qu'il vienne ici, je… je compte bien qu'il ne viendra pas.

- S'il avait dû venir, il serait venu avec le chien, dit Kags en se penchant pour examiner l'animal, qui était couché haletant sur le plancher. Tenez, donnez-lui un peu d'eau, il est tout fatigué d'avoir couru.

- Voyez! il n'en a pas laissé une goutte, ajouta Kags, après avoir regardé le chien un instant sans rien dire; il est couvert de boue, il boite; il faut qu'il ait fait une grande trotte.

- D'où peut-il venir ainsi? s'écria Tobie; il aura été sans doute aux autres gîtes, et, n'y trouvant que des inconnus, il sera venu ici comme il l'a déjà fait si souvent. Mais où a-t-il quitté son maître et pourquoi arrive-t-il seul?

- Il n'est pas possible qu'il se soit tué, dit Chitling, sans oser prononcer le nom de l'assassin. Qu'en pensez-vous?»

Tobie hocha la tête.

«S'il s'était tué, dit Kags, le chien aurait essayé de nous conduire près du corps de son maître. Non, je crois plutôt qu'il a trouvé le moyen de quitter le pays et qu'il aura abandonné son chien; il faut qu'il l'ait planté là de manière ou d'autre: sans cela, l'animal n'aurait pas l'air si tranquille.»

Cette supposition paraissant la plus probable fut adoptée sans contestation: le chien, se glissant sous une chaise, s'y établit commodément pour dormir, et personne ne fit plus attention à lui.

La nuit était venue; on ferma les volets et l'on alluma une chandelle que l'on mit sur la table. Les terribles événements qui s'étaient succédé depuis deux jours avaient fait sur nos trois individus une profonde impression, accrue encore par le danger et l'incertitude de leur propre position. Ils s'assirent tout près les uns des autres, tressaillant au moindre bruit; ils parlaient peu et à voix basse, et, à les voir ainsi muets et terrifiés, on eût cru que le cadavre de la femme assassinée gisait dans la pièce voisine.

Ils étaient depuis quelque temps dans cette attitude, quand tout à coup on frappa à la porte de la rue à coups précipités.

«C'est le jeune Charlot,» dit Kags en regardant avec colère autour de lui pour se donner du courage.

On frappa de nouveau… Ce n'était pas Charlot… il ne frappait jamais ainsi.

Crackit alla à la fenêtre, se pencha pour regarder et fit un bond en arrière; il n'y avait plus besoin de demander qui était là: le visage pâle de Crackit le disait assez. Au même instant, le chien se remit sur ses pattes et courut vers la porte en grondant.

«Il faut lui ouvrir, dit Tobie en prenant la chandelle.

- Le faut-il absolument? demanda l'autre d'une voix étouffée.

- Oui, il faut le faire entrer.

- Ne nous laissez pas dans l'obscurité,» dit Kags en prenant une chandelle sur la cheminée et en l'allumant d'une main si tremblante que l'on frappa encore deux fois avant qu'il eût fini.

Crackit descendit ouvrir et rentra bientôt, suivi d'un homme dont la figure était presque entièrement cachée par un mouchoir. Il le dénoua lestement et laissa voir un visage livide, des yeux enfoncés, des joues caves, une barbe de trois jours: ce n'était plus que l'ombre de Sikes.

Il posa la main sur le dos d'une chaise qui se trouvait au milieu de la chambre, mais il tressaillit au moment de s'asseoir; il eut l'air de regarder par-dessus son épaule et tira la chaise près du mur… aussi près que possible… puis s'assit.

Pas une parole n'avait été échangée; il promenait silencieusement ses regards sur les trois autres, qui se détournaient avec effroi chaque fois qu'ils rencontraient son oeil. Lorsque d'une voix sourde il rompit le silence, tous trois tressaillirent: ils n'avaient jamais entendu une voix pareille.

«Comment ce chien est-il venu ici? demanda-t-il.

- Seul, il y a trois heures.

- Le journal de soir dit que Fagin est arrêté; est-ce vrai ou faux?

- Parfaitement vrai.»

Nouveau silence.

«Que le diable vous emporte tous! dit Sikes en passant sa main sur son front. N'avez-vous rien à me dire?»

Ils se regardèrent avec embarras, et personne ne répondit.

«Vous qui êtes ici chez vous, dit Sikes en s'adressant à Crackit, avez-vous l'intention de me livrer ou de me donner un asile pour laisser passer l'orage?

- Vous pouvez rester ici si vous vous y trouvez en sûreté, répondit Crackit après quelque hésitation.

Sikes dirigea lentement ses regards vers le mur auquel il était adossé.

Essayant plutôt de tourner la tête qu'il ne la tournait réellement, il dit: «Le corps… est-il… enterré…?»

Ils firent signe que non.

«Pourquoi ne l'a-t-on pas enterré? dit l'homme en regardant de nouveau derrière lui. Pourquoi garder de ces vilaines choses-là en vue?… Qui est-ce qui frappe ainsi?»

Crackit sortit en faisant un geste qui indiquait qu'il n'y avait rien à craindre; il rentra presque aussitôt suivit de Charlot Bates. Sikes était assis en face de la porte, de sorte que sa figure fut la première qui frappa les yeux du nouveau venu.

«Tobie! dit Charlot en reculant d'horreur, pourquoi ne m'avoir pas dit cela en bas?»

Il y avait eu quelque chose de si sinistre dans l'accueil que lui avaient fait les trois premiers interlocuteurs, que l'assassin voulut se rendre favorable le nouveau venu, et fit mine de lui tendre la main.

«Laissez-moi passer dans une autre chambre, dit le jeune garçon en reculant encore.

- Ah ça! Charlot, dit Sikes en se rapprochant de lui, est-ce que… tu ne me reconnais pas?

- N'avancez pas, répondit le jeune homme en regardant l'assassin avec horreur. N'avancez pas, monstre que vous êtes.»

L'homme s'arrêta, et leurs yeux se rencontrèrent; mais bientôt l'assassin ne put soutenir ce regard et baissa les yeux.

«Soyez témoins tous trois, s'écria Charlot en brandissant son poing serré, et en s'animant de plus en plus, soyez témoins tous trois… que je n'ai pas peur de lui… Si l'on vient le chercher ici, je le dénoncerai; oui, je le dénoncerai. Faites bien attention à ce que je dis là: il peut me tuer, s'il le veut ou s'il l'ose; mais, si je suis là quand la police viendra, je le livrerai… Je le livrerai, quand il devrait être brûlé à petit feu. Au meurtre! au secours! S'il y a parmi nous quelqu'un qui ait du coeur, qu'il me seconde. À l'assassin! au secours! mort à l'assassin!»

En poussant ces cris et en les accompagnant de gestes violents, Charlot se jeta, à lui tout seul, sur le robuste Sikes, d'une manière si imprévue et en même temps si énergique, qu'il le fit tomber lourdement à terre.

Les trois spectateurs furent stupéfaits. Ils n'intervinrent pas dans la lutte. Charlot et Sikes roulèrent ensemble sur le plancher, sans que le premier se laissât émouvoir des coups qui pleuvaient sur lui; il se cramponnait de plus en plus aux vêtements du meurtrier, tâchait de le prendre à la gorge, et ne cessait de crier au secours de toute la force de ses poumons.

La lutte était cependant trop inégale pour se prolonger longtemps. Sikes avait terrassé son jeune adversaire et allait l'écraser sous ses pieds, quand Crackit vint le tirer par le bras d'un air épouvanté et lui montra du doigt la fenêtre. Des lumières brillaient dans la rue; on entendait des cris confus, des conversations animées, le bruit des pas précipités de la foule, qui se pressait sur le pont de bois le plus proche. Il y avait sans doute un cavalier, car on entendait les sabots d'un cheval résonner sur le pavé. L'éclat des lumières s'accrut, le bruit des pas se rapprocha de plus en plus, puis on frappa vivement à la porte, et toute la multitude se mit à pousser des cris de fureur qui auraient fait trembler l'homme le plus intrépide.

«Au secours! hurlait le jeune garçon de toute sa force. Il est ici! il est ici! enfoncez la porte!

- Ouvrez, au nom du roi! disaient des voix du dehors; et les murmures et les cris de recommencer de plus belle.

- Enfoncez la porte! criait Charlot. Je vous dis qu'on ne l'ouvrira pas; courez droit à la chambre où vous voyez de la lumière. Enfoncez la porte!»

Des coups violents et répétés ébranlèrent en effet la porte et les volets des fenêtres du rez-de-chaussée. Toute la foule poussa un hourra énergique, d'après lequel on put se faire une idée de la masse compacte qui entourait la maison.

«Ouvrez-moi une porte derrière laquelle je puisse enfermer à clef ce maudit braillard, dit Sikes furieux, courant çà et là et tirant le jeune garçon après lui aussi aisément qu'il eût fait d'un sac vide. Ouvrez-moi cette porte, vite…» Il y poussa Charlot, tira le verrou et tourna la clef dans la serrure. «La porte d'entrée est-elle bien fermée?

- À double tour et à la chaîne, répondit Crackit, qui, ainsi que ses deux compagnons, ne savait plus où donner de la tête.

- Les panneaux sont-ils solides?

- Doublés de tôle.

- Et les fenêtres?

- Les fenêtres aussi.

- Que la foudre vous écrase! s'écria le brigand en levant le châssis et en menaçant la foule; faites, faites, vous ne me tenez pas encore.»

Jamais oreilles mortelles n'entendirent un sabbat pareil à celui que fit alors cette multitude furieuse: les uns criaient à ceux qui étaient le plus près de mettre le feu à la maison; d'autres demandaient en trépignant aux agents de police de faire feu sur l'assassin. Nul ne montrait plus de fureur que l'individu à cheval; il mit pied à terre et, fendant la foule, il se fraya un passage jusque sous la fenêtre, et s'écria d'une voix qui dominait toutes les autres:

«Vingt guinées à qui apportera une échelle…»

Ceux qui l'entouraient répéteront ce cri, qui fut bientôt dans toutes les bouches; les uns demandaient des échelles; les autres des marteaux de forge; d'autres couraient çà et là avec des torches comme pour chercher ce que l'on demandait, puis revenaient sur leurs pas et se remettaient à crier. Ceux-ci s'épuisaient en malédictions, ceux-là se précipitaient en avant comme des furieux, et gênaient ainsi les efforts des travailleurs. Les plus hardis tâchaient de grimper le long du tuyau de décharge ou à l'aide des crevasses du mur. Cette foule ondulait dans l'obscurité, comme les blés agités par un vent violent, et de temps à autre, tous ensemble poussaient un cri de fureur.

«La marée, dit l'assassin, la marée était haute quand je suis venu; donnez-moi une corde, une longue corde; ils sont tous devant la maison; je puis me laisser glisser dans le fossé et m'évader par là… Donnez-moi une corde, ou je commettrai encore trois meurtres, et je me tuerai ensuite moi-même.»

Crackit et ses deux compagnons, saisis de terreur, lui indiquèrent l'endroit où il en trouverait une. Il saisit vivement la plus longue et la plus forte, et monta en courant au haut de la maison.

Toutes les fenêtres sur le derrière étaient murées depuis longtemps, sauf une petite lucarne dans la chambre où Charlot était enfermé, lucarne trop petite pour qu'il pût y passer la tête; mais, par cette ouverture, il n'avait pas cessé de crier à ceux du dehors de garder les derrières de la maison: de sorte que, lorsque l'assassin parut sur le toit, de grands cris annoncèrent sa présence à ceux qui se trouvaient par devant, et ils se mirent aussitôt à faire le tour, s'avançant à flots pressés.

L'assassin barricada la porte qui lui avait donné accès sur le toit, de manière qu'on ne pût l'ouvrir qu'à grand'peine, glissa jusqu'au bord de toit et regarda par-dessus la gouttière.

La marée s'était retirée et le fossé n'offrait plus qu'un lit fangeux.

La foule était restée silencieuse pendant quelques instants, épiant ses mouvements et se demandant ce qu'il voulait faire. Mais dès qu'elle entrevit son projet et comprit qu'il était impraticable, elle poussa un cri de haine et de triomphe bien plus fort que toutes les clameurs précédentes. Ceux qui étaient trop loin pour comprendre ce dont il s'agissait, répétaient pourtant ces cris, qui trouvaient sans cesse un nouvel écho. On eût dit que toute la population de Londres était venue maudire l'assassin.

Des milliers d'hommes venaient de la façade, tous enflammés de colère, et, à la lueur de quelques torches qui brillaient çà et là, on pouvait lire sur leurs visages la haine et la fureur. Les maisons situées de l'autre côté du fossé avaient été envahies par la foule, qui aussitôt levait ou brisait les châssis: on s'entassait à chaque fenêtre, tous les toits étaient encombrés de monde; les trois ponts de bois jetés sur le fossé pliaient sous le poids de la foule; chacun voulait voir l'assassin.

«On le tient maintenant, s'écria un homme sur le pont le plus rapproché; hourra!»

Les cris redoublèrent.

«Cinquante livres sterling! s'écria un vieux monsieur, à qui le prendra vivant; j'attendrai ici qu'on vienne réclamer la récompense.»

Nouveaux cris dans la foule…

En ce moment, le bruit se répandit qu'on était enfin parvenu à enfoncer la porte, et que celui qui, le premier, avait demandé une échelle, était monté dans la chambre.

Dès que cette nouvelle courut de bouche en bouche, la foule se dirigea vers la porte; les gens qui étaient aux fenêtres, voyant les autres rebrousser chemin, s'élancèrent dans la rue, et tous se ruèrent pêle-mêle devant la maison pour voir passer le meurtrier, quand il serait emmené par les agents de police. On se serrait à s'étouffer; les rues étroites étaient complètement obstruées. En ce moment, l'ardeur des uns à revenir en courant sur le devant de la maison, les efforts inutiles des autres pour se dégager de la foule, firent perdre de vue l'assassin, quoique chacun fût plus avide que jamais de voir opérer cette capture.

Intimidé par les cris furieux de la multitude, Sikes, qui ne voyait plus aucun moyen de s'évader, s'était accroupi sur le toit. Quand il s'aperçut de la nouvelle direction que prenait la foule, il se décida à profiter vite de l'occasion qui s'offrait, et se releva, résolu à faire un dernier effort pour sauver sa vie, en se jetant dans le fossé et en tâchant, au risque de se noyer dans la vase, de s'échapper à la faveur du désordre et de l'obscurité.

Stimulé par le bruit qu'il entendit dans la maison et qui annonçait qu'on en avait forcé l'entrée, il mit le pied contre une cheminée pour se donner plus de force, afin d'attacher solidement un des hauts de la corde au tuyau, et fit à l'autre bout un noeud coulant, à l'aide de ses dents et de ses mains. Ce fut l'affaire d'une seconde. Il allait pouvoir descendre jusqu'à quelques pieds du sol, et il tenait à sa main son couteau ouvert, pour couper la corde dès qu'il serait en bas.

Au moment où il passait sa tête dans la noeud coulant pour la fixer sous ses aisselles, et où le vieux monsieur, qui s'était cramponné à la balustrade du pont pour résister à la foule et garder sa position, élevait la voix pour dénoncer à ceux qui l'entouraient cette tentative d'évasion; en ce moment, disons- nous, l'assassin, regardant derrière lui, éleva ses bras au-dessus de sa tête avec terreur et poussa un cri qui n'était pas de ce monde.

«Encore ces yeux!» s'écria-t-il, il chancela, comme s'il était frappé de la foudre, perdit l'équilibre, et tomba pardessus le parapet; le noeud coulant était autour de son cou; la corde se tendit sous son poids comme celle d'un arc; avec la rapidité de la flèche qu'il décoche, le brigand fit une chute de trente-cinq pieds de haut. Il y eut une brusque secousse, un mouvement convulsif de tous les membres, et l'assassin resta pendu, tenant encore son couteau ouvert dans sa main crispée.

La vieille cheminée trembla du coup, mais résista bravement au choc. Le cadavre de Sikes se balançait devant la lucarne de la chambre où était enfermé Charlot, et celui-ci, écartant de la main ce corps qui gênait sa vue, criait au secours et demandait en grâce qu'on vînt le délivrer.

Un chien, qui ne s'était pas montré jusqu'alors, se mit à courir sur le bord du toit en poussant des cris plaintifs, et, prenant son élan, sauta sur les épaules du pendu; il manqua son coup, tomba dans le fossé, sur le dos, et se brisa la tête contre une pierre qui fit jaillir sa cervelle.

CHAPITRE LI. Plus d'un mystère s'éclaircit. - Proposition de mariage où il n'est question ni de dot ni d'épingles.

Deux jours après les événements racontés dans le précédent chapitre, Olivier se trouvait, à trois heures de l'après-midi, dans une berline de voyage et roulait rapidement vers sa ville natale. Avec lui se trouvaient Mme Maylie, Rose, Mme Bedwin et le bon docteur. M. Brownlow suivait dans une chaise de poste, en compagnie d'un personnage dont il n'avait pas dit le nom.

La conversation avait langui pendant le trajet, car Olivier était dans un état d'agitation qui l'empêchait de réunir ses idées et lui enlevait presque l'usage de la parole. Ceux qui l'accompagnaient étaient en proie à la même anxiété et ne parlaient pas davantage.

Il avait été, ainsi que les deux dames, mis au courant par M. Brownlow de la nature des aveux arrachés à Monks, et, bien qu'ils sussent que le but de leur voyage était d'achever l'oeuvre si bien commencée, il y avait encore dans toute cette affaire assez de mystère et d'obscurité pour les laisser dans une grande perplexité.

Leur ami dévoué avait soigneusement empêché, avec l'aide de M. Losberne, qu'ils n'apprissent rien des fatals événements qui venaient de s'accomplir. «Il n'y a pas de doute, disait M. Brownlow, qu'ils les connaîtront avant peu, mais le moment sera peut-être plus favorable qu'à présent: il ne saurait être pire.» Ils voyageaient donc en silence, l'esprit tout occupé du but qu'ils poursuivaient en commun, sans être disposés le moins du monde à s'entretenir du sujet qui absorbait leurs pensées.

Mais si Olivier était resté silencieux et plongé dans ses réflexions tant qu'il avait suivi une route qui lui était inconnue pour arriver à sa ville natale, avec quelle vivacité se réveillèrent en lui les souvenirs d'autrefois, et combien d'émotions lui firent battre le coeur, quand il se retrouva sur le chemin qu'il avait parcouru à pied dans son enfance, pauvre orphelin abandonné, sans un ami pour lui tendre la main, sans un toit pour abriter sa tête!

«Voyez, voyez, s'écria-t-il en serrant vivement la main de Rose et en mettant la tête à la portière; voici la barrière que j'ai escaladée, voici les haies le long desquelles je me glissai en rampant pour éviter d'être surpris et ramené de force chez le fabricant de cercueils; voici là-bas le sentier, à travers champs, qui mène à la vieille maison où j'ai passé mon enfance! Oh! Richard, Richard, mon cher ami d'autrefois, si seulement je pouvais te voir maintenant!…

- Vous le verrez bientôt, dit Rose en prenant les mains d'Olivier; vous lui direz que vous êtes heureux, que vous êtes devenu riche, et que votre plus grand bonheur est de venir le retrouver pour le rendre heureux aussi!…

- Oui, oui, dit Olivier; et puis nous l'emmènerons avec nous, nous le ferons habiller et instruire, et nous l'enverrons dans une paisible campagne où il deviendra grand et fort, n'est-ce pas?»

Rose fit signe que oui, car elle ne pouvait parler en voyant l'enfant sourire de bonheur à travers ses larmes.

«Vous serez douce et bonne pour lui comme vous l'êtes pour tout le monde, dit Olivier; les récits qu'il vous fera vous serreront le coeur, je le sais; mais qu'importe? tout cela sera bien loin et vous sourirez de plaisir, j'en suis sûr aussi, en songeant que vous avez changé son sort, comme vous l'avez déjà fait pour moi. Le pauvre Richard! il m'a si bien dit: «Dieu te bénisse!» alors que je me sauvais; moi aussi, ajouta Olivier, en éclatant en sanglots, je lui dirai: «Dieu te bénisse maintenant!» et je lui montrerai combien ses paroles d'adieu m'ont été au coeur!…»

Quand ils approchèrent de la ville et qu'ils se furent engagés dans ses rues étroites, ce ne fut pas chose facile que de modérer les transports de l'enfant; il revoyait la boutique de Sowerberry, l'entrepreneur de pompes funèbres, telle qu'elle était jadis, mais plus petite et moins imposante qu'elle ne l'était dans ses souvenirs; il retrouvait les magasins, les maisons qu'il avait si bien connus, et qui lui rappelaient à chaque instant quelque petit incident de sa vie d'enfant: la charrette de Gamfield, le ramoneur, toujours la même, arrêtée à la porte du cabaret; le dépôt de mendicité, cette affreuse prison de son enfance, avec ses étroites fenêtres donnant sur la rue; sur le seuil de la porte, le portier d'autrefois avec sa mine décharnée. En le voyant, Olivier ne put réprimer un sentiment de terreur, puis se mit à rire de sa sottise, puis à pleurer pour rire encore après; il revoyait cent figures de connaissance, tout enfin, comme s'il avait quitté ces lieux la veille, et que son bonheur récent ne fut qu'un songe délicieux.

Mais ce bonheur n'était point un songe; ils s'arrêtèrent à la porte du meilleur hôtel, devant lequel Olivier s'extasiait jadis, le prenant pour un somptueux palais, mais qui lui parut maintenant un peu déchu de sa grandeur et de son air imposant. M. Grimwig était là, prêt à recevoir nos voyageurs; il embrassa la jeune demoiselle et aussi la vieille dame, à leur descente de voiture, comme s'il était le grand-père de toute la société. Aimable et souriant, il n'offrit pas une seule fois «de manger sa tête», pas même quand il soutint à un vieux postillon qu'il connaissait mieux que lui le plus court chemin pour aller à Londres, bien qu'il n'eût fait ce trajet qu'une seule fois, et encore en dormant tout le temps. Le dîner était servi, les chambres étaient préparées, tout avait été disposé comme par enchantement pour les recevoir.

Néanmoins, dès que la première agitation fut passée, chacun redevint silencieux et préoccupé comme pendant le voyage. M. Brownlow ne vint pas les retrouver et se fit servir à dîner dans une chambre à part. Les deux autres messieurs allaient et venaient d'un air inquiet ou se parlaient à l'oreille. On vint avertir Mme Maylie, qui sortit de la chambre et revint au bout d'une heure avec les yeux rouges et gonflés. Toutes ces circonstances troublaient et alarmaient Rose et Olivier, qui n'étaient point dans le secret de ces nouvelles inquiétudes. Ils restaient silencieux et étonnés, ou, s'ils échangeaient quelques mots, c'était à voix basse, comme s'ils avaient peur d'entendre même le son de leur voix.

Enfin, à neuf heures, quand ils commençaient à croire qu'ils ne sauraient rien de plus ce jour-là, ils virent entrer M. Losberne et M. Grimwig, suivis de M. Brownlow et d'un individu dont la vue arracha presque à Olivier un cri de surprise, car on lui dit que c'était son frère, et c'était ce même homme qu'il avait rencontré un jour de marché à la porte d'une auberge, et qu'il avait aperçu avec Fagin regardant à travers la fenêtre de sa petite chambre. Cet homme lança à l'enfant étonné un regard plein de haine et s'assit près de la porte. M. Brownlow, tenant des papiers à la main, se dirigea vers la table près de laquelle étaient assis Rose et Olivier.

«J'ai à remplir une pénible tâche, dit-il; mais il faut que ces déclarations, qui ont été signées à Londres, en présence de témoins, soient reproduites ici en substance; j'aurais voulu vous épargner cette ignominie, mais il faut que nous les entendions de votre propre bouche: vous savez pourquoi.

- Continuer, dit en se détournant l'individu auquel M. Brownlow s'adressait. Dépêchons-nous; j'en ai déjà assez fait, ce me semble; n'allez pas me garder longtemps ici.

- Cet enfant, dit M. Brownlow en posant la main sur la tête d'Olivier, cet enfant est votre frère; c'est le fils illégitime de votre père, Edwin Leeford, auquel j'étais si attaché, et de la pauvre Agnès Fleming, qui mourut en lui donnant le jour.

- Oui, dit Monks en regardant de travers Olivier qui tremblait de tous ses membres, et dont on aurait pu entendre battre le coeur, voilà leur bâtard.

- Le mot dont vous vous servez, dit sévèrement M. Brownlow, est un reproche adressé à deux êtres que depuis longtemps la vaine censure du monde ne peut plus atteindre; c'est une insulte qui ne peut plus déshonorer âme qui vive, sinon vous qui vous en rendez coupable. Cet enfant est né dans cette ville?

- Au dépôt de mendicité, répondit Monks; du reste, vous avez là son histoire, ajouta-t-il avec impatience en montrant du doigt les papiers.

- Il faut que nous l'entendions de votre bouche, dit M. Brownlow en promenant ses regards sur les témoins de cette scène.

- Alors, écoutez-moi, répondit Monks; mon père étant tombé malade à Rome, comme vous le savez, ma mère, dont il était depuis longtemps séparé, partit de Paris pour aller le rejoindre et m'emmena avec elle: c'était sans doute pour s'assurer la fortune de mon père, car elle n'avait pas grande affection pour lui, ni lui pour elle; il ne nous reconnut pas, il avait déjà perdu connaissance et resta assoupi jusqu'au lendemain, jour de sa mort. Parmi ses papiers, il y en avait deux datés du jour où il était tombé malade et renfermés dans une lettre à votre adresse. Il avait écrit sur l'enveloppe qu'il ne fallait vous envoyer ces papiers qu'après sa mort. L'un était une lettre à cette fille, à Agnès, et l'autre un testament.

- Que disait-il dans cette lettre? demanda M. Brownlow.

- La lettre?… c'était une feuille de papier écrite dans tous les sens, une espèce de confession générale des torts qu'il se reprochait, et des prières au bon Dieu pour qu'il la prît sous sa protection; il l'avait trompée, à ce qu'il paraît, en lui disant que certaines circonstances mystérieuses, qu'il lui expliquerait plus tard, s'opposaient à son mariage immédiat avec elle; et alors elle avait été bon train, s'était fiée à lui, et beaucoup trop, car elle y avait perdu l'honneur, que personne ne pouvait plus lui rendre. Elle n'avait plus que quelques mois pour accoucher. Il lui disait tout ce qu'il avait l'intention de faire pour cacher sa honte s'il avait vécu; et il la conjurait, s'il venait à mourir, de ne pas maudire sa mémoire et de ne pas croire que les conséquences fatales de cette faute retomberaient sur elle ou sur son enfant, parce qu'il n'y avait que lui de coupable. Il lui rappelait le jour ou il lui avait donné un médaillon et une bague sur laquelle il avait fait graver le nom de baptême, laissant en blanc la place où il espérait un jour faire ajouter le nom de famille… Il la priait de garder cette bague, de la porter toujours sur son coeur, comme elle avait fait jusque-là, et il répétait plusieurs fois les mêmes mots, comme un homme qui a perdu la tête, et je crois bien que c'était vrai.

- Quant au testament…,» dit M. Brownlow en voyant Olivier pleurer à chaudes larmes.

Monks restait silencieux.

«Quant au testament, continua M. Brownlow à sa place, il était conçu dans le même esprit que la lettre. Il y parlait des chagrins que lui avait causés sa femme, des penchants coupables, des dispositions vicieuses qu'il avait reconnus en vous, son fils unique, qui aviez été nourri dans la haine de votre père. Il vous laissait, ainsi qu'à votre mère, une rente de huit cents livres sterling. Il faisait de sa fortune deux parts égales, l'une pour Agnès Fleming, et l'autre pour l'enfant auquel elle donnerait le jour. Si c'était une fille, la fortune lui revenait sans conditions; mais si c'était un fils, il était stipulé qu'à l'époque de sa majorité il ne devait avoir souillé son nom d'aucun acte public de déshonneur, de bassesse, de lâcheté ou de méchanceté; il voulait par là, disait-il, montrer à la mère la confiance qu'il avait en elle et la conviction profonde où il était que son enfant tiendrait d'elle un coeur noble et une nature élevée. S'il était trompé dans son attente, alors il voulait que la fortune vous revînt: car, dans le cas, mais dans le cas seulement où ses deux fils seraient également pervers, il vous reconnaissait un droit de priorité sur sa fortune, quoique vous n'en eussiez aucun sur son coeur, puisque dès votre enfance vous ne lui aviez jamais montré que de la froideur et de l'aversion.

- Ma mère, dit Monks en élevant la voix, fit ce que toute femme eût fait à sa place: elle brûla le testament; la lettre ne parvint pas à son adresse; ma mère la garda, ainsi que d'autres preuves, pour le cas où l'on essayerait de nier la faute de la jeune fille; elle instruisit de tout le père d'Agnès, avec toutes les circonstances aggravantes que lui dictait la haine violente dont elle était animée et dont je la remercie. Le père, au désespoir, se retira avec ses enfants au fond du pays de Galles, et changea de nom pour que ses amis ne pussent jamais connaître le lieu de sa retraite. Quelque temps après on le trouva mort dans son lit. Sa fille s'était enfuie secrètement quelques semaines auparavant; il avait parcouru à pied les villes et les villages d'alentour, la cherchant partout, et, persuadé qu'elle avait mis fin à ses jours pour cacher son déshonneur, il était revenu chez lui et était mort de chagrin le soir même.»

Il y eut ici un court moment de silence, jusqu'à ce que
M. Brownlow reprit le fil de la narration.

«Quelques années plus tard, dit-il, je reçus la visite de la mère d'Édouard Leeford, de cette homme ici présent… À dix-huit ans, il l'avait quittée, lui avait volé ses bijoux et son argent, s'était fait joueur, escroc, faussaire, et s'était sauvé à Londres où, depuis deux ans, il ne fréquentait que les êtres les plus dégradés. Elle était atteinte d'une incurable et douloureuse maladie, et désirait le revoir avant de mourir. Après de longues et inutiles recherches, on parvint enfin à le découvrir, et il partit avec elle pour la France.

- Elle y mourut, dit Monks, après de cruelles souffrances; à son lit de mort elle me révéla ses secrets et me légua la haine mortelle qu'elle avait vouée à Agnès et à son enfant. C'était une recommandation bien inutile, car il y avait déjà longtemps que j'avais hérité de cette haine. Elle ne croyait pas au suicide de la jeune fille; elle était persuadée qu'Agnès avait eu un fils et que ce fils était vivant. Je lui jurai que, si jamais je le rencontrais sur mon chemin, je le poursuivrais, je ne lui laisserais ni paix ni trêve, je m'acharnerais après lui avec une infatigable animosité, j'assouvirais sur lui ma haine et je foulerais aux pieds ce testament insultant, en traînant le fils de l'adultère dans la boue de l'infamie, dussé-je le conduire jusqu'au pied de la potence. Il s'est enfin trouvé sur mon chemin; j'avais bien commencé, et, sans les bavardages d'une coquine, je serais arrivé à mon but.

Tandis que le scélérat exhalait sa rage impuissante en murmurant d'affreuses imprécations, M. Brownlow, s'adressant aux témoins épouvantés de cette scène, leur expliqua comment le juif avait été le complice et le confident de cet homme; comment il avait reçu, pour faire tomber Olivier dans ses embûches, une somme considérable dont il devait restituer une partie dans le cas où l'enfant s'échapperait; comme enfin, à la suite d'une discussion à ce sujet, ils en étaient venus à s'assurer que c'était bien Olivier qui était à la campagne chez Mme Maylie.

«Que sont devenus la bague et le médaillon? dit M. Brownlow en s'adressant à Monks.

- Ils m'ont été vendus par l'homme et la femme dont je vous ai parlé. Ils les avaient volés à une vieille infirmière du dépôt qui les avait pris sur le cadavre d'Agnès, répondit Monks sans lever les yeux. Vous savez ce que j'en ai fait.»

M. Brownlow fit un signe à M. Grimwig, qui sortit aussitôt et rentra bientôt poussant, devant lui Mme Bumble et tirant après lui son infortuné mari.

«En croirai-je mes yeux? s'écria M. Bumble jouant sottement l'enthousiasme. N'est-ce point le petit Olivier?… Oh! Olivier, si vous saviez comme j'ai été en peine de vous!…

- Taisez-vous, imbécile! murmura Mme Bumble.

- C'est plus fort que moi, c'est plus fort que moi, madame Bumble, répliqua le chef du dépôt de mendicité; je ne puis pas m'empêcher, moi qui l'ai élevé paroissialement, de sentir quelque chose en le voyant ici, au milieu de dames et de messieurs d'une tournure si distinguée; j'ai toujours aimé cet enfant-là comme s'il était mon… mon… mon grand-père, dit M. Bumble en s'arrêtant pour chercher une comparaison exacte. Maître Olivier, mon ami, vous souvenez-vous de ce brave monsieur en gilet blanc? Ah!… il est en paradis depuis huit jours… Nous l'avons porté en terre dans un cercueil de chêne à poignées d'argent.

- Allons, monsieur, dit sévèrement M. Grimwig, trêve de sentiment!

- Je tâcherai de me modérer, monsieur, répondit M. Bumble. Comment vous portez-vous, monsieur? J'espère que vous êtes toujours en parfaite santé?»

Ce compliment s'adressait à M. Brownlow, qui, s'approchant du respectable couple, demanda en désignant Monks:

«Connaissez-vous cet individu?

- Non, répondit nettement Mme Bumble.

- Vous ne le connaissez probablement pas non plus? dit M. Brownlow en s'adressant au mari.

- Je ne l'ai jamais vu du ma vie, dit M. Bumble.

- Et vous ne lui avez rien vendu sans doute?

- Non, répondit Mme Bumble.

- Vous n'avez sans doute jamais eu non plus en votre possession certain médaillon d'or avec une bague? dit M. Brownlow.

- Non certainement, répondit la matrone. Nous avez-vous fait venir pour nous adresser de si sottes questions?

M. Brownlow fit un nouveau signe à M. Grimwig, qui sortit aussitôt, comme précédemment: mais cette fois il ne ramena pas avec lui un couple si vigoureux; il était suivi de deux vieilles paralytiques qui chancelaient et trébuchaient à chaque pas.

«Vous avez eu soin de fermer la porte la nuit où mourut la vieille Sally, dit la première des deux infirmes en levant sa main tremblante, mais vous n'avez pas pu boucher les fentes de la porte et nous empêcher d'entendre ce qui se disait.

- Non, non, dit l'autre en regardant autour d'elle et en remuant ses mâchoires veuves de leurs dents, vous n'avez pas bien pris vos précautions.

- Nous l'avons bien entendue, reprit la première, essayer de vous dire ce qu'elle avait fait; nous vous avons vue prendre un papier qu'elle tenait à la main, et le lendemain nous vous avons guettée quand vous avez été au mont-de-piété.

- Oui, ajouta la seconde, et on vous a remis un médaillon et une bague d'or; nous étions sur vos talons, oui, nous étions sur vos talons.

- Et nous en savons plus long encore, dit la première; la vieille Sally nous avait dit, longtemps auparavant, ce que cette jeune femme lui avait conté, à savoir: qu'elle était en route pour aller mourir près de la tombe du père de son enfant, car elle sentait bien qu'elle ne survivrait pas à son malheur, et c'est alors qu'elle est accouchée au dépôt de mendicité.

- Voulez-vous que l'on fasse venir le commissionnaire au mont-de- piété? demanda M. Grimwig en faisant un pas vers la porte.

- Non, répondit Mme Bumble. Puisque cet homme, dit-elle en désignant Monks, a eu la lâcheté de tout avouer, comme je n'en doute pas, et que vous avez su tirer les vers du nez de ses vieilles gueuses-là, je n'ai plus rien à dire. Eh bien! oui, j'ai vendu ces objets, et ils sont quelque part où vous ne pourrez jamais les retrouver; et puis après?

- Rien, répondit M. Brownlow, sinon qu'à présent c'est notre affaire de veiller à ce que vous n'occupiez, plus jamais, vous ou votre mari, un poste de confiance. Vous pouvez vous retirer.

- J'espère, dit M. Bumble d'un air piteux, tandis que M. Grimwig sortait avec les deux vieilles femmes, j'espère que cette malheureuse petite circonstance ne me privera pas de mes fonctions paroissiales?

- Si vraiment, répondit M. Brownlow; mettez-vous bien cela dans la tête, et estimez-vous heureux qu'il n'en soit que cela.

- C'est Mme Bumble qui a tout fait, dit l'ex-bedeau après s'être prudemment assuré que sa femme était déjà sortie; c'est elle qui l'a voulu absolument.

- Ce n'est pas une excuse, répliqua M. Brownlow. Vous étiez présent quand ces objets ont été jetés dans la rivière; et d'ailleurs, aux yeux de la loi, c'est vous qui êtes le plus coupable. La loi suppose que votre femme n'agit que d'après vos conseils.

- Si la loi suppose cela, dit M. Bumble en serrant son chapeau entre ses mains, la loi n'est qu'une… une idiote. S'il en est ainsi aux yeux de la loi, c'est qu'elle s'est pas mariée, et ce que je puis lui souhaiter de pis, c'est d'en faire l'expérience; cela lui ouvrirait les yeux.»

Cela dit en appuyant sur les mots, M. Bumble enfonça son chapeau sur sa tête, mit ses mains dans ses poches et descendit retrouver sa femme.

«Mademoiselle, dit M. Brownlow en s'adressant à Rose, donnez-moi la main; n'ayez pas peur; les quelques mots que j'ai encore à vous dire ne sont pas faits pour vous effrayer.

- S'ils me concernent personnellement, dit Rose, bien que j'ignore comment, laissez-moi, je vous prie, les entendre une autre fois; je n'ai plus ni force ni courage.

- Vous avez plus d'énergie que cela, j'en suis sûr, répondit le vieux monsieur en lui prenant le bras et en le passant sous le sien. Connaissez-vous cette jeune demoiselle, monsieur?

- Oui, répondit Monks.

- Je ne vous ai jamais vu, dit Rose d'une voix faible.

- Je vous ai vue souvent, répliqua Monks.

- Le père de la malheureuse Agnès avait deux jeunes filles, dit M. Brownlow; qu'est devenue la seconde, celle qui était encore enfant, à la mort de son père?

- Cette enfant, répondit Monks, après avoir perdu son père, dans un pays où elle n'était connue de personne, n'ayant pas une lettre, pas un livre, pas un chiffon de papier qui pût la mettre sur la trace de sa famille ou de ses amis, fut recueillie par de pauvres paysans qui en prirent soin comme de leur propre fille.

- Continuez, dit M. Brownlow en faisant signe à Mme Maylie d'approcher. Continuez!

- Il vous fut impossible de découvrir sa retraite, dit Monks; mais là où l'amitié échoue, parfois la haine réussit; après une année de recherches, ma mère parvint à découvrir cette enfant.

- Elle la prit avec elle, n'est-ce pas?

- Non. Ces braves gens étaient pauvres et commençaient, du moins le mari, à se lasser de leur humanité; aussi leur laissa-t-elle l'enfant, en leur donnant une petite somme d'argent avec laquelle ils ne pouvaient pas aller loin, en leur promettant de leur en envoyer davantage, mais bien décidée à n'en rien faire. Comme leur mécontentement et leur misère n'étaient pas pour elle une garantie suffisante du malheur de cette petite fille, elle leur conta l'histoire du déshonneur de la soeur, en y ajoutant les détails les plus odieux, et les engagea à surveiller l'enfant de près car elle était le fruit d'une union illégitime, et tournerait mal tôt ou tard. Ces pauvres gens crurent à ce récit, et l'enfant traîna une existence assez misérable pour nous satisfaire, jusqu'à ce qu'une dame veuve, qui habitait alors Chester, la vit par hasard, en eut pitié, et la prit avec elle. En dépit de tous nos efforts, l'enfant resta près de cette dame et fut heureuse; je la perdis de vue il y a deux ou trois ans, et je n'ai retrouvé ses traces que depuis quelques mois.

- La voyez-vous maintenant?

- Oui; elle est appuyée sur votre bras.

- Mais elle n'en est pas moins ma nièce, s'écria Mme Maylie en serrant Rose sur son coeur; elle n'en est pas moins mon enfant bien-aimée; je ne voudrais pas la perdre maintenant, pour tous les trésors du monde. Ma douce compagne, ma chère fille…

- Vous avez été ma seule amie, dit Rose, la plus affectueuse, la meilleure des amies; mon coeur est suffoqué par l'émotion, je ne puis supporter tout cela.

- Et vous, lui dit Mme Maylie en l'embrassant tendrement, vous avez toujours été pour moi la meilleure et la plus charmante fille, et vous avez toujours fait le bonheur de tous ceux qui vous ont connue. Allons, mon amour, pensez aussi à ce pauvre enfant, qui veut vous serrer dans ses bras. Tenez! tenez! voyez-le.

- Elle n'est pas pour moi une tante, dit Olivier en lui passant ses bras autour du cou, mais une soeur, une soeur chérie; oh! Rose, dès que je vous ai connue, mon coeur me disait que je devais vous aimer ainsi.»

Respectons les larmes que versèrent ces deux orphelins, et les paroles entrecoupées qu'ils échangèrent en tombant dans les bras l'un de l'autre: ils retrouvaient et perdaient au même instant un père, une mère, une soeur; leur joie était mêlée de douleur, et pourtant leurs larmes n'étaient pas amères: car la douleur même qui s'élevait dans leur âme était si bien adoucie par les doux et tendres souvenirs qui l'accompagnaient, qu'elle dépouillait toute sensation de peine, pour devenir seulement un plaisir solennel.

Ils restèrent longtemps seuls; enfin on frappa doucement à la porte; Olivier l'ouvrit, et, s'éloignant rapidement, céda la place à Henry Maylie.

«Je sais tout, dit celui-ci, en s'asseyant près de l'aimable jeune fille. Chère Rose, je sais tout. Je ne suis pas ici par hasard, ajouta-t-il après un long silence; ce n'est pas aujourd'hui que j'ai tout appris, mais hier, seulement hier. Devinez-vous que je suis venu pour vous faire souvenir de votre promesse?

- Arrêtez, dit Rose; vous savez tout, dites-vous?

- Tout. Vous m'avez permis de vous entretenir encore une fois du sujet de notre dernière entrevue.

- Oui.

- Je me suis engagé à ne pas insister pour modifier votre détermination et à vous demander seulement de me la faire connaître encore une fois; j'ai promis de mettre à vos pieds ma position et ma fortune, et de ne rien dire ni rien faire pour vous ébranler, si vous persistiez dans votre première résolution.

- Les mêmes motifs qui me décidèrent alors me décident encore maintenant, dit Rose avec fermeté; je comprends ce soir, mieux que jamais, quels sont mes devoirs envers celle dont la bonté m'a arrachée aux souffrances et à la misère. C'est une lutte, dit Rose, mais c'est une lutte dont je suis fière; c'est un coup cruel, mais mon coeur saura le supporter.

- La découverte de ce soir… commença Henry.

- La découverte de ce soir, reprit doucement Rose, me laisse, en ce qui vous concerne, dans la même position qu'auparavant.

- Vous voulez endurcir votre coeur contre moi, Rose, dit le jeune homme.

- Oh! Henry, Henry, dit la jeune fille en fondant en larmes, je voudrais le pouvoir, je ne souffrirais pas tant.

- Alors, pourquoi vous infliger cette peine? dit Henry en lui prenant la main; songez, chère Rose, songez à ce que vous avez entendu ce soir.

- Et qu'ai-je entendu? s'écria Rose; que le sentiment du déshonneur de sa famille troubla tellement mon père, qu'il s'enfuit loin de tous ceux qu'il avait connus… Tenez, nous en avons dit assez, Henry; laissons là cet entretien.

- Pas encore, dit le jeune homme en la retenant au moment où elle se levait; espérances, désirs, projets, tout a changé pour moi, excepté l'amour que je vous ai voué; je ne vous offre plus un rang élevé au milieu des agitations du monde, de ce monde méchant et envieux où l'on a à rougir d'autre chose que de ce qui est vraiment honteux. Mais je vous offre un foyer et un coeur; oui, chère Rose, voilà tout ce que j'ai maintenant à vous offrir.

- Que signifie ce langage? balbutia la jeune fille.

- Il signifie… que la dernière fois que je vous ai vue, je vous ai quittée avec la ferme résolution d'aplanir tous les obstacles imaginaires qui s'élevaient entre vous et moi, bien décidé, si le monde dans lequel je vivais ne pouvait devenir le votre, à le quitter pour être à vous, et à tourner le dos à quiconque mépriserait votre naissance: c'est ce que j'ai fait; ceux qui se sont éloignés de moi pour ce motif, se sont éloignés de vous, et m'ont ainsi prouvé que jusque-là vous aviez raison. Tel protecteur puissant, tel parent influent qui me souriait alors, me regarde maintenant avec froideur; mais il y a en Angleterre de riantes campagnes et de beaux ombrages, et à côté d'une église de village, de l'église dont je suis le pasteur, s'élève une habitation rustique, où je serais plus fier de vivre avec vous, chère Rose, qu'au milieu de toutes les splendeurs du monde; voilà mon rang, voilà ma position actuelle que je mets en ce moment à vos pieds.

* * * * *

- C'est bien désagréable pour un souper d'attendre après des amoureux, dit M. Grimwig, qui venait de faire un somme, avec son mouchoir de poche sur la tête.»

À dire vrai, le souper attendait depuis un temps déraisonnable; ni Mme Maylie, ni Henry, ni Rose, qui entrèrent tous au même moment, n'avaient la moindre excuse à alléguer.

- Je songeais sérieusement à manger ma tête ce soir, dit M. Grimwig: car je commençais à croire que je n'aurais pas autre chose. Je prendrai la liberté, avec votre permission, de faire mon compliment à la jeune fiancée.»

M. Grimwig, sans plus de cérémonie, embrassa Rose, qui se mit à rougir; l'exemple devint contagieux, et fut suivi par le docteur et par M. Brownlow. Quelques personnes assurent qu'Henry Maylie en avait déjà fait autant dans la pièce voisine; mais les meilleures autorités s'accordent à dire que c'est une méchanceté pure; il était si jeune, et un pasteur encore!

«Olivier, mon enfant, dit Mme Maylie, d'où venez-vous, et pourquoi avez-vous l'air si affligé? Vous avez encore des larmes dans les yeux; qu'est-ce que vous avez donc?»

Que de déceptions dans ce monde! Hélas! nos plus chères espérances, celles qui font le plus d'honneur à notre nature, sont souvent celles qui sont brisées les premières. Le pauvre Richard était mort!

CHAPITRE LII
La dernière nuit que le juif a encore à vivre.

La cour d'assises, du plancher jusqu'au plafond, était pavée de figures humaines; il n'y avait pas un pouce de terrain qui ne présentât une paire d'yeux tout grands ouverts. Depuis la barre placée devant le tribunal, jusqu'aux coins les plus reculés des galeries, tous les regards étaient fixés sur un seul homme… le juif, devant lui, derrière lui, à droite, à gauche, en tout sens. Il était là, debout, encadré dans un firmament émaillé d'yeux étincelants.

Il était là, au milieu de cette gloire de lumière vivante, une main appuyée sur la balustrade de bois placée devant lui, l'autre posée derrière son oreille, la tête penchée en avant pour saisir plus distinctement chaque mot prononcé par le président, qui faisait le résumé de l'affaire; parfois il dirigeait ses regards vers les jurés, pour observer l'effet que produisait sur eux la circonstance la plus légère en sa faveur, et, quand les charges qui pesaient sur lui étaient prouvées avec une clarté terrible, il regardait son avocat comme pour lui adresser un appel muet et le supplier de tenter encore un effort pour le sauver. C'était sa seule manière de trahir son anxiété, car il ne faisait pas un mouvement; il n'avait presque pas bougé depuis le commencement du procès, et, quand le président cessa de parler, il garda la même attitude et resta immobile et attentif, les yeux toujours fixés sur lui, comme s'il l'écoutait encore.

Un léger mouvement dans la cour le rappela au sentiment de sa position; il regarda autour de lui. Les jurés étaient réunis pour délibérer. Il promena ses regards sur la galerie et put voir que les gens montaient les uns sur les autres pour apercevoir sa figure: ceux-ci braquaient sur lui leurs lorgnettes, tandis que ceux-là, sur le visage desquels se peignaient l'horreur et le dégoût, s'entretenaient à voix basse avec leurs voisins. Quelques- uns, c'était le petit nombre, semblaient ne pas faire attention à lui et attendre avec impatience le verdict du jury, en s'étonnant de la lenteur de la délibération. Mais il n'y avait pas dans l'auditoire, même parmi les femmes qui se trouvaient là en grand nombre, une seule figure sur laquelle il pût lire la moindre sympathie pour lui, ou dont l'expression trahit autre chose que le vif désir de le voir condamner.

Tandis qu'il considérait tout cela d'un oeil égaré, un profond silence se fit tout à coup; il regarda derrière lui et vit que les jurés s'étaient retournés du côté du président. C'était seulement pour demander la permission de se retirer.

Il les considéra attentivement, un à un, à mesure qu'ils sortaient, pour tâcher de deviner de quel côté pencherait la majorité; ce fut en vain. Le geôlier lui toucha l'épaule; il le suivit machinalement jusqu'au prétoire et s'assit. Si on ne lui avait montré le siège placé devant lui, il ne l'eût pas aperçu.

Il regarda encore du côté de la galerie. Parmi les spectateurs, les uns étaient en train de manger, les autres s'éventaient avec leurs mouchoirs, car il faisait très chaud dans la salle. Un jeune homme était occupé à crayonner sur un album les traits de l'accusé; curieux de savoir si le croquis était ressemblant, et, profitant d'un moment où l'artiste était occupé à tailler son crayon, il se pencha pour regarder l'esquisse, comme eût pu le faire un spectateur indifférent.

De même, quand il dirigeait ses regards vers le juge, il était tout occupé d'examiner son costume en détail, de rechercher ce que ça pouvait coûter, comment ça se mettait, etc.

Il avisa un vieux monsieur qui rentrait après une demi-heure d'absence; il se demanda si cet homme était sorti pour aller dîner, où il avait été, ce qu'il s'était fait servir, et continua de se livrer à ce genre de réflexions insouciantes, jusqu'à ce qu'un nouvel objet attirât son attention, pour faire naître en lui d'autres pensées tout aussi saugrenues.

Ce n'était pas que, pendant tout ce temps, il eût pu se soustraire un instant à l'effroyable idée que sa fosse était ouverte à ses pieds; cette pensée était toujours présente à son esprit, mais d'une manière vague et générale, et il ne pouvait y arrêter son esprit. Ainsi, tandis qu'il frissonnait de terreur et devenait rouge comme le fer en songeant qu'il allait bientôt mourir, il se mettait involontairement à compter les barreaux de la grille du tribunal, s'étonnait d'en voir un cassé et se demandait si on le raccommoderait ou si on le laisserait comme ça. Il songeait avec horreur à l'échafaud, à la potence, puis s'arrêtait pour regarder un homme qui arrosait les dalles afin de les rafraîchir, et revenait ensuite à ses sinistres pensées.

Enfin on entendit crier: «Silence!» et chacun retint sa respiration en portant ses regards vers la porte. Les jurés rentrèrent et passèrent tout près de lui; il ne put rien lire sur leurs visages: ils étaient impassibles comme le marbre. Un profond silence s'établit… pas un mouvement… pas un souffle… «L'accusé est coupable.»

Des cris frénétiques éclatèrent dans tout l'auditoire, cris répétés bientôt par la foule qui encombrait les abords du tribunal, par la populace enchantée d'apprendre que le juif serait pendu le lundi suivant.

Le tumulte s'apaisa, et on demanda au criminel s'il avait quelque observation à faire sur l'application de la peine. Il avait repris son attitude attentive et regardait de tous ses yeux celui qui lui adressait cette question; il fallut pourtant la lui répéter deux fois avant qu'il eût l'air de l'entendre, et alors il murmura à voix basse qu'il était… un vieillard… un vieillard… Il ne put dire autre chose et redevint silencieux.

Le juge se couvrit du bonnet noir; le juif ne bougea pas; il avait conservé la même indifférence apparente. Cette sinistre formalité arracha un cri à une femme de la galerie. Le juif regarda vivement de ce côté, comme s'il était fâché de cette interruption, et se pencha en avant d'un air encore plus attentif. Les paroles qu'on lui adressait étaient solennelles et émouvantes, la sentence horrible à entendre; mais il restait immobile comme une statue, sans qu'un seul muscle de son visage se mît en jeu. L'oeil hagard, il restait penché en avant, la mâchoire pendante, quand le geôlier lui toucha le bras et lui fit signe de le suivre. Il regarda un instant autour de lui d'un air hébété, et obéit.

On lui fit traverser une salle basse où quelques prisonniers attendaient leur tour de passer en jugement, tandis que d'autres causaient avec leurs amis, à travers la grille qui donnait sur la cour. Il n'y avait là personne pour lui parler, à lui, et quand il passa, les prisonniers se reculèrent, pour que les gens qui s'étaient accrochés à la grille pussent mieux le voir. Ils l'accablèrent d'injures, se mirent à crier, à siffler; il leur montrait le poing et leur aurait craché au visage, si ses gardiens ne l'eussent entraîné par un sombre couloir, à peine éclairé de quelques quinquets, jusqu'à l'intérieur de la prison.

Là, on le fouilla pour s'assurer qu'il n'avait rien sur lui qui lui permît de devancer son supplice; puis on le mena dans une des cellules des condamnés à mort, et on l'y laissa… seul.

Il s'assit sur un banc de pierre placé en face de la porte et qui servait à la fois de siège et de lit; puis, fixant à terre ses yeux injectés de sang, il essaya de rappeler ses souvenirs. Au bout de quelque temps, il parvint à recueillir quelques lambeaux de phrases de l'allocution que lui avait adressée le juge, phrases dont il avait cru, sur le moment, n'avoir pas entendu un mot. Peu à peu ses souvenirs se complétèrent, se coordonnèrent dans sa tête: «Condamné à être pendu par le cou jusqu'à ce que mort s'ensuive.» C'étaient bien là les derniers mots qu'on lui avait adressés: «condamné à être pendu par le cou jusqu'à ce que mort s'ensuive.» Comme il commençait à faire nuit, il se mit à penser à tous les gens qu'il avait connus qui étaient morts sur l'échafaud… quelques-uns par sa faute… Ils lui revenaient en mémoire avec une telle rapidité, qu'il pouvait à peine les compter. Il y en avait qu'il avait vus mourir et dont il s'était moqué, parce qu'ils étaient morts avec une prière sur les lèvres. Quel drôle de bruit leurs pieds avaient fait en ratissant les planches, quand ils avaient été lancés dans l'espace! Quel changement soudain, quand un instant avait fait de ces hommes forts et vigoureux une masse de chiffons, pendillant au bout d'une corde!

Quelques-uns d'entre eux avaient probablement occupé cette cellule… s'étaient assis sur ce banc de pierre. Comme il fait sombre! pourquoi n'apporte-t'on pas de lumière? Il y a des siècles que cette cellule est construite… combien d'hommes ont dû y passer leurs dernières heures! On se croirait couché dans une cave jonchée de cadavres… N'est-ce pas là le bonnet, le noeud coulant, les bras garrottés, ces figures qu'il reconnaît jusque sous le voile hideux qui les cache?… De la lumière! de la lumière!

À la fin, quand il se fut bien meurtri les mains à force de frapper contre la porte massive ou contre les murs, deux hommes parurent, l'un tenant une chandelle qu'il fourra dans un chandelier de fer fixé à la muraille, l'autre traînant un matelas sur lequel il passerait la nuit: car le prisonnier ne devait plus être perdu de vue un seul instant.

La nuit vint… sombre, sinistre, silencieuse; ceux qui veillent aiment à entendre sonner les horloges des églises, car elles leur annoncent le réveil de la vie et l'approche du jour; mais pour le juif, elles n'annonçaient que désespoir. Tout son de cloche était un tintement d'agonie; chaque coup apportait à son oreille ce son monotone, profond et sourd… mort! À quoi lui servaient le bruit et le mouvement du joyeux réveil du jour, qui pénétrait même là, jusqu'à lui? ce n'était qu'une autre forme de glas funèbre qui lui rappelait sa fin, avec un carillon moqueur par-dessus le marché.

Le jour passe… un jour? Il n'est pas possible que ce soit un jour. Il est à peine venu que le voilà déjà parti. La nuit vint à son tour, nuit à la fois si longue par son affreux silence, et si courte par la rapidité avec laquelle fuyaient les heures! Tantôt, dans son délire, il s'emportait en blasphèmes; tantôt il hurlait et s'arrachait les cheveux. Des hommes respectables, de sa religion, étaient venus prier près de lui; il les avait chassés avec des imprécations; ils renouvelèrent leurs efforts charitables, et il les chassa cette fois en les battant.

Vint le samedi soir; il n'avait plus qu'une nuit à vivre après; comme il y songeait, le jour parut; on était au dimanche. Ce ne fut que le soir de ce dernier et terrible jour que la pensée de sa situation désespérée, et de l'effroyable dénoûment auquel il touchait, s'offrit à son esprit dans toute son horreur: non qu'il eût eu un seul instant l'espoir d'être gracié; mais il n'avait jusqu'alors entrevu que d'une manière vague la possibilité de mourir sitôt.

Il n'avait presque jamais adressé la parole aux deux gardiens qui se relevaient tour à tour pour le surveiller, et qui, de leur côté, ne faisaient rien pour attirer son attention. Il s'était tenu immobile sur son banc, rêvant tout éveillé. Maintenant il se levait à chaque instant, la peau brûlante et l'écume à la bouche, et parcourait convulsivement son étroite cellule dans un tel paroxysme de terreur et de colère, que ses gardiens eux-mêmes, bien que familiarisés avec de tels spectacles, reculaient d'horreur et d'épouvante. Enfin, il devint si effrayant qu'un seul homme ne suffît plus pour le surveiller, et que les deux geôliers restèrent ensemble près de lui.

Il s'étendit sur sa couche de pierre et pensa au passé; il avait été blessé, le jour de sa capture, par quelques-uns des projectiles que lui avait lancés la foule; sa tête était enveloppée de bandes; ses cheveux roux retombaient sur son visage livide, et sa barbe inculte était hideuse à voir; ses yeux brillaient d'un feu terrible; sa peau rugueuse et sale était toute craquelée par la fièvre qui le consumait. Huit, neuf, dix heures: si ce n'était pas une farce qu'on lui faisait pour l'effrayer, si c'étaient bien de vraies heures qui sonnaient ainsi l'une après l'autre, où serait-il quand les aiguilles auraient fait le tour du cadran? Onze heures. Le son de l'heure précédente vibrait encore à son oreille. Le lendemain, à huit heures, il marcherait à la mort, sans autre ami pour suivre ses funérailles que lui-même. Et à onze heures, …

Ces murs redoutables de Newgate, qui ont dérobé tant de souffrances, tant d'inexprimables angoisses, non seulement aux yeux, mais encore et trop longtemps à la pensée des hommes, n'avaient jamais été témoins d'une scène pareille… Les gens qui passaient le long de la prison, et qui se demandaient peut-être ce que faisait en ce moment le criminel qui devait être pendu le lendemain, n'en auraient pas fermé l'oeil de la nuit, s'ils avaient pu seulement le voir tel qu'il était alors au fond de sa cellule.

Pendant toute la soirée, de petits groupes de deux ou trois personnes vinrent à chaque instant, à la porte de la prison, demander d'un air inquiet si l'on avait reçu avis d'une commutation de peine; on leur répondait que non, et ils se hâtaient d'aller faire part de cette bonne nouvelle aux gens qui stationnaient en foule dans la rue; on se montrait la porte par où sortirait le condamné, l'endroit où s'élèverait la potence. Vers minuit, la foule s'écoula comme à regret, et peu à peu la rue redevint déserte et silencieuse.

On avait fait évacuer les abords de Newgate, et disposé quelques solides barrières peintes en noir, pour contenir la foule sur laquelle on comptait, quand M. Brownlow, accompagné d'Olivier, se présenta au guichet de la prison, et exhiba un permis de pénétrer jusqu'au condamné, signé d'un des shériffs: on le fit entrer sur- le-champ.

«Est-ce que ce jeune monsieur vient avec vous? demanda à M. Brownlow l'homme chargé de les conduire à la cellule du juif; ce n'est pas un spectacle à montrer à un enfant, monsieur.

- Aussi ne venons-nous pas par curiosité, mon ami, répondit M. Brownlow; si je tiens à être introduit près du criminel, c'est à cause de cet enfant, qui l'a connu dans le temps qu'il poursuivait avec succès la carrière de ses forfaits. J'ai cru qu'il était bon de le lui faire voir en ce moment, dût-il en éprouver quelque peine et quelque frayeur.»

M. Brownlow avait dit ces quelques mots assez bas pour qu'Olivier ne pût les entendre. L'homme porta la main à son chapeau, et, regardant les deux visiteurs avec une certaine curiosité, ouvrit une porte en face de celle par laquelle ils étaient entrés, et les conduisit jusqu'aux cellules par des couloirs sombres et tortueux.

«C'est par ici, dit-il en s'arrêtant dans un endroit obscur où deux ouvriers étaient en train de faire en silence quelques préparatifs; c'est par ici. qu'il doit passer. Vous pouvez voir d'ici la porte par laquelle il doit sortir.»

Il leur fit traverser une cuisine pavée, garnie de la batterie de cuivre nécessaire pour préparer la nourriture des prisonniers, et leur montra du doigt une porte. Près de là était, en haut, une grille ouverte où l'on entendait des voix et des coups de marteaux: on était en train de monter l'échafaud. De là, ils passèrent dans une cour, après avoir franchi plusieurs lourdes portes à chacune desquelles se trouvait un geôlier; ils montèrent quelques marches et arrivèrent dans un corridor le long duquel on voyait une rangée de portes massives. Le geôlier leur fit signe de s'arrêter, et frappa à une des cellules avec son trousseau de clefs; les deux gardiens du juif, après un court entretien à voix basse, sortirent dans le corridor en s'étirant les membres, satisfaits d'avoir un moment de répit, et firent signe aux visiteurs de suivre le geôlier dans la cellule.

Le condamné était assis sur son lit et se balançait à droite et à gauche, moins semblable à un homme qu'à une bête féroce; il était évidemment absorbé par le souvenir de sa vie passée, car il continua à marmotter des paroles incohérentes, sans paraître s'apercevoir de la présence des nouveaux venus, qu'il prenait sans doute pour des personnages imaginaires qui jouaient un rôle dans sa vision.

«Bravo! Charlot, disait-il… c'est un coup de maître… et Olivier donc… ah! ah! ah!… et Olivier donc… le voilà devenu un monsieur… Menez coucher cet enfant.»

Le geôlier prit la main d'Olivier, lui dit tout bas de n'avoir pas peur, et continua à regarder sans parler.

«Menez-le coucher, dit le juif, m'entendez-vous? il a été… la cause indirecte de tout ceci…ça me vaudra de l'argent d'en faire un voleur… Guillaume, coupe la gorge à Bolter… ne t'inquiète pas de la jeune fille… coupe la gorge à Bolter… enfonce tant que tu pourras… scie-lui la tête.

- Fagin! dit le geôlier.

- Me voici, dit le juif, en reprenant aussitôt l'air attentif qu'il avait gardé pendant son procès; je suis un vieillard, milord, un pauvre vieillard.

- Voici, dit le geôlier en lui posant la main sur la poitrine pour le faire asseoir, voici quelqu'un qui veut vous voir et vous faire quelques questions, je suppose. Fagin! Fagin! êtes-vous un homme?

- Je ne le serai plus longtemps, dit le juif en levant la tête avec une expression de rage et de terreur. Malédiction sur eux tous! Quel droit ont-ils de m'envoyer à la boucherie?»

Comme il disait ces mots, il aperçut Olivier et M. Brownlow, et se reculant jusqu'au bout du banc, il demanda ce qu'ils faisaient là.

«Du calme, Fagin, dit le geôlier en le maintenant sur le banc, Dites ce que vous voulez dire, monsieur; mais dépêchez-vous, s'il vous plaît, car il devient de plus en plus furieux.

- Vous avez des papiers, dit M. Brownlow en s'approchant, qui vous ont été confiés pour plus de sûreté par un individu appelé Monks.

- C'est un mensonge tout du long, répondit le juif; je n'en ai pas, je n'en ai jamais eu.

- Pour l'amour de Dieu, dit M. Brownlow d'un ton solennel, ne parlez pas ainsi à cette heure suprême, mais dites-moi où ils sont. Vous savez que Sikes est mort, que Monks a tout avoué, que vous n'avez aucun intérêt à rien cacher. Où sont ces papiers?

- Olivier, dit le juif, en faisant signe à l'enfant, venez près de moi, que je vous parle à l'oreille.

- Je n'ai pas peur, dit Olivier à voix basse, en quittant la main de M. Brownlow.

- Les papiers, lui dit le juif en l'attirant près de lui, sont dans un sac de toile, caché dans un trou, au-dessus de la cheminée de la chambre du premier étage. J'ai à vous parler, mon ami; je veux vous dire un mot.

- Oui, oui, répondit Olivier; laissez-moi faire une prière; faites-en seulement une à genoux avec moi, et nous causerons ensuite jusqu'au matin.

- Sortez, sortez, dit le juif en poussant l'enfant vers la porte et en jetant autour de lui des regards effarés, dites que j'ai été me coucher pour dormir; ils vous croiront. Vous…vous pouvez me tirer d'ici… Vite, vite.

- Oh! que Dieu pardonne à ce malheureux! dit l'enfant en fondant en larmes.

- C'est bien, nous y voilà, dit le juif. Sortons d'abord par cette porte… Si je frissonne et si je tremble en passant devant la potence, n'y faites pas attention… Mais hâtez le pas. Allons, allons… dépêchons-nous…

- Avez-vous quelque autre question à lui faire? demanda le geôlier.

- Aucune, répondit M. Brownlow. Si j'avais l'espoir de le rappeler au sentiment de sa situation…

- N'y comptez pas, monsieur, répondit le geôlier en secouant la tête; ce que vous avez de mieux à faire, c'est de vous retirer.»

Il ouvrit la porte de la cellule, et les gardiens rentrèrent.

«Dépêchons-nous, dépêchons-nous! s'écria le juif; plus vite, plus vite.»

Les deux gardiens se saisirent de lui, lui firent lâcher Olivier et le repoussèrent vers le fond de la cellule. Il se mit à se débattre et à lutter avec l'énergie du désespoir, en poussant des cris si perçants, que, malgré l'épaisseur des murs, M. Brownlow et Olivier les entendirent jusque dans la rue.

Ils ne purent quitter la prison sur-le-champ, car Olivier était presque sans connaissance après cette horrible scène, et si faible que, pendant plus d'une heure, il ne put se soutenir.

Il commençait à faire jour quand ils sortirent; il y avait déjà foule sur la place; les fenêtres étaient encombrées de gens occupés à fumer ou à jouer aux cartes pour tuer le temps; on se bousculait dans la foule, on se querellait, on plaisantait: tout était vie et mouvement, sauf un amas d'objets sinistres qu'on apercevait au centre de la place: la potence, la trappe fatale, la corde, enfin tous les hideux apprêts de la mort.

CHAPITRE LIII.
Et dernier.

Le sort de chacun des personnages qui ont figuré dans ce récit est maintenant fixé, et quelques lignes suffiront à leur historien pour achever de faire connaître ce qui les concerne.

Moins de trois mois après, Rose Fleming et Henry Maylie furent mariés à l'église du village, théâtre futur du zèle pieux du jeune pasteur; le même jour ils prirent possession de leur nouvelle et heureuse demeure.

Mme Maylie vint se fixer près de son fils et de sa belle-fille, pour jouir paisiblement, pendant ses dernières années, de la plus grande félicité qui soit réservée à la vieillesse et à la vertu: celle de contempler le bonheur de ceux auxquels, pendant une vie bien remplie, on a voué l'affection la plus vive, et auxquels on a prodigué sans relâche les plus tendres soins.

Il paraît, d'après les renseignements les plus exacts, qu'en partageant également entre Olivier et Monks les débris de la fortune dont ce dernier s'était emparé, et qui n'avait jamais prospéré dans ses mains, ni dans celles de sa mère, il devait leur revenir à chacun trois mille livres sterling. En vertu des dispositions du testament de son père, Olivier aurait eu le droit de garder le tout; mais M. Brownlow, pour ne pas enlever au fils aîné la seule chance qui lui restât de s'arracher à sa vie de désordres et de vivre honnêtement, proposa le partage égal de la fortune, et son jeune pupille y consentit avec joie.

Monks garda son nom d'emprunt, partit pour l'Amérique, où il dissipa bientôt ses ressources, retomba dans ses anciens déportements, et, après avoir subi une longue détention pour quelques nouvelles escroqueries, fut repris d'un accès de sa maladie d'autrefois, et mourut en prison.

Les principaux membres de la bande de Fagin moururent aussi misérablement, loin de leur patrie.

M. Brownlow adopta Olivier pour son fils et vint s'établir avec lui et sa vieille ménagère à moins d'un mille du presbytère où demeuraient ses bons amis; il combla ainsi le seul voeu que pût former encore le coeur dévoué et reconnaissant d'Olivier, et ils formèrent une petite société étroitement unie et aussi heureuse qu'il est possible de l'être ici-bas.

Peu après le mariage du jeune couple, le bon docteur retourna à Chertsey, où, loin de ses vieux amis, il serait devenu chagrin et maussade, si son tempérament et son humeur n'avaient pas résisté à cette épreuve. Pendant deux ou trois mois il se contenta de donner à entendre qu'il craignait fort que l'air de Chertsey ne convînt pas à sa santé; puis, trouvant en effet que le pays n'avait plus pour lui d'attrait, il céda sa clientèle à un confrère, loua une petite maison à l'entrée du village où son jeune ami était pasteur, et retrouva comme par enchantement sa belle humeur et sa santé. Il se mit à jardiner, à planter, à pêcher, à faire de la menuiserie avec cette impétuosité qui faisait le fonds de son caractère, et, dans chacun de ces exercices, il se fit une telle réputation à dix lieues à la ronde, qu'on venait le consulter comme une autorité incontestable.

Avant de quitter Chertsey, il s'était pris pour M. Grimwig d'une sincère amitié que celui-ci lui rendit cordialement: aussi le bon Grimwig vient-il le voir très souvent, et, dans chacune de ces occasions, plante, pêche et fait de la menuiserie avec grande ardeur, mais toujours d'une manière originale et qui n'appartient qu'à lui, et il soutient toujours, en offrant de «manger sa tête», que sa méthode est la seule qui soit bonne. Les dimanches, il ne manque pas de critiquer le sermon, à la barbe du jeune pasteur, bien qu'il avoue en confidence à M. Losberne qu'il a trouvé le sermon excellent, mais qu'il aime autant ne pas le dire. M. Brownlow s'amuse souvent à le plaisanter sur l'horoscope qu'il avait tiré d'Olivier, et à lui rappeler cette soirée où ils étaient assis devant une table, la montre entre eux deux, en attendant le retour de l'enfant; mais M. Grimwig soutient qu'il ne s'était pas trompé, à preuve qu'au bout du compte Olivier ne revint pas; et là-dessus il part d'un grand éclat de rire qui ne fait qu'ajouter à sa bonne humeur.

M. Noé Claypole, après avoir été gracié pour avoir dénoncé le juif, s'aperçut que le métier qu'il faisait n'était pas tout à fait aussi sûr qu'il aurait pu le désirer, et songea aux moyens de gagner sa vie sans pourtant se donner trop de peine; tout considéré, il se mit dans la police secrète, et il se fait là dedans une jolie petite existence. Voici comment il s'arrange: il sort le dimanche, à l'heure de l'office, en compagnie de Charlotte décemment vêtue; celle-ci tomba en faiblesse à la porte d'un cabaret; Noé, pour la faire revenir à elle, demande pour dix sous d'eau-de-vie, que le cabaretier sert par bonté d'âme; il verbalise et assigne pour le lendemain le cabaretier philanthrope; le sieur Noé fait son rapport et empoche la moitié de l'amende. D'autres fois, c'est lui qui s'évanouit, mais le résultat est le même.

M. et Mme Bumble, après leur destitution, tombèrent peu à peu dans la dernière misère et finirent par se faire admettre comme pauvres dans ce même dépôt de mendicité où ils avaient jadis régné en maîtres. On a surpris M. Bumble à dire que son malheur et sa dégradation ne lui laissaient pas même la force de se réjouir d'être séparé de sa femme.

Quant à M. Giles et à Brittles, ils sont toujours à leur poste, bien que le premier soit chauve et que le second ait blanchi. Ils couchent au presbytère; mais ils partagent si également leurs soins entre Mme Maylie et ses enfants, Olivier, M. Brownlow et M. Losberne, que les habitants du village n'ont pas encore pu découvrir au service de quel ménage ils sont particulièrement attachés.

Maître Charlot Bates, terrifié du crime de Sikes, se demanda si après tout il ne valait pas mieux mener une vie honnête; il rompit avec son passé et résolut de l'effacer par une existence laborieuse; Il lutta et souffrit beaucoup dans les commencements! mais, comme il savait se contenter de peu et qu'il avait de la bonne volonté, il finit par réussir, et, après avoir été garçon de ferme et charretier, il est aujourd'hui le plus joyeux éleveur du Northamptonshire.

Et maintenant celui qui écrit ces lignes regrette de toucher au terme de sa tâche et voudrait poursuivre encore le fil de cette histoire.

J'aimerais à m'arrêter près de quelques-uns de ces personnages au milieu desquels j'ai vécu si longtemps, et à partager leur bonheur en tâchant de le dépeindre. Je voudrais montrer au lecteur Rose Maylie, dans toute la fleur et la grâce d'une jeune ménagère, répandant au milieu du cercle qui l'entoure le bonheur et la joie, animant de sa gaieté le coin du feu pendant l'hiver et les causeries sous les arbres pendant l'été. Je voudrais la suivre au milieu des champs et entendre sa douce voix pendant les promenades du soir, au clair de la lune. Je voudrais la suivre, bonne et charitable au dehors et s'acquittant chez elle, douce et souriante, de ses devoirs domestiques; je voudrais retracer l'affection qu'elle portait à l'enfant de sa pauvre soeur, affection qu'Olivier lui rendait si bien pendant les longues heures qu'ils passaient ensemble à s'entretenir des amis qu'ils avaient si tristement perdus; je voudrais, une fois encore, rappeler sous mes yeux ces bonnes et joyeuses petites figures d'enfants groupées autour de ses genoux, et écouter leur joyeux babil; je voudrais évoquer les éclats de leur rire franc et pur, avec, la larme de bonheur et d'émotion qui brille dans les yeux bleus de leur mère. Oh! oui, toutes ces scènes délicieuses, tous ces regards, tous ces sourires, toutes ces pensées et ces paroles innocentes… je voudrais les repasser encore sous ma plume l'une après l'autre.

M. Brownlow s'attacha de plus en plus à son fils adoptif, en voyant tout ce que promettait sa bonne et généreuse nature; il retrouvait en lui les traits de l'amie de sa jeunesse, et cette ressemblance ravivait dans son coeur de vieux souvenirs, doux et tristes à la fois. Les deux orphelins, qui avaient connu l'adversité, gardèrent des rudes épreuves de leur jeunesse un sentiment de compassion pour les malheurs des autres, et de fervente reconnaissance envers Dieu qui les avait protégés et sauvés, mais à quoi bon ces détails, puisque j'ai dit qu'ils étaient vraiment heureux? Le bonheur est-il possible sans une affection vive, sans ces sentiments d'humanité et de bonté pour nos semblables, et de reconnaissance envers l'Être dont la miséricorde et la bonté s'étendent sur tout ce qui respire?

Près de l'autel da la vieille église du village se trouve une table de marbre blanc sur laquelle on ne lit encore qu'un seul nom: «Agnès.» Il n'y a point de cercueil sous cette tombe, et puisse-t-il s'écouler bien des années avant qu'on y inscrive d'autres noms! Mais si les âmes des morts redescendent sur la terre pour visiter les lieux consacrés par l'affection… l'affection qui survit à la mort, l'affection de ceux qu'ils ont connus ici-bas, j'aime à croire que l'ombre de cette pauvre jeune fille vient souvent planer au-dessus de ce petit coin solennel; j'aime à croire qu'il n'en est pas moins béni parce qu'il est là, près d'une église austère, et que la pauvre femme n'a été qu'une brebis égarée.

FIN.

    [1] Environ 75 centimes.
    [2] Cent vingt cinq francs.
    [3] On donne le nom de muets (mates) à des hommes
qui se tiennent à la porte d'une maison mortuaire, et qui
accompagnent les convois.
    [4] Allusion au moulin que font tourner les
condamnés.
    [5] Sorte de jeu de cartes fort usité en Angleterre.
    [6] Gateau particulier pour prendre le thé.

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