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Philosophie de la Liberté (Tome I): Cours de philosophie morale

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NEUVIÈME LEÇON.

Kant (suite). Coup d'œil sur la Critique de la raison pure. Dans cet ouvrage, Kant démontre la présence d'un élément a priori dans nos connaissances. Il fait l'inventaire des idées a priori. Il ne leur attribue qu'une valeur subjective; de sorte que, selon lui, nous ne connaissons que nos propres facultés, tout en sentant qu'il existe hors de nous un monde réel, mais inaccessible. Cependant la pensée déborde la formule. Kant est spiritualiste; logiquement il doit aboutir à l'idéalisme pur; ses convictions intimes le rattachent au système de la liberté. La subjectivité qu'il attribue aux idées a priori dépend de celle du temps et de l'espace, qui n'est enseignée elle-même que pour rendre la liberté intelligible. Notre liberté, comme l'existence de Dieu et la vie à venir deviennent certaines par la certitude absolue de l'obligation morale.


Messieurs,

Kant se propose essentiellement, dans ses trois Critiques, de dresser l'inventaire des vérités a priori d'après lesquelles l'esprit se dirige dans l'exercice de ses diverses facultés. Dans ce travail d'analyse, il suit le fil d'une psychologie qui n'est pas absolument originale, et qu'il a acceptée sans peut-être beaucoup l'approfondir au début; du moins ne la justifie-t-il pas d'une manière explicite. Il étudie les facultés de l'âme isolément, il les sépare même dans ses écrits plus qu'elles ne l'étaient dans sa pensée. Cette division, inévitable jusqu'à un certain point, de ce qui ne fait pourtant qu'un tout en réalité, ajoute aux difficultés de l'entreprise.

Nous commençons, avec notre auteur, par l'appréciation des facultés théoriques qui ont pour fin la connaissance de l'universel et du nécessaire. Ces facultés, Kant semble les envelopper sous le nom de Raison pure dans l'intitulé de son principal ouvrage.

Selon lui, l'esprit n'agit pas sans quelque impulsion extérieure. L'esprit reçoit du dehors la matière de ses perceptions ou ce qui les différencie accidentellement les unes des autres, mais il n'existe aucun rapport assignable entre la cause extérieure des perceptions et les perceptions elles-mêmes, attendu que celles-ci deviennent ce qu'elles sont en nous par l'effet du temps et de l'espace, notions dont il est impossible d'attribuer l'origine au monde extérieur. Conditions nécessaires de tout exercice de l'activité sensible, le temps et l'espace sont en nous a priori. Ils forment l'élément a priori, l'élément intelligible de la sensibilité soit extérieure, soit intérieure. Kant les nomme des intuitions a priori; cette expression a des inconvénients analogues à celle d'idée innée. Il les appelle aussi les formes a priori de la sensibilité, ce qui serait mieux, dans ce sens que l'on considère volontiers la forme comme inséparable du fond; mais Kant ne paraît pas l'entendre absolument ainsi. Du reste, l'antique opposition de la matière et de la forme joue un assez grand rôle dans son système. Rien, à ses yeux, n'est a priori sinon les formes.--De ce que le temps et l'espace existent en nous a priori, comme la manière dont nous concevons nécessairement les choses, Kant en infère leur subjectivité. Le temps et l'espace viennent de nous, donc ils ne viennent pas des choses et sont étrangers à la nature des choses; de là résulte la subjectivité de toutes les représentations étendues et temporelles, c'est-à-dire de toutes les représentations quelconques. Elles ont un contenu réel, une cause indépendante de nous, mais cette cause est absolument inconnue. Il est permis de contester la rigueur d'une telle conclusion, dont la portée est immense.

Au-dessus de la sensibilité nous trouvons l'entendement, qui concentre les perceptions et les transforme en idées par l'unité qu'il leur impose. La loi suprême de l'intelligence est l'unité. L'intelligence relie les uns aux autres les éléments divers de l'existence intérieure, en les rapportant à une unité logique absolue que le philosophe appelle aperception du moi. Il ne faut pas prendre cette unité logique pour une unité réelle; ce n'est pas le moi, c'est la manière dont, en vertu des lois de notre intelligence, nous sommes obligés de concevoir le moi; nous le comprenons nécessairement comme unité absolue; mais qu'est-il en lui-même? nous n'en savons rien.

L'acte par lequel l'entendement synthétise les intuitions, c'est-à-dire en fait des unités en les rapportant à l'unité centrale, s'appelle jugement. Il n'y a qu'un certain nombre de formes de jugement possibles; ces formes sont les manières dont l'intelligence s'exerce, ses fonctions ou ses lois. En y réfléchissant, nous trouvons que le caractère de chacune d'elles s'exprime dans une idée, à laquelle nous donnons le nom déjà consacré de catégorie. L'idée de substance, par exemple, est une catégorie ou l'expression d'une forme de jugement; elle exprime la nécessité intellectuelle en vertu de laquelle nous rapportons toute espèce d'intuition ou de perception à l'unité d'un sujet persistant, dont nous supposons forcément l'existence. Quand je dis: La rose est blanche, par exemple, ma pensée se développerait comme suit: L'impression particulière que je reçois et que je nomme blancheur, appartient à un sujet que je suis obligé de supposer, auquel je rapporte d'autres perceptions encore, et qu'en raison de cet ensemble de perceptions j'appelle la rose. Les catégories sont donc les éléments a priori de l'intelligence, mais des éléments purement formels; ce sont les différentes manières de ramener à l'unité la diversité des sensations; ce sont des facultés, si vous voulez. Chacune d'elles n'est autre chose, au fond, qu'un mode de notre activité subjective.

L'activité de l'entendement ne peut s'exercer que sur une matière donnée, et cette matière, nécessaire à l'application des catégories, doit être une intuition du sens interne ou des sens extérieurs, car il n'y a pas d'autres intuitions.

C'est un grand principe de la philosophie kantienne, il le semble du moins au début, que l'intuition seule fournit un contenu à nos pensées. Kant ne justifie pas ce principe; il est clair qu'il l'emprunte à l'empirisme de Locke. Le système de Kant est un développement autant qu'une réfutation du point de vue de Locke. Pour Kant comme pour Locke, toute connaissance réelle vient des sens et de la spontanéité de l'esprit s'appliquant aux données des sens; seulement Kant, entrant plus avant que Locke dans l'analyse de cette activité spontanée, démontre qu'elle est elle-même une source d'idées parfaitement originale, mais d'idées purement formelles, subjectives dans leur portée comme par leur origine; ce sont les idées de ses propres lois. Le temps et l'espace ont déjà ce caractère, ils sont les lois de l'intuition; puis viennent les catégories et d'autres encore. Cependant, Messieurs, il est naturel à l'intelligence de prendre pour des réalités ces idées purement formelles et subjectives. L'intelligence devenant son objet à elle-même, toutes les formes qui lui sont inhérentes se changent en objets à ses yeux. Ainsi, comme elle est obligée, je l'ai dit, de rapporter toutes les perceptions à un sujet logique permanent, elle suppose invinciblement l'existence objective d'un tel sujet permanent et l'appelle substance. Les causes de nos impressions sont pour elle des substances. Pour comprendre que la substance ou la notion de substance est une forme de notre entendement, la Critique était nécessaire.

L'intelligence poursuit hors d'elle-même cette tendance à l'unité qui la constitue, et s'efforce ainsi de concevoir les choses (qu'elle tient pour réelles, quoi qu'elles ne soient que des phénomènes de notre esprit dont la cause est inconnue), comme formant ensemble un tout bien enchaîné qu'elle appelle le Monde, tout dépendant d'un principe unique, qu'elle nommera Dieu.

Cette tendance de L'esprit à poursuivre l'application de ses lois au delà de la sphère sensible, en composant des unités supérieures à celles des objets sensibles (qui sont déjà son produit), fait l'essence de la Raison. Au vrai, la raison n'est que l'entendement lui-même prolongeant ses lignes au delà des phénomènes jusques au point où elles viennent converger.

Ainsi la loi qui lui fait rattacher les perceptions internes ou externes à l'unité d'un sujet, la conduit à l'idée rationelle du sujet absolument simple des phénomènes intérieurs qu'elle appelle l'âme.

La loi de causalité pousse la raison à concevoir tous les événements comme compris dans un système d'effets et de causes. Ce système, c'est le Monde.

Enfin, la loi de contradiction exige que tout objet réel soit absolument déterminé, c'est-à-dire que l'on puisse lui donner positivement ou négativement tous les attributs concevables. L'être effectif d'un objet se présente nécessairement à la pensée comme une partie de l'être possible. C'est par cette considération que l'esprit est engagé, selon Kant, à concevoir l'idée d'un être sur lequel se fondent tous les possibles et qui, par conséquent, comprend en lui toute réalité. Cette idée est l'idée de Dieu, telle du moins que l'avait déterminée, à l'époque où le penseur de Königsberg écrivait, la philosophie allemande, plus cultivée et plus forte dans ce temps-là que nous ne l'imaginons d'ordinaire. Kant lui-même avait publié, en 1763, un ouvrage particulier pour prouver l'existence de Dieu comme fondement de toute possibilité. L'auteur se prend donc ici comme objet de son analyse. Pour bien comprendre la langue de Kant et même parfois sa pensée, il ne faudrait pas oublier que la Critique de la raison pure est en même temps celle de la métaphysique en vogue dans un siècle et dans un pays donnés.

La raison, cherchant les premiers principes de toute chose ou l'inconditionnel en tout sens, conçoit donc comme le point de départ d'une explication absolue des faits, les trois idées de la substance simple, du Monde et de Dieu. Ce sont là des Idées dans le sens platonicien, c'est-à-dire des objets tenus pour réels, mais qui appartiennent à une sphère supérieure à toute expérience et qui ne sauraient être l'objet d'aucune intuition. Selon Kant, nous nous élevons par un mouvement naturel et nécessaire à la conception de ces idées; cependant nous n'avons pas le droit de nous prétendre scientifiquement certains de leur existence objective, nous ne sommes pas même sûrs que leur existence soit possible, précisément parce que ce sont des idées dont la matière ne peut nous être fournie par aucune expérience; or la pensée ayant pour objet de comprendre l'expérience en la résumant, sa vérité n'étant jamais que relative à l'expérience (c'est ici le point capital), elle reconnaît la possibilité de l'expérience pour limite infranchissable. Ce qui, de sa nature, est sans analogie avec nos perceptions, ce qui appartient à une sphère où la perception n'atteint pas, tombe en dehors de la certitude et de la science. Les notions de Dieu, de l'âme et du Monde expriment la condition absolue non de l'existence des objets réels, mais de la manière dont opèrent nos facultés subjectives. Nous devons reconnaître que notre intelligence est organisée de manière à fonctionner comme si nous possédions certaines solutions sur les grands problèmes que soulèvent ces mots sonores, mais qu'en réalité nous ne pouvons rien affirmer sur leur objet. Et la preuve, c'est qu'en analysant les procédés par lesquels nous pensons les atteindre, on y découvre des vices de raisonnement ou qu'on arrive avec un droit égal à deux solutions contradictoires: ainsi sur la question de savoir si le monde est fini ou infini, s'il existe ou s'il n'existe pas de cause première, etc. Il y a donc pour la raison une illusion inévitable. Puisqu'elle est inévitable, on serait tenté de se demander par quelle fortune un savant prussien s'en est délivré; mais je n'insisterai pas sur cette observation, que l'étude du criticisme suggère pourtant plusieurs fois, et qui chaque fois revient plus pressante. Je demande seulement à l'auteur quelles sont les sources de l'erreur qu'il signale.--À cette question le criticisme a deux réponses: l'une se présente immédiatement, l'autre est plus profonde.

Et d'abord, Messieurs, il est clair que l'on arrive à l'erreur en partant d'un faux principe. Nous cherchons la substance et la cause des choses, et nous prenons pour des choses les représentations de notre esprit. Ainsi toute notre science du monde est fantastique, illusion qui se reflète dans la science de Dieu. L'unité véritable des choses n'est pas objective, mais subjective, puisque les choses sont en nous. Et quant aux réalités qui produisent l'être phénoménal en se voilant dans les formes du temps et de l'espace, nous n'en connaissons point la nature; il est donc bien inutile de chercher les lois de leur enchaînement. Ne sachant rien des parties, quelle idée nous ferions-nous du tout?

Mais il y a plus; si notre base est vicieuse, les instruments qui nous servent à bâtir le sont aussi. Nous ne pouvons philosopher qu'en suivant les lois de notre esprit, le fil des catégories. Or les catégories n'ont qu'une valeur subjective; leur seul emploi légitime consiste à rendre intelligibles les représentations que la sensibilité nous fournit.

Kant pourrait affirmer purement et simplement la subjectivité des catégories, comme il le fait pour le temps et pour l'espace, et la prouver par le même argument: Les catégories viennent de nous, donc elles ne valent que pour nous.--Cependant, guidé par des principes que nous apercevrons plus tard, bien qu'il ne les ait pas formulés d'une manière explicite, Kant répugne à proclamer l'impuissance de la pensée dans cette forme absolue. Il arrive au même résultat par un chemin un peu plus long. L'intelligence est sans reproche, mais la perception sensible est déjà condamnée; or nous ne savons pas employer les catégories de l'intelligence sans les plonger dans l'onde colorée de la perception. Elles empruntent inévitablement à l'élément a priori de l'intuition en général, c'est-à-dire au temps, une sorte de robe dont il est impossible de les dépouiller. Ainsi les catégories, étant revêtues de la forme du temps, ne peuvent évidemment s'appliquer qu'aux choses du temps, et par conséquent leur emploi n'est légitime que dans le domaine subjectif de l'expérience, bien que dans la pureté de leur définition elles fussent peut-être capables d'atteindre le réel et l'absolu. Qu'elles soient subjectives de leur essence ou par l'influence inévitable de l'imagination, le résultat est identique. Les seules vérités certaines a priori que l'analyse de la raison nous enseigne, sont les lois formelles de cette raison, lois qui diffèrent des catégories en ce que l'entendement ne peut pas ne pas appliquer celles-ci et qu'il les applique toujours de même, tandis que la raison est plus ou moins libre de se conformer ou de ne pas se conformer à ses lois particulières, savoir les lois d'unité, de variété et de continuité.

Voilà, Messieurs, dans une forme simple et sommaire, mais assurément très-imparfaite, les conclusions de la Critique de la raison pure.

Elles sont, comme vous le saviez déjà, presque entièrement négatives. Non-seulement nous ne sommes pas jugés capables d'arriver à la vérité philosophique, à la connaissance des principes des choses, de Dieu, de l'âme et du Monde considéré dans son unité, mais, par la distinction établie entre le subjectif et l'objectif, nous sommes dépossédés de toute vérité quelconque. Que connaissons-nous, en effet, selon Kant? Nous connaissons le mécanisme de nos facultés intellectuelles, nous connaissons a priori les lois générales qui régissent l'exercice de ces facultés, mais nous savons en même temps que les résultats auxquels nous parvenons par cet exercice régulier, n'ont de valeur que relativement à nous. Ils forment un ensemble harmonique dont chaque partie se rapporte aux autres, parce qu'ils sont tous obtenus d'après les lois de notre nature; ils sont l'expression de notre nature; mais ils se donnent naturellement, nécessairement, pour autre chose encore; ils se présentent comme l'image d'une réalité qui subsiste indépendamment de nous. En cela ils nous trompent. Toutes nos facultés nous trompent, car elles nous font croire que nous possédons la connaissance d'objets nombreux, distincts de notre esprit, tandis que nous n'en connaissons aucun. Le monde que nous connaissons n'est qu'un fantôme que nous créons en nous-même d'après des lois uniformes. Selon l'expression de Leibnitz, c'est un rêve bien réglé. Cependant, s'il n'existait aucun autre monde que ce monde fantastique, nos facultés ne nous tromperaient point, aussi longtemps du moins que nous accepterions les faits bonnement, sans nous engager dans leur explication métaphysique. Quelle que soit la nature du Monde, il suffit que, tel que nous le voyons, il soit vraiment le Monde pour que nous n'ayions pas sujet de nous plaindre. Mais il existe réellement un monde indépendant de nous et de notre faculté de connaître, un monde qui est vis-à-vis de nous précisément dans le rapport que nous imaginons entre nous et le monde fictif de nos représentations, un monde qui nous entoure et qui agit sur nous, car c'est lui qui donne la première impulsion à nos fonctions intellectuelles. Eh bien! ce monde, le monde des choses en soi, nous ne le connaissons point, nous ne pouvons pas même nous en faire la moindre idée.

Tel est le résultat direct de la Critique. Assurément elle n'apporte aucun enrichissement à la notion du principe absolu des choses que la philosophie possédait avant elle. Mais si la Critique de la raison pure ne constitue pas en elle-même un progrès d'une science dont elle nie jusqu'à la possibilité, elle ne lui donne pas moins une impulsion féconde, et l'on trouve en elle le germe de plus d'un progrès.

D'abord, à la prendre simplement en elle-même, sans sortir de sa forme authentique et pour ainsi dire officielle, elle ramène la philosophie avec puissance à son éternel objet, à l'élément a priori de la pensée, aux vérités nécessaires. La Critique ne présente qu'un inventaire de ces données a priori; encore peut-on contester l'exactitude de son dépouillement. Elle ne forme pas un tout des valeurs isolées qu'elle déprécie si fortement par la subjectivité qu'elle attribue aux formes de la pensée. Mais enfin, elle reconnaît l'existence de l'a priori et le rétablit dans ses droits avec l'autorité d'une irrésistible évidence contre les négations du scepticisme.

Puis, Messieurs, si nous pénétrons au delà de la lettre et du mécanisme extérieur du système pour en saisir l'intention et l'esprit, en suivant des indications partout répandues, il sera facile de reconnaître dans Kant le successeur légitime de Leibnitz, le dépositaire des traditions de la philosophie spiritualiste, qu'il ne continue pas seulement, mais qu'il agrandit, qu'il corrige et qu'il précise.

La différence fondamentale entre les deux systèmes de Leibnitz et de Spinosa nous a paru se résumer en ces mots: Spinosa conçoit la substance ou l'être universel essentiellement comme objet; le dynamisme de Leibnitz nous porte à le concevoir comme sujet. La conséquence finale du premier point de vue serait le matérialisme; aussi, quoique Spinosa ne fût pas matérialiste, mais qu'il prétendît garder l'équilibre, on pouvait y être trompé. Le point de vue de Leibnitz, pris dans sa plus haute généralité, est le fondement du spiritualisme, dont l'idéalisme n'est que l'une des formes possibles et peut-être une déviation.

Eh bien! Messieurs, l'idée que l'être réel doit être considéré comme sujet, fait aussi le fondement de la philosophie de Kant. Il a développé ce germe en deux directions presque opposées: l'une est l'idéalisme pur, l'autre le vrai spiritualisme. Le système de Leibnitz est un semi-idéalisme. La notion centrale y est la force. Leibnitz donne à l'activité de cette force le nom de perception, mais sans attacher à ce terme un sens bien précis. De là résulte l'extrême flexibilité de son système, son ambiguïté, l'impossibilité de le déployer sans le transformer. Le côté par lequel Kant est entré dans la philosophie (l'analyse des conditions selon lesquelles s'exerce l'intelligence humaine), le conduisit sur les limites de l'idéalisme pur. L'idéalisme pur est la conséquence rigoureuse de son point de vue. En effet, l'idée que les lois de la pensée sont les lois de l'univers, idée que toute théorie un peu profonde de la connaissance est obligée de formuler, parce que le fait de la connaissance est inexplicable sans elle, cette idée, qui pousse Leibnitz à ne composer l'univers que d'intelligences, n'est pas étrangère non plus à la philosophie de Kant. «Toutes choses,» dit-il, «appartiennent au même tout d'expérience; dès lors le moi subjectif et le monde qu'il contemple doivent être considérés comme les deux faces, comme la double manifestation et le double produit d'un même principe et d'une même essence.» Sans une identité intérieure du sujet connaissant et de l'objet connu, il n'y a pas de science possible; Kant constate cette vérité avec la philosophie de tous les siècles. Il l'explique par un idéalisme subjectif mitigé, en faisant de l'objet ou du monde le produit du sujet, de l'esprit humain excité par l'action inconnue d'une cause inconnue, qu'il appelle la chose en soi. Mais, Messieurs, de cet idéalisme mitigé à l'idéalisme pur il n'y avait qu'un pas, il n'y avait qu'à effacer, comme nous l'avons déjà marqué dans une leçon précédente, cette chose en soi dont nous ne pouvons rien savoir, car, pour la connaître, il faudrait se dépouiller précisément de toutes les facultés au moyen desquelles nous connaissons. Et la suppression de la chose en soi n'exigerait pas grand effort de logique. Quel motif nous engage à admettre son existence? Évidemment c'est l'impossibilité d'expliquer par les lois a priori de la raison l'élément accidentel et variable des choses, des phénomènes. Pourquoi voyons-nous ceci plutôt qu'autre chose? Les changements de nos perceptions ne dépendent pas de nous; il faut donc leur assigner une cause hors de nous. Ainsi nous reconnaissons l'existence de la chose en soi par obéissance au principe de causalité. Mais l'axiome de la causalité est une loi de l'intelligence qui, selon les termes exprès de la Critique, ne trouve d'application légitime que dans le domaine tout subjectif de l'expérience; la chose en soi est donc une invention de notre esprit pour expliquer les phénomènes, invention nécessaire sans doute, mais enfin c'est une invention. La chose en soi est subjective, et la seule réalité qui subsiste est le sujet ou le moi. Le moi demeure l'objet unique de la connaissance; dès lors aussi, jusqu'à ce que l'évolution idéaliste soit accomplie, il doit être considéré comme l'essence et le principe de tout 39. Dans cette doctrine la pensée de Leibnitz est précisée, le mot qu'il emploie est pris au sérieux, s'il n'existe rien que le sujet et le produit de sa pensée; l'unique activité, l'unique force, l'unique réalité est bien réellement la perception. C'est à ce résultat que vient naturellement aboutir le criticisme.

Note 39: (retour) V. Leçon III, page 45.

Mais, si cette conséquence s'impose avec une sorte de nécessité logique au système de Kant; si Kant a préparé le triomphe exclusif du principe subjectif dans la philosophie, en cherchant le pourquoi d'une croyance dont l'absolue nécessité garantit seule la justesse au point de vue spéculatif; il est juste de remarquer qu'il a toujours et toujours plus hautement désavoué l'idéalisme auquel semblait le condamner une déduction rigoureuse mais exclusive. Il ne veut pas être idéaliste, il veut être spiritualiste; il veut concevoir l'être réel comme esprit dans la signification totale du mot esprit, c'est-à-dire qu'outre l'élément intellectuel, outre l'activité de représentation, il veut encore trouver dans la substance l'élément de l'activité proprement dite, l'élément moral. Telle est la raison pour laquelle il a constamment maintenu l'opposition du phénomène et du noumène, de la connaissance sensible et logique, la seule que nous possédions, et de l'intuition intellectuelle qui, permettant la contemplation directe des choses en soi, nous donnerait la vérité objective. Par cette distinction fortement accusée, la Critique de la raison pure a poussé l'esprit philosophique à la recherche de nouvelles méthodes.

Kant, qui donne beaucoup de soin à la terminologie, n'est pas toujours heureux de ce côté-là. Le titre de son principal ouvrage servirait au besoin à le prouver; il n'est pas très-clair, et dans le fond il est peu conforme aux définitions kantiennes. La Critique de la raison pure est proprement une critique des facultés intellectuelles par lesquelles nous obtenons la connaissance des choses finies. Les catégories de l'entendement n'ont pas d'autre usage, et c'est l'impuissance de ces catégories à exprimer l'inconditionnel ou l'infini qui amène les difficultés sur lesquelles Kant s'étend si longuement dans sa dialectique sous le nom de paralogismes et d'antinomies de la raison pure. Dans la sphère de l'intelligence spéculative il ne connaît pas d'autres facultés; mais, par la critique qu'il en fait, il met l'esprit sur la voie des découvertes. Puisqu'il sait que nos connaissances sont subjectives, il conçoit ou tout au moins imagine un autre mode de connaissance. En démontrant que nos méthodes nous jettent infailliblement dans des contradictions lorsqu'on les pousse à l'inconditionnel, il fait naître le besoin d'une méthode qui explique ces contradictions et qui en triomphe, car on ne peut pas admettre que l'essence de l'esprit humain soit de se contredire lui-même. À l'intuition dans le temps et dans l'espace il oppose l'intuition intellectuelle, qu'il nous refuse, il est vrai; mais tout au moins il en entrevoit la possibilité; il en fait ressortir la nécessité avec force; il suggère donc tout naturellement à des penseurs plus hardis l'idée de fouiller plus profondément leur âme pour y trouver cette intuition, et de fonder sur elle une méthode absolue. Ce n'est pas le moment de recueillir les germes spéculatifs semés abondamment dans tous les écrits du philosophe de Königsberg et particulièrement dans la Critique de la raison pure. Je n'ajoute qu'une réflexion, pour rattacher cette matière à la partie des travaux de Kant qui touche de plus près à l'objet de nos recherches, et dont je vous entretiendrai dans notre prochaine leçon.

Ce qui fait l'insuffisance des catégories de l'entendement, ce qui oblige le criticisme à les tenir pour subjectives, c'est l'impossibilité de les appliquer sans faire intervenir l'élément du temps. Le chapitre où Kant fait voir comment les catégories s'allient nécessairement avec l'intuition du temps (schématisme de la raison pure), est l'un des plus admirables de la Critique par la sagacité pénétrante de l'analyse. Mais le temps est une forme du fini comme l'espace. On peut prolonger à volonté le temps et l'espace, c'est-à-dire qu'on peut en reculer à volonté les limites; mais c'est toujours la nature du fini, seulement c'est un fini dont nous n'atteignons pas les bornes; on ne conçoit pas même que le temps et l'espace pussent avoir des bornes, mais on ne les conçoit pas non plus réellement illimités. Le temps infini, l'espace infini ne sont pas compris par nous dans l'unité d'un seul acte de la pensée, parce qu'en vérité, quoiqu'on ait voulu corriger Kant sur ce point, l'espace et le temps ne tombent pas dans le domaine de la pensée, mais dans celui de l'imagination, qui a toujours des limites quelque part. Le temps infini ne serait plus le temps, l'espace infini ne serait plus l'espace.

Pour appliquer les catégories à la réalité inconditionnelle, il faudrait pouvoir les affranchir de cet alliage du temps; et les catégories débarrassées de l'élément du temps ne seraient plus les mêmes catégories, mais des catégories toutes nouvelles, que Kant ne fait qu'entrevoir. Ainsi la causalité conçue dans le temps revient à la nécessité. Les lois qui régissent notre intelligence souffriraient une exception, c'est-à-dire qu'elles seraient violées, si nous concevions un phénomène sans une cause antérieure dans le temps. Quoique cette priorité ne soit qu'un moment imperceptible et tout idéal, puisque la cause n'est cause qu'à l'instant où elle produit son effet, cependant il est impossible de ne pas admettre que la cause précède l'effet.

L'imagination a besoin du temps, elle l'introduit là même où il n'a proprement point affaire, et dans la simultanéité elle produit la succession 40. L'acte que je viens d'accomplir, par exemple, a nécessairement sa cause en un fait antérieur, qui a lui-même une cause, et ainsi de suite, à moins d'admettre un effet dans le temps qui n'ait point de cause dans le temps, ce qui est absurde. Eh bien, cette succession de causes n'est autre chose que la nécessité universelle. Si nous parvenions à dégager le rapport de causalité des idées de succession et de temps qui s'y associent, nous arriverions peut-être à comprendre la liberté. Ainsi nous comprendrions que la cause immuable, intemporelle de tous nos actes, quel que soit l'ordre dans lequel ils se succèdent, est notre caractère moral, et que ce caractère moral est ce qu'il est par le fait de notre volonté, par notre libre détermination, non par une détermination prise une fois pour toutes dans le temps au commencement de la série d'actes dont notre existence phénoménale se compose, mais par une détermination toujours identique, une, éternelle, c'est-à-dire indépendante du temps. Or, Messieurs, cette causalité intemporelle ne serait plus la causalité que nous comprenons. Il faudrait la comprendre, cette causalité intemporelle, pour comprendre notre liberté, et nous ne la concevons pas. Pourquoi, Messieurs? parce que notre imagination s'y refuse. C'est à l'imagination que le temps est indispensable. Le temps est la forme de notre sensibilité; mais la sensibilité ne se sépare point de l'intelligence, dont l'imagination, l'intuition intérieure forme un élément essentiel. L'intelligence pure, dépouillée de tout élément sensible, nous appartient si peu, que nous ne pouvons pas même nous en faire une idée. Kant a raison de penser que l'intelligence est une synthèse d'intuitions. Nous ne comprenons donc pas notre liberté. Mais, que nous la comprenions ou non, nous ne saurions en douter, et il n'est pas permis non plus d'en douter; douter de la liberté serait douter du devoir, or il n'est pas permis de douter du devoir.

Note 40: (retour) Comparez l'analyse du phénomène opposé, leçon XVII.

La causalité intemporelle dont je parle, cette causalité incompréhensible et pourtant certaine de la liberté est incompatible avec une série de causes et d'effets successifs, incompatible par conséquent avec les catégories qui régissent l'expérience. Il n'y a pas moyen qu'elles expriment toutes les deux également la vérité, à moins que la vérité ne se contredise elle-même.

Tel est le motif profond qui engage Kant à dégrader le temps et les catégories du temps, et à considérer le monde qu'elles expliquent comme un monde de pure apparence.

Quoiqu'il nous interdise l'autre monde, le monde réel, celui-ci semble s'ouvrir pour lui sur un point, je veux dire la liberté. L'intuition intellectuelle, dont le pressentiment domine toute sa pensée, serait précisément l'intuition de la liberté. Si l'on n'admet pas qu'il avait cette intuition, plusieurs passages de ses écrits, quelques-unes de ses théories même, demeurent inexplicables. Cependant il nous la refuse. L'objet de notre intuition n'appartient pas au monde supérieur, c'est le reflet de ce monde dans le nôtre. Ce reflet, cet éclair produit au contact des deux sphères, nous l'appelons la conscience de l'obligation morale.

Cette conscience est absolument irrécusable. Kant dédaigne de le prouver. L'obligation qu'elle impose est péremptoire; la loi morale a sa sanction en elle-même: dire que nous devons lui obéir pour tel ou tel motif, c'est ne pas la comprendre; nous le devons parce que nous le devons, et rien de plus. Altérer le moins du monde cette position de devoir dans notre âme, serait méconnaître ce que la conscience nous dicte et faire mentir son témoignage. Rien n'est absolument bon qu'une volonté droite; cette sentence du sage moderne perdrait sa sublimité en cessant d'être un axiome.

La volonté droite, c'est-à-dire l'identité parfaite du vouloir et de l'obligation a donc quelque chose d'absolu; elle forme le point de contact entre nous et l'absolu. De l'obligation morale Kant conclut directement notre liberté, et par l'intermédiaire d'une autre idée, celle du mérite inséparable de la dignité morale ou de l'accomplissement du devoir, il infère l'existence d'un ordre moral, d'un monde de liberté et d'un principe de cet ordre moral, d'un Dieu moral et par conséquent personnel, tout autant de vérités qui appartiennent à l'ordre objectif et qui, bien loin de résulter d'un emploi conséquent de la pensée dans le domaine purement spéculatif, sont incompatibles avec les lois de la pensée spéculative que la Critique de la raison pure nous a enseignées.

Ici pour la première fois vous voyez l'idée morale, introduite dans la philosophie régressive, servir de base à la théologie rationelle ou, ce qui revient au même, à la métaphysique.

Kant ne hasarde cette grande innovation qu'avec des précautions et des réserves dont nous examinerons la portée dans notre prochaine réunion.



DIXIÈME LEÇON.

Kant (suite). Critique de la raison pratique. Caractère absolu de l'obligation morale. De ce caractère absolu de l'obligation, on peut inférer l'essence du monde objectif, que nous ne saurions connaître théoriquement. Kant établit ainsi, en dehors de la science et sur la base de la foi, la liberté humaine, l'existence de Dieu et la vie à venir. Mais cette foi n'est après tout qu'une forme de la science; ainsi la Critique de la raison pratique contredit le subjectivisme absolu de la Raison pure, ce qui devient manifeste dans la théorie de Kant sur le mal. La Critique de la raison pratique fait de la conscience morale le principe d'une méthode de découverte qui reconnaît la libre volonté comme le principe et le fond de l'être.--Critique du jugement. Elle constate la présence d'un principe intelligent dans la nature. L'hypothèse d'une force inconsciente qui réaliserait l'idéal de la raison, tend à concilier les deux premières Critiques au delà des limites du criticisme. Elle contient le germe du panthéisme subséquent.--Résumé.


Messieurs,

Nous savons, avec une certitude supérieure à celle de la science, qu'il existe un devoir, mais nous ne savons pas aussi bien en quoi ce devoir consiste. Le contenu de la loi morale n'est pas clairement donné dans la conscience immédiate. Il faut développer scientifiquement cette loi en partant de ce que nous en connaissons d'abord, c'est-à-dire en partant du fait simple que notre volonté se sent obligée. Quel est donc le devoir compris dans l'idée même d'une obligation imposée à la volonté? Messieurs, c'est le devoir d'être volonté, le devoir pour la volonté d'être égale à elle-même, le devoir d'être absolue, puisque l'obligation générale est absolue. La loi morale exige que notre volonté prenne un caractère absolu; elle nous ordonne de vouloir ce que nous voulons pour tous les hommes et dans toutes les circonstances, de n'avoir d'autres volontés particulières que celles que nous élevons en même temps à la hauteur de règles universelles. En un mot, pour qu'une action soit morale, il faut que le principe qui l'a dictée soit susceptible d'être universellement suivi. Cette idée résume la philosophie pratique de Kant. Ainsi dans tout vouloir contraire à la règle, la pensée démêle une contradiction. Ce que nous voulons pour nous, nous ne le voulons pas en général. Les milieux où nous vivons, le temps et l'espace, rendent cette contradiction possible. Nous voulons ici, à cet instant, ce que nous ne voulons pas partout et toujours, et c'est ainsi que nous devenons coupables. La volonté ne pourrait donc pas dévier de sa route, l'infraction au devoir ne se concevrait pas, dès lors le devoir lui-même, ou l'impératif (l'impératif catégorique), ne se concevrait pas non plus, si le temps et l'espace n'étaient point. Le temps et l'espace sont subjectifs, par conséquent le devoir lui-même appartient au monde subjectif; mais l'empire absolu qu'il réclame avec autorité nous prouve que le monde objectif se révèle en lui. Il n'y a rien d'absolument bon qu'une bonne volonté, disons-nous; mais le bon c'est le vrai, et l'axiome que je rappelle nous ouvre un jour inattendu sur la vérité. La volonté est notre essence objective; la volonté bonne est celle qui, dans le milieu phénoménal, suit encore les lois intemporelles, inconditionnelles du monde objectif. Il est donc clair que rien du monde objectif ne nous est connu d'une manière intuitive, et comme nous n'obtenons des idées que par la transformation des intuitions sous l'influence des catégories, nous n'avons pas d'idée du monde objectif. Il le faut donc confesser, nous n'avons proprement pas d'idée de la liberté; la liberté choque les lois de notre intelligence; nous sommes obligés d'inférer la liberté du devoir. Il faut pratiquement croire à la vérité pour pouvoir accomplir son devoir. Ainsi la liberté n'est pas un objet de la science, mais un article de foi. Il en est de même de toutes les vérités qui appartiennent à cette sphère lumineuse et voilée, particulièrement de l'existence de Dieu.

L'existence de Dieu est l'objet d'une foi pratique dont voici le fondement: La loi du devoir ne nous impose pas la recherche du bonheur, mais il nous est impossible de ne pas désirer le bonheur. La raison pratique (pénétrée du sentiment de l'obligation morale et s'appliquant à régler la pratique de la vie) juge donc irrésistiblement que la vertu mérite le bonheur; nous devons, chacun dans notre sphère, travailler à ce que la vertu obtienne sa récompense. Pour qu'un tel effort soit possible, il ne faut pas en considérer le but comme illusoire; nous devons croire à la réalité de l'ordre que nous nous efforçons d'établir. Mais un Dieu, un Dieu tout sage, tout puissant et tout bon, peut seul en assurer le règne; par conséquent nous devons croire à l'existence de Dieu. Nous devons y croire, parce qu'en douter serait renoncer à l'espérance qui nous donne la force de pratiquer le devoir, et presque renoncer au devoir lui-même, quoique la sainteté des obligations que le devoir nous impose soit absolument indépendante de cette espérance. Nous devons croire à Dieu, mais nous ne savons rien de Dieu, nous ne pouvons obtenir aucune preuve scientifique de son existence. Toutes les preuves qu'on a tenté d'en donner sont fallacieuses, et la conviction morale que nous mettons à leur place n'est point une preuve au point de vue de la science, pas même un commencement de probabilité, puisque son point de départ est étranger à la science, dont il contredit les données. Kant insiste sur ce point avec beaucoup de force. Son premier ouvrage avait eu pour but de prouver métaphysiquement l'existence de Dieu; l'impossibilité d'atteindre cette preuve forme pour ainsi dire son testament philosophique.

Système bizarre, ou plutôt, Messieurs, expression profonde du déchirement de la conscience humaine! Le kantisme est formé de deux parties: une science qui n'est pas vraie, une vérité qui n'est pas sue. La pensée ne pouvait rester dans cet état, les deux moitiés violemment séparées devaient incessamment faire effort pour se réunir; c'est un attrait puissant et légitime que l'attrait de la vérité pour la science. Du reste, Messieurs, à ne considérer la chose qu'au point de vue de la dialectique ou de la conséquence formelle, la situation prise par la Critique était insoutenable. On a dit que, dans sa philosophie morale, Kant s'est montré infidèle à ses principes; un écrivain moderne veut y voir une concession de l'auteur du criticisme aux croyances historiques du genre humain. Cette opinion, qu'il exprime avec une spirituelle impertinence, n'est en réalité qu'une méprise assez lourde, et si lourde même que nous serions tenté d'en suspecter la sincérité. Un tel soupçon serait plus pardonnable que celui de l'auteur des Reisebilder contre la bonne foi de l'honnête Kant.

La Critique de la raison pratique est si peu contraire aux tendances de la Critique de la raison pure, que le gros livre de la Raison pure a pour but unique de fonder la Raison pratique. Ainsi que son contemporain Jacobi, Kant a cru voir que la pente naturelle de la pensée métaphysique conduit irrésistiblement au fatalisme, c'est-à-dire à la négation de la morale; c'est pour cela qu'il a, comme Jacobi, déclaré la guerre à la métaphysique; mais il ne s'en est pas tenu aux éloquentes protestations de son émule; il a fait bonne et rude guerre, et renversé son ennemi. En proclamant la subjectivité de toutes nos connaissances, il voulait laisser le chemin libre à la liberté. Son intention est évidente.

Cependant, Messieurs, il reste vrai qu'au fond la théorie morale de Kant tout entière, et non pas seulement les postulats qu'il y rattache: Dieu, l'ordre moral et l'immortalité, ne s'accorde pas avec le subjectivisme qu'il professe dans la théorie. Le monde que nous voyons et que nous comprenons est aussi le monde où nous agissons, le monde où nous nous proposons d'agir. Si l'objet de la pensée est purement phénoménal, il ne peut être question de bien et de mal dans les décisions relatives à un tel objet. Cette contradiction se manifeste d'une manière particulièrement saillante dans la théorie de Kant sur le mal moral. Kant est personnellement trop sérieux, le cœur est chez lui trop profond, si nous pouvons nous exprimer ainsi, pour qu'il se contente de résoudre le mal moral dans une simple imperfection métaphysique. Ce point de vue blesse la conscience, qu'il veut satisfaire avant tout. Le principe du mal moral ne peut résider, à ses yeux, que dans une décision de la liberté intelligible, intemporelle, objective. Mais en quoi consiste cette décision de la liberté intelligible qui fait, aux yeux de Kant, l'essence du mal moral? Avec les éléments dont il dispose il ne peut l'expliquer qu'en disant que la liberté intelligible subordonne son intérêt, c'est-à-dire sa loi propre, à l'intérêt sensible, déterminé par les phénomènes du monde sensible; et telle est en effet la solution qu'il propose. Est-il une manière plus énergique de reconnaître la réalité du monde des sens? Comment ce qui n'est pas pourrait-il exercer une influence déterminante sur ce qui est? Je ne parle pas de l'inconséquence non moins flagrante qu'il y a de la part de Kant à déterminer scientifiquement, dans un intérêt spéculatif et non dans un intérêt pratique, les caractères particuliers d'une décision de la liberté intelligible, dont la connaissance théorique nous est interdite absolument et sans restriction.

Vous le voyez ici clairement, Messieurs, la séparation radicale entre le monde subjectif et le monde objectif, que le kantisme s'est efforcé d'établir avec tant de soin, n'est pas respectée par Kant lui-même. Les barrières posées entre la science et la foi s'écroulent pareillement dans la pensée même de leur auteur. Kant a beau dire, cette foi toute rationelle et très-certaine n'est qu'une forme de la science; c'est une science produite par d'autres facultés, par une autre méthode, par une méthode et par des facultés supérieures, selon Kant, à la méthode et aux facultés purement spéculatives, telles du moins qu'il les comprend. La science et la foi de Kant sont deux espèces d'un même genre, deux modes de la connaissance. L'une et l'autre ont pour objet la vérité, la foi surtout. Mais toutes les méthodes, tous les procédés qui conduisent à la vérité appartiennent de droit à la science. La Critique de la raison pratique n'est donc autre chose qu'une tentative de régression philosophique prenant son point d'appui dans une sphère jusqu'ici négligée, dans la conscience morale de l'humanité, et aboutissant, par l'analyse des conditions requises pour s'expliquer le fait de la conscience, aux doctrines de l'immortalité de l'âme, d'un Dieu personnel et d'un ordre moral de l'univers. Il y a là une affinité avec le mysticisme d'autant plus remarquable, que le mysticisme est l'objet d'un grand déchaînement de la part des kantiens. Jusqu'ici l'on avait fondé la morale sur la religion, c'est-à-dire, puisqu'il ne s'agit ici que de la science humaine, sur la métaphysique, et sur une métaphysique à l'établissement de laquelle la morale était demeurée étrangère. Kant, le premier (le premier du moins dans la philosophie moderne, puis qu'au moyen âge il eut des précurseurs), conçut l'idée de faire reposer la religion sur la morale. Aux preuves de l'existence de Dieu proposées avant lui, preuves dont il montra bien les côtés faibles et qu'il juge peut-être même avec trop de sévérité, il substitua une preuve morale fondée sur la nécessité de la pensée morale. Il reconnaît donc une activité morale dans le premier principe de toutes choses, non par une affirmation seulement, ce qui n'est et n'était point rare, mais par la force même de toute sa méthode. Le Dieu moral est une idée qui se détache de tout le reste; elle est, au dire du kantisme, étrangère à la science; mais elle est là. Elle est là, Messieurs, et c'est elle qui fait le trait distinctif du spiritualisme de Kant et le progrès de sa pensée sur la pensée de Leibnitz. C'est là aussi ce qui empêche Kant de s'abandonner à la pente de l'idéalisme. Kant ne peut chercher le trait essentiel de l'être ni dans la perception ni dans la pensée, parce qu'il a reconnu l'importance fondamentale de la volonté. Il ne peut pas non plus considérer le Monde comme un pur phénomène sans cause substantielle hors de nous, quoique sa théorie de la connaissance l'y conduise, parce qu'il est profondément convaincu de la réalité de nos actions.

Que l'élément moral, lors de sa première apparition, se soit trouvé en opposition avec tout le reste de la science, nous n'en serons point surpris, puisque cet élément surgissait dans la pensée en face d'une science développée qui jusqu'ici n'en avait tenu aucun compte. Il n'est pas étonnant non plus que le penseur chez lequel l'élément moral a pour ainsi dire fait éruption, se soit efforcé de lui faire une place à part. Mais, nous venons de le voir, c'est l'intérêt de l'élément moral qui impose des limites au subjectivisme de Kant; ainsi toute sa pensée en subit déjà l'influence, quoiqu'il y ait encore loin de là jusqu'à une complète assimilation. Kant a mis la morale à la base même de l'édifice scientifique; c'est le résultat le plus durable de sa philosophie. Après lui il n'est plus permis d'élever une métaphysique sans consulter les besoins de la pensée morale. Ceux qui l'ont tenté sont dépassés et jugés par le kantisme.

Nous avons indiqué les principales idées par lesquelles Kant a fait avancer la métaphysique. Pour terminer cette revue, il me reste à rappeler les conclusions de son troisième ouvrage fondamental, la Critique du Jugement. Le mot Jugement désigne ici une faculté de l'esprit particulière et soumise à des lois particulières. Ce n'est donc pas la faculté de porter des jugements logiques quelconques, car celle-ci se confondrait avec la pensée en général. Le jugement dont Kant fait la critique est la faculté par laquelle nous apprécions les phénomènes dans ce qu'ils ont d'accidentel. La Critique du jugement recherche si le contingent et le divers ne sont pas soumis à leurs lois propres, indépendamment de ces lois constitutives de l'intelligence, et par conséquent absolument nécessaires, dont traite la Critique de la raison pure.

Si nous pénétrons jusqu'au fond, le jugement et la raison pure sont bien régis par le même principe absolu, dernier a priori, condition de toute intelligence,--savoir le principe déjà énoncé que, soumis aux mêmes règles, la pensée et l'objet de la pensée forment un seul tout.

Mais les conditions selon lesquelles s'applique le principe ne sont pas les mêmes dans la sphère du contingent ou de ce qui nous semble tel, et dans celle de la pure nécessité logique. Peut-être la loi suprême de la raison se révèle-t-elle à nous d'une manière plus intime, plus frappante, lorsque nous considérons le côté variable et contingent des choses.

Si ce principe, où nous ne voulons voir pour le moment qu'une hypothèse à contrôler, est réellement la vérité; si le Monde et l'intelligence forment les deux moitiés d'un même tout, ou plutôt, pour parler la langue du criticisme, si nous ne pouvons concevoir le Monde que comme régi par les mêmes lois que l'esprit et par conséquent homogène à l'esprit; cette affinité de nature se manifestera partout. Nous la constaterons non-seulement dans ce qu'il y a d'intelligible dans le Monde, c'est-à-dire dans les lois universelles qui correspondent aux catégories de l'entendement, mais encore dans ce qu'il y a d'inintelligible en lui, dans ce qui paraît accidentel, fortuit, dans ce que nous ne pouvons que constater et non comprendre.

Là même où nous ne comprenons pas, là où il n'y a, semble-t-il, rien à comprendre, là surtout, peut-être, nous reconnaîtrons l'intime rapport du monde phénoménal et de notre intelligence.

La preuve que cette supposition n'est point chimérique se trouve d'abord dans tout cet ordre de phénomènes ou de jugements que nous appelons le Beau. Nous ne savons pas en quoi le Beau consiste; nous ne comprenons pas quelle propriété des objets nous oblige à les trouver beaux. Le jugement par lequel nous prononçons sur la beauté d'un objet n'exprime donc rien sur ce qu'est l'objet lui-même, mais il exprime seulement une relation de l'objet avec nous, avec notre esprit, avec nos facultés. Avec quelles facultés? Il ne reste plus que ce point à déterminer, puisque nous avons renoncé à chercher ce qu'est le Beau pour l'objet lui-même. En y réfléchissant mûrement nous sommes conduits à reconnaître que les jugements par lesquels nous prononçons que certaines choses sont belles et la satisfaction désintéressée qui accompagne ces jugements, ne peuvent se fonder que sur quelques affinités entre leur objet et nos facultés intellectuelles. En effet, les jugements que nous portons sur le Beau prétendent à une valeur universelle. Lorsque nous disons qu'une chose est belle, nous entendons que tous la trouvent belle, et nous prononçons, par l'énoncé même de notre jugement, que les personnes d'un goût différent n'ont pas bon goût; c'est ainsi que nous sentons, quoiqu'il nous soit impossible de prouver notre dire. Mais l'universalité de portée à laquelle les jugements esthétiques aspirent toujours, et qui par conséquent tient à leur nature essentielle, ne peut se fonder que sur l'intelligence, car c'est l'intelligence qui est chez les hommes l'élément de l'identité. Puisque la vérité est la même partout, puisque nous discutons pour tâcher de nous convaincre réciproquement et que nous y réussissons quelquefois, les facultés par lesquelles on reconnaît la vérité doivent être les mêmes chez tous. Le même objet devra donc exercer une influence analogue sur l'intelligence de tous et réveiller par là chez tous un sentiment pareil. On explique donc cette circonstance caractéristique de la nécessité qui nous pousse à imposer notre opinion aux autres en matière de goût, en disant que, par l'effet de propriétés dont nous ne savons pas la nature, l'objet beau exerce une influence favorable sur le jeu de nos facultés intellectuelles et produit ainsi le plaisir particulier dont sa présence est accompagnée. Si, poussant la curiosité jusqu'au bout, nous demandons d'où peut venir cette propriété mystérieuse d'exciter harmoniquement les forces de la pensée, il sera bien difficile de ne pas l'attribuer à l'action d'un principe analogue à la pensée, principe dont nous constaterions ainsi la présence dans les objets naturels 41.

Note 41: (retour) Ce principe réside-t-il dans la chose en soi ou dans l'objet phénoménal? Évidemment dans l'objet phénoménal, puisque c'est à celui-ci que nous attribuons la beauté. Il n'est point surprenant, selon l'hypothèse générale du criticisme, que nous trouvions quelque affinité avec notre esprit dans les produits de cet esprit lui-même. La Critique du jugement esthétique semblerait donc n'être qu'une confirmation de l'Esthétique transcendantale et de toute la Critique de la raison pure. Cependant la pensée de Kant va plus loin. Sans croire avoir atteint la chose en soi, elle se dirige de ce côté. Toute la Critique du jugement suppose en quelque sorte l'objectivité du monde extérieur. Pour bien l'entendre, il faut distinguer l'activité spontanée de l'esprit qui crée les choses, de son activité réfléchie qui les aperçoit et les étudie (Fichte), distinction qui, par une pente toute naturelle, nous conduit à reconnaître deux moi (Schelling), vu la difficulté de soutenir sérieusement l'opinion que le moi qui produit les choses soit l'individu particulier. Ainsi Kant a marqué lui-même le passage qui conduit de l'idéalisme subjectif à l'idéalisme absolu. Toute la philosophie spéculative des Allemands est préformée dans Kant, mais on y trouve aussi le germe d'une philosophie différente et meilleure.

Mais la pensée, Messieurs, n'est pas l'élément le plus profond de notre nature. S'il est des objets qui excitent des sentiments agréables en nous par leur harmonie secrète avec notre intelligence, d'autres tableaux réveillent un sentiment analogue par leur contraste avec nos facultés morales, par le mouvement qu'ils impriment à la volonté. En parlant de tels objets nous ne disons plus qu'ils sont beaux, mais qu'ils sont sublimes. Il y a de l'intelligence dans les choses belles, il n'y en a pas dans les choses sublimes. Un cygne, un palmier sont beaux; un pic de montagne, un orage, l'Océan sont sublimes. D'où vient le sublime? Il peut venir de deux sources: ou de l'incapacité de l'imagination à saisir la totalité d'un objet très-grand, ou de l'insuffisance de nos forces pour lutter contre les puissances de la nature, comme celles de l'incendie, de l'ouragan, de la cataracte. Dans l'un et l'autre cas cette faiblesse nous ramène au sentiment de notre force véritable.

L'impuissance de l'imagination à embrasser la grandeur extérieure suggère la pensée de l'infini véritable que conçoit la seule raison.

Notre impuissance physique à lutter contre la force physique réveille en nous le sentiment de la force morale, le sentiment de la liberté 42. Le sublime jaillit des contrastes qui ébranlent en nous les puissances supérieures, la raison et la liberté. Il y a toujours dans le sentiment du sublime quelque chose de religieux.

Note 42: (retour) Comparez le célèbre morceau de Pascal sur les trois ordres de grandeur.

On voit par cette analyse du beau et du sublime, que le premier repose sur une qualité confusément aperçue dans les choses elles-mêmes, tandis que le sublime est tout entier en nous. C'est donc le privilège du beau de révéler ou plutôt de faire pressentir l'intelligence dans la nature; mais en y faisant entrevoir l'intelligence, elle laisse soupçonner quelque chose qui ressemble à la liberté, quelque chose d'analogue à notre nature morale. Il y a donc dans le sentiment du beau une parenté plus ou moins éloignée avec le sentiment moral.

La Nature semble se rapprocher de nous parce qu'elle nous paraît intelligente; nous la présumons intelligente, sans toutefois la comprendre, par l'attrait sympathique qu'elle exerce sur notre esprit. Mais, Messieurs, cette intelligence de la Nature se manifestera d'une autre manière encore, plus directe, sinon plus claire, lorsque, détournant notre attention des sentiments qu'elle excite en notre cœur, nous l'étudierons en elle-même. Le grand fait de l'organisation nous démontre avec une irrésistible évidence qu'il y a en elle autre chose et mieux qu'un mécanisme aveugle, savoir une force qui poursuit des buts. En effet, les êtres organisés ne sauraient être compris si l'on n'admet pas que chacun d'eux est son but à lui-même. L'existence et la vie de chaque partie sont à la fois la cause et l'effet de la vie totale. La vie totale est donc la cause de ce qui la produit à son tour. Elle est donc la cause idéale, la cause finale ou le but des organes et de l'organisme. Pour étudier les êtres organisés, nous sommes obligés de supposer que tout en eux a un but relatif à la vie totale, et de chercher quel est ce but lorsque nous ne le connaissons pas.

La considération de ces vérités fort élémentaires nous conduit à nous demander si les êtres dont chacun, pris en lui-même, est un but, ne se trouvent pas dans des rapports de but à moyen les uns vis-à-vis des autres, si peut-être même cette loi de finalité ne s'étendrait pas au delà du monde organique où nous la voyons si manifestement appliquée. L'expérience confirme cette conjecture, en partie du moins. Dans la Nature, les individus servent évidemment de moyens à l'espèce, qui est le but, puisque les individus sont organisés de manière à reproduire l'espèce. Les espèces sont pareillement ordonnées les unes vis-à-vis des autres dans un rapport de but à moyen. Ainsi le végétal est un moyen pour l'animal qui le broute. Une fois entrée dans cette voie, la pensée s'élève bientôt à l'idée que toutes choses sont enchaînées par le rapport de but à moyen, comme elles le sont incontestablement, à ses yeux, par le rapport de cause à effet. Il faudrait donc admettre que la Nature entière conspire vers une commune fin. Mais le but final de la Nature ne saurait résider en aucun être particulier de la Nature elle-même. Chacun d'eux est son propre but à la vérité, mais il ne saurait être le but final de tous les autres, car on peut se demander au sujet de chacun d'eux: à quoi sert-il? quel est son but? Il faut chercher cette fin absolue dans un être supérieur à la Nature entière, dans un être dont il ne soit pas permis de chercher le but hors de lui, parce que, possédant une valeur absolue, il est nécessairement son propre but. Mais nous ne connaissons rien qui possède une valeur absolue, sinon la moralité; nul être ne saurait être son propre but dans le sens du but final, sinon l'être moral; par conséquent il faut chercher le but final de la Nature dans le seul être moral que l'expérience nous montre soutenant quelques rapports avec la Nature. Ainsi, Messieurs, vous voyez s'abaisser bientôt les hautes murailles que le criticisme avait élevées, non sans effort, entre la morale et la science. Kant ne se dissimule pas les périls de sa position. Il termine par les mots suivants le développement plein de charme et de profondeur des idées que nous venons d'indiquer: «Les considérations qui précèdent sont naturelles à notre esprit, mais nous nous abuserions en leur attribuant quelque valeur scientifique, puisque la certitude que l'homme est son propre but ne relève pas de la science, mais qu'elle appartient à l'ordre moral et forme proprement un article de foi.»

Il y a donc un terrain commun sur la limite des deux empires. Au lever d'un grand siècle, Kant désignait la Nature et l'Art comme les deux routes qui mènent à la vérité.

L'expérience fournit à Kant cette grande idée de la cause finale qu'il n'a pas découverte dans les lois nécessaires de l'intelligence. C'est pourtant la catégorie de l'intelligence. Nous ne concevons pas l'existence d'un but sans une intelligence qui le pose; nous devons donc reconnaître la présence d'une intelligence dans la Nature, et comme nous savons certainement a priori que tous les phénomènes de la nature se produisent conformément aux lois d'un mécanisme nécessaire, il faut tenir qu'une intelligence dispose ce mécanisme nécessaire de manière à lui faire produire tous ces effets pleins de sagesse, c'est-à-dire à réaliser tous les buts que nous constatons. Ceci nous oblige à considérer le Monde sous un point de vue religieux. Cependant on se tromperait en croyant trouver dans cet ordre de faits une démonstration solide de l'existence de Dieu: quand nous cherchons une telle preuve, c'est un être infini que nous cherchons; or la Nature, qui est finie, ne saurait nous fournir un motif suffisant pour conclure à l'existence d'un être infini; sans rappeler ce que la première Critique nous apprend sur la subjectivité de ce que nous nommons la Nature. Il n'y a donc réellement d'autre preuve de l'existence de Dieu que la preuve morale, et celle-là même n'est pas une preuve, quoique la certitude de la vérité morale soit absolue, et précisément parce qu'elle est absolue, car la croyance à l'existence de Dieu n'ajoute rien à l'autorité du devoir.--D'ailleurs, poursuit Kant, et cette dernière idée mérite toute notre attention, quelle est l'espérance directement associée à la moralité? c'est l'espérance que la moralité n'est pas une chimère, c'est la conviction que le mouvement universel tend à la réalisation d'un ordre moral. Voilà tout! L'existence d'un Dieu personnel est une manière de s'expliquer la réalisation d'un tel ordre, la seule manière peut-être dont nous puissions la concevoir. Mais de ce que Dieu est la seule manière dont notre esprit sache comprendre l'avènement final de l'ordre moral, il ne suit nullement pour nous le droit d'affirmer que ce soit réellement la condition indispensable de cet avènement. Nous n'avons pas le droit de déclarer une chose impossible par cela seul que nous ne la comprenons pas. Nous ne pouvons donc pas dire qu'il soit impossible que, par le simple effet du mécanisme naturel et sans l'intervention d'une Providence, toutes choses convergent vers le triomphe définitif de la vérité morale. En un mot, nous ignorons si la morale ne peut pas être la fin de toutes choses sans que le commencement des choses soit un être moral.

Tout ceci n'est dit qu'en passant, et vraiment je ne crois pas que cette considération ait vivement ébranlé la foi personnelle de Kant à l'existence de Dieu. Cependant, Messieurs, il est impossible de ne pas voir ici une tentative pour concilier, dans les ténèbres, à la faveur de notre ignorance, les données de la raison pure, que Kant incline à croire athée et fataliste, avec les exigences opposées de la raison pratique. Kant ne pouvait pas, sans trop s'écarter de la voie critique, pousser beaucoup cette idée, qui contient le germe de plus d'un système. Le problème que nous venons de soulever avait occupé les philosophes de la Grèce. Avant Socrate déjà les écoles s'étaient partagées sur la question de savoir si le meilleur est au commencement ou à la fin. Les philosophies nées de Kant qui s'efforcèrent de franchir les infranchissables limites posées par le criticisme, ont ce trait commun qu'elles placent le meilleur à la fin. Elles avaient compris que la science véritable doit imiter dans son mouvement le mouvement réel des choses et reproduire l'enchaînement du monde dans l'enchaînement de ses propositions, axiome du cartésianisme qui n'avait pas encore reçu d'application complète et que l'on avait singulièrement oublié. Les successeurs de Kant rajeunirent ce principe de la méthode avec assez d'éclat pour qu'il ne soit plus permis d'en méconnaître l'évidence. Mais la distinction non moins évidente assurément entre le mouvement régressif et le mouvement progressif de la philosophie, ne se présenta pas nettement à leur esprit. Ils voulurent donc donner à leur système tout entier l'ordre de la réalité, ou plutôt leur idéalisme n'admit pas que le développement de l'univers pût suivre une autre loi que leur pensée. Ainsi, comme la pensée s'avance nécessairement des idées les moins parfaites aux plus parfaites, on imagina que le mouvement de la réalité doit aller de même du moins parfait au plus parfait. Dès lors, Messieurs, si nous continuons à appeler du nom de Dieu la perfection existante, il fallait dire que Dieu ne peut exister qu'à la fin, après le Monde et par le Monde; tout au rebours de la pensée commune qui met Dieu au commencement, avant le Monde, et qui fait exister le Monde par lui. Ce point de vue est commun aux trois grandes philosophies allemandes de Fichte, de Schelling et de Hegel, qui du reste diffèrent sensiblement les unes des autres, et par leur marche et par leur conception suprême. Ainsi dans ces philosophies le mouvement régressif et le mouvement progressif se confondent; vous apercevez déjà ce que coûte une telle simplification. La pensée dominante se trouve chez Kant; c'est à Kant que l'école spéculative l'a empruntée, comme l'examen du système de Fichte le prouve surabondamment.

La sphère de la troisième Critique est celle où les deux directions opposées de l'esprit humain, la raison pure et la raison pratique, se rapprochent et se touchent. Elles se réunissent dans l'idée d'un but absolu des choses, puisque c'est en réfléchissant aux données de l'expérience dans un intérêt tout spéculatif que nous sommes conduits nécessairement à appliquer à la Nature l'idée de but, qui n'est pas moins essentielle à la sphère de l'activité morale. Une fois l'enchaînement de but à moyen bien constaté dans la Nature, nous devons nous poser la question de savoir si la Nature entière n'a pas un seul et même but, mais nous ne saurions lui en assigner aucun sans faire intervenir l'idée morale. Le bien moral possédant seul une valeur absolue et pleinement évidente, peut seul être conçu comme but universel. Tels sont les résultats obtenus. Mais pour concilier véritablement, par cette idée d'un but moral universel, les exigences opposées de la raison pure et de la raison pratique, il faut que chacune d'elles se soumette à la Critique et rabatte un peu de ses prétentions.

La raison pure veut que toute chose et tout changement aient leur raison d'être dans une cause antécédente; elle enchaîne tout par un lien de nécessité. Son principe serait une activité déterminée; son système le fatalisme.

La raison pratique interrogée seule conduirait naturellement, ainsi qu'on l'a vu, à l'idée d'un Dieu personnel. Son principe serait la liberté divine; son système, le libre arbitre dans ce monde, la rétribution dans un autre, par la volonté de Dieu.

Kant maintient en général l'opposition des deux sphères, et grâce à la manière dont il a conçu le problème du criticisme, il échappe à l'obligation de choisir absolument entre les solutions. Il dit en substance: Dans l'appréciation des phénomènes de la Nature, il est raisonnable de vous diriger comme un partisan de la nécessité universelle. Dans la pratique de la vie, vous devez vous conduire comme si vous croyiez à l'existence d'un Dieu rémunérateur. Qu'en est-il au fond? Le philosophe refuse de se prononcer, car le pour et le contre se balancent. D'un côté la subjectivité du temps et de l'espace permettent de concilier la liberté essentielle de l'être moral avec la nécessité des phénomènes. D'ailleurs, en cas de conflit, la supériorité appartiendrait à la raison pratique, attendu que la fin suprême de la vie et de la pensée se trouve dans l'excellence pratique, dans la vertu. D'autre part, l'idée de Dieu n'est pas le fondement de la vérité pratique, elle n'en forme pas un élément indispensable; l'athée et le dévot se sentent également obligés par la loi du devoir. Ainsi les plateaux restent en équilibre.

Mais dans la Critique du jugement, Kant, allant au delà de ses propres principes, cherche la conciliation positive des deux points de vue dans l'idée d'un mécanisme qui, par le seul effet de ses lois nécessaires, amènerait la pleine réalisation du bien moral. Quelque obscure que soit cette idée, quelque peu d'importance que son auteur semble lui accorder, elle reçoit un haut intérêt de la place qu'elle occupe dans le système. C'est la seule voie ouverte à la métaphysique, si l'esprit humain veut se replonger dans cet abîme où Kant désespérait pour son compte de rencontrer la vérité.

Vous le voyez: les trois Critiques de Kant sont trois fragments de régression philosophique, partant chacun d'un commencement indépendant et que l'auteur n'a pas réunis dans une synthèse complète, quoiqu'on en trouve le germe chez lui.

Elles contiennent la liste des vérités a priori qui dirigent nos diverses facultés dans la régression philosophique et nous montrent à quelles conclusions on arrive sur le principe universel en partant de ces vérités.

La Critique de la raison pure nous donne d'abord les formes subjectives de l'intuition ou de la perception, le temps et l'espace, puis les lois de l'entendement, subjectives aussi dans la pratique, par la nécessité de concevoir leur application dans le temps. Voilà le côté formel et subjectif. Quant au fond, l'analyse de la raison pure, considérée sous le point de vue de ce qu'elle nous enseigne relativement à l'objet, donne pour résultat le noumenon ou la chose en soi, c'est-à-dire l'être absolument indéterminé: L'être est; il y a au fond de nos représentations autre chose que la représentation. La Critique de la raison pure ne nous en dit pas davantage.

La Critique du jugement nous fournit l'idée de but, notion importante à joindre à la table des catégories. Les catégories de l'entendement sont les catégories de la nécessité, le but est la catégorie de la liberté.--Quant à l'objet, la Critique du jugement nous suggère l'idée d'une intelligence agissant dans le monde ou d'une nature intelligente. Elle nous conduit à penser que le noumenon, l'être objectif, est probablement un être spirituel. Je dis, Messieurs, qu'elle fait naître en nous cette opinion, mais elle n'en garantit point la vérité positive, car le monde dont l'étude nous l'inspire, le monde auquel s'applique la faculté désignée ici sous le nom de jugement, n'est, après tout, que le monde de nos représentations.

Enfin, la Critique de la raison pratique nous apporte l'idée du devoir, la certitude de notre liberté et la foi à l'existence d'un ordre de choses, quel qu'il soit, qui nous garantit la réalisation des buts dont le devoir nous commande la poursuite. Elle nous fait comprendre que le vrai moi, le moi objectif ou l'être intelligible (noumenon) qui est au fond de notre activité temporelle, est une volonté pure et absolue. Cette vue sur le monde objectif n'est que partielle, mais c'est la plus claire, la plus élevée et la plus certaine que nous puissions obtenir.

La Critique de la raison pure se résume dans une idée négative. Elle établit la subjectivité ou, ce qui revient au même, l'insuffisance des catégories de l'entendement telles que nous les appliquons aux choses étendues et temporelles: Autres sont les lois de la pensée dans le domaine du fini, autres lorsqu'il s'agit de l'infini et de l'absolu que poursuit la philosophie. De tout l'appareil de la Critique, voilà proprement ce qui est resté dans les esprits pour lesquels la Critique de Kant n'est pas chose non avenue.

Le livre de la Raison pratique attire surtout l'attention par son résultat positif: l'autonomie de l'idée morale, l'élévation, presque involontaire, de la certitude morale au rang d'un critère de la vérité métaphysique; d'où résulte pour les penseurs à venir, moins résignés que leur maître à ne plus chercher ce que l'humanité voudrait savoir, la nécessité d'organiser le travail de la pensée de telle façon que les résultats répondent aux besoins de la conscience morale. Tels sont, Messieurs, les deux points les plus saillants de cette régression philosophique commencée avec profondeur, poursuivie avec le soin le plus attentif, mais qui s'est arrêtée assez loin du but.

Dans ces deux points il y a deux systèmes, deux sciences:

La philosophie allemande a tiré la conséquence de la Critique de la raison pure, dans le sens plus ou moins distinctement marqué par la Critique du jugement. Armée de nouvelles catégories et d'une dialectique nouvelle, elle a poursuivi l'idée d'une Nécessité intelligente qui domine dans ce dernier ouvrage, en la dégageant peu à peu du rapport avec l'idée morale qui en fait chez Kant la grandeur et l'obscurité.

Il appartient à la philosophie contemporaine de féconder la meilleure moitié du kantisme, en construisant cette philosophie, dont Kant a donné le principe et le critère dans la Critique de la raison pratique.



ONZIÈME LEÇON.

Fichte. Antipode de Spinosa, il achève le système de Leibnitz. Pour lui, la substance est le sujet pur, le moi. Il arrive donc à la liberté, mais en sacrifiant l'unité. Son système ne lui fournit aucun moyen d'expliquer le monde extérieur.--M. de Schelling, approfondissant le système de Fichte, part d'un moi générique, antérieur à l'acte de réflexion, et retrouve ainsi l'unité substantielle. Le primitif sujet se réalise comme objet, tout en conservant la subjectivité; ainsi la dualité sort de l'unité. Le mouvement universel des choses consiste dans le retour graduel de l'objet à la subjectivité, c'est-à-dire dans la réalisation de l'esprit. Cette réalisation est nécessaire. Panthéisme du progrès.--Hegel cherche à s'expliquer la prépondérance croissante de l'idéal par le réel, qui proprement n'est pour M. de Schelling qu'une hypothèse destinée à rendre raison de l'expérience. Il l'explique par l'idéalisme absolu. Le procès universel est la réalisation de l'idée, parce que l'idée est la substance universelle. Cet idéalisme insaisissable comporte les interprétations les plus différentes; l'unité du système se trouve dans sa méthode. Le point de départ de Hegel est l'identité de l'être dans la pensée et de l'être réel; le terme est l'idée de l'être telle qu'elle doit être conçue pour qu'il soit possible à l'esprit d'en affirmer la réalité sans se contredire lui-même. Ce terme, c'est-à-dire l'absolu tel que Hegel le conçoit, est la pure forme de l'intelligence.


Messieurs,

Au commencement de ce cours 43, en exposant les conclusions auxquelles la philosophie moderne est arrivée sur le problème de la connaissance, nous avons déjà indiqué la manière dont l'idéalisme subjectif de Fichte se dégage des principes posés par Kant dans la Critique de la raison pure. Je ne reviendrai pas sur ce point, qui n'offre pas de difficultés. Il est évident que la chose en soi de Kant est une hypothèse imaginée pour expliquer la sensation, un produit de l'intelligence, une représentation du moi, lequel est absolument circonscrit dans la sphère de ses représentations. Axiome ou théorème, ce paradoxe souvent mal compris est l'idée la plus connue du système de Fichte. Mais Fichte ne relève pas de Kant seulement, il relève aussi de Leibnitz; Fichte résume dans l'unité de sa pensée le point de vue de Leibnitz et celui de Kant; c'est un Leibnitz transformé par le criticisme, et comme il renouvelle Leibnitz, il ramène aussi Spinosa: c'est par là surtout qu'il nous intéresse.

Note 43: (retour) Leçon III, page 44.

Vous avez vu, Messieurs, l'objet propre de la métaphysique se déterminer, dans le cartésianisme, par la distinction entre le commencement subjectif de la philosophie, c'est-à-dire la première vérité connue, et le commencement objectif, ou la première vérité en soi. Descartes indique cette distinction plutôt qu'il ne l'accomplit, parce que son génie impatient, anticipant sur les résultats de la méthode, enrichit la première vérité de déterminations justes peut-être, mais non justifiées. La première vérité, le commencement qu'il importe de saisir avec une parfaite netteté pour s'expliquer le mouvement général de la pensée, n'est autre chose que ce que nous pouvons affirmer immédiatement touchant le principe de l'existence. Ce que l'esprit a le droit d'affirmer immédiatement, Messieurs, c'est ce qu'il est contraint d'affirmer, ce dont il ne peut absolument pas abstraire. Tel est le point de départ de la spéculation, c'est l'être indéterminé, l'être qui peut tout devenir et qui n'est rien encore, l'être qui n'est que puissance d'être. Je vous ai dit que Spinosa a saisi fugitivement cet antécédent obligé de toute pensée, et qu'on trouve la trace de cette intuition dans la manière dont il définit la substance; mais j'ai ajouté que Spinosa ne s'y est point arrêté, de sorte que le commencement effectif de sa philosophie n'est pas la puissance d'être, mais l'être existant, l'être fixé. Ainsi le mot de causa sui n'a pas chez lui de sens positif, inhérent à la substance; il n'exprime rien de vivant, rien de spéculatif, mais seulement une circonstance extérieure, indifférente pour ainsi dire à l'essence même de l'être, savoir qu'il n'a pas de cause hors de lui. De là résulte pour Spinosa l'impossibilité d'atteindre l'existence finie. La substance de Spinosa n'est qu'objet sans subjectivité, existence sans puissance, c'est pourquoi elle demeure l'illimité, l'infini excluant le fini.

Leibnitz, disions-nous encore, rend à l'Être la puissance et la subjectivité. Puisqu'il existe quelque chose, pense-t-il, il y a un Être qui existe par lui-même, par son propre fait; dès lors, pour cet Être, qui est la substance de tout, et par conséquent pour la substance en général, être est un fait, être est une activité. Il existe, lui, parce qu'il se réalise, mais, tout en se réalisant, il retient en lui-même le principe de cette réalisation, la possibilité de toute réalisation, la puissance. En affirmant il se réfléchit, en se déployant il se concentre. L'affirmation de soi-même, qui fait le fond de toute existence, est donc une affirmation réfléchie. La forme essentielle de l'être est la réflexion sur soi-même, c'est une activité intérieure, et pour tout exprimer en un mot, c'est l'intelligence. Dans le fond, ou plutôt dans la forme, qui est le véritable fond, toute substance est intelligence; d'où résulte immédiatement la pluralité indéfinie des substances, car l'expansion et la concentration ne peuvent coïncider que dans la division. Il n'y a pas de réflexion sans dualité et partant sans le nombre. La substance, en se réalisant, se différencie, et cette différenciation va à l'infini. L'unité n'est donc plus qu'en puissance ou, ce qui revient au même, l'unité n'est qu'idéale. L'unité ne se trouve que dans la loi selon laquelle l'existence se réalise, ou dans l'harmonie; mais, dans l'existence proprement dite, il n'y a que pluralité.

Tel serait, selon nous, le système de Leibnitz ramené à sa forme spéculative; mais, en le ramenant à cette forme spéculative, nous l'avons transformé. Ce n'est plus le système de Leibnitz, c'est le système de Fichte dépouillé de ce qu'il a lui-même d'accidentel, je veux dire de son alliage avec le point de vue critique ou subjectif; et le système de Fichte, dégagé de cette apparence de subjectivité, est presque celui de Hegel. Fichte est la vérité de Leibnitz. Fichte réalise dans sa philosophie l'idée de subjectivité de l'être, qui commence à percer chez Leibnitz. La substance de Spinosa est l'objet pur, l'Être qui n'est qu'être; la substance de Fichte est le sujet pur, la pure activité; sa doctrine se résume dans cette maxime expressive: «Le philosophe n'a plus d'œil pour l'être, il ne voit partout que loi.» Ainsi Fichte et Spinosa sont deux antipodes.

Leibnitz avait fait un pas vers l'idée de la liberté en concevant la substance comme active, tandis qu'il n'y a proprement aucune activité chez Spinosa. Tout est déterminé par une nécessité logique; dès lors tout doit être immobile, car ce qui est appelé à se réaliser a eu, dès l'éternité, une éternité pour le faire. La nécessité pure et parfaite revient à l'immobilité, comme la plénitude et la perfection de l'activité ne se trouvent que dans la liberté. Mais l'activité telle que Leibnitz l'attribue à la substance est encore purement nécessaire, précisément parce que ce n'est pas l'activité véritable. Leibnitz n'a compris philosophiquement que l'activité intellectuelle; or la nécessité est en effet un caractère de l'intelligence, parce que l'intelligence n'est que le reflet de l'activité primitive; Leibnitz confond cet acte dérivé et dépendant avec l'acte essentiel et primordial; il reste donc enchaîné dans la nécessité et son point de vue ne conduit pas encore à la morale.

Les travaux de Kant dans cette dernière branche, la supériorité qu'il accordait à l'activité pratique sur la théorie, la tendance de toute sa philosophie, en un mot, exerça une influence décisive sur Fichte, qui ne fut et ne voulut être qu'un disciple de Kant. Aussi Fichte ne se contente pas de l'activité intellectuelle ou de la perception pour la définition de sa substance. Celle-ci n'est plus, comme la monade de Leibnitz, un embryon de moi, mais un moi véritable; elle n'est plus seulement intelligente, elle est active au sens propre du mot, elle se manifeste au dehors par l'action. C'est même cette activité proprement dite, cette activité morale du moi, qui oblige Fichte à reconnaître une pluralité de moi et par suite un monde extérieur, une Nature, à l'aide de laquelle ces moi entrent en rapport les uns avec les autres et deviennent réellement capables d'agir. La théorie de la connaissance détruit toute objectivité dans la pensée de Fichte, la théorie de l'activité morale reconstruit le monde objectif, non pas seulement le monde spirituel, l'autre Monde, mais le monde d'ici-bas. Ainsi le principe posé par Kant est poussé à ses dernières conséquences.

Fichte est également disciple de Kant sur la question de la liberté; il ne démontre pas la liberté humaine, il en est certain; elle est son point de départ, c'est la vérité dont toutes les autres dépendent et autour de laquelle gravite toute sa philosophie. Dans un sens, Fichte a donc poussé la métaphysique jusqu'au point que nous nous efforçons d'atteindre: il a conçu la Substance, l'être inconditionnel, comme une activité libre, comme une activité morale, comme un moi. Mais, sous un autre point de vue, il n'est écarté du but plus que tous les autres, puisque cet être inconditionnel n'est à ses yeux, du moins dans la première forme de son système, autre chose que son propre moi. Fichte, en effet, ne se détache point de son analyse des conditions du savoir, dont le résultat dernier est qu'il n'existe pour nous que le moi et ses représentations. Tout ce qu'il peut y avoir au delà ne concerne pas la science. Les autres moi ne sont eux-mêmes que des représentations auxquelles j'attribue une valeur objective, parce que leur objectivité est indispensable à la réalisation de mon être moral. Et si, faisant abstraction des subtilités de la méthode, nous cherchons simplement à saisir la conviction personnelle de Fichte sur ce qui fait la réalité du Monde, nous trouvons une pluralité d'activités libres, une pluralité de moi qui doivent travailler ensemble à leur perfectionnement réciproque; mais l'unité substantielle ne se trouve nulle part. L'unité du système, le Dieu du système, si vous voulez, c'est la loi qui régit l'activité des individus, c'est le but moral qu'ils se proposent et qui ne peut être réalisé que par leurs efforts. Vous retrouvez ici cette harmonie de Leibnitz, à laquelle la Critique du jugement semble vouloir se rattacher, en lui prêtant une signification morale; chez Fichte elle n'est plus que morale. Le Dieu de Fichte est l'ordre moral abstrait, sans substance et sans personnalité; ce n'est pas, à coup sûr, l'Être absolument libre que nous cherchons; mais enfin le système de Fichte a puissamment contribué à faire envisager l'activité, l'activité morale, la liberté, comme l'essence même de l'être. Kant s'élève aux vérités métaphysiques ou religieuses en partant de la morale; Fichte fait rentrer absolument la métaphysique dans la morale, en supprimant l'objet de la religion. Ainsi la morale devient pour lui une science absolument indépendante, point de vue que nous avons rencontré tout au commencement de ce cours et que nous avons réfuté, en faisant voir l'impossibilité où il nous laisse d'expliquer le fait de l'obligation. Cette critique s'adressait essentiellement à Fichte. Je me borne à la rappeler, en vous faisant observer le rapport étroit qui unit cette forme de la science au fond même de sa pensée, qui n'est autre chose que l'athéisme; il le faut bien confesser, quoique cette pensée offrît déjà des éléments que l'on pourrait mettre à profit pour s'élever à la philosophie religieuse où nous tendons.

Fichte lui-même ne s'arrêta pas à cette première philosophie.

Indépendamment de son étrangeté aventureuse, le système de Fichte péchait par une grande lacune; je veux dire par l'absence d'une philosophie de la Nature, ou plutôt de toute intelligence de la Nature. Fichte dit bien, en gros, dans son droit naturel, à quoi la Nature est bonne et pourquoi il faut qu'elle nous apparaisse, mais il ne fait nullement comprendre comment se produisent en nous les représentations, évidemment indépendantes de notre volonté, que nous appelons Nature. Cette imperfection du système de Fichte est l'origine de celui de M. de Schelling, qui n'eut d'abord d'autre dessein que de fixer le sens de Fichte, comme celui-ci avait eu d'abord pour seule prétention de préciser et de compléter le criticisme de Kant.

Au moment où la conscience s'éveille, nous nous trouvons au sein d'un Monde absolument déterminé, auquel nous ne pouvons rien changer. Si ce Monde, comme on le prétend, n'existe que par le moi et pour le moi, du moins faut-il reconnaître que le moi l'a produit bien innocemment ou, pour rester dans la gravité du sujet, qu'il l'a produit par une activité représentative involontaire, inconsciente, antérieure au premier réveil de la réflexion, antérieure au moment où le moi dit moi, et qui conserve après ce moment son caractère primitif de nécessité inconsciente. Pour expliquer le monde extérieur dans l'esprit de l'idéalisme et de Fichte, M. de Schelling se trouva donc conduit dès l'entrée à l'étude d'une activité antérieure au moi de la conscience et dont, par la supposition primitive, le monde extérieur et le moi de la conscience doivent être l'un et l'autre des résultats. Si le moi et le non-moi sont les produits simultanés d'un même acte, on comprend qu'ils soient nécessaires l'un pour l'autre; or l'apparente objectivité du Monde n'est autre chose que la nécessité qui nous oblige à l'imaginer tel que nous l'apercevons. Il y a plus; le moi de la conscience est seul individuel. C'est par un retour sur moi-même que je dis moi et que je me distingue de vous. Schelling était donc amené naturellement à se représenter ce moi antérieur à la conscience ou ce principe qui doit devenir le moi, comme un principe universel, comme la source commune de tous les moi. Ce point de vue donnait un moyen d'expliquer comment nous percevons tous le monde extérieur de la même manière, sans sortir de la donnée idéaliste. C'est nous qui avons fait la Nature, suivant cette philosophie, nous l'avons conçue par une activité idéale et son existence n'est qu'idéale; nous l'avons produite en rêvant, mais quand nous dormions ce sommeil magique, nous n'étions pas distincts les uns des autres, nous formions un seul et même être. Ce grand songeur, père et substance de la Nature et de tous les esprits, c'est l'être inconditionnel, l'être absolu du système de M. de Schelling, du moins dans ses premières formes. La modification que M. de Schelling apporta au point de vue de la philosophie précédente, peut s'exprimer d'une manière très-simple et pas trop infidèle en disant que, pour lui, la réalité ne consiste plus dans les individus, mais dans l'espèce. Ainsi Schelling se retrouve en possession d'une substance universelle, et cette substance une n'est que pure activité; c'est une activité représentative comme les monades de Leibnitz; mais l'idée de la représentation ou de la perception est plus approfondie par Schelling qu'elle ne l'avait été par Leibnitz. Le dualisme essentiel à toute perception est mieux compris, le rapport de la production proprement dite à la réflexion mieux analysé. Schelling se replace à l'origine du mouvement de la réalisation de l'être que la spéculation doit reproduire 44. Son point de départ est l'Être qui n'existe pas encore, l'infini qui n'est pas encore réalisé, la subjectivité infinie ou la virtualité infinie. En se réalisant, en s'affirmant, l'infini se détermine, il devient fini, c'est-à-dire inégal à lui-même, le contraire de lui-même. L'infini ne saurait se réaliser qu'à ce prix, car se réaliser c'est se déterminer. Mais comme la virtualité primitive est infinie, elle ne peut pas non plus se perdre, s'absorber dans cette première détermination. Le sujet infini ne se transforme pas en objet ou en existence, non, mais en séparant de lui-même l'objet ou l'existence dont il renfermait la possibilité, il se maintient néanmoins comme sujet, comme puissance, mais comme puissance placée désormais vis-à-vis d'un objet, c'est-à-dire comme l'intelligence de cet objet. Ainsi, en partant d'un seul principe, l'être indéterminé, l'être qui n'est rien encore que la puissance infinie de l'existence, la substance infinie ou le sujet infini, nous arrivons à l'opposition féconde de deux principes: le principe de passivité, d'objectivité, d'existence, le réel; et le principe de l'activité, de la subjectivité, de l'intelligence, l'idéal; et nous retrouvons ainsi les idées de la Grèce.

Note 44: (retour) La spéculation n'est pas autre chose que cette reproduction.

L'Idéal et le Réel, sortant d'une source commune, sont d'abord opposés l'un à l'autre. L'idéal placé hors du réel ne peut se réaliser qu'en pénétrant le réel pour le transformer; le réel, à son tour, ne peut reconquérir l'infinité, qui est sa primitive essence, qu'en s'idéalisant. L'opposition primitive de ces deux éléments rend donc nécessaire un mouvement progressif ou, comme on dit en allemand, un procès, idée qui domine toute la philosophie de Schelling et qui la résume. Ce procès, Messieurs, c'est le Progrès. Ainsi la croyance du XVIIIme siècle, cette religion assez superstitieuse, il faut en convenir, reçoit en Allemagne une consécration spéculative. La philosophie de Schelling, généralement désignée sous le nom de philosophie de l'Identité 45, pourrait s'appeler, avec non moins de justesse, la philosophie du Progrès. Le progrès dont nous parlons consiste proprement en ceci: que la subjectivité absolue, qui ne peut se réaliser immédiatement sans devenir le contraire d'elle-même, se réalise enfin, par une série de gradations successives, comme absolue subjectivité, comme esprit, comme Dieu.

Note 45: (retour) Identité du réel et de l'idéal dans leur principe.

La cosmogonie est en même temps une théogonie; la Nature et l'Histoire marquent les phases de cette genèse éternelle. Le sujet primitif, réalisé d'abord comme Matière, se manifeste dans sa subjectivité vis-à-vis de l'objet sous la forme de Lumière. La pénétration de la matière par la lumière, premier degré de l'intelligence, produit la Matière formée, rendue sensible par ses qualités, qui sont autant d'activités ou de manifestations du principe subjectif identifié à la matière première; mais, en face de cette matière déjà formée et par conséquent déjà spiritualisée en quelque façon, le principe subjectif se relève comme Vie et, pénétrant la matière sensible, donne naissance à l'Organisme, où cette matière sensible n'est plus qu'un attribut et un instrument. En produisant l'organisme achevé, celui de l'homme, le principe idéal s'affranchit de ce nouveau lien, et la vie, jusqu'ici la plus haute forme de la subjectivité, devient à son tour objet pour l'Intelligence. La lacune que présentait l'idéalisme se trouve ainsi comblée, le système de Fichte est corrigé, nous comprenons l'existence de la nature extérieure, idéale dans son principe, mais réelle quant à nous.

Cependant l'impulsion qui a fait naître le système n'est pas encore épuisée, le terme du progrès n'est pas atteint. L'intelligence devient à son tour moyen et matière pour l'Activité libre dans laquelle l'homme se prend lui-même comme objet, en déterminant l'emploi qu'il veut faire de ses facultés. Enfin, par le développement de cette activité libre dans l'Histoire, dans l'Art, dans la Religion, dans la Philosophie, l'homme reconnaît qu'il n'est tout entier qu'un organe, un objet; objet, organe de l'Esprit pur qui est son génie et son intime essence, mais qui, de sa nature, est supérieur à toutes les formes individuelles. Ainsi dans l'histoire, dans l'art, qui vit d'inspiration, dans la religion, dans la philosophie, Dieu se réalise comme Dieu par l'intermédiaire de l'esprit humain. La pure subjectivité, le pur esprit atteint donc la vérité de son être en traversant toutes les formes de l'imperfection.

Dans cette philosophie l'unité du principe substantiel est mieux conservée que chez Leibnitz; elle va même jusqu'au point d'absorber les individus, comme le fait Spinosa, et de ne laisser voir en eux que des ombres passagères. Comme chez Leibnitz et chez Fichte la subjectivité, l'activité demeure l'attribut dominant, la définition de l'être; mais nous ne trouvons pas encore la liberté.

Le système de Schelling repose sur la supposition que le sujet primitif, en devenant objet, ne perd pas nécessairement toute sa subjectivité, toute sa puissance, et que par conséquent la subjectivité ou la puissance est supérieure à toute existence objective quelconque, même à un objet infini, puisque la primitive réalisation de la puissance ne peut être qu'un objet infini, une existence illimitée. Ainsi toute existence, même illimitée, est finie au regard du véritable infini. Il y a contradiction entre les deux idées d'objet et d'infinité. La philosophie de M. de Schelling fait ressortir cette contradiction; c'est ainsi qu'elle explique la présence d'un principe idéal en face du principe réel, qu'elle concilie le dualisme de l'expérience avec l'unité qu'exige la raison, et qu'elle rend compte du progrès. Après avoir déposé le réel ou la matière, le principe idéal veut encore se manifester dans son infinité; mais il ne peut pas le faire si le réel reste en dehors de lui; il cherche donc à pénétrer le réel, à le subjuguer, à l'idéaliser. De là résulte le progrès universel, qui n'est autre chose que la série des victoires du principe idéal sur le principe réel, jusqu'à la réalisation de l'esprit absolu. Ainsi le progrès, tel que le conçoit cette philosophie, est un progrès nécessaire. La liberté n'apparaît qu'un instant, pour être aussitôt niée. En effet, si la subjectivité infinie ou l'activité infinie doit être réalisée dans sa vérité, elle ne peut y parvenir qu'en traversant toutes les phases du procès que reproduit la philosophie. La liberté du premier principe est donc absolument conditionnelle. Il restera dans la puissance et rien n'existera, ou bien le procès se déroulera de la manière dont M. de Schelling l'a conçu. Je vous rends attentifs à la restriction considérable que l'idée de la liberté subit dès sa première apparition, parce qu'il ne me semble pas que M. de Schelling ait jamais réussi à l'en affranchir.

Mais, Messieurs, dans la première phase de sa philosophie, cette liberté conditionnelle elle-même n'est pas l'objet d'une affirmation positive; on l'entrevoit comme une possibilité; la pensée ne s'y arrête pas, ou plutôt elle la repousse. Il est de la nature du principe absolu de se réaliser. Ainsi l'acte par lequel il sort de la virtualité et se manifeste dans une forme inadéquate à son essence, le commencement du procès, la première Création, si vous voulez, est bien libre dans ce sens qu'il est une véritable action: le sujet primitif crée par son activité spontanée. Mais cette création, c'est sa propre réalisation, sa propre vie. Vivre, en effet, qu'est-ce autre chose, sinon traduire en existence ce qui est virtuellement, en puissance? La Création est donc la vie du sujet infini. S'il ne crée pas, il ne vit pas. Il est donc dans sa nature de créer, et même en choisissant l'interprétation la plus favorable au point de vue que nous nous efforçons d'atteindre, l'on ne peut pas dire qu'il soit plus libre de ne pas entrer dans l'évolution créatrice qu'un homme n'est libre de ne pas faire une chose d'où dépend l'accomplissement de tous ses vœux, quand elle ne présente aucun inconvénient de quelque espèce que ce soit. En effet, l'accomplissement de tous les vœux d'un être capable de désir, est de réaliser sa nature. Et cette comparaison reste insuffisante, car la volonté libre est déjà réalisée; elle est concrète, elle est satisfaite dans la mesure où elle est vraiment libre, tandis que le principe de Schelling est une puissance abstraite. La puissance tend d'elle-même à passer à l'acte. Ainsi le principe de Schelling est un principe spontané; ce n'est pas encore un principe libre. Le procès est nécessaire, par conséquent le Monde est nécessaire, et si le Monde est nécessaire, il est nécessairement tel qu'il est, d'où suit qu'il n'y a de liberté nulle part. Cette philosophie serait bien nommée le panthéisme du progrès.

Pour en apprécier la valeur logique, il faut se demander sur quoi se fonde la possibilité de la création ou du procès tel qu'il est conçu par elle. Comment se fait-il, demanderons-nous donc, que le sujet primitif, qui d'abord produit le contraire de lui-même, arrive pourtant en définitive à se réaliser en tant que sujet, en tant qu'esprit? Cela résulte, dira-t-on, de la prépondérance de la subjectivité sur l'objectivité.--Mais d'où vient cette prépondérance? Est-elle rigoureusement fondée sur une nécessité de la pensée? Voilà la question. À cette question M. de Schelling répondrait hardiment: «Non. Il n'y a pas a priori de nécessité absolue à reconnaître la prépondérance de la subjectivité sur l'objectivité. On pourrait concevoir que le sujet, dans sa réalisation éternelle, devint objet et rien qu'objet, que rien ne fût par conséquent, sinon l'existence illimitée, uniforme, aveugle. Cela n'est pas absurde; mais si l'on s'en tient là, l'on se condamne à ne rien comprendre. On demeure arrêté devant la porte qui ferme éternellement au spinosisme l'intelligence de la vie. La prépondérance de la subjectivité que nous avons imaginée, Leibnitz et moi, c'est la vie ou, si vous voulez, c'est une hypothèse que nous a suggérée la nécessité d'expliquer la vie. Le progrès est une idée empirique, le progrès est le résumé de l'expérience; et le triomphe de l'esprit sur la matière, la prépondérance du sujet sur l'objet n'est autre chose que le progrès. J'ai reconnu le fait du progrès, et j'ai cherché à formuler l'idée du premier principe de telle façon qu'elle en permît l'intelligence.»

Voilà ce que répondrait M. de Schelling, ou plutôt voilà ce qu'il déclare effectivement aujourd'hui, et je ne doute pas qu'il ne présente avec une fidélité très-judicieuse la véritable origine de sa philosophie; mais, au moment où son génie la conçut, il ne se rendait pas un compte aussi net de la nature de son inspiration et ne l'avouait pas avec autant de franchise. On développerait donc le système primitif de M. de Schelling d'une manière assez conforme à l'esprit qui l'a dicté, en cherchant à démontrer la nécessité a priori de la prépondérance croissante de l'élément subjectif sur l'élément objectif, qui est proprement son principe. Pour fortifier le système il faut l'approfondir, au risque de le transformer en l'approfondissant. Ce fut la tâche du plus illustre disciple de M. de Schelling, Hegel, auteur d'une philosophie qui, pendant quelques années, éclipsa presque entièrement celle de son maître.

Le changement apporté par Hegel à la philosophie de l'Identité consiste uniquement en ceci, qu'il en approfondit mieux la base ou, en d'autres termes, qu'il la ramena plus près de son point de départ, je veux dire des recherches de Kant et de Fichte sur la nature de la connaissance et du résultat métaphysique de ces recherches. Ce résultat, Messieurs, nous le connaissons; c'est le système de l'harmonie préétablie conçu dans sa nécessité. La pensée forme une totalité impénétrable; il n'existe aucun point de contact entre elle et les choses, mais son activité régulière correspond à la réalité des choses. Du même coup Hegel s'efforça de saisir le pourquoi du rapport entre la pensée et l'objet, c'est-à-dire le pourquoi de la science, et le pourquoi de la loi qui régit l'objet, c'est-à-dire le pourquoi du Monde, ou le pourquoi du progrès, qui est selon Schelling l'explication, selon lui l'énigme du Monde. Ainsi le problème de la connaissance et celui de la nature des choses n'en forment qu'un seul à ses yeux. Ce problème universel, vous savez comment Hegel le résout. Si la pensée, dit-il, lorsqu'elle se développe régulièrement, correspond parfaitement à la réalité, c'est que ce que vous appelez réalité n'est autre chose, au fond, que la pensée elle-même. La distinction entre la chose existante et la chose pensée n'a de fondement que dans une nécessité subjective de la pensée elle-même. Il n'y a de réalité dans les choses que celle qu'y met la pensée. Hegel dit: celle qu'y met la pensée, et non pas: ce que nous y mettons par notre pensée; et cette distinction est essentielle, car le moi lui-même, la particularité des différents individus n'est, elle non plus, qu'un phénomène produit par le développement de la pensée absolue, qui est l'essence de tout. Mais cette pensée, Messieurs, n'est pas la pensée d'un sujet absolu, d'une intelligence suprême qui crée les choses en se les représentant; elle n'a pas une intelligence pour antécédent, elle est elle-même la substance universelle et le principe.

Que si vous me demandez comment j'entends la chose, je ne vous répondrai pas; je ne l'entends pas du tout et je ne crois pas que personne l'ait jamais entendue. On ne peut comprendre le point de vue de Hegel qu'en le complétant, c'est-à-dire en le changeant, et quand on a cherché à le saisir dans son résultat définitif, comme l'expression d'une croyance, on est arrivé à des résultats très-différents les uns des autres, ce qui a fait naître au sein de l'école hegelienne de profondes divergences sur le sens du maître. En réalité les expressions de Hegel sont constamment équivoques sur les questions décisives pour la conscience et pour l'humanité.

Ce n'est pas dans les solutions qu'il faut chercher le trait distinctif du système de Hegel et l'unité de son école; c'est dans la méthode. Mais enfin, Messieurs, toute vague, toute insaisissable qu'elle soit, la doctrine que le fond des choses est idéal, que la pensée est la substance universelle ou que le vrai nom de l'être est la pensée, donnait au système de Schelling la base dont il a besoin.

L'existence objective est une forme de l'Idée. Le principe de l'être, l'être encore indéterminé, le sujet primitif qui doit se réaliser est, dans son essence, idéal. Le principe que la pensée est obligée de concevoir au commencement de toutes choses est absolument réel, et cependant il n'est que pensée. En un mot, le principe idéal est le vrai, le réel n'est qu'une apparence; tel est, dans sa plus grande généralité, le point de vue hegelien; dans cette généralité même il fait assez comprendre pourquoi la vie du monde, c'est-à-dire le mouvement qui tend à manifester ce qui est véritablement au fond des choses est, comme le veut M. de Schelling, un triomphe perpétuel de l'idéal sur le réel.

Au fond, Messieurs, il n'y a rien de nouveau dans cette doctrine, rien qui ne fût déjà dans celle de Schelling, sans que peut-être il s'en rendît parfaitement compte. (Cette prémisse idéaliste est l'attache qui lie M. de Schelling à son prédécesseur). Le système de Hegel n'est autre chose que le système primitif de Schelling élevé à la conscience de lui-même; ce progrès de la réflexion en fait l'originalité. Du reste, il ne tend pas à faire paraître le système plus riche, mais plus pauvre. Dans toutes les phases de sa pensée et jusqu'à la dernière, M. de Schelling a toujours cru posséder plus qu'il n'avait; disons mieux, Messieurs, il a toujours possédé, compris, voulu plus qu'il n'a prouvé. Son intime pensée est plus haute que sa formule. En précisant celle-ci pour élaguer tout ce qui la déborde, on rejette précisément le meilleur.

Je dis, Messieurs, que l'idéalisme est resté au fond du système de l'identité, malgré ses louables efforts pour surmonter l'idéalisme. J'essayerai de le prouver, en vous priant de pardonner ce qu'une telle discussion pourra présenter d'étrange et de difficile. Cette discussion n'est autre chose que l'exposition du principe hegelien:

L'Être en puissance, encore indéterminé quant à son être, la puissance qui peut devenir existence ou, pour parler la langue de cette philosophie, l'indifférence primitive du sujet et de l'objet, premier principe de M. de Schelling, n'existait que dans la pensée de M. de Schelling, car ce n'est pas une chose d'expérience; or rien ne saurait être pour nous sinon dans la pensée ou dans l'expérience. L'antécédent absolu de tout développement et de toute réalité n'existant donc que dans la pensée, n'était, à proprement parler, qu'une pensée, la première des pensées, l'antécédent pour la pensée. Mais, quoiqu'il ne soit à proprement parler que cela, M. de Schelling ne l'entendait pas ainsi; il prenait la puissance primitive dans le sens d'une puissance universelle, mais réelle, et non pas dans le sens d'une abstraction métaphysique. Quand il parlait de l'Être, soit de l'être existant, soit de l'être en puissance, quoiqu'il ne possédât réellement que l'idée abstraite d'être, il voulait parler de l'être réel, de l'être substantiel, ou pris comme substantif, de ce qui est. Sa pensée était: l'Être premier, ens primum, ce qui est à la base de toute expérience, c'est une puissance infinie; en d'autres termes, un infini réel indifférent à l'existence 46 ou à la négation de l'existence, à la subjectivité ou à l'objectivité, parce qu'il reste au fond le même, soit qu'il se manifeste comme existence objective, soit qu'il reste en puissance. Voilà le sens que M. de Schelling attache à sa thèse. Mais sur quoi repose cette assertion? pourquoi M. de Schelling affirme-t-il que ce qui est à la base de toute réalité est la pure puissance? Cette opinion n'est-elle pas simplement une hypothèse à l'aide de laquelle il espère donner une explication a priori de l'ensemble des phénomènes?--Oui, dans le fond c'est bien cela. Cependant cette hypothèse n'est pas arbitraire; elle repose sur un fondement logique, et ce fondement logique, Messieurs, c'est que la pure puissance est la première des idées abstraites, la première des catégories.

Note 46: (retour) Existence signifie existence extérieure, ex-stare.

À première vue il semble que M. de Schelling n'ait pas le droit de parler de l'être dans le sens de ce qui est, du τo ον, de l'être comme substantif, mais seulement de l'être dans le sens de catégorie ou d'attribut, du τo ειναι. En effet, nous ne sommes pas sûrs de connaître, par la pure pensée, le ον, l'être réel, mais bien le ειναι, car le ειναι , c'est-à-dire le fait, la qualité d'être, n'est que pensée. Nous ne savons pas ce qui est sans l'avoir appris, mais nous ne pouvons pas ignorer ce que c'est qu'être. Pour maintenir la philosophie dans la sphère de la pure pensée ou de la pure déduction a priori, il fallait donc identifier ον et ειναι, c'est-à-dire l'être réel, ce qui est, avec l'être dans la pensée, l'être comme attribut, ce que c'est qu'être. Eh bien, Messieurs, cette identification est le fond même de l'idéalisme; c'est, à le bien prendre, le fond de tout rationalisme; c'est le point capital de la philosophie de Hegel.

Schelling entendait par l'Être plus que la qualité abstraite d'être, et cependant sa propre méthode n'était rigoureuse que si l'être dont il parle était pris dans le sens de cette qualité abstraite. Hegel voulait rendre la méthode rigoureuse et, à cet effet, il réduisit l'être dont la métaphysique parle en débutant, à ne signifier que la qualité abstraite d'être, le fait d'être; mais, comme il voulait en même temps que sa philosophie fût objective, il établit en axiome: Ce qui est, c'est le fait d'être; l'Être réel contient précisément ce qui est compris dans notre pensée lorsque nous prononçons le mot être. C'est un paradoxe effroyable; mais une fois ce paradoxe constaté et compris, autant que la chose est possible, on a la clef de toute la philosophie de Hegel, et l'on s'y meut avec liberté. Ce paradoxe: L'être réel n'est autre chose que ce que nous pensons quand nous comprenons le sens du verbe être, il est impliqué, je le répète, dans tout rationalisme conséquent. Hegel se croyait autorisé à l'avancer par la théorie de la connaissance que je vous ai résumée, et dont le résultat véritable, c'est qu'il n'y a d'objet pour nous que dans notre pensée. Hegel a développé la même théorie, conformément aux besoins de son système, dans son livre de la Phénoménologie de l'esprit. Il n'est pas impossible d'admettre ce résultat de l'analyse et de l'entendre autrement que Hegel; mais l'interprétation de Hegel était logiquement trop naturelle pour ne pas se faire jour: Comme rien n'est pour nous que ce que nous pensons, l'être est tel que nous le pensons. L'être universel, τo oντως o, c'est ce que nous entendons par être, car ce que la pensée voit dans les choses constitue l'intimité de leur substance.

Cependant, Messieurs, j'exagère à dessein le paradoxe pour fixer votre attention, et si je m'arrêtais ici on pourrait m'accuser d'avoir exposé comme le principe de l'idéalisme moderne le vieux principe du grec Parménide. C'est, en effet, sur l'identification de l'être objectif et de la notion abstraite d'être que se fondent ces vers fameux:

Note 47: Écoute donc attentivement ce que je te dis; quelles sont les seules voies de l'investigation qui restent à connaître? celle-ci, que tout est, et que le non-être est impossible; tel est le chemin de la certitude, car la vérité s'y trouve. Mais celle-ci: Quelque chose n'est pas, le non-être est nécessaire, je te la signale comme la voie de l'erreur qu'il ne faut pas suivre; car le non-être ne peut être ni connu, ni saisi; personne n'a pu dire ce qu'il est.

Le système de Hegel n'est pas le même, assurément, que l'éléatisme, mais il se développe en partant de la même donnée. Nous en avons formulé le premier axiome en disant: Ce qui est, c'est la qualité d'être. Pour être juste, il faut compléter la pensée comme suit: Ce qui est, c'est la qualité d'être, et toutes les autres qualités qu'une bonne logique montre impliquées dans celle d'être, c'est-à-dire dont une bonne logique fait voir qu'elles doivent nécessairement s'ajouter à la qualité d'être pour que l'affirmation de celle-ci soit possible et ne renferme pas de contradiction. La véritable définition de ce qui est sera donc le résultat de toute la logique. Vous voyez que, dans le système de Hegel, la logique se confond avec la métaphysique et presque avec la théologie spéculative. Hegel veut détruire l'opposition que la logique ordinaire établit entre la substance et l'attribut. La logique ordinaire représente les attributs comme rattachés à je ne sais quel noyau opaque absolument inconnu, qu'elle appelle l'être ou la substance. D'après Hegel, ce point de vue, dont il est bien difficile à notre esprit de s'affranchir, n'est pourtant qu'une erreur. Le noyau opaque est une illusion: tout est transparent, la substance concrète n'est autre chose que la somme de toutes les qualités dans la nécessité logique de leur enchaînement. Mais, Messieurs, l'ensemble des qualités d'un être s'exprime par la définition de cet être. L'ensemble des qualités d'un être telles que nous les concevons, en forme l'idée, le concept.

Hegel pense donc que l'être réel consiste dans l'ensemble des qualités que sa définition renferme. L'être réel est le concept. L'être absolu est l'ensemble des qualités qu'il faut nécessairement concevoir pour concevoir l'être existant par lui-même, le concept absolu ou l'Idée. Ainsi l'absolu c'est l'Idée. Ce qui est, ce n'est donc pas simplement la qualité abstraite d'être, mais cette qualité abstraite est la base, la première qualité de l'Être parfait, qui est l'Idée. La logique se compose d'une série de définitions de l'absolu ou de définitions de Dieu, qui se réfutent les unes les autres. Ainsi la logique résume dans le mouvement d'une seule intelligence toute l'histoire de la philosophie car la succession des systèmes revient à la succession de ces définitions. Et ce développement historique et logique à la fois de la pensée humaine, reproduit fidèlement l'éternel développement de l'objet que la pensée humaine s'efforce d'embrasser. Considérée en elle-même, la logique est la vie de Dieu. L'absolu est donc l'être, le fait d'être; mais l'être absolument indéterminé n'est rien; l'absolu n'est donc rien, bien qu'il soit; mais l'être et le néant se concilient dans le devenir, car ce qui devient, à prendre le mot au sens absolu, n'est pas, puisqu'il devient seulement, et cependant l'on ne peut pas non plus lui refuser toute existence: l'absolu est donc le devenir. La contradiction se manifestant dans l'idée abstraite de devenir, comme elle s'est produite dans l'idée abstraite d'être, conduit à de nouvelles déterminations, et ainsi de suite jusqu'à la fin de la logique. En voici, Messieurs, le résultat définitif, dans une forme imparfaite peut-être, mais saisissable: «L'absolu est l'activité infinie qui se particularise incessamment dans des formes finies, pour manifester par là son infinité en détruisant ces formes passagères et en se comprenant elle-même par cette destruction comme la réalité de toutes, comme l'activité infinie, qui les produit et les engloutit tour à tour.»

Telle est la seule manière dont il soit possible, selon Hegel, de concevoir l'Être existant par lui-même. Toutes les définitions précédentes, considérées comme exprimant l'absolu, impliquent des contradictions qui obligent l'esprit à les compléter en les transformant. Mais il est aisé de reconnaître que la formule à laquelle nous nous sommes arrêtés, définit ou décrit le procédé de l'intelligence. L'absolu est donc conçu par Hegel comme intelligence ou plutôt comme la forme pure de l'intelligence, car qui dit intelligence dit sujet, substance, dans le sens dont Hegel ne veut plus entendre parler. L'absolu n'est pas une essence qui se particularise, mais l'acte même de la particularisation et du retour à l'identité. Vous reconnaissez le disciple fidèle de Fichte, qui ne reconnaît pas l'être et ne voit partout que des lois. L'idée de Hegel est une loi, la loi des lois. Son Dieu est la logique universelle, la logique des choses; il ne reconnaît d'autre Dieu que celui-là.

NOTE

Les lecteurs auxquels le point de vue de l'idéalisme allemand n'est pas familier, trouveront de précieux éclaircissements sur le sujet de cette leçon dans le livre de la Philosophie allemande de M. C. de Rémusat, particulièrement dans l'article sur la philosophie de Hegel, pages, CXII à CXXXV.



DOUZIÈME LEÇON.

Le système de Hegel aboutit à la pure nécessité logique. S'il ne conduit pas au résultat que nous cherchons, sa méthode peut nous aider à y arriver. Caractère de cette méthode: Toute notion abstraite appelle son contraire. La vérité est dans la conciliation des termes opposés. La vérité logique de cette proposition fort ancienne est indépendante de l'application qu'elle reçoit dans l'idéalisme absolu. On a tenté d'appliquer la méthode de Hegel à la formation d'un système de philosophie qui, consacrant la personnalité divine et la liberté humaine, satisferait les besoins moraux de l'Humanité.--La nécessité providentielle d'un retour de la philosophie aux idées chrétiennes est marquée par le mouvement des esprits qui tend au renversement des églises établies et de l'autorité traditionnelle.--Nouveau système de M. de Schelling. Ce système, aussi ancien que celui de Hegel, se propose comme le hegelianisme d'expliquer le fait du progrès, tel qu'il se présente comme résultat de la philosophie de la Nature.


Messieurs,

Nous avons dit qu'en dernière analyse le principe absolu de Hegel est la loi logique, qui régit le Monde et se manifeste successivement dans la nature, dans l'histoire et dans la pensée. Je n'ai pas le dessein de poursuivre l'explication de la philosophie hegelienne au delà de ce point décisif, et de montrer quelles difficultés l'assimilation des notions de substance et de loi prépare à l'intelligence lorsqu'il s'agit d'expliquer l'existence du monde sensible. En vérité, le dualisme fatal de la philosophie grecque n'est pas vaincu par celle-ci; le principe négatif, matériel, le μη ον y est déguisé, il n'en est pas extirpé; en le niant, Hegel le suppose, parce qu'il ne saurait s'en affranchir. La manière dont Hegel opère le passage de l'idéal au réel ressemble plus à de la prestidigitation qu'à de la dialectique sérieuse. Mais, de peur d'allonger le chemin, je n'essayerai pas de justifier ces allégations, non plus que d'examiner dans leur ensemble les conséquences du hegelianisme. Je m'en tiens à ce qui nous importe, la question de la liberté. Il est clair, Messieurs, que si le principe de toutes choses est une loi logique ou, pour rendre cette idée intelligible, au risque de l'altérer, une force dont le développement n'a d'autre règle que la logique, et d'autre fin que de manifester la majesté des lois logiques dans l'esprit humain qu'elle produit à cet effet; le système de l'univers est un système de nécessité où la liberté n'a point de place, car la nécessité logique est la nécessité par excellence. À la vérité, Hegel parle fréquemment et non sans quelque affectation de la liberté de l'Idée; mais il entend par là simplement que le développement de l'Idée est tout spontané; le mot liberté ne signifie jamais dans sa bouche que l'absence de contrainte, non l'absence de nécessité. Au contraire, la liberté véritable se confond pour lui avec la nécessité absolue. La métaphysique de Hegel ne nous donne donc point ce que nous cherchons. Si nous la comparons à celle de Schelling et surtout à celle de Fichte, loin de voir en elle un progrès dans le sens de la liberté, nous serions porté à la considérer comme un pas rétrograde. Cependant, Messieurs, il ne faut rien exagérer, et surtout rien oublier. Hegel aussi a fait une œuvre positive. Il apporte mieux qu'une pierre à l'édifice, il apporte un levier nouveau pour aider les travailleurs. Nous l'avons déjà dit, le grand côté de son système n'est pas le résultat, mais la méthode. Si le résultat de Hegel est la négation de toute liberté, d'où suit, par une conséquence qu'il a désavouée, mais qui n'apparaît que trop manifestement aujourd'hui, la négation de toute morale, nous ne pouvons pas en conclure avec certitude que la méthode hegelienne soit incapable de porter d'autres fruits. Pour en juger, il faudrait tout au moins renouveler l'épreuve; mais d'abord il faut chercher à se faire une idée exacte de cette méthode célèbre. Permettez-moi donc de l'examiner un moment.

Si nous considérons la méthode de Hegel en elle-même, abstraction faite de toute supposition préliminaire, il est facile de reconnaître qu'elle consiste dans l'application de l'idée du procès, de Schelling, à la pensée logique. Hegel, partant de l'idée que tout est vie dans l'esprit, ne peut considérer les catégories que comme un résultat de cette vie. La vie de l'esprit, qu'il s'agisse de l'esprit infini, de l'Idée, ou de l'esprit individuel, la vie de l'esprit consiste à produire les catégories. Pour comprendre la valeur des notions logiques, pour leur assigner leur vraie place, il faut donc les saisir dans l'acte même de l'esprit qui les fait être; au lieu d'en constater simplement la présence, il faut les créer une seconde fois.

Il faut donc partir de l'idée générale la plus simple, la plus pauvre, la plus vide possible, de ce minimum de pensée sans lequel il n'y aurait point de pensée; il faut vider le vase afin d'observer comment il se remplit. Eh bien, Messieurs, ce qui reste au fond du vase, après qu'on l'a vidé, ce qui est impliqué dans toutes les autres idées et ce qui ne peut pas ne pas être pensé, du moment où l'on pense, c'est l'être dans la pure abstraction de son idée élémentaire. Le principe de mouvement qui force le vase à se remplir de nouveau, c'est la contradiction. Toute idée abstraite, isolément considérée, renferme une contradiction qui oblige l'esprit à la compléter pour la conserver. Elle contient sa propre négation ou le contraire d'elle-même; l'esprit se meut nécessairement à travers une série de termes contraires qui se réfutent réciproquement. Chacun des deux a pourtant sa vérité; l'esprit ne peut abandonner ni l'un ni l'autre, ils lui sont également indispensables. Pour les conserver il faut qu'il les concilie, et s'il poursuit son évolution naturelle, il finit par les concilier en effet dans une troisième idée, plus réelle, plus concrète, expression plus fidèle de la vérité, où le tranchant de l'opposition première subsiste sans réussir toutefois à détruire les termes opposés. On a donc tort de formuler le premier principe de la logique en disant: Il est impossible que A soit et ne soit pas, ou: il est impossible que l'esprit admette la vérité simultanée de deux propositions contradictoires. Il faudrait dire: Il est impossible que A soit et ne soit pas dans un sens absolu, il est impossible que + A et-A subsistent à la fois s'ils ne sont compris dans B; impossible, en un mot, que l'esprit admette l'existence simultanée de deux termes contradictoires sans les subordonner l'un et l'autre à un troisième.

L'opération de la pensée qui relève la contradiction inhérente à chaque idée et tend ainsi pour son compte à la détruire, s'appelle la dialectique. La fonction par laquelle l'esprit saisit intuitivement la manière dont les termes de l'opposition peuvent se concilier, l'idée supérieure dans laquelle ils coexistent, est la spéculation, dans le sens le plus étroit de ce mot.

Ainsi, pour nous en tenir à l'exemple déjà cité, l'être abstrait est une conception nécessaire et par conséquent une conception vraie; il nous est impossible de ne pas penser à l'être et de ne pas affirmer qu'il est. C'est la thèse commune à tous les esprits.

Mais l'être, au sens absolu du mot, est complètement indéterminé; nous ne saurions dire en quoi l'être consiste, sans lui donner des attributs qui impliqueraient la négation des attributs contraires; or l'être absolu ne comporte aucune négation; il est donc absolument impossible de dire ce qu'il est, c'est-à-dire qu'il n'est rien. Voilà l'antithèse dialectique.

L'être absolu n'est rien, en effet, et cependant il est, car il devient quelque chose; l'être et le néant coexistent dans le devenir. En tant qu'absolu, l'être n'est rien, mais il devient tout; il est la puissance infinie du devenir; telle est la première synthèse spéculative qui, vous le devinez aisément, donne le ton à tout le système. L'Idée absolue que nous trouvons comme résultat définitif et suprême, n'est autre chose que cette puissance du devenir dont la notion se complète et se précise par l'indication de la forme et des phases de son développement.

C'est la gloire de Hegel d'avoir signalé la loi de cette logique intérieure par laquelle les idées universelles a priori surgissent, pour ainsi dire, toutes seules et se disposent, en se formant, selon leur ordre véritable. Du reste, le principe de cette découverte, l'idée que toute proposition métaphysique absolue appelle irrésistiblement la proposition contraire et que la vérité réside dans la synthèse de ces contraires,--cette idée féconde a été plus ou moins clairement aperçue dans tous les temps. Les Éléates et Platon (pour ne pas remonter jusqu'à Pythagore) ont fort bien connu la dialectique et l'ont maniée avec vigueur. Le ternaire de la thèse, de l'antithèse et de la synthèse est la méthode de Proclus; analogie qui n'est pas l'une des moindres causes de l'admiration des Hegeliens pour l'école d'Alexandrie.

La dialectique, au sens que ce mot prend ici, est aussi vieille que la philosophie; mais, pendant quelque temps, elle parut oubliée. Elle revendiqua bientôt sa place; on en trouve chez Kant des applications remarquables. Fichte et Schelling s'en servent comme d'une méthode constante, mais ils n'en avaient pas tracé les lois, et peut-être est-il vrai de dire que Hegel s'en rendit un compte plus exact que ses devanciers.

Comme ces derniers et comme Platon, il applique résolument le procédé dont nous venons d'indiquer le mécanisme, à la solution du problème métaphysique. Sans adopter entièrement le principe idéaliste sur lequel Hegel se fonde, on peut reconnaître le droit qu'il avait d'en user ainsi. Ce droit repose sur la conviction qu'il y a un infini et que la connaissance de l'infini ne peut venir que du dedans, conviction que Descartes exprimait en disant: Je trouve en moi-même l'idée d'un être parfait, donc il existe un tel être. Descartes avait raison; l'idée de l'être parfait se trouve en nous-même, mais non pas, je l'ai déjà dit, au début de toute réflexion, sans préparation et sans travail. L'idée que nous trouvons ainsi, celle que nous ne saurions pas ne pas avoir, dont nous ne pouvons pas faire abstraction, n'est pas la notion complète de l'être parfait, quoiqu'elle en forme un élément; loin d'être la plus parfaite des idées universelles, cette première notion a priori est la moindre de cet ordre. L'idée vraie de l'être parfait doit résulter, ceci est une donnée du bon sens, du plein développement de l'élément a priori de notre intelligence. Ce n'est pas celle dont il n'y a pas moyen d'abstraire, c'est celle au-dessus de laquelle il est impossible de s'élever. La première notion ontologique est celle de l'être dans son abstraction; la dernière sera celle qui a surmonté toutes les contradictions qui s'opposent à ce qu'elle subsiste dans la pensée d'une manière indépendante, et, par conséquent, à ce qu'on puisse y voir la définition de l'Être qui subsiste réellement d'une manière indépendante. Ainsi la dernière idée de la métaphysique est celle de l'être qui possède en lui-même toutes les conditions de l'existence ou de l'être inconditionnel. La méthode de Hegel trouve donc les titres de sa légitimité dans la constitution même de l'esprit humain. Quant au résultat il n'a rien d'absolument définitif. Il est fort possible que le terme auquel Hegel s'est arrêté ne soit pas le véritable achèvement de la logique spéculative, soit que tous les intermédiaires par lesquels il passe ne possèdent pas une égale valeur, soit qu'il y ait encore dans l'idée absolue de Hegel le germe d'une contradiction que l'auteur n'aurait pas aperçue et qui nous forcerait à pousser au delà, suppositions qui, du reste, ne s'excluent point l'une l'autre.

Plusieurs philosophes contemporains en ont ainsi jugé.

Élevés dans la discipline de Hegel et dominés par l'influence irrésistible de sa découverte, ils ont espéré s'avancer plus loin que leur maître en suivant le même chemin, parce que la valeur de la méthode dialectique était devenue évidente à leurs yeux par l'habitude de s'en servir, tandis que d'autres considérations, plus ou moins scientifiques, de l'ordre de celles que nous avons présentées au début de ce cours, les portaient à croire que le but est effectivement plus éloigné. Ils ont donc, les uns poursuivi, les autres recommencé le travail de la logique spéculative, pour établir que la seule idée de l'Être dans laquelle il ne reste plus de contradictions n'est pas l'absolue nécessité de l'intelligence, mais l'idée d'un principe moral, d'un principe de volonté libre, susceptible de recevoir le nom de Dieu. Ne pouvant entrer ici dans aucun détail sur leurs doctrines, il paraît superflu de les énumérer; mais leur exemple vous montre dans quel sens la méthode de Hegel peut être un moyen d'arriver à la philosophie de la liberté.

Les hommes qui, les premiers dans notre siècle, ont dirigé de ce côté la pensée métaphysique, sont F. Baader, commentateur ingénieux et bizarre du mysticisme de la Renaissance, puis, Messieurs, l'illustre auteur de la philosophie de la Nature, M. de Schelling. Au point de vue logique, cette transformation du principe premier et par là de la philosophie tout entière, est un progrès véritable; nous essayerons de le démontrer. Au point de vue de la philosophie de l'histoire, c'est un retour, brusque en apparence, mais en réalité préparé de diverses manières, à la vérité substantielle sur laquelle se fonde la civilisation moderne, que la pensée moderne a pour mission de s'assimiler, et dont la science hâte à son insu l'élaboration, alors même qu'elle s'en éloigne et qu'elle la renie. Avant qu'un tel retour eût lieu, il fallait, semble-t-il, que toutes les autres voies eussent été tentées. L'esprit moderne n'est revenu à son origine que par la nécessité constante d'avancer, et par l'impossibilité de le faire autrement. Mais ici, comme partout sans doute, la nécessité n'est qu'une forme que revêt l'action de la volonté divine. La restauration du principe chrétien dans la philosophie est un fait providentiel. En rapprochant cet événement du mouvement général des pensées et des choses dans notre époque, on en découvre le sens. Nous vivons au milieu d'une révolution dont le commencement date de la jeunesse de nos pères. Une révolution, c'est l'histoire qui finit et qui recommence. La pensée moderne traverse, elle aussi, les crises d'une révolution; mais, incapable de se donner un point de départ à elle-même, elle ne saurait, sans se détruire, répudier absolument celui qu'elle a reçu.

La substance de notre pensée, la source féconde de nos mœurs, de nos lois, de nos arts, de toute cette civilisation qu'on a pu ébranler, mais qu'on ne remplace pas, vous conviendrez, Messieurs, que c'est le christianisme. Il faut l'accorder, pour peu que l'on examine les faits sans prévention, quelque opinion qu'on ait d'ailleurs sur ce grand événement et sur cette grande doctrine.

Le christianisme a régné longtemps comme fait social sur le fondement de l'autorité, s'imposant aux consciences individuelles et les dominant avant de les transformer. Aujourd'hui le christianisme social tend à s'effacer, toutes les formes de la foi d'autorité sont ébranlées. L'œuvre que la Réforme a commencée sans le vouloir, en proclamant le droit de chaque fidèle à interpréter les saintes Écritures, la philosophie et la Révolution française l'ont menée à fin. La philosophie du XVIIme siècle a repoussé la tradition, parce qu'elle ne voulait pas en tenir compte. La philosophie du XVIIIme siècle a repoussé la tradition, parce qu'elle en avait perdu le sens et la tenait pour une imposture. La philosophie du XIXme siècle repousse la tradition, parce qu'elle croit l'avoir absorbée. Elle se flatte de posséder dans ses formules l'éternelle vérité du christianisme, et nie le fait historique, qu'elle estime en contradiction avec ce christianisme éternel. À ses yeux il ne saurait y avoir de révélation dans le sens d'un dialogue entre Dieu et l'esprit humain, puisque son Dieu, à elle, n'acquiert la faculté de parler qu'en devenant lui-même l'esprit humain; mais la tradition chrétienne s'explique pour elle comme un mythe successivement élaboré selon les lois constantes de l'intelligence, qui, dans son premier mouvement, saisit toujours la vérité sous la forme de mythe. Je suis loin d'accepter les thèses de la critique négative destinées à justifier cette interprétation en prouvant que les livres de l'Évangile ne sont pas authentiques; mais elles paraissent assez plausibles pour suggérer un doute à des esprits impartiaux. Quoi qu'il en soit, en renonçant à toute autre autorité que celle de la Révélation écrite, le protestantisme s'est imposé la tâche de prouver scientifiquement l'authenticité de cette Révélation et de fixer son contenu; en faisant du christianisme une affaire individuelle, il a imposé le même devoir à tous les chrétiens pris individuellement; mais, loin que chaque membre de l'Église soit capable d'accomplir une œuvre pareille, elle surpasse peut-être les forces des plus savants et des plus sages. Ainsi la Réforme du XVIme siècle, en se fondant sur l'autorité et en établissant la Révélation écrite comme autorité exclusive, se plonge dans des embarras insolubles qui tendent au renversement de toute espèce d'autorité. Les hommes sincères se mettront facilement d'accord sur ces faits, mais ils n'en tireront pas tous les mêmes conséquences.

En rapprochant cette situation du protestantisme des transformations que subit l'Église romaine et du mouvement général des esprits, les incrédules seront fondés à penser, en dépit de quelques réactions passagères, que le christianisme se meurt. Ceux qui croient le christianisme immortel jugeront que la crise présente n'atteindra pas la substance divine de la religion, mais seulement ses rapports avec la société et son intelligence scientifique. La religion ne saurait devenir une question pour eux, mais bien l'Église et la théologie, graves problèmes dont on n'a pas toujours assez compris la solidarité. Si le christianisme légal et social se décompose, s'ils voient les efforts tentés pour arrêter cette dissolution conspirer à la rendre plus rapide, ils en concluront que le moment du christianisme individuel est venu, et, sans s'effrayer de leur petit nombre, ils remplaceront l'établissement d'autrefois, qui n'est plus aujourd'hui qu'un mensonge, par la libre association. S'ils rencontrent de grands obstacles dans la tentative de légitimer scientifiquement la valeur de l'autorité commune à tous les fidèles, ils se réfugieront sur le terrain où leur conviction personnelle s'est affermie, et concluront de la foi à la Bible comme on a conclu jusqu'ici de la Bible à la foi. Le chrétien protestant qui veut demeurer fidèle au protestantisme, est obligé de chercher les raisons de sa croyance au-dessus de la sphère où se meut la critique. Et la question n'est pas particulière au protestantisme: Ce que la philosophie conteste, c'est la possibilité même d'une Révélation. Si la religion veut conserver un rapport positif avec la science, s'il doit subsister encore une science de la religion, c'est la possibilité d'une Révélation qu'il faut prouver. À cet effet il est besoin d'une philosophie assez élevée, assez compréhensive, pour mettre le principe de la religion révélée, la libre personnalité de Dieu à l'abri des objections du panthéisme; en établissant la supériorité de ce principe sur le principe du panthéisme. Qu'il s'agisse de la Révélation comme fait historique, ou du contenu de cette Révélation qu'il faut concilier avec elle-même pour l'accepter sérieusement et tout entière, c'est toujours au principe universel qu'il faut remonter, c'est toujours une philosophie qu'il faut acquérir. La preuve traditionnelle a pour corrélatif une religion sociale; la preuve d'expérience personnelle, indispensable à la réalité de la foi, ne produit qu'une conviction incommunicable. Pour se maintenir sur le terrain de la libre discussion, la religion cherchera ses titres dans des vérités universellement démontrables, c'est-à-dire que la philosophie reproduira, sans l'altérer, le principe de la religion, et que la théologie, à son tour, se fondera désormais sur la philosophie. Telle est, ce nous semble, la seule manière dont le christianisme puisse rester debout dans la situation présente de l'humanité et conserver sa valeur universelle, tout en devenant parfaitement individuel. Si le christianisme est éternel, cette marche sera suivie. Nous voyons qu'en effet la pensée chrétienne s'apprête à la suivre. Ce n'est pas le christianisme qui s'en va, c'est la foi d'autorité. Les fondements de l'autorité s'ébranlent, il est vrai, mais pourquoi? Tout simplement parce que l'autorité n'est plus nécessaire du moment où l'esprit humain est arrivé au point de reconnaître librement dans le christianisme le moyen de satisfaire ses besoins intellectuels aussi bien que ses besoins moraux.

Le passage de la foi d'autorité à cette libre soumission fondée sur des motifs intérieurs ne saurait s'effectuer sans une crise d'autant plus forte que l'acceptation du christianisme suppose toujours un sentiment plus ou moins vif du mal auquel il apporte un remède, c'est-à-dire un développement plus ou moins complet de la conscience morale d'où suit qu'elle reste l'affaire d'un petit nombre. Jadis le préjugé plaidait pour le christianisme, maintenant il lui est contraire, et c'est toujours une position difficile que d'avoir le préjugé pour ennemi. Cependant une foi sincère verra là plus de sujet de se réjouir que de s'affliger, et n'aura pas de peine à s'expliquer comment il arrive qu'au moment où les institutions chrétiennes s'ébranlent et s'affaissent, la pensée philosophique retourne au principe chrétien.

Les convictions philosophiques dont je parle se sont formées par un mouvement assez naturel.

La philosophie idéaliste où le criticisme vient aboutir, est comme un tourbillon formé par des vents opposés. Elle était nécessairement obscure, cette philosophie, parce qu'elle était équivoque; elle pouvait se développer dans plusieurs directions contraires. Toutes ces directions devaient être suivies, toutes les possibilités devaient se manifester. Le trait dominant de la philosophie dont nous parlons est le panthéisme. Le sujet et l'objet, l'homme qui pense et la vérité, n'avaient été jetés par Kant à une distance infinie l'un de l'autre que pour se réunir aussitôt plus étroitement de l'autre côté. Cette réunion fut d'abord une absorption de l'un des termes par l'autre. Le sujet et l'objet furent confondus. On reconnut que toutes nos conceptions viennent de nous-mêmes, que le sujet produit l'objet, que la pensée crée Dieu comme elle crée le monde. En dégageant cette doctrine de l'analyse sur laquelle elle se base, pour nous attacher au résultat, seul intelligible pour le grand nombre, nous dirons, en un mot, qu'elle enseigne l'identité de la pensée humaine et du principe absolu. Mais cela même est obscur. La raison est théogonique, à la bonne heure! l'histoire semble le prouver. Mais cette création idéale est-elle une création proprement dite ou le retour naturel de l'âme à Dieu? La question reste en suspens. L'idéalisme pouvait se développer dans le sens d'une anthropologie athée ou revenir à la théologie. L'identité de la pensée et du principe universel présentait d'abord la signification suivante: «Il n'y a point de Dieu, mais tout est divin, et ce qu'il y a de plus divin, l'essence, l'intelligence, le centre de tout, c'est moi, qui ai compris cette vérité profonde. Rien n'est plus divin que l'homme et tout est divin dans l'homme, toutes ses tendances, toutes ses passions, toutes ses pensées, et sa chair, sans laquelle il n'y aurait pas de pensée.» L'idéalisme pouvait se développer dans cette direction; aussi l'a-t-il fait. C'est la conséquence la plus logique peut-être des systèmes de Schelling et de Hegel; quelques naturalistes assez connus l'ont tirée des premiers travaux de Schelling; hardiment prêchée par une fraction puissante de l'école hegelienne, elle est devenue la religion des lettrés dans une grande partie de l'Allemagne. Il n'était pas très-difficile de prévoir ce qui devait sortir de là.

Mais l'idéalisme, je le répète, pouvait accomplir son évolution autrement, et ramener la pensée à Dieu. Il y tend par l'effet de cet instinct qui porte l'esprit humain à ne pas abandonner Dieu pour ne pas rester orphelin sur la terre. La logique ne le contraint pas à le faire, mais la logique le lui permet, et cela suffit. Le criticisme et le panthéisme sont un double fossé qu'il fallait franchir pour arriver d'une philosophie qui laissait la religion hors de sa sphère et d'une religion qui laissait hors de soi la pensée, à l'intelligence spéculative de l'idée chrétienne. Le retour du panthéisme à la religion fait l'intérêt principal de la nouvelle philosophie de M. de Schelling, qui s'élève sur la base du panthéisme.

Le nouveau système de M. de Schelling forme une articulation importante dans la série de pensées qui nous occupe. Il mérite de notre part une attention très-sérieuse. Quoique insuffisants, les renseignements publiés jusqu'ici sur cette doctrine sont assez nombreux et assez étendus pour me permettre de vous en entretenir sans indiscrétion. Je rectifierai de mon mieux, d'après mes souvenirs, ce qu'il peut y avoir d'inexact dans ces expositions. Je serais même autorisé à les compléter, mais le plan que nous nous sommes tracé m'empêche de profiter aujourd'hui comme je le voudrais de cette faveur précieuse. Je suis obligé de m'attacher, ici encore, au point central du système, sans aborder les applications magnifiques que M. de Schelling en fait à la philosophie de l'histoire. C'est un malheur pour vous, Messieurs, car ces applications donneraient de l'intérêt et du charme aux abstractions métaphysiques dont vous me reprochez peut-être déjà l'excès. C'est presque une injustice vis-à-vis de mon noble maître, qui voit avec raison dans l'interprétation des faits la pierre de touche de son principe. Que la nécessité soit mon excuse pour un tort qu'il me serait bien doux de réparer le plus tôt possible.

Ce qu'on appelle la nouvelle philosophie de M. de Schelling est, à proprement parler, l'œuvre de toute sa vie. Il en fit connaître les bases il y a quarante ans, à peu près au moment où Hegel, qui jusqu'alors avait été son collaborateur, entrait dans une direction plus indépendante. Le premier écrit où se révèlent clairement les tendances actuelles de M. de Schelling, est daté de 1809. C'est une dissertation étendue et approfondie sur la manière dont le principe de la métaphysique doit être compris pour donner une place à la liberté humaine. Alors déjà l'illustre philosophe avait clairement aperçu la vérité qui nous sert de boussole, savoir que, pour conserver dans son intégrité le fait évident de la liberté humaine, il faut s'élever à la liberté divine; et c'est proprement la liberté divine qu'il cherchait en partant des prémisses posées dans sa philosophie de la Nature. Quoiqu'il n'ait attiré que plus tard l'attention générale, le système actuel de M. de Schelling est donc contemporain du système de Hegel. Ils se proposent l'un et l'autre de compléter, en l'approfondissant, la philosophie de l'Identité; l'un et l'autre commencent par des recherches psychologiques; mais, dans sa Phénoménologie, Hegel s'attache au développement de l'intelligence, tandis que l'attention de Schelling se concentre sur la volonté. Cette circonstance n'est rien moins qu'indifférente.

La philosophie de l'identité reposait sur l'intuition et résumait dans une idée sublime l'expérience universelle. L'ensemble des faits, le Monde, en un mot, s'expliquait pour elle par la lutte de deux puissances: le sujet ou la pure activité d'un côté, de l'autre le principe opposé, la matière première des Grecs, objet de cette activité, et par la prépondérance croissante du sujet sur l'objet ou de l'esprit sur la matière. Ainsi le Monde ne forme qu'un seul tissu, une trame et une chaîne; la Nature et l'histoire sont un développement continu; l'idée qui le domine est celle de l'homme, son but la parfaite réalisation de l'humanité. L'homme résume le Monde, l'homme est le Dieu du Monde, le Dieu-monde; le progrès est l'histoire de ce Dieu. Tel est le fait; pour le reconnaître il suffit d'un sentiment profond des choses; pour voir il faut des yeux sans doute, mais lorsqu'on le possède, ce regard pénétrant de l'intelligence, il suffit de s'en servir. Ainsi parlait M. de Schelling, et jusqu'à un certain point nous croyons l'entendre. Mais cette intuition qui nous livre le fait ne nous enseigne pas le pourquoi du fait. La philosophie de M. de Schelling formulait bien la loi du phénomène; elle laissait la question de la cause en suspens.

Le système de Hegel est une manière de résoudre cette question, sans faire intervenir aucun principe supérieur à ceux qui sont donnés dans le fait lui-même. Si le principe idéal l'emporte constamment sur le principe de résistance dans la Nature et dans l'histoire, c'est, nous dit Hegel, parce que le principe idéal est seul vraiment substantiel; le principe matériel n'en est que l'ombre. C'est l'Idée qui produit elle-même les obstacles à sa réalisation pour se donner le plaisir de les surmonter, ou plutôt, Messieurs, hâtons-nous de corriger ce langage, l'Idée n'a pas le choix; elle produit son contraire parce que c'est l'essence même de l'Idée de se développer par la synthèse des contraires. L'arbitraire de cette solution est dissimulé sous une équivoque qu'on a déjà souvent relevée. Il est vrai qu'une détermination de la pensée appelle la détermination contraire dans l'intelligence, comme dans le monde réel toute action provoque une réaction. Il est encore vrai que, dans le domaine des abstractions logiques et dans l'ordre de la vie, le progrès consiste à concilier les termes opposés, de telle sorte qu'ils se pénètrent sans toutefois se neutraliser. Mais de tout cela il n'est pas encore permis de conclure que la pensée en général produise d'elle-même le contraire de la pensée: la matière ou l'objectivité, pour se transformer, par cette opposition qu'elle se serait donnée elle-même, en quelque chose qui ne serait ni l'objet ni la pensée, mais la vérité de l'un et de l'autre, l'esprit réel, l'esprit vivant. Cette synthèse couronne magnifiquement toutes les autres; elle nous montre la formule logique la plus haute et la plus féconde élevée à la puissance de l'absolu; nous rendons une pleine justice à son élégance; mais ce mérite esthétique, qui pourrait aisément nous séduire, ne la justifie pas. Pour la justifier, Messieurs, il faudrait, avant tout, la rendre intelligible, car elle ne l'est aucunement. Nous ne comprenons pas comment la Pensée dans son abstraction (l'Idée en soi), peut faire jaillir de son sein le contraire d'elle-même, et cela tout d'abord, parce que nous ne pouvons pas arrêter notre esprit sur cette Pensée dans son abstraction. Le défaut de l'idéalisme ne peut être corrigé par aucun appareil d'argumentation; son défaut, c'est d'être l'idéalisme, c'est d'exiger que nous nous représentions une idée réelle qui ne soit pas l'acte et le produit d'une intelligence. Selon Hegel, en effet, ce n'est pas l'esprit qui donne naissance à l'Idée, mais c'est l'Idée qui donne naissance à l'esprit; et voilà ce qu'il est impossible non-seulement de se représenter, mais d'admettre. À ce vice capital de la solution hegelienne au point de vue de la raison, ajoutons les conséquences fatalistes qui la condamnent aux yeux de la conscience, et la nécessité de tenter une autre explication des faits sera suffisamment démontrée.

M. de Schelling, je le répète, chercha la réponse à cette question du pourquoi en même temps que Hegel, et d'une manière tout à fait indépendante des travaux hegeliens. Dès le commencement de ses investigations il fit rentrer dans les données du problème un élément que les philosophies de Kant et de Fichte avaient mis très en relief, mais que la philosophie de la Nature avait jusqu'ici laissé dans l'ombre, savoir le grand fait de la liberté humaine. Le hegelianisme fond ensemble dans un panthéisme absolu la théorie idéaliste de Fichte sur la connaissance et le naturalisme de Schelling. Le système dont nous allons nous occuper cherche à son tour à concilier, non plus dans le panthéisme, mais dans le monothéisme, les grands résultats de la philosophie morale de Kant avec la formule du progrès universel qui résume l'expérience dans une intuition spéculative. Le point de départ est donc, ici encore, le fait du Monde tel qu'il est généralisé par le système de l'Identité: «Lutte constante de deux principes, le réel et l'idéal; triomphe graduel du principe idéal.» La tâche est d'expliquer cette prépondérance de manière à faire place à l'élément de la liberté. J'ai déjà fait sentir, Messieurs, que dans ma pensée la solution idéaliste devait se présenter la première, parce qu'elle était plus ou moins impliquée dans la manière dont M. de Schelling posait originairement la question. Il part, en effet, d'un sujet pur ou d'une puissance primitive dont l'acte intemporel produit d'abord le contraire de la puissance et de la subjectivité, la pure existence ou la matière première. En se réalisant ainsi dans son contraire, cette puissance se redouble, parce qu'elle est infinie, et que dès lors l'existence passive, même l'infinité de l'existence, ne saurait l'absorber entièrement. M. de Schelling obtient par là deux facteurs, une substance et une cause, identiques dans leur essence, opposées dans leur manifestation; et quand il a ses deux facteurs, l'imagination aidant, il en déduit bientôt tout le reste. Mais, il est à peine besoin de le dire, tout ceci n'est pas la généralisation du fait, tout ceci n'est pas donné dans l'intuition du Monde; c'est une manière d'expliquer le fait fourni par l'intuition; c'est une hypothèse, hypothèse contestable, et dont l'origine remonte à Fichte. Cette subjectivité pure qu'on suppose au commencement, c'est le moi transcendental imaginé par Fichte pour expliquer le moi de l'expérience et pris par M. de Schelling dans un sens universel. Ainsi l'idéalisme absolu est déjà dans Schelling; pour lui déjà le réel n'est au fond qu'une ombre et une apparence. La principale différence entre Hegel et lui, c'est qu'avant de projeter cette ombre, Hegel fait exécuter à l'Idée une série d'évolutions dont la nécessité préalable n'est rien moins qu'établie. Il est donc permis de douter que le principe objectif, matériel, commun à toutes les sphères de l'expérience, résulte du déploiement d'une puissance primitivement idéale. Il n'est pas prouvé qu'il soit l'acte d'un sujet qui sort de lui-même pour se réfléchir en lui-même. Cette supposition est hardie, elle est belle, probable si l'on veut, car de puissantes analogies nous la suggèrent, mais ce n'est pas une donnée de l'intuition.

Acceptons cependant la puissance primitive. On suppose qu'elle devient existence extérieure parce qu'il faut expliquer cette existence extérieure; mais on ajoute qu'elle ne saurait s'absorber et se perdre dans l'existence; l'idéal, dit-on, surpasse et domine toujours la réalité, même infinie. Ceci est encore une hypothèse, non le résultat d'une nécessité logique. Il n'est pas évident de soi que la puissance ne puisse pas se neutraliser tout entière dans son produit; seulement si l'on admettait cette supposition, le Monde, inexpliqué jusqu'ici, deviendrait inexplicable. Nous nous serions enlevé tout moyen de comprendre la pluralité des êtres, l'intelligence et le progrès. La philosophie de Leibnitz nous a déjà suggéré des réflexions analogues. Et en effet, Schelling nous ramène à peu près au point de vue de Leibnitz. Le sujet pur de l'idéalisme transcendental joue le même rôle que la monade centrale de Leibnitz; seulement, dans le nouveau système, la dialectique est plus évidente, et la grande idée du progrès joue un rôle plus important.

Il faut donc bien distinguer dans la philosophie de M. de Schelling entre ce qui constitue l'intuition proprement dite ou la conception du fait, et les efforts tentés pour remonter au delà du fait. La conception intuitive du fait est le véritable point de départ du système dans l'esprit qui l'a conçu; elle en forme aussi l'élément le plus important. C'est elle que M. de Schelling a voulu conserver en y rattachant sa nouvelle philosophie, et cette conception, je le répète, est celle du progrès.

Dans la Nature, dans l'histoire, dans l'âme humaine, partout enfin, nous apercevons deux principes opposés: la substance et la cause, l'esprit et la matière, le sujet et l'objet; les noms divers sous lesquels on peut les désigner marquent les transformations qu'ils subissent; l'essentiel est le rapport. Toute réalité est produite par une sorte d'équilibre entre ces deux principes; mais, dans toutes les sphères de la réalité, nous voyons le principe spirituel acquérir une prédominance toujours plus grande, de sorte que la totalité des êtres ne forme réellement qu'une série ascendante, depuis le point où l'existence aveugle est affectée le moins possible par le principe opposé, jusqu'à celui dans lequel la spiritualité règne seule, après avoir surmonté toutes les résistances et fait évanouir dans ses rayons l'opacité du principe matériel.

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