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Philosophie de la Liberté (Tome I): Cours de philosophie morale

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The Project Gutenberg eBook of Philosophie de la Liberté (Tome I)

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Title: Philosophie de la Liberté (Tome I)

Author: Charles Secrétan

Release date: January 25, 2010 [eBook #31070]

Language: French

Credits: Produced by Frank van Drogen, Rénale Lévesque and the
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de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PHILOSOPHIE DE LA LIBERTÉ (TOME I) ***





LA PHILOSOPHIE

DE

LA LIBERTÉ

COURS DE PHILOSOPHIE MORALE

FAIT A LAUSANNE

PAR CHARLES SECRÉTAN,

ANCIEN PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE A L'ACADÉMIE DU CANTON DE VAUD




TOME PREMIER





PARIS,
CHEZ L. HACHETTE ET Cie
RUE PIERRE-SARRAZIN, 12.
LAUSANNE,
CHEZ GEORGES BRIDEL.

____

1849



LAUSANNE. IMPRIMERIE DELISLE.



PRÉFACE.


Cet ouvrage est, comme son titre l'annonce, l'esquisse d'un système de philosophie. L'auteur, convaincu par des considérations psychologiques et surtout par des considérations morales que le principe universel est un principe de liberté, s'est efforcé de justifier son opinion en recherchant les conditions auxquelles doit satisfaire l'idée de l'être pour qu'il soit évident que l'objet en existe de lui-même. Cette analyse l'a conduit en effet à reconnaître dans la pure liberté l'essence absolue et la cause suprême, comme l'ont fait, à des époques différentes, Duns Scot, Descartes et M. de Schelling. Il a essayé ensuite d'expliquer le monde réel au moyen de ce principe et de résoudre, par une méthode découlant du principe lui-même, non pas toutes les questions que l'expérience suggère, mais les questions les plus pressantes, celles qui intéressent le plus directement l'humanité, celles que nous ne pouvons pas laisser dans le doute, parce que notre activité pratique dépend de leur solution.

Cette marche l'a conduit sur le terrain des idées religieuses. Considérant le Monde comme le résultat d'un acte volontaire, il a dû chercher dans le Monde lui-même le motif et le but de la création; mais sa pensée n'a pu s'arrêter que sur un motif compatible avec le principe absolu. L'amour seul répond à cette condition. D'un côté l'amour suppose la liberté de l'être qui aime et par conséquent il la manifeste; de l'autre, il est évident que le monde est une manifestation de la liberté absolue, puisque la pensée des habitants de ce monde arrive, en s'analysant elle-même, à reconnaître la liberté absolue comme le principe premier. L'amour est donc le motif de la création: tout autre serait arbitraire, tout autre contredirait l'idée même d'un motif. Des raisons purement philosophiques ayant ainsi porté l'auteur à placer dans un acte absolu d'amour le fondement de toute explication positive, il a trouvé dans cet acte la raison d'être a priori de la liberté humaine que l'expérience constate comme un fait. Pour concilier l'état présent du monde avec l'amour créateur, il a dû admettre une altération de toutes choses produite par un mauvais emploi de la liberté de l'être créé. L'amour pris dans un sens absolu implique l'impossibilité qu'une telle faute empêche la créature d'arriver à sa fin; et cependant l'idée que la créature est libre par l'effet d'un décret absolu emporte que les décisions de cette créature libre déploieront leurs conséquences. Il y a donc opposition dans l'Amour lui-même par la faute de la créature; mais il faut que l'Amour surmonte cette opposition. Les doctrines de la Création, de la Chute, de la Rédemption, de la Trinité, se présentent ainsi d'elles-mêmes, par le mouvement naturel de la pensée philosophique appliquée à l'interprétation des faits de l'histoire et de la conscience.

La valeur de ces résultats n'est pas subordonnée à la question de savoir si le christianisme les a suggérés ou s'ils se fussent produits de la même manière dans un esprit qui n'aurait pas connu cette religion: il suffit, pour établir leur légitimité philosophique, qu'ils soient conclus régulièrement des vérités nécessaires de la raison et des données de l'expérience. Mais s'ils le sont en effet, si la raison ne réussit à s'expliquer les faits considérés à la lumière de la conscience, qu'en reproduisant le contenu des dogmes chrétiens, il y a là une preuve directe, immédiate et positive de la vérité du christianisme. Une telle démonstration répondrait mieux que toutes les autres aux besoins de l'intelligence et du cœur, et peut-être notre siècle est-il arrivé au point de ne pouvoir se contenter d'aucune autre espèce d'apologie.

L'on n'objectera pas sérieusement qu'une vérité révélée ne saurait être l'objet d'une démonstration philosophique, attendu que Dieu n'aurait pas révélé ce que l'esprit humain peut découvrir par ses propres forces. En réalité nous ne savons point quand l'esprit humain est livré à ses propres forces et quand il ne l'est pas. Mais ce que nous savons, c'est que la sphère de l'expérience s'agrandit chaque jour. Peut-être serait-il vrai de dire que la raison change elle-même, si du moins les axiomes de la philosophie doivent être pris pour l'ouvrage et pour l'expression de la raison: ne voyons-nous pas les philosophes postérieurs au christianisme les plus jaloux de la pureté de la science, poser hardiment en principe la création absolue, à laquelle la philosophie grecque ne s'est jamais élevée et qui renverse ses axiomes les plus évidents? Ainsi le fait à expliquer a varié; l'instrument des découvertes s'est modifié, et si le christianisme n'est pas étranger à ces transformations, l'objection tombe d'elle-même. On ne dira pas qu'il est impossible à l'intelligence humaine d'atteindre la vérité révélée, mais on dira qu'il fallait que Dieu révélât la vérité pour que l'intelligence humaine pût la comprendre et la démontrer.

Un système philosophique indépendant, dont les conclusions s'accordent avec la religion chrétienne, témoigne en faveur de la vérité et par conséquent de la divinité du christianisme. Ce livre est en quelque sens un essai d'apologie; c'est sous ce point de vue que j'aime surtout à le considérer.

Cependant une philosophie qui fait tout relever de la liberté ne saurait déduire les faits par une nécessité de la pensée. Les idées dont nous avons fait mention n'ont pas été découvertes a priori, mais par le besoin d'expliquer ce qui existe. La Révélation a pour centre un fait historique: la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ. La divinité de Jésus-Christ est l'objet propre de la foi chrétienne. Mais si les principes généraux du christianisme s'imposent à la raison guidée par la conscience, il y a là, comme nous venons de le faire voir, un motif puissant de croire au christianisme tout entier. Nous tenons donc pour vrai le fait qu'il annonce; dès lors un nouveau problème s'offre à notre étude: nous devons chercher la signification de ce fait, dont nous avons reconnu la vérité. Nous devons essayer de l'expliquer à l'aide de nos principes, d'une manière satisfaisante pour la raison et surtout pour la conscience morale, qui est à nos yeux le critère absolu de la vérité philosophique comme elle est le fondement de la foi. Une philosophie qui laisse la religion hors de sa sphère rejette la religion ou se contredit elle-même, car les principes de la philosophie ne sauraient être vrais s'ils ne sont universels. Ainsi les dogmes chrétiens entraient nécessairement dans mon cadre. Je me suis efforcé de les comprendre sans les altérer. Ai-je réussi? je l'ignore. Peut-être un vif sentiment de l'erreur des doctrines qui compromettent la liberté humaine en lui refusant toute part dans l'oeuvre de la rédemption, m'a-t-il poussé dans un excès contraire. Peut-être n'ai-je pas su garder cet équilibre qui ne peut s'obtenir qu'en surmontant les oppositions, et saisir dans une pensée claire et distincte la synthèse parfaite que l'âme chrétienne aperçoit et réclame sans la formuler; mais du moins je crois avoir indiqué nettement le problème essentiel de la théologie, en cherchant l'harmonie absolue du dogme et de la conscience.

La question ne saurait être posée autrement. Si la conscience nous amène au christianisme, le christianisme à son tour doit satisfaire la conscience. Quand leur accord deviendra manifeste, la Dogmatique sera achevée et l'Apologie avec elle.

Des circonstances accidentelles ont déterminé la forme de cet ouvrage. Le programme de ma chaire de Lausanne m'appelait à traiter la philosophie morale et toute l'histoire de la philosophie dans un temps assez limité. Il ne donnait pas de place à la métaphysique. Pour ne pas supprimer entièrement le fond même de la science dont j'étais le seul représentant à l'Académie, j'ai donc été obligé de faire rentrer la métaphysique dans la recherche du principe moral. Cette marche convenait du reste assez bien à l'exposition d'un système qui envisage la liberté comme la manifestation la plus élevée de l'être et la conscience morale comme le critère supérieur de la vérité. Pendant les huit années de mon enseignement officiel, j'ai fait deux fois le cours de philosophie morale: en 1842 et en 1845. Eloigné de ma chaire à la suite de la révolution vaudoise, avec mes honorables collègues, MM. Vinet, Porchat, Melegari, Edouard Secrétan, Zündel, de Fellenberg et Wartmann 1, j'ai répété, sans modifications considérables, les leçons de 1845 dans le courant de l'année 1847, à quelques-uns de nos élèves qui ont désiré entendre encore leurs anciens professeurs. Ce cours de 1845 et de 1847 a servi de texte à la publication actuelle. J'y ai ajouté quelques compléments, en particulier la leçon sur Descartes, dont les dernières expositions m'ont fait sentir vivement la nécessité de rétablir la pensée, parce que je puis invoquer l'autorité de son grand nom dans des questions considérables de méthode et de doctrine où je me sépare des soi-disant cartésiens d'aujourd'hui. A part cela j'ai changé peu de chose au canevas de ces leçons. C'est mon cours que mes élèves m'ont demandé, et c'est mon cours que je leur offre avec toutes ses imperfections. Eusse-je voulu faire autrement, je ne l'aurais pas pu. Quoique cette publication ait été fort retardée, des travaux d'un genre entièrement différent, des préoccupations multipliées m'ont empêché de la corriger comme j'en avais le dessein.

Note 1: (retour) MM. Herzog et Chappuis venaient de donner leur démission par l'effet des troubles ecclésiastiques que cette révolution a fait naître. Un seul professeur de l'Académie a été maintenu dans ses fonctions.

Ces détails étaient nécessaires pour excuser la forme du livre et pour en expliquer la marche. Il ne se compose que de la première partie d'un cours de Morale, et cependant il présente, dans le fond, un tout complet. L'exposition directe du système commence à la quinzième leçon. A partir de là, les développements sont un peu plus abondants que dans les leçons qui précèdent; je me suis efforcé de donner à ma pensée la clarté dont elle est susceptible, en un mot, de parler pour tout le monde. Les lecteurs qui n'ont pas fait de la philosophie une étude particulière feront bien, je crois, de commencer à cet endroit. Les trois premières leçons ont pour but de rattacher l'objet principal au but d'un cours de Morale, en examinant les conditions à remplir pour que la science morale soit organisée. Les onze leçons qui suivent font voir comment le principe de la liberté s'est développé dans l'histoire de la philosophie. Le but de l'ouvrage a déterminé les proportions de cette revue très-abrégée, très-condensée et trop incomplète. J'ai dû m'étendre davantage sur les auteurs dont relève ma pensée. J'ai supposé la connaissance des textes: la nature même du travail m'interdisait de m'y replonger; aussi ne saurais-je promettre qu'il ne me soit pas échappé quelques erreurs. Cette partie est surtout à l'adresse des personnes en mesure d'en corriger, au besoin, les détails. Elle a pour but de légitimer mon système au point de vue de l'histoire de la philosophie. Si l'on eût traité celle-ci pour elle-même, il aurait fallu s'y prendre autrement.

Le système esquissé dans ce livre a, je crois, l'espèce d'originalité qu'on peut demander à la philosophie, c'est-à-dire qu'il est le développement indépendant d'une pensée, dont les éléments se trouvent disséminés dans l'histoire. Scot, Descartes, Kant, M. de Schelling sont mes principaux maîtres; mais après eux il faudrait citer une foule de noms encore pour rendre un compte exact de l'origine de ma théorie. On pourrait l'appeler un éclectisme, si toute philosophie n'était pas éclectique dans ce sens. Une doctrine qui répond à quelque besoin permanent de l'esprit humain ne saurait manquer d'antécédents historiques; une doctrine qui fait faire un progrès à l'intelligence doit concilier en elle les éléments de vérité contenus dans les systèmes antérieurs. Cet éclectisme de fait diffère profondément, il est à peine besoin de le dire, de l'éclectisme considéré comme méthode.

J'ai mis à profit, pour la composition de mes leçons, un certain nombre de travaux contemporains. Il faut rendre compte de ces emprunts, dont quelques-uns ont besoin d'excuse. Je n'en saurais alléguer d'autre que les nécessités d'un travail rapide sur un sujet immense, et l'attrait qu'ont exercé sur mon esprit des idées analogues à celles que je cherchais. Une fois ces éléments étrangers introduits dans mon texte, je n'ai plus su comment les élaguer, et à vrai dire je n'ai pas essayé de le faire. La plupart sont liés si étroitement au développement de ma pensée, qu'il m'eût été impossible de séparer mon bien du bien d'autrui.

Dans la partie critique j'ai mis à profit çà et là les cours de M. de Schelling, l'Histoire de la philosophie moderne de M. Erdmann, et l'Introduction à cette histoire par M. Braniss. Ce dernier ouvrage m'a servi surtout pour les leçons sur la philosophie du moyen âge. Je lui ai fait plus loin deux emprunts de quelque importance, signalés dans le texte. Le premier est relatif à l'essence et aux fonctions du paganisme et du judaïsme. Cette citation abrégée et modifiée a pour but de combler provisoirement une lacune en réservant mon opinion. Le second extrait, sur le mouvement de l'histoire moderne dans la sphère sociale et dans la sphère intellectuelle, ne contient rien qui ne découlât naturellement de l'ensemble de mes idées. L'articulation la plus importante de tout le système est peut-être l'idée que l'amour est la manifestation parfaite de la liberté. J'ai trouvé cette vue développée d'une manière très-intéressante dans un article de M. le professeur Chalybaeus, qui a paru, en 1841, si je ne me trompe, dans le journal philosophique de M. J.-H. Fichte, sous ce titre: «Des catégories morales de la métaphysique.» L'idée principale de ce travail se liait si intimement aux opinions que j'exprimais alors dans mes cours, que je ne saurais indiquer jusqu'à quel point elle a influé sur leur disposition systématique. Je lus cet article avec un plaisir tout sympathique et je le mis à profit de mon mieux. J'y ai pris, en l'abrégeant, la discussion sur le rapport des trois sphères de l'activité humaine, qui forme la première partie de la dernière leçon. Ici encore l'identité du point de départ devait amener forcément à des conclusions pareilles; mais l'enchaînement dialectique dont mon résumé laisse subsister au moins quelques traces, appartient à M. Chalybaeus.

Enfin je dois beaucoup à la conversation d'un savant dont le nom n'est connu ni par des publications étendues, ni par un enseignement public, mais qui a toujours répandu beaucoup d'idées dans les cercles où il a vécu et qui a fait preuve d'un génie créateur dans toutes les branches de la science dont il s'est occupé. La part qu'ont eue ces entretiens à la formation de mes opinions est de telle nature qu'il faudrait me condamner à un complet silence si je voulais ne leur rien emprunter. J'en ai tiré ce que je dis sur les époques de la Terre ainsi que sur le développement de la vie organique, et généralement tout ce qui, dans ma manière de considérer la Nature, ne rentre pas absolument dans le domaine commun. Le germe de ma théorie sur l'individualité appartient à la même source. Les pensées de l'ami dont je parle sur la philosophie de la Nature, n'ont pas été publiées par leur auteur. J'ignore le sort qui les attend, et si le peu que j'en ai laissé entrevoir n'est pas approuvé, la faute en est sans doute à celui qui, par l'effet d'une nécessité facile à comprendre, a présenté quelques idées générales en les détachant de leur ensemble et de leurs preuves, et qui, peut-être, les a altérées en se les assimilant. Ces motifs m'empêchent de placer ici le nom de mon maître. Si les vues que je lui dois paraissent justes et fécondes, il me sera doux de lui rendre hommage.

Et maintenant, le système que je propose répond-il à quelque besoin de l'intelligence et de l'âme, répond-il par les applications où il conduit, par les sentiments qu'il doit inspirer, à quelque besoin de la société? J'ai sujet de le penser en considérant cette époque d'orage et d'affaiblissement, que le scepticisme dévore, et qui maudit son mal sans vouloir en guérir. Cependant je connais ma faiblesse. Je sens aussi qu'une raison impartiale n'est pas la source la plus profonde de nos répugnances, et que notre apparente indifférence est trop souvent une hostilité qui redouterait d'être convaincue. Mais il y a des doutes sincères, il y a des coeurs de bonne volonté. Puisse ma pensée les atteindre, puisse-t-elle les satisfaire, puisse-t-elle surtout ne pas les blesser.

LAUSANNE, 18 mars 1849.





LA PHILOSOPHIE

DE LA

LIBERTÉ.



INTRODUCTION.



PREMIÈRE LEÇON.

De la place de la morale dans la science.--La Philosophie cherche à connaître les choses par leur principe. Elle exige une recherche préalable de ce principe et comprend ainsi deux disciplines: la philosophie régressive et la philosophie progressive.--La morale cherche la règle de la volonté humaine. Pour obtenir une morale scientifique, il faut la déduire de la science du principe premier. Critique des systèmes qui traitent la morale comme une science indépendante.


Messieurs,

Des événements dans lesquels nous ne voulons voir les uns et les autres qu'une dispensation providentielle m'ont exclu de la chaire que j'occupais à l'Académie depuis huit ans. Votre bienveillance m'appelle à continuer dans cette modeste salle l'enseignement que je vous offrais naguère de la part de l'Etat. Je vous en remercie, Messieurs, du fond du coeur! Vous me connaissez comme je vous connais, il n'est pas besoin d'en dire davantage. Le déplacement que je rappelle pour la première et la dernière fois n'exercera aucune influence ni sur l'esprit de ces leçons ni sur leur forme. Veuillez accorder à votre ami l'attention sur laquelle votre professeur avait pris la douce habitude de compter, et s'il en abuse quelquefois, ne vous en plaignez pas trop haut. Je n'ai pas seulement besoin de votre indulgence, j'ai besoin de votre appui.

Le sujet de notre cours est le plus élevé qui se puisse imaginer: la philosophie morale. Il a pour but direct d'exciter, de fortifier, de fonder sur des convictions solides les résolutions du coeur que l'éducation tout entière cherche à produire; nobles et saintes aspirations, semence féconde de la vie! L'intérêt des études et de la culture en général, l'intérêt particulier de la philosophie, si les Grecs l'ont bien nommée, se concentrent donc ici comme dans un foyer.

Cet hiver, Messieurs, je ne pourrai que vous introduire dans la philosophie morale en en marquant la place, en en déterminant le principe. Ce dessein m'oblige à remonter assez haut. La science que nous abordons s'annonce comme une partie d'un tout plus vaste. Pour comprendre la partie, il faut jeter un coup-d'oeil sur le tout. Qu'est-ce donc que la Philosophie? L'usage ne permet pas de comprendre sous ce beau nom toute la science, et cet usage, à le bien examiner, se fonde sur la nature de la science elle-même comme sur la nature de l'agent qui la crée, l'esprit humain. La science a pour objet tout ce qui existe pour l'esprit, tout ce qui le frappe et tout ce qu'il peut atteindre. L'esprit de l'homme s'éveille au milieu du monde: assailli par une foule de sensations diverses, il réagit bientôt sur elles: il s'efforce de les saisir, de les fixer. Il les constate, et guidé par des lois qu'il ignore, il assigne à chacune d'elles une cause, un objet. Enumérer, décrire les objets, les êtres qui l'entourent et les changements que ces êtres subissent comme ceux qu'il éprouve lui-même, en un mot constater des faits, telle est la première occupation de l'esprit. De ce travail naît une science, la science expérimentale, la science d'observation, une dans sa méthode et dans son but, quelle que soit la diversité des objets qu'elle embrasse. Cette science s'étend chaque jour, il est impossible de lui assigner de limites.

Mais les eussions-nous atteintes, ces limites, eussions-nous recueilli tous les faits, nommé tous les êtres, la curiosité de l'esprit n'en serait point satisfaite et le but de cette curiosité ne serait pas obtenu. Nous ne voulons pas seulement connaître ce qui est et ce qui se passe, nous voulons le comprendre. Si nous accordons notre intérêt aux faits, c'est que nous en espérons l'intelligence. Comprendre donc, comprendre tous les faits fournis par l'observation, comprendre l'expérience: tel est le but de la pensée. La vraie science est intelligence. Cette science s'appelle la philosophie; nous pouvons la définir: l'intelligence de l'univers. Est-il peut-être besoin de dire ce que c'est que comprendre? Ce mot est clair par lui-même et son étymologie en marque le sens. C'est réunir, c'est concentrer, c'est lier les faits, saisir leurs rapports, leur unité, leur principe. C'est ramener à l'unité la pluralité des perceptions et des choses. L'esprit a besoin de cette unité, et par sa constitution même il l'affirme. Cette affirmation est au fond de l'intelligence ou plutôt elle en est le fond, elle en constitue la faculté la plus intime et la plus élevée à la fois: on la nomme la raison.

Nous pouvons différer d'opinion sur la nature du principe universel; car, avant les recherches de la science, nous ignorons ce qu'il est, mais nous ne pouvons pas, en continuant d'affirmer et de penser quoi que ce soit, mettre en doute qu'il y ait un tel principe. Les athées eux-mêmes n'en contestent point la réalité; tout ce qu'ils contestent, c'est que ce principe soit revêtu des qualités qui permettent à l'homme de soutenir avec lui des rapports moraux et de le nommer du nom de Dieu qui implique de tels rapports.

Ignorant si la philosophie existe déjà ou si elle est encore à faire, nous ne pouvons la définir que par son idéal, c'est-à-dire par l'intention de l'esprit qui cherche à la produire. L'idéal de la philosophie n'est autre chose que l'intelligence parfaite, l'intelligence des choses telles qu'elles sont réellement. La philosophie doit donc comprendre l'essence du principe universel et comprendre toutes choses comme découlant du principe universel conformément à sa nature. Elle expliquera les choses particulières telles qu'elles sont pour le principe universel, car c'est là leur vérité vraie et la philosophie doit nous enseigner la vérité vraie. Dès lors elle conformera sa marche à la marche de la réalité; ses premières propositions auront pour objet ce qui est le premier dans l'ordre réel, puis elle passera à ce qui dans l'ordre réel vient ensuite, et les liens qu'elle établira pour la pensée entre les divers objets dont elle s'occupe seront l'expression fidèle des rapports qui unissent les sphères diverses de la réalité. En un mot, elle reproduira dans son ordre et dans son enchaînement l'ordre et l'enchaînement de l'univers. L'intelligence des effets par leur cause, voilà la philosophie que l'esprit humain a cherché dès son premier essor, qu'il s'est efforcé d'atteindre dans toutes les époques vraiment fécondes, et qu'il poursuivra jusqu'à ce qu'il l'obtienne ou qu'il s'éteigne. La philosophie descend du principe universel aux choses particulières. Suivant l'exemple d'un illustre philosophe contemporain 2, nous exprimerons par un seul mot cette idée en disant qu'elle est progressive.

Note 2: (retour) M. de Schelling.

Cependant nous ne pouvons pas entreprendre une telle philosophie sans un travail préliminaire. Pour exposer la nature du principe universel et la manière dont il produit ses conséquences, il faut connaître ce principe avec certitude et clarté; la diversité des religions et des systèmes contradictoires fait assez voir que nous ne le connaissons pas ainsi au début de nos recherches. Sa réalité est évidente, son essence est un problème, le problème par excellence, au sein duquel est renfermée la solution de tous les autres. Descendre de l'universel au particulier, de l'absolu au relatif, voilà le but.

S'élever à l'absolu et à l'universel est la condition.

Si nous ne voulons renoncer au but, nous ne saurions nous affranchir de la condition. Nous aspirons à l'intelligence des effets par leur cause, mais nous connaissons, le plus souvent du moins, les effets avant d'en comprendre la cause. Il faut donc remonter des conséquences au principe. Avant d'atteindre la philosophie progressive, qui seule peut réaliser notre idéal, il faut construire l'édifice, l'échafaudage si vous voulez, d'une philosophie régressive. La science régressive seule est insuffisante, la science progressive seule est impossible. L'idée de la Science réclame l'une et l'autre. Ce double mouvement de régression et de progression, d'induction et de déduction, est marqué plus ou moins distinctement dans tous les systèmes; il résulte de la nature même de l'esprit humain.

Voilà, Messieurs, en quelques traits l'idée générale de la philosophie. Ce n'est qu'un cadre ou plutôt le contour extérieur d'un cadre dont nous n'avons point dessiné les compartiments; mais il suffit de cet aperçu pour que nous puissions aborder notre sujet particulier. Quelle est la place de la philosophie morale? A laquelle des deux grandes divisions que nous venons de marquer appartient-elle d'après la nature de son objet? Et d'abord, quel est cet objet?

La morale est l'art de régler l'activité libre de l'homme, l'art de la vie. Comme tout art, elle suppose avant elle une science; cette science ne peut être que celle du but de la vie. Le mot philosophie morale signifie dans notre langage philosophie de la morale ou morale philosophique, tout simplement. Ces idées semblent suffire pour répondre à notre question.

Nous passons notre vie dans le monde, il agit sur nous et nous agissons sur lui; pour savoir réellement ce que nous sommes, il faut savoir ce qu'il est, et pour connaître notre but, il faut connaître le sien. Mais au problème des destinées s'enlace le problème des origines. Savoir une chose c'est en connaître le commencement, le milieu et la fin. Nous n'aurons l'idée de nous-même et du monde que si nous connaissons l'auteur du monde et notre auteur. La morale se place donc tout naturellement dans la philosophie progressive, elle en est le faîte et la couronne, car la perfection de la vie est le but dernier de tous les travaux de la pensée; ceci, Messieurs, n'a pas besoin de preuve et nous rougirions d'en chercher.

Pour mériter le nom de science, la morale doit être déduite d'un principe. Elle devient philosophique lorsqu'on déduit son principe lui-même du principe universel. La philosophie morale dépend donc de la science du principe universel ou de la métaphysique, puisque tel est le nom qu'on donne à cette haute discipline.

Tout cela s'entend assez de soi-même. Il faut voir maintenant ce que la morale attend de la métaphysique, ou ce dont la morale a besoin pour être constituée et pouvoir marcher. Ici nous sortons des questions de forme et de nomenclature; vous ne m'accuserez pas, Messieurs, de vous y avoir retenu trop longtemps. Nous entrons déjà dans le fond des choses, l'intérêt commence, les difficultés commenceront peut-être aussi.

La morale, disons-nous, est l'art de régler l'activité humaine. Pour que cette idée ait un objet, pour que la morale soit possible, il faut deux choses: il faut d'abord que la volonté soit libre, puis il faut au-dessus d'elle un principe propre à servir de règle à sa liberté.

Si la volonté n'était pas libre, il n'y aurait pas de morale, et plus généralement il n'y aurait pas d'art. La science de la volonté se bornerait à la description de ses phénomènes, à la théorie de ses lois nécessaires. La morale est autre chose. Si la liberté n'était pas réglée intérieurement, dans son essence, la prétention de lui imposer une règle serait une folie. La science, même la science pratique, ne produit rien qui ne soit avant elle; elle constate ce qui est, soit l'existence manifeste, soit la puissance cachée. En révélant cette puissance, elle concourt sans doute à sa réalisation, mais elle ne la crée pas. Une morale que les philosophes auraient faite serait une morale factice. La science ne dicte point des devoirs à la volonté, elle lui fait connaître ses devoirs. Les deux conditions que nous venons d'énoncer sont donc bien réelles. Mais est-il besoin de métaphysique pour les remplir? A quoi bon, direz-vous peut-être, remonter jusqu'au principe de toutes choses? Ne trouvons-nous pas en nous-même tout ce qu'il faut: la certitude immédiate de notre liberté et le sentiment d'une obligation? Toute la morale n'est-elle pas dans ces deux faits intérieurs, et ne pouvons-nous pas la déployer sans sortir de l'âme, comme une science indépendante?

Je m'empresse de reconnaître que nous trouvons en nous ces deux grandes choses: la liberté et le devoir. Ces faits ont une immense valeur dans le sujet qui nous occupe. La morale repose sur eux toute entière; mais conclure de là qu'il faille la détacher du tronc de la philosophie, ce serait non pas exagérer, mais affaiblir l'importance de ces principes et tomber dans une assez grave erreur. J'ai l'espoir de vous en convaincre si vous me suivez avec attention.

Remarquez-le d'abord, l'idée d'appuyer la morale uniquement sur des vérités psychologiques paraît une suggestion du découragement, j'ai presque dit du désespoir. La philosophie ne peut consentir à aucune émancipation de ses provinces. Elle est une ou elle n'est pas. Le principe de l'être et le principe de la connaissance se confondent nécessairement en elle. Son altier programme est l'explication universelle par le principe universel. Rien de plus, rien de moins. Fonder la morale exclusivement sur des faits de conscience, comme on les appelle, ce serait donc renoncer à la philosophie et la déclarer impossible 3, à moins peut-être que l'on ne prétendit l'absorber toute entière dans la morale en élevant le sujet de la conscience, l'esprit individuel, le moi, en un mot, au rang du principe universel et absolu. Ce point de vue qu'on a mis en avant 4 ne pèche assurément pas par un excès de timidité, vous seriez tentés plutôt de lui reprocher autre chose; cependant, Messieurs, nous ne l'écarterons pas au moyen de l'ordre du jour, nous l'examinerons quand le moment sera venu.

Note 3: (retour) Hume, Kant, les Ecossais.

A ceux qui désespèrent de la philosophie, nous répondrons d'abord qu'il sera toujours temps de les écouter lorsque nous aurons tenté l'aventure, mais surtout nous leur répondrons qu'il faut, s'ils ont raison, désespérer également de la morale, comme science du moins, car l'idée d'une morale indépendante contredit son propre point de départ. Ce point de départ, c'est le sentiment d'une obligation intérieure d'agir. Nous trouvons en nous ce sentiment d'obligation, et nous sommes contraints de lui reconnaître une autorité péremptoire. Tel est le fait; mais de ce fait, que pouvons-nous, que devons-nous forcément conclure? Une obligation ne se conçoit pas sans un être qui oblige; une loi de la liberté suppose un législateur, une sentence suppose un juge. N'eussions-nous aucun autre moyen de connaître Dieu, ce qui est bien possible, nous le connaîtrions par le cri de notre conscience. La conscience est une méthode qui conduit à Dieu; mais si nous reconnaissons un Dieu, nous sommes forcés de nous en occuper et de chercher la science de Dieu, nous nous posons nécessairement le problème de la métaphysique, et la morale n'est plus une science indépendante; car du moment que la métaphysique existera, il faudra bien qu'elle produise sa morale. La loi du devoir écrite dans notre cœur nous atteste notre dépendance, elle nous révèle l'existence d'un principe supérieur à l'humanité. Dès lors nous nous abuserions volontairement si nous refusions de tenir compte de ce principe et de le mettre à sa place dans la science.

Je ne sais, Messieurs, si cette argumentation vous paraît claire, mais l'histoire de la science nous fait assez voir qu'elle ne manque pas de force. Les auteurs qui ont essayé d'arracher la morale à l'empire de la métaphysique se sont efforcés de lui échapper, les uns en niant le devoir, les autres en niant que le devoir implique l'idée d'un principe supérieur à l'homme. Réglons d'abord notre compte avec les premiers au plus vite et pour n'y plus revenir.

La négation du devoir est une erreur de fait, une violation du devoir lui-même, un outrage à l'humanité. Ensuite elle rend toute morale impossible. Où trouverons-nous la règle de la volonté si la volonté n'a pas de règle en elle-même? La chercherons-nous avec les utilitaires plus bas que la volonté, dans les conséquences agréables ou désagréables des actions? Ce chemin ne saurait nous conduire au but. L'expérience m'enseigne la manière d'atteindre certains résultats dans la supposition que je les veuille, mais elle ne peut pas faire que je les veuille. S'il me plaît de négliger mon profit, personne n'a rien à me dire, l'utilitaire moins que personne. Il part de ce fait supposé, que l'homme cherche toujours son avantage particulier; le fait est faux, et fût-il vrai, cet accord de nos désirs ne serait qu'un accident si nous sommes libres. La morale utilitaire n'a de valeur que relativement à ce fait accidentel; or la morale digne de ce nom ne porte pas sur une volonté déjà déterminée dans sa direction, la morale est absolue, nous demandons une règle qui nous enseigne ce qu'il faut vouloir. Ainsi l'utilitarisme n'est pas une morale. Où la morale finit l'utilitarisme commence. L'utilitarisme ne serait vrai que si la volonté n'était pas libre dans le choix des buts qu'elle se propose; mais alors encore, alors surtout, il n'y aurait pas de morale au sens de notre définition.

Des observateurs plus attentifs et plus sincères de notre âme 5 ont reconnu que la volonté se sent à la fois libre et obligée par une loi qui ne cesse pas d'être absolue, quoiqu'on puisse lui désobéir. Mais voulant à tout prix renfermer l'objet de la science dans l'esprit qui l'élabore et trouver en lui son unité, ils refusent de conclure du fait de l'obligation à l'existence d'un être envers qui nous soyons obligés, et s'efforcent de trouver la règle de la liberté dans la liberté elle-même. Système ingénieux, et profond, dont il est facile d'indiquer le vice, difficile d'estimer la valeur assez haut. Dans ce point de vue l'homme est isolé de tout. Il ne connaît que lui-même. Il ne relève que de lui-même, car ce qu'il ne saurait connaître n'est rien pour lui. Il se sent obligé et cependant il est libre, son essence est la liberté. Il n'y a rien au-dessus de sa liberté. Cette liberté qui lui paraît limitée, il faut prouver qu'elle est réellement illimitée, disons mieux, il faut la rendre illimitée. Tel est le sens de la loi morale, le devoir n'est autre chose que l'impulsion qui nous porte à l'affranchissement absolu.--Supposons qu'il en soit ainsi, admettons la parfaite régularité du système, admettons-en la conclusion; je ne demande que la permission de l'analyser.

Note 5: (retour) Fichte et Kant.

Si le système dont il s'agit est vrai, voici, Messieurs, ce qui est prouvé: C'est que, pour se réaliser sans contradiction, la liberté doit suivre une ligne déterminée que nous appellerons le bien moral. Il y a une règle inhérente à la liberté dans ce sens que, pour se maintenir, pour se développer, pour se réaliser pleinement, la liberté doit se conformer à cette règle. Ou bien la liberté l'accomplira, ou bien elle se mettra en contradiction avec elle-même; elle se détruira, elle s'anéantira. Mais pourquoi la liberté, la puissance de faire ou de ne pas faire est-elle obligée de se maintenir et de se développer?--En se contredisant elle s'anéantit.--Je vous l'accorde, mais pourquoi ne pourrait-elle pas s'anéantir? L'expérience nous atteste qu'elle en a le pouvoir, et vous le reconnaissez, mais vous lui défendez d'en user. De quel droit?--Apparemment du droit de la raison. Il est absurde que la liberté se contredise et se suicide.--Mais pourquoi voulez-vous que la liberté ne soit pas absurde? Cela n'est pas compris dans l'idée pure et simple de la liberté. En réalité vous ne partez pas de l'idée de la liberté pure et simple, vous partez de l'idée de la liberté chargée de l'obligation de se maintenir et de se réaliser; votre analyse a ramené la richesse de la vérité morale à l'abstraction de la vérité logique, vous avez montré que tous les devoirs de la volonté libre se résument pour elle en un seul devoir, celui de ne point se contredire: mais en revanche vous avez revêtu le principe de la vérité logique d'un caractère moral qui demeure absolument inexpliqué. Vous supposez tacitement dès l'abord que la volonté conséquente est le bien, que la volonté inconséquente est le mal; c'est-à-dire qu'au lieu de déduire les idées du bien et du mal moral de la pure liberté selon votre promesse, vous partez d'une volonté pour laquelle il existe dès le principe un bien et un mal, en d'autres termes d'une volonté soumise à une obligation. L'obligation que vous prétendiez faire sortir de la volonté plane toujours au-dessus d'elle. Votre principe, en un mot, ne peut pas s'écrire: JE SUIS LIBERTÉ, mais: la liberté doit être. Votre liberté reste affectée d'un devoir inexpliqué, il vous reste à faire comprendre pourquoi la liberté est obligée envers elle-même. Je ne dis pas, Messieurs, que cette morale ne soit pas excellente et qu'il ne soit pas fort beau de résumer tous les devoirs dans ce seul mot: la liberté doit être. Je prétends simplement qu'il faudrait nous dire pourquoi. Il ne suffit pas d'invoquer ici la logique, puisque la question est précisément de savoir d'où vient le caractère moral de la vérité logique. La chose ne paraît évidente de soi que pour celui qui ne saisit pas où gît le véritable problème. Pour avoir voulu se passer de métaphysique, la morale dont nous parlons se change elle-même en métaphysique et perd son caractère essentiel. Elle se nomme à bon escient transcendante, car elle passe derrière son objet, mais en passant derrière elle le perd. Elle recherche quels éléments, quels facteurs donneront comme produit l'obligation morale primitive. L'obligation morale que nous sentons devient pour elle un phénomène; elle explique ce phénomène, mais elle en détruit la portée en l'expliquant. Elle nous fait voir que le mal moral est en dernière analyse une contradiction logique: je le crois volontiers; mais si l'idée morale est complètement absorbée par l'idée logique, qu'est-ce à dire, sinon qu'au fond la sphère morale n'a pas de réalité propre? Ce n'est pas le résultat que l'on cherchait et qu'il fallait chercher.

Les observations que je viens de présenter portent sur le système de morale indépendante le plus scientifique et le plus conséquent, le système idéaliste. Toute morale analogue conçue en dehors de l'idéalisme et qui prétendrait néanmoins à une valeur définitive, reposerait sur un vice de méthode. Elle serait écartée par cette simple observation: Si vous reconnaissez un principe de l'être supérieur au moi, vous devez en tirer votre science du moi et les règles de sa conduite, sans cela vous choquez les règles de l'intelligence et vous ne pouvez obtenir aucun résultat vraiment certain.

Ce n'est pas sans intention que j'attire d'abord votre attention sur ces questions de forme. Elles ont une importance décisive.

En nous rapprochant du fond, nous reconnaîtrons dans tous les systèmes de morale exclusivement fondés sur le sentiment intime un défaut facile à prévoir. Ce défaut c'est précisément l'absence de fond, de substance, de contenu positif. Ils prouvent éloquemment qu'il y a un devoir, proposition peu contredite; ils en établissent à merveille la valeur absolue ou la sainteté, et puis c'est fini. Quand il s'agit de dire en quoi ce devoir consiste, vous les voyez dans un cruel embarras. Ils allèguent bien, mais ils ne prouvent guère et surtout ils ne prouvent pas ce qu'il faudrait prouver.

Un principe n'est digne de ce nom que s'il produit ses conséquences de lui-même. Le devoir en général n'est rien; il faut qu'il se fractionne et se débite dans la pluralité des devoirs. Si le sentiment général du devoir est notre unique principe, nous devons trouver dans ce sentiment l'idée de nos devoirs particuliers et par conséquent l'idée des relations morales ou des sphères d'activité dans lesquelles ces devoirs s'exercent. Fichte seul a compris la grandeur du problème et s'est efforcé de le résoudre. De la conscience morale il conclut à la nécessité des sexes, de la famille, de l'État, de l'Église, et les introduit ainsi dans la pensée. Sa déduction est insuffisante, arbitraire, artificielle, mais enfin c'est une déduction. La foule des moralistes vulgaires n'a pas pris tant de peine; ils n'y ont pas même songé. Ils empruntent à l'expérience l'idée des diverses relations morales et donnent à l'individu, sur la manière dont il doit se conduire dans cet ensemble de relations, des conseils plus sages en eux-mêmes que rigoureusement motivés. Cela ne suffit pas plus aux besoins de la pratique qu'à ceux de la science. En effet les relations dont il s'agit, les sphères où s'applique le devoir sont elles-mêmes un produit de la liberté morale. L'essentiel n'est donc pas de me dire ce que je dois faire dans la famille, dans l'État, dans l'Église, etc., tels qu'ils sont aujourd'hui; il n'est guère besoin de science pour cela. L'essentiel est de m'enseigner ce que doivent être la famille, l'Église et l'État. Si l'expérience nous l'apprend seule, notre morale sera régie par l'histoire, tandis qu'elle devrait en ordonner les mouvements. Changeant d'un siècle et d'un climat à l'autre sous l'empire d'une loi étrangère qu'elle ne comprend pas, elle ne saurait acquérir l'autorité d'une science, elle demeure incapable de faire avancer l'humanité.

Nous ne séparerons donc pas l'art de la vie de la science des choses, nous ne renoncerons pas à l'unité que la pensée réclame, avant d'y être forcés, nous ne déserterons pas sans combat le drapeau de la philosophie. Nous demanderons avec Descartes l'intelligence des effets par les causes. Nous chercherons la loi de notre activité dans le but de notre existence, si du moins notre existence a sa raison dans un but, et cette raison, nous la chercherons dans le principe absolu. Nous laisserons la morale à sa place dans l'organisme de la science, nous la traiterons comme un corollaire de la métaphysique, de la philosophie première, quand nous aurons une philosophie première.



DEUXIÈME LEÇON.

La morale doit être déduite du principe universel. Elle suppose que ce principe est un être libre, car les effets d'une cause nécessaire le seraient également. La connaissance du premier principe est le but de la philosophie régressive, qui part de l'ensemble des vérités immédiates, savoir: les faits d'expérience sensible, les faits d'expérience psychologique, les vérités nécessaires de l'ordre rationel et les vérités nécessaires de l'ordre moral.--L'expérience sensible consultée seule ne fournit aucune connaissance du principe premier.--Dans la conscience du moi, l'expérience psychologique nous donne l'idée de l'être; les vérités nécessaires de l'ordre rationel se résument dans la notion de l'inconditionnel, objet de la raison.--L'idée de l'être inconditionnel est le point de départ de la philosophie.--Il faut déterminer cette idée de manière à ce qu'elle rende compte des faits d'expérience en général et des vérités nécessaires de l'ordre moral.--Celles-ci nous obligent à reconnaître la liberté du premier principe en attestant en nous le devoir, qui suppose notre propre liberté.


Messieurs,

L'idée de morale implique notre liberté et l'existence d'un principe supérieur à nous. Le second point n'est pas moins nécessaire que le premier. Nous l'avons vu dans la leçon dernière. Si nous cherchons la règle de la liberté dans la liberté elle-même, peut-être réussirions-nous à l'y découvrir; mais, comme nous l'avons expliqué, l'élément essentiel, l'obligation s'évanouirait. Une morale scientifique suppose donc la connaissance scientifique de la liberté humaine et d'un principe supérieur d'obligation. Nous trouvons ces deux vérités écrites au fond de notre âme; nous pouvons espérer dès lors que la science expliquera ce témoignage intime, et nous avons besoin qu'il en soit ainsi. En effet, les notions que l'évidence rationelle et la conscience morale nous fournissent sur le principe suprême avant toute recherche, sont trop vagues, trop incomplètes pour suffire aux besoins d'une discipline précise et rigoureuse. Il est nécessaire avant tout de les concilier entr'elles, car leur accord est un problème. La liberté, elle aussi, doit passer au creuset de la pensée. Nous sommes certains de sa réalité lorsque nous sommes certains du devoir; nous la connaissons comme fait avec une pleine lumière; mais un fait n'est pas propre à entrer immédiatement dans l'édifice de la philosophie. C'est une pierre brute; nous ne pouvons employer que des pierres taillées. La vraie science est celle des effets par leur cause; notre liberté a une cause, il faut l'y chercher. Nous ne la connaîtrons comme il faut la connaître que si nous la trouvons à sa place dans l'ordre universel, si nous l'expliquons par le principe universel, si nous voyons en elle une conséquence de la nature de ce principe ou le produit de son action. Il appartient donc à la métaphysique de nous faire comprendre la liberté humaine. Faisons des vœux pour qu'elle y réussisse, car la morale est à ce prix.

La liberté humaine suppose, Messieurs, l'absolue liberté, ou, si vous me permettez cette expression qui n'est pas encore justifiée, la liberté divine. Nous ne pouvons pas confondre notre être avec le principe de toute chose, parce que nous nous sentons limité; or le principe absolu étant un, comme la raison nous l'enseigne évidemment, il est nécessairement illimité, dans ce sens du moins qu'il n'est restreint par aucun autre.

Les conséquences de ce principe illimité sont des actes libres ou bien elles résultent d'une nécessité intérieure de sa nature. Il n'y a pas d'autre alternative. La prétention souvent affichée de concilier la liberté et la nécessité dans une idée supérieure ne se justifie pas. Cette idée soi-disant supérieure n'est jamais que celle d'une activité nécessaire, nécessité spontanée, nécessité intelligente, nécessité de perfection si l'on veut, mais enfin c'est la nécessité.

Eh bien, si nous concevons le monde comme résultant de l'action nécessaire d'un principe infini, il est impossible que nous trouvions une place en lui pour la liberté humaine. La portée des actes d'un être infini est elle-même infinie. Si l'univers est le produit d'une activité nécessaire, il est nécessairement ce qu'il est jusque dans ses derniers détails, nous sommes nécessairement ce que nous sommes, et nos actes particuliers ne sont que la traduction, la manifestation, le déroulement dans le temps de cette essence déterminée.

Cette conséquence est inévitable; en vain chercherait-on à l'éluder en expliquant notre liberté par l'imperfection inhérente à tout être fini. Si Dieu ne peut pas agir autrement qu'il n'agit parce qu'il est parfait, l'œuvre où cette perfection se révèle ne peut être que ce qu'elle est; or la présence de la liberté implique dans un monde qui ne peut être que ce qu'il est. La réalité de la liberté consiste précisément en ceci: que le monde puisse être autrement qu'il n'est, si les agents libres le veulent. Expliquer la liberté par l'imperfection, c'est la faire évanouir comme une fumée.

Je désire être bien compris, je ne prétends pas que de la liberté divine on puisse déduire immédiatement la liberté humaine; je dis seulement que sans la liberté divine il est impossible de concevoir la liberté humaine.

On pourrait inférer de là directement que le principe absolu est une activité libre, puisque la foi de l'homme à sa liberté est nécessaire à l'accomplissement du devoir, à la vérité de la conscience morale que nous ne pouvons suspecter sans lui faire injure. Cette conclusion fort importante, nous ne la tirons pas encore d'une manière expresse. Nous établissons seulement ceci, que, pour pouvoir servir de base à la morale ou nous donner une morale, la métaphysique doit démontrer la liberté du principe absolu. Il nous reste à examiner comment la métaphysique peut arriver à un résultat pareil. Ceci nous conduit à jeter un coup-d'œil sur l'ensemble de la philosophie régressive, dont l'unique objet est de formuler l'idée du principe.

La marche de cette discipline est réglée par son point de départ et par son but. Le but, nous le connaissons. Le point de départ est évidemment l'ensemble des vérités immédiatement certaines. Nous appelons vérités immédiatement certaines non-seulement celles que l'esprit possède avant tout travail, ce qui se réduirait à excessivement peu de chose, mais toutes celles que nous possédons légitimement au début des recherches philosophiques, au moment où nous nous posons le problème de la philosophie, tel que nous l'avons circonscrit. Ces données premières sont assez complexes; elles embrassent des faits extérieurs perçus par les sens, des faits intellectuels perçus par la conscience, des vérités nécessaires de l'ordre rationel et des vérités nécessaires de l'ordre moral.

Les faits sensibles sont l'objet des sciences naturelles; les faits de conscience sont l'objet de la psychologie, qui constate aussi les deux genres de vérités nécessaires dont nous venons de parler. Les quatre membres de notre classification se ramènent donc à la dualité sous un double point de vue. Quant à la manière de constater les faits, nous opposons l'expérience sensible à l'analyse intérieure.--Quant à la nature même des vérités immédiates, nous trouvons d'un côté des faits contingents, variables, a posteriori; de l'autre des connaissances nécessaires, immuables, a priori. Il importe de ne pas confondre ces deux divisions, qui partent de principes bien distincts.

Nous ne nous compromettrions pas beaucoup en disant, MM., que, pour arriver à la première vérité dans l'ordre des choses, il faut tenir compte avec un égal souci de toutes les données du problème que nous venons d'énumérer ou de toutes les vérités premières dans l'ordre de l'acquisition de nos connaissances. Ce lieu commun prend de l'importance par la revue exacte dont nous l'avons fait précéder. Celle-ci n'a du lieu commun que l'apparence. L'esprit n'a pas toujours accordé la même attention aux éléments qu'elle embrasse. Préoccupé tantôt des uns, tantôt des autres, ne les distinguant pas toujours, il a tenté d'asseoir exclusivement sur quelques-uns d'entr'eux l'édifice de la science. De là vient la diversité des systèmes, car comme la logique est la même pour tout le monde, si le point de départ était identique, il faudrait bien que le résultat le fût aussi. Il en est de la philosophie comme des mathématiques. Si les données sont trop insuffisantes, le problème ne peut recevoir aucune solution; s'il manque une donnée, on arrive à une formule applicable à plusieurs quantités entre lesquelles le choix est arbitraire.

L'expérience sensible consultée seule ne fournit point de philosophie. Et d'abord, Messieurs, les sens isolés, considérés d'une manière abstraite, ne donnent aucune espèce de notion. Il n'y a point de connaissance sensible rigoureusement parlant. Pour constater un fait extérieur quelconque, il faut appliquer aux données des sens l'intelligence et les idées universelles nécessaires a priori qui constituent l'intelligence: ainsi les notions de substance, de cause, de possibilité, de réalité, que l'expérience sensible ne fournit point, mais que nous appliquons instinctivement aux sensations et dont nous n'obtenons une conscience distincte que par cet emploi réitéré. Ces vérités-là sont acquises, aussi n'insisterons-nous pas. Nous acceptons l'expérience telle qu'elle est, sans discuter son origine. Nous prenons la science de la nature dans toute sa grandeur, dans sa merveilleuse beauté, et nous répétons qu'elle ne donne pas de philosophie. Cela, Messieurs, pour deux raisons: La science expérimentale n'est pas certaine par elle-même, puis elle ne conduit à rien d'inconditionnel.

La science expérimentale n'est pas certaine par elle-même, pas du moins dans le sens qu'il faudrait. On ne peut pas douter que nous ne voyions ce que nous voyons, mais on peut douter que ce que nous voyons existe indépendamment de nous. La preuve c'est qu'on en a douté. On a mis en question la réalité du monde extérieur en général. Or lorsqu'il s'agit de lever un doute qui porte sur l'expérience en général, il est clair qu'on ne saurait en appeler à l'expérience. Tout doit être rigoureux dans la science. Rigoureusement il faut une métaphysique pour légitimer l'expérience sensible; l'expérience sensible ne suffit donc pas pour fonder la métaphysique.

La science expérimentale ne conduit à aucun principe inconditionnel et nécessaire. Les faits que l'expérience constate directement ne peuvent être constatés que comme faits. Nous voyons qu'ils sont, nous ne voyons pas qu'ils soient nécessaires. Les causes des phénomènes que nous percevons sont du même ordre que ces phénomènes eux-mêmes. Les procédés de la science empirique ne peuvent nous conduire au delà de l'accidentel. Certains effets ont lieu, donc ils sont produits par certaines forces. Ainsi la chaleur, la lumière, l'électricité, le magnétisme, la force organique, ces puissances dont l'action explique une multitude de phénomènes divers, sont elles-mêmes des faits à expliquer. Peut-être l'esprit saisira-t-il un jour leur unité, peut-être deviendra-t-il évident que toutes ces forces ne sont que des manifestations d'une seule force dont l'action varie selon les circonstances dans lesquelles elle est placée. Mais cette force plus générale ne sera qu'un fait, un accident, dont il faudra chercher la cause, et décidément la dernière cause ne peut résider dans rien d'accidentel. Ni l'expérience ni la réflexion qui part de l'expérience ne sauraient nous conduire à un principe inconditionnel, parce qu'elles ne sauraient établir qu'il soit inconditionnel. L'expérience peut bien nous montrer la présence d'une intelligence dans le monde par exemple, mais elle ne nous apprendra jamais si cette intelligence est véritablement le premier principe ou si elle émane elle-même d'un principe supérieur. L'inconditionnel est nécessairement infini; or dans le champ de l'expérience nous ne trouvons rien d'infini; le monde que nous connaissons, à le prendre tout entier, ne l'est pas réellement, et si d'un effet fini nous voulions conclure à l'existence d'une cause infinie, cette conclusion dépasserait les prémisses.

La plupart de ces considérations portent également sur les données de l'expérience interne, de la conscience psychologique. En dirigeant notre attention sur nous-mêmes, nous constatons une autre espèce de phénomènes passagers, limités et contingents, dont nous ne pouvons rien conclure au-delà du contingent et du limité. Il est donc permis de dire, si l'on désigne sous le nom d'expérience la connaissance des faits particuliers, que l'expérience ne nous donne par elle-même aucune notion du premier principe; nous ne pourrions pas même induire l'existence d'un tel principe des données qu'elle nous fournit, si nous n'en étions assurés d'avance.

Mais le mot expérience est équivoque. Toute connaissance est expérimentale en quelque façon, puisqu'en pensant nous sentons notre pensée. La conscience psychologique nous atteste non-seulement des faits particuliers et variables, mais des faits immuables et constamment identiques; elle nous fournit des notions que nous ne pouvons pas concevoir sans concevoir en même temps leur nécessité. Les modifications de notre âme sont l'objet d'un sens intérieur, et la connaissance que nous en avons ressemble à beaucoup d'égards à la connaissance sensible. Mais pour savoir ce qui se passe en nous-même, il faut que nous nous connaissions indépendamment de ces modifications passagères, il faut que nous ayons l'idée de cette unité permanente de notre être que nous appelons moi. Nous la possédons en effet immédiatement. Le moi n'est pas une connaissance déduite, le moi n'est pas la conclusion d'un raisonnement; cependant il n'a rien pour nous de contingent ni de variable. Indispensable à l'exercice du sens intérieur, l'idée du moi ne provient pas d'un sens, mais elle est l'objet d'une intuition permanente. C'est la forme pure de l'activité réfléchie. Par cette intuition, nous apercevons directement le fond de notre être, du moins cela nous paraît ainsi, car il nous est impossible de supposer qu'il y ait derrière le moi autre chose que le moi. Le moi est un acte ou la forme d'un acte, le moi est notre substance. Les idées d'être, de substance, de force, d'acte, de cause, toutes ces notions universelles dans leur emploi, qui sont pour ainsi dire les rayons de notre intelligence, partent de l'intuition du moi. Nous saisissons immédiatement leur réalité dans le moi, et sans en avoir la même intuition, nous les appliquons au dehors, par analogie si l'on veut, mais par une analogie instinctivement aperçue. Nous les appliquons avant de nous en rendre compte et nous arrivons à les connaître dans leur généralité par cet emploi. Nous les dégageons par l'abstraction des propositions particulières de la science expérimentale; mais lorsque, après les avoir ainsi obtenues par l'abstraction, nous les considérons en elles-mêmes, un examen attentif nous fait reconnaître en elles l'élément nécessaire, immuable, a priori de la science expérimentale et de tous nos jugements. Les catégories (c'est le nom qu'on leur donne) sont l'expression de l'intelligence arrivant peu à peu à la conscience d'elle-même. Primitivement les catégories sont des lois. Les idées générales de substance et de cause, par exemple, ne sont que l'expression abstraite de la nécessité intérieure qui nous oblige à mettre à la base de tous les phénomènes un sujet persistant, à reconnaître une raison d'être de toutes les existences et de tous leurs changements. Ces lois ne sont ni les seules ni les plus élevées, et l'intelligence qui s'arrête aux catégories ne se connaît pas encore dans son intimité. Il est aisé de s'en convaincre lorsqu'on voit, en suivant les indications de Kant et de ses successeurs, que les catégories et leurs lois appliquées à la rigueur conduisent à des résultats inadmissibles ou contradictoires. Ainsi le principe résumé dans l'idée de cause se traduirait comme suit: «tout ce qui est ou qui arrive a une cause»; il faut donc, après la cause de l'effet dont on part, trouver la cause de la cause, et ainsi de suite à l'infini. Si le principe de causalité est absolument vrai, il exclut l'idée d'une cause première, car celle-ci serait un être ou un acte sans cause, qui dérogerait au principe et le renverserait. L'idée de cause et la vérité qu'elle exprime n'ont donc qu'une valeur limitée et relative. Une première observation de nous-même le constate: le premier besoin de la pensée et sa suprême loi est d'atteindre l'infini et l'absolu. Primitivement et par son essence même la raison affirme l'absolu, c'est-à-dire un être qui existe par lui-même, qui n'a besoin de rien pour exister. L'absolu est en même temps l'unité des choses et la cause première. Il existe par lui-même et tout existe par lui. La loi fondamentale de l'esprit n'est donc pas ce qu'on appelle le principe de causalité, car ce principe n'est pas vrai; il conduit à une série infinie que l'intelligence repousse. La véritable expression du principe fondamental est celle-ci: «ce qui a sa cause hors de soi n'est pas la réalité véritable; le réel est l'inconditionnel, l'être qui possède en lui-même toutes les conditions de son existence.» Nous appellerions ce principe le principe de l'inconditionnalité, s'il était besoin pour le désigner clairement, d'un terme aussi barbare. Heureusement nous pouvons nous en passer: son nom est tout trouvé, c'est la Raison. En allant au fond de l'intelligence, nous y trouvons la Raison, c'est-à-dire l'affirmation a priori, nécessaire de l'unité et de l'absolu, le besoin de remonter en toute chose à l'unité et à l'absolu. Les sens ne donnent que l'accidentel et le limité, la logique partant des sens ne nous conduit pas au delà du limité et de l'accidentel, mais la raison pose immédiatement en face du limité et de l'accidentel l'infini et le nécessaire. La tâche de la science est d'unir ces deux termes en approfondissant l'un et l'autre.

Maintenant cet être inconditionnel ou nécessaire posé par la raison est-il identique à l'être que la conscience du moi nous fait apercevoir? L'idéaliste tend à les confondre, et cette réduction paraît d'abord plausible, car, relativement à nous-même, l'être attesté par la conscience du moi n'a rien d'accidentel. Cependant cette apparente simplification du problème est une erreur. En effet, l'objet de la conscience du moi est limité, tandis que l'être absolu ne saurait être limité, puisque rien ne le limite. La raison pose l'infini à côté du moi fini comme l'être inconditionnel qui est sa cause à lui-même à côté du monde accidentel qui cherche sa cause hors de lui; et ces mots, inconditionnel, infini, n'expriment pas deux idées, mais deux aspects d'une seule et même idée.

Nous trouvons dans ces lois nécessaires de l'intelligence, dans ces vérités a priori que l'observation de l'esprit nous fait découvrir, le point de départ que la philosophie régressive demande vainement à l'expérience. Ce point de départ, Messieurs, c'est l'ensemble des vérités immédiates a priori, c'est-à-dire l'esprit humain tout entier. La conscience nous donne l'intuition de l'être. La raison nous suggère le besoin d'atteindre l'absolu, et le problème de la science se pose ainsi: «Déterminer l'idée de l'être absolu.» Je dis: en déterminer l'idée, et non pas en prouver l'existence; car nous n'en possédons pas encore l'idée, puisque l'être que nous comprenons n'est point absolu, tandis que nous sommes certains de son existence dès l'entrée; et si nous n'en étions pas certains dès l'entrée, nous ne la démontrerions jamais, nous marcherions de contradiction en contradiction, d'accidentel en accidentel, sans jamais atteindre le terme.

On peut, sans les altérer, formuler ces idées d'une autre manière. La conscience du moi nous donne l'intuition de l'être, mais de l'être fini; l'être fini est limité par son contraire, en dernière analyse la limitation aboutit à la contradiction. De quelque côté qu'on le prenne, l'être fini est pétri de contradictions. On ne peut rien affirmer de lui d'une manière pure et simple; rien affirmer sans restreindre ce qu'on avance, c'est-à-dire, sans le nier. Mais la contradiction répugne à la raison. Le travail de l'esprit doit le purger des contradictions dont il est infesté. Déterminer l'idée de l'être absolu revient donc à ceci: concevoir l'être de telle manière qu'il puisse exister par lui-même sans contradiction. Voilà, Messieurs, l'objet de la métaphysique, considérée comme une science purement rationelle, purement a priori.

La métaphysique commence avec ces données de la conscience et de la raison pure; l'être ou l'acte, l'être absolu. Mais elle ne saurait demeurer sur ces sommets déserts, voilée dans son austérité, loin de tout contact avec le monde de l'expérience et les questions que ce monde fait naître. Une science spéculative sans rapport avec l'expérience n'aurait aucun prix pour l'humanité. L'expérience seule ne donne point de philosophie, il n'y en a pas non plus sans son concours. Ce que nous demandons à la philosophie, c'est l'explication des faits. Ainsi le problème se complique; il ne s'agit pas seulement de concevoir l'être absolu sans contradiction; il s'agit de déterminer l'idée de l'être absolu de telle manière qu'elle rende raison des faits en en faisant comprendre la nécessité, ou du moins la possibilité réelle. La science que nous cherchons, la seule qui puisse nous satisfaire, est celle qui nous fera voir dans la totalité de l'expérience la conséquence régulière du principe universel. Nous ne saurions donc faire abstraction de l'expérience en cherchant cette idée suprême. L'expérience est la pierre de touche des systèmes. Ils sont jugés d'après la manière dont ils rendent compte des faits. Tous travaillent à les expliquer, mais ils n'acceptent pas tous cette tâche dans la même étendue, et ils n'y réussissent pas également.

La question abstraite de l'être sans contradiction serait peut-être susceptible de plusieurs solutions différentes; mais lorsqu'il s'agit d'une idée capable d'expliquer le monde réel, le choix se resserre, et la pensée est contrainte de s'élever pour s'élargir. Les deux sources de connaissance se confondent dans le même fleuve. Les données de l'expérience et celles de la raison se combinent. L'on ne saurait trouver un principe nécessaire que dans la pensée a priori; on ne saurait déterminer, enrichir, développer cette idée a priori de l'être sans consulter l'expérience.

Nous sommes donc sur le chemin qui conduit à la métaphysique, ou plutôt, Messieurs, nous entrevoyons ce chemin; mais ce que nous trouverons au terme, sera-ce la métaphysique que nous cherchons, une métaphysique propre à servir de base à la morale, une métaphysique qui nous fasse comprendre que le principe absolu des choses est un être libre?

Nous ne saurions dire qu'un tel résultat soit impossible, mais il nous est permis de douter qu'il soit immanquable. On s'avancerait beaucoup en affirmant qu'il y a une contradiction dans l'idée que l'être absolu est nécessairement ce qu'il est et qu'il agit nécessairement comme il agit. Et quant à l'expérience, il ne s'entend pas non plus de soi-même qu'un Dieu libre soit indispensable pour rendre l'expérience intelligible.

Une silencieuse destinée préside aux révolutions de la nature, une loi pareille s'accomplit dans l'humanité. Acteurs d'un drame que nous ne comprenons pas, nous ne trouvons point les lois de l'histoire d'accord avec les lois écrites dans notre propre cœur. Rarement la couronne du bonheur et de la gloire ceint le front de la vertu. Les soupirs de la conscience sont étouffés par le flot qui nous emporte. Le flambeau de la civilisation passe lentement de climats en climats, sans se rallumer aux lieux qu'il a quittés. États, religions, langues et races, tout cela naît, fleurit comme l'herbe des champs, tout cela meurt comme elle sans savoir pourquoi. Tout a sa raison d'être dans le monde, mais cette raison est-elle une loi qui s'ignore, est-ce un but compris et voulu?--Ignorants et savants sont égaux en face de cette question solennelle, chacun la résout suivant son secret désir. L'expérience ne nous dicte pas de réponse. L'histoire, la nature même nous suggèrent sans doute l'idée de liberté, mais elles n'en contiennent aucune trace irrécusable. Pour trouver la liberté il faut descendre dans notre propre cœur.

Et ce témoignage lui-même, ne pourrait-il pas être contesté? Le fait certain que nous nous sentons libres suffit-il pour prouver que nous le sommes réellement? Il est permis d'en douter. Le sentiment intime peut avoir ses illusions comme les sens extérieurs. Si notre liberté d'action était incompatible avec d'autres vérités clairement et distinctement reconnues, le sentiment que nous avons d'être libres suffirait à peine pour faire rejeter ces vérités. On nous ferait observer d'abord que la réflexion psychologique ne jette qu'un faible rayon dans l'abîme que nous sommes. Nous ne nous connaissons jamais tout entiers et jusqu'au fond; le fataliste nous en arracherait facilement l'aveu. Puis, décomposant l'idée de la liberté, il y trouverait deux éléments: la spontanéité et le choix. Il accorderait la réalité de la première pour concentrer son attaque sur le second. Il dirait: «nous sommes le principe de nos propres actions; notre volonté est une force réelle; nous sentons la spontanéité de cette force et nous l'appelons avec raison notre liberté. Toute notre liberté est là. Avant d'agir, durant l'action elle-même et depuis, il nous semble à la vérité que nous pourrions faire autre chose que ce que nous faisons réellement; mais c'est une illusion, nous agissons conformément à notre nature que nous ne connaissons pas entièrement; s'il y a plusieurs possibilités, il n'y en a qu'une à la fois. Nous nous dirigeons toujours d'après des motifs, et le motif le plus puissant l'emporte. En réalité nous ne connaissons pas toujours nos vrais motifs, ni ce qui en fait la force prépondérante, parce nous sommes un mystère pour nous-mêmes.»

Je sais bien, Messieurs, ce qu'il y aurait à répliquer, mais je crois que sur ce terrain la question pourrait rester longtemps suspendue. D'ailleurs il ne serait peut-être pas prudent de se fier sans réserve au sentiment intime. Son témoignage pourrait bien varier et nous faire défaut. Il ne faut pas chercher bien loin le fataliste que j'ai fait parler. Ce fataliste, tout homme qui s'observe le découvrira quelque jour dans un repli de son propre cœur. Nous sommes ingénieux à fuir le sentiment de nos fautes. Tour à tour nos pensées nous condamnent et nous excusent.

Vous le voyez, Messieurs, la nature, l'histoire, la conscience psychologique, les données a priori de la raison pure semblent insuffisantes pour déterminer précisément la solution du problème de la métaphysique. Plusieurs chemins s'ouvrent à la pensée spéculative, et le choix entre ces chemins est incertain. On peut concevoir le principe suprême comme une activité immuable dans sa perfection, on peut concevoir les choses comme enchaînées par un lien de nécessité. Loi, pensée, raison, nature, peu importent les noms de ce principe et de ce lien, l'idée est toujours la même. Les phénomènes s'expliqueront selon cette idée, il est permis de s'y attendre, et l'histoire des opinions humaines nous autorise à l'affirmer. Les choses sont ce qu'elles sont; la prétention d'un système de liberté, c'est qu'elles pourraient être autrement. Rigoureusement il est impossible de le prouver; la manière même dont le problème est posé rend cette impossibilité manifeste. Il y a plus, Messieurs: un préjugé naturel s'élève contre le système de la liberté. Il n'a pas fait fortune dans la science, et cela se comprend: il est contraire à l'intérêt scientifique. Que cherche la science, en effet? Elle cherche le pourquoi de toutes choses, et la liberté est précisément ce qui n'a pas de pourquoi. La science comprend les effets par leurs causes, elle veut prévoir; or l'acte libre est la seule chose qu'on ne puisse absolument pas prévoir. On ne peut le connaître qu'après coup, lorsqu'il est accompli.--Si les effets ne procèdent pas de leur cause par une nécessité logique, la logique ne suffira pas pour les manifester dans leur cause.

L'idée de la liberté dans le premier principe vient donc troubler l'espoir d'une science progressive. Elle augmente tout au moins singulièrement la difficulté de la tâche. La pensée veut tout embrasser dans l'unité d'un système; les plus forts liens ne sont-ils pas les liens de la nécessité?

Cependant, s'il est impossible de prouver que les choses pourraient suivre un autre cours, il ne l'est guère moins de prouver le contraire, et cette idée peut, elle aussi, invoquer en sa faveur un préjugé instinctif. Cet instinct existe dans toutes les âmes, il est puissant dans les nobles cœurs. Quels que soient les rapports qui unissent entr'eux les éléments du monde matériel et moral, ce monde tout entier peut n'être qu'un grand accident, que sais-je, une grande infortune! Si la liberté du Créateur nous permettait de concevoir celle de la créature, il y aurait là aussi peut-être une explication. C'est la solution religieuse, l'antique tradition de l'humanité; il vaudrait la peine de la sonder. À la première vue du moins, la raison n'a pas d'objection insurmontable contre l'idée d'une suprême liberté, car cette idée ne contient pas de contradiction. L'expérience ne saurait réfuter directement ce point de vue, et si l'on arrivait à la conclusion que la dernière raison de tous les faits ne peut pas être indiquée avec certitude, il faudrait bien en passer par là.

Ainsi la pensée demeure indécise entre deux routes divergentes, nulle conciliation n'est possible, et le choix semble arbitraire. En quelque sorte il l'est en effet, et nous pouvons dire avec un illustre philosophe 6, que si nous nous décidons pour le système de la liberté, c'est que nous le voulons ainsi.

Note 6: (retour) M. de Schelling, dans ses leçons inédites.

Cependant nous n'avons pas rassemblé toutes les valeurs connues qui fixent le problème. Dans l'énumération des vérités immédiatement certaines qui doivent servir d'appui à la pensée spéculative et lui fournir les matériaux de son édifice, nous en avons négligé une. Parlons mieux, nous l'avons à dessein mise en réserve parce qu'elle est d'une nature tout à fait particulière. Cette donnée primitive, c'est la conscience morale. En dirigeant notre attention sur nous-mêmes, nous y lisons la loi du devoir. Nous la déchiffrons avec peine, nous demandons à la science de nous en expliquer l'origine, de nous en développer le contenu, mais nous savons que c'est une loi. Le devoir, s'il est certain, prouve notre liberté, car il la suppose. Il ne saurait être question de devoir pour celui dont les actes ne seraient pas libres. Si nous sommes libres, Dieu est libre, car la liberté dans le monde implique la liberté dans son principe.

Notre choix entre les deux systèmes qui se proposent à la raison n'est donc pas une affaire de caprice ou de hasard. Il est dicté par un motif impérieux. Aussi longtemps que tous les éléments de la pensée ne sont pas présents, la direction à suivre reste incertaine; lorsque chacun est mis à sa place, la ligne est déterminée, il n'y a plus qu'à les réunir.

Mais est-il vrai que le devoir soit absolument certain?

Si l'on peut mettre en question le témoignage du sentiment intime, ne peut-on pas mettre en question le sentiment qui nous atteste le devoir? Ce doute, Messieurs, l'intelligence s'efforcerait en vain de le dissiper; le cœur en triomphe sans peine. La science ne s'est jamais montrée plus grande que le jour où, par la bouche d'un penseur généreux, elle a répété comme une humble écolière la réponse que dicte le cœur: «Oui certes, il est possible de douter du devoir et de sa valeur absolue, mais ce doute est criminel et nous ne voulons pas l'accueillir.»

Ainsi le choix de notre système de philosophie est obligatoire ou facultatif, selon qu'on voudra l'entendre. Facultatif pour l'intelligence désintéressée, impartiale, indifférente; obligatoire pour les honnêtes gens. Ce que l'intelligence demande, c'est une explication conséquente. Ce que le devoir commande, c'est le respect. Nous sommes libres d'écouter la conscience ou de l'endormir, et rien ne l'endormira mieux que le fatalisme. Mais si nous voulons croire au devoir, nous devons chercher un système dans lequel le devoir s'explique comme une réalité et non pas comme une illusion.



TROISIÈME LEÇON.

Nous avons acquis la certitude de la liberté divine, mais non l'intelligence de cette liberté; pour l'obtenir, il faut arriver à la liberté par le développement de l'idée de l'absolu.--Objection critique: l'idée de l'absolu est inhérente à notre raison, mais il ne s'en suit pas qu'elle corresponde à la réalité.--Réfutation.--La théorie de la connaissance, fixée par les systèmes successifs de Descartes, de Locke, de Kant et de Fichte, nous prouve que toute affirmation se fonde sur la foi de l'esprit en lui-même. On n'est pas en droit de douter de la raison sans douter du témoignage des sens et de toute vérité quelconque, scepticisme irréfutable, mais impossible.--Nous croyons donc à la raison et par conséquent à la réalité de l'absolu.--Nous étudierons le développement de l'idée de l'absolu dans l'histoire.


Messieurs,

La morale n'est pas une science indépendante, parce qu'il n'y a qu'une science, du tronc de laquelle toutes les branches doivent partir: c'est la science de l'unité, la philosophie première; mais il y a quelque chose de primitif dans la morale, et la philosophie première ne saurait se développer dans une direction certaine sans tenir compte de cet élément moral primitif. Quand la plante a parcouru toutes les phases de son développement, la semence se retrouve dans le fruit mûr. La volonté morale cherche à se comprendre afin de se réaliser, et pour arriver à cette intelligence d'elle-même, elle produit la science universelle, qui, dans son commencement, dans son cours et dans son terme, est l'œuvre de la volonté. La part de l'élément moral à la recherche du principe est une initiative souveraine. La conscience choisit le système qui peut seul répondre à ses besoins. Nous ne marchons donc pas à l'aventure, nous cherchons ce que nous voulons. La philosophie de la liberté commence par un acte libre.

Cependant, Messieurs, parce que le but est marqué d'avance, il ne faudrait pas s'imaginer qu'il soit atteint et que nous n'ayons plus rien à faire. Notre métaphysique n'est pas achevée, disons mieux, elle n'est pas même commencée, quoique nous en connaissions le but, qui est la liberté de Dieu. Pour notre conscience, pour notre cœur, la liberté de Dieu est certaine, mais nous ne savons pas comment elle est possible. C'est là ce qu'il s'agit de faire voir, c'est-à-dire qu'il nous faut déterminer a-priori, spéculativement, l'idée d'absolue liberté dont nous avons établi la valeur réelle par un raisonnement a posteriori, en partant de notre conscience personnelle. Nous croyons à bon droit à la liberté de Dieu; il faut chercher à la comprendre, il faut voir tout au moins s'il est possible de la comprendre, et pour cela il faut essayer. Il n'y a rien eu de spéculatif jusqu'ici dans nos raisonnements. En prouvant la liberté de Dieu par la nôtre, et celle-ci par le sentiment du devoir, nous n'avons fait qu'affirmer des attributs connus d'avance, de sujets donnés également, sans acquérir par là aucune intuition ni des uns ni des autres. La philosophie spéculative, au contraire, se fonde sur l'intuition de son objet et produit elle-même dans son cours les idées qu'elle emploie. C'est la grande faute de Descartes d'avoir rapporté aux jugements seuls son doute régénérateur en en exceptant les idées, comme si les idées étaient tombées du ciel et ne provenaient pas elles-mêmes du jugement.

Il est immédiatement évident pour la raison, nous l'avons déjà remarqué, qu'il existe un être absolu, un être qui contient en lui-même toutes les conditions de son existence. Nous chercherons à prouver spéculativement que l'être absolu est libre, en d'autres termes que l'idée d'être absolu, attentivement considérée, se trouve renfermer en elle la notion de liberté, ou que, pour concevoir comment l'être peut avoir en lui-même toutes les conditions de son existence, il faut concevoir sa liberté. Nous cherchons donc à fonder la liberté de Dieu sur une nécessité dialectique. Ce dessein paraît contraire à ce que nous avancions tout à l'heure, que la préférence donnée au système de la liberté est l'effet d'un libre choix; nous parviendrons, je l'espère, à lever cette difficulté. Toute démonstration repose sur l'évidence, c'est-à-dire sur la nécessité de la pensée; il est impossible que la philosophie, dans son cours, ne fasse pas appel à cette nécessité; mais l'évidence dont il s'agit n'est pas immédiate, sans cela tout le monde serait d'accord sur le principe des choses, et la philosophie n'exigerait aucun travail de l'esprit. Lorsque les intermédiaires convenables sont découverts, alors naît l'évidence; mais, pour les obtenir, il faut les chercher. Si, dès l'origine, nous ne voulions pas une philosophie de liberté, nous n'arriverions point à la démonstration qui nous la donne. Tous les systèmes, Messieurs, sont fondés sur l'évidence; la question est de savoir d'où ils partent et s'ils poussent la pensée jusqu'au bout. Eh bien! la volonté intervient dans le choix du point de départ, et la force qui fait marcher la pensée ou qui l'arrête, c'est encore la volonté.

La méthode que nous nous proposons de suivre est légitime au même titre que notre point de départ. C'est par l'évidence intérieure que nous comptons procéder en analysant l'idée de l'être inconditionnel. C'est sur l'autorité de l'évidence intérieure que nous affirmons la réalité d'un tel être.

On pourrait nous contester à la fois notre méthode et notre point de départ. J'accorde, nous dira-t-on peut-être, que la raison se représente nécessairement une cause première existant par elle-même, et qu'en creusant cette idée, elle la développe et la détermine de plus en plus; mais cette soi-disant cause des choses, n'est-ce pas la cause des représentations? cet être que votre raison aperçoit, n'est-ce pas votre raison elle-même qui se contemple comme en un miroir sans reconnaître son image? En un mot, la raison n'est-elle pas la dupe d'une illusion? Les choses que nous concevons nécessairement sont-elles vraies par cela même? Ces questions expriment sous une forme particulière l'objection du scepticisme, puisque ce qui est mis en doute, c'est que l'évidence rationelle soit une preuve de la vérité. Nous répondrons au scepticisme dès l'entrée, afin de n'y plus revenir, mais nous le ferons brièvement. Il me tarde, Messieurs, de sortir de ces landes si souvent parcourues et de vous conduire dans la moisson.

La théorie de la connaissance est un des problèmes philosophiques sur lesquels les efforts de la pensée moderne se sont plus particulièrement concentrés. Ces efforts n'ont pas été tout à fait stériles. Si la solution n'est pas encore complète, les grandes lignes en sont pourtant arrêtées. Nous laisserons donc parler l'histoire.

La question de la réalité de nos connaissances, ou, comme on dit, de leur valeur objective, a parcouru depuis Descartes jusqu'à nous une série de révolutions que l'on représenterait assez bien par une ligne circulaire. Descartes et Spinosa, les pères de notre philosophie, ne mettaient point en doute que ce que nous concevons nécessairement ne soit vrai. Ils faisaient de l'évidence intellectuelle le critère de la vérité. Descartes fortifiait après coup ce critère par la réflexion que Dieu, l'être parfait, est nécessairement véridique, et qu'il ne saurait dès lors nous avoir suggéré des idées pour nous tromper; mais comme l'évidence intellectuelle est la seule autorité qui garantisse au philosophe Descartes l'existence de Dieu, il est clair que, dès le commencement, avant de s'être demandé s'il y a un Dieu, Descartes croit fermement et définitivement à la valeur de l'évidence intellectuelle. Aussi n'invoque-t-il guère la véracité de Dieu que pour confirmer le témoignage des sens 7. Malebranche et Spinosa n'estiment pas plus que lui qu'il soit besoin d'une recherche préliminaire pour s'assurer que la Raison a raison dans ses jugements.

Note 7: (retour) Nous nous attachons ici à l'enchaînement réel du système cartésien sans nous arrêter aux explications peu concordantes et embarrassées suite de la page précédente: de l'auteur sur les rapports des deux critères. Ces explications ont été fort bien résumées et fort bien jugées par M. Damiron: Essai sur l'histoire de la philosophie en France au XVIIme siècle. Tome Ier, p. 131-145.

Le XVIIIme siècle reprit avec beaucoup d'appareil la question de l'origine de nos idées, ce qui conduisit naturellement la pensée à s'interroger sur leur valeur et sur leur autorité. La philosophie du XVIIIme siècle avait une tendance décidée, et qui se prononce de plus en plus, à faire venir toutes nos idées du dehors, en d'autres termes à considérer l'intelligence comme un résultat et un phénomène, non comme une cause et comme un principe réel.

Kant commença une réaction énergique contre cette philosophie, il rendit les esprits attentifs au caractère de nécessité inhérent à certaines idées dont nous ne pouvons décidément pas faire abstraction, et il démontra facilement que les idées empreintes de cette nécessité, les idées que nous ne pouvons pas ne pas avoir, ne sauraient venir du dehors. Nos idées nécessaires, dit Kant, viennent évidemment de nous-mêmes; elles sont l'expression de notre constitution intellectuelle, elles sont en nous a priori. Kant rétablit donc contre le XVIIIme siècle la certitude de cette vérité, qu'il existe des idées nécessaires a priori; mais, remarquons-le bien, il ne rétablit pas l'autorité, la valeur objective de ces idées dans le sens où l'admettaient Descartes et son école avant que la question de leur origine eût attiré si fortement l'attention. Au contraire, l'opinion de Kant, c'est que ces idées nécessaires, venant de nous-mêmes, n'ont de valeur que pour nous. Elles expriment notre organisation intellectuelle, mais elles ne nous apprennent rien sur la vérité des choses telles qu'elles sont indépendamment de nous. Ce sont, dirais-je volontiers, des lunettes taillées et colorées qui changent l'aspect des objets, mais il est impossible de les ôter et de savoir ce que sont les objets pour un œil qui verrait sans lunettes. Kant laisse l'esprit en face d'un objet réel indépendant de lui, mais dont il est absolument séparé par les facultés mêmes qui semblent destinées à l'en rapprocher. Les choses qui sont, nous ne les connaissons pas; les choses que nous connaissons ne sont pas: tel est en deux mots, Messieurs, le résultat du criticisme de Kant. Le principe qui le conduit à ce résultat est celui de la subjectivité de nos idées a priori, de nos idées nécessaires. Elles ne nous apprennent pas ce que sont les choses, puisque ce sont des lois de notre esprit tout à fait indépendantes des choses. Cet argument paraissait sans réplique.

Les successeurs de Kant allèrent plus loin encore dans la même direction, et croyant marcher toujours en ligne droite, ils se trouvèrent avoir fait le tour du problème. Ils ramènent sans s'en douter l'esprit à son point de départ, la foi à l'évidence, la foi en lui-même.

Kant prétendait que nos jugements n'ont qu'une valeur subjective ou relative à nous. Mais la subjectivité attribuée à nos représentations et à nos jugements, n'a de sens que par le contraste avec une réalité qu'on suppose exister en dehors de notre sphère. Du moment où cette opposition cesse, du moment où le mot subjectif perd son contraire et son jumeau, l'objectif, le mot subjectif n'a plus de sens. Pour mener la donnée de Kant jusqu'au bout, il fallait détruire le reste d'objectivité qu'il conservait encore. Fichte conçut ce dessein et l'exécuta; il fit voir que l'idée d'une réalité indépendante de nous, d'une chose en soi (c'est le mot technique) n'a elle-même d'autre fondement qu'un jugement nécessaire, un jugement a priori de l'esprit humain, par conséquent un jugement subjectif. Selon Kant, nous n'apercevons nullement la chose en soi. Nous supposons qu'elle existe pour expliquer ce qu'il y a de variable et de contingent dans nos représentations. Nous la supposons pour trouver la raison suffisante des phénomènes qui se passent en nous. Nous la supposons en vertu du principe de causalité. Mais si le principe de causalité n'a qu'une valeur subjective dans toutes les applications que nous pouvons en faire, il n'y a pas d'exception pour la chose en soi. La conséquence ne peut pas avoir une valeur supérieure à celle du principe. La chose en soi n'est qu'un phénomène de l'intelligence. Hors de l'intelligence, il n'y a rien pour l'intelligence. Nous ne demanderons plus désormais d'où vient l'objet; il n'est pas, la chose est prouvée. Il n'existe rien que le sujet, le moi, l'esprit et ses représentations. Ce que l'on peut demander encore, c'est d'où vient l'esprit, d'où vient le sujet, le moi limité, qui se sent et se sait limité? Cette question donne naissance à une nouvelle recherche philosophique très-sérieuse.

La science n'est donc pas achevée, mais le problème de la connaissance est épuisé. Toutes les solutions ont été tentées et l'on est arrivé à un résultat auquel l'esprit conséquent est contraint, bon gré, mal gré, de s'arrêter. La théorie de la connaissance, telle que la science l'a faite, est décidément idéaliste. Rien ne peut s'introduire du dehors dans l'âme. Toutes nos représentations, toutes nos idées, tout ce que renferme l'intelligence en un mot est produit par l'intelligence elle-même agissant selon ses lois.

Cette manière de voir est la seule compatible avec l'opinion que l'esprit est une force pure, immatérielle; elle est la seule qui s'accorde avec un examen attentif des faits. Il implique qu'une activité pure soit jamais passive au sens propre du mot. Dans la perception sensible elle-même, l'intelligence n'est point passive. Non-seulement son activité spontanée est nécessaire pour transformer la sensation en connaissance, mais la sensation elle-même résulte de cette activité. La sensation est un acte de l'âme et non pas un acte du monde extérieur sur l'âme, seulement nous nous sentons contraints à cet acte, tandis que dans d'autres circonstances nous agissons librement. Il est aisé de s'en convaincre si l'on réfléchit que les phénomènes de la sensation se reproduisent souvent identiquement dans l'absence des objets extérieurs auxquels nous les rapportons, par exemple dans les rêves. Un minimum d'attention est requis pour que la sensation se produise. Enfin, Messieurs, la physiologie elle-même constate cette spontanéité dans l'activité des sens. Disons-le donc hardiment, quelle que soit la force du préjugé contraire, le monde de nos représentations est notre ouvrage. L'esprit n'aperçoit jamais que ses représentations; il ne sort jamais de lui-même.

Ces réflexions n'ont pas la portée dangereuse qu'on pourrait leur attribuer au premier coup d'œil. L'idéalisme en psychologie et l'idéalisme en métaphysique sont deux choses absolument différentes. De ce que nous n'apercevons que notre esprit et ses actes, il ne suit pas nécessairement que ce soit là l'unique réalité, ce qui est le système de l'idéalisme proprement dit, de l'idéalisme métaphysique. Cette conséquence est possible, mais non certaine. Ce qu'il est, en un sens, permis de dire, c'est que nous ignorons s'il existe autre chose que nous et si notre irrésistible instinct ne nous trompe point. Le scepticisme serait légitime; au point de vue rigoureusement démonstratif ce serait même la seule conclusion légitime; mais nous n'avons pas besoin ici d'une démonstration rigoureuse, nous n'avons besoin d'aucune démonstration, la nature y a mis ordre.

Le sens commun nous dit que les choses sont hors de nous et que nous les voyons telles qu'elles sont; il ne peut pas être question de le démentir: la tâche est de le comprendre et de le concilier avec la science, qui prétend que nos représentations sont le produit de notre activité. Il suffit à cette fin de traduire le sens commun en langage scientifique. Le sens commun est une affirmation sans preuve. Il nous dit que les résultats de notre activité intellectuelle régulièrement conduite correspondent à une réalité existant indépendamment de nous et l'expriment fidèlement. Il faut pour cela que les lois de l'intelligence soient aussi les lois de la réalité hors de nous ou de l'Univers. Cette opinion n'a rien de contraire à la théorie idéaliste de la perception; elle ne s'applique pas à la connaissance du monde extérieur seulement, mais à toutes nos facultés et à leurs produits. Elle est sans preuve, et nous ne saurions quelle preuve en donner, car c'est la base de toute espèce de démonstration. La science commence donc par une affirmation sans preuve, c'est-à-dire, par un acte de volonté, ou par un acte de foi: la foi de l'esprit en lui-même, la ferme assurance qu'il existe une vérité et que nous sommes faits pour l'atteindre. La volonté, vous le voyez, est à la base de l'intelligence. Nous la trouvons au commencement de tout.

Mais la volonté ne saurait être contrainte. Si quelqu'un refuse de croire que ce qui paraît évident à lui-même et à tout le monde soit vrai, il est impossible de lui prouver qu'il se trompe. À quoi s'adresserait cette preuve, sinon à son intelligence, dont il doute? Le scepticisme absolu est donc irréfutable. Heureusement, Messieurs, il est impossible, ce qui en diminue beaucoup le danger. On peut bien s'imaginer un moment qu'on est sceptique, on ne peut pas l'être sérieusement. J'ai dit que la foi à l'évidence est un acte de volonté; ajoutons que cette volonté appartient à notre essence: on n'est pas homme sans l'avoir.

Ce qui réprimerait bientôt nos velléités de scepticisme, ce qui rend pareillement l'idéalisme impossible, c'est la nécessité d'agir inhérente à notre nature. Du moment où nous devons agir, nous croyons à notre raison, nous croyons aussi à nos sens, à la réalité des rapports au milieu desquels nous nous trouvons, à la réalité du monde.

Nous n'avons donc point sujet de craindre la théorie idéaliste de la connaissance. Elle a trait à la manière dont se produit en nous l'idée des objets et non point à ce qu'ils sont en eux-mêmes. Le bon sens affirme que les choses sont; il est tout à fait incompétent pour décider comment nous arrivons à les connaître, et il n'y a jamais prétendu.

En revanche, cette théorie idéaliste nous rend un grand service, en faisant voir que toute espèce de certitude repose en dernière analyse sur l'évidence intérieure et sur la foi de l'homme en ses facultés. Il n'y a point de faculté privilégiée qui puisse se passer de cette adhésion. La perception sensible en a besoin plus qu'aucune autre; tous les penseurs sérieux l'ont compris. La foi que nous accordons au témoignage des sens n'est ni moins arbitraire ni plus nécessaire que la foi au témoignage de la raison. Nos perceptions sensibles sont notre ouvrage, et c'est par un jugement de l'intelligence que nous les rapportons à des objets extérieurs dont nous affirmons l'existence. Croire au témoignage des sens, c'est donc croire au témoignage de l'intelligence. Aussi, Messieurs, si le scepticisme absolu est irréfutable, il n'en est pas de même du scepticisme partiel qui nie l'infini et n'admet de science que celle des choses matérielles. Celui-ci, la réflexion le renverse sans peine en le forçant d'être conséquent. À celui qui ne veut croire que ce qu'il voit, il est facile de prouver qu'il est encore beaucoup trop crédule, cela suffit.

Ainsi la réalité de l'être absolu est aussi certaine que la réalité du soleil qui nous éclaire. Je me trompe, Messieurs, elle est beaucoup plus certaine. J'affirme l'un et l'autre sur l'autorité de ma pensée, en vertu du même principe; le second comme cause des phénomènes accidentels de chaleur et de lumière qui se produisent en moi, le premier comme cause nécessaire de toute existence. Je puis faire abstraction des objets de l'expérience sensible, je puis supposer qu'ils n'existent pas; mais je ne puis pas supposer que l'absolu ne soit pas. Les êtres particuliers sont unis à ma raison par un lien accidentel, l'absolu par un lien nécessaire. Les preuves de l'existence de Dieu n'ont d'autre utilité que de mettre en relief, de rendre sensible cette nécessité; car si elle n'existait pas, s'il fallait réellement prouver Dieu, nous n'y réussirions jamais.

Voici donc notre réponse à ceux qui mettent en doute l'existence d'un principe absolu: Douter de l'absolu, c'est douter de votre raison; mais si vous doutez de votre raison dans ses applications les plus élevées, vous devez en douter également dans ses applications les plus ordinaires; vous devez douter également de l'expérience, vous devez douter de tout; faites-le si vous pouvez; quant à nous, nous passons outre.

La question n'est pas de savoir s'il y a un principe absolu, mais ce qu'il est.

La philosophie régressive en cherche l'idée, la philosophie progressive applique cette idée à la solution des problèmes de la nature, de l'histoire et du cœur humain. Tous les systèmes ont une partie progressive plus ou moins développée, car il faut bien qu'ils essaient de rendre compte de l'expérience; ils ne sont faits que pour cela. Mais il est clair que la tentative de résoudre les questions concrètes au moyen d'un principe faux, ne saurait réussir. La philosophie progressive est donc la contre-épreuve de la régressive, et les systèmes imparfaits dont l'histoire nous offre une longue série ne conservent de valeur que dans leur partie analytique. Ce sont les échelons par lesquels l'esprit humain s'élève lentement à la conception du principe universel; il faut leur demander les éléments de cette pensée et non l'explication des phénomènes. Le livre du monde est déployé devant nous, mais les pages en sont couvertes de caractères mystérieux. Il faut attendre pour le lire que le chiffre soit trouvé.

Les esprits frivoles ne voient dans l'histoire de la philosophie qu'un informe chaos d'opinions contradictoires sur des choses que l'homme ne peut pas savoir. Une école de littérateurs indifférents y admire le retour périodique des mêmes contrastes, qu'elle essaie de fondre dans une nuance indécise. Lorsqu'on l'étudie avec un esprit convaincu, on y trouve un constant progrès.

Ce progrès, il nous importe, Messieurs, de le constater. Tout système de philosophie doit commencer par le commencement et ne relever que de lui-même. Cependant s'il y a une philosophie, c'est qu'il y a des lois générales. Le développement de la pensée humaine est soumis lui-même à des lois que la philosophie doit comprendre. Un système nouveau doit expliquer ceux qui l'ont précédé et se mettre lui-même en règle avec eux. Il doit savoir quelle place il occupe, quel besoin de l'esprit il prétend satisfaire, et quelle est la source de ce besoin. Il doit présenter, sinon ses lettres de noblesse, du moins son acte d'origine régulier. Pour se faire accueillir, il doit prouver qu'il fait faire un pas à la pensée générale de son siècle, qu'il résout la difficulté devant laquelle ses devanciers se sont arrêtés, qu'il donne la réponse à la question demeurée suspendue. À cet effet, il importe d'établir d'abord où l'on en est.

Nous consacrerons quelques séances à relever les comptes de la philosophie, dont les systèmes principaux vous sont familiers. Nous ne les exposerons point, mais nous nous efforcerons de saisir dans son intimité la pensée qui les a produits. Nous en grouperons les traits principaux, afin de voir comment l'idée de l'absolu s'est lentement élaborée durant le cours des âges, et comment nous sommes conduits par le courant de la pensée spéculative à concevoir aujourd'hui l'absolue liberté.

Les limites étroites dans lesquelles nous sommes obligés de nous renfermer rendent cette étude difficile. Je n'invite à m'y suivre que ceux d'entre vous qui s'y trouvent préparés; elle n'est pas rigoureusement indispensable à l'intelligence de mon point de vue. Si je l'essaie, c'est moins pour faire entendre mes idées que pour en établir en quelque sorte la légitimité. Je sens le besoin, Messieurs, de faire voir qu'elles n'ont rien d'arbitraire et que l'histoire de la science nous amène à poser le problème de la même façon que nous l'avons déjà fait en réfléchissant à sa nature éternelle.



RECHERCHE DU PRINCIPE ABSOLU.




QUATRIÈME LEÇON.

Fonction de la philosophie dans l'humanité. Son rapport avec la religion. Philosophie ancienne. Philosophie moderne, double courant dans celle-ci. Coup d'œil sur la philosophie grecque. Ioniens, Pythagoriciens, Eléates: ces derniers posent le problème: l'absolu; reste à le comprendre. Sophistes, premier scepticisme. Socrate le surmonte par un appel à la conscience morale.--Platon résume la philosophie antérieure. Lacune au sommet. Il arrive à l'unité de Parménide et repart du Dieu de Socrate.--Par son principe: l'acte pur ou la pure pensée, Aristote explique l'ordre du monde, mais non son origine. Il ne s'élève pas au-dessus du dualisme.--Les Néoplatoniciens combinent Platon et Aristote. Ils expliquent l'origine du monde par l'émanatisme qui a l'idéalisme à sa base, mais qui renferme une contradiction. Importance universelle du néoplatonisme.--Philosophie chrétienne. Les Pères de l'Église formulent le dogme à l'aide de la philosophie ancienne. La scolastique l'accepte et le démontre. Oppositions dans la scolastique. La scolastique pure pose la distinction entre les vérités démontrables et les vérités indémontrables, et par là ouvre la porte au rationalisme. Preuves de l'existence de Dieu.


Messieurs,

Si nous croyons saisir une loi progressive dans l'histoire de la pensée humaine, nous n'entendons pas ce progrès comme le panthéisme idéaliste, pour lequel la philosophie est la réalisation de l'esprit absolu. L'intelligence n'est à nos yeux que la réflexion de la volonté sur elle-même. Cette réflexion suppose un premier exercice, un premier déploiement, une première détermination de la volonté qui donne à l'être tant entier son caractère et fixe la nature de l'intelligence.

Puis la volonté humaine n'est pas son propre principe, elle n'est pas le principe de l'être, elle se déploie dans des conditions qu'elle n'a pas produites et dont il ne dépend pas d'elle de s'affranchir. De là résulte pour l'intelligence une limitation nouvelle, dont elle ne saurait se rendre compte aussi longtemps qu'elle y est soumise, mais qu'elle peut reconnaître plus tard, lorsque les circonstances ont changé. La philosophie est un effort de l'esprit humain pour se comprendre lui-même; il ne peut se comprendre que tel qu'il est. La philosophie d'une époque répond à la condition générale de l'humanité durant cette époque; elle répond à ce qui fait la réalité de la vie, c'est-à-dire au rapport qui nous unit au principe de toutes choses et qui se traduit d'abord par la religion.

La doctrine de la nécessité plane sur les religions antiques, parce que l'Humanité s'est asservie à un joug fatal; aussi ne voyons-nous pas que la philosophie ancienne se soit réellement élevée au-dessus de l'idée de la nécessité. La liberté de Dieu y apparaît un instant, mais on ne sait d'où elle vient, elle n'est point justifiée et contredit tout le reste.

La condition de la philosophie chrétienne est différente. Le rapport essentiel entre l'homme et Dieu, la substance même de l'humanité est changée par les faits qui ont constitué le christianisme; l'homme est rendu à la liberté; aussi peut-il s'élever désormais à la conception de la liberté. Mais ce changement, universel en quelque sens, ne s'accomplit pourtant que chez ceux qui le veulent. Par l'effet du christianisme, il se forme pour ainsi dire deux humanités; dès lors aussi deux sciences, deux philosophies, dont les courants se pressent dans le même lit sans confondre leurs flots. Distinctes, et cependant entrelacées, indispensables l'une à l'autre, l'une est la philosophie chrétienne, l'autre reproduit et continue la philosophie ancienne, qu'elle oppose au principe nouveau dans un esprit d'hostilité toujours plus prononcée, tout en le servant par cette opposition même. Nous distinguons ces deux philosophies, nous ne pouvons pas les séparer.

Le but de ces études nous conduit, Messieurs, à nous attacher essentiellement à la philosophie moderne, à partir du moment où elle s'est constituée comme science indépendante. Nous rappellerons en quelques mots les périodes antérieures, pour faciliter par ce rapprochement l'intelligence de la dernière. Laissant de côté les doctrines orientales, dont l'influence sur l'esprit moderne est réelle sans doute, mais difficile à nettement apprécier, jetons d'abord un coup d'œil sur la Grèce.

L'école d'Ionie ne conçut pas le problème de la science dans toute sa généralité. Elle cherche le principe du monde physique, et croit le trouver d'abord dans quelque chose d'analogue aux phénomènes dont elle doit rendre compte. Elle explique l'ensemble des faits sensibles par un fait du même ordre. Ses principes sont des substances ou des forces physiques: l'eau, l'air, le feu, l'attraction, la répulsion.

Les Pythagoriciens cherchent aussi la cause des phénomènes, non plus du monde physique seulement, mais aussi du monde moral. Leur pensée est assez mûre pour comprendre que les vrais principes des phénomènes ne peuvent pas appartenir eux-mêmes à l'ordre phénoménal; aussi ne les cherchent-ils point parmi les choses corporelles ou dans les affections morales, mais dans le pur élément de la forme et de la pensée, qui semble appartenir également à toutes les sphères de la réalité. Ce ne sont plus l'air et le feu, l'amour et la haine, c'est l'impair et le pair: la monade, principe de l'unité, de la concentration, de la forme et de la pensée; la dyade, principe de la pluralité, de l'expansion et de la matière.

L'école d'Élée eut la gloire de placer la philosophie dans son centre, en lui assignant pour tâche le développement de l'idée de l'infini. L'infini existe: ce mot est le drapeau des Éléates; c'est aussi, Messieurs, à peu près tout leur système.

La philosophie des Éléates a pour objet le déploiement d'une seule idée. Cette idée, ils ne la saisissent pas, puisque l'infini, tel qu'ils le comprennent, est incompatible avec l'existence du monde; lorsqu'il s'agit d'expliquer le monde, Parménide est obligé de recourir à d'autres principes.

Le sensualisme ionien, en laissant la vérité sans critère certain, la spéculation d'Élée, en niant les phénomènes, favorisèrent le développement d'un scepticisme dont les conséquences immorales blessèrent le noble cœur de Socrate. Socrate affirme qu'il y a une vérité, parce qu'il y a une vertu. Il l'affirme et il le prouve! Se fondant sur les besoins les plus élevés de l'âme, il parle à ses amis de l'immortalité, d'un Dieu personnel et libre, sans résoudre les difficultés que ces grandes idées offrent à la raison.

Animé de la foi de Socrate, cherchant à réaliser son programme en l'élargissant, Platon s'élève, mais lentement et comme en frémissant, sur le chemin frayé par les Pythagoriciens, vers l'Unité de Parménide. Le caractère de sa philosophie se révèle dans la plus haute de ses idées: celle du Bien supérieur à toute intelligence, supérieur à l'être. Platon a d'excellentes raisons pour mettre le développement complet de cette métaphysique dans la bouche de Parménide. Le Dieu de Parménide est bien celui auquel conduit régulièrement la dialectique platonicienne. Cette idée apparaît distinctement dans plusieurs dialogues et dans les plus importants. De cette cime escarpée et déserte, il est impossible de redescendre aux choses particulières. Aussi Platon commence-t-il à redescendre en partant d'un point moins élevé. Quand il veut expliquer la réalité, il ne la déduit pas du principe premier, mais plutôt des intermédiaires, qu'il a découverts en s'élevant des faits au principe. Dans ces intermédiaires, qu'il appelle les Idées, il voit les puissances réelles du monde intelligible et, jusqu'à un certain point, de notre monde, quoiqu'on ne s'explique pas bien en quoi consiste cette participation des choses terrestres aux Idées qui fait des choses ce qu'elles sont et joue un si grand rôle dans l'économie du système platonicien.

Les Idées essentielles sont le principe de l'identité ou de la réalité générale, et le principe de la différence ou de la privation: le même et l'autre; on trouve en elles une ressemblance un peu équivoque, indécise en tout cas, avec la monade et la dyade pythagoriciennes, auxquelles Platon recourt ailleurs. Celles-ci, nommées également l'illimité et le limité, lui fournissent les explications les plus profondes des phénomènes. Enfin, Messieurs, dans le célèbre dialogue où Platon se propose expressément de dire comment toutes choses procèdent du premier principe, il ne place point au commencement l'Unité de Parménide, mais un Dieu que sa dialectique ne lui a pas fourni, un Dieu que sa dialectique ne lui permettrait pas de considérer comme le principe premier, un Dieu qui réfléchit et qui délibère, un Dieu qui agit et qui se meut, le Dieu de Socrate, un δηµι8ργóς, T1 excellent ordonnateur d'une matière préexistante. Platon retombe donc, comme son maître Parménide, dans un dualisme que ses maîtres pythagoriciens n'avaient pas surmonté non plus, malgré leur sincère effort. Platon n'explique pas, comme l'ont essayé les néoplatoniciens, ses très-libres interprètes, le rapport entre ce démiurge et l'unité absolue; non: il substitue purement et simplement le démiurge à l'ineffable unité. Il y a donc une lacune, une grande lacune, Messieurs, entre la métaphysique platonicienne et le récit de la création contenu dans le Timée. Ce récit exprime peut-être, dans ses grands traits du moins, les convictions personnelles de Platon, mais il ne fait pas corps avec sa philosophie. Il faut en convenir, bien qu'il en coûte, Platon n'a pas pu s'avancer jusqu'à la philosophie progressive;--pourquoi? parce que son travail régressif était insuffisant. Il voulait arriver à Dieu, il le cherchait, il ne l'a pas trouvé, du moins sur le chemin de la pensée.

Note T1: (retour) Note du transcripteur: Le caractère problématique a été remplacé dans le texte grec par le chiffre 8.

Les deux moitiés de la doctrine platonicienne ne contrastent pas moins par la forme que par le fond. La forme de la première est la pure analyse des notions universelles, la dialectique la plus abstraite et la plus sévère. La forme de la seconde est le mythe; c'était la seule possible.

Cette différence fait vivement ressortir chez Platon l'opposition des deux disciplines, la recherche du principe et l'explication des faits.

Chez Aristote, au contraire, cette distinction tend à s'effacer. Aristote commence par analyser les conditions d'existence d'un être particulier et s'élève graduellement à la conception de l'être parfait, qui possède en lui-même toutes les conditions de l'existence. Cet être, il le conçoit comme la forme pure et sans matière, comme l'activité pure ou l'acte pur. C'est une pensée qui n'a d'autre substance et d'autre objet qu'elle-même. La pensée qui se contemple elle-même: tel est le Dieu d'Aristote. Mais les êtres particuliers, pour qui le prince des naturalistes n'a point les dédains de l'école italique, comment naissent-ils de cette pure conscience de soi? voilà ce qu'Aristote ne se met pas même en devoir d'expliquer. Il essaie bien de faire comprendre les rapports que les êtres particuliers, une fois posés dans leur hiérarchie, soutiennent avec l'intelligence absolue. Il nous montre en Dieu le parfait régulateur de l'univers. Le Dieu d'Aristote gouverne le monde sans le connaître, sans y toucher, parce qu'il est l'entier accomplissement de l'être; ainsi tout être imparfait, tendant à sa réalisation la plus complète, aspire naturellement à lui. Les choses étant données, la philosophie d'Aristote explique leur conservation et leur harmonie. L'ordre de l'univers est le même que celui de sa philosophie, tout converge vers le principe dans l'univers comme dans ses livres. Mais le problème des origines reste dans l'ombre, et si nous cherchons à écarter le voile qui le couvre, c'est encore le dualisme que nous apercevons derrière. Aristote pensait trouver sans doute la raison d'être du monde dans l'opposition primitive de l'être parfait et de l'être en puissance; mais on ne voit point comment l'être en puissance, le sujet des développements, la matière, pourrait procéder de l'être parfait. Le Dieu d'Aristote ne fait pas comprendre l'existence du fini. Le péripatétisme ne donne aucune réponse à la première question que se pose l'esprit lorsqu'il se met en quête d'un système: quel est le principe de l'être? Dans ce sens, le péripatétisme n'est pas un système, et c'est peut-être pour cela qu'il a pu subsister si longtemps en bonne harmonie avec la théologie chrétienne. Comme la question de la création n'est pas touchée dans Aristote, on fut longtemps sans paraître s'apercevoir que le Dieu d'Aristote n'est pas un Dieu créateur.

Cependant la science marche. L'idée de l'être inconditionnel se détermine peu à peu, les pertes apparentes qu'elle subit sont compensées par des progrès supérieurs. Dieu n'est plus, comme chez Platon, le foyer des oppositions, la source des idées; il a rompu tout lien avec la pluralité; en revanche, il a acquis la conscience de soi-même, qui est ici clairement comprise et formellement enseignée. Tout en conservant avec soin cette précieuse conquête, Plotin lui rendra sa fécondité et complétera la notion de l'intelligence.

Le néoplatonisme, auquel nous passons, Messieurs, sans nous arrêter aux systèmes d'Épicure et de Zénon, qui n'ont pas de métaphysique originale, le néoplatonisme, lui, pose franchement la question de l'origine des choses. Il la résout par l'émanation. Les puissances inférieures et les choses particulières découlent du principe suprême par émanation, c'est-à-dire par l'effet d'une production nécessaire, éternelle. Il appartient à l'essence de l'être réel de produire son semblable; sa vie se passe à produire son semblable, ou plutôt la réalité de son être consiste en cela, car l'être c'est l'activité; être c'est agir, c'est produire. L'être premier produit donc un être semblable à lui. J'ai dit semblable et non identique. Ils sont profondément distingués par cela seul que le second a une cause, tandis qu'il n'y a rien avant le premier. Il ne peut y avoir qu'un seul terme absolument parfait, le second déjà ne l'est plus; or, comme être c'est produire, la production du second est moins parfaite, il se réalise moins complètement dans son image, en sorte que le troisième terme diffère plus du second que le second ne diffère du premier; la distance qui sépare les échelons grandit toujours. Ainsi de l'unité absolument simple, incompréhensible, procède un principe moins pur, où nous trouvons déjà la dualité du sujet et de l'objet, du savoir et de l'être, sans laquelle il n'y a pas d'intelligence possible. De l'intelligence absolue naît à son tour le principe du mouvement, de la vie et de la volonté, c'est l'âme divine, le créateur. De l'âme universelle vient enfin le monde, c'est-à-dire la hiérarchie des esprits du monde, jusqu'à ce qu'on arrive à un principe trop imparfait, trop dépouillé pour pouvoir produire encore une image de lui-même. Cet être inerte et privé de l'être, c'est la matière.

Si l'on demandait aux néoplatoniciens par quelle voie ils obtiennent leur unité absolue et leur principe d'émanation, ils répondraient que c'est un mystère, un miracle, un suprême élan de l'âme contemplative qui s'élève à l'enthousiasme par la prière et s'unit immédiatement à Dieu dans l'extase. Nous ne les contredirons point, mais nous rappellerons avec l'excellent historien de l'école d'Alexandrie, M. Jules Simon, que l'unité absolue de Plotin, le simple, le Dieu supérieur à l'être, n'est autre chose que l'Être des Éléates et le Bien de la dialectique platonicienne, tandis que le second degré, la seconde hypostase de la divinité, l'intelligence, reproduit le Dieu d'Aristote enrichi par la doctrine platonicienne du monde idéal. Enfin, dans l'âme universelle, nous retrouvons le Dieu des mythes, le Dieu du Timée. Le principe du mouvement progressif, l'idée d'émanation ou de production nécessaire, se trouve également en germe dans la philosophie antérieure, qui avait aperçu et proclamé que l'activité est l'essence de l'être.

Le néoplatonisme a donc mis à profit toutes les conceptions précédentes, qu'il s'est efforcé de concilier. Il l'a fait avec une extrême grandeur. Résumant l'Orient et la Grèce, la pensée antique tout entière, il pèse d'un poids immense sur la philosophie moderne. Traduit par l'arianisme en langage chrétien, il a failli bouleverser le dogme; puis, s'infiltrant par de secrets canaux dans la pensée de saint Augustin, dont il forme la logique et la méthode, il circule comme une sève amère dans toute la théologie scientifique du moyen âge, dont la nôtre n'est qu'un débris. Il a brillé d'un nouvel éclat aux temps féconds de la Renaissance; il vit encore dans la philosophie contemporaine et jusque chez ceux qui s'en doutent le moins. La superstition néoplatonicienne de Leibnitz, de Hegel et de leurs disciples est l'un des principaux obstacles à l'avènement de la philosophie que nous cherchons, bien qu'à certains égards le néoplatonisme l'ait peut-être servie.

Permettez-moi de concentrer mes objections essentielles contre lui en un mot, que je livre à vos réflexions:

Une étude attentive de l'idée d'émanation fait voir qu'elle conduit à l'idéalisme, qu'il faut bien distinguer du spiritualisme véritable. Si toute activité est idéale, les produits ne peuvent être que des images, savoir: des images du principe actif. Les êtres dérivés seraient des ombres, des ombres d'ombres, et ainsi de suite. Toute création serait nécessaire, et l'activité créatrice se confondrait avec celle de la conscience. Mais le principe de l'idéalisme est gratuit. Nous pouvons admettre, comme nous le faisons, qu'être soit agir, qu'agir soit produire, sans arriver encore à l'image. L'acte constitutif de l'être n'est pas la production d'une image, c'est la production de soi-même. Puis, même en accordant que l'être n'existe qu'en créant incessamment un produit distinct de lui-même, nous n'arrivons point encore à la hiérarchie des émanations. L'explication néoplatonicienne du monde repose sur l'axiome que l'image est inférieure à son modèle, l'œuvre à l'ouvrier. Eh bien, cette proposition subrepticement introduite est une manifeste contradiction. S'il est vrai qu'être signifie: produire son image, la perfection de l'être réside dans la production parfaite; l'image de l'être parfait est une parfaite image, c'est-à-dire, une image égale au modèle, ce qui nous conduit non point à la série décroissante des émanations de Plotin, mais à la trinité d'Athanase. L'élément vrai peut-être, de la pensée émanationiste ne contient pas l'explication des choses finies; il laisse subsister tout entier le problème de la création; il n'efface pas le caractère accidentel du monde; il n'exclut pas la solution chrétienne, la liberté, que les Grecs ont entrevue sans pouvoir la saisir.

La philosophie ancienne n'a surmonté ni la fatalité ni le dualisme. Elle s'éteint, laissant la tâche inachevée. Tout est à recommencer, mais rien ne sera perdu.

L'Église chrétienne dans le monde ancien travaille à l'élaboration du dogme. La philosophie proprement dite se trouve dans les hérésies, et cette philosophie, c'est tout naturellement la philosophie des Grecs, la philosophie païenne. Il n'en reste que trop dans la pensée des Pères les plus orthodoxes. Cependant l'idée chrétienne se formule en même temps que la chrétienté prend racine. Cette idée, les auteurs chrétiens ne l'inventent pas, ils la trouvent en germe dans leur foi et se bornent à l'énoncer. La pensée chrétienne est très profonde; elle n'est pas libre. Elle forme un système, non une science.

Quand l'humanité chrétienne fut constituée par la formation de nouveaux peuples, de langues et de lois nouvelles, l'opposition de la forme et du contenu, du dogme et de l'intelligence, se rétablit. Il ne s'agit pas de déterminer le dogme, il est arrêté, il est debout; il s'agit de le justifier aux yeux de la pensée, de le démontrer. Le dogme et la raison sont en présence l'un de l'autre, il faut les concilier. C'est l'œuvre de la philosophie du moyen âge, de la scolastique, dont l'apparente uniformité recouvre de profondes oppositions. La plus générale s'établit d'assez bonne heure entre la scolastique pure, source commune du rationalisme et de l'orthodoxie, et la philosophie mystique, plus intimement chrétienne que sa rivale et plus indépendante par l'effet de cette intimité. L'une et l'autre reconnaissent l'autorité et la valeur absolue de la Révélation. Saint Anselme est à quelques égards leur auteur commun.

La scolastique proprement dite trouve dans saint Thomas d'Aquin son expression la plus pure et la plus parfaite. Son rival, Scot, «le docteur subtil,» la pousse au delà de ses propres limites et la conduit au mysticisme d'un côté, de l'autre à la libre spéculation. Le caractère particulier de la scolastique pure nous paraît marqué par la distinction, devenue si populaire, entre les vérités chrétiennes démontrables par la raison, et les vérités qui la passent. Cette distinction peu solide favorisait l'autorité de l'Église, dans l'intérêt de laquelle on l'imagina peut-être. Aussi longtemps que la divinité du christianisme était placée au-dessus du doute, il importait de soustraire à l'examen de la raison individuelle les vérités nécessaires au salut. Plus tard la raison s'étant graduellement émancipée, cette division fut conservée dans un esprit bien différent. Les principes que l'on croyait pouvoir prouver furent seuls maintenus sous le nom de religion naturelle; le reste fut éconduit, d'abord avec des révérences, puis autrement. La scolastique fit ainsi une œuvre à laquelle ses fondateurs ne songeaient point.

De toute cette métaphysique religieuse, rien n'est resté plus populaire que les preuves de l'existence de Dieu, groupées depuis longtemps sous trois chefs: la preuve ontologique ou a priori,--la preuve cosmologique, tirée de l'existence du monde en général, la preuve expérimentale, tirée de la considération des merveilles de la création.

Anselme a trouvé la première chez saint Augustin. Descartes se l'est appropriée, saint Thomas ne l'adopte pas. On peut la résumer ainsi: Nous avons l'idée d'un être parfait; mais la perfection de l'être implique son existence réelle, l'idée d'un être parfait existant serait plus parfaite que celle d'un être parfait, abstraction faite de son existence; donc l'être parfait dont nous avons l'idée, existe. Un contemporain de saint Anselme objectait déjà, comme Kant, que la conclusion est exorbitante. La conclusion légitime serait seulement: Nous avons l'idée d'un être parfait qui existe. S'il est vrai que l'existence réelle soit une perfection de l'idée, ce que je ne veux pas examiner, il en résulterait que l'existence de l'être parfait est nécessaire, s'il existe, ou que nous avons l'idée d'un être existant; mais parce que nous trouvons en nous l'idée d'un être existant, la réalité de cette existence n'est pas encore établie. Cependant, comme Hegel le fait observer, l'argument ontologique n'est pourtant pas sans quelque valeur. Il ne prouve pas, mais il en appelle à une certitude immédiate. De ce que nous pensons nécessairement une chose, il ne résulte pas logiquement que cette chose soit: cela est vrai; mais il n'est pas moins vrai de dire que toute certitude aboutit en dernier ressort à cette nécessité de penser les choses. La vérité de la logique elle-même n'a pas d'autre garantie, et ne se prouve pas logiquement. La question sérieuse serait de savoir si nous possédons réellement a priori l'idée déterminée d'un être parfait. À cette question nous sommes obligés de répondre: Non. Si l'idée de l'être parfait était immédiatement déterminée dans notre esprit, les religions et les philosophies ne la développeraient pas dans les directions les plus opposées.

La preuve a priori nous laisse en face de l'idée abstraite d'un être inconditionnel, d'un être existant de lui-même, quel qu'il soit, car c'est là ce que la pensée affirme immédiatement. Par ce résultat elle se rapproche beaucoup du second argument que voici: Le fait de l'existence contingente implique un être nécessaire. Tous les êtres ne peuvent pas avoir leur cause hors d'eux-mêmes; il y en a nécessairement un qui est sa propre cause. Le raisonnement est solide, mais il nous apprend peu de chose sur la nature de l'être premier, il ne résout point les difficultés entre le panthéisme et la religion.

Enfin, l'harmonie, la beauté de l'univers fournissent un texte à des considérations très-vulgaires ou très-spéculatives, selon le tour des esprits; elles nous conduisent à l'idée d'une sagesse excellente, mais non pas à celle d'un être infini; car le monde susceptible d'être connu par l'expérience est nécessairement fini. Il n'est donc pas besoin pour l'expliquer de supposer une cause infinie; mais, en logique, ce qui n'est pas indispensable n'est pas légitime non plus.

Les preuves que nous rappelons supposent l'idée de Dieu déjà présente, elles ne la produisent pas; elles ne suffiraient pas à elles seules pour nous faire connaître le Dieu des chrétiens.

Ceci s'applique à la religion soi-disant naturelle du dernier siècle plutôt qu'aux grands et sérieux travaux des docteurs du moyen âge. La nature divine fait l'objet essentiel de leurs réflexions. Ces études atteignirent un degré remarquable d'élévation et de profondeur chez ceux-là même qui avaient circonscrit la mission de la science dans des limites plus étroites.

Une grande idée domine la théologie de saint Thomas, c'est l'idée de saint Augustin, la nécessité de la perfection. Thomas la présente avec beaucoup de sagesse et de précautions, mais les distinctions et les réserves dont il l'entoure n'ont pas empêché le principe de porter ses fruits. Ceux-ci apparaissent assez distinctement dans la Théodicée de Leibnitz, ouvrage de scolastique ingénieuse que nous pouvons bien rappeler ici, puisque saint Thomas en a fourni la substance. D'après saint Thomas, Dieu, pure et parfaite activité, se produit lui-même par une volonté nécessaire, qui peut être connue a priori parce qu'elle résulte de son idée même; cette nécessité est absolue. La perfection de la volonté dont Dieu se veut lui-même, est la cause de la création, car Dieu se veut tel qu'il est, comme l'être parfait, comme la bonté suprême: la suprême bonté consiste à se communiquer. Dieu veut donc se communiquer, parce qu'il veut être. Ainsi la création est nécessaire, mais d'une nécessité dérivée, tandis que l'existence de Dieu est d'une nécessité absolue, bien qu'elle résulte de sa volonté comme la création.

Le point décisif étant tranché, le reste va de soi-même. La bonté de Dieu n'est autre chose que sa réalité, car en Dieu tous les attributs se confondent, ou plutôt il n'y a point d'attributs. Se communiquer, c'est répandre son être, c'est produire un être identique au sien. Mais l'être créé ne saurait être vraiment identique à Dieu, il ne peut que lui ressembler. Ce qui ressemble le plus à la parfaite unité, c'est la complète totalité, l'ensemble harmonieux de tous les degrés de l'être. Le monde accompli que Dieu crée et qu'il doit créer en vertu de sa bonté, unit donc tous les degrés de l'être; mais l'être, c'est le bien, nous l'avons vu; le non-être ou la limitation de l'être est donc le mal, et le mal appartient à l'essence de la création, le mal est impliqué dans l'idée même d'une création. Chaque être particulier est nécessairement mauvais pour autant qu'il est limité, et dans ce sens le mal, tous les degrés du mal, remontent à la causalité divine. Mais la pluralité des degrés de l'être est nécessaire à la perfection du tout. Ce que Dieu veut, c'est cette perfection. Dieu ne veut donc le mal qu'en vue du bien. Au point de vue de l'ensemble le mal est sans réalité, et comme chaque être particulier appartient à cet ensemble, il est par là-même affranchi du mal, de sorte que la bonté de Dieu se manifeste en lui pure et parfaite.

La hiérarchie de l'être part des corps et s'élève aux esprits. Sans la suivre jusqu'aux célestes puissances dont le «docteur angélique» a décrit l'armée avec un soin minutieux, arrêtons-nous un instant au degré qui nous intéresse le plus: L'âme humaine forme le lien entre le monde corporel et celui des esprits purs. Elle est aussi bien l'être naturel le plus parfait que l'esprit le moins élevé. Le but de sa volonté est déterminé par son essence: c'est la félicité, la parfaite réalité, la possession de Dieu; mais ce but n'est pas clairement aperçu. L'intelligence imparfaite nous présente plusieurs moyens apparents de l'atteindre, c'est-à-dire plusieurs buts prochains entre lesquels il faut choisir. Telle est l'origine, telle est la place de la liberté. La question du mal moral est résolue par ces principes. Les développements étendus qu'elle reçoit servent plutôt à voiler la solution qu'à l'éclaircir. Le mal moral résulte d'une erreur de l'intelligence; celle-ci est la suite de son imperfection primitive, de son défaut d'être, nécessaire à la réalisation de tous les degrés du possible, c'est-à-dire à la réalisation du monde parfait, à la manifestation de la bonté divine. Il faut croire que telle est la pensée chrétienne, puisque saint Augustin et Calvin sont ici d'accord avec le prince de l'École. Il faut croire que ce fondateur de la théologie orthodoxe enseigne la vérité philosophique, puisque Leibnitz le copie. Mais derrière Leibnitz je vois Spinosa, derrière Augustin je vois Plotin, et je doute. Je sais bien que si je crois en Dieu, il faudra finir par un optimisme, mais cet optimisme-ci ne satisfait pas aux besoins de ma conscience, j'en cherche un autre, qui peut-être est déjà trouvé depuis bien des siècles.

Le rival de saint Thomas au moyen âge, Jean Duns Scot, nous semble effectivement avoir posé dans la forme la plus simple et la plus précise, le principe de la philosophie à laquelle nous aspirons. Si la doctrine de Thomas peut se résumer dans cette formule: Dieu est l'être, l'esprit de celle de Scot s'exprimerait mieux en disant: L'être est Dieu 8. Il y a une grande différence entre ces deux idées, qui conduisent à deux méthodes contraires. Saint Thomas et sa grande école s'efforcent de ramener à l'apparente simplicité de l'abstraction les rapports concrets du dogme et de la morale. Scot, au contraire, s'efforce de compléter, d'enrichir, d'élever et de transformer l'idée abstraite qui lui sert de point de départ: vivante spéculation, dont la pesanteur des formes scolastiques cache à demi les hardis mouvements. Ce qu'il cherche à comprendre, c'est ce qui, dans l'être infini, fait le caractère divin. Sa preuve de l'existence de Dieu est une vaste synthèse par laquelle il unit et combine en une seule idée tout ce que l'expérience et la raison nous font entrevoir sur la nature de l'absolu. Il prouve d'abord trois thèses différentes, puis il les ramène à une seule conception, enfin il démontre que cette idée totale ne convient qu'à un seul être. Il y a une première cause, un bien suprême, un être souverainement parfait; mais chacune de ces primautés (primitates) implique les autres. La cause première ne peut être que Dieu dans la totalité de ses attributs divins; telle est la thèse fondamentale, et toute l'argumentation de Duns Scot a pour but de développer l'idée de l'absolu en la tirant de la notion de cause. Après avoir établi sur la nécessité de la cause première la nécessité de l'existence de Dieu dans la triplicité de ses caractères essentiels d'être absolu, de cause absolue et de but absolu, caractères dont l'un comprend nécessairement les autres et qui, par cette pénétration réciproque, forment une parfaite unité; nous le voyons tirer de cette conception fondamentale les attributs ultérieurs de la Divinité. L'intelligence est impliquée dans l'idée de but, la volonté dans celle d'une cause dont aucune nécessité naturelle ne saurait déterminer l'action. La parfaite simplicité de l'être divin, l'infinité de sa puissance découlent de l'idée principale avec non moins de facilité. Du reste, tous ces attributs, abstractions de la pensée qui réfléchit sur la nature des êtres finis, reçoivent une valeur transcendante lorsqu'on les applique à Dieu. Scot ne se borne pas à répéter cette assertion un peu vague; il la prend au sérieux et la féconde. C'est ainsi qu'il résout avec une netteté parfaite l'idée de la toute-présence divine dans celle de la volonté, en faisant observer qu'avant la création il n'est point nécessaire de se représenter Dieu comme remplissant l'espace, attendu qu'il n'est pas nécessaire de se représenter l'espace comme existant avant la création. Dieu crée l'espace sans que pour cela son essence ait subi d'altération; il n'est donc en rapport avec l'espace que selon sa volonté. Tout en lui se résout en volonté. Si le savant minorite n'a pas donné à cette proposition sa forme suprême, il en a du moins aperçu la portée infinie.

Note 8: (retour) Conceptus deitatis in se perfectior est conceptu infinitatis, quod Deus concipi nequeat sine infinitate, bene vero infinitas sine deitate.» SCOT.

Comme il s'élève à Dieu en partant du monde fini par l'intermédiaire de l'idée de cause, de même il prouve la liberté de Dieu par la présence de la liberté dans le monde fini, qui est, dit-il, une vérité indémontrable, mais immédiatement certaine. Il y a dans le monde des causes libres d'agir ou de ne pas agir, il y a des faits qui peuvent se produire ou ne pas se produire. Il y a quelque chose de contingent, nous ne saurions le mettre en doute, et la question n'est pas là, la question est de savoir comment cette contingence peut être expliquée. Eh bien! dit Scot, et nous ne pensons pas que ce raisonnement ait jamais été réfuté: pour comprendre comment il y a une contingence dans le monde, il faut absolument reconnaître la contingence de l'acte créateur; car si la cause première agit nécessairement, elle imprime à la seconde une action nécessaire, et ainsi la nécessité, une fois établie dans le premier principe, s'étend jusqu'aux extrémités. Si le monde n'est pas tout entier le résultat d'un acte libre, il ne peut y avoir aucune liberté dans le monde 9.

Note 9: (retour) Opus oxoniense, lib. I, fol. 25, comp. fol. 130, ed. Venet. 1519.

Le monde est le produit d'une volonté absolue. Nous nous élevons à l'idée de cette volonté en affranchissant celle de la nôtre des limitations que découvre en elle une pensée attentive. Ainsi notre volonté peut se diriger vers des objets opposés les uns aux autres, mais elle ne le peut que successivement; cette restriction naît de la loi du temps à laquelle elle est soumise. La volonté absolue peut poser les contraires et les pose en effet par un acte identique et simultané. La sagesse de Dieu vient se résoudre, comme sa toute-présence, dans cette absolue volonté. Il est absurde de demander si Dieu aurait pu créer un monde meilleur qu'il ne l'a fait. Cette question suppose un idéal distinct de Dieu, tandis que Dieu est avant tout. Dire que Dieu veut le bien est une tautologie, puisque la volonté de Dieu est la définition non moins que la source du bien. Le bien, c'est ce que Dieu veut.

La création du monde est donc un acte absolu de liberté; elle n'est déterminée par aucune nécessité résultant ni de l'intelligence de Dieu ni de son essence. Le monde pourrait être ou ne pas être, et la seule raison que l'on puisse assigner à son existence, c'est que Dieu le veut. Les idées des choses possibles sont sans doute éternellement présentes à la pensée suprême, mais dans l'infinité des possibles Dieu réalise ceux qu'il veut et comme il le veut. Par un acte absolu Dieu pose l'univers avec la totalité des oppositions qu'il renferme; le temps et l'espace sont les formes dans lesquelles se réalisent les contraires.

Cependant une volonté libre implique un but; nous ne prétendons point que la création soit sans but, et nous marquons ce but, plus expressément encore que ne le fait Thomas dans l'idée de l'amour de Dieu pour l'être dont il conçoit l'existence possible; mais nous ne prétendons pas, comme Thomas, épuiser par cette notion d'amour ou de bonté la nature essentielle de Dieu; ce serait le sûr moyen de l'altérer et de la perdre. Si la création est libre parce que la créature est libre, l'amour, qui seul explique cette création, est lui-même un libre amour. C'est l'expression du fait, c'est la forme suprême que revêt l'absolue volonté, c'est le but que Dieu s'est proposé, la première intention, qui se manifeste à nous comme la fin suprême.

J'insiste avec quelque force sur ces idées, parce que je les adopte, Messieurs. Les occasions d'y revenir ne sauraient nous manquer. J'en ai dit assez aujourd'hui pour faire voir jusqu'où l'intelligence fécondée par le christianisme s'était avancée dans la recherche de son objet au siècle qui bâtit les cathédrales.

Jean Scot mourut à Cologne. Sa tombe ignorée repose au pied des murs, alors fondés à peine, que de fidèles mains s'efforcent aujourd'hui de réunir en voûtes harmonieuses; mélancoliques débris d'un âge immense, où la pierre et la pensée semblaient fleurir au souffle puissant de l'infini.

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