Philosophie de la Liberté (Tome I): Cours de philosophie morale
CINQUIÈME LEÇON.
Parallèle entre saint Thomas et Duns Scot. Thomas dogmatique, Scot critique, Thomas fondé sur les notions nécessaires de la raison, Scot sur la conscience du moi. Par ce côté, il se rapproche du mysticisme.--Le mysticisme se fondant sur un mode particulier d'expérience intérieure, se détache de la philosophie pour laquelle il est un sujet sérieux d'étude. Hugues et Richard de St.-Victor. Importance de leurs travaux pour la psychologie.--Déduction de la trinité divine d'Anselme, fondée sur la notion de l'intelligence absolue.--Déduction de la trinité divine de Richard de St.-Victor fondée sur l'idée que Dieu est amour, parce que l'amour est la perfection, et que l'accomplissement de l'amour parfait exige trois personnes parfaites.--- À la base de cette théorie est l'absolue liberté. Elle établit positivement la contingence du monde ou la gratuité de la création. Reymond de Sabeyde fait de l'intérêt moral le critère suprême de la vérité théorique. Ce point de vue revient au fond à celui d'Anselme, la conscience morale de l'humanité moderne étant fille du christianisme. Cette identité de la conscience morale et du christianisme fait la légitimité scientifique d'une philosophie chrétienne.--La négation du dogme comme tel était une phase nécessaire de l'affranchissement de la pensée.--Démolition du moyen âge, restauration de l'antiquité. Philosophie de la renaissance. Giordano Bruno.--Cabale. Elle considère la création comme une restriction partielle de l'existence absolue. Elle pose l'unité de l'être créé.--Mysticisme du XVIme siècle.--Jaques Böhm. La manière intuitive dont il expose l'acte de la vie divine fait apercevoir la conciliation des idées d'Anselme et de Richard de St.-Victor sur la Trinité.
Il y a, Messieurs, quelque chose de fort instructif dans l'opposition si connue et si rarement approfondie de Thomas et de Scot. Ce sont deux chefs d'école, au vrai sens du mot, car ils représentent deux tendances, deux besoins impérissables de l'esprit humain. La lutte des scotistes et des thomistes recommença sous d'autres noms après que la scolastique fut tombée dans l'oubli. Elle n'est point encore vidée. Leibnitz et Spinosa, M. Cousin, Hegel à quelques égards, sont thomistes aussi bien que M. l'abbé Rosmini; Kant était du parti de Scot. Si nous avions besoin d'autorités pour justifier notre préférence, celle-ci nous tiendrait lieu de beaucoup d'autres.
La clef du système de Scot est l'idée de cause; celle du système de Thomas, l'idée d'être. Cela explique leurs divergences. La notion de cause conduit directement à celles d'activité et de volonté. L'esprit de la philosophie de Scot est de tout résoudre en volonté; il tend à montrer qu'il n'y a en Dieu que pure volonté, dès lors que l'être est volonté, et que les différents ordres de l'existence ne sont que les degrés du développement de la volonté, les déterminations qu'elle se donne elle-même.
Thomas d'Aquin incline au contraire à voir dans la volonté, partout où elle se présente, une conséquence de la nature de l'être qui veut; ainsi la volonté divine est déterminée par l'essence divine, et le monde, déterminé dans son être, résulte de Dieu par la nécessité de cette essence. L'enchaînement universel est immuable. Tout se qui est doit être; rien ne saurait être autrement qu'il n'est. Le spinosisme est au bout de la pente, disons mieux, Messieurs, le spinosisme est là tout entier, et nous comprenons parfaitement que les écrivains sensés qui acceptent de telles prémisses tremblent devant le spinosisme. C'est la fatalité des rationalismes de toutes couleurs: Tout est nature, tout est ce qu'il est, il n'y a d'initiative nulle part, le mouvement n'est qu'un mensonge. La pensée et le monde sont pris dans les glaces.
Tout est au fond libre action,--tout est nécessité naturelle: voilà les deux pôles de la philosophie; il faut tourner le gouvernail vers l'un ou vers l'autre, on ne peut ni s'arrêter en chemin, ni trouver une voie mitoyenne. Les conciliations tentées entre la liberté et la nécessité sont toutes partiales; elles ne montrent que l'inquiétude d'un fatalisme qui n'ose pas s'avouer, et qui souvent n'ose pas se comprendre lui-même.
Les deux systèmes que nous comparons sont opposés l'un à l'autre dans la manière dont ils considèrent le problème de la science aussi bien que dans la solution que chacun d'eux en donne. La théologie de Scot envisage Dieu surtout comme cause ou comme Dieu, non sub ratione infinitatis, sed Deitatis. Elle prend donc son sujet par un angle, sous le point de vue de ses relations avec le monde et avec nous. Sans que cette distinction fût aussi tranchée qu'elle l'est devenue de nos jours, on pourrait presque dire que le système de Scot est subjectif, par opposition à la pleine objectivité du thomisme. Scot essaie de faire voir ce qu'est Dieu pour nous, comment il faut le comprendre pour s'expliquer son rôle vis-à-vis de nous. Dans son plan, la science porte sur les rapports plutôt que sur l'essence; sous ce point de vue, sa spéculation est moins ambitieuse, plus modeste que le rationalisme de saint Thomas, qui, fièrement assis au centre, enseigne ce qu'est l'être absolu en lui-même. Il y a dans l'idée dominante de Scot le germe d'une philosophie critique. La théologie de saint Thomas est le dogmatisme par excellence. Et pourtant c'est celui qui promet le moins qui donne le plus. Thomas est plus raisonnable peut-être, mais il y a dans le docteur anglais une flamme sans laquelle, en de tels sujets, la raison n'est pas lumineuse. On sent dans sa pensée un suprême effort. Aussi l'idée de Dieu qu'il nous donne nous paraît-elle plus haute, plus voisine de l'absolu que celle de son rival. Assurément elle est plus concrète et plus intuitive.
La tendance de saint Thomas et de son école est d'expliquer les différences qualitatives par des variations dans la quantité, de ramener les notions plus riches et plus compliquées à des éléments simples, mais pauvres, de résoudre en un mot le concret dans l'abstrait. L'être, dont il fait sa catégorie fondamentale est l'être abstrait, pris dans le sens de la définition générale du mot être, ou plutôt dans le sens indéfinissable que ce mot reçoit lorsqu'on l'applique indifféremment à tous les objets de notre pensée.
Scot, au contraire, luttant contre les habitudes de son siècle, voudrait expliquer l'abstrait, qui n'est point réel, par le concret, qui seul existe. L'être qu'il connaît et qu'il élève au rang de principe universel n'est pas celui de la définition, mais celui de la conscience. La seule conscience, en effet, nous fait sentir et toucher l'être; et cet être que nous percevons dans la conscience, cet être dont nous avons l'intuition, qu'est-il, Messieurs, sinon la volonté? La substance du moi n'est et ne peut être que volonté. Il est difficile de s'expliquer comment l'on a pu tarder si longtemps à le dire, et contester cette idée après qu'elle eût été énoncée; car, à la bien prendre, c'est là une vérité d'expérience.
Le péripatétisme a produit cette fâcheuse habitude, si fortement enracinée chez saint Thomas, de considérer toujours l'esprit sous l'attribut de l'intelligence, au point de faire de l'intelligence l'essence même de l'esprit. C'est la source fort peu cachée de l'idéalisme, car il est clair que l'intelligence ne peut produire que des idées. C'est aussi la source du déterminisme et du fatalisme; la nécessité est la loi de l'intelligence, comme Scot le fait très-judicieusement observer. Que si donc la volonté trouve primitivement sa règle dans l'intelligence, elle est par là-même assujettie à la nécessité. «La dernière raison des déterminations libres de la volonté est en elle-même, dit M. Royer-Collard, et s'il était possible qu'on la découvrît ailleurs, cette découverte serait celle de la fatalité universelle.» La métaphysique doit tenir compte d'un mot si vrai. Eh bien! si la dernière raison des actes de la volonté est en elle-même, c'est que la volonté a sa racine en elle-même, c'est qu'elle est substantielle, et comme l'intelligence ne peut être une autre substance, il faut reconnaître en elle un caractère, un attribut, un phénomène de la volonté. L'intelligence est la réflexion de la volonté sur elle-même, elle est déterminée de sa nature, déterminée par la volonté dont elle procède.
Ces vérités indispensables à la métaphysique, nous les trouverions dans une psychologie bien faite. La supériorité de Scot tient à la fidélité de son observation psychologique. La manière dont il conçoit le principe de l'être se fonde sur l'intuition de l'âme humaine aussi bien que sur les intérêts de la pensée morale et religieuse qui ordonnent, ainsi qu'il le dit, «de sauver la contingence du monde.» Par ce côté et par d'autres encore, Duns Scot se rapproche des mystiques du moyen âge, que nous aurions dû mentionner avant lui, si l'ordre des idées ne nous eût semblé plus important que celui des dates. Le mysticisme des Bonaventure, des Suso, des Tauler, des Ruysbroeck, des Gerson, est en effet d'origine plus ancienne que les Sentences du Lombard dont Thomas et Scot sont les plus illustres commentateurs; il procède de l'école de Saint-Victor au XIIme siècle, et les moines de Saint-Victor, Hugues et Richard, n'ont laissé que peu de chose à faire à la longue lignée de leurs disciples, aujourd'hui non moins oubliés que les maîtres. Ils méritaient tous une meilleure mémoire.
Il y a sur le mysticisme en général des jugements tout faits dont l'équité de l'histoire et l'intérêt de la science sollicitent la révision.
Si la base du mysticisme était aussi chimérique qu'on aime à le répéter, on s'expliquerait difficilement l'attrait qu'il a exercé sur des intelligences fort élevées. Lorsque les principaux écrivains de cette famille décriée ont à se prononcer sur des sujets étrangers à leurs contemplations favorites, lorsqu'ils sont placés sur le terrain commun à tous les penseurs, ils s'y meuvent avec assez d'aisance; ils ne paraissent ni obscurs, ni confus, ni préoccupés, encore moins étroits ou faibles. Au moyen âge c'est eux qui écrivent de la manière la plus claire et la plus humaine. Ils sont généralement plus lisibles que les scolastiques proprement dits. Leurs bonnes intentions et leur sincérité ne peuvent être mises en doute. Enfin l'on doit remarquer l'accord des solutions qu'ils présentent sur les plus mystérieux problèmes, sans que cet accord puisse toujours être expliqué par la tradition. Il n'est donc pas déraisonnable, et peut-être même, à le bien prendre, est-ce le parti le plus sensé, de croire que, lorsqu'ils en appellent à des expériences intérieures qu'ils ont faites, ces expériences ne sont pas dépourvues de toute espèce de réalité. La saine critique réclame cette concession, insuffisante d'ailleurs, je m'empresse de le reconnaître, pour faire accepter de plein droit comme vérités scientifiques les résultats obtenus par une méthode qui, de l'aveu de ceux qui l'emploient, n'est pas à l'usage de tout le monde. Le mysticisme n'est pas une autorité, c'est un phénomène, mais c'est un phénomène curieux, important, qui demande à ce titre une sérieuse attention et qui attend encore une explication véritable. Si l'on peut avec quelque raison donner au philosophe la recommandation de ne s'étonner de rien, le conseil de ne rien dédaigner est un avis plus sage encore. Trop souvent le dédain n'est qu'une défaite. Eh bien! Messieurs, à prendre les choses froidement, sans affectation, sans préjugé d'admiration ni de mépris, l'étude du mysticisme nous ferait voir en lui un agrandissement de la psychologie. Les principaux écrits du chef de l'école mystique du XIIme siècle, Hugues, prieur de Saint-Victor, et ceux de son disciple Richard, ont pour objet la méthode scientifique et l'étude des facultés humaines. L'un et l'autre apportent dans ces sujets une puissance d'observation et d'analyse qu'on n'a point assez remarquée. L'école française, jalouse des gloires nationales, devrait un souvenir à ces deux moines qui philosophaient sous les préaux d'un couvent de Paris.
Les docteurs de Saint-Victor décrivent les procédés habituels de la pensée et ils en signalent les imperfections avec une grande liberté d'esprit. Chacun des degrés du développement intellectuel est marqué par des traits si précis, on se reconnaît si bien dans les sphères inférieures, on voit si bien ce qui en fait l'infériorité, enfin les intermédiaires sont ménagés avec un art si soigneux, que la pensée du lecteur s'élève sans trop d'effort aux régions inconnues de la contemplation pure et parfaite. Les livres de l'Âme de Hugues forment un traité de psychologie complet et remarquablement judicieux. Le Benjamin major et minor de Richard rappelle à la fois le Banquet de Platon, la Phénoménologie de Hegel et la Critique de la Raison pure. Mais, Messieurs, la question logique ou formelle n'est pas celle qui nous occupe, et les digressions nous sont peu permises. Ce qu'il nous importe de noter chez les mystiques, c'est la manière dont ils ont conçu l'objet capital de la science: l'idée de Dieu.
La théologie chrétienne a concentré ce problème dans le dogme de la Trinité. Les premiers docteurs du moyen âge ont essayé de transformer ce dogme en pensée. Ils ne s'étaient pas encore avisés de faire un départ entre les vérités chrétiennes démontrables à la raison et les vérités accessibles à la foi seule, parce qu'ils ne reconnaissaient pas le principe de cette distinction. À leurs yeux la raison est impuissante sans la foi. Le commencement n'est pas, selon eux, la raison pure, la raison vide, abstraction artificielle dont on n'a pas toujours compris la portée; leur commencement, c'est l'homme tout entier, tel que l'a fait son histoire; c'est le chrétien possédé du besoin de comprendre ce qu'il croit; c'est la raison fécondée par la foi. Tel était le point de vue des premiers scolastiques, Abélard et Anselme. Les mystiques lui sont restés fidèles et l'ont complété. Chez Abélard cependant l'équilibre des deux principes n'est pas parfait, et leur unité tend à se rompre par des motifs que font assez deviner la vie et le caractère de cet illustre infortuné. Sa raison n'est pas la raison chrétienne; il n'a pas les méthodes qui conduisent au but; aussi il le manque, et renouvelle l'hérésie de Sabellius. Sa trinité n'est qu'une trinité d'attributs: la puissance, la sagesse et la bonté. Il l'explique par des similitudes qui ne donnent aucune intuition.
Anselme entre plus profondément dans l'esprit du sujet; sa méthode est beaucoup plus libre. Marchant sur les traces de saint Augustin dans la voie où l'École l'a suivi sans se demander quelle en est l'issue, Anselme voit dans l'intelligence l'attribut essentiel de la Divinité. Le problème qu'il pose peut être formulé en ces termes: «À quelles conditions est-il possible de concevoir une intelligence absolue?» Ce problème, il le résout spéculativement, en contemplant la vie de l'intelligence, puis en élevant le résultat de cette intuition à la puissance de l'infini.
L'intelligence absolue est cause d'elle-même, elle se produit par sa pensée. L'acte constitutif de la Divinité, pour ainsi dire, est la conscience de soi; il faut donc distinguer en lui, comme en toute conscience, le sujet pensant de la pensée elle-même ou de l'objet pensé; mais comme la conscience est ici parfaite, il faut reconnaître en même temps que la pensée est parfaitement identique à son sujet, substantielle comme son sujet. Dans un acte absolu de conscience, l'identité du sujet et de l'objet est absolue, la distinction entre les deux termes ne l'est pas moins. Il est donc nécessaire de considérer Dieu à la fois comme unité et comme dualité. Une fois cette nécessité comprise, on aperçoit également l'impossibilité de s'arrêter là. La conscience de l'unité persiste dans l'éternelle distinction, et cette unité n'est pas seulement sentie, elle est voulue. Incessamment distingués pas l'acte éternel de la conscience, le Père et le Fils se réunissent incessamment par l'acte de la volonté. Cette volonté commune, c'est la volonté d'être un, volonté féconde, volonté absolue, dont l'effet possède par conséquent, lui aussi, l'absolue réalité. Ce produit éternel de l'amour réciproque du Père et du Fils, identique à l'acte même de son éternelle production, c'est le Saint-Esprit 10.
Note 10: (retour) Quelques explications ne seront pas déplacées: Les scolastiques disent avec beaucoup de sens que, pour former l'idée de l'infini, il faut le revêtir des qualités des êtres finis, en les affranchissant de leur limitation. Il ne suffit pas d'indiquer cette transformation, il faut l'accomplir. C'est là ce qu'Anselme a essayé pour l'intelligence. Nous trouvons en nous-mêmes l'image imparfaite de l'intelligence, et, de cette image, nous remontons au type absolu. Nous aussi, nous semblons être cause de nous-mêmes et produire le moi en le pensant; mais ce n'est qu'une forme, une apparence, car, en réalité, nous avons notre cause hors de nous; nous sommes posés avant de nous poser, comme on dirait en Allemagne; c'est pourquoi la conscience du moi n'est chez nous qu'une production idéale, une image, et non pas une production substantielle. Ajoutons qu'elle est une image fort imparfaite, car nous ne nous connaissons jamais tout entiers. La réflexion n'est en nous qu'à l'état d'ébauche impuissante. Elle ne va jamais à fond; le moi pensé n'est qu'une ombre effacée du moi pensant, dont il devrait être l'image sincère. La chose se passe autrement dans l'être qui est sa propre cause au sens absolu, dans le moi parfait. La conscience qu'il a de lui-même est une véritable production, puisqu'il n'a d'autre cause que cet acte; ainsi l'objet est idéal et substantiel en même temps; et comme cette conscience est parfaite, l'objet est égal au sujet, plein, concret, parfait comme lui, divin comme lui. La conscience est une distinction, une opposition au sein de l'être; nous distinguons en nous-mêmes le moi qui pense du moi pensé; mais en nous l'opposition ne va pas jusqu'au fond, précisément par la même raison qui empêche la parfaite identité des deux termes, parce que nous sommes un naturellement avant de produire en nous cette dualité. Dans l'absolu, au contraire, si l'intelligence en est la forme, la distinction s'accomplit entièrement, attendu que l'être absolu n'existe que par elle; et l'unité véritable ou substantielle de l'être ne se réalise que dans la trinité personnelle de Dieu. La dualité sort de l'unité virtuelle, mais elle précède l'unité réelle. L'unité divine n'existe que par la commune volonté des deux premiers principes, qui deviennent ainsi deux personnes en produisant la troisième. L'homme se sent un, malgré les contradictions qui le déchirent, par le fait d'un principe supérieur à lui. Dieu se pose par son propre fait comme l'unité absolue où se résolvent toutes les oppositions.--Il y a deux méthodes pour concilier les contradictions de la pensée: l'une consiste à les neutraliser, dans le vague, dans l'abstraction, dans l'indifférence; c'est le procédé du faux mysticisme payen, du panthéisme, où toute idée distincte s'évanouit;--l'autre les surmonte en les conservant, dans la conception la plus concrète, la plus riche, la plus vivante et la plus articulée où l'esprit puisse s'élever; c'est le procédé de la philosophie chrétienne, qui sans doute n'atteint pas le but du premier coup, mais qui ne le perd du moins jamais de vue. Notre jugement sur la théorie d'Anselme et des Pères grecs est implicitement renfermé dans ce que nous avons déjà dit plus haut; il ressortira plus complètement de ce qui nous reste à dire; mais, sans adopter cette théorie, on est obligé de reconnaître qu'elle a droit au sérieux examen des métaphysiciens. En effet, elle se présente à nous comme le résultat de la méthode philosophiquement légitime, disons mieux, philosophiquement nécessaire, qui applique la raison, ou la notion de l'infini, aux données de l'expérience intérieure.
Le fond de la théorie que nous venons de résumer se trouve déjà dans Athanase et dans les Pères de la Cappadoce, dans Grégoire de Nysse en particulier. La plupart des intermédiaires par lesquels Anselme s'efforce de la rendre intelligible, sont empruntés à saint Augustin. La forme seule est nouvelle, mais cette nouveauté de la forme est un pas immense vers l'émancipation de la philosophie. Dans l'exposition d'Anselme nous voyons le bronze ardent de la pensée, suivant sa pente naturelle, couler de lui-même dans le moule du dogme chrétien. Cette théologie est de la philosophie toute pure. Qu'Anselme soit inspiré par sa foi, je le veux, mais il ne fait appel qu'à la raison du lecteur. La doctrine de la Trinité se présente dans ses écrits comme le déploiement naturel et nécessaire, la vivante définition de l'idée d'une intelligence infinie.
Richard de Saint-Victor a essayé une déduction de la trinité de Dieu fort différente de celle-ci, mais qui présente le même caractère de nécessité logique, la prémisse une fois admise, comme elle peut l'être, par la raison et par la conscience indépendamment de toute autorité. Cette prémisse de la simple religion comme de la pensée spéculative est exprimée dans le mot toujours nouveau de Jean le Théologien: Dieu est amour.
Pour comprendre cette parole et pour la féconder, il faut la prendre dans le sens absolu. L'amour est ce qu'il y a de plus excellent, l'amour est la perfection, donc l'amour est l'essence divine. Ainsi, l'idée de Dieu, c'est l'idée de l'amour élevée à l'absolu, ou l'idée de l'amour absolu, de l'amour parfait. Mais l'amour réclame un objet et l'amour parfait un objet parfait, c'est-à-dire, d'après la définition de la perfection que nous venons de proposer, un objet dans lequel réside également la plénitude de l'amour. L'idée d'amour, considérée comme exprimant l'essence de Dieu, conduit donc nécessairement, elle aussi, à une dualité de personnes divines, de personnes, puisque l'amour suppose la personnalité, de personnes divines, puisqu'il est divin. Mais ce n'est pas tout, la notion n'est pas épuisée, elle n'est pas réalisée. Un amour exclusif dans sa réciprocité n'est pas la charité parfaite, et nous n'avons pas encore satisfait aux conditions de la donnée première. L'être parfait, aimé d'un amour suprême, ne peut pas, en raison de son essence même, qui est d'aimer, vouloir concentrer sur lui cet amour dont il sent la valeur infinie. Il veut le répandre, et par conséquent il réclame l'existence d'un nouveau sujet propre à le partager avec lui. Celui dont il est aimé consent à ce désir parce qu'il en est capable; il peut étendre sa dilection sans qu'elle perde rien de sa plénitude, mais il faut que le troisième, objet d'une double charité, soit capable de la recevoir, c'est-à-dire qu'il faut qu'il soit divin, lui aussi. Ainsi les deux premières personnes reportent d'un commun accord leur amour sur une troisième, qui provient également de l'une et de l'autre; par là l'amour de chacune d'elles est parfait, et la divinité réside également dans chacune d'elles. Comme Dieu est l'amour parfait et que l'amour parfait ne peut se trouver qu'en trois personnes, il faut que Dieu soit en trois personnes.
«Summe dilectorum, summe diligendorum uterque oportet ut pari voto condilectum requirat, pari concordiâ pro voto possideat. Vides ergo quomodo charitatis consommatio personarum trinitatem requirat, sine quâ in plenitudinis suæ integritate subsistere nequit.»
Cette théorie, conforme à l'esprit du mysticisme, n'est cependant pas mystique au sens propre du mot. Son ambition ne va qu'à justifier le dogme par le raisonnement. Le principe sur lequel la déduction se fonde est peut-être évident pour le cœur, qui abrège les calculs de la pensée, mais il ne serait pas impossible de le démontrer logiquement en faisant voir que l'amour, l'amour gratuit, la pure charité dont parle Richard, est la liberté réalisée. On concilierait ainsi dans une seule conception les deux idées les plus hautes, peut-être, que la philosophie ait conçues dans les grands siècles de la foi.
Si l'amour, perfection réalisée, manifeste la pure essence de la liberté, ainsi que nous essaierons de l'établir, il est à peine besoin d'indiquer combien l'idée de l'amour réalisée par la Trinité facilite l'intelligence de la contingence du monde ou de la libre création. Dieu est amour; l'amour veut un objet; toutefois Dieu n'a pas besoin du monde, parce qu'il trouve éternellement en lui-même l'objet de son éternel amour. Plus concrète et plus intime que tout ce qu'on a dit depuis, la doctrine de Richard de Saint-Victor précède cependant l'entier épanouissement de la scolastique. La puissance de la spéculation s'explique chez lui par la ferveur de la croyance.
La philosophie chrétienne jaillit de la foi; mais durant toute la période scolastique la raison et la foi tendent à un divorce, dont la consommation marque une époque nouvelle. Au point de vue providentiel ce divorce est un progrès sans doute, et nous pouvons déjà nous expliquer dans quel sens; au point de vue de la scolastique elle-même, c'est une décadence. Après Thomas et Scot il n'y a plus que des thomistes et des scotistes; laissons-les dormir en paix.
Il est pourtant une pensée que nous devons recueillir dans cette course à travers les siècles, où nous cherchons à rassembler les éléments épars de notre philosophie. Elle se présente à son heure, au soir du moyen âge, au crépuscule de la Renaissance, tandis que la foi est vive encore et que la philosophie indépendante se cherche elle-même. C'est une vue sur la méthode. Reymond de Sabunde, que tout le monde connaît par Montaigne, essaya dans sa Théologie naturelle de prouver, même aux incrédules, la vérité de tous les dogmes chrétiens. Ce n'est plus le point de vue de la scolastique officielle, qui n'accorde à la raison qu'une part; ce n'est pas non plus celui d'Anselme, qui reconnaît la nécessité de la foi pour comprendre; c'est une philosophie nouvelle. Reymond de Sabunde, le médecin mystique, cherche ses preuves dans la nature; son style est populaire; il tend la main aux Paracelse, aux Böhm, à la philosophie orageuse du XVIme siècle. La plus remarquable de ses idées, reproduite par Kant avec éclat, et de nos jours par un autre médecin, M. Buchez, est d'élever l'intérêt de la vie morale au rang d'un critère de la vérité, ce qu'il fait en termes formels. La vérité se trouve, dit-il, dans la doctrine la plus propre à nous rendre meilleurs. C'est essentiellement par leur utilité pour la morale qu'il prouve ou croit prouver l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu.
S'il est vrai que la volonté soit le principe et le but de notre être, deux axiomes impliqués l'un dans l'autre et dont chacun repose sur sa propre évidence, il est impossible que la doctrine de Reymond de Sabunde ne renferme pas le germe d'une méthode légitime. C'est une pensée excellente; mais, comme toutes les choses excellentes, elle devient détestable lorsqu'on l'entend mal. L'intérêt de la vertu ne saurait remplacer l'évidence de la raison. L'intérêt pratique est une méthode certaine, mais anticipée, qui donne les théorèmes sans les preuves; la logique est l'instrument des démonstrations. Le cœur fournit le thème, l'intelligence le développe, et la tâche de l'intelligence ne sera accomplie que par la constitution d'une doctrine qui subsiste par sa propre force, sans l'appui du cœur. Le cœur ne demanderait rien à l'intelligence s'il pouvait tout lui donner; disons mieux, Messieurs, il lui demande tout, parce qu'il lui donne tout.
Ce que nous appelons ici le cœur pourrait également se nommer la foi, de sorte qu'en les généralisant, les principes d'Anselme et de Reymond de Sabunde se rejoignent. En effet, le christianisme a fait naître dans l'âme des besoins auxquels il peut seul satisfaire. La morale chrétienne est devenue celle de l'humanité; mais, quoiqu'un rationalisme superficiel s'efforce de les séparer, la morale chrétienne est inséparable du fait chrétien. Celui qui accepterait la morale tout entière, telle qu'elle est dans la conscience, sans donner créance aux promesses de l'Évangile, ne pourrait aboutir qu'au déchirement et au désespoir. Au désespoir, parce que les pensées de son cœur le condamnent; au déchirement, parce que sa condition inexplicable contredit l'idée de Dieu. Telle était l'idée fondamentale de l'apologie dont Pascal a laissé les débris magnifiques, et que notre maître, M. Vinet, a reprise 11. Le côté positif de cette vérité, c'est qu'il y a dans l'âme humaine un raccourci de christianisme que la fidélité morale peut faire sortir de son obscurité, une lumière qui éclaire tout homme venant au monde, pourvu que la volonté mauvaise ne l'éteigne pas. Le christianisme est en nous, comme il est devant nous; l'un répond à l'autre et le complète. Croire à l'intimité de la conscience morale ou croire au christianisme est donc la même chose. Mais pour que la science chrétienne soit véritablement une science, il faut que la subjectivité de son inspiration disparaisse entièrement dans le produit.
Le but de l'histoire est une complète assimilation de la volonté humaine à la volonté divine, et de la pensée humaine à la vérité divine. La science doit donc apparaître comme un libre produit de l'esprit humain. L'affranchissement de l'esprit humain commence nécessairement par la négation. Les Pères de l'Église ont formulé le dogme chrétien, les docteurs du moyen âge l'ont raisonné. Il ne suffit pas de le posséder et de le raisonner, il faut le reconstruire librement, en le tirant de nous-même, afin que sa parfaite conformité avec notre essence devienne manifeste. Toute assimilation suppose une décomposition préalable. Cette assimilation est le but marqué à la philosophie moderne, que nous ne pouvons pas considérer comme achevée aujourd'hui, car jusqu'ici nous n'avons guères assisté qu'au travail de décomposition.
Il faut donc que le christianisme disparaisse de la surface pour germer dans la profondeur.
La démolition du grand édifice de la chrétienté est en même temps une restauration, la restauration de l'esprit ancien, la restauration du paganisme. L'époque où s'accomplit ce double travail s'appelle la Renaissance; le nom est juste; mais la Renaissance ne pouvait être qu'une transition: le produit final du mouvement qu'elle imprime à l'humanité est entièrement nouveau, c'est l'esprit moderne.
La philosophie moderne, qui formule cet esprit, doit finalement exprimer la pensée du moyen âge avec la liberté de l'antiquité. Cette liberté fermenta longtemps avant d'éclater, et néanmoins elle se déclara avant d'être mûre. Les premiers pas sont incertains. La raison veut s'affranchir de toute autorité; elle n'y réussit pas du premier coup, mais elle prélude à cette révolution en changeant de maîtres. Platon et le véritable Aristote remplacent l'Aristote de la tradition. Toutes les écoles de la philosophie grecque et romaine sont remises en honneur avec plus ou moins d'éclat et de succès. Les tentatives les plus originales aboutissent à des combinaisons éclectiques. Tel est le caractère général de la philosophie du XVIme siècle, qui ne manque ni de talent, ni d'ardeur, ni même de méthode, mais bien d'un point de départ fixe et légitime. Elle remonte le cours des siècles, au lieu de se placer au commencement éternel de la pensée. L'Italie est alors le principal foyer du mouvement philosophique. Celui-ci nous paraît avoir atteint son plus haut point chez Giordano Bruno, qui simplifia le néoplatonisme et compléta pour ainsi dire toute la philosophie ancienne en corrigeant le péripatétisme sur un point capital.
L'analyse d'Aristote est impuissante à réduire le principe matériel, à le ramener à l'unité, c'est-à-dire à l'expliquer. Distinguant les conditions de l'existence d'un être en cause matérielle, cause efficiente, cause formelle et cause finale, elle démontre bien l'identité intérieure des trois dernières: l'agent, l'idée et le but; toutes trois sont de nature active et spirituelle; mais la matière, la puissance dont tout est formé, reste en dehors: l'être suprême est l'acte pur sans puissance, sans matière. Bruno, reprenant toutes ces notions, qu'il manie avec une aisance parfaite, fait voir que la matière primitive est contenue dans l'acte absolu. La matière, en effet, n'est que la puissance passive, la puissance de devenir; mais la puissance passive est impliquée dans la puissance active, et celle-ci dans l'acte lui-même; ainsi le principe de la matière est en Dieu. L'agent de toutes les transformations en est aussi le sujet. Ce panthéisme concilie les principes de Parménide et d'Héraclite dans une forme beaucoup plus haute, puisqu'aux yeux de Bruno l'essence est distincte, du moins pour la pensée, de l'univers infini qui la manifeste. La philosophie de Bruno est plus riche que celle de Spinosa, car elle a de plus la vie, ce qui est assurément quelque chose; c'est l'expression la plus avancée du panthéisme et qui contient déjà le germe d'une philosophie supérieure au panthéisme; mais Bruno s'est contenté d'exposer le principe sans le développer systématiquement. Cette théorie est une anticipation sur les siècles à venir; elle sera reprise plus tard. Nous la trouverons à sa vraie place dans l'ordre d'un développement régulier; alors elle ne portera plus le nom de Bruno, mais celui de Schelling. Bornons-nous donc à cette indication rapide.
Les penseurs de la Renaissance cherchaient partout la lumière avec une confiante ardeur. À l'antiquité payenne ils associèrent de bonne heure une autre tradition, celle de la philosophie symbolique des Juifs, connue sous le nom de Cabale. Je rappelle ici la Cabale pour y relever une seule idée, qui a de l'importance et qui sera peut-être mise en œuvre quelque jour. C'est l'idée que la création des choses est une restriction apportée à l'existence infinie du principe absolu. Les métaphores dont cette théorie s'enveloppe ne doivent pas en dissimuler la profondeur spéculative:
L'éternelle lumière remplit l'infini. Dieu, voulant créer le fini, se retire d'abord d'un espace qu'il laisse vide pour le remplir ensuite de ses émanations variées.--Ce point de vue, que nous signalons en passant, est susceptible d'applications très-diverses. Il touche aux intérêts de la pensée morale comme à ceux de la pensée métaphysique. Je le livre à vos réflexions.--Il est encore un point que la philosophie cabalistique a mis fortement en saillie, sans résoudre du reste, il va sans dire, les innombrables problèmes qu'il fait surgir. C'est celui de l'unité et de la spiritualité essentielles ou primitives de la création, qui est selon elle l'humanité, l'homme primitif: Adam-Cadmon. L'unité de la création est sans doute un grand mystère; mais dans ce mystère il y a une affirmation que la raison réclame impérieusement; vérité dangereuse, comme toute vérité incomplète, et d'autant plus dangereuse qu'elle est plus vitale. Constamment aperçue et poursuivie par les esprits spéculatifs, cette vérité a fourni prétexte au panthéisme; il appartient au système qui lui donnera son fondement véritable, de l'épurer en la complétant.
Dans cette période fort peu critique, où les ennemis acharnés de l'Évangile, les néoplatoniciens, passaient auprès d'esprits excellents pour en être les meilleurs commentateurs, les deux grands courants de la pensée moderne, le courant chrétien et le courant payen, s'embranchent, se croisent de mille façons et souvent se troublent par le mélange de leurs flots. La restauration de la philosophie hébraïque est l'intermédiaire naturel entre le mouvement platonicien de la Renaissance et le mysticisme chrétien. L'école mystique survécut à la chute du moyen âge, et par la continuité de la tradition et par la permanence des besoins qu'elle cherchait à satisfaire. Mais la pensée ne subsiste qu'en se transformant. L'école mystique du XVIme siècle, plus empirique, plus populaire que celle du XIIme, cette école toute moderne, toute germanique, dont Paracelse est le naturaliste et Jaques Böhme le théologien, nous semble, avec le scepticisme très-littéraire et très-peu métaphysique de Montaigne, ce que cette grande époque a produit de plus original, de plus prime-sautier en fait de philosophie. L'importance de cette secte allemande, dont Poiret, Saint-Martin, l'Anglais Pordage et notre contemporain François Baader sont les disciples les plus connus, ne doit pas se mesurer d'après le nombre, aujourd'hui considérablement affaibli, de ses adeptes avoués. Les visions du cordonnier de Görlitz, nommé par les siens philosophus teutonicus, ont exercé sur la pensée de ses compatriotes plus célèbres une influence beaucoup plus grande qu'on ne l'accorde généralement. Il est facile de le prouver sans beaucoup d'efforts d'esprit ni d'érudition littéraire. Ainsi nous voyons Schelling, le protée de la spéculation, qui a traduit sa pensée dans toutes les formes et dans tous les styles, la revêtir pendant quelque temps, avec une intention bien marquée, du costume et du langage de Jaques Böhme, jusqu'à ce que, par une évolution brusque en apparence, mais essayée et préparée dès longtemps, il se soit approprié, partiellement du moins, le fond même de sa pensée.
Böhme parle de l'essence divine en véritable mystique; il raconte ses visions. Mais ces visions ne sont pas sans logique intérieure, et nous pouvons les traduire en pensées:
Dieu se produit lui-même éternellement par sa volonté; cette production fait son être. L'existence réelle de Dieu sort donc d'un principe qui est divin sans être Dieu. Ce principe, c'est l'être-néant de Hegel 12, c'est l'ardente obscurité d'une volonté sans objet lorsqu'on la sépare de l'acte par lequel elle se réalise. Mais cet acte est éternel. Dieu veut être, il veut se posséder, et il se possède en effet dans la production de son Fils. Par la production de son Fils, qui est douceur et lumière, le feu du premier principe se transforme lui-même en lumière et en douceur. Par la production du Fils, le primitif désir est satisfait, l'essence divine se possède et devient personne. Ainsi le Fils produit la personnalité, et la divinité dans le Père en même temps que le Père produit la personnalité et la divinité dans le Fils. Le Père aime le Fils comme il en est aimé. Il s'aime lui-même dans le Fils, et ce double amour est la source éternelle dont procède le Saint-Esprit, lien substantiel par lequel le Père et le Fils vivent l'un dans l'autre, se possèdent et s'aiment l'un l'autre.
Si nous avions assez précisé cette théorie de la Trinité pour la comparer aux déductions de saint Anselme et de Richard de Saint-Victor, nous reconnaîtrions, je crois, qu'elle coïncide assez complètement soit avec l'un soit avec l'autre, de sorte que la spéculation de Böhme servirait à prouver que la doctrine d'Anselme et celle de Richard, loin de s'exclure, représentent deux aspects inséparables du même fait infini.
L'idée par laquelle Anselme cherche à rendre raison du mystère divin est celle de la conscience de soi. L'opposition nécessaire du moi sujet et du moi objet dans la conscience, devient le principe générateur de deux personnalités à cause du caractère absolu qu'elle revêt dans l'acte absolu. L'amour que Dieu ressent pour lui-même dans cette opposition par laquelle il se reconnaît et se possède, est la source du Saint-Esprit.
Cette idée de l'amour, subsidiairement employée par Anselme, devient l'unique principe explicatif chez les moines de Saint-Victor. Dans la théorie que nous avons résumée il y a quelques instants, Richard ne prétend pas, disions-nous, nous donner l'intuition de la trinité de Dieu, mais seulement nous contraindre par de justes raisons à confesser que la triplicité des personnes en Dieu est une conséquence de sa perfection absolue.
Böhme, en revanche, s'attache au comment plutôt qu'au pourquoi. Il décrit la Trinité dans l'acte éternel de sa réalisation. Mais le comment renferme le pourquoi. On voit sans peine que cet embrasement dont Böhme nous parle, cette explosion du désir primitif, n'est autre chose que le désir de se posséder soi-même, ou d'obtenir la conscience de soi-même. La Trinité est donc pour Böhme comme pour Anselme, la réalisation de l'intelligence. Mais si le principe igné sort de son obscurité primitive, c'est par une volonté, par un amour, savoir l'amour de la perfection, qui se réalise par la génération du Fils. Aimer la perfection et vouloir se connaître sont une seule et même chose en Dieu. L'idée que l'amour est le fond de l'être, comme il en est la réalisation suprême, se retrouve ainsi dans Böhme, qui reproduit en termes exprès la doctrine essentielle de Richard de Saint-Victor.
Pour résumer en quelques mots la doctrine de Böhme sur l'être de Dieu, j'ai dû faire abstraction de plusieurs éléments, dont quelques-uns sont peut-être essentiels. J'ai moi-même quelques scrupules sur l'exactitude de cette exposition; mais les erreurs que j'entrevois sans pouvoir les corriger dans ce moment, n'atteignent pas le trait le plus original du système, je veux dire l'idée d'une base de l'existence divine distincte de cette existence elle-même. C'est cette volonté, ce feu, que Böhme appelle Nature en Dieu. Cette doctrine lui sert à rendre raison de la Trinité d'abord, puis de la Création, du lien qui unit la créature au Créateur, de la liberté de l'homme, de sa vie intérieure et de sa destinée.
Comme l'existence éternelle de Dieu se fonde sur le déploiement éternel et l'éternelle transformation de cette base, la création du monde, à son tour, peut résulter d'un nouveau déploiement du même principe que Dieu possède en lui-même et dont il dispose à son gré. Ainsi le panthéisme se trouverait expliqué et réfuté d'avance. La Création n'est pas l'acte même de la vie divine, elle en est la reproduction et l'image; mais le principe qui repose éternellement au sein de l'Être et qui devient le Père, est aussi le principe de l'existence créée; il forme le lien substantiel entre l'homme et Dieu. L'homme se constitue sur cette base, qui est la nature en lui, centrum naturæ, base divine, mais divine à condition de rester dans l'ombre, dans le non-être. L'homme doit s'appuyer sur ce centre et chercher sa vie ailleurs, dans le Fils, dans la lumière, pour reproduire à son tour en lui-même l'évolution de la Trinité, l'évolution créatrice; c'est la seconde naissance dont nous parle l'Écriture. Ainsi l'homme a deux pôles, deux principes; il peut se réaliser dans les ténèbres ou dans la lumière, il peut s'affirmer lui-même en Dieu ou hors de Dieu. Telle est l'explication de sa liberté, qui contient en soi l'explication du mal et les prémisses de toute la dogmatique spéculative. Cette dernière idée est pour nous d'un intérêt particulier. Nous trouvons dans Jacques Böhme et dans les chrétiens mystiques en général des précurseurs et des maîtres dans l'œuvre que nous tentons. Ils ont conçu comme nous les problèmes métaphysiques qui intéressent le plus directement la conscience: les problèmes de la liberté divine, de la liberté humaine et du but de la vie. Ils ont essayé de les résoudre complètement sans en altérer les données primitives telles que la conscience les établit. Il y aurait beaucoup à apprendre d'eux, quoique leur méthode ne soit pas à l'usage de tout le monde et que la différence des méthodes influe toujours sur les résultats. C'est cette affinité de pensée et de sentiment qui m'a pressé de les mentionner, malgré le peu de temps dont nous disposons, malgré l'impossibilité où je me voyais d'être clair, d'en dire assez, peut-être même de rendre leur pensée avec exactitude. Vous avez compris tout de suite, Messieurs, que, dans cette leçon et dans la précédente, je n'ai pas eu la prétention de résumer la philosophie scolastique ni celle de la Renaissance; mon seul but a été d'en tirer quelques pensées détachées, quelques matériaux, précieux, je le crois, bien qu'on les dédaigne. Nous n'imiterons point ce dédain, mais parmi les idées que nous fournit le passé nous n'emploierons que celles qui se présenteront naturellement à nous dans le développement de notre principe.
SIXIÈME LEÇON.
Descartes. Il a dessiné le plan de la philosophie, qui de la première vérité certaine immédiatement passe, au moyen d'un critère subjectif immédiat, à la première vérité en soi, à la connaissance du principe des choses, d'où se tire un nouveau critère; et déduit tout de ce principe. Selon Descartes, le principe universel est une volonté absolument libre. Il a compris toute la portée de cette conception, et sa psychologie est un reflet de sa métaphysique; mais son principe demeure stérile, parce qu'il s'en tient à la notion formelle de liberté sans examiner la nature de l'acte créateur. D'ailleurs il ne démontre pas la liberté absolue, il la considère comme une donnée immédiate de la raison. Celle-ci ne conçoit immédiatement qu'un absolu indéterminé, l'être qui existe de soi-même, ce qui est la Substance de Descartes et le Dieu de Spinosa. Descartes ouvre ainsi la porte au spinosisme. Il lui fournit encore prétexte par son dualisme de la pensée et de l'étendue; dualisme inconséquent, car il ne découle pas du principe premier, mais d'une application illégitime du critère subjectif de la vérité.
Messieurs,
La philosophie de la Renaissance renferme pêle-mêle les principales idées que la philosophie moderne reproduit dans une progression régulière. J'essaierai de vous présenter les éléments de cette série suivant la loi de leur génération, en les dégageant de tous les accessoires. Notre chemin va de cime en cime; c'est le plus fatigant, mais c'est le plus court.
La philosophie moderne commence avec Descartes, qui en a dessiné le plan d'une main ferme. À considérer le mouvement philosophique des deux derniers siècles dans son ensemble, ce plan n'a jamais été abandonné. Les penseurs qui s'en sont écartés se sont égarés. Le cartésianisme est le programme immuable de la philosophie, programme complet, programme immense, qui n'est pas encore entièrement réalisé. Il se propose:
1° de commencer la science par son vrai commencement, c'est-à-dire par la première vérité certaine;
2° de tirer de la première vérité connue un criterium général de certitude;
3° de s'élever, à l'aide de ce criterium, de la première vérité connue à la première vérité en soi, au principe universel.
4° De la notion du principe universel il déduit un critère de vérité supérieur, qui confirme le premier.
5° Enfin, du principe universel, et par le moyen des deux critères, il s'efforce de tirer les principes immédiats des choses et de reconstruire le monde réel avec ces données.
Cette formule, d'une netteté admirable, servira de mesure à tous les travaux ultérieurs. Descartes a mis un soin extrême à la suivre de tout point, et lorsqu'au fond il n'a pas pu y réussir, il a pourtant voulu en garder l'apparence. La double chaîne est tendue du ciel à la terre, mais çà et là des bouts de corde remplacent les anneaux d'or.
Si nous le jugeons, non pas avec la sympathie de l'historien, mais avec l'inexorable rigueur de l'histoire elle-même, nous devrons avouer que Descartes n'a fait définitivement que les deux premiers pas dans la carrière immense qu'il a tracée: il a ramené la pensée à son point de départ; il a déterminé le premier critère de la vérité et, par le critère, la méthode; c'était plus qu'il n'en fallait pour sa gloire. C'était assez pour accomplir une révolution.
Ces deux degrés posés, Descartes ne s'arrête pas dans sa marche ascendante. Il s'avance, au contraire, fort résolument du côté de la vérité positive que nous revendiquons, et franchissant, sans les apercevoir, les siècles qui vont le suivre, il esquisse, par quelques traits seulement, mais par quelques traits lumineux, toute une philosophie de liberté. Mais la prémisse sur laquelle il la fait reposer n'est pas justifiée avec assez de précaution; tous les intermédiaires requis pour rendre la vérité de cette prémisse manifeste et son emploi légitime, n'ont pas été traversés ou, du moins, n'ont pas été clairement indiqués. Celle-ci se présente dès lors avec l'apparence d'une hypothèse ou d'un emprunt fait à la tradition, et les conséquences que Descartes en déduit sont encore des conséquences anticipées, comme les systèmes de la Renaissance et du moyen âge; périodes avec lesquelles il n'a pas rompu aussi complètement qu'il l'a cru et qu'on l'a dit.
L'esprit humain, qui va très-lentement lorsqu'il marche sans lisières, n'a pas suivi Descartes jusqu'au bout. Il a développé, non sans effort, les intermédiaires que ce génie individuel avait négligés, et chacune de ces idées intermédiaires est devenue le principe d'une grande philosophie. Renonçant au dernier appui que Descartes empruntait, sans le vouloir peut-être, à la doctrine chrétienne, il est tombé d'abord fort au-dessous du point de vue cartésien, en reproduisant sous la forme réfléchie le panthéisme imparfait de l'Orient. Il s'est relevé peu à peu; cependant le cartésianisme n'est pas encore dépassé, il n'est pas encore épuisé. Les successeurs de Descartes n'ont pas aperçu, cela va sans dire, l'importance spéculative des idées qu'ils ne surent pas mettre en œuvre, de sorte qu'elles sont restées à peu près dans l'oubli. L'école allemande et l'école française contemporaine, héritière d'un spiritualisme affaibli par le XVIIIme siècle, se sont attachées l'une et l'autre, dans leurs expositions historiques, aux côtés du cartésianisme dont elles peuvent s'autoriser. D'ailleurs Descartes lui-même, dont les convictions n'ont point varié, semble avoir subi l'influence d'une préoccupation qui l'a empêché de développer toute sa philosophie dans l'esprit de sa conception première; il ne fait pas usage de tous ses moyens, et après avoir surmonté le panthéisme en s'élevant hardiment vers l'absolu véritable, il en favorise le retour par un dualisme exagéré. Pour suivre le courant secondaire de sa pensée, il suffisait de laisser aller la logique; pour marcher jusqu'au bout dans la direction principale, il fallait un nouvel acte créateur ou tout au moins une restauration nouvelle; aussi cette voie royale fut-elle abandonnée. Après les premiers théorèmes, que tous les systèmes ont adoptés, le cartésianisme se partage donc; et comme la philosophie tout entière s'est jetée dans l'embranchement qui ramène au panthéisme, on a fini par voir en lui le cartésianisme tout entier. Il en résulte que Descartes est moins connu qu'il n'est célèbre, je dirais même moins connu qu'il n'est lu. On a immensément écrit sur Descartes, ses œuvres sont dans toutes les bibliothèques, et pourtant, avant de le discuter, il faudrait, pour être compris, commencer par le rétablir.
Je suis fortement tenté de l'essayer avec vous aujourd'hui, et la chose aurait pour moi de l'importance, car le système dont je dois vous exposer les éléments, quoi qu'il se soit produit indépendamment de toute influence directe du cartésianisme, n'est en réalité que le développement du côté du cartésianisme jusqu'ici le plus négligé. Cette découverte tardive m'a fort agréablement surpris, je vous l'avoue: si la doctrine que j'enseigne n'est pas conforme de tout point aux vues qui règnent dans l'école, il ne serait pas mal de la mettre sous la protection d'un nom que l'école elle-même inscrit volontiers sur son drapeau. Il vaut mieux aujourd'hui relever de Descartes que d'un moine ignoré comme Scot. Mais, pour établir complètement notre légitimité cartésienne, il faudrait une discussion en règle, dont la place n'est pas ici. Je me borne, bien à regret, à quelques indications telles que le cadre d'une leçon les comporte.
Descartes, disons-nous, a ramené la pensée à son point de départ; il a déterminé pour jamais le critère de la vérité philosophique et, par le critère, la méthode.
Le critère, c'est l'évidence intérieure opposée à toute espèce d'autorité. C'est le protestantisme introduit dans la philosophie, et qui bientôt réagira sur la religion.
Le point de départ, c'est l'existence du moi pensant. Je n'admets rien sur la foi d'une autorité étrangère ou sur la foi d'une spéculation sans contrôle; je doute, jusqu'à meilleure information, de tout ce dont il est possible de douter; mais je ne puis pas douter de mon existence, car je ne puis pas douter de ma pensée, je ne puis pas douter de mon doute, qui est une pensée. J'existe donc, et je suis un être pensant. Ce qui me l'atteste, c'est l'évidence; il faut donc croire à l'évidence. «Les choses que nous concevons clairement et distinctement sont vraies.»
Ceci est fort simple, vous le voyez; ce n'était pas très-nouveau, et cependant l'énoncé de ces propositions fut une grande œuvre. Le moment de mettre ces vérités élémentaires à leur place était arrivé.
Jusqu'ici Descartes a posé la base commune à tous les systèmes modernes. Désormais ce qu'il vient d'avancer sera tantôt répété, tantôt sous-entendu, jamais contesté. Le troisième pas nous fait entrer dans le cartésianisme proprement dit. Ici Descartes touche au but, mais il le saisit trop tôt et n'assure pas sa conquête. Le problème est de passer de la première vérité connue à la première vérité en soi, c'est-à-dire de trouver Dieu par l'évidence, le moi pensant étant seul donné. Il faut donc trouver Dieu dans le moi. «J'ai l'idée d'un être souverainement parfait,» dit le philosophe. Le sens est sans doute: Tout esprit a nécessairement l'idée d'un être parfait; l'idée de perfection est essentielle à l'intelligence. C'est ce que Descartes appelait une idée innée. On a critiqué cette manière de s'exprimer avec beaucoup de raison. Il est clair qu'une idée n'existe que par l'acte de l'esprit qui la conçoit. Il n'y a donc à proprement parler point d'idées innées. Mais si l'esprit humain est fait de telle sorte que la réflexion ne saurait s'exercer sans découvrir l'idée de l'être parfait, il n'en faut pas davantage. Seulement, au lieu d'idées innées nous écrirons idées nécessaires: Descartes ne l'entend pas autrement 13.
L'idée de Dieu étant donnée dans la pensée, Descartes prouve son existence réelle par deux arguments, dont l'un part du contenu même de l'idée: c'est l'ancien argument ontologique: «L'existence réelle est une perfection, donc l'être parfait n'existe pas dans la pensée seulement, mais en réalité.» L'autre, plus populaire par sa forme, se fonde sur la présence de l'idée de Dieu dans l'esprit: «Imparfait moi-même, je ne puis pas avoir produit l'idée de la perfection; elle doit avoir pour auteur un être réellement parfait.»
J'accepte ces preuves, Messieurs; je me contenterais même à moins, car l'existence nécessaire d'un principe inconditionnel n'est pas moins évidente que la présence de l'inconditionnel dans l'esprit; c'est dans ce sens que j'entends l'argument ontologique, mais la difficulté n'est pas là. La question consiste à savoir si l'idée d'un être parfait telle que Descartes la développe, est réellement une conception inhérente à l'esprit, une idée nécessaire. Cette idée est celle du Dieu personnel des chrétiens, avec les principaux attributs que lui confère la théologie. Est-elle inhérente à l'esprit humain?--En un sens je l'accorderais volontiers. Elle l'est, oui, comme germe, comme problème; mais immédiatement, comme pensée distincte, elle l'est si peu, que toute la métaphysique n'a d'autre but que de l'enfanter et de l'éclaircir. Ainsi Descartes n'a pas le droit de commencer en disant: Je trouve en moi l'idée d'un être parfait. C'est là un fait personnel, accidentel, qui tient à son éducation; ce n'est pas le fait nécessaire. Le grand réformateur met à profit le résultat le plus élevé de la scolastique, au lieu de le reconstruire par un travail indépendant, comme son programme l'eût exigé. Par ce point capital, Descartes dépend du moyen âge et n'accomplit pas dans toute son étendue la révolution dont il a conçu le projet. Il n'est pas exact de prétendre que chacun trouve en soi d'entrée l'idée d'un être parfait; car, au début de la réflexion, nous ignorons ce qui est requis de l'Être pour qu'il soit parfait. Ce que nous trouvons réellement en nous-même, ou plutôt ce qu'un retour sur nous-même nous oblige à concevoir, c'est l'être au fond de toute existence, l'inconditionnel, un être, quel qu'il soit d'ailleurs, qui existe par lui-même et qui n'a besoin d'aucun autre pour exister, c'est-à-dire la substance, car c'est la définition cartésienne de la substance que nous venons d'énoncer; quant aux attributs de l'être inconditionnel, il faut les déduire par la raison de ce premier attribut, l'existence par soi-même; il ne suffit pas de les trouver dans la réminiscence. Le Dieu de Descartes n'est donc pas un produit légitime de sa méthode d'évidence; dès lors il est en philosophie comme s'il n'était pas, et tous les théorèmes fondés sur lui deviennent problématiques.
Il y a deux notions de l'absolu chez Descartes comme chez Platon. Le Dieu qui forme l'univers dans le Timée n'est pas l'unité supérieure à l'être où vient aboutir la dialectique du Parménide; du moins la coïncidence des deux idées n'est-elle pas rendue manifeste. Descartes, de même, trouve dans son esprit l'idée d'un Dieu souverain, éternel, infini, immuable, tout-connaissant, tout-puissant, et créateur universel de toutes les choses qui sont hors de lui 14. Il trouve également dans son esprit ou dans le langage tel que l'ont formé ses devanciers 15, l'idée de la substance, c'est-à-dire «d'une chose qui n'a besoin que de soi-même pour exister.» La substance est, par sa définition, indépendante, inconditionnelle, absolue. Voilà donc, sinon deux absolus, ce qui est inadmissible et contraire au sens de Descartes, au moins deux définitions de l'absolu qu'il faudrait réduire à l'unité pour asseoir la métaphysique. Cette réduction est demeurée imparfaite. Descartes établit bien que Dieu est la substance ou que, s'il existe un être parfait au sens de sa définition, cet être parfait possède seul l'existence par lui-même, de sorte que le nom de substance n'est donné qu'improprement aux choses créées; mais il ne démontre pas inversement que la substance soit Dieu, c'est-à-dire que l'être existant par lui-même possède nécessairement l'intelligence infinie, la bonté parfaite, la puissance créatrice, la liberté souveraine, dont il fait les caractères de la divinité. Sa régression vient donc aboutir à deux termes, et l'on peut fonder sur elle deux philosophies progressives, l'une commençant par son idée de Dieu: c'est celle qu'il a tentée lui-même; l'autre commençant par sa définition de la substance: c'est celle de Spinosa. La seconde seule a pris une importance universelle en déterminant les mouvements ultérieurs de la philosophie, et cela, Messieurs, je crois utile d'insister sur le point, parce qu'elle seule était légitime. Descartes veut que nous partions de l'idée innée de l'infini, c'est-à-dire de son idée immédiate; or l'idée immédiate de l'infini, dont nous ne pouvons pas contester la réalité, parce que nous ne pouvons pas en faire abstraction, ce n'est pas la plus grande et la plus riche, c'est au contraire la plus simple et la plus nue; ce n'est pas le Dieu de Scot et de Descartes, c'est la substance de Spinosa.
La logique humaine, qui ne comporte pas de sauts, dut passer par Spinosa, Leibnitz, Fichte, Hegel et Schelling, pour revenir au Dieu cartésien.
Ce que nous reprochons à Descartes, si toutefois le mot de reproche est de mise en cette occasion, c'est d'avoir négligé la discussion dialectique dont il était besoin pour manifester la nécessité de sa conception suprême et prévenir ainsi les rechutes. Nous ne l'accusons pas d'avoir mal compris l'infini. Au contraire, il en a le sens au plus haut degré; et s'il eût aperçu la lacune de son système, s'il en eût prévu le danger, nul n'aurait pu mieux la combler. Je n'en veux d'autres preuves que sa manière d'envisager la liberté divine. Pour lui cette liberté est absolue. La volonté créatrice produit incessamment, non-seulement l'existence des choses, mais leur essence et leurs lois, tellement que les principes universels de la morale et de la logique elle-même tirent leur vérité de l'acte divin et ne subsistent que par cet acte. «Ce n'est pas pour avoir vu qu'il était meilleur que le monde fût créé dans le temps que dès l'éternité, qu'il a voulu créer le monde dans le temps, mais au contraire parce qu'il a voulu créer le monde dans le temps; pour cela il est aussi meilleur que s'il eût été créé dès l'éternité. Il n'en est point ainsi de l'homme, qui trouve déjà la nature de la bonté et de la vérité établie et déterminée en Dieu 16.»
C'est chose curieuse, Messieurs, d'entendre les objections de nos cartésiens du jour et même celles de Leibnitz, contre cette doctrine hardie, lorsqu'on sait comment Descartes les a réfutées d'avance en répondant à ses contemporains. Il écrivait à Mersenne le 15 avril 1630 17:
«Les vérités métaphysiques lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies de Dieu et en dépendent entièrement, ainsi que tout le reste des créatures; c'est en effet parler de Dieu comme d'un Jupiter ou d'un Saturne et l'assujettir au Styx et aux destinées, que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui. Ne craignez point, je vous prie, d'assurer et de publier partout que c'est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu'un roi établit les lois en son royaume...
On vous dira que si Dieu avait établi ces vérités, il les pourrait changer comme un roi fait de ses lois; à quoi il faut répondre que oui, si sa volonté peut changer.--Mais je les comprends comme éternelles et immuables.--Et moi je juge de même de Dieu.--Mais sa volonté est libre.--Oui, mais sa puissance est incompréhensible, et généralement nous pouvons bien assurer que Dieu peut faire tout ce que nous pouvons comprendre, mais non pas qu'il ne peut faire ce que nous ne pouvons pas comprendre. 18»
Ainsi la pensée de Descartes n'est point arbitraire. Elle porte en elle-même les titres de sa légitimité. La liberté parfaite est affirmée comme l'inévitable développement de l'idée de la perfection, de la réalité positive, ou, plus simplement, de l'infini. La preuve est inhérente à la thèse, qu'il suffisait de développer.
En tirant de la liberté absolue la loi selon laquelle doit s'opérer le départ entre les vérités accessibles à la raison humaine et les sujets placés au delà de sa sphère, Descartes fait faire un grand pas à sa philosophie et répond en même temps à la principale objection contre la doctrine de la liberté elle-même. Il a saisi toute l'importance de cette idée et la reproduit maintes fois. Il écrit à un autre correspondant:
«Pour la difficulté de concevoir comment il a été libre et indifférent à Dieu de faire qu'il ne fût pas vrai que les trois angles d'un triangle fussent égaux à deux droits, ou généralement que les contradictoires ne peuvent être ensemble, on la peut aisément ôter en considérant que la puissance de Dieu ne peut avoir aucune borne, puis aussi en considérant que notre esprit est fini, et créé de telle nature qu'il peut concevoir comme possibles les choses que Dieu a voulu être véritablement possibles, mais non pas telle qu'il puisse aussi concevoir comme possibles celles que Dieu aurait pu rendre possibles, mais qu'il a voulu toutefois rendre impossibles; car la première considération nous fait connaître que Dieu ne peut avoir été déterminé à faire qu'il fût vrai que les contradictoires ne peuvent être ensemble, et que par conséquent il a pu faire le contraire; puis l'autre nous assure que, bien que cela soit vrai, nous ne devons point tâcher de le comprendre, parce que notre nature n'en est point capable. Et encore que Dieu ait voulu que quelques vérités fussent nécessaires, ce n'est pas à dire qu'il les ait nécessairement voulues; car, c'est tout autre chose de vouloir qu'elles fussent nécessaires et de le vouloir nécessairement ou d'être nécessité à le vouloir. J'avoue bien qu'il y a des contradictions qui sont si évidentes, que nous ne les pouvons représenter à notre esprit sans que nous les jugions entièrement impossibles, comme celle que vous proposez: Que Dieu aurait pu faire que les créatures ne fussent point dépendantes de lui; mais nous ne nous les devons point représenter pour connaître l'immensité de sa puissance, ni concevoir aucune préférence ou priorité entre son entendement et sa volonté; car l'idée que nous avons de Dieu nous apprend qu'il n'y a en lui qu'une seule action toute simple et toute pure 19.»
La difficulté qui nous empêche de recevoir d'abord l'absolue liberté est celle-ci: Nous trouvons en nous-même certaines idées revêtues du caractère de la nécessité. Pour comprendre l'absolue liberté, il faudrait se les représenter comme contingentes, ce qui implique contradiction dans notre esprit.
Descartes répond: Ce qui est nécessaire à nos yeux, c'est ce que Dieu a voulu rendre nécessaire. Il est auteur, non-seulement du réel, mais du possible; les impossibilités que nous apercevons sont les impossibilités qu'il a créées. Mais ce qu'il a rendu impossible l'est en effet, et nous ne saurions d'aucune manière en comprendre la possibilité. La solution définitive à laquelle il s'arrête n'est donc pas dogmatique; elle est critique. Il ne pense pas que nous devions affirmer, comme si nous le comprenions, que Dieu soit affranchi des lois mathématiques, par exemple. Mais la question étant posée ainsi: Dieu peut-il faire que les trois angles d'un triangle ne soient pas égaux à deux angles droits? on répondrait dans son esprit, en tenant compte de tous les éléments de sa pensée: Nous ne saurions concevoir un triangle dont les angles ne valent pas deux angles droits. Nous ne saurions pas davantage, sans choquer les lois de notre raison, limiter la liberté divine. Ce qui est certain, c'est que l'auteur de cette raison est l'auteur des vérités qui la constituent. Et sa volonté créatrice n'obéit pas à des lois tracées préalablement par son intelligence, car l'intelligence ne précède point en lui la volonté et ne s'en sépare point, mais elles ne sont qu'un seul et même acte.
La manière dont Descartes conçoit le rapport entre l'entendement et la volonté mériterait une étude attentive. En Dieu, nous voyons qu'il refuse avec beaucoup de sens de subordonner l'un à l'autre. Toutefois en soumettant les lois du possible à la liberté divine, il fait bien comprendre qu'au fond il voit dans la volonté le centre et le principe de l'être. Pour lui la volonté est la substance divine, dont l'intelligence forme l'inséparable attribut.
Il n'en va pas autrement en psychologie. Au premier aspect, le dualisme cartésien paraît tendre fortement au rationalisme et à l'idéalisme. La pensée est «une substance,» l'âme «une chose qui pense.» L'homme ne sait rien de lui-même, sinon qu'il est un être pensant. Ces façons de parler ont exercé une grande influence, que nous ne saurions considérer comme avantageuse à tous les égards. Et pourtant ce ne sont réellement que des façons de parler. Penser est, chez Descartes, un terme générique qui désigne toute espèce d'activité intérieure. Par le nom de pensée, dit-il, je comprends tout ce qui est tellement en nous que nous l'apercevons immédiatement par nous-même et en avons une connaissance intérieure; ainsi toutes les opérations de la volonté, de l'entendement, de l'imagination et des sens sont des pensées 20. La définition de l'âme et les noms imposés aux deux ordres de substances créées ne préjugent donc en rien la question. Pour la résoudre sainement, il faut s'attacher moins aux mots qu'aux choses et voir quels sont, chez Descartes, le rôle et les caractères des deux fonctions dont il s'agit. Nous remarquons d'abord que Descartes affirme le libre arbitre de l'homme avec non moins d'énergie que la liberté divine. Ainsi l'entendement ne détermine la volonté que selon la permission et par le concours de la volonté elle-même. L'action ne résulte pas fatalement de la comparaison des motifs, mais l'âme consent librement aux motifs, et plus ceux-ci sont décisifs, plus elle est libre dans son entière et franche adhésion: même alors elle pourrait la refuser. En effet, «la liberté consiste en ceci que nous pouvons faire une chose ou ne la faire pas 21,» et néanmoins «l'indifférence que je sens lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d'aucune raison, est le plus bas degré de la liberté 22.» Ainsi l'entendement agit toujours sur la volonté, mais il n'exerce sur elle aucun empire. La volonté commande au contraire à l'intelligence. Son rôle dans les fonctions intellectuelles n'est pas un simple concours, c'est une suprême direction. Toute activité de la pensée se termine en effet dans le jugement, et le jugement est produit par la volonté 23. Aussi, loin que les torts de notre conduite trouvent une excuse dans l'insuffisance de nos lumières, nous sommes responsables des erreurs de notre intelligence, qui ont leur source dans une faute du franc arbitre; «alors que volontairement nous affirmons ou nions au delà de ce dont nous avons des idées claires et distinctes 24.» Je ne demande pas si la théorie cartésienne sur le jugement est irréprochable; je n'essayerai pas de dégager la vérité qu'elle contient de l'exagération qui la rend paradoxale et qui a soulevé contre elle tant de critiques; je me borne à relever son importance dans l'économie générale du cartésianisme.
Le point de vue qui domine la matière et dont jaillissent les doctrines que je viens de rappeler, est énoncé par Descartes en termes précis dans une lettre à son disciple Régis: «L'acte de la volonté et l'intellection diffèrent entre eux comme l'action et la passion de la même substance; car l'intellection est proprement la passion de l'âme et l'acte de la volonté son action. Mais, comme nous ne saurions vouloir une chose sans la comprendre en même temps, et que nous ne saurions presque rien comprendre sans vouloir en même temps quelque chose, cela fait que nous ne distinguons pas facilement en elle la passion de l'action 25.» S'il est vrai, comme le veut un axiôme de métaphysique, qu'il y ait plus d'être dans l'actif que dans le passif, la supériorité de la volonté sur l'entendement ne saurait être mieux exprimée. La lettre où nous trouvons ce beau passage est destinée à prouver l'unité de l'âme. Ainsi l'âme est une substance et le vouloir son action. Il n'en faut pas davantage assurément pour établir que la volonté est plus intime à l'âme que l'intelligence, comme dit assez bien un des modernes commentateurs du cartésianisme, ou, dans une forme plus absolue, que la volonté est l'essence même de l'âme. L'essence de l'âme, en effet, ne saurait être que son action, et quand Descartes l'appelle une «chose qui pense,» c'est bien par son action qu'il entend la définir; mais, dans cette pensée elle-même, le trait fondamental est la volonté, comme il ressort clairement de ce qui précède. Aussi la volonté est-elle en nous la seule chose absolue. «Si j'examine la mémoire, l'imagination ou quelque autre faculté qui soit en moi, je n'en trouve aucune qui ne soit très-petite et bornée et qui, en Dieu, ne soit immense et infinie. Il n'y a que la volonté seule ou la seule liberté du franc arbitre que j'expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l'idée d'aucune autre plus ample et plus étendue, en sorte que c'est elle principalement qui me fait connaître que je porte l'image et la ressemblance de Dieu 26.» La possibilité de faillir elle-même est une perfection, en ce sens qu'elle est impliquée dans notre liberté 27.
Et comme la volonté est l'essence de l'âme, le reflet de Dieu en nous, sa rectitude constitue le souverain bien; Descartes l'exprime en termes précis, qui rappellent un mot justement célèbre de Kant:
«Le souverain bien de chacun en particulier ne consiste qu'en une ferme volonté de bien faire et au contentement qu'elle produit. Dont la raison est que je ne remarque aucun autre bien qui me semble si grand ni qui soit entièrement au pouvoir d'un chacun. Car pour les biens du corps et de la fortune, ils ne dépendent pas entièrement de nous, et ceux de l'âme se rapportent tous à deux choses, qui sont: l'une, de connaître, et l'autre, de vouloir ce qui est bon; mais la connaissance est souvent au delà de nos forces, c'est pourquoi il ne reste que notre volonté dont nous puissions absolument disposer 28.»
Le principe de la métaphysique ne diffère point de celui de la morale. Le bien, au sens général, n'est autre que la perfection de l'être. Si l'être est intelligence, le bien consiste à savoir, comme veut le rationalisme; si le souverain bien se trouve dans la vertu, le fond de l'être est la volonté.
Nous avons déjà vu, Messieurs, avec quelle netteté parfaite Descartes distingue la liberté absolue de Dieu identique à sa toute-puissance, de la liberté relative de l'homme, qui trouve avant elle la distinction du bien et du mal dans la volonté divine.
La doctrine de la liberté absolue semble conduire inévitablement Descartes à l'empirisme. Toute notre science est expérimentale, nous ne connaissons que des faits, car toute existence, et celle de Dieu lui-même, n'est qu'un fait. Il répugnerait à Descartes d'accorder formellement «que Dieu n'ait pas la faculté de se priver de son existence 29.» Mais, sans aborder cet effrayant problème, il est clair que toute existence créée procédant de la volonté libre de Dieu comme un fait contingent, qui pourrait également ne pas être, nous la connaissons parce qu'elle est, parce que Dieu la veut, mais non pas à titre de vérité nécessaire. Le caractère de nécessité est formellement exclu de l'objet de notre connaissance.
S'ensuit-il qu'il ne puisse pas y avoir nécessité dans la connaissance elle-même? Devrons-nous renoncer à cette science des effets par les causes, qui est la vraie science aux yeux de Descartes, et ne pourrons-nous pas sceller à la voûte éternelle le premier anneau de la chaîne d'or? En un mot, la philosophie est-elle possible?
Descartes n'en doute pas. Il la défend de l'empirisme par la doctrine de l'immutabilité divine, comme il la préserve de l'idéalisme sceptique par la doctrine de la véracité divine, autre aspect de la même idée.
Les lois générales de l'univers, les vérités métaphysiques qui nous semblent nécessaires, se fondent sur la volonté de Dieu; néanmoins c'est avec raison que nous les comprenons comme éternelles et immuables, parce que la volonté de Dieu est elle-même immuable et éternelle. Telle est la doctrine présentée au Père Mersenne dans le passage éloquent que nous avons cité tout à l'heure.
Ainsi le vrai point de départ du cartésianisme n'est pas l'essence de l'Absolu, que, selon Descartes, nous atteignons sans réussir à le comprendre, distinction capitale sur laquelle le philosophe revient souvent 30. Le vrai point de départ c'est l'acte absolu de la volonté divine: Volonté simple, éternelle, immuable, laquelle embrasse indivisiblement et par un seul acte tout ce qui est et sera. Au premier abord il semble qu'il y ait contradiction entre les idées d'absolue liberté et d'acte immuable. En disant avec Descartes: «Les vérités éternelles dépendent de la volonté divine, mais elles sont immuables parce que cette volonté ne change point;» ne recule-t-on pas simplement le fatum qu'on prétend surmonter? N'impose-t-on pas à Dieu l'immutabilité comme une loi de sa nature?--La difficulté est sérieuse, mais non pas insoluble. Il ne faut, pour la lever, que bien entendre dans quel sens nous comprenons l'infini et dans quel sens nous ne le comprenons pas. Nous n'affirmons pas que Dieu ne peut ni changer sa volonté ni la reprendre; nous tirons de l'idée de l'absolu deux propositions distinctes sans être contradictoires: L'absolu est ce qu'il veut. La volonté absolue peut se manifester et se manifeste naturellement par des actes absolus. Nous laissons subsister ces deux thèses sur l'autorité de l'évidence, bien que leur conciliation positive nous échappe; il nous suffit que l'impossibilité de les concilier ne soit pas démontrée. Ainsi nous n'attribuons pas à Dieu l'immutabilité comme une nécessité de sa nature, mais nous considérons cette immutabilité elle-même comme un fait dépendant de sa volonté, comme le caractère le plus éminent de la manière dont il se manifeste à nous. Notre raison est conduite à confesser également que Dieu est absolu et qu'il est libre. Pour maintenir simultanément ces deux vérités, il faut dire que l'acte par lequel Dieu se manifeste à nous est, de fait, un acte absolu, et par conséquent éternel, immuable. En d'autres termes, Dieu est absolu parce qu'il veut l'être, et la preuve qu'il veut l'être, c'est que nous ne saurions le comprendre autrement 31. Cette manière d'entendre Descartes est tout à fait dans le sens de ses ouvertures sur la notion de l'infini, que nous possédons claire et distincte sans toutefois l'embrasser ni la comprendre entièrement.
La véracité de Dieu, sur laquelle Descartes essaie après coup de fonder l'objectivité du monde sensible, ainsi que la division des substances étendue et pensante, n'est qu'une manière de présenter l'immuable unité de l'acte créateur: Dieu ne saurait nous tromper, et les choses sont ce qu'elles nous paraissent; c'est-à-dire que les lois de notre intelligence répondent à celles de l'univers, parce qu'elles ne sont en réalité qu'une seule et même loi, l'effet éternel d'un acte identique. La perpétuité de la Création, qui a fourni le sujet de critiques un peu légères, repose également sur le même axiôme.
C'est encore de l'immutabilité de la volonté divine que Descartes fait découler les lois du mouvement d'où sort toute sa physique, la définition de la matière une fois accordée 32.
Note 32: (retour) De ce que Dieu est immuable en sa nature et qu'il agit toujours de même sorte, Descartes déduit d'abord que la quantité de mouvement est toujours la même dans l'univers; puis: 1° qu'un corps demeure naturellement dans le même état et ne change que par la rencontre d'autres corps; 2° que tout corps tend à continuer son mouvement en ligne droite. «Cette règle comme la précédente dépend de ce que Dieu est immuable et qu'il conserve le mouvement en la matière par une opération très-simple» (II, 39); 3° que si un corps qui se meut en rencontre un autre plus fort que lui, il ne perd rien de son mouvement, et que s'il en rencontre un qu'il puisse mouvoir, il en perd autant qu'il en donne. Telles sont les lois fondamentales d'après lesquelles on peut déterminer les effets que les corps produisent les uns sur les autres en se rencontrant, et construire le système du monde. Si l'argumentation ne semble pas toujours rigoureuse, l'intention systématique est au moins parfaitement marquée. (Voyez les Principes de la philosophie, IIme partie, §§ 36 à 43. Éd. Cousin, tome III, p 150-158).Avant l'exposition des lois du mouvement, l'unité de la matière a été posée comme une conséquence de sa définition, ainsi que sa divisibilité à l'infini que Descartes infère de la toute-puissance divine. La véracité, la toute-puissance et l'immutabilité divines forment donc la prémisse métaphysique dont le système du monde doit sortir.
Sa philosophie revêt donc la forme d'une déduction a priori, telle qu'il l'a voulue. Elle conserve cette forme jusqu'au bout, non toutefois sans quelques solutions de continuité comblées par l'hypothèse.
Mais cette philosophie progressive n'est guère qu'une physique. Sous le nom de philosophie, c'est essentiellement le système du monde physique que Descartes a cherché. Par cette préoccupation un peu exclusive il semble continuer la philosophie de la Renaissance. L'explication du monde moral, la philosophie de la religion, la philosophie de l'histoire sont restées en arrière, soit par des motifs de prudence, soit surtout parce que le principe ne fournit pas les moyens de les aborder. Descartes, en effet, comprend l'acte créateur d'une manière purement formelle; il s'interdit à lui-même la recherche des fins que Dieu s'est proposées en créant, c'est-à-dire l'intelligence réelle du monde. Sous ce point de vue encore, la recherche du principe est insuffisante chez lui.
D'ailleurs le lien qu'il établit entre les lois de ce monde et les perfections divines, a quelque chose d'artificiel. En réalité ce n'est pas l'étude de ces perfections qui lui donne la connaissance des choses finies. Tout son système sur l'homme et sur l'univers est impliqué dans la séparation absolue entre la substance pensante et la substance étendue, séparation qu'il établit dès l'entrée, avant de connaître Dieu et de savoir si Dieu existe. L'identité de la pensée et de la substance spirituelle comme celle de la matière et de l'étendue se fondent exclusivement sur le cogito ergo sum et sur le critère de vérité renfermé dans ce célèbre enthymème: Ce que je conçois clairement est le vrai; or ce que je conçois clairement en moi-même est la pensée, donc la pensée est mon essence; ce que je conçois clairement dans les objets matériels, l'élément intelligible en eux n'est autre que leur étendue, donc l'essence des corps est l'étendue. S'il en était autrement, nos facultés nous abuseraient: Dieu serait trompeur 33.
Dieu n'intervient ici que d'une manière subsidiaire et, pour ainsi dire, à titre de caution; mais en réalité le dualisme cartésien n'est pas fondé sur la notion de Dieu, comme la méthode l'exigerait. Il y a plus: si Descartes prétend expliquer le monde sensible par ce qu'il en conçoit clairement et distinctement, c'est-à-dire par ce qu'il y a d'intellectuel en lui, je dirais presque d'idéal; il ne fonde en réalité l'existence objective de ce monde que sur le préjugé des sens. La confirmation de ce préjugé par la véracité divine n'est pas seulement un après coup, c'est une déception. En effet, s'il était vrai que l'emploi régulier du raisonnement nous conduisît à l'idéalisme, Dieu lui-même, auteur de nos facultés, témoignerait en faveur de la doctrine idéaliste; sa véracité est donc hors de cause; la véracité divine ne saurait être invoquée en philosophie que dans un sens plus général, comme l'expression religieuse ou absolue de la nécessité subjective qui oblige l'homme de croire à sa propre raison. Dès lors, si le doute cartésien sur les choses matérielles était légitime avant la démonstration de l'existence de Dieu, il subsiste encore après elle. Il est d'ailleurs permis de croire que Descartes a abusé de son criterium provisoire pour en faire sortir un dualisme dont l'histoire a mis au jour les inconvénients. Entre cette proposition générale: Ce que nous comprenons clairement est vrai, et celle-ci, qui sert de base à son édifice: Les choses dont nous avons des idées distinctes sont nécessairement séparées, il y a un intervalle que les contemporains de Descartes ont fort bien signalé et qu'il ne nous paraît pas avoir réussi à combler dans ses réponses à leurs objections. Il ne suffit pas, pour établir que la pensée et l'étendue sont nécessairement les formes de deux substances opposées, de rappeler que nous concevons très-bien la pensée sans l'étendue et l'étendue sans la pensée. Il faudrait prouver qu'il est absurde de supposer que la pensée soit l'acte d'un être d'ailleurs étendu, ou l'étendue une qualité de la substance pensante. Autre est, en un mot, la possibilité de séparer, autre l'impossibilité d'unir. Descartes nous semble insuffisant sur ce point tout à fait capital.
C'est donc en se fondant sur un argument vicieux qu'il prononce un divorce irrévocable entre le monde sensible et le monde de nos pensées, que l'expérience ne nous permet pas de séparer l'un de l'autre un seul instant. Sa définition de la matière le conduit au pur mécanisme en physique et en physiologie. Son dualisme rend insoluble la question des rapports de l'âme et du corps. Il jette entre eux un abîme que l'être infini peut seul combler; mais au contact de l'infini les éléments du fini disparaissent.
Comme aux termes de Descartes la substance étendue ne saurait exercer d'action sur l'être pensant, nous ne voyons proprement pas les choses, mais nous voyons en Dieu les idées des choses, ainsi que le veut le Père Malebranche; d'où suit non moins irrésistiblement, malgré les protestations et le courroux de Malebranche, que nous n'avons aucune raison pour affirmer l'existence objective de ces choses avec lesquelles nous ne soutenons aucun rapport. Ainsi la substance étendue s'évanouit et le dualisme se transforme en idéalisme.
La pensée n'agit point sur l'étendue, pas plus que l'étendue sur la pensée. Nos perceptions ne viennent pas des corps, mais elles résultent d'une action directe de Dieu en nous; de même ce n'est pas nous qui mettons les corps en mouvement lorsque nous croyons agir en eux, mais c'est Dieu qui produit en eux les changements correspondants à nos volontés. Dans la sensation, dans le mouvement volontaire, l'âme se croit active et ne l'est point. La substance pensante est le théâtre d'une activité étrangère. Nous ne sommes pas les auteurs de nos propres pensées. Ainsi la substance spirituelle, dont la pensée fait tout l'être, s'évanouit comme la substance étendue; l'activité des êtres particuliers est illusoire, leur réalité devient une apparence et le dualisme se transforme en panthéisme.
On arrive plus directement au même but en partant de la notion cartésienne de la substance. Mais la définition de la substance que Descartes recueille en passant ne se confond point dans sa pensée avec celle du principe absolu, quoique les preuves dont il se sert pour établir l'existence de Dieu n'autorisent pas rigoureusement l'introduction d'une idée plus haute que celle de la substance.
Le dualisme de la pensée et de l'étendue n'est pas déduit de la connaissance du principe suprême; il ne s'appuie donc pas sur le critère définitif de la vérité, il ne se justifie pas mieux d'après le critère provisoire de l'évidence intellectuelle, car l'évidence invoquée en sa faveur n'est réellement qu'une illusion.
Pour conduire le cartésianisme au delà des écueils sur lesquels il s'est brisé, il n'y aurait qu'à suivre avec fidélité la route que Descartes s'était tracée à lui-même.
Il faudrait d'abord prouver la liberté de Dieu, qu'il se contente d'affirmer. En établissant que l'être existant par lui-même est absolument libre, on assurerait l'unité du principe et l'on fermerait la porte à Spinosa. Ensuite il faudrait donner, pour ainsi dire, une substance à l'acte divin en montrant quelle sorte d'activité convient à la liberté absolue, ou, comme l'acte est la manifestation de la force, il faudrait montrer dans quel acte déterminé la liberté rend manifeste sa nature absolument indéterminée. Enfin, le caractère positif de l'acte absolu étant reconnu, il faudrait tirer de cet acte, et de cet acte seul, l'explication générale des phénomènes, sans se borner au monde physique, mais en embrassant le fait universel.
SEPTIÈME LEÇON.
Spinosa.--Sa philosophie naît de la confusion qui règne chez Descartes entre l'absolu véritable et l'idée immédiate de l'absolu, la rigueur de ses démonstrations n'est qu'apparente, car elle se fait tout accorder dans les axiômes et dans les définitions. Spinosa définit la substance: cause d'elle-même; mais il tire peu de parti de cette définition, qui n'a chez lui qu'une valeur négative. La causalité dont il parle n'est pas un acte; aussi n'arrive-t-il pas à l'activité et ne réussit-il pas à rendre compte du fini.
Messieurs,
La véritable partie progressive du cartésianisme se trouve dans le système de Spinosa. En effet Spinosa accepte tacitement ce que Descartes a démontré. Il tente l'explication des choses en partant des notions vraiment scientifiques du cartésianisme, des notions qui résultent d'un emploi sévère de sa méthode. Descartes pense trouver immédiatement dans la conscience une idée suffisante du premier principe; il ne fait rien pour élever cette idée au-dessus de sa forme immédiate.
Mais ce que nous trouvons immédiatement dans la conscience, c'est la notion d'un être inconditionnel en général, d'un être qui n'a pas hors de lui, mais en lui-même, les conditions de son existence, qui existe par lui-même ou qui n'a besoin d'aucun autre pour exister. Le principe premier du cartésianisme entendu sévèrement n'est donc pas ce que Descartes appelle Dieu, mais ce qu'il appelle la Substance; et comme Descartes n'a rien fondé sur le principe ainsi défini, c'est de là qu'il fallait partir pour continuer le cartésianisme.
Le juif portugais accomplit courageusement le dessein que le gentilhomme français avait fièrement annoncé. Il coupe le dernier lien qui attachait la philosophie aux traditions religieuses de l'humanité, pour l'asseoir uniquement sur l'évidence rationnelle.
Spinosa établit d'abord sans trop de difficulté que la substance qui existe par elle-même est une et infinie.
De cette substance unique, infinie et dont nous ne savons autre chose sinon qu'elle est la substance, il s'agit de passer à la pluralité des êtres; il faut en tirer un système qui fasse droit à nos convictions naturelles, qui embrasse l'expérience tout entière et qui l'explique. S'il ne satisfait pas à ces conditions, nous conclurons que le système n'est pas vrai. Que si, l'expérience faite et tout bien considéré, nous voyons qu'il est impossible de répondre à nos justes exigences en partant du principe tel que nous l'avons défini, nous jugerons que le principe lui-même est faux, c'est-à-dire que, pour connaître le principe réel du monde, il ne suffit pas de savoir qu'il est la substance ou, comme dit Spinosa, causa sui. Telle est en effet la conclusion où nous contraint l'examen du spinosisme, non-seulement par ses résultats inadmissibles, mais encore par la violence que nous lui voyons faire à la méthode pour arriver à un résultat quelconque.
La Substance de Spinosa, si l'on a bien saisi la portée de sa phrase un peu équivoque, comprend une infinité d'attributs. Qu'est-ce à dire, Messieurs, sinon que l'idée de substance est tout à fait indéterminée et qu'il faudrait la déterminer? Elle comprend des attributs, c'est-à-dire que, pour la connaître, il ne suffit pas de savoir qu'elle est et qu'elle est causa sui, qu'elle est substance. S'il y a une substance, elle est d'une certaine manière, elle est quelque chose, elle a une nature, une essence ou des attributs. Pour la connaître réellement, il faudrait marquer quelle est cette essence, il faudrait énumérer ces attributs; mais nous ne le pouvons pas, nous ne connaissons pas ces attributs infinis, Spinosa ne les nomme pas. Je me trompe, Messieurs, il en nomme deux: la pensée et l'étendue; ce sont précisément les noms des substances créées entre lesquelles Descartes a partagé les êtres finis. Spinosa prend la définition cartésienne de la substance trop au sérieux pour parler de substances créées; il convertit donc la pensée et l'étendue en attributs; mais on ne voit pas dans son système pourquoi la pensée et l'étendue sont des attributs de la substance infinie; on ne voit pas pourquoi l'être qui existe par lui-même doit posséder la pensée, on ne voit pas pourquoi il doit être étendu.
Cette déduction pouvait être tentée, j'en conviens; mais si Spinosa l'a tentée effectivement, du moins ses écrits n'en ont pas gardé la trace. Il paraît donc que l'idée des seuls attributs dont il parle est empruntée à l'expérience ou plutôt à la philosophie de Descartes, qui généralise l'expérience à sa manière. Si l'on demandait à Spinosa pourquoi il a fait de la pensée et de l'étendue des attributs de la Substance ou de Dieu, il ne pourrait guère, à moins de compléter sa pensée en la changeant, répondre autre chose que ceci: La pensée et l'étendue sont évidemment quelque chose l'une et l'autre; ces deux choses s'excluent réciproquement, Descartes doit l'avoir prouvé; mais elles ne sauraient être des substances, puisqu'il n'y a qu'une substance. Que voulez-vous donc qu'elles soient, sinon des attributs de la Substance? Il est difficile de suppléer autrement au silence de Spinosa. Et cependant que signifierait une telle réponse, sinon que les attributs sont appliqués à la substance dont ils devraient jaillir, et que le mouvement progressif de cette philosophie n'est qu'une illusion?
Mais la pensée et l'étendue sont encore des réalités universelles ou du moins des notions universelles. L'expérience nous fait connaître des êtres particuliers, et proprement elle ne nous fait connaître que cela. Comment la philosophie de Spinosa peut-elle expliquer la présence des êtres particuliers? en d'autres termes, que sont les êtres particuliers relativement à la Substance, principe de cette philosophie? Pour le faire comprendre, il faudrait trouver, soit dans la substance infinie, soit dans ses attributs, sinon la puissance réelle de produire les êtres particuliers, tout au moins la nécessité logique de les contenir, de se particulariser ou d'être particularisée. Il n'y a rien de semblable dans le système de Spinosa. Les êtres particuliers s'imposent à la pensée comme un fait dont il ne peut rendre raison d'aucune manière; seulement, comme on ne peut pas les appeler des substances, puisqu'il n'y en a qu'une, et qu'il faut pourtant leur donner un nom, puisqu'ils sont là, il les appelle des modes, c'est-à-dire des manières d'être de la substance. Mais cette idée de mode est un problème. Pourquoi la substance infinie a-t-elle des modes? que sont ces modes? on n'en sait rien. L'âme de Spinosa est un mode de la substance infinie considérée sous l'attribut de la pensée, mais chacune des idées que cette âme conçoit ou possède est aussi un mode de la substance infinie. Il y aurait donc des modes de plusieurs espèces, de plusieurs degrés, une hiérarchie de modes. On peut, à l'exemple d'un nouveau commentateur, M. le professeur Saisset, bâtir là-dessus d'ingénieuses hypothèses, mais le texte reste muet. L'idée du mode n'est pas arbitraire seulement, elle est vague et insuffisante.
Il y aurait eu moyen, semble-t-il, d'expliquer la production des modes par l'action des attributs de la Substance l'un sur l'autre, si on leur eût accordé une telle action; mais cette idée d'une philosophie plus récente est tout à fait étrangère au spinosisme. Elle ne pouvait y trouver accès: d'abord parce que les attributs sont absolument séparés l'un de l'autre, comme la substance pensante et la substance étendue dans le système de Descartes, puis parce que, en réalité, le spinosisme n'accorde point de place à l'idée d'action. Les modes sont compris dans la substance comme les attributs. Ils y sont en vertu d'une nécessité logique comme il est dans la nature du triangle d'avoir trois angles égaux à deux angles droits. Il y a cependant cette différence que la géométrie démontre la nécessité logique de son théorème, tandis que Spinosa se contente d'affirmer le sien.
Spinosa n'a pas plus que Descartes, un système développé dans toutes ses parties. Le maître s'était attaché principalement à la physique; le disciple, au contraire, donne toute son attention aux phénomènes du monde moral, qu'il s'efforce d'expliquer a priori.
La solution morale de Spinosa consiste à dire que toutes nos actions sont déterminées par l'immuable enchaînement des effets et des causes; ainsi nous sommes esclaves; mais en comprenant cette nécessité dans sa source, c'est-à-dire dans la Substance, nous nous réconcilions avec elle. C'est là notre vertu, notre bonheur, notre liberté. Ainsi le fatalisme conduit Spinosa au quiétisme. L'action est sans valeur à ses yeux, car elle n'est pas libre; la science seule a du prix. Du même principe résulte l'absence d'imputabilité morale. La société se débarrasse des malfaiteurs comme on abat un chien enragé; mais il n'y a pas lieu de les blâmer, car ils sont tout ce qu'ils pouvaient être. S'il en est ainsi, le remords n'est qu'une folie, un effet de l'ignorance qui nous persuade que nous pouvions agir autrement que nous n'avons fait, et comme toutes les fautes viennent de l'ignorance, le repentir est une faute de plus. Spinosa n'a point reculé devant ces conséquences, qui s'imposent irrésistiblement à la pensée; il les présente avec une franchise digne, d'éloge et de respect. Mais ces conséquences sont horribles. Malgré notre sincère admiration pour le caractère personnel de Spinosa, nous sommes obligé de reconnaître l'immoralité de sa philosophie. Eh bien, qu'est-ce qu'une philosophie immorale, Messieurs?--C'est une philosophie qui, à sa manière, va contre les faits; c'est une philosophie qui contredit des vérités immédiatement certaines. Si la notion de l'inconditionnel est innée, dans ce sens que l'esprit y arrive nécessairement, la distinction du bien et du mal n'est pas moins innée. Les hommes se disputent sur ce qui est bien et sur ce qui est mal, ils ne demandent pas s'il y a un bien et un mal. D'ailleurs une doctrine qui supprime l'imputabilité morale ne peut que nuire au genre humain par ses conséquences; or il est absurde de penser que la vérité soit jamais nuisible; cette idée supposerait que l'intellectuel et le réel se contredisent, que les fils dont est tissu le monde sont embrouillés et rompus, qu'il n'y a pas d'ordre, en un mot, et que l'univers n'est pas un. Si l'on admet cette possibilité, il faut reconnaître également, ce me semble, que les lois de la pensée pourraient aussi n'être pas les lois de la réalité, qu'on n'est pas sûr, en raisonnant bien, d'arriver à la vérité des choses, et par conséquent que le fatalisme auquel on vient d'aboutir est lui-même incertain. Le scepticisme surgissant ainsi du milieu d'un système, le renverse. Quoi qu'il en soit de cet argument, la philosophie de Spinosa est condamnée par ses résultats. Puis, Messieurs, ces résultats eux-mêmes, elle ne les démontre pas, elle les impose. Pour différer de l'opinion la plus répandue, ce jugement n'est pas moins vrai. Je l'explique:
Spinosa est fort systématique en quelque sens. Les trois définitions de la substance, de l'attribut et du mode une fois admises, tout le reste s'en déduit régulièrement, je le crois, bien que le nombre des propositions que Spinosa se fait accorder sans démonstration passe la quarantaine; mais ces définitions n'étant pas enchaînées, forment trois principes séparés. Celle de la substance repose sur une nécessité de la raison; celles de l'attribut et du mode sont en l'air. Rien ne prouve que la substance ait nécessairement des attributs, surtout tels ou tels attributs; rien ne prouve que la substance doive posséder des modes. Cette philosophie ne découle donc pas d'un seul principe, et dès lors elle n'est pas réellement progressive. Indépendamment des autres conditions qu'un système doit remplir, la seule imperfection de sa forme nous obligerait à repousser celui-ci.
Mais si le système de Spinosa n'est pas achevé, il montre cependant ce que doit être un système. Spinosa s'est attaché sérieusement à la solution du vrai problème scientifique: comprendre toutes choses dans leur principe et par leur principe, c'est-à-dire les comprendre comme résultant du principe, en les rattachant à celui-ci par un lien fondé sur sa nature. Ce lien est ici la nécessité logique, parce que le principe est lui-même pure nécessité. Si la pensée était arrivée à concevoir un principe libre, les articulations du tout pourraient être des motifs et des actions libres.
Le système de Spinosa paraît susceptible de quelques perfectionnements formels, qui en augmenteraient à la fois la souplesse et la cohésion; mais au fond il n'est guère possible d'arriver à quelque chose de sensiblement différent en partant de l'idée spinosiste de Dieu, être abstrait, pur objet, immobile, absorbant tout dans son identité. Cette conception résume un point de vue qui ne se développe, même incomplètement, que par des tours de force, et contredit les besoins de l'esprit aussi bien que ceux du cœur.
Et pourtant, Messieurs, nous ne saurions repousser absolument le principe de Spinosa. Sa définition de la substance est d'une incontestable vérité, nous sommes obligés d'en convenir. Il y a un être qui subsiste de lui-même; cet être est un, il est infini. Mais cette détermination du principe est insuffisante, il faut la pousser plus loin, et si l'on veut le faire d'une manière sûre, il faut peser les premiers énoncés avec l'attention la plus scrupuleuse. Ceci me conduit à des questions de méthode, malheureusement un peu difficiles.
La philosophie étant la science proprement dite, la science dans le sens absolu du mot, doit commencer par le véritable commencement, c'est-à-dire par une vérité qui soit la première, non-seulement pour nous, mais en elle-même. Elle a donc, à le bien prendre, deux commencements, distincts au moins pour la pensée: la première vérité pour nous, dans l'ordre de l'acquisition de nos connaissances, et la première vérité en soi, dans l'ordre de l'être. Cette distinction est parfaitement marquée chez Descartes. La première vérité pour nous c'est le cogito; la première vérité en soi c'est Dieu. Mais l'idée de Dieu est une idée infiniment concrète, qui s'élabore progressivement, comme nous l'avons vu déjà dans la philosophie ancienne. Il y a donc une série de définitions de Dieu toujours plus complètes, correspondant aux degrés successifs du développement de la pensée. Cette réflexion, qu'un coup d'œil sur l'histoire devrait suggérer à tout esprit sérieux, nous conduit à combiner l'ordre de l'être avec celui de la connaissance et à reconnaître que la première vérité, le commencement de la philosophie au sens absolu, n'est ni le moi, ni Dieu, mais une idée commune peut-être en quelque sens à l'un et à l'autre, je veux dire la première vérité certaine et portant sur l'être premier, la première définition de Dieu. Ce n'est pas l'idée de l'être parfait, car, au début, l'idée de l'être parfait n'est qu'un problème; l'idée de l'être parfait serait nécessairement la plus parfaite des idées; celle dont il s'agit est, au contraire, la plus nue, la plus abstraite, la plus imparfaite des conceptions de l'Être; il est impossible de penser à l'Être et d'en penser moins que cela. Descartes ne l'exprime donc point dans sa définition de Dieu qui est infiniment supérieure. Il la possède cependant, quoiqu'il ne la mette pas à sa place et qu'il n'en présente que le côté négatif dans sa définition de la substance: «Ce qui n'a besoin d'aucun autre pour exister.» En effet, Messieurs, l'idée la plus nécessaire, dont nous ne pouvons pas faire abstraction, et qui certainement doit répondre à quelque chose de réel, c'est celle de l'Être, de l'être existant par lui-même, de l'être qui est cause de lui-même ou de la Substance. Spinosa le comprit, il mit l'idée de la substance au commencement de la philosophie, mais il négligea de l'approfondir, et, faute de l'approfondir, il la laissa s'altérer. La substance de Spinosa, telle qu'il la conçoit habituellement, n'est plus le véritable objet de notre intuition nécessaire, ce n'est plus le véritable point de départ de la pensée. Il la définit fort bien, mais il ne sait pas se servir de cette définition et semble n'en pas saisir lui-même toute la portée. «La substance,» dit-il, «est cause d'elle-même, causa sui;» c'est bien cela; mais aussitôt il ajoute: «c'est-à-dire qui n'a besoin d'aucun autre pour exister.» Cette explication fait de l'attribut causa sui une désignation extérieure et accidentelle, qui n'apprend rien sur l'être en lui-même. L'idée de cause n'est point identifiée avec celle d'être comme il le faudrait pour qu'on eût la vraie notion de la substance, ce qui est au fond, ce qui est en dessous, ce qui produit, producit. Proprement, dans le système de Spinosa il n'y a point de cause, et partant, point de véritable substance; il n'y a que l'être déployé, manifesté, l'être considéré comme objet. Cela vient d'un défaut d'analyse qu'il importe de signaler.
Quelle est effectivement, à bien réfléchir, l'idée la plus nécessaire dans l'ordre réel, ce qui, absolument parlant, ne peut pas ne pas être? C'est le principe, le fondement, le sujet de l'existence une ou multiple, finie ou infinie.
L'être nécessaire est celui qui subsisterait encore dans l'anéantissement de toute existence. Nous pouvons, par un suprême effort d'abstraction, supposer que rien ne soit; nous ne pouvons pas supposer que le sujet de l'existence ne soit pas. La pensée s'y refuse absolument. Mais si les lois de la pensée sont les lois de l'être, comme l'implique l'idée de vérité, il est clair que le commencement de la pensée est le commencement de l'être. En effet, tout ce qui existe manifeste, réalise une essence; l'essence est, pour la pensée, distincte de sa manifestation, antérieure à sa manifestation, indifférente à sa manifestation; qu'elle soit ou non réalisée, elle n'en subsiste pas moins comme essence ou comme substance 34. La substance est susceptible d'exister ou de n'exister pas, elle est la possibilité réelle, la puissance de l'existence. La substance et la puissance sont identiques, comme l'existence et l'acte. Cependant la puissance n'est pas absolument opposée à l'acte, parce que généralement il n'y a pas d'oppositions absolues. Le contraire est toujours impliqué dans son contraire. Une pure puissance ne serait rien, tandis que l'expérience et la raison nous montrent que la puissance réelle est quelque chose. La puissance réelle n'est donc pas absolument dépourvue d'être, je l'accorde; elle est l'être replié, caché, contracté, l'être au minimum; mais enfin ce minimum précède le maximum, la puissance précède l'existence. La première forme de l'être, ce point de départ de la pensée, c'est proprement l'être en puissance. Cette idée est marquée fortement dans les mots causa sui.
Cependant Spinosa ne s'y arrête pas, il ne saisit pas l'être dans sa source, dans son antécédent, dans la puissance; il affirme immédiatement l'existence, qui n'est et ne peut être que le second terme dans la série de nos conceptions métaphysiques.
Il ne faut pas être injuste. L'opposition entre la puissance et sa réalisation, entre la substance et l'existence se trouve bien dans le système de Spinosa; elle est exprimée par l'opposition de la natura naturans et de la natura naturata. La natura naturans est la source, le fondement, le sujet, la substance dans son identité, dans la puissance. La natura naturata désigne l'existence dans la variété de ses manifestations, c'est la série infinie des modes qui sortent nécessairement les uns des autres. Il faut bien que cette distinction soit quelque part, sans cela le système de Spinosa se confondrait purement et simplement avec celui des Éléates, qui, pour n'avoir point distingué l'essence de l'existence dans l'infini, se sont vus conduits à l'absurde extrémité de nier le fini. Spinosa n'a pas l'intention de refuser aux êtres finis toute réalité quelconque; il voudrait seulement marquer, en appuyant sur cette idée, que toutes les existences variées sont identiques dans leur essence. Mais, pour accomplir effectivement son dessein sans aller au delà, il faudrait établir entre l'essence et l'existence, entre la natura naturans et la natura naturata, une différence réelle, objective, et non pas une différence de point de vue seulement. La différence serait réelle si la substance produisait véritablement ses modes; or elle ne les produit pas, elle les contient. Elle n'est pas cause de l'existence, de la natura naturata; elle n'est pas véritablement cause, parce qu'elle n'a point en elle de puissance; la prétendue substance n'est pas la puissance de l'existence, elle est l'existence elle-même. La distinction entre la natura naturans et la natura naturata est donc purement subjective, comme la terminologie habituelle de Spinosa le marque assez clairement 35; c'est-à-dire que la natura naturata n'a qu'une valeur subjective, et qu'au fond, pour celui qui voit bien les choses, les êtres finis n'existent pas. Le système de Spinosa revient donc réellement, aux yeux d'une critique sévère, à celui de Parménide, au-dessus duquel il ne s'élève que par son effort. Néanmoins cet effort est un progrès, et il montre ce qui reste à faire.
Pour résumer cette appréciation, qui s'allonge trop, nous dirons que Spinosa a tenté de fonder un système sur l'idée de substance avant de l'avoir nettement saisie.
Sous ce point de vue il est inférieur à Giordano Bruno, qui a l'air moins scientifique et qui pourtant l'est davantage, parce qu'il a tiré plus de parti des travaux de l'antiquité.
On a dit avec raison que la substance de Spinosa est un abîme où tout entre et dont rien ne sort. Rien ne peut en sortir. En partant de l'être immobile de Spinosa, on n'atteindra jamais la pluralité de l'existence. Ce qui nous empêche d'arriver à l'existence, c'est que nous y sommes dès l'origine. Voilà la faute. Il est clair, Messieurs, que si l'être absolu existe en tant qu'absolu, ce n'est pas comme la totalité de l'être, mais comme un être au-dessus des autres. L'absolu est tout, sans doute, en tant que substance, c'est-à-dire en tant que source de l'être, en tant que puissance, mais non pas en tant qu'existence; sans cette distinction il est impossible d'expliquer la pluralité des choses. Pour affirmer réellement l'existence de Dieu, il faut consentir à ce qu'il se particularise, à ce qu'il s'individualise, non pas certes dans le fini, mais au-dessus du fini. Si cette particularisation nous répugne, alors il faut avouer que Dieu n'existe pas, mais qu'il subsiste seulement comme le principe caché de toute existence. Affirmer son existence en refusant de le particulariser et de reconnaître une autre existence que la sienne, c'est nier le fini.
Le tort de Spinosa consiste donc en ceci, Messieurs, qu'il n'a pas établi d'une manière assez nette et assez ferme la distinction entre la substance, qui forme la base ou le sujet de l'existence, et l'existence elle-même. La substance de Spinosa est en réalité l'existence objective, tandis que la véritable substance ne peut être conçue que comme sujet. Ces deux mots, un peu barbares, mais précieux, s'expliquent par leur étymologie. Le sujet, comme la substance 36, est au dessous, au fond; au fond de quoi? évidemment au fond de l'être. L'objet, c'est l'être devant nous, vis-à-vis de nous, l'être déployé, l'être manifesté, l'existence 37. La base de l'être est distincte de l'être lui-même, du moins pour la pensée. La base de l'être, c'est la substance, la puissance active, le sujet. Spinosa, lui, dépouille la substance de toute subjectivité et par là de toute spiritualité. Il n'échappe au matérialisme que par l'abstraction. Ce défaut eût été prévenu, et le spinosisme aurait pris un caractère tout différent, s'il fût resté fidèle à sa propre définition de la substance: causa sui. L'esprit de la philosophie spéculative exigeait que cette définition fût prise au sérieux, dans un sens positif et énergique, c'est-à-dire que la substance, qui est sa propre cause, fût revêtue d'une véritable causalité ou devînt un principe actif, car il n'y a de causalité positive que dans l'activité. Cette définition de la substance n'est plus celle de Spinosa; elle appartient à Leibnitz.
HUITIÈME LEÇON.
Leibnitz.--Tout son système est implicitement renfermé dans l'idée que l'activité fondamentale de la substance est de nature intellectuelle, supposition par laquelle Leibnitz explique la pluralité des êtres. Il conçoit Dieu moins comme substance que comme but.--École de Wolf.--Locke fait prédominer la question de l'origine des idées. Son empirisme ouvre la porte au scepticisme de Hume.--Kant s'applique à réfuter simultanément l'empirisme de Locke et le dogmatisme des Wolfiens. Problème de la philosophie critique.
Messieurs,
Si les modernes doivent à Spinosa une idée précise de la forme et du but de la philosophie, c'est Leibnitz qui a mis cette science sur la voie qui conduit à la détermination positive de son principe, en définissant la substance: un être susceptible d'action. La définition de Leibnitz est contenue dans celle de Spinosa, comme la définition de Spinosa dans celle de Descartes. L'être qui n'a besoin d'aucun autre pour exister est cause de lui-même; l'être qui est cause de lui-même est actif, l'activité est son essence. Ceci n'est qu'une analyse, mais une analyse progressive, tandis que Spinosa, qui commençait bien, bronche dès les premiers pas. Il commençait bien, disons-nous, Messieurs; en effet, il commençait par la Substance, par l'être au fond de toute existence, par ce qui ne peut pas ne pas être et ne pas être pensé. Mais il confond la base de l'existence avec l'existence elle-même, ou plutôt il attribue immédiatement l'existence à cette base, sans avoir l'air de soupçonner que c'est là une affirmation très-grave, qui ne s'entend pas d'elle-même, qui peut être prise en plusieurs sens, et qu'il vaut la peine de peser. Cette précipitation ôte beaucoup de son prix à la belle définition de la substance que Spinosa vient de présenter. Nous ne demanderions pas à Spinosa d'en prouver la justesse, c'est inutile; nous lui demanderions de s'en souvenir. Si la substance est vraiment cause d'elle-même, c'est par un acte, et cet acte, il faudrait en rendre compte, il faudrait le déduire, ou tout au moins le signaler, au lieu de le sous-entendre.
Essayons de suppléer à ce silence et de nous replacer dans la pensée génératrice du système de Spinosa: La causalité, l'activité, la subjectivité sont une seule et même notion aperçue sous des aspects divers. L'être qui est cause de lui-même est donc primitivement sujet; par l'acte constitutif de son être il se réalise et devient objet. Tel est le sens intime de la distinction entre la natura naturans et la natura naturata. Mais Spinosa ne dit rien de cet acte, il laisse ce rapport dans l'ombre et semble en général saisir la substance après cet acte de sa propre réalisation, comme pure existence objective, dans laquelle toute activité s'est éteinte. Il règne ainsi dans son système une équivoque qui l'empêche de se développer. Si la substance infinie existe comme telle, le fini est impossible; si le fini existe, la substance, elle, n'est que substance et n'existe pas; la dernière alternative exprime le vrai sens de Spinosa; mais chez lui la forme et le fond ne sont pas d'accord.
Leibnitz a repris toute cette série d'idées dès son origine; il les a scrutées jusqu'au fond avec une clarté parfaite, mais il n'a pas écrit sa philosophie; content d'en avoir jeté çà et là les résultats sous une forme incomplète et fugitive. Sachant qu'il serait difficilement compris, craignant peut-être aussi de l'être trop bien, il n'a pas voulu tout dire. J'ignore s'il l'aurait pu, et si les variations incontestables de sa doctrine ne tiennent pas, en partie du moins, à l'absence d'une méthode qui l'obligeât à se rendre un compte rigoureux de sa propre pensée. J'ai exposé ailleurs le système de Leibnitz 38; il serait inutile d'y revenir aujourd'hui, les détails vous en sont familiers; mais je voudrais essayer, si vous m'accordez quelque attention, de donner une forme à la prémisse tacite de son système et de vous montrer dans cette prémisse le lien dialectique fort étroit qui en unit les diverses parties, en apparence assez indépendantes les unes des autres, Leibnitz fait souvent allusion à cette idée sans l'énoncer jamais expressément. Il s'agit donc pour nous de suppléer au silence du texte et de reconstruire de notre mieux la doctrine ésotérique du grand philosophe, ou plus simplement de traduire le contenu tout spéculatif de ses écrits dans une forme spéculative explicite.
La substance est cause d'elle-même, dit Spinosa; Leibnitz traduit: La substance est essentiellement active. Elle se réalise elle-même par son acte. Il s'agit de comprendre cet acte et de le comprendre si bien, qu'il nous explique l'énigme du monde. Chez Spinosa la substance se transforme immédiatement en existence, elle fait explosion tout à la fois, pour ainsi dire, et perd ainsi la subjectivité, l'activité. Dès lors il est impossible d'arriver au fini, d'expliquer l'expérience. Cette philosophie n'atteint pas le but, il faut recommencer sur nouveaux frais.
Leibnitz place également au point de départ une substance qui se réalise elle-même ou se donne l'existence; mais, averti par l'insuccès de Spinosa, il pense que, tout en se réalisant, la substance doit rester substance, c'est-à-dire conserver l'activité, la subjectivité, la puissance. L'expansion de la substance primitive n'est donc pas illimitée, mais limitée: en s'affirmant elle se réfléchit, son épanouissement est accompagné d'un retour sur elle-même; elle se pose et se comprend, c'est-à-dire, Messieurs, qu'elle est intelligence; l'acte d'affirmation réfléchie que nous venons d'analyser est l'acte constitutif de l'intelligence; nous venons d'assister à l'enfantement de l'idée d'Intelligence. La substance est cause d'elle-même, elle se produit par un acte intellectuel. Mais, en se réfléchissant elle-même, elle transforme en pluralité l'unité virtuelle de son essence, car il n'y a pas réflexion sans dualité, il n'y a pas intelligence sans discernement, sans division. La substance se distingue elle-même d'avec elle-même, si c'est la réflexion qui donne naissance à son être; elle ne peut donc pas exister sous la forme de l'unité, mais seulement comme pluralité, comme pluralité infinie.--Telle est l'origine spéculative du principe des indiscernables et du système des monades. Nulle existence n'est pareille à une autre, parce que le principe de l'existence est un principe d'absolue distinction. L'être ne se réalise qu'en se divisant, donc il n'est réel que divisé. La division est absolue, donc les êtres réels sont en nombre infini; l'unité virtuelle ne subsiste qu'idéalement. Si vous y regardez de près, Messieurs, vous trouverez, je crois, le système de Leibnitz tout entier condensé dans cette idée.
Voici les principales thèses que Leibnitz a mises en avant, sans prendre la peine de les enchaîner:
1° La substance n'est autre chose que la puissance active ou la force.
2° Il existe une multitude infinie de substances.
3° L'activité de chacune d'elles est purement intérieure, ou réfléchie; elles n'agissent point les unes sur les autres, chacune se développe spontanément selon ses lois, sans subir d'influence extérieure (monades).
4° La loi du développement des forces est une loi nécessaire. La série des actes dont se compose l'existence de chacune d'elles est immuablement déterminée par sa nature essentielle (principe de la raison suffisante).
5° Chaque substance, chaque force diffère intrinsèquement de toutes les autres. Deux êtres semblables ne sauraient exister (principe des indiscernables).
6° Le développement successif de chaque force distincte correspond en quelque manière, et pour chacune d'une manière différente, au développement de toutes les autres, de sorte que chaque être, formant un monde à part en vertu de sa parfaite inaltérabilité et de son individualité, n'en est pas moins un élément intégrant d'un seul monde, dont l'unité consiste dans l'harmonie (harmonie préétablie).
Leibnitz n'a pas justifié ces idées, qu'il applique comme en se jouant, à la solution de quelques problèmes particuliers posés par l'expérience, mais dont il fait sentir fréquemment la portée universelle. Ce sont des colonnes hardies sur lesquelles on pourrait asseoir un édifice dont Leibnitz laisse deviner le plan; mais ces colonnes sont vivantes, ce sont des tiges sortant d'une même racine cachée dans le sol. En essayant de mettre à nu cette racine, nous sommes fidèle à l'esprit de l'histoire, nous sommes fidèle à l'esprit de Leibnitz. Mieux que personne, ce génie accompli connaissait les exigences de la méthode. Il réclame lui-même une science d'un seul jet qui ramène tout à l'unité et démontre tout par elle. S'il ne nous a pas donné la science dans une forme qui réponde à cet esprit systématique, c'est apparemment, Messieurs, que sa bienveillante ironie voulait nous laisser quelque chose à faire.
Nous avons trouvé, semble-t-il, le nœud de l'énigme en rapprochant Leibnitz de son prédécesseur. Leibnitz ne se fait pas sérieusement accorder au début la pluralité des substances d'un côté, et de l'autre leur activité essentielle. Ce serait partir de plusieurs principes, or un philosophe qui a plusieurs principes n'en a point. Comme Spinosa prouve par sa définition de la substance que la substance est forcément une, Leibnitz doit tirer de la sienne la nécessité d'en admettre plusieurs. D'ailleurs il est trop sage pour placer réellement et d'une manière absolue la pluralité de l'être au point de départ. Pour Leibnitz aussi la substance est une en principe, mais en principe seulement; en fait elle est multiple; elle devient multiple en se réalisant parce que cette réalisation implique nécessairement la multiplication.
Le principe que Leibnitz appelle monade centrale, bien que ses fonctions ne s'accordent pas avec la définition de monade, n'est autre que cette substance ou ce sujet primitif qui se réalise tout en restant puissance, qui revient sur lui-même en se déployant, qui (pour mettre à profit une métaphore naturelle) se dilate et se contracte en même temps, et par conséquent se brise. L'identité de la substance et de la force, déjà si souvent aperçue et signalée par les philosophes, se trouvait implicitement dans le spinosisme: la substance est sa propre cause. Leibnitz développe cet axiome dans le sens idéaliste en présentant l'acte essentiel de l'être comme un acte de réflexion de l'être sur lui-même, précisément dans le but d'arriver à la pluralité des êtres réels. Souvent il répète que Spinosa aurait raison s'il n'y avait pas de monades. Un tel mot, sorti d'une telle bouche, doit avoir un sens sérieux. Évidemment Leibnitz ne s'exprimerait pas de la sorte si la monade n'était à ses yeux qu'une hypothèse empirique. Le sens de son exclamation est celui-ci: Spinosa aurait raison s'il n'y avait pas dans la pensée une nécessité qui nous oblige à concevoir les monades. Cette nécessité, nous la trouvons dans l'idée d'intelligence, que Spinosa applique à la substance infinie sans l'expliquer, tandis que Leibnitz la saisit dans son énergie: La substance se produit et s'affirme, mais néanmoins elle reste substance, c'est-à-dire qu'elle se réfléchit en s'affirmant, et cette réflexion, poussée à fond comme il faut la pousser, puisqu'elle forme l'essence de l'être, conduit à la vivante poussière des monades, à l'infinie pluralité. En effet il n'y a de réflexion que dans l'opposition du connaissant et du connu; or comme ici la réflexion n'est pas un acte particulier, mais un acte essentiel ou une loi, la réduplication n'a pas de limite, de sorte que l'on arrive à la pluralité absolue.
C'est un défaut du péripatétisme de n'avoir pas aperçu que l'intelligence implique inévitablement une sorte de pluralité. Plotin, que Leibnitz suit d'assez près, a corrigé l'erreur d'Aristote en rétablissant dans le ν8ς T2 divin la pluralité des idées. L'intelligence discerne, son activité interne produit dans l'unité virtuelle de l'être les différences qu'elle y aperçoit. Si l'acte essentiel de l'être est la réflexion, il se différencie par là-même. Il suffit de pousser cette donnée à l'infini, comme la précédente, pour trouver le principe des indiscernables.
Note du transcripteur T2: (retour) Le caractère problématiquea été remplacé par le chiffre 8 dans le texte grec.
Mais en se distinguant, en se déterminant, l'Intelligence se limite elle-même, les produits multiples de la réflexion absolue sont des produits limités, la pluralité des monades est une pluralité finie; tous les êtres qui existent réellement sont des êtres finis, leur activité est bornée, dans un sens ils ne sont pas seulement actifs, mais passifs, pas seulement spirituels, mais matériels. La limitation est imposée à la monade par l'acte même qui la produit; cette idée négative est celle de la matière première inhérente à la monade. De cette matière première, c'est-à-dire de cette limitation, de cette imperfection résultent la nécessité d'un développement successif, et le temps, forme de la succession, puis la nécessité de concevoir les uns hors des autres les éléments de la pluralité, c'est-à-dire l'espace, et enfin la matière phénoménale, la matière seconde, conception sans objet réel, simple limite de l'activité.
Le système des monades découle donc tout entier, sans effort, de la définition de la substance, interprétée idéalistement. Si la substance est essentiellement active et si cette action consiste dans un retour de la puissance sur elle-même, elle ne peut exister que dans la forme d'une pluralité infinie d'intelligences distinctes et finies, qui forment par conséquent l'universelle réalité.
Nous tomberions dans des répétitions inutiles en démontrant ici que tout système de métaphysique ou de psychologie pour lequel l'intelligence est l'élément essentiel de l'être, doit aboutir à proclamer la nécessité universelle. Le principe de la raison suffisante est donc impliqué, lui aussi, dans la donnée primitive que nous cherchons à mettre en saillie. Ce principe résulte de la manière dont la substance est cause d'elle-même ou de l'acte générateur des monades.
Enfin la raison suffisante et les monades conduisent irrésistiblement à cette Harmonie, qui résume le système de Leibnitz pour la pensée à tous les degrés de profondeur. Dans l'infinité de leurs différences, les monades réalisent en la limitant une essence identique. Le mouvement d'évolution continue auquel chacune d'elles est livrée, part d'une même impulsion et n'est que la prolongation d'un même acte. Individuelles et universelles à la fois, elles réfléchissent l'univers ou l'universel en se réfléchissant. Leurs différences ne sont que le déploiement de l'infinité virtuelle. Elles se complètent donc et répondent les unes aux autres. Tout en elles étant nécessaire et tout partant du même point, il est impossible qu'il n'y ait pas entre elles un rapport quelconque, ou que les modifications de chacune d'elles, naissant de sa nature propre, ne soient pas déterminées en même temps par toutes les autres; car ce fond naturel est primitivement déterminé dans sa virtualité spontanée par celui de toutes les autres. L'harmonie préétablie n'est donc point une hypothèse nouvelle qui vienne s'ajouter aux monades; elle est comprise dans l'idée même des monades, comme celle-ci est comprise dans la supposition tacite que la substance se réfléchit en se réalisant.
L'harmonie se produit toute seule; il n'y a pas besoin qu'elle soit établie ou préétablie; dès lors, en appliquant ici les règles d'une méthode sévère, qui ne permet pas d'attribuer à la cause une réalité supérieure à ce qui est exigé pour rendre compte de l'effet, il faut dire que l'harmonie n'est pas établie.
La seule fonction de Dieu, dans le système de Leibnitz, c'est de produire l'harmonie une fois pour toutes. Tout est compris dans l'acte primitif de la création: une fois que les monades sont là, tout va de soi-même. Si Dieu n'est pas nécessaire à l'harmonie, comme nous venons de le voir, Dieu est superflu; dès lors sa place est usurpée; pour ramener cette philosophie à l'unité, il faut en bannir Dieu. Dieu n'est pas, du moins comme être réel, comme substance actuelle, comme existence ou comme monade. Il est aisé de prouver en effet, l'insuffisance des preuves classiques de l'existence de Dieu que Leibnitz rajeunit, dans l'économie de son système. Les contradictions entre l'idée de la monade centrale telle que Leibnitz la présente, et l'idée générale de la monade, ne sont pas moins évidentes et fournissent un argument plus décisif:
Il n'y a d'êtres réels que les monades, dont l'activité purement interne, purement idéale se termine dans la perception. Si Dieu est une monade, ses produits sont des perceptions, des idées, des modes de la pensée, comme pour Spinosa; et nous perdons la pluralité des substances. S'il en est autrement, l'on peut concevoir dans l'être simple, dans la force, une autre activité que la représentation, aveu qui saperait la base de la métaphysique leibnitzienne. Il n'y a pas moyen de fixer le système de Leibnitz; le comprendre c'est le transformer. Si l'on prend la pluralité des monades comme point de départ immuable et absolu, ainsi que Leibnitz paraît le faire, il faudra définir le système un atomisme idéaliste. L'unité n'est qu'idéale, l'unité est l'ordre, l'unité est le but. Cette interprétation, dont plusieurs s'effaroucheront, se fonde cependant sur le texte. L'harmonie, que Leibnitz représente ordinairement comme l'œuvre de Dieu, il l'identifie quelquefois avec Dieu lui-même: Amor Dei sive harmoniæ rerum.
Mais je n'admets point sans réserve, Messieurs, que Leibnitz commence par la pluralité des substances. Et d'abord, sa pensée est le complément, le perfectionnement de celle de Spinosa, aussi bien qu'elle en est l'antithèse; il y a entre l'une et l'autre des rapports trop intimes et trop multiples pour admettre une opposition aussi radicale dans le point de départ. Cette considération, qui prendrait quelque force par un parallèle étendu des deux systèmes, n'est pourtant pas à mes yeux la principale. Si je n'admets pas que Leibnitz commence par la pluralité, c'est tout simplement, Messieurs, parce que la chose est impossible. À la question de savoir d'où viennent les monades, il faut nécessairement une réponse, et si la réponse de Leibnitz ne cadrait point avec le reste de son système, il ne resterait qu'à la corriger. La seule manière conséquente de développer le système de Leibnitz et d'en concilier les éléments, d'en saisir l'intime pensée, c'est de prendre le courant principal, l'idéalisme, en le remontant d'abord jusqu'à sa source. C'est là, Messieurs, ce que nous venons d'essayer.
La monade centrale est donc quelque chose, bien qu'elle ne soit pas une monade, car elle n'existe pas; mais elle est la base, le sujet de toute existence, la substance cause d'elle-même et de tout. L'acte de sa propre réalisation est un acte de réflexion, de distinction, de spécification, d'intelligence, éternelle génération du multiple et du divers.
Ce qui occupe la scène, ce qui existe, ce sont les monades, les pensées pensantes, conscientes d'elles-mêmes à des degrés divers, réelles par conséquent à des degrés divers, puisque se réaliser c'est se comprendre, mais conspirant toutes vers un même but. Le présent, l'actuel, l'univers, l'existence, en un mot, est donc remplie par la pluralité; l'unité se retrouve au-dessous et au-dessus: au fond, comme la source éternelle, comme la série des possibles (c'est une autre définition de Dieu, hardiment jetée en avant par Leibnitz). Au-dessus, comme l'Idée, comme le but, comme l'harmonie des choses. L'unité n'est pas réelle, elle est idéale et virtuelle seulement. Idéal et virtuel, Messieurs: dans un sens c'est la même chose, dans un autre c'est fort différent. La série des possibles, c'est le Dieu virtuel; l'harmonie des choses, c'est le Dieu idéal. Éternellement virtuel, éternellement idéal, Dieu n'est jamais réel, mais toujours impliqué dans le mouvement de réalisation qui va du virtuel à l'idéal et se traduit dans les monades. En un mot, comme pour Spinosa, mieux que chez Spinosa, Dieu est la Substance. Mais Leibnitz a compris plus clairement que la substance, en tant que substance, n'existe pas; il se montre plus fidèle à cette donnée, il met le mouvement dans l'objet même de la philosophie, tandis que dans le spinosisme il n'y a de mouvement que chez le penseur.
Au fond, malgré l'extrême différence d'exécution et de manière, les deux systèmes sortent de la même source et reproduisent le même type: l'essence universelle se réalisant elle-même selon l'immuable nécessité de sa nature. Dans Spinosa les articulations sont faiblement indiquées; il a des distinctions au lieu de mouvements. Le système de Leibnitz est plus large, plus épanoui, plus vivant; mais Leibnitz en raconte des fragments, il y fait allusion plutôt qu'il ne l'expose, et ne s'assujettit pas toujours à la loi d'une conséquence rigoureuse. L'Éthique de Spinosa ne présente pas l'entier et libre développement de l'idée de substance absolue; elle reste en dessous. Leibnitz, au contraire, dépasse l'idée de substance. La notion qui domine dans son système est celle de but. L'unité virtuelle se réalise dans la pluralité des monades pour se ressaisir comme unité idéale, comme l'harmonie, qui est le but universel. Ainsi, d'après la logique intime de ce point de vue, que Leibnitz est loin de suivre habituellement, mais que, par intervalles du moins, il a très-distinctement aperçue, le principe absolu de l'être n'est rien d'actuel, rien d'existant, il n'est que but, il n'est que loi, il n'est qu'Idée: pourquoi, Messieurs?--parce que ces notions sont les plus hautes que l'esprit ait conçues jusqu'ici; or la plus haute de nos idées sera toujours notre définition de Dieu. L'idée la plus haute est celle de liberté; aussi le système de Leibnitz, s'élevant au-dessus du spinosisme, nous fait-il avancer du côté de la liberté, quoiqu'il soit fondé sur la nécessité universelle non moins que celui de Spinosa. Mais la nécessité de Spinosa est la pure nécessité de contradiction: Les choses sont ce qu'elles sont par la nature de la substance, parce qu'il est impossible qu'elles soient autrement. La nécessité de Leibnitz est la nécessité de la cause finale, la nécessité intelligente, la nécessité de la perfection: Les choses sont ce qu'elles sont parce que l'accomplissement du but final ou du souverain bien le réclame. Qu'il y ait une différence bien réelle entre ces deux points de vue, je ne le crois pas. C'est le même résultat, obtenu directement dans l'un des cas, et dans l'autre, au moyen de quelques intermédiaires. Mais s'il n'y a pas de différence réelle, il y a une différence d'intention qui est déjà beaucoup. La nécessité de Leibnitz est possédée du besoin de liberté. L'idée d'un but suprême conduit irrésistiblement l'esprit à celle d'une intelligence qui conçoit ce but et qui le poursuit, soit avec réflexion, comme Leibnitz représente la chose ordinairement en s'accommodant aux doctrines reçues, soit spontanément, sans réflexion, ce qui est la solution la plus conforme à la définition générale de la substance, à laquelle il faut tout ramener pour trouver l'élément systématique et spéculatif de cette pensée vaste, lumineuse, pénétrante, mais indécise. L'indécision est de son essence. C'est comme le rond-point de la forêt, ou comme un massif où les eaux se partagent. On peut, avec une égale conséquence, pousser la pensée de Leibnitz au réalisme ou à l'idéalisme, à la nécessité ou à la liberté, à l'atomisme ou au panthéisme. Inconsistante en sa fécondité prodigieuse, elle ne peut subsister qu'en se transformant.
Tel est Leibnitz. Maintenant, Messieurs, mesurons du regard le chemin parcouru, réglons compte avec le XVIIme siècle, essayons d'apprécier les résultats positifs acquis à la pensée. Ce sera bien court, car si chaque système vu du dedans est un monde, il n'est qu'un point, vu du dehors.
Descartes a posé le problème: Il faut trouver le principe de l'être dans la pure pensée. Spinosa commence cette recherche, et dit: Nous concevons nécessairement le principe de l'être comme la substance universelle qui se produit elle-même. Leibnitz part de là pour demander comment la substance se produit elle-même, et cherche une réponse telle qu'elle permette de concevoir l'existence du monde fini; il reproduit dans la sphère de la libre pensée une solution déjà proposée par les théologiens spéculatifs, mais en la dégageant des compléments et des correctifs de la théologie: La substance se produit en se réfléchissant, par là elle se limite et se différencie à l'infini.
Ainsi:
I. L'idée de Dieu est en nous;
II. Dieu est la substance qui produit l'existence;
III. L'activité de la substance est idéale.
Ces trois propositions résument les trois grands systèmes philosophiques du XVIIme siècle au point de vue de la philosophie elle-même. Le reste appartient à l'histoire.
La métaphysique construite par Wolf et par ses nombreux disciples sur les idées de Leibnitz prend les allures d'un système régulier, système plus vaste et plus complet que tous les précédents quant à son ordonnance extérieure. Mais il roule sur des définitions convenues, il suppose les idées des choses et ne les produit pas. Dans cette école, le travail de la pensée consiste à rattacher certains attributs donnés à des sujets donnés également. Ce procédé, qui rappelle celui de la scolastique, dont le système de Wolf se rapproche à d'autres égards encore, ne saurait convenir à la spéculation véritable. L'intérêt principal de la philosophie consiste dans la création d'idées nouvelles. Wolf en introduisit peu. Son école paraît avoir eu pour mission de populariser l'idéalisme et d'en tirer les conséquences en réduisant peu à peu la science rationnelle aux proportions d'une psychologie.
Le système profondément spéculatif de Leibnitz est affecté dès le principe d'un élément empirique qui en trouble la pureté. Cette branche gourmande attira peu à peu tous les sucs; la psychologie expérimentale remplaça la philosophie et la première école idéaliste allemande finit ainsi par se trouver placée à peu près sur le même terrain que la célèbre école anglaise de Locke.
Vous savez, Messieurs, comment Locke s'était appliqué dans son Essai sur l'entendement humain, code philosophique du XVIIIme siècle, à faire sortir toutes nos idées de l'expérience sensible et de l'activité spontanée de l'esprit, qui étend, restreint et combine les données expérimentales sans produire aucun élément nouveau.
Un demi-siècle plus tard, l'écossais Hume avait conclu de ces prémisses la vanité de l'idée de cause, alléguant avec raison que l'expérience sensible ne saurait établir qu'un fait soit la cause d'un autre. Ceci conduisait naturellement au scepticisme. Hume accepte cette conséquence et la développe avec esprit. Au fond, Messieurs, il n'y avait rien d'excessivement redoutable dans ce mouvement de la pensée. Il était naturel d'en inférer la fausseté de la théorie de Locke sur l'origine de nos idées; et si cette théorie n'eût pas été si profondément enracinée dans les tendances du siècle, la chose n'eût exigé ni grands efforts ni grand appareil. On aurait dit: si toutes nos idées viennent de l'expérience comme Locke le prétend, Hume démontre que nous ne saurions avoir l'idée de cause, car l'expérience est incapable de la fournir. Mais nous avons réellement cette idée, et si bien, que nous ne pouvons pas nous en passer un instant; par conséquent Locke a tort, toutes nos idées ne viennent pas de l'expérience. Le raisonnement étant régulier, l'évidente fausseté de la conclusion établit la fausseté du principe. En effet, les suppositions de Hume sur la manière dont l'idée de cause se serait introduite en contrebande dans l'intelligence et dans la langue humaines ne supportent pas l'examen. Hume lui-même n'apportait à sa philosophie qu'un demi sérieux. Il était sans doute un peu sceptique à l'endroit de son scepticisme.
De bonne heure on recommande aux écoliers de ne pas conclure de la succession à la causalité, du post hoc au propter hoc. Hume, lui, prétend que le propter hoc, la cause ne signifie autre chose que la succession. Il raconte que les hommes ayant pris l'habitude de voir tels faits se produire après tels autres, ont imaginé d'appeler ceux qui viennent ordinairement les premiers, cause de ceux qui les suivent, de sorte que le rapport de cause à effet désignerait seulement une succession accoutumée, et par suite, une succession prévue. Les choses se passent tout autrement dans notre esprit; il suffit pour en être convaincu de s'observer soi-même, et cette observation n'est pas difficile à faire. Nous savons tous ici que l'éclair n'est pas la cause du tonnerre, et pourtant nous attendons le tonnerre avec certitude quand nous avons vu briller l'éclair. Comment cela serait-il possible si la causalité n'était qu'une succession prévue? Et s'il est besoin d'observations multipliées pour imaginer que les phénomènes ont des causes naturelles, la première génération des hommes a dû vivre longtemps sans se douter qu'il y en eût. Au point de vue théorique il faudrait l'en féliciter, puisque l'idée de cause est une idée vide; mais nous n'imaginons guère comment elle a fait pour s'en passer. Il est inutile d'insister.
Indépendamment des conséquences sceptiques qu'il est si facile d'en faire jaillir, la théorie de Locke sur l'origine des idées, et celle de la sensation transformée de Condillac, expression systématique du même point de vue général, sont entachées d'un grave défaut logique. Il est une foule de notions dont l'esprit se sert naturellement avant de s'être rendu compte qu'il les possède; on les emploie sans s'en douter, sans les formuler. Avec un peu de négligence, la préoccupation systématique aidant, rien n'est plus facile que de les introduire d'une manière inaperçue et de bonne foi dans l'analyse même qui a pour but d'expliquer leur formation. On s'y trompe un moment, mais une fois l'illusion signalée, elle disparaît. Il est inconcevable qu'elle ait échappé à tout un siècle, que l'on n'accusera certes pas d'être un siècle barbare. Cet aveuglement est d'autant plus extraordinaire que les vices du sensualisme avaient été indiqués avec beaucoup de précision dans des ouvrages assez répandus. Un tel spectacle nous humilie. On se demande si quelque chose de pareil ne nous arrive pas à nous-mêmes; si peut-être tout un côté de l'évidence n'est pas dérobé aux penseurs de nos jours? Ce doute peut avoir une certaine utilité morale. Pour notre étude, il n'importe guère. Nous ne saurions ni changer nos yeux, ni renoncer à nous en servir. Contentons-nous donc d'être de notre siècle, et si nous voulons le faire avancer, tâchons de le bien connaître. Nous sommes au berceau de sa philosophie, qui s'élève rapidement.
Répondre à Hume eût été une tâche facile pour un esprit qui n'aurait pas subi les mêmes influences; mais, en se bornant à signaler une erreur manifeste, on n'aurait pas fait faire de progrès à la pensée. Heureusement Kant était aussi du XVIIIme siècle; les arguments sceptiques de son contemporain firent sur lui une impression très-vive. Il entreprit de réfuter Hume en réfutant Locke, son auteur; la manière dont il s'acquitta de cette tâche montre que les idées de Locke avaient pénétré profondément son esprit.
Kant s'est proposé de déterminer l'élément universel et nécessaire de la pensée humaine, les vérités a priori que nous devons tous reconnaître et qui sont à la base de l'exercice de chacune de nos facultés. Il s'agit pour lui de prouver l'existence des vérités a priori et de mesurer l'étendue de leurs applications légitimes, c'est-à-dire de fixer la compétence de notre esprit. Ce programme est celui de la science qu'il désigne sous le nom de philosophie critique.
Au premier coup d'œil, il ne semble pas que la solution du problème kantien puisse s'appeler une philosophie; on pourrait même aller presque jusqu'à douter que le problème, tel que Kant l'a circonscrit, appartienne à la science philosophique. En effet, la philosophie est une et universelle; tout en elle se rapporte au principe absolu des choses. La science de l'esprit humain devient philosophique à cette condition, que l'esprit humain soit étudié dans son principe, dans son rapport avec Dieu. Il y aurait cependant de l'exagération dans un tel scrupule. La question reprise par Kant touche assurément à l'absolu, puisque la possibilité d'une science de l'absolu y est impliquée. Elle peut être considérée indifféremment comme un préliminaire à la philosophie tout entière ou comme une partie intégrante de la philosophie régressive.
Le but de ces leçons m'interdit d'essayer une appréciation complète de la critique kantienne. J'en rendrai compte aussi sommairement qu'il me sera possible sans détriment pour la clarté; mais c'est uniquement afin de marquer dans quel sens elle a influé sur l'idée de l'absolu, que nous cherchons. Aussi ne dirai-je qu'un mot de la première question que le criticisme suggère: la question de savoir s'il est réellement nécessaire ou convenable de faire précéder la science proprement dite par une critique de l'esprit humain.
Depuis la publication de l'Essai sur l'entendement, de Locke, auquel Leibnitz avait opposé ses Nouveaux Essais, la question de l'origine des idées tenait le premier rang dans la philosophie. On y rattachait déjà, par une suite naturelle, celle de la portée et de la compétence de l'esprit humain; l'idée de la critique était donc un produit de l'esprit du siècle en même temps qu'une rénovation: sa légitimité est irréprochable au point de vue historique. Mais à prendre les choses en elles-mêmes, que faut-il penser de la place donnée au problème de la connaissance? L'analyse critique des facultés humaines, détachée des autres problèmes philosophiques, a-t-elle chance de réussir? pouvons-nous, en d'autres termes, en attendre un résultat parfaitement certain? Il est permis d'en douter. Il s'agit, pour Kant, de savoir si nous sommes capables d'atteindre la vérité, et dans quelles limites. Si cette question est prise au sérieux, il est clair qu'au moment où l'esprit la pose, toutes les facultés sont déclarées suspectes. Kant ne demande plus, comme Descartes: De quoi suis-je certain? mais il demande: Ai-je le droit d'être certain? Maintenant, si toutes nos facultés sont mises en suspicion, avec quel instrument accomplirons-nous l'œuvre critique? Si la philosophie est impossible avant la Critique de l'esprit humain, comme Kant le proclame et comme, après lui, tant d'autres l'ont répété sur parole, il faudrait, ce semble, au préalable, une seconde Critique qui nous éclairât sur l'usage et sur la portée des facultés au moyen desquelles nous entreprenons la première, et ainsi de suite. Il est donc clair, Messieurs, que la Critique elle-même, comme tout exercice de l'intelligence, débute par la foi dans l'intelligence. Mais, si l'on se confie à la pensée avant tout examen, si cette confiance est supérieure à l'examen dont elle fonde la possibilité, on ne voit pas pourquoi il serait nécessaire de commencer par l'analyse de nos facultés plutôt que par toute autre question. L'obligation de choisir cet ordre implique une parfaite conviction de l'aptitude de l'esprit à se comprendre et à se juger lui-même, tandis que l'on ignore encore s'il est capable de pénétrer tout autre objet. Or, Messieurs, la distinction qu'on établit ainsi, loin d'être axiomatique, nous paraît tout à fait arbitraire. Il n'y a donc pas de nécessité logique à faire du problème de la connaissance la question préalable en philosophie. Je dis plus, Messieurs; non-seulement il n'est pas indispensable, mais il est impossible de traiter isolément l'analyse de l'esprit humain; ou du moins, en la détachant ainsi de l'ensemble des questions philosophiques, il n'est pas permis d'en attendre autre chose qu'un résultat provisoire et propédeutique. Pour obtenir de l'esprit humain une science vraiment philosophique, il faudrait l'étudier à sa place dans l'ordre général des choses, il faudrait par conséquent lui assigner sa place dans un tel ordre, ou, comme le dit Leibnitz, il faudrait une métaphysique pour fonder la psychologie.
Mais si l'analyse des fonctions intellectuelles, traitée à part, en guise de préliminaire, ne peut ni révéler l'esprit à lui-même dans son principe, ni lui donner une confiance en son droit dont il n'a réellement pas besoin, elle peut au moins constater des faits, et comme science de faits, rien n'empêche de l'aborder la première. L'usage qui fait servir la psychologie d'introduction aux études philosophiques, se fonde sur des raisons de convenance dont je suis loin de méconnaître le poids. Si l'observation attentive de nos facultés ne suffit pas pour juger définitivement de leur valeur, elle nous apprend du moins à les diriger. Malheureusement ce point de vue n'est pas celui de la Critique. Elle ne veut pas constater seulement les faits, mais expliquer la possibilité des faits, et ce mélange de psychologie et de métaphysique, d'expérience et de raisonnement a priori, qui fait au kantisme pris en lui-même une position difficile, en rend l'étude assez fatigante.
À vrai dire, Messieurs, je ne pourrai vous l'exposer que très-superficiellement. Une exactitude rigoureuse de tous les termes m'obligerait à entrer dans plus de détails que notre plan ne le comporte. Je chercherai la vérité des appréciations et la fidélité de la couleur, mais il serait fâcheux que vous prissiez pour base de votre étude historique du criticisme les deux leçons auxquelles je devrai me borner. Il y a tout un côté du système de Kant, celui du travail logique et de l'enchaînement rigoureux, que nous serons forcés de négliger.