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Philosophie de la Liberté (Tome I): Cours de philosophie morale

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TREIZIÈME LEÇON.

Nouvelle philosophie de M. de Schelling.--Exposition abrégée de sa partie régressive.--Le Monde s'explique par la lutte de puissances universelles, le principe objectif et le principe subjectif tendant à réaliser le sujet-objet: l'esprit. Cette lutte suppose une opposition fondamentale et une unité supérieure à l'opposition. Le Monde se présente ainsi comme le résultat d'un acte libre par lequel Dieu a opposé les unes aux autres les puissances indissolublement liées en lui. Ne pouvant se séparer à cause de leur union en Dieu, les puissances tendent à rétablir leur harmonie; ce rétablissement graduel de l'harmonie entre les puissances divines constitue la Création. Effectivement, l'analyse de l'idée de Dieu nous fait retrouver les mêmes puissances que l'analyse spéculative du Monde expérimental conduit à distinguer.


Messieurs,

Comme la nouvelle philosophie de M. de Schelling est à peu près inédite, je ne puis pas en supposer chez vous la connaissance préalable. Avant de la discuter, il faut bien que je l'expose, du moins jusqu'au point que le but de notre recherche nous appelle à étudier. Il faut que je vous montre par quels intermédiaires M. de Schelling s'élève de l'idée du Monde, telle que sa première philosophie la lui fournit, à celle de la liberté de Dieu. Je ne puis me flatter d'être compris de tous. Peut-être M. de Schelling lui-même n'y réussirait-il pas du premier coup; mais du moins il vous dominerait par l'éclair de son regard et vous captiverait par la gravité précise de sa parole. Sous l'abstraction des formules vous verriez percer une pensée sûre d'elle-même, qui résume en un seul mot une infinité d'idées, et, la sympathie excitant la curiosité, vous finiriez par surmonter tous les obstacles. Pour moi, je n'ai d'espoir que dans votre bonne volonté, dans votre attention persévérante; heureusement vous m'avez permis d'y compter.

La philosophie de la Nature livre à M. de Schelling les éléments du monde, les principes universels de l'expérience. Selon cette philosophie, la Nature, l'histoire et l'esprit humain s'expliquent par l'opposition de deux principes: l'être illimité ou le pur objet et l'activité pure, le sujet pur. L'expérience nous montre ces principes dans un rapport déterminé; partout le principe objectif, matériel, se montre plus ou moins modifié par le principe subjectif, et l'on pourrait disposer tous les êtres réels de la nature, toutes les puissances de l'âme et tous les produits de notre activité, dans une seule série ascendante, partant de l'être ou de la sphère dans laquelle l'objet est modifié le moins possible, jusqu'au point où l'objet est complètement transformé par le sujet. L'objet pur et le sujet pur n'appartiennent ni l'un ni l'autre à cette série; en effet, nous ne les trouvons pas dans l'expérience; ils n'existent que pour l'esprit, qui reconnaît en eux les principes de l'expérience, parce qu'ils lui fournissent les moyens de la comprendre. Mais ils ne sauraient tomber ni l'un ni l'autre sous le regard de l'expérience directe, pas plus de l'expérience psychologique que de l'expérience sensible. Il vaut la peine de justifier cette assertion.

Si l'on cherchait l'objet pur quelque part, ce serait, d'après l'idée que nous commençons à nous en former, dans le champ de l'expérience sensible ou dans le monde matériel. Mais l'objet pur ne saurait être perçu d'aucune manière, car il ne devient sensible qu'en recevant l'empreinte du principe subjectif. En effet un objet ne peut être perçu et connu que par ses qualités, par sa forme, ou, ce qui revient au même, par ses limites, (toute qualité déterminée étant une limite, en ce qu'elle exclut la qualité contraire); mais la détermination, la forme, les limites, les qualités, ne viennent pas de l'existence objective, elles viennent du principe opposé, du principe de l'intelligence. Il est clair que la limitation de l'existence n'est pas impliquée dans l'existence elle-même et qu'elle atteste l'influence d'un principe contraire; cependant l'être ne peut être connu que s'il est limité, d'où résulte que le principe négatif qui le circonscrit, le rend seul perceptible et intelligible.

C'est à dessein, Messieurs, que j'insiste sur un argument dont la valeur mérite d'être soigneusement pesée. Nous trouvons ici groupés et concentrés plusieurs axiomes métaphysiques que la philosophie française a un peu perdus de vue depuis Descartes. La sérieuse attention dont les penseurs grecs sont l'objet depuis quelques années, les a remis en mémoire, mais pas assez pour rendre toute explication superflue.

Le premier des axiomes dont je parle enseigne l'identité de la sensation et de la pensée. La perception sensible n'est qu'une forme, une fonction, un degré inférieur de l'intelligence. L'objet sensible est donc par cela même intelligible dans une certaine mesure.

Le second axiome établit l'identité, ou, pour rester dans les vraies limites, l'affinité de l'intelligence et du principe qui rend les choses intelligibles. La vérité consiste, de l'aveu de tous, dans l'accord entre la pensée et son objet. Puisqu'il faut que la pensée ressemble à l'objet pour être une connaissance, on doit accorder également que l'objet, pour être connu, doit ressembler à la pensée.

Ainsi toute science repose sur une analogie; le semblable seul comprend le semblable; la sympathie est à la base de l'intelligence, et les choses ne deviennent accessibles à la pensée que par l'influence et la présence du même principe qui, se déployant librement en nous, reçoit le nom de pensée. Cette affinité nécessaire du sujet intelligent et de l'objet intelligible était universellement admise par les anciens. L'école d'Ionie mit ce principe évident au service du matérialisme; l'idéalisme l'exploite avec plus d'apparence; il n'est pas impossible, nous le croyons, de le tourner au profit d'un vrai spiritualisme, en suivant la voie ouverte par M. de Schelling et par Maine de Biran; mais, quoi qu'il en soit, et bien qu'il touche aux mystères, c'est un principe en lui-même incontestable et renfermé implicitement dans les propositions les plus communes. Leibnitz, de nos jours, le remit en honneur; Kant en a fait un usage que nous appellerions volontiers excessif; il est indispensable de l'avoir constamment présent à l'esprit pour entendre les successeurs de ce dernier; il faut comprendre sur quel fondement repose cette proposition pour rendre justice au sérieux de leurs tentatives.--Il y a donc quelque chose de l'intelligence dans tout être intelligible et par conséquent dans tout être sensible.

Le troisième axiome impliqué dans le raisonnement de M. de Schelling porte sur la définition de l'Intelligence elle-même. Pour la philosophie des anciens, de quelques scolastiques profonds et de l'Allemagne contemporaine, il y a dans l'intelligence quelque chose de négatif. Toute pensée est une limitation, toute définition implique une négation; la réflexion est le contraire de l'expansion, et l'intelligence le contraire de l'existence. Comprendre, c'est absorber, digérer, dissoudre, détruire, non pas tout absolument, mais précisément ce qu'il y a dans l'être de rebelle à l'intelligence, et ce principe rebelle c'est l'objectivité, l'extériorité, l'existence dans le sens précis que l'étymologie donne au mot existence, l'expansion sans réflexion, sans contrepoids, et par conséquent aussi sans réalité. Pour bien entendre cette idée il faut aller jusqu'au bout et dire, sans se préoccuper outre mesure de l'ambiguïté des mots dans des langues imparfaites, qu'exister et connaître sont deux fonctions corrélatives du même principe, savoir la pure activité. Exister c'est s'épanouir, s'affirmer sans réflexion, sortir de soi; connaître, c'est se réfléchir, revenir de cette extase, rentrer en soi. Ainsi la connaissance est le contraire de l'existence, l'existence le contraire de la connaissance, et si, conformément à l'exemple de la philosophie que nous essayons d'éclaircir, on prend l'existence pour la fonction positive, il est tout naturel de dire que l'intelligence est une négation; c'est la négation de l'existence au sens abstrait que nous donnons à cette expression.

L'objet, intelligible ou sensible, est donc toujours affecté par le principe négatif; l'objet pur ne peut pas être connu directement, il ne tombe pas dans le domaine de l'expérience.

Il en faut dire autant du sujet pur. Si nous cherchions celui-ci quelque part, ce serait en nous-même, nous le demanderions à la conscience psychologique. Eh bien! la tentative serait vaine; le principe subjectif est actif dans toutes les opérations de l'intelligence, mais la réalité de l'intelligence ne s'explique pas par l'idée du sujet pur ou de l'activité pure, qui est la même chose. L'activité de l'intelligence a toujours quelque résistance à surmonter, et nous ne pouvons l'apercevoir qu'aux prises avec ce principe de résistance. L'intelligence, en agissant, produit toujours un effet quelque part. Où donc, Messieurs?--Dans la substance même de l'esprit. Ainsi le dualisme du principe de l'existence et du principe de l'activité se retrouve dans l'intelligence elle-même, dans toutes ses fonctions, dans toutes ses opérations; la conscience psychologique ne nous laissera jamais apercevoir l'activité pure et primitive, quoique la conscience psychologique ne s'explique pas sans cette activité.

Pour abréger, nous désignerons désormais l'objet pur par la lettre B, le sujet pur par la lettre A, et nous dirons que le progrès dans la nature et dans l'histoire se présente à nous comme la succession des triomphes de A sur B, ou comme la série des transformations de B, principe de résistance, qui s'idéalise de plus en plus, en devenant d'abord perceptible, puis sensible, puis intelligible et enfin intelligent.

L'expérience nous fournit donc deux principes opposés soutenant entre eux un rapport nécessaire. Elle nous donne ces principes dans ce sens qu'elle s'explique par leur rapport nécessaire; mais la plus haute généralisation de l'expérience ne nous fait pas comprendre pourquoi les deux principes dont il s'agit se trouvent placés l'un vis-à-vis de l'autre dans le rapport à la fois constant et variable que nous observons. Le résultat net de l'analyse est l'idée du procès universel, d'où la pensée s'élève à la conception des facteurs immédiats de ce procès: l'objet pur et la puissance qui tend à produire en lui la subjectivité ou la spiritualité. Mais un examen attentif du procès fait voir que nous n'en avons pas encore indiqué toutes les conditions. Puisque B est l'objet d'une action continuelle de A, qui tend à le transformer, il est évident que B n'est pas ce qui doit être, la réalité véritable ou le but. A ne l'est pas davantage, puisqu'il n'est que l'agent d'une transformation; évidemment le procès a pour tendance de produire autre chose que B et que A, savoir un être dans lequel ces deux principes se pénètrent et se confondent, l'identité de l'existence et de la puissance, une existence pleine de puissance, une puissance existante ou, en d'autres termes, l'esprit, que nous désignerons par A2.

Je m'attache à conserver, autant que possible, la forme authentique de cette analyse, dont la signification ne peut être comprise qu'à la fin. Toutefois, Messieurs, ici déjà, vous pouvez voir que nous ne jouons pas simplement avec des mots et des lettres. La définition métaphysique de l'esprit où nous sommes conduits a de la valeur pour l'intuition. En effet l'esprit existe, puisqu'il a conscience de lui-même. Et cependant il n'existe que dans son activité et par son activité. Si vous supposez l'esprit complètement inactif, vous ne pouvez plus, sans tomber dans le matérialisme, comprendre en quoi consiste son être. L'esprit est donc bien défini: la puissance qui existe, l'identité de l'existence et de la puissance.--Vous me l'accorderez, mais vous objecterez peut-être que l'esprit seul est vraiment quelque chose, tandis que l'existence et la puissance pures ne sont que des abstractions logiques, dont la valeur est toute subjective et dont, ici comme ailleurs, on fait mal à propos les éléments constitutifs du réel.--J'ai quelques raisons pour ne pas trop combattre cette idée; je rappelle seulement que les notions d'existence et de puissance sont des notions nécessaires à notre pensée et que, selon le principe allemand, qu'il n'est pas si facile de réfuter, il faut une harmonie véritable entre les éléments de notre intelligence et les éléments des choses pour que la science en général soit possible. Je reprends donc ma traduction sommaire:

Si B ne reste pas ce qu'il est, c'est qu'il n'est pas ce qui doit être; il est donc l'accidentel. Néanmoins il n'y aurait aucune raison pour que cet être accidentel ne restât pas en repos, s'il n'apportait aucun obstacle à la réalisation de ce qui doit exister. Ainsi le fait même que B subit une transformation nous prouve la nécessité de recourir à un troisième principe, but véritable de tout le procès, et dont le procès lui-même nous fait comprendre la nature: ce principe c'est la subjectivité existante; nous l'avons appelé A2.

Voici donc les puissances supérieures à l'expérience qui rendent le monde de l'expérience intelligible:

1. Nous trouvons d'abord B, la substance identique de toutes choses, le substrat des transformations, la matière du procès, le contraire de la spiritualité, l'accidentel: c'est le commencement.

2. Vient ensuite A, que nous ne saurions apercevoir directement 48; nous ne le connaissons que par ses effets, par sa fonction; dès lors nous ne pouvons en dire autre chose sinon qu'il est la puissance qui tend à produire en B la subjectivité ou la spiritualité. Si B est la Substance par excellence, A est la Cause; il ne joue d'autre rôle que celui de cause efficiente, cause du mouvement, cause de la transformation, cause du progrès, partout où il y a progrès, transformation, mouvement. A est la cause par son essence, cause nécessaire, mais hypothétiquement nécessaire; l'activité qu'il déploie dépend de la position de B. Si B existe, comme il n'est pas ce qui doit être, il faut nécessairement qu'il soit transformé, et par conséquent il faut qu'il y ait une puissance occupée à le transformer. A est donc l'agent universel, insaisissable du changement, la puissance intermédiaire du procès, dont B, l'existence aveugle et illimitée, est le commencement et la base permanente.

Note 48: (retour) Il n'en est pas de même de B, nous apercevons B directement, et même nous ne voyons jamais que lui soit dans la nature, soit dans la conscience: mais nous ne le voyons pas dans sa pureté; il est partout plus ou moins modifié par le principe spirituel.

3. B n'est rien pour lui-même, car il ne se possède pas, il est hors de soi, pure existence (ex stasis). A n'est rien non plus pour lui-même, car toute son activité s'absorbe dans B; il n'est occupé qu'à réduire B et à produire ainsi la troisième puissance, A2. Celui-ci, l'objet ramené à la subjectivité, se possède lui-même; il renferme en lui la puissance; il peut agir, sans avoir besoin d'agir, sans être, comme le précédent, contraint d'agir pour se réaliser, car il est déjà réel, il existe. Il est donc libre, cet être, qui est l'être vraiment nécessaire, parce qu'il est le but. Il est libre, mais il suppose avant lui les deux autres puissances; il ne saurait exister sans elles et, sous ce point de vue, il en dépend. Il est la fin du procès dont nous possédons ainsi tous les éléments, le commencement, le milieu et la fin; la Substance, la Cause et le But.

La substance du procès, c'est-à-dire du Monde, est le contraire de la spiritualité; la cause, c'est la force encore inconnue qui produit la spiritualité; le but, c'est l'esprit existant. Toute spiritualité réelle, tombant dans le domaine de l'expérience, est entée sur son contraire. Au fond de la douceur, la passion. Au fond du génie, la folie.

On peut généraliser davantage; puisque tout ce qui existe a quelques traits, un souffle au moins, de la spiritualité, on peut généraliser davantage et dire: Toute chose est devenue ce qu'elle est; mais devenir c'est passer du contraire au contraire. Si le terme du mouvement universel de production est la réalité de l'existence spirituelle, comme nous ne pouvons guère en douter, il faut bien que le point de départ de ce mouvement soit le contraire de l'esprit. On ne s'étonnera donc point de trouver ce point de départ inintelligible: c'est sa propriété, c'est son rôle d'être inintelligible, puisqu'il est l'opposé de l'esprit.--Il faut aussi qu'il y ait une cause quelconque qui change en esprit ce principe anti-spirituel.--Tels sont les éléments du Monde, impliqués dans le Monde lui-même, comme l'idée de chacun d'eux est impliquée dans celle du progrès pris dans un sens universel. Ceux d'entre vous, Messieurs, qui ont étudié un peu la Métaphysique d'Aristote, les fragments des pythagoriciens et les Dialogues de Platon, trouveront matière à de nombreux rapprochements. Je vous rappelle, en particulier, quelques pages fort remarquables du Philèbe.

Voilà donc pour le procès, pour le Monde; mais il s'agit de trouver dans le procès le moyen de nous élever au-dessus de lui. En effet, si l'idée du procès telle que nous l'avons analysée explique et résume l'expérience, le procès lui-même est encore inexpliqué. Il commence par le contingent, il a sa base dans ce qui ne doit pas être. Nous avons appelé B le principe anti-spirituel, l'accidentel, ce qui ne doit pas être. Pourquoi cela? Ce n'est pas arbitrairement, ce n'est pas a priori; mais c'est que dans le procès lui-même nous voyons B toujours limité, restreint, réduit, transformé. Nous sommes donc autorisés par les principes de la méthode inductive, à l'appeler accidentel. Jusqu'ici, quoi qu'il en semble, notre marche est toujours empirique. C'est un empirisme d'une nature particulière, très-élevée, toute spéculative; c'est de l'empirisme pourtant. Nous recherchons, comme les Grecs, les éléments du monde.

Mais, si le fondement du procès est accidentel, le procès tout entier doit l'être; le procès ne s'explique pas par lui-même, il n'est pas tout, il n'est pas Dieu, comme le panthéisme contemporain l'imagine; car le panthéisme contemporain ne s'est pas élevé au-dessus de cette idée d'un procès éternel.

Au-dessus du procès et des principes qui le constituent, causes secondes, principes engagés dans le produit, il faut reconnaître une cause absolue hors du procès, et cette cause absolue mérite seule le nom de Dieu. C'est Dieu qui assure la prépondérance du principe idéal sur le réel durant le procès, c'est Dieu qui amène la réalisation de l'être spirituel, but du procès; enfin c'est Dieu qui donne à la première puissance cette position inexplicable en elle-même et lorsqu'on la considère isolément, qui, rendant sa transformation nécessaire, produit le mouvement universel. Ce mouvement générateur, c'est Dieu qui l'institue, c'est Dieu qui l'amène à ses fins. Le procès suppose au commencement un être illimité qui est en fait et qui cependant ne doit pas être. Il est clair que, puisqu'il ne doit pas être ce qu'il est au commencement, c'est-à-dire illimité, il n'est pas nécessairement et de lui-même dans cette position où nous le trouvons en cherchant à nous expliquer la genèse universelle. Il n'a pas pris cette position de lui-même, il l'a prise par l'effet d'un pouvoir supérieur, capable de se servir de lui comme d'un moyen. Et nous concevons en effet que l'être illimité, anti-spirituel, soit un moyen dans les mains de Dieu, parce qu'il est indifférent à Dieu que l'être soit limité ou illimité; Dieu est par lui-même supérieur à l'être 49. Mais, si le premier acte de Dieu consiste à déployer l'être sans limites, il est clair qu'avant tout acte, naturellement, l'être n'est pas sans limites, mais limité. Dieu le possède naturellement comme limité, et s'il le laisse s'étendre sans limites, ce n'est pas pour l'être lui-même, c'est en vue du procès et du but marqué au procès. Aux éléments du procès, aux trois causes immanentes du monde, répondent trois causes transcendantes ou trois manières d'agir de Dieu.

Note 49: (retour) À l'être du Monde: c'est dans ce sens qu'il est appelé transcendant.

A. la première puissance, B, l'existence illimitée, anti-spirituelle, répond l'acte de Dieu qui la déploie. La seconde puissance, cette activité nécessaire qui produit la subjectivité dans l'existence aveugle, est une nouvelle manière d'agir, une nouvelle manifestation de Dieu. Dieu est bien le même lorsqu'il donne essor à l'existence illimitée et lorsqu'il la fait rentrer en elle-même; cependant il n'est pas le même absolument et sous tous les points de vue, car ces deux actes sont simultanés et non pas successifs, autrement le second serait un mouvement rétrograde, inconcevable dans l'absolu. Dieu ne revient pas en arrière. Non, l'acte par lequel il pose B est un acte permanent; l'acte par lequel il le ramène est donc un autre acte permanent, une autre volonté, une autre puissance de la Divinité, mais ce n'est pas un autre Dieu. Il en est de même du troisième terme.

Vous le voyez, Messieurs, l'être du Monde se présente ici comme distinct de Dieu, mais Dieu le possède et le domine. Il peut lui donner carrière, ou le laisser dormir dans son sein. Dieu se présente à nous comme maître de l'existence. Le résultat de notre analyse régressive, tel qu'il se présente à nous maintenant, est encore un dualisme, mais c'est un dualisme qui n'offre aucun des inconvénients du dualisme ordinaire, puisque l'un des principes est absolument subordonné à l'autre. Le nom même de Dieu semble se rapporter à ce dualisme; Newton a dit que le mot Dieu désigne une relation; Deus vox relativa, Deus significat Dominus. Le mot Dieu se rapporte à l'être et signifie Seigneur de l'être.

Nous concevons l'être de trois manières et nous concevons Dieu comme Seigneur de l'être de trois manières:

L'être est primitivement limité ou contenu en Dieu; Dieu le possède en lui-même comme limité, latent, en puissance. Il le possède ainsi naturellement et sans aucun acte. C'est le premier état dans lequel nous concevons le principe de l'être, et Dieu comme Seigneur de l'être.

Mais l'être n'est pas nécessairement limité; il peut aussi se déployer sans limites, et nous sommes obligés d'admettre un tel déploiement pour comprendre le procès, qui suppose à sa base une existence aveugle, illimitée. Si l'être sort ainsi de lui-même, c'est que Dieu le veut, parce qu'il sait que, même alors, il en sera toujours le maître. Dieu permet donc à l'être de se déployer sans limites. C'est le second état dans lequel nous comprenons l'être, et Dieu, Seigneur de l'être.

Enfin, si l'être est incessamment produit, mis au dehors comme existence illimitée, ce n'est pas afin d'assurer la réalité de cette existence hors de Dieu, mais c'est afin d'assurer la réalité de ce qui doit s'élever sur elle. L'être est mis dehors pour retourner à Dieu, pour rentrer en lui-même et dans le sein de Dieu. Nous voyons donc l'être illimité recevoir dans le cours du procès une limitation progressive qui le force à rentrer de plus en plus en lui-même jusqu'à la fin du procès, où cet être objectif, extérieur, tout en continuant d'exister au dehors par l'acte qui le produit et le fait jaillir, est pourtant redevenu entièrement subjectif, intime, spirituel. Nous concevons que c'est Dieu qui imprime lui-même cette limitation graduelle à l'être qu'il pose comme illimité. Telle est la troisième manière dont nous concevons l'être, et Dieu comme Seigneur de l'être.

Sous ces trois formes l'être est le même être; dans ces trois actes 50 ou dans ces trois états Dieu est le même Dieu. Il n'est Dieu dans aucun de ces actes en particulier, mais dans tous. Il possède l'être, il le produit, il le gouverne. Dans ce triple rapport avec l'être, il se fait et se sent le même Dieu; c'est en cela que consiste l'unité concrète de Dieu.

Note 50: (retour) Au point de départ, Dieu possède l'être sans agir, mais alors néanmoins, l'existence divine est un acte.

Ces idées suffiraient à l'explication du procès, c'est-à-dire de l'origine et de la destinée des êtres particuliers dont l'ensemble forme le Monde. Cependant M. de Schelling n'en est pas encore satisfait. Il ne trouve pas en elles la solution du problème capital de la philosophie, et cela, Messieurs, vous le comprenez sans peine, à cause de ce dualisme dont il a franchement confessé la présence. Si le dualisme, comme Bayle dit quelque part, rend compte assez facilement des faits d'expérience, il n'en choque pas moins la raison, et le meilleur des dualismes est encore une métaphysique imparfaite. Le Dieu que nous comprenons jusqu'ici n'a, vis-à-vis de l'être, qu'une liberté conditionnelle; il le possède et ne le crée pas. Tel que nous l'avons défini, Dieu n'est pas l'absolu; l'absolu c'est Dieu, plus le principe de l'être distinct de Dieu; c'est-à-dire que proprement il n'y a point d'absolu; or la pensée a besoin de l'absolu, et ce que nous voulons c'est de comprendre Dieu comme absolu. Pour atteindre notre but, il faudrait donc faire rentrer entièrement en Dieu ce principe substantiel de toute existence (extérieure) ou de toute création, que nous avons trouvé jusqu'ici complètement soumis à Dieu quant à la manière dont il se manifeste, mais plus ou moins indépendant de lui dans la racine même de son être. Jusqu'ici nous voyons bien par quelle évolution Dieu tire tout de la substance première, mais nous exigeons qu'il crée la substance première elle-même, et nous sommes certains que, pour comprendre Dieu philosophiquement, il faut comprendre comment il la crée.

Nous sommes donc obligés d'admettre que cet être en puissance, ce principe limité, mais susceptible de se déployer sans limites, que nous avons considéré jusqu'ici comme demeurant en Dieu, mais distinct de Dieu et, dans un sens du moins, coéternel à Dieu, est Dieu lui-même, non pas Dieu tout entier, non pas l'essence de Dieu, mais quelque chose qui, sans être son essence, est pourtant lui, c'est-à-dire, Messieurs, sa Volonté.

Dans son état primitif, ce principe éternel de l'existence contingente est une volonté en puissance, la simple faculté de vouloir, volonté qui ne veut point ou qui ne se réalise point. Mais lorsqu'elle passe à l'existence actuelle, lorsqu'elle se déploie et se roidit, en un mot, lorsqu'elle veut, elle devient cette substance, ce B dont nous avons parlé jusqu'ici.

La substance de toutes choses n'est donc qu'une volonté actuelle, un vouloir éternel de Dieu, vouloir dont il possède par lui-même la puissance et qu'il peut, à son gré, déployer ou laisser dormir dans son sein. Cette volonté n'est que volonté, pure énergie; une fois déployée elle ne se possède plus elle-même. Sans objet déterminé, sans réflexion, ce vouloir primitif est naturellement un vouloir aveugle.

En nous examinant attentivement nous-même, nous trouverions des faits qui répondent à cette idée et qui l'expliquent, ne fût-ce que l'impatience maladive dont nous sommes saisis parfois sans pouvoir en dire la cause.

Le fond de toute chose est donc un être aveugle, c'est-à-dire un vouloir aveugle. Aussi le progrès ne s'accomplit-il pas sans effort, puisqu'il doit triompher d'une volonté; mais ce qui rend le progrès concevable, c'est précisément le fait que la matière du progrès, la substance universelle, est une volonté. La volonté est la seule chose qui résiste, la seule aussi qu'il soit possible de soumettre et de changer.

La substance du monde est donc un vouloir de Dieu, mais Dieu n'est pas en lui tout entier, puisque, tel que nous le concevons maintenant, ce vouloir est l'accident, ce qui ne doit pas être. Dieu est ce vouloir primitif, substance de toutes choses; et, en effet, la substance des choses prise en elle-même ne se conçoit que comme une force, c'est-à-dire comme une volonté, et, rapportée à Dieu, comme une volonté de Dieu. Dieu est ce vouloir, il est dans ce vouloir, mais il conserve toujours la puissance de le réduire. Il est donc cette volonté primitive; il est la puissance opposée qui la subjugue et la transforme; il est la conscience de leur identité originelle et du but qu'elles poursuivent en commun dans leur opposition. C'est Dieu qui entre lui-même dans le mouvement et qui devient la substance du Monde; il se dépouille lui-même de sa divinité pour donner essor à la création. Mais, s'il y consent, c'est qu'il le peut sans compromettre sa divinité absolue.

La première explication que nous avons donnée du procès universel, tel qu'il est généralement compris, cette première manière de rattacher le procès à son origine repose sur le dualisme de l'être et de Dieu. Elle rappelle très-distinctement l'hellénisme. Sous les noms de Monade et de Dyade, d'être et de non-être, de Dieu et de matière, les pythagoriciens et Platon désignent évidemment les principes qui nous ont occupés, et ils s'efforcent de les concevoir dans le rapport que nous avons nettement établi.

Tout perfectionné qu'il est, ce dualisme ne nous a pas semblé suffisant, et nous venons de le corriger. Comment cela, Messieurs? Il le faut confesser: par le panthéisme. Le point de vue que nous venons de lui substituer est, dans une sphère plus haute, parallèle au panthéisme des Indiens. Pour l'Inde aussi, le monde naît d'un abaissement de Dieu. Bouddha se dépouille lui-même de sa divinité afin de donner une place aux choses particulières. Le Dieu que nous avons essayé de définir est la substance identique des puissances dont le jeu produit le Monde; il forme l'unité, le lien des puissances; il est le même, au fond, dans toutes les puissances. S'il peut se réaliser comme existence (B), c'est qu'il peut le vouloir, c'est que sa divinité essentielle n'est pas compromise par cette réalisation dans une forme opposée à la divinité, c'est qu'il reste le maître de gouverner cette puissance, qui est sa propre substance et qu'il projette cependant hors de lui. Dans la pensée indienne, il n'en est pas autrement de Bouddha. Le panthéisme ne s'explique que par un principe supérieur au panthéisme. Les principes cosmologiques, les puissances qui agissent dans le monde, ne sont les puissances de la divinité que parce que Dieu est l'unité éternelle de ces puissances, unité supérieure au Monde, indépendante du Monde et du rôle des puissances dans le Monde.

Le panthéisme pousse lui-même à cette affirmation; mais pour sortir philosophiquement du panthéisme, il faut comprendre l'unité de Dieu supérieure au Monde. Jusqu'ici, Messieurs, nous la réclamons, nous ne la comprenons pas encore, et cette imperfection de nos tentatives ne nous permet pas de nous y arrêter.

Les recherches qui précèdent nous ont fait connaître Dieu dans sa causalité ou, ce qui est la même chose, dans son rapport avec le Monde; nous avons vu ce qu'il doit être pour produire le Monde, tel que nous le connaissons par l'expérience, le Monde que le mot procès nous semble résumer et définir. Nous exprimons l'idée de Dieu dans sa causalité en disant: Dieu est la puissance qui devient, en se réalisant, l'existence aveugle et sans bornes; il est la puissance capable de limiter, de réduire, de spiritualiser cette existence; il est en même temps la puissance qui peut et qui doit exister comme esprit. Nous savons donc que les principes qui président à la formation et au développement du Monde, sont les puissances de Dieu; mais nous ne savons pas ce qu'est Dieu indépendamment de toute production. Nous le connaissons comme cause, nous ne le connaissons pas encore en lui-même, dans son être, comme substance. Ainsi nous n'avons d'autre idée que celle d'un rapport possible, nous ne connaissons point encore Dieu comme être réel. Nous croyons que Dieu est un être réel, actuellement existant, mais nos investigations laborieuses ne touchent en rien jusqu'ici l'existence actuelle de Dieu. En effet nous disons qu'il est la puissance de devenir existence extérieure, existence aveugle, la puissance de devenir B, et qu'il est autre chose encore; cela signifie qu'il possède cette puissance. Mais cette puissance qu'il possède n'est pas la réalité de son être, cette puissance n'est pas son existence, car la puissance est le contraire de l'existence. Aussi longtemps qu'elle reste puissance, elle n'existe proprement pas. Les deux autres puissances n'existent pas davantage, il le semble du moins, car elles n'ont de signification que relativement à la première. Aussi longtemps que la possibilité de devenir objet demeure à l'état de possibilité, la seconde puissance, c'est-à-dire l'activité qui s'emploie à faire rentrer en soi cet objet, n'a rien à faire et par conséquent n'est rien qu'une possibilité plus reculée. Enfin la troisième n'est rien non plus, puisqu'il faudrait la définir: la possibilité de ressortir en forme spirituelle d'une objectivité qui n'est pas. C'est donc rien enté sur rien. Tout est enseveli dans la nuit du possible, nous n'atteignons le réel nulle part.

Ainsi, Messieurs, si l'on nous demande ce qu'est vraiment Dieu, non dans sa qualité de Dieu, s'il est permis de s'exprimer ainsi, c'est-à-dire comme cause et créateur du Monde, mais ce qu'il est comme être absolu, indépendamment du Monde, nous devrons, pour être sincères, répondre que nous n'en savons rien. Et cependant nous sommes obligés d'admettre qu'indépendamment du Monde Dieu n'est pas une simple puissance, mais un être réel, puisque nous attribuons l'origine du Monde à sa liberté. Nous ne pouvons donc pas rester dans notre ignorance; il faut tâcher de comprendre comment l'être absolu peut exister.

Nous chercherions vainement à nous élever directement à cette idée en partant des puissances telles que nous les connaissons; ces puissances-là, les éléments du Monde, ne sauraient être les éléments de l'idée de Dieu, sans quoi Dieu ne serait pas libre vis-à-vis du Monde. Pour conserver l'idée de la création libre, il faut dire que les puissances ouvrières sont elles-mêmes un produit de la volonté divine: Dieu crée le possible comme le réel; Dieu lui-même est l'auteur des puissances qu'il met en acte. En effet s'il créait au moyen de ses propres puissances constitutives, sans créer les puissances elles-mêmes, il serait déterminé par la nature de ces puissances, il ne serait pas vraiment libre.

Nous verrons bientôt, Messieurs, quelle est la portée de ces propositions, nous verrons jusqu'à quel point se réalisent les promesses qu'elles renferment. Aujourd'hui contentons-nous de les enregistrer et d'en tirer, avec M. de Schelling, la conséquence immédiate.

Le chemin qui nous conduit des faits accidentels à leur loi constante, et de la loi aux causes immédiates et multiples du fait, aux puissances, nous fait arriver aux dernières limites du contingent, et là nous abandonne. Il faut donc quitter la méthode empirique, il faut laisser là les puissances du Monde et chercher ailleurs les éléments de la science divine. Ailleurs, c'est-à-dire dans ce que nous savons déjà de Dieu. En effet nous en savons déjà quelque chose; il ne serait pas juste de prétendre que nous n'ayons aucune idée de Dieu; il ne nous est pas scientifiquement démontré qu'il existe, mais nous savons ce que nous cherchons sous son nom.

Et d'abord, Messieurs, Dieu est l'essence universelle, le fond de toutes choses, ou simplement l'Essence; toute négation de ce principe nous rejetterait dans le dualisme. D'un autre côté, Dieu est un être réel, il existe. C'est la contradiction infinie, le miracle des miracles, que Dieu soit l'Essence et que cependant il existe. Partout ailleurs la pensée distingue le fond et la forme, la puissance et l'acte, l'essence et l'existence. Ainsi l'essence des individus c'est l'espèce, mais l'espèce n'existe pas comme espèce; ce qui existe, ce sont les individus. Dieu est l'essence qui existe; cette définition s'impose à la pensée de tout homme qui croit en Dieu, du moment qu'il en comprend les termes.

Descartes voulait prouver l'existence de Dieu en faisant voir que l'existence est une perfection de l'essence, d'où s'ensuivrait que l'existence est impliquée dans la notion de l'essence absolue, dont nous ne pouvons pas faire abstraction. Descartes se trompait; l'existence n'est point contenue dans l'idée de l'essence. Au contraire, la pensée trouve de grandes difficultés à concevoir que l'Essence existe, et ces difficultés ne peuvent être surmontées que par un acte de volonté, par un acte de foi. Il n'y a pas besoin de foi pour croire à l'essence absolue, universelle, car la raison nous y conduit d'elle-même; mais, pour croire qu'elle existe, il faut un acte de foi. On ne peut donc pas prouver, directement du moins, que l'Essence existe, mais, si on croit en Dieu, on le suppose, et lorsqu'on part d'une telle supposition, il est naturel de rechercher à quelles conditions l'idée de l'essence doit satisfaire pour qu'elle puisse exister.

M. de Schelling analyse donc a priori l'idée de l'essence qui existe. Cette analyse, dont il me serait très difficile de vous reproduire avec clarté le mouvement dialectique, me semble s'appuyer plus ou moins sur les données psychologiques qui sont au fond du mysticisme de Jaques Böhme. Il y a une parenté étroite entre l'idée mère du système de Schelling et la pensée de Böhme, parenté que M. de Schelling semble admettre lui-même lorsqu'il reproche à Böhme de ne pas sortir de son commencement, qui est, dit-il, magnifique.

Ici, Messieurs, je m'en tiendrai à une indication très-abrégée, suffisante pour vous faire comprendre vers quel but le système est dirigé, sans rien prononcer, et sans rien préjuger sur la manière dont ce but est atteint, ni sur la valeur logique des intermédiaires employés. Cette question doit rester réservée, car il faudrait, pour nous mettre en mesure de la résoudre, une exposition plus détaillée, plus approfondie, peut-être aussi plus rigoureuse.

Dieu, disons-nous, est l'essence qui existe: mais l'essence, comme telle, ne saurait exister; il y a, entre l'idée d'essence et celle d'existence, une contradiction qui ne saurait être levée directement.

Il faut donc, en Dieu, distinguer l'essence de l'existence, tout en constatant l'identité au sein même de la distinction. Ainsi Dieu est l'Essence en elle-même: l'Essence ou la Puissance, c'est-à-dire la possibilité d'une réalisation infinie; cette possibilité ne doit pas se réaliser; la puissance doit rester puissance; c'est en restant ainsi dans la virtualité, dans le non-être, dans l'intimité d'une concentration parfaite, qu'elle constitue Dieu comme Essence. Mais dans cette forme, à la prendre seule, Dieu n'existerait proprement pas. Si Dieu n'était que cela, le panthéisme aurait raison, Dieu serait la racine de tout être, sans proprement être lui-même. L'existence est donc un second élément de l'idée de Dieu et, par conséquent, en vertu de l'incompatibilité que nous avons signalée, une seconde puissance de l'être absolu. En tant que Dieu existe effectivement, réellement: il n'est pas l'infinie puissance; il est, d'un côté, puissance infinie, de l'autre, existence infinie. Cette existence n'est pas celle qui résulterait du déploiement de la puissance ou qui viendrait après la puissance, mais c'est une existence coéternelle à la puissance, éternellement supportée par la puissance, et qui ne se déploie librement dans son infinité que si la puissance reste puissance. Si la puissance était seule (et l'idée d'une puissance n'est pas, je le répète, la négation abstraite de l'être, mais l'être dans l'absolue contraction, l'être au minimum de réalisation), si la puissance était seule, dis-je, elle ne resterait pas à l'état de puissance, mais, obéissant à sa tendance naturelle, elle se réaliserait, c'est-à-dire qu'en se transformant en existence, elle se perdrait. La puissance n'est donc pas seule; à côté d'elle, au-dessus d'elle, se trouve l'existence infinie. Ainsi Dieu, l'essence qui existe, se trouve, d'un côté puissance infinie, de l'autre existence infinie.

Mais ce n'est pas tout; car, s'il n'était que cela, l'unité de son être serait compromise et, avec l'unité, la vérité de son être. Je dis la vérité de son être; en effet s'il n'était que ce que nous venons de dire, il ne serait pas véritablement, puisqu'il ne serait pas pour lui-même. La puissance, en tant que puissance, n'est pas pour elle-même, car elle ne se manifeste pas à elle-même, elle ne se réalise pas. L'existence pure n'est pas non plus pour elle-même, car elle n'a pas la puissance, et par conséquent elle ne se connaît pas. L'intelligence suppose toujours, Messieurs, que le sujet qui connaît possède en lui-même comme puissance ce qui est réalisé dans l'objet connu.

L'être absolu n'est donc pas seulement, d'un côté, puissance absolue, de l'autre, existence absolue; mais il est encore, primitivement, éternellement, l'identité de l'une et de l'autre, c'est-à-dire qu'il possède éternellement la conscience de sa puissance, et c'est dans cette conscience que proprement il existe en tant qu'Absolu, indépendamment de toute création et de toute relation. En un mot, Messieurs, l'existence de Dieu, l'existence infinie, ne s'épanouit pas seulement lumineuse sur la base de son pouvoir, mais cette lumière est un regard. Elle revient sur cette base pour l'élever jusqu'à soi, pour se la représenter, pour la comprendre; et cette intelligence ineffable de l'immensité qui sommeille en son sein, fait proprement la vie de l'absolu. Dieu vit dans le sentiment de sa puissance, comme, à son tour, je le crois, aussi longtemps qu'elle reste puissance, la puissance vit elle-même par l'intelligence de la Divinité. Dieu comprend, il est compris; c'est ainsi qu'il se comprend lui-même. Flux et reflux éternel, constante harmonie des fonctions, dont la permanence produit au sein de l'unité les distinctions les plus réelles que l'intelligence puisse concevoir.

Ainsi Messieurs: 1° Puissance ou sujet pur A1; 2° Existence, objet pur A2; 3° Conscience de la puissance, esprit pur A3: Tels sont les éléments constitutifs de l'essence qui est, les éléments constitutifs de l'être de Dieu en tant que Dieu.

Vous pouviez aisément le prévoir, Messieurs, cette analyse nous donne pour résultat les mêmes puissances que nous avons déjà appris à connaître comme puissances créatrices ou comme les éléments du Monde; mais nous les trouvons dans une autre situation, non plus comme puissances créatrices, mais comme les principes qui constituent l'être de Dieu lui-même, de sorte qu'il dépend de lui d'en faire ou de ne pas en faire les puissances de la Création, et par conséquent, dans ce sens, de créer ces puissances génératrices ou de ne pas les créer.

Dans la situation des puissances que nous venons de décrire, tout est tranquille. Dieu existe éternellement comme être absolu par la conscience de la puissance absolue. Il ne sort de cet état que s'il veut produire une autre existence que la sienne, s'il veut être Dieu. S'il le veut, il le peut; car il possède en lui-même une puissance d'être infinie, laquelle restant puissance ou sujet, est la base de l'existence divine, tandis que, devenant objet, elle sert de base à une autre existence.

Que si Dieu veut, en effet, créer, et se réaliser ainsi non-seulement comme être absolu, mais encore comme être relatif ou comme Dieu, alors le rapport des puissances sera changé. Il laissera se déployer la puissance qu'il recèle en lui-même, invisible et perdue dans la transparence de son être. C'est cette puissance qui désormais remplira l'espace infini de l'existence infinie. Par là l'existence pure et primitive de Dieu n'est pas altérée, mais elle rencontre une limite contraire à sa nature, elle est gênée, niée, refoulée en elle-même, et devient ainsi puissance, c'est-à-dire que, son empire étant contesté, elle éprouve l'irrésistible besoin de le rétablir. L'harmonie des deux premiers principes étant détruite, le troisième, qui n'est que la conscience de cette harmonie, se trouve, lui aussi, nié, et réduit à la condition de puissance. L'être primitif de Dieu est toujours objet par son essence; il lui est naturel d'être objet, c'est-à-dire déployé, manifesté; mais, par l'élévation soudaine d'un autre objet, il est refoulé dans la puissance, il devient sujet et tend à se rétablir dans l'objectivité absolue. Il entreprendra donc sur le nouvel objet, l'objet faux, ou qui, par sa destination essentielle, ne doit pas demeurer objet, le travail de limitation, de transformation, d'assujettissement et d'assimilation que nous avons déjà décrit, et, ramenant ainsi la fausse existence 51 à l'état de puissance qui lui convient, il se rétablira lui-même dans l'existence, et par conséquent ramènera la troisième puissance au rang suprême qu'elle occupait. Ainsi commence le Procès tel que nous le connaissons; rien n'est changé dans l'idée du procès; tout ce que nous avons gagné par ce développement dialectique de la définition de Dieu, c'est de voir que les puissances créatrices ou les éléments du Monde sont, dans leur essence primitive, les puissances constitutives de l'être absolu. Elles ne deviennent les puissances constitutives d'un autre être, les principes de la vie du Monde, que si Dieu les y appelle par un acte de libre volonté. Pour comprendre la possibilité d'une telle résolution, il faut reconnaître en Dieu non-seulement l'unité de fait des puissances, mais leur unité nécessaire, absolue. Leur unité subsiste en lui alors même qu'elle est brisée ou renversée; car la véritable infinité des puissances consiste en ceci, qu'elles peuvent s'opposer entre elles en changeant leur situation respective, et produire ainsi l'Univers, tout en demeurant dans leur principe absolument unies. Ainsi Dieu n'est pas seulement la cause absolue du procès, nous comprenons Dieu en lui-même, indépendamment du procès ou du Monde; et nous comprenons comment il peut, s'il le veut, donner naissance au procès, en faisant de ses propres puissances les puissances du procès.

Note 51: (retour) M. de Schelling l'appelle fausse parce qu'elle se présente d'abord comme existence infinie, tandis qu'elle n'est point appelée à jouer ce rôle définitivement. L'adoration de ce principe constitue le faux monothéisme, principe et point de départ des religions mythologiques.

Mais tout ce développement repose sur l'idée de l'Essence qui existe, c'est-à-dire sur une base hypothétique ou, si vous le préférez, sur la base de la foi en Dieu.

S'il est un Dieu, nous savons ce qu'il est; en d'autres termes, si l'Essence existe, nous savons comment elle existe; nous n'avons pas encore établi scientifiquement le fait de son existence. Pour le démontrer, qu'y a-t-il à faire, Messieurs? Il n'y a qu'à voir si les faits s'accordent avec cette hypothèse, ou, ce qui est la même chose, s'ils s'expliquent par son moyen. Il faudra donc analyser a priori l'idée du procès hypothétique dont nous connaissons les facteurs, et comparer les phases diverses du procès que le développement de cette idée a priori nous conduit à déterminer, avec les différentes sphères de l'existence réelle. Si le développement logique de ce procès, par lequel une puissance primitivement spirituelle retournerait à la spiritualité dont elle est sortie, nous explique dans leur intimité l'ensemble des vérités expérimentales, nous serons certains que ce procès n'est point une chimère, mais la base même de l'expérience, d'où nous concluerons nécessairement que les facteurs de ce procès existent, et enfin, toujours avec la même nécessité, que l'unité absolue des puissances, qui seule peut les maintenir dans le rapport constitutif du Procès, existe également. Telle est la tâche de la philosophie progressive, qui justifie la réalité des principes exposés jusqu'ici, en interprétant par leur moyen la Nature et l'âme humaine, la religion et l'histoire.

La philosophie régressive nous fournit donc l'idée de Dieu; la philosophie progressive nous donne la preuve de son existence: preuve expérimentale, comme il convient qu'elle soit, car nous ne devons jamais faire abstraction de la réalité; mais dont la marche est a priori, comme il le faut également, car nous n'avons de connaissance réelle qu'en saisissant l'effet dans sa cause. La démonstration de l'existence de Dieu n'est pas un sujet particulier de la philosophie; c'est la philosophie tout entière. Et cette démonstration ira toujours se perfectionnant et s'approfondissant, à mesure que la science expérimentale se développera, et que le monde lui-même avancera vers l'accomplissement de ses destinées.



QUATORZIÈME LEÇON.

Nouvelle philosophie de M. de Schelling.--Résumé de l'exposition précédente.--Idée de Dieu et de la Création, de l'homme, de la Chute, de la Restauration.--Appréciation du système. La théorie des puissances repose sur l'intuition, mais elle ne rend pas raison de la liberté absolue. La liberté de Dieu selon M. de Schelling, consiste dans la faculté de déployer ou de comprimer une puissance déterminée. C'est une liberté limitée et non pas absolue. Or les mêmes motifs qui nous obligent à attribuer à Dieu la liberté de créer ou de ne pas créer, nous portent à reconnaître en lui une liberté absolue, et nous poussent au delà du système de M. de Schelling.


Messieurs,

Nous avons vu comment M. de Schelling cherche à saisir l'infinie spiritualité de Dieu dans les puissances qui la constituent. Dieu est l'unité nécessaire de ces puissances, et cette nécessité fait sa liberté vis-à-vis d'elles, puisque, sans altérer son unité, il peut, s'il le veut, les changer en puissances créatrices, en les opposant les unes aux autres. Le trait caractéristique de ce point de vue est l'idée d'un principe divin qui, sans être précisément Dieu, forme cependant la base de l'existence divine, quoiqu'il soit susceptible d'exister hors de Dieu. La puissance génératrice réside proprement dans ce principe, en ce sens qu'il fournit la substance, la matière première de toute création. Si nous considérons en lui-même et dans sa pureté le principe dont il s'agit, nous ne pouvons le désigner par aucun nom emprunté à l'expérience, soit extérieure, soit même intérieure, parce qu'en effet nous ne l'apercevons jamais pur; l'expérience ne nous le montre jamais sans que l'influence des autres puissances l'ait en quelque façon modifié. Cependant il convient de lui donner un nom tiré de l'expérience, pour faire sentir que ce n'est pas une abstraction de la pensée, mais une force réelle. Nous chercherons donc à suivre l'analogie la plus exacte possible, et nous l'appellerons Volonté. En effet sa nature ne se révèle nulle part aussi bien que dans la volonté.

Ainsi l'existence immuable, éternelle de Dieu repose sur la base de sa volonté. Aussi longtemps que cette volonté reste en puissance, Dieu la possède comme sa puissance, et l'existence de Dieu distincte de cette puissance consiste à la posséder; c'est en elle qu'il se sent vivre, c'est en elle qu'il trouve la félicité, qui est proprement l'acte éternel de son être. Il existe donc comme esprit, parce qu'il possède dans la profondeur de son essence la puissance de la volonté. Son existence objective, comme esprit infini, n'a rien de contraire à cette puissance aussi longtemps qu'elle demeure puissance, et la conscience de cette harmonie entre son existence réelle et la puissance d'être qui réside en lui, est la véritable forme de sa vie, la troisième puissance de la Divinité. Il est donc puissance ou sujet pur, acte pur ou objet pur, enfin identité de la puissance et de l'acte, de l'objet et du sujet: esprit pur. Il est cela sans aucune volonté, aussi longtemps qu'il ne suscite pas ce vouloir où gît la possibilité d'une existence autre que la sienne. Mais sur ce principe repose l'avenir de toutes les créations. Il voit éternellement les créations futures dans la puissance qu'il possède. Cette puissance tend naturellement à se déployer, elle est l'attrait qui invite l'Éternel à créer. Cependant cet attrait n'est pas une nécessité. Une impulsion aveugle est sans force sur Celui qui est esprit. S'il crée, c'est par un motif. Ce motif, c'est l'intention réfléchie d'être connu, d'être aimé. La création a donc pour fin de multiplier l'existence spirituelle; le but de Dieu est de produire un être semblable à lui. Cependant l'existence qui résulte immédiatement de l'acte créateur ou du déploiement de la puissance créatrice, ne saurait être semblable à l'existence divine; ce qui la caractérise, c'est qu'elle est une autre existence; pour devenir semblable à la première sans se confondre avec elle, il lui faut subir une série de limitations et de transformations. L'acte créateur, donnant essor à une puissance infinie, produit une existence infinie, qui gêne et comprime nécessairement l'existence infinie que Dieu possède avant tout acte; car il peut bien y avoir plusieurs principes infinis, mais non plusieurs infinis existant actuellement.

Ainsi l'acte créateur est un mouvement, mais un mouvement dans le sein de Dieu, car tout est en Dieu. C'est un renversement des puissances constitutives de la Divinité qui forme la base et l'essence de l'Univers; l'Univers est l'unité renversée. La puissance infinie d'être, sujet ou substrat primitif, devenant objet, l'objet primitif devient, à son tour, dans le Monde du moins, dans la Création, puissance ou sujet; mais, comme cette position est contraire à sa nature essentielle, éternelle, il travaille à la quitter et à redevenir objet, à regagner la surface ou l'empire, en s'assujettissant la nouvelle existence, la seconde existence, la fausse existence, qui doit redevenir base ou puissance pour servir de fondement à une seconde existence spirituelle, à l'esprit créé, comme elle est, avant tout acte, base et substance de l'esprit incréé.

Dieu peut, s'il le veut, mettre ainsi les puissances de son être en lutte les unes contre les autres, parce qu'il n'est pas seulement l'unité de fait des puissances universelles (en réalité, tout esprit et même tout être réel, à quelque ordre qu'il appartienne, nous présente une telle unité de fait); mais il est leur unité nécessaire, l'unité des puissances supérieure aux puissances, l'unité des puissances dans leur harmonie et dans leur contradiction. Tel est le secret de sa Liberté.

Ainsi, ce qui existe, ce qui fait proprement la substance de tout être créé, c'est une volonté divine qui sort incessamment du sein de Dieu et qui pourtant n'est pas Dieu, puisque dans l'existence divine elle est latente, et qu'après l'avoir dégagée, Dieu ne cesse pas d'être lui-même. La puissance proprement divine, celle en qui réside l'être de Dieu, est constamment active dans le procès qui produit et maintient l'existence du Monde, dans la création, mais dans le Monde elle n'existe nulle part sous sa forme propre. L'être du Monde n'est donc pas le même que l'être de Dieu, mais le mouvement du Monde tend à assimiler, en les unissant, l'être du Monde et l'être de Dieu, en sorte qu'à la fin Dieu soit tout en tous.

Le principe constitutif de l'existence divine n'est pas réel dans le Monde, disons-nous; il ne s'y trouve qu'a l'état de puissance, et c'est précisément pour cela qu'il y joue le rôle de principe actif, de cause du progrès; il est la cause par excellence, la cause efficiente ou la cause motrice, selon l'analyse si juste des péripatéticiens, car le mouvement, partout où il a lieu, résulte de l'effort d'une puissance qui tend à se réaliser. La forme de l'existence divine cherche donc à s'imprimer sur le Monde, l'existence divine cherche à se réaliser dans le Monde, et elle s'y réalise en effet, à la fin du procès créateur; toutefois, même alors, ce n'est proprement pas elle, ce n'est pas la seconde puissance qui existe ou qui occupe la surface, ce n'est pas elle qui est manifestée; elle n'existe que dans son identité avec la première. Ce qui existe à la fin, c'est la première, complètement assimilée à la seconde par l'influence de celle-ci; c'est-à-dire, Messieurs, pour exprimer enfin la vérité de la chose, ce qui existe n'est ni la première, ni la seconde, mais la troisième. Le terme du procès est une nouvelle unité des trois puissances, dans laquelle la troisième, l'esprit, occupe derechef le premier rang, et donne à l'être son caractère. Ce terme de la création, c'est l'Homme, produit commun des trois puissances, unité des trois puissances, dieu nouveau à l'image du Dieu éternel. En lui, les puissances qui, dans leur opposition, sorties du sein de l'unité suprême, ne se comprenaient plus les unes les autres, sont de nouveau conciliées. Ainsi la venue de l'homme amène la paix dans la Nature, parce qu'il est l'achèvement de la Nature. Il est libre, parce qu'aucune puissance n'exerce sur lui d'empire exclusif, et, comme la puissance créatrice de l'être est redevenue puissance en lui, il peut devenir créateur à son tour. Mais sa mission n'est pas d'éveiller une seconde fois ce redoutable mystère, car la Création est terminée. Cette force apaisée qui sommeille en son sein serait plus grande que lui. Ce n'est pas sa volonté, c'est la volonté de Dieu; il en est le gardien, non le maître.

S'il l'excite, absorbé par elle, il tombe sous son empire; elle règne de nouveau exclusivement, elle refoule de nouveau les forces proprement spirituelles dans l'obscurité du non être ou de la puissance, et ne peut être soumise une seconde fois que par un second procès. Mais, comme le procès qui fait surgir la Nature est un drame qui se joue dans le sein de Dieu, le second Procès est un drame qui se joue dans le sein du nouveau créateur, dans l'âme humaine. Les créations qui naissent de ce procès et qui en marquent les phases, correspondent aux créations naturelles; mais elles n'ont de réalité que dans la pensée. Telle est l'origine des mythologies, des théogonies, reproduction idéale de la cosmogonie primitive.

Comme la première création est un accident divin, l'effet de la volonté incalculable de Dieu, la seconde création est un accident humain, un effet de la volonté incalculable de l'homme. La cause en est le désir que l'homme conçoit de s'élever en déployant la puissance créatrice qui fait la base de son être spirituel. En cédant à ce désir, il amène un renversement des puissances, une chute. La Chute, au sens où nous prenons ce mot ici, explique seule la condition primitive de l'humanité et le caractère dramatique de son histoire. Pour donner un sens aux documents des premiers âges, il faut nécessairement admettre que les religions mythologiques se sont succédé dans la conscience, d'abord collective, de l'humanité, d'une manière irréfléchie, involontaire, par l'effet d'une nécessité intérieure analogue à celle qui produit les songes; et que la libre réflexion, le doute, le raisonnement, l'individualité morale, n'ont commencé que plus tard, par le retour graduel de l'esprit à sa primitive harmonie. Comme le premier Procès se termine par la création de l'homme, image réelle (naturelle) de Dieu, le second Procès se termine par le rétablissement de l'idée du vrai Dieu, du Dieu triple et un, dans la pensée humaine.

Je ne poursuivrai pas, Messieurs, le développement de ce système et la démonstration expérimentale de sa vérité dans la philosophie de la Mythologie et dans la philosophie de la Révélation; ce que j'en ai dit suffit à notre dessein.

Vous apercevrez au premier coup d'œil que le style de cette métaphysique, s'il est permis de s'exprimer ainsi, diffère entièrement de celui du panthéisme rationaliste, auquel elle tend à se substituer. Ici l'explication des faits n'est plus cherchée uniquement dans la loi de leur production ou dans une formule abstraite, mais dans des puissances réelles. La question suprême n'est plus de connaître la loi des faits, la formule universelle, précisément parce que la seule existence de fait pour nous, c'est-à-dire le Monde, n'est plus identifiée à l'absolu. Au-dessus des faits qui font l'objet de notre expérience, au-dessus de l'ensemble auquel ces faits appartiennent, l'esprit reconnaît une cause substantielle des faits, et la philosophie reçoit pour mission de déterminer quelle est cette cause substantielle. Après s'être élevée du fait à la formule et de la formule à la cause, elle cherche à redescendre de la cause au fait par le même intermédiaire. Les principes qui doivent rendre raison des phénomènes sont ici des puissances réelles, susceptibles, dit M. de Schelling, de devenir elles-mêmes un objet d'expérience, non-seulement dans ce sens qu'elles expliquent l'expérience universelle, mais encore directement. En effet ce regard intérieur, qui fait seul la psychologie, aperçoit au fond de notre âme la lutte des puissances dont nous nous sommes entretenus, et les saisit là dans leur énergie.

Ainsi, dans la production poétique ou philosophique, comme dans tout déploiement puissant de la volonté, nous constatons l'effort de la raison, de l'intelligence proprement dite, de la seconde puissance, pour s'assujettir le principe substantiel de l'esprit, la pure expansion, la pure force, la première puissance, qui d'elle-même n'est pas la raison et n'a pas de raison, mais qui est susceptible d'écouter la raison, et qui, lui restant soumise, fait la fécondité du génie, la virilité du caractère.

Cette observation psychologique est d'une incontestable vérité; son ancienneté ne nous en fera pas méconnaître la profondeur. Sous des formes diverses, nous la retrouverions aisément chez Platon, chez Aristote, partout où s'est manifesté l'esprit philosophique. La philosophie de M. de Schelling est donc profonde, dans ce sens qu'elle repose sur une intuition profonde. Si cette intuition fait défaut, la porte du système reste fermée. De là vient, sans doute, le reproche de mysticisme qu'on a dirigé contre le point de vue de M. de Schelling. En effet, ce qu'il y a de plus intéressant et de plus spéculatif chez les écrivains généralement désignés sous le nom de mystiques, ce sont précisément leurs vues sur l'âme humaine. Dans la bouche du vulgaire, le mot mystique s'applique à tout homme qui donne une attention sérieuse aux choses de la religion. En philosophie il ne convient qu'aux penseurs qui croient découvrir la vérité par quelque faculté particulière dont tous les hommes ne jouissent pas. M. de Schelling n'élève pas cette prétention; mais, comme il n'est pas toujours facile de distinguer entre une différence de nature et une différence de degré, l'accusation de mysticisme portée contre lui ne doit pas surprendre. Sans contredit, il faut le sentiment des problèmes pour arriver aux solutions. Je reviens à celles que propose M. de Schelling.

Entre les choses finies et le Dieu absolu, il place comme intermédiaire des puissances qui sont à la fois les causes du monde engagées dans le monde, les principes cosmiques, et les principes constitutifs de la Divinité. Mais, ces puissances étant infinies, il admet qu'elles peuvent se trouver les unes vis-à-vis des autres dans une double relation: ici unies et conciliées dans l'être inaltérable de Dieu, là séparées et opposées dans les procès successifs et simultanés qui forment l'existence du monde. Ainsi se trouve accusée et presque résolue la contradiction qui semble inévitable, dans tous les points de vue où l'on reconnaît Dieu: Tous admettent en effet que Dieu est l'être absolu, et qu'il ne perd point ce caractère bien qu'un être différent de lui vienne le limiter.--L'infinité positive de Dieu consiste en ceci, qu'il peut se limiter lui-même pour donner place à une autre existence. C'est l'infini de la liberté, supérieur à celui de l'existence abstraite. Toutefois l'idée de l'existence infinie doit trouver une place: il faut que Dieu soit infini et absolu dans le sens de l'actualité; mais, par l'accomplissement de la création, cette exigence de la pensée se concilie avec la réalité de la créature dans la pure sphère de la vie morale, forme suprême de la réalité. C'est l'amour de Dieu pour la créature et l'amour de la créature pour Dieu qui rétablissent l'infini dans son droit et font triompher l'unité. Quand la créature aime Dieu comme elle en est aimée, l'idéal est réalisé, l'existence universelle est divine comme la substance universelle, parce que Dieu est tout en tous.

M. de Schelling admet donc que les mêmes puissances soutiennent entre elles deux rapports opposés et forment ainsi, d'un côté la triplicité des principes cosmiques, de l'autre la Trinité des puissances divines. La puissance qui proprement existe dans le Monde, n'existe pas en Dieu; elle est en lui latente, à l'état de base, tandis que la puissance qui existe en Dieu n'existe pas dans le Monde; elle y agit comme cause du mouvement. On peut donc dire que l'être du Monde n'est pas le même que celui de Dieu; mais, à prendre les mots dans leur acception générale, il faut avouer que M. de Schelling considère le Monde comme formé de substance divine. Plusieurs en conclueront, sans hésiter, que son système est un panthéisme. Ce reproche serait bien injuste. La racine du panthéisme est coupée du moment où l'origine des choses finies est rapportée à un acte libre, et si le système est attaquable, ce n'est pas de ce côté.

Mais M. de Schelling pense être remonté jusqu'au principe sur lequel se fonde la liberté divine; il déduit la liberté de ce principe et, par là, il se trouve conduit à la soumettre à des conditions qui me semblent incompatibles avec la notion de l'absolu telle que la raison la conçoit nécessairement a priori. Les difficultés qui m'arrêtent tiennent peut-être à la forme plutôt qu'au fond de la pensée, et se lèveraient d'elles-mêmes dans une exposition plus large et plus ferme que la mienne. Toutefois, Messieurs, je vous demanderai la permission de les présenter:

La liberté de Dieu, selon M. de Schelling, consiste dans la faculté qu'il possède de déployer ou de tenir cachée la puissance de créer une autre existence que la sienne. Cette puissance est le fondement de l'existence de Dieu lui-même, elle est la base sur laquelle s'élève l'unité concrète de la vie divine. M. de Schelling est obligé de la considérer ainsi parce qu'il ne saurait concevoir un être qui n'eût pas son principe en Dieu. Mais comme, pour jouer ce rôle, il faut que la puissance demeure puissance, Dieu ne la suscite qu'aux dépens de sa propre unité. La production d'une nouvelle existence est la négation de l'existence divine. En créant un monde Dieu devient monde, et cependant il peut créer sans cesser d'être Dieu, parce qu'il est l'unité des puissances, dans un sens plus profond que celui d'une simple unité de fait; il est l'unité nécessaire des puissances, l'unité supérieure aux puissances, l'unité des puissances dans leur harmonie et dans leur contradiction.

Sur ces explications textuelles je ne ferai qu'une observation: c'est qu'en proclamant Dieu l'unité des puissances supérieure à leur contradiction, on ne le définit proprement pas, on l'affirme, et la seule chose qu'on définisse, ce sont les puissances. En effet, Messieurs, si l'on admet la théorie des puissances comme le fruit d'une induction légitime, ce que je ne veux point contester légèrement; si l'on admet que le monde réel est l'œuvre des puissances telles que nous les avons conçues, il faut bien admettre aussi une unité supérieure aux puissances; il faut l'admettre, nous l'avons vu, pour expliquer le rapport que les puissances soutiennent entre elles, rapport qui nous a fourni la solution du problème du Monde. S'il n'y avait rien de supérieur aux puissances, s'il n'y avait pas entre elles un lien qui les force à rester unies lorsqu'elles tendent à se séparer, elles s'isoleraient en effet, elles constitueraient chacune un monde à part; nous ne les trouverions pas dans cet état de tension et de lutte qui résume à nos yeux l'expérience; le monde réel, le monde progressif, le monde humain n'existerait pas. Si l'on admet les puissances, il faut donc admettre une unité libre, supérieure aux puissances, mais de ce qu'on est obligé de l'admettre il ne s'ensuit pas qu'on la comprenne en son intimité, et les développements de M. de Schelling ne nous l'expliquent pas. Ils nous apprennent que les puissances sont inséparables, que leur essence infinie leur permet de rester unies en Dieu, tandis qu'ailleurs elles se combattent. Nous complétons ainsi notre étude des puissances, nous n'arrivons pas à l'essence de Dieu.

Je ne puis ni ne veux en dire davantage sur la théorie des puissances cosmogoniques. Je n'ajouterai pas que si cette doctrine s'appuie sur des vues physiologiques et psychologiques profondes, l'intuition y fait pourtant quelquefois défaut. Je ne demanderai pas si M. de Schelling fait comprendre aussi clairement la fonction de la seconde puissance dans l'unité divine absolue que son rôle dans le Monde. Je ne demanderai pas si la troisième, l'identité du sujet et de l'objet, a véritablement le caractère d'un principe distinct et substantiel, d'une Cause, ou si plutôt elle ne se présente pas constamment comme un produit; en un mot, je ne demande pas si la théorie des puissances est achevée. Cet examen difficile nous détournerait de notre sujet; il exigerait au préalable une exposition beaucoup plus approfondie et plus complète que la mienne.

J'accepte donc les puissances comme principes générateurs du fini; mais, Messieurs, j'insiste sur cette observation que la doctrine des puissances ne nous fait pas connaître Dieu en lui-même, précisément parce que, comme le dit M. de Schelling, il est supérieur aux puissances, supérieur toto cœlo. Toute autre méthode pour arriver à la liberté de Dieu est donc au moins aussi légitime que la théorie des puissances; car, après tout, la théorie des puissances n'est pas une méthode qui nous y conduise. Elle nous fait remonter jusqu'à un certain point dans l'interprétation spéculative de l'univers, elle nous amène jusqu'aux marches du trône: arrivés là, la chaîne du raisonnement philosophique est brisée. L'échelle dressée sur la terre ne va pas jusqu'au haut de la muraille. Lorsqu'on est au sommet de l'échelle, il faut rassembler son courage, saisir le créneau et sauter dans la place, c'est-à-dire affirmer l'inévitable inintelligible. La liberté de Dieu n'est ici qu'une affirmation énergique, fondée sur un besoin réel de la pensée; ce n'est pas le résultat d'une déduction, et nous ne connaissons pas Dieu dans son prius, comme M. de Schelling pense nous le faire connaître 52. Le défaut du système que nous venons d'étudier consiste précisément en ce qu'il ne s'est pas contenté d'affirmer la liberté de Dieu, mais qu'il veut remonter à sa cause. Nous venons de dire que cette prétention n'est pas fondée. Encore une fois, si Dieu est supérieur aux puissances, sa nature essentielle n'est pas expliquée par la nature des puissances. Examinons maintenant les conséquences de la tentative, légitime ou non, de remonter au prius de la liberté divine.

Note 52: (retour) Voyez la préface de M. de Schelling à la traduction allemande des Fragments philosophiques de M. Cousin.

Le dessein d'expliquer la nature du Dieu libre au moyen de ses puissances, nous semble conduire l'esprit à se représenter la liberté divine comme une liberté conditionnelle et limitée par les puissances, point de vue que nous ne saurions concilier avec l'idée de l'absolu.

Dans ce système, en effet, la création est déterminée par la nature de Dieu. Créer, ici, c'est déployer une puissance que nous connaissons déjà; créer, c'est réaliser l'existence illimitée, opposée à la spiritualité, afin que cette négation soit surmontée par l'action du principe de l'existence spirituelle, réduit à l'état de puissance. Comme dans les philosophies panthéistes, toutes les phases de la Création sont contenues dans l'idée de la création possible, et cette idée est déterminée avec nécessité. Créer, c'est commencer le procès dont nous avons analysé les principes. Si Dieu crée, il créera de cette manière et pas autrement. La liberté divine est donc restreinte dans les limites rigoureuses d'une alternative: un oui ou un non; le veto et le placet. Dieu, peut, s'il le veut, créer ou ne pas créer dans le sens absolument déterminé que nous venons de marquer; mais il ne peut pas créer ce qu'il lui plaît et comme il lui plaît.

Sous ce point de vue, la liberté de Dieu n'est ni plus ni moins parfaite que la liberté primitive de l'homme. Comme la liberté de Dieu est déterminée par la nature de ses puissances, la liberté de la créature primitive est déterminée par sa position. La créature spirituelle se trouve, elle aussi, en face d'une simple alternative: elle peut réveiller ou ne pas réveiller la première puissance, rester immobile ou se poser en second créateur. Elle n'a de choix qu'entre ces deux alternatives, et les conséquences, de l'une et de l'autre sont absolument nécessaires. Si la créature veut créer à son tour, elle tombe dans le faux théisme, dans l'adoration du principe de la nature, d'où résulte infailliblement le procès mythologique, dont l'issue est le rétablissement du théisme vrai.

Vous voyez donc clairement, Messieurs, quelle espèce de conciliation ce système établit entre les deux principes colluctans de la liberté et de la nécessité. Tous les fils de la pensée se rattachent à un nœud que la liberté tranche: dès ce moment la nécessité reprend son empire, la pensée a priori tend de nouveau ses fils, qui se serrent dans un nouveau nœud, dont la solution réclame une nouvelle intervention de la liberté. La nécessité pose les conditions et tire les conséquences; mais rien n'est réel que par la liberté. Cette solution est supérieure, je le crois, à celle du panthéisme moderne. Celui-ci, dans son plan du monde, met la nécessité au centre et ne laisse que d'insignifiants détails à la liberté, qu'il rejette à l'extrême surface, où elle se confond avec le hasard 53. Mais, à la considérer en elle-même, la solution proposée par M. de Schelling nous suffit-elle entièrement? Peut-on réellement affirmer que Dieu est libre, lorsqu'on entend sa liberté à la manière de M. de Schelling? Ne peut-on pas du moins concevoir cette liberté d'une manière encore plus élevée? Nous sommes conduits à nous poser cette question par le système de M. de Schelling lui-même, et M. de Schelling lui-même ne saurait en méconnaître la légitimité. Le mouvement de la pensée qui l'a fait sortir du panthéisme et qui lui a suggéré son système de liberté conditionnelle, le même mouvement, le même intérêt, la même évidence, nous font douter de cette liberté conditionnelle et nous poussent vers l'absolue liberté.

Note 53: (retour) Voyez M. Cousin. Cours de Philosophie de 1828, Leçon X, sur les grands hommes. Selon la théorie hegelienne développée dans cette leçon, leur grandeur consiste en ceci, qu'ils ne sont point eux-mêmes, qu'ils ne sont point libres, qu'ils ne sont point hommes.

En effet, Messieurs, dans la pensée de M. de Schelling, la liberté, telle qu'il la comprend, est ce qu'il y a de plus excellent; la liberté est le trait distinctif de l'absolu; la liberté fait de l'absolu ce qu'il est. Mais, si la liberté fait de l'absolu ce qu'il est, ne s'ensuit-il pas que cette liberté elle-même ne saurait être conçue comme restreinte et conditionnelle, mais qu'elle doit être absolue? Disons-le, Messieurs: du moment où l'intelligence a conçu l'idée de la liberté absolue, la valeur objective de cette idée ne peut plus faire question; elle s'impose à l'esprit au nom de sa propre autorité. Du même droit que M. de Schelling s'écrie avec courage: «Je ne veux rien du panthéisme; je veux un système qui m'explique le monde par l'acte positif d'un Créateur libre;» du même droit nous pouvons dire, à notre tour: Je ne veux pas d'une liberté emprisonnée entre les cornes d'un dilemme; je ne veux pas mettre sur le trône de l'univers un roi constitutionnel qui n'ait qu'à se prononcer par oui ou par non sur les propositions qui lui sont faites. Je veux une liberté pleine, entière, qui crée les possibilités et qui les réalise. J'attribue à Dieu cette liberté absolue, illimitée, insondable, parce que c'est la plus haute idée à laquelle mon esprit s'élève, et que plus mon idée de Dieu sera haute, plus elle s'approchera de la vérité. C'est là, Messieurs, la vraie méthode et la plus certaine, qui se résume en un seul point: «Élargissez vos pensées!» Quelle est la définition rigoureuse de la liberté? quel est le nom de l'absolu, le mot suprême, le miracle évident, l'inévitable impossible? M. de Schelling le sait bien. Demandez-lui comment Dieu s'appelle, il répondra: JE SUIS CE QUE JE VEUX.

Quelle que soit la hardiesse de ce paradoxe, nous ne pouvons pas mettre en question sa vérité: nous devons définir Dieu par la liberté absolue, parce que l'absolue liberté est la plus haute conception dont nous soyons capables. Or il est impossible que Dieu ne soit pas ce qu'il y a de plus grand. Si nous pouvons imaginer quelque chose de plus grand que Dieu, il est clair que nous n'avons pas encore compris Dieu. Mais l'absolue liberté, quoique nous ne puissions ni l'imaginer ni la comprendre, est telle néanmoins que nous devons reconnaître en elle ce qu'il y a de plus grand et de plus excellent, malgré l'obscurité, le paradoxe et l'ironie que renferme cette idée à la fois la plus abstraite et la plus concrète, la plus négative et la plus positive, la plus insaisissable et la plus certaine.

Nous verrons bientôt, Messieurs, le sens de ce paradoxe et le sérieux de cette ironie; mais, dès ce moment, nous acceptons la définition proposée sur l'autorité de son évidence immédiate; nous en faisons le critère de nos appréciations, et, sans méconnaître tout ce que M. de Schelling a fait pour lui conquérir sa place, nous disons qu'elle nous oblige à sortir du système de M. de Schelling, ou du moins à nous affranchir de la forme qu'il a donnée à son système en le rattachant à ses travaux précédents; car il est possible que cette forme nous en ait plus ou moins dissimulé le sens intime et que M. de Schelling ait tenu compte d'avance de nos principales objections. Plusieurs de ses idées, plusieurs mots sortis de sa bouche me porteraient à le supposer.

Quoi qu'il en soit, Messieurs, tel qu'il ressort de notre exposition sans doute imparfaite, le nouveau système de M. de Schelling nous semble porter la marque d'une pensée dont le développement n'est pas encore achevé; je veux dire que, comme dans tous les systèmes précédents, la conclusion n'en coïncide pas entièrement avec le point de départ. M. de Schelling est définitivement sorti du panthéisme, en faisant sa place à la vérité incomplète sur laquelle le panthéisme se fonde; mais, d'un côté, il prétend expliquer Dieu par ses puissances, de l'autre, il reconnaît que l'unité divine est supérieure aux puissances, ce qui semble détruire la possibilité d'une telle explication. Plus généralement, il veut rendre compte de l'essence divine, et cependant il enseigne la liberté absolue de Dieu, d'où résulte à nos yeux l'impossibilité de sonder Dieu dans son essence. Nous rendons justice à la grandeur de ce système, qui éclaire d'un jour puissant les problèmes les plus mystérieux de la nature, de l'histoire et de la conscience, en même temps qu'il résume dans une pensée originale les spéculations profondes des Grecs, des philosophes juifs, des Pères de l'Église et du vieux mysticisme allemand; mais nous éprouvons cependant le besoin de tenter une autre voie pour nous élever au but qu'il a signalé.

Comme le Monde résulte d'un acte libre de Dieu et non pas d'une nécessité de la nature divine, ainsi que l'implique l'idée de la liberté que nous acceptons sur la foi de son évidence et que nous avons acceptée dès l'origine sur la foi de la conscience morale; il est clair qu'en partant du Monde nous ne pouvons pas arriver à comprendre ce que Dieu est en lui-même, mais seulement ce qu'il veut être relativement à ce monde. M. de Schelling l'a bien aperçu, et nous avons vu que lorsqu'il s'agit d'atteindre l'idée pure du Dieu absolu, il laisse de côté la théorie des puissances fondée sur l'intuition, pour chercher un nouveau commencement dans une définition de Dieu déjà philosophique: «l'essence qui existe.» Mais le théisme seul accorde cette définition, et la discussion métaphysique que nous avons imparfaitement résumée, n'a d'autre but que de retrouver les puissances du monde réel découvertes par l'analyse précédente, dans la notion de Dieu telle que la fournissent le théisme et le christianisme, ou, ce qui revient au même, de prouver aux croyants la vérité du système de M. de Schelling.

Nous concevons la tâche un peu différemment. Nous voulons, s'il est possible, développer sous la forme d'une démonstration régulière cette vérité immédiatement certaine, que l'être absolu est pure liberté. Nous partirons donc, nous aussi, d'une définition de Dieu, ou, pour mieux dire, d'une définition du principe des choses, mais d'une définition que tout le monde soit obligé d'accepter. Nous partirons de la base commune au théisme et au panthéisme, à l'incrédulité comme à la foi: «Le principe universel est un être qui subsiste de lui-même;» et nous nous efforcerons d'établir par la pure pensée que l'être existant de lui-même ne saurait être conçu que comme pure liberté. Ce sera l'objet de notre prochaine leçon. Nous examinerons ensuite la portée de cette définition quant à l'économie générale de la science, et nous tenterons de résoudre, au moyen de cette clef, les problèmes les plus importants que l'expérience nous suggère.



QUINZIÈME LEÇON.


RECHERCHE SYSTÉMATIQUE DU PRINCIPE PREMIER.

I. Le principe de toute existence est un. Preuve: La raison affirme immédiatement l'unité du principe de l'être. Nous avons besoin à la fois de rattacher nos connaissances à un principe unique et de donner pour base à la science le principe de la réalité. Remarque: Ce premier axiome est le fondement du panthéisme, qui ne répond point à nos besoins, mais dont nous ne pouvons nous affranchir qu'en le surpassant.

II. Le principe de l'existence est absolue liberté. Preuve: Le principe de l'existence existe par lui-même; donc 1° il est cause de son existence objective ou relative, c'est-à-dire qu'il est une activité qui produit sa propre existence; il est substance. 2° Il produit lui-même l'activité intérieure par laquelle il se manifeste; il se produit comme substance; il est vie. 3° Il se donne à lui-même la loi de sa production spontanée; il détermine la forme de sa vie; il est libre; il est esprit. 4° Il produit sa propre spiritualité; il est absolue liberté.--La liberté absolue est la seule notion qui, de sa nature, ne puisse convenir qu'à l'être absolu, la seule dès lors par laquelle nous puissions le définir, s'il est possible d'obtenir une connaissance certaine de cet être, en d'autres termes, si la science peut commencer, ou si la science est possible; elle contient donc en elle-même les titres de sa légitimité, ce qui ressort immédiatement du fait qu'elle est la plus haute conception à laquelle notre pensée se puisse élever.


Messieurs,

La philosophie étant la science des choses par leur principe, son premier soin doit se porter sur la découverte de ce principe lui-même, c'est-à-dire, pour nous servir des termes consacrés, qu'elle devrait chercher d'abord les preuves de l'existence de Dieu. Mais l'idée de prouver l'existence de Dieu appartient à une époque où la science ne s'était pas encore rendue un compte assez exact de sa propre nature. Cette manière de poser le problème vient de la scolastique et d'une maxime par laquelle Descartes a transplanté la scolastique dans la science moderne, en bornant le doute philosophique aux jugements sans l'étendre aux idées. Le dessein de prouver l'existence de Dieu suppose qu'on a déjà l'idée de Dieu au début; et cependant cette idée suprême ne saurait être conçue sans un suprême effort. Si l'on se contente de la notion commune à tous les systèmes, celle d'un principe indéterminé de l'être, alors la réalité d'un tel principe est immédiatement évidente, de sorte qu'il n'y a rien à prouver.

Le vrai problème consiste donc à déterminer l'idée de Dieu. Prouver l'existence de Dieu, c'est prouver que le principe de l'être est Dieu; en d'autres termes, c'est prouver que ce principe est un principe libre, car un principe libre mérite seul le nom de Dieu. Ainsi la démonstration de la liberté divine occupera dans notre métaphysique la place réservée aux preuves de l'existence de Dieu dans la métaphysique des écoles. Après avoir déterminé cette idée, nous chercherons à résoudre par son moyen les problèmes que l'expérience nous suggère; si le succès couronne notre entreprise, la réalité de l'objet conçu sera prouvée. Ainsi l'existence d'un Dieu libre ressortira non d'une démonstration ou d'une discipline spéciale, mais de la science tout entière.

L'ancienne méthode était évidemment imparfaite en ceci qu'elle commençait par démontrer l'existence de Dieu pour en développer l'idée ensuite, dans la théorie de ses attributs métaphysiques et moraux, c'est-à-dire qu'elle posait une inconnue, quitte à se demander après la preuve, ce que proprement l'on avait prouvé. Nous corrigerons ce vice de l'ancienne méthode; nous établirons l'idée et l'existence par un seul et même acte de la pensée, en démontrant que l'Être capable d'exister et d'être conçu par lui-même est absolue liberté. Il s'agit donc d'une démonstration universelle a priori.

Notre critère est celui de Descartes: la lumière naturelle. Notre point de départ est la définition de Spinosa justifiée par le critère de Descartes: «Per substantiam intelligo quod in se est et per se concipitur: Substantia hujus modi esse nequit nisi una

Vous m'accorderez, Messieurs, l'unité du principe de l'être comme un axiome qui n'a pas besoin d'être démontré. S'il était possible de le prouver, il faudrait le faire; car les axiomes démontrables ne sont pas de vrais axiomes, et quand les philosophes s'occupent, suivant le conseil de Leibnitz, à légitimer l'évidence elle-même, ils ne perdent nullement leur temps. C'est pour eux un point d'honneur de ne pas accepter à titre de concession ce qu'ils peuvent arracher de force. Le nombre des vérités soi-disant premières doit être réduit autant que possible; l'élégance et la solidité de la science tiennent à cette condition. Mais il en est de l'unité du principe réel comme de l'aptitude de l'esprit humain à connaître le vrai, thèses connexes et solidaires, qui ne sont au fond qu'une seule et même thèse considérée sous deux aspects différents. Elles commandent tout et ne dépendent de rien. Il n'est pas possible de les prouver, il n'est pas possible de les contester sincèrement. Elles résument en elles l'évidence immédiate de la raison.

Il n'est pas possible de prouver par la logique, c'est-à-dire par le moyen d'une autre vérité plus évidente, que le principe de l'être est un. Il n'y a pas de contradiction proprement dite à supposer plusieurs êtres qui existent par eux-mêmes, plusieurs principes ou plusieurs dieux, et si le doute sur ce point trouvait accès dans notre âme, on ferait vainement appel à l'expérience pour le combattre. Le raisonnement que l'on essayerait de fonder sur l'expérience reviendrait à ceci: Les choses que nous connaissons forment un tout par les rapports infinis qui les unissent, et puisqu'elles forment un tout, elles ne sauraient avoir qu'un principe. Mais il est toujours loisible de supposer d'autres sphères d'existence absolument séparées de celle à laquelle nous appartenons et inaccessibles à toute espèce d'expérience. Qui sait même, pourrait-on dire en se plaçant avec Bayle au point de vue empirique, si le désordre que nous trouvons autour de nous et surtout en nous-mêmes, ne provient pas d'un conflit entre les sphères de l'être, d'une lutte entre les principes qui les régissent? Je sais bien qu'en partant de l'infini il est aisé d'arriver à l'unité; mais c'est une grande question de savoir s'il est logiquement nécessaire que l'être existant par lui-même soit en tous sens un être infini.

Cependant si l'unité du principe n'est pas démontrable, elle n'est pas non plus sérieusement contestable, et si la raison n'est pas très-sévère sur les preuves de cette vérité, c'est qu'elle en est convaincue avant tous les essais de preuve. Si nous supposons plusieurs principes éternels, soit que nous les mettions en contact les uns avec les autres dans la même sphère d'existence, soit que nous les considérions comme absolument séparés et gouvernant chacun un univers, toujours faut-il que nous pensions simultanément à cette pluralité de principes; car des principes auxquels nous ne penserions point ne seraient rien pour nous: la question de leur existence deviendrait absolument transcendante, ou plutôt elle ne saurait être posée. Dire qu'il peut exister des principes inaccessibles à notre pensée, c'est prononcer des paroles qui se détruisent elles-mêmes, car nous pensons à ces principes en affirmant leur possibilité. Dans l'hypothèse, nous pensons donc à plusieurs principes, et par cela seul nous les mettons en rapport, par cela seul nous créons entre eux une unité idéale, par cela seul nous nous imposons le devoir de chercher et de trouver leur unité. Kant avait raison de le dire, l'unité est pour la raison le premier besoin et la suprême loi. L'esprit n'est satisfait que dans l'unité. Nous ne croyons savoir les choses et nous ne les savons en effet comme nous voulons les savoir, que lorsque nous sommes parvenus à les comprendre au moyen d'un seul et même principe. Mais, s'il faut un seul principe à la science en vertu de l'impérissable idéal gravé dans notre âme, il faut aussi, pour répondre à ce même idéal, que la science explique les phénomènes par leurs causes réelles. Aussi longtemps que le principe par lequel nous comprenons les choses n'est pas celui qui les fait être, la science n'est pas achevée et son but n'est pas atteint. L'unité nécessaire de la connaissance nous atteste donc l'unité de l'être, ou plutôt l'unité de la connaissance et l'unité de l'être sont une seule et même thèse. Au fait, Messieurs, l'évidence n'est autre chose qu'une nécessité intérieure qui nous oblige à telle ou telle affirmation; nous croyons à l'unité du principe de l'être par l'effet d'une nécessité qui s'impose à notre raison: par conséquent l'unité de l'être est évidente. La mettre en question c'est mettre en question l'autorité de la raison elle-même, ce qui est toujours possible il est vrai, mais jamais dangereux. Je n'insisterai pas davantage 54, mais j'éprouve le besoin de faire ici une remarque dont vous apprécierez aisément l'importance.

Note 54: (retour) Comparez Leçon troisième, p. 41-49.

L'unité du principe de l'être ou de l'Être existant par lui-même implique rigoureusement, c'est en vain qu'on feindrait de le méconnaître, l'identité de tout être dans son principe, thèse fondamentale du panthéisme. Ainsi nous acceptons le panthéisme dès l'entrée. Le panthéisme devient notre prémisse. Nous n'aurons plus à le craindre, puisque nous lui faisons loyalement sa part. La justice et notre propre intérêt nous le commandent également. Le panthéisme de Schelling et de Hegel a prouvé par le fait sa supériorité logique sur le théisme qu'il a combattu. De fort bonne heure, peut-être même un peu trop facilement, mais non sans des raisons plausibles, on a reconnu dans le spinosisme la conséquence régulière des principes de Descartes, qui enseignait cependant la doctrine d'un Dieu séparé du monde et le dualisme de l'esprit et de la matière dans le monde. La scolastique du moyen âge, commentaire philosophique du dogme chrétien dont nous n'avons point méconnu la profondeur, était réellement panthéiste par sa base, je veux dire par sa doctrine de l'Être parfait, qu'elle définit: la totalité de l'être ou la réalité de tous les possibles. Pour faire sortir le panthéisme de ce principe, il ne s'agissait que d'oser s'avouer l'évidence. Une philosophie sérieuse ne peut donc ni faire abstraction du panthéisme, ni le combattre avec des armes déjà brisées. Le maître qui s'obstinerait à demeurer dans un point de vue dépassé laisserait l'esprit de ses disciples sans défense contre la puissante séduction intellectuelle de systèmes logiquement supérieurs, quoique moins bons peut-être d'intention et moins vrais dans leurs résultats généraux. Dès lors si le panthéisme ne satisfait pas aux besoins de la raison et du cœur, s'il ne répond pas aux intérêts de l'humanité, il faut nous efforcer de nous l'assujettir et non pas le laisser planer au-dessus de nos têtes. Cette vérité se fait jour. Nous obéissons donc aux exigences actuelles de la situation comme aux exigences de la pensée, en prenant notre point de départ dans le panthéisme. Nous nous efforcerons, par le développement régulier de sa donnée fondamentale, de le réfuter en le dépassant; mais nous commençons, comme lui, par l'unité de l'être; comme lui, nous demandons: Qu'est-ce que l'être? et nous raisonnons ainsi:

I. Être signifie tout d'abord: exister pour nous, être perçu; par les sens ou par la pensée, peu importe. Cette existence relative ou passive doit avoir une cause: la raison nous l'enseigne évidemment. Il y a donc une cause de l'existence; cette cause, nous la trouverons ou dans l'être existant ou hors de lui. S'il s'agit d'une existence particulière, on peut admettre qu'elle ait sa cause hors d'elle-même; mais alors elle n'est pas ce que nous cherchons, puisque pour exister et pour être conçue elle suppose autre chose qu'elle-même. L'existence dont il s'agit est toute relative à nous, extérieure, objective ou phénoménale. L'existence phénoménale est le premier et le plus faible degré de l'être, ou plutôt ce n'est pas même un degré de l'être, c'est l'être apparent, l'être faux. À proprement parler, le phénomène n'est pas; ce qui est véritablement, ce n'est pas lui; il n'est que la manière d'exister d'autre chose. C'est le mode de Spinosa. La matière, j'entends la matière purement passive telle qu'on la conçoit généralement, trouve ici la seule place qui lui convienne 55.

II. L'être véritable existe par lui-même, il est lui-même la cause de son existence, son existence phénoménale est un effet; son être véritable est la cause de cet effet. Mais il est impossible de concevoir une cause réelle autrement qu'active. L'être véritable est donc actif, ou plutôt il est activité; c'est une activité continuelle qui se dépense à produire son existence phénoménale. Telle est l'idée la plus élémentaire, le premier degré positif de l'être: il est cause de son existence 56. Nous voyons a priori que l'Être en général doit être cela, c'est-à-dire qu'être signifie cela. L'expérience nous offre partout des exemples de cette notion générale. Nous ne pouvons pas hésiter sur le nom qui lui convient, elle est dès longtemps connue et nommée: on l'appelle la Substance. Le mot substance pris dans le sens absolu signifie l'être qui par son activité produit sa manifestation ou son existence apparente; et dans le sens relatif, quand on dit: la substance de telle ou telle chose, substance désigne l'activité qui produit l'existence.

Note 55: (retour) Ens phænomenon.
Note 56: (retour) Ens reale, causa phænomeni.

Si les corps inorganiques sont de véritables substances, c'est que leur être véritable est une activité, une force qui produit les qualités par lesquelles ces corps existent pour nous: leur expansion ou leur volume, leur impénétrabilité, leur pesanteur, et les qualités qui affectent diversement nos sens particuliers. Il faut l'avouer ou reconnaître que les soi-disant substances corporelles ne sont pas des substances, mais des phénomènes, des effets, des modes d'une autre substance; que celle-ci soit Dieu, ou la Nature, ou peut-être le moi, comme le pensent les idéalistes. La nature inorganique ne serait donc pas morte, son apparente immobilité ne serait que l'uniformité du mouvement, sa passivité qu'une activité qui se terminerait en elle-même; mais c'est là un point secondaire pour notre objet, et sur lequel nous ne voulons pas insister.

Avant de poursuivre, arrêtons-nous un instant sur les deux idées capitales de substance et de cause que nous venons d'employer. Substance et cause ne sont pas synonymes, mais ce sont deux notions du même degré ou plutôt susceptibles de gradations correspondantes. Ici nous les concevons sans gradation, dans leur forme élémentaire, comme la simple substance et la simple cause, et déjà nous apercevons leur solidarité. Déjà nous pouvons dire: Toute substance est cause, il n'y a de causes réelles que les substances.

III. Cette forme élémentaire ne suffit point au but que nous poursuivons. Nous voulons développer, dérouler ce qui est impliqué dans l'idée d'être. Nous voulons nous rendre un compte aussi exact que possible des conditions auxquelles l'être doit satisfaire pour pouvoir être conçu par lui-même, indépendamment de toute relation, et nous reconnaissons d'abord que l'être existant par lui-même, l'être absolu, est substance ou cause de son existence. Ce n'est point assez: L'être qui produit les signes de son existence n'est pas encore cause de lui-même, car en lui-même il est substance; nous pouvons donc demander encore d'où lui vient sa substantialité, et si nous le pouvons, nous le devons; par conséquent nous ne le comprenons pas encore comme être absolu, mais seulement comme être relatif, qui en suppose un autre. Pour être cause de lui-même, il devrait non-seulement produire son existence, mais se produire lui-même comme substance. L'être vraiment indépendant est cause de lui-même dans le sens que nous indiquons. La source de son existence s'alimente elle-même.

Nous ne comprendrions pas sans doute comment la chose est possible, si l'expérience ne nous en fournissait dans la nature vivante un exemple admirable quoique imparfait. Les êtres organisés sont des substances, ils produisent leur existence apparente par leur activité intérieure. La matière dont ils sont formés est à la fois l'instrument et le produit de cette activité qui constitue leur être véritable; mais ce n'est pas là proprement ce qui en fait des êtres organisés. Le trait essentiel de l'organisme consiste en ceci, que la vie du tout individuel produit une pluralité de parties vivantes elles-mêmes, une pluralité de vies partielles ou de fonctions, qui produisent à leur tour la vie du tout; car la soutenir c'est la produire. La vie est à la fois la cause de l'existence des organes et l'effet des fonctions des organes. Les organes sont également les effets et les causes de la vie ou du tout. Chaque fonction est, directement ou par quelques intermédiaires, cause et effet de toutes les autres. L'organe facilite et soutient la fonction, la fonction produit l'organe. Il y a donc un double et constant mouvement du centre aux extrémités et des extrémités au centre. L'unité intime produit la pluralité des manifestations, et la pluralité des manifestations produit à son tour l'unité intime, c'est-à-dire que l'unité se réalise comme telle, par l'intermédiaire de la pluralité. En décrivant les êtres organisés, je viens, Messieurs, de définir la vie, et l'idée de la vie, supérieure aux idées plus simples de substance, de cause, de force et d'activité que nous avons traversées, se présente à nous comme identique à celle de but. L'être susceptible d'être connu d'une manière indépendante est cause de lui-même; l'être cause de lui-même est vivant; l'être vivant est son propre but. Aristote, le grand observateur, avait trouvé dans la nature les secrets de sa métaphysique. L'étude de la réalité lui révéla les vrais rapports de la cause finale et de la cause efficiente. La cause finale est le vrai commencement, la vraie cause; la cause efficiente n'est que le milieu, le moyen, ou plutôt, dirons-nous, la cause finale et la cause efficiente se confondent; le véritable agent c'est le but qui produit lui-même les intermédiaires par lesquels il se réalise dans son unité. Le but, comme idéal qui doit être réalisé, est la cause des moyens par lesquels il se réalise, la cause efficiente des organes, qui sont à leur tour cause efficiente de la réalisation du but. L'idée de but nous présente un cercle fermé: L'être qui est son propre but est à la fois cause et effet de lui-même. Cette idée d'un but inhérent à l'être ou plutôt identique à l'être, manquait à Spinosa. Aussi longtemps que la substance n'est cause que des phénomènes, on ne peut pas, je le répète, dire avec vérité qu'elle soit sa propre cause; elle est plutôt cause d'autre chose, mais elle devient sa propre cause pleinement et réellement lorsque le rapport des modes à la substance est aussi positif, aussi actif que celui de la substance aux modes. Alors ceux-ci reçoivent le nom d'organes, et la substance se produit réellement elle-même par l'intermédiaire de ses organes. Elle est cause de son unité, de son intimité, de sa réalité, cause d'elle-même dans le véritable sens de ce terme. Cette idée, dont Spinosa sentait le besoin sans l'atteindre, est indispensable à l'intelligence de la cause aussi bien qu'à celle de l'être. La vraie cause est cause par son essence et non par accident. Son essence est d'être cause, c'est-à-dire qu'elle existe comme cause ou qu'elle est cause d'elle-même. Mais l'être cause de lui-même est le seul dont on n'ait pas sujet de demander la cause, le seul qui puisse être conçu comme possédant l'être par lui-même 57.

Note 57: (retour) Causa sui; εντελεχεια

IV. L'être premier est donc un but substantiel, un organisme, une vie. Nous voyons clairement que pour subsister de lui-même et s'expliquer par lui-même, il doit satisfaire à ces conditions; mais nous ignorons si la liste des conditions qu'il doit remplir est déjà close. Un examen attentif du problème nous fera reconnaître qu'il n'en est rien. Partant du fait de l'existence, nous avons dit: L'être réel produit lui-même son existence; l'existence vient de l'activité de la substance. D'où vient à son tour l'activité de la substance? Si elle la reçoit d'une autre substance, elle n'est pas ce que nous cherchons. L'être réel ne produit donc pas seulement son existence par son activité, mais il s'imprime lui-même cette activité; il est cause de son activité intérieure aussi bien que de son existence apparente; il est vivant. Cette découverte nous ouvre les portes du monde idéal. L'être existant par lui-même est à la fois réel et idéal. L'organisme est l'Idée vivante qui produit les moyens de se réaliser: comme Idée, l'organisme préexiste à sa propre réalisation; l'organisme est son propre but. Mais il est malaisé de concevoir un but sans une intelligence, spontanée ou réfléchie, qui le pose et qui le poursuit. L'idée que nous avons obtenue n'est pas encore, sans doute, celle d'une véritable intelligence distincte de son but et libre vis-à-vis de lui, mais nous entrevoyons déjà l'intelligence. La vie est un germe d'intelligence, car dans la vie il n'y a pas simple déploiement; la vie est un retour, une réflexion de l'être sur lui-même, aussi bien qu'un mouvement expansif. Ce caractère de réflexion naturelle inhérent à la vie, nous explique pourquoi il n'y a pas de vie sans une pluralité de fonctions distinctes. Distinction, spécification, réflexion, sont autant d'idées inséparables.

Ces remarques vous font pressentir, Messieurs, un résultat qu'il faut demander à la pure analyse. L'être réel est son propre but; l'idée de but conduit à celle d'intelligence; celle-ci mène à la diversité par laquelle nous pourrions redescendre aux phénomènes; elle mène aussi à la Loi, qui nous offre les moyens de nous élever au vrai principe.

L'existence de l'être est nécessairement une existence déterminée; nous ne saurions en concevoir une autre comme réelle. L'être produit donc son existence, il se produit lui-même dans sa substantialité par le moyen de cette existence d'une manière déterminée. La circulation de la vie obéit à des lois. L'activité de l'être existant par lui-même est une activité réglée. D'où lui vient cette règle? L'être réel est un but vivant, une loi vivante. D'où vient sa loi? Si l'on identifie la cause et la loi, si l'on dit: «L'être se produit lui-même selon une loi immuable, la loi est l'essence et le principe, elle est ce qu'elle est, nous la constatons sans l'expliquer;» il faut convenir que l'on s'arrête arbitrairement, au mépris des règles de la méthode; car dans la recherche de l'inconditionnel il n'est permis de s'arrêter que devant une impossibilité bien constatée d'aller plus loin. Ici il n'y a aucune impossibilité de ce genre. L'être se donne l'existence à lui-même par une activité déterminée. Si la règle de cette activité lui vient d'ailleurs, il est relatif: supposant un autre être, il est limité par celui-ci; mais s'il possède cette règle en lui-même, comme l'exige la notion de l'absolu, c'est qu'il se la donne: il est, dans un sens positif, cause de sa propre loi; il se fait ce qu'il est, il produit la manière dont il se produit.

Comme la notion précédente a son nom, qui est la Vie, parce que l'expérience nous fait connaître la vie, celle-ci trouve aussi dans l'expérience la preuve de sa valeur objective; son nom est bien aisé à découvrir: c'est l'Esprit ou la volonté. Déjà, Messieurs, nous approchons, déjà nous voyons blanchir l'aurore.

Déterminer soi-même la nature de son activité, la manière dont on est cause de soi-même, c'est être esprit. L'expérience intérieure nous atteste la réalité de l'esprit. Nous-mêmes nous sommes cause de notre activité, cause de la manière dont nous sommes cause, cause des lois selon lesquelles nous nous produisons. Nos actions sont l'effet de notre caractère. Notre état moral, le développement de notre intelligence, sont les causes permanentes, intimes, des actions extérieures et des mouvements intérieurs de pensée, de sentiment et de volonté qui, dans leur multiplicité continue, manifestent seuls aux autres et à nous-mêmes l'existence de notre esprit, c'est-à-dire, en prenant les mots dans leur vrai sens, qui constituent seuls toute cette existence. Notre esprit n'existe que dans ses actes, et notre caractère, nos convictions, nos facultés, sont la substance de ces actes. Eh bien, ce caractère, ces convictions et jusqu'à ces facultés, nous nous les sommes données à nous-mêmes, non pas absolument, non pas complètement, mais pourtant il est certain que nous nous les sommes données à nous-mêmes. Si vous êtes savant, c'est que vous avez étudié; si vous êtes intelligent, c'est qu'en pensant vous avez appris à penser; si vous êtes généreux, c'est que vous avez dompté votre égoïsme; si nous sommes méchants, c'est que nous avons fait le mal. Nous sommes donc cause de notre causalité ou plutôt de sa loi; c'est nous qui déterminons la manière dont nous sommes causes, c'est nous qui déterminons notre substance et notre vie. En un mot, nous sommes libres. Esprit et Liberté, c'est la même chose.

La notion que nous venons d'introduire n'est donc point chimérique, puisque l'expérience la confirme; nous voyons d'ailleurs clairement qu'elle est réclamée par notre dessein de réunir dans la conception de l'Être toutes les conditions de son existence. L'être existe; mais il n'existe pas seulement, il se fait exister, il est substance; il n'est pas simplement substance, mais il se fait substance; il est vivant, il est son propre but et se réalise selon sa loi; plus encore, il se marque son but et se donne sa loi; il est esprit, il est libre.

Voilà, Messieurs, ce qu'il faut pour remplir le mot sonore de Spinosa Causa sui.

V. Il semble que nous ayons trouvé ce que nous cherchions. Cependant la question de la cause peut se produire une dernière fois.--L'Être est libre, disons-nous. On peut demander d'où vient la liberté de l'Être; d'où vient la faculté qu'il possède de déterminer lui-même la manière dont il est cause? Il se peut qu'il l'ait reçue. Nous comprendrions dans ce cas qu'il ne la possédât que partiellement, d'une façon restreinte, comme nous la possédons, nous autres hommes; mais c'est là l'idée d'un être relatif, d'un être fini; ce n'est pas celle que nous cherchons. L'être qui existe par lui-même ne tient évidemment la liberté que de lui-même, c'est-à-dire, au sens positif, qu'il se la confère. Substance, il se donne l'existence: Vivant, il se donne la substance: Esprit, il se donne la vie: Absolu, il se donne la liberté. L'être absolu, cause de sa propre liberté, la possède pleinement, sans limitation, puisque nous ne trouvons rien dans son idée qui puisse la limiter. Il est ABSOLUE LIBERTÉ.

Il est absolue liberté: tel est le terme que nous nous proposions d'atteindre! Nous y sommes arrivés en suivant une méthode légitime, car nous n'avons fait autre chose qu'appliquer le principe de causalité à la notion générale de l'être, jusqu'à complète pénétration.

Il n'y a rien d'illusoire dans notre résultat, puisque les degrés de l'être que nous avons constatés comme autant de puissances progressives, se distinguent parfaitement les uns des autres et présentent chacun une idée nette et précise: La substance est cause de ses manifestations;--la vie s'alimente elle-même en produisant les organes qui la réalisent selon une loi déterminée;--l'esprit se donne des lois à lui-même et détermine sa propre vie.

Mais il y a dans l'esprit fini cette contradiction, que d'un côté il se détermine, tandis que de l'autre il est primitivement déterminé: c'est-à-dire que l'esprit fini est à la fois esprit et nature, et non pas seulement esprit. La perfection de l'esprit serait d'être pur esprit, sans nature: l'esprit pur n'est que ce qu'il se fait, c'est-à-dire qu'il est absolue liberté. Mais ici nous sommes arrêtés. Il est impossible de remonter au delà de la formule de la liberté absolue: JE SUIS CE QUE JE VEUX; cette formule est donc la bonne.

Nous devons définir Dieu: l'absolue liberté; parce que l'absolue liberté est la plus haute idée à laquelle nous soyons capables de nous élever; or il est évident que Dieu est la suprême grandeur ou, comme le disait la scolastique, l'être souverainement parfait, la réalité par excellence. Si nous pouvons imaginer ou concevoir quelque chose de plus grand et de plus excellent que Dieu, nous n'avons pas compris Dieu; mais l'idée de liberté absolue est telle que nous sommes obligés de reconnaître en elle ce qu'il y a de plus grand, ce qu'il y a de plus excellent, malgré son inévitable obscurité, malgré son inévitable abstraction, malgré ce qu'elle a nécessairement de paradoxal et d'impossible.

Le possible, Messieurs, c'est ce que nous comprenons, ce que nous croyons embrasser par la pensée; or il répugnerait, on l'a fait sentir bien souvent sans apercevoir peut-être toute la portée de cette réflexion, il répugnerait que notre pensée finie mesurât la réalité de l'infini. L'idée suprême ne doit donc pas, d'après les données premières du problème, être celle d'un être possible, mais celle d'un être supérieur au possible; c'est-à-dire une idée qui forme la limite immuable de nos conceptions, une idée que nous atteignons, que nous venons toucher, pour ainsi dire, sans y pénétrer jamais, sans en faire jamais le tour. Il ne faut pas que nous en ayions l'intuition, il ne faut pas que nous puissions la comprendre, il suffit que la raison nous en démontre la vérité, la nécessité; et c'est précisément le cas de la formule que nous avons donnée. Si haut que s'élève le vol de notre pensée, l'idée à laquelle nous nous élançons sera toujours dominée par celle-ci: JE SUIS CE QUE JE VEUX.

On peut rendre plus saisissable l'évidence sur laquelle nous nous fondons, en empruntant la forme consacrée de l'argument ontologique. Ce syllogisme concluait ainsi: «L'idée de Dieu est celle de l'être parfait; or la perfection implique l'existence réelle: donc l'idée de Dieu implique l'existence réelle de son objet.» Nous tournons la prémisse du raisonnement au profit de la liberté et nous disons: «L'idée de Dieu est celle de l'être parfait; mais un être parfait de sa nature le serait moins que celui qui se donnerait librement la même perfection; l'idée d'un être parfait de sa nature est donc une idée abstraite et contradictoire; l'être parfait de sa nature serait encore imparfait; l'être parfait est celui qui se donne lui-même la perfection qu'il possède, c'est-à-dire l'être absolument libre: donc Dieu est absolue liberté.

Nous arrivons au même résultat en analysant l'idée d'activité. Quel est le plus grand, le plus fort, le plus réel, de l'actif ou du passif? Évidemment ce qui est actif est le plus réel: l'activité est le côté positif de l'être, et quand vous auriez retranché d'un être toute activité, soit sur lui-même, soit au dehors, quand il ne produirait absolument plus aucun effet, il serait comme s'il n'était pas, ou plutôt il ne serait pas; vous auriez détruit cet être. L'être, c'est l'activité; la passivité n'est que relative, l'être passif n'est que l'être pour un autre; mais, au fond et pour lui-même, tout être est actif. C'est faire quelque chose que d'être, et tous les êtres font quelque chose; c'est en cela que leur être consiste. À le bien prendre, activité et réalité sont des synonymes: plus il y a d'activité, plus il y a de réalité.--Mais si l'activité est la vraie réalité, il n'est pas moins évident que la véritable activité ne se trouve que dans la liberté. La pierre que je lance produit des effets par son choc, et dans ce sens elle est active; cependant vous savez qu'en lui donnant cet attribut, on s'exprime improprement: ce n'est pas la pierre qui est active, c'est la main qui la jette. Il n'y a d'activité véritable que l'activité spontanée. Ainsi l'activité spontanée, tel est le caractère essentiel de la réalité. Mais une activité spontanée et déterminée par une loi nécessaire n'est pas encore la véritable spontanéité, ni par conséquent la véritable activité; ce n'est pas la spontanéité parfaite, ce n'est donc pas la réalité parfaite. S'il y a plus d'activité, plus de spontanéité, plus d'être dans la plante qui pousse et qui fleurit d'elle-même que dans la pierre lancée par mon bras, il y en a plus dans l'homme qui réfléchit et délibère, qui fait ce qu'il veut, parce qu'il le veut, qu'il n'y en a dans la plante qui, sans le savoir et sans le vouloir, obéit aux lois de son espèce. Si l'activité réelle d'un être est seulement celle qu'il s'imprime à lui-même, il est clair que l'activité que l'être s'imprimerait selon une loi qu'il se donnerait également lui-même, serait plus réelle que celle qu'il s'imprimerait selon une loi déterminée par sa nature, c'est-à-dire indépendamment de son fait. Mais l'être qui se donne à lui-même la loi de son activité, l'être qui décide lui-même comment il doit agir et ce qu'il veut être, est l'être absolument libre; l'être absolument libre est donc l'être actif par excellence, l'être absolument libre est l'être réel par excellence. L'absolue liberté est le trait caractéristique de la parfaite réalité. Nécessité, passivité, immobilité, négation,--réalité, activité, spontanéité, liberté, il est plus facile d'apercevoir les liens étroits qui unissent ces deux classes d'idées que de trouver les intermédiaires requis pour démontrer mathématiquement leur solidarité. Tous les chemins conduisent à cette idée de la liberté pure, qui semble revêtir une évidence immédiate. Une fois produite, on sent qu'il n'y a rien au-dessus d'elle, et c'est là notre argument décisif.

Cependant la doctrine que nous essayons de rajeunir, étant contraire aux traditions de la théologie comme à celle du rationalisme, ne s'établira pas sans opposition. Il importe donc de lever, s'il est possible, tous les doutes, de prévenir toutes les difficultés et d'établir que notre résultat, tout insaisissable qu'il est, n'en doit pas moins être accepté sur l'autorité de la méthode et sur l'autorité de sa propre évidence.

Nous avons recherché la nature de l'absolu; la conclusion de notre analyse est celle-ci: l'absolu n'a point de nature; toute nature est née, dérivée, secondaire. La nature est ce qui est déterminé; le principe de toute détermination n'en comporte lui-même aucune. La conception où nous venons aboutir est en même temps la plus concrète des idées et l'idée du pur indéterminé. Ce résultat, à la fois très-positif et très-négatif, a quelque chose de surprenant. Il soulève d'abord une objection que j'essayerai de vous rendre sans l'émousser.

On me dira: «Votre dialectique est illusoire, vous tournez dans un cercle, et, croyant démontrer, vous affirmez; ou plutôt vous niez gratuitement. La base de toute votre théorie, c'est que l'être ne peut avoir de qualités que celles qu'il a reçues. Vous n'admettez pas de nature primitive ou de nécessité spontanée, de nécessité identique à l'essence même de l'être et par conséquent identique à la liberté. Ainsi vous excluez arbitrairement une idée fort importante, qui sert de base aux systèmes les plus accrédités et qui a ses racines au plus profond de l'esprit humain; car enfin l'idée de la perfection ne saurait être purement négative; l'Esprit absolu implique la Raison absolue, qui ne se conçoit pas sans des lois. L'être parfait est l'être immuable, il est nécessairement ce qu'il est. Faut-il placer au sommet de tout la nécessité de la perfection ou la liberté de choix? On peut hésiter entre ces deux alternatives, mais tout au moins deviez-vous tenir compte de la première; elle est tout aussi légitime que l'autre et se conçoit plus aisément.»--Je suis loin, Messieurs, de méconnaître le poids de ces considérations. D'avance j'ai confessé que la Liberté et la Nécessité sont le dilemme suprême. D'avance j'ai dit que si je me prononçais pour la liberté divine, c'est essentiellement afin de rendre raison de la liberté humaine, dont la réalité se fonde, à mes yeux, sur l'autorité du devoir. Il y a entre la preuve métaphysique et la preuve morale une solidarité que je crois inutile de dissimuler; car il faut bien qu'une fois, au sommet, toutes les méthodes se rencontrent. Pour croire que la liberté humaine suppose la liberté divine, il faut considérer la liberté comme la perfection de l'âme humaine, et c'est sans doute parce que la liberté de l'esprit fini me paraît en être la perfection que j'ai cherché la perfection absolue dans la pure essence de la liberté. Ainsi tout reposerait en définitive sur la preuve morale ou sur l'évidence morale. Mais si la volonté morale donne à la pensée son impulsion, celle-ci, mise une fois sur la voie, ne doit plus en appeler qu'à ses propres forces, afin d'apporter aux anticipations du cœur une confirmation sérieuse. Il faut donc chercher à répondre par la raison pure à l'objection qu'on vient de soulever. Eh bien! la difficulté n'est pas insoluble pour la raison bien orientée. La réponse se trouvera dans un examen scrupuleux des conditions du problème:

Il s'agit de concevoir l'être absolu, l'être qui réunit en lui-même toutes les conditions nécessaires pour exister. C'est le commencement de la science; dès lors si la science est possible, l'idée de cet être doit apporter avec elle les preuves de sa vérité.

L'absolu n'est donc pas simplement un être qui puisse être conçu comme existant par lui-même. S'il suffisait de cela, il pourrait y avoir plusieurs conceptions différentes remplissant cette condition, et le choix entre elles serait arbitraire ou dicté par des raisons étrangères à l'intimité du sujet. Ainsi s'explique la diversité des systèmes: elle naît d'une imperfection de la méthode. L'idée de l'absolu est celle d'un être qui non-seulement peut être conçu comme existant par lui-même, mais encore et surtout, qui ne peut pas être conçu autrement. L'idée de l'absolu est donc nécessairement telle que l'expérience ne saurait nous fournir aucune analogie pour l'éclaircir; elle est, de sa nature, paradoxale, insaisissable. Mais la justesse de la règle que nous venons d'énoncer tout à l'heure ne peut pas être contestée. Et si, l'ayant acceptée, on consent à l'appliquer, on reconnaîtra que la pure liberté répond seule à cette exigence du problème. Nous concevons la substance infinie par l'analogie des substances finies, la vie universelle par celle des êtres organisés, l'esprit libre par le nôtre: en passant du fini à l'infini, du créé à l'incréé, ces idées ne changent pas essentiellement. Si l'on peut concevoir une nature, une loi quelconque comme primitive et absolue, on peut la concevoir également comme donnée et dérivée; au contraire, compréhensible ou non, l'être qui n'est que liberté, l'être qui se donne à lui-même la liberté, ne peut être que l'absolu.

Que si donc le scepticisme a tort (et le scepticisme sur les vérités suprêmes implique, pensez-y bien, le scepticisme universel), si la raison peut arriver à la vérité sur le principe des choses, et si, après avoir découvert la vérité, elle peut acquérir la certitude qu'elle la possède en effet, il faut chercher cette vérité dans notre formule: JE SUIS CE QUE JE VEUX. L'idée qu'elle exprime ne s'applique pas à l'absolu par extension ou par analogie; elle n'a de sens que relativement à l'absolu.



SEIZIÈME LEÇON.

III. L'absolue liberté est incompréhensible. Nous en constatons la place, nous n'en possédons pas l'idée, car nous n'avons pas d'intuition qui lui corresponde. Toute intuition est au fond intuition de nous-même. Les systèmes de philosophie sont d'autant plus clairs que leur idée fondamentale est plus intuitive. Le nôtre a son point de départ au delà de l'intuition.

IV. La volonté est l'essence universelle. Les différents ordres de l'être sont les degrés de la volonté. Exister, c'est être voulu. Être substance, c'est vouloir; vivre, c'est se vouloir; être esprit, c'est produire sa propre volonté, vouloir son vouloir.


Messieurs,

Dans notre dernier entretien, j'ai développé avec vous l'idée du principe de l'être et j'ai essayé d'établir a priori, par la pure pensée, que ce principe est l'absolue liberté, comme nous avions déjà dû le reconnaître en partant de la liberté humaine.

Je rappelle les traits principaux de notre démonstration, en en modifiant un peu les termes, pour les présenter sous un aspect nouveau.

L'existence en général a nécessairement un principe. Que ce principe existe lui-même indépendamment des choses particulières ou qu'il existe seulement dans les choses particulières, dans le Monde, peu importe; mais ce qui est certain, c'est qu'il n'a pas la cause de son être hors de lui; sans cela il ne serait pas le principe. Il y a donc un être cause de son propre être et de toute existence. L'idée de cet être doit devenir le principe de la science: de la possibilité de concevoir cette idée dépend la possibilité de la science. Comprendre implique la certitude d'avoir compris. L'idée du principe de l'être doit donc être déterminée de telle sorte qu'elle ne puisse absolument s'appliquer qu'à lui, c'est-à-dire qu'il soit impossible à la pensée de remonter au delà.

La simple idée de substance ou de cause de l'existence ne remplit pas cette condition. L'activité qui produit l'existence pourrait avoir sa cause en dehors d'elle. Il faut qu'elle ait sa cause en elle-même, il faut qu'elle se produise elle-même comme activité, c'est-à-dire qu'elle soit une vie.

Ceci n'est pas encore assez, car la loi de la vie pourrait venir d'ailleurs; pour que l'idée même de cette vie implique en elle qu'il n'en est pas ainsi, il ne suffit pas qu'elle soit l'idée d'une vie, mais l'idée d'une vie qui se donne elle-même ses lois. Ceci n'est plus simplement la vie, c'est l'esprit, c'est la libre volonté.

Enfin l'être pourrait avoir reçu sa liberté; il ne faut pas se contenter de dire qu'étant l'être infini et le principe, il ne l'a pas reçue; il faut que le contraire soit positivement renfermé dans l'idée que nous nous en formons, sans quoi nous n'avons pas cette idée. L'idée de l'être infini n'est donc pas seulement celle d'un esprit libre, mais celle d'un être qui se fait libre, qui se pose lui-même comme libre et qui n'est absolument que ce qu'il se fait. Il est impossible de remonter davantage. La question constamment reproduite jusqu'ici n'aurait plus aucun sens si nous la posions au sujet de l'être libre parce qu'il le veut, et Celui que nous définissons ainsi sans le comprendre ne peut être que l'absolu et le premier.

Les trois premiers degrés de l'être répondent aux différents ordres de réalités finies: la nature inorganique, l'organisme, l'âme humaine. Le quatrième, l'Absolu, échappe à toute analogie et surpasse notre intelligence dont il semble forcer les ressorts; mais il est naturel, il est convenable qu'il en aille ainsi: lorsqu'il s'agit de l'infini, tout ce que nous pouvons espérer, c'est de voir clairement la raison de notre ignorance. Cette raison ne se trouve point dans la nature de notre esprit, mais dans la nature de l'objet, qui se voile dans sa propre lumière. L'absolu est ce qu'il veut être. Lorsque nous savons ce qui le rend incompréhensible, nous l'avons compris.

Il faut donc l'avouer, Messieurs, toute notre dialectique ne nous donne aucune intuition de l'absolu. Une nécessité logique nous oblige à proclamer que l'Être universel est la liberté absolue, sans que nous sachions en quoi cette liberté consiste. Certains qu'elle doit être, nous ignorons encore comment elle peut être; car nous ne comprenons réellement comme possibles que les choses dont nous avons l'intuition. Mais, encore une fois, nous n'avions aucune raison de nous flatter que nous arriverions à l'intuition de l'absolu. Nul objet infini ne peut être saisi dans son infinité d'une manière intuitive. Le monde sensible est le seul champ de l'imagination comme de la perception; le moi dans son existence ou dans la série de ses actes particuliers, est le seul objet de l'intuition proprement dite; et si nous apercevons son essence immuable, c'est toujours dans les actes particuliers qui la manifestent. Aussi, Messieurs, la lueur d'intuition qui semble nous accompagner dans la discussion de cette matière, ne vient-elle pas de l'absolu en tant qu'absolu, mais de l'absolu se manifestant en nous. Plus simplement, pour ne pas anticiper ni prêter aux malentendus, nous dirons qu'elle vient de nous.

Nous avons l'intuition de nous-même, et cette intuition nous sert à pénétrer la nature intime de l'être dans notre degré. Nous saisissons dans notre esprit ce qu'il y a de commun à tous les esprits, mais l'intuition ne monte pas plus haut et ne descend pas plus bas. Ainsi, des quatre degrés de l'être que la logique nous a permis de distinguer, nous n'en comprenons qu'un seul: le troisième, et cela fort incomplètement. Notre esprit est activité, c'est une activité complexe et réfléchie; par cette réflexion, qu'on nomme la conscience, nous ramenons à l'unité la pluralité des fonctions. Nous avons le sentiment de ce qu'est un tel esprit, quoiqu'il soit bien difficile d'en parler comme il faut. Mais l'activité simple, monotone, sans réflexion de la simple substance, nous n'en avons point d'intuition, sinon peut-être une très-faible, due à ce que dans certains cas nous pouvons observer en nous-même quelque chose qui lui ressemble.

Par l'effet d'une illusion naturelle, les efforts que nous coûte l'idée de la substance la font paraître très-profonde, très-admirable et très-parfaite. On s'explique par une telle illusion comment de grands philosophes ont cru posséder l'idée de l'absolu dans la définition de la substance, sans s'apercevoir qu'ils mettaient ainsi l'absolu beaucoup au-dessous de notre propre nature.

Les systèmes du panthéisme moderne occupent les degrés intermédiaires entre notre catégorie de la substance et notre catégorie de l'esprit. Ils se groupent autour de la notion du but. L'Idée absolue que Hegel place au sommet de sa philosophie, ne diffère pas essentiellement du but, tel que nous l'avons défini. Au fond, le système de Hegel est plus clair, plus intuitif que ceux de ses devanciers, parce qu'il repose sur une idée plus voisine de celle que l'homme réalise et qu'il comprend. Mais s'il est plus clair que le spinosisme, par exemple, il n'est pas encore bien clair, ce système illustre, attendu qu'il se meut encore dans l'abstrait, et qui dit abstrait, dit impossible. Toutes les conditions de l'être ne sont pas encore réunies dans l'absolu de Hegel. Hegel ne s'est pas aperçu ou n'a pas voulu s'apercevoir qu'un but suppose une intelligence qui le conçoit et une volonté qui le pose. L'Idée dont il fait son Dieu produit incessamment les moyens, les milieux de sa propre réalisation. Elle vit dans la Nature et s'accomplit dans l'Histoire.--C'est bien, mais la pensée ne demande pas moins impérieusement à savoir ce qu'elle est en elle-même, avant la nature, avant l'histoire, c'est-à-dire indépendamment de la nature et de l'histoire.--À cette question il faut répondre, ou que l'Idée prise en elle-même n'est rien, ce qui est absurde, ou bien, avec nous, que l'Idée prise en elle-même, l'Idée en soi est une véritable idée, c'est-à-dire le produit d'une intelligence réelle, l'acte d'un esprit qui la pense. Ainsi l'Esprit précéderait l'Idée et le panthéisme se transformerait en théisme.

La philosophie devient beaucoup plus compréhensible, beaucoup plus intuitive, elle arrive à la lumière du jour lorsqu'on a poussé l'idée de l'Être jusqu'à pouvoir dire: L'Être est esprit. Cela vient, Messieurs, je le répète, de ce que nous sommes nous-mêmes esprit. Cette philosophie n'est pas seulement plus claire, elle est plus vraie, elle est la vraie. Seulement il ne faut pas oublier qu'il y a deux sortes d'esprit: l'esprit fini et l'esprit infini, l'esprit créé et l'esprit incréé. Je veux dire qu'il y a entre l'esprit créé et l'esprit incréé une différence de degré et de qualité, une différence spécifique, dont il est essentiel de tenir compte, parce qu'elle transforme le fond même de nos conceptions.

Nous sommes esprit--nous sommes libres: ces deux propositions sont identiques; il est impossible de concevoir un être libre qui ne soit pas un esprit, il est impossible de concevoir un esprit qui ne soit pas libre. L'esprit, nous l'avons dit, et cette définition repose sur l'évidence, l'esprit n'est autre chose qu'un être qui détermine lui-même son activité, l'activité produisant l'activité, la seconde puissance de l'activité, ou de la substance.

La pesanteur, la résistance des corps, l'électricité, le magnétisme, la chaleur, la lumière, sont de simples manifestations de la substance, ou de simples énergies, des actes simples, déploiement d'une puissance simple.

L'irritabilité musculaire, que des physiologistes considérables ont rapprochée de l'électricité, lui ressemble en ceci du moins qu'elle est du même degré, du même ordre; c'est aussi une simple énergie, un simple effet de la substance. Elle se montre telle dans les convulsions. Mais dans le mouvement volontaire, cette force est déterminée, dirigée, réglée, possédée par une autre force que j'appelle esprit. L'esprit est donc une force qui agit sur des forces, une activité dont les effets sont eux-mêmes des activités. L'analyse du mouvement volontaire en fournit la preuve.--Même redoublement dans la perception. La sensation est une production, une imagination, l'effet d'une activité spontanée, et ce que l'esprit perçoit c'est proprement cette activité. Ainsi la vision est un acte de l'esprit auquel l'acte du nerf optique sert d'objet et de matière.

Voilà pour les rapports de l'âme et du corps, où les deux forces se distinguent assez facilement. Mais dans les phénomènes purement spirituels nous trouvons la même dualité ou plutôt la même réduplication. Nous ne pouvons en exprimer le caractère qu'en disant: L'esprit est la puissance de lui-même. Être esprit consiste à se posséder soi-même. Tout acte réel de l'esprit ou de l'âme naît du concours de deux forces bien distinctes quoique identiques dans leur principe, et dont l'une se subordonne à l'autre. La première varie, la plus élevée est toujours identique: elle s'appelle la volonté. Ainsi comprendre n'est pas la même chose que vouloir comprendre; mais il n'y a pas d'intelligence sans attention, c'est-à-dire sans une volonté qui dirige et possède l'intelligence. Aimer est un vouloir, et cependant nous n'aimons pas véritablement toutes les fois que nous voulons aimer. L'amour réel est en nous l'harmonie d'une double volonté: quand nous voulons aimer sans y parvenir, la subordination tentée ne s'effectue pas, à cause de la résistance du principe inférieur, qui dans ce cas est évidemment une volonté, lui aussi, comme il l'est, au fond, dans tous les cas possibles. En somme, nous ne faisons rien, nous ne sommes rien sans la volonté, et ce que nous faisons sans le vouloir ce n'est pas nous qui le faisons. La volonté est donc le caractère éminent de l'esprit, la volonté est la puissance qui régit nos puissances diverses et dont ces puissances sont elles-mêmes les états inférieurs ou les transformations. C'est la volonté qui fait l'unité de notre être, c'est elle qui fait que nos facultés sont réellement les facultés du même être. Vient-elle à défaillir dans un esprit; les facultés de cet esprit ne sont plus des facultés, des instruments qu'il emploie, mais des puissances indépendantes et hostiles, qui le dominent et qui le déchirent. Plus il y a de volonté dans un esprit, plus il est, et plus il est un.

Une puissance qui détermine l'activité, qui la suscite et qui l'engendre, s'appelle volonté; or comme il est impossible de concevoir une volonté qui ne soit pas libre, du moins dans son principe, nous sommes contraints d'avouer à la fois que la volonté est la racine, l'unité, la substance de l'esprit, et que tout esprit est libre parce qu'il est esprit.

Nous savons tout cela, grâce à la connaissance que nous avons de nous-mêmes. Du moment où nous avons reconnu, sur la foi d'une démonstration méthodique, que l'Être absolu doit être comme nous une activité source d'activité, ou un esprit, nous sommes autorisés à lui appliquer ces données de l'intuition. La notion intuitive de l'absolu ne peut être qu'anthropomorphique, du moins s'il s'agit de l'intuition de la seule intelligence; mais cet anthropomorphisme inévitable est, jusqu'à un certain point, légitime. Il est entièrement dans son droit vis-à-vis des principes panthéistes que nous avons trouvés sur notre chemin; il les domine et, partant, les réfute. Au reste, Messieurs, on aurait mauvaise grâce à se montrer trop sévère envers l'anthropomorphisme, lorsque l'on croit avec le christianisme que l'homme est l'image de Dieu, ou seulement lorsque, avec les métaphysiciens, on estime que l'homme peut connaître Dieu. «Tu es pareil à l'esprit que tu comprends 58,» dit le spirituel compagnon du docteur Faust, qui nous pardonnera cette citation. Le rusé démon parle ici comme l'École, où l'on répète depuis quelques mille ans, que l'intelligence repose sur l'identité de ce qui connaît et de ce qui est connu.--Cette sentence est vraie, à peu près comme toutes les sentences, à condition de la bien entendre.

Note 58: (retour) Du gleichst dem Geist den du begreifst.

On arrive, dit encore l'École, à la conception de l'infini en affranchissant de leurs limites les qualités positives du fini.

Eh bien, l'idée de l'esprit que nous obtenons en nous considérant nous-même, est pleine de restrictions qui la contredisent et qui ne sauraient se concilier avec le caractère de l'Être absolu. Nous produisons notre propre activité, nous faisons jaillir la source des actes qui composent notre existence, nous sommes cause de cette existence, nous sommes cause de ses causes et nous en déterminons la loi, c'est pourquoi nous sommes véritablement libres, de vrais esprits, des créateurs. En effet nous donnons naissance à nos sentiments, à nos passions, à nos convictions, et, féconds à leur tour, ces sentiments, ces passions, ces convictions produisent nos actes particuliers. La véritable création est la production de forces vivantes.

Mais si l'on peut affirmer avec raison que nous produisons ces forces, on peut dire avec non moins de vérité que nous ne les produisons point, car nous en trouvons en nous les germes préexistants à toute action de notre part. Qu'est-ce qu'un germe? Messieurs, c'est un être en puissance, c'est une puissance. Nous nous faisons donc nous-mêmes ce que nous sommes, nous nous rendons nous-mêmes capables de produire ce que nous produisons, dans ce sens que par notre liberté nous accordons ou refusons, en un mot, que nous mesurons l'essor, le développement ou l'existence à ces puissances préexistantes et par là même inexpliquées. Nous laissons nos facultés en friche, dans le non-être, ou bien nous les déployons, nous les réalisons, nous leur donnons l'être.--Mais leur être dans le non-être ou dans la puissance, nous ne le produisons pas nous-mêmes, il faut bien l'avouer, et notre liberté se trouve primitivement déterminée, limitée par le nombre et par la nature de ces puissances qui ne viennent pas de nous-mêmes.

Ainsi nous sommes les auteurs de nous-mêmes dans un sens borné; nous sommes libres, sans être complètement libres. Tel est notre esprit. Tel est le seul esprit dont nous ayons l'intuition. Une philosophie qui prétend à l'intuition de son premier principe ne peut guère s'élever au-dessus de cette catégorie.

La nouvelle philosophie de M. de Schelling, qui tire sa substance de l'intuition psychologique, comme je crois vous l'avoir dit, s'est arrêtée à ce degré. Sous l'apparence de l'abstraction, c'est un véritable anthropomorphisme spéculatif. Dieu est libre, selon ce système, dans des conditions qui résultent de la nature de ses puissances. Il crée par le moyen de ses puissances; mais, quoi qu'en dise M. de Schelling, qui voudrait sans y réussir parce que le problème est insoluble même aux efforts du plus beau génie, concilier l'absolu logique et l'intimité de l'intuition, Dieu ne crée pas ses puissances. Seulement il est libre, précisément comme nous, de les réaliser ou de ne pas les réaliser, libre d'en faire les puissances créatrices du Monde ou de les laisser dormir dans son sein.

L'esprit fini tel qu'il est connu par l'expérience, l'esprit absolu tel que le conçoivent M. de Schelling et toute philosophie anthropomorphique, se rend donc lui-même créateur d'une manière déterminée par sa nature préexistante; la liberté créatrice rentre elle-même dans cette nature. Nous pouvons avoir l'intuition de cet esprit là, parce que nous sommes esprit dans ce sens là. Mais l'esprit conçu de cette manière ne renferme pas toutes les conditions requises pour qu'il soit par lui-même; du moins n'est-il pas tellement défini qu'il ne puisse être que par lui-même; seul critère de nos résultats. La nécessité logique, la fidélité à la raison, si vous aimez mieux que je dise ainsi, nous pousse donc au delà de cette idée, dussions-nous abandonner l'intuition. Nous ne marchons plus, nous nageons, nous nageons dans la nuit, mais le courant nous guide et nous amènera.

Du moment où l'on parle d'une nature préexistante, de puissances préexistantes, de facultés créatrices préexistantes et même d'une liberté préexistante, nous devons nous demander d'où viennent ces puissances, d'où vient cette liberté. Et si l'on a le droit de décliner la réponse en disant: elles sont; c'est un fait; il faut bien commencer par un commencement, il faut bien reconnaître un premier être, une première réalité déterminée qui n'a point de cause, alors tout le mal que nous nous sommes donné était bien inutile. Pourquoi chercher la cause des existences particulières et l'unité du multiple? Les choses sont, et voilà tout. Pourquoi la matière ne serait-elle pas l'absolu? Pourquoi ne sommes-nous pas matérialistes et fétichistes? Pourquoi remontons-nous à ce principe d'activité que nous appelons substance? Pourquoi passons-nous de la substance, qui est l'activité naturellement fixée, déterminée de fait, à la vie, qui est l'activité déterminée par sa fin et se produisant elle-même en vue de cette fin? pourquoi du but se réalisant dans la vie tel qu'il est donné, à l'esprit qui pose librement les buts? Du moment où la fatigue est une raison de s'arrêter, il ne faut pas se mettre en route. Répétons-le, Messieurs: la loi de l'esprit qui nous fait chercher la cause des choses n'est satisfaite que par la conception d'une réalité dont il soit impossible de demander la cause. L'Être absolu est celui qui ne peut être qu'absolu. Il se donne à lui-même sa nature, ses puissances et sa liberté. Il n'est pas esprit, il se fait esprit. Sa volonté n'est pas, comme la nôtre, un élément de sa nature qui se meut dans des conditions qu'elle n'a point tracées. Ce n'est pas une volonté, c'est la volonté, la volonté pure, inconditionnelle, qui se donne à elle-même ses conditions. Ici, Messieurs, oui! nous perdons pied, l'intuition nous abandonne, et si, pour savoir, il faut l'intuition, comme je l'accorde, nous ne savons pas ce qu'est la pure volonté, mais ce que nous savons, et ce qu'on ne saurait trop répéter, c'est qu'il n'est pas raisonnable de prétendre atteindre à l'intuition de l'absolu. Si nous trouvons Dieu par l'intuition, ce n'est pas Dieu comme absolu, mais Dieu révélé, Dieu tel qu'il veut se révéler à nous.

Pour le moment, nous renonçons donc à l'intuition, et c'est les yeux bandés, sans le comprendre, parce qu'il le faut, que, sur la foi de la logique, nous prononçons: L'Être existant de lui-même est pure volonté.

Nous sommes arrivés à ce résultat en partant de la notion abstraite de l'être en général, telle qu'elle se trouve chez tout le monde; nous avons nommé les degrés de l'être à mesure que nous les rencontrions, conduits par la nécessité de la pensée qui nous oblige à chercher la cause de tout ce qui est susceptible d'en avoir une. Nous n'avons prononcé le mot de volonté qu'assez tard, alors seulement que l'idée qu'il exprime était venue d'elle-même prendre sa place dans notre esprit.

La conclusion de ce travail purement analytique sur la plus universelle des idées, a nécessairement une portée universelle. Elle éclaire d'un jour nouveau tout le chemin que nous avons parcouru.

Si l'essence de l'Être existant par lui-même est la libre volonté, il est manifeste que la volonté est le principe de tout être, ou l'unique substance; ces deux propositions sont trop étroitement liées pour qu'une démonstration semble ici nécessaire. Nier leur solidarité serait prétendre qu'un être qui a son principe hors de lui peut le trouver ailleurs que dans l'Être existant par lui-même, ce qui ne saurait se penser. Peut-être ceci sera-t-il soupçonné de panthéisme?--On se tromperait. La question du panthéisme n'est point là. Nous la trouverons en son lieu et nous ferons voir aisément, s'il en est besoin, qu'un système reposant sur l'absolue liberté divine est l'antipode du panthéisme. Mais l'accusation fût-elle fondée, encore vaudrait-il mieux être panthéiste que de méconnaître une chose évidente. Nous l'énonçons donc en termes exprès: L'Être parfait étant la volonté parfaite, tout être est volonté dans son essence; les degrés de l'être sont les degrés de la volonté. Exister c'est être voulu. Être substance, c'est vouloir; vivre, c'est se vouloir; être libre, c'est vouloir son vouloir, se faire vouloir. Ces définitions vous font sans doute un effet étrange; cependant, Messieurs, elles vous paraîtront bientôt naturelles; elles vous paraîtront évidentes si vous consentez à vous placer dans mon point de vue, c'est-à-dire à considérer les choses non du dehors, mais du dedans, telles qu'on peut supposer qu'elles sont en elles-mêmes et non pas seulement dans l'effet qu'elles produisent sur nous. Permettez-moi de défendre mes assertions en quelques mots, et de reprendre ainsi, une dernière fois, l'enchaînement des idées ontologiques sur lesquelles je m'appuie. Dieu merci! cette ontologie commence à sortir de l'abstraction.

Il semble ridicule, j'en conviens de bonne grâce, de prétendre que les mots: «cette pierre existe,» soient synonymes de ceux-ci: «Cette pierre est voulue.» Cela est ridicule parce qu'effectivement cela n'est pas vrai. Mais dans le discours ordinaire, que signifie donc: cette pierre existe?--Cela signifie: cette pierre frappe mes sens, c'est-à-dire, en dernière analyse: je suis modifié de telle ou telle façon. C'est un jugement dont, au point de vue de la raison, le sujet véritable est moi, non la pierre. Mais pour la pierre elle-même, que signifie l'affirmation qu'elle existe, sinon qu'elle est produite, qu'elle est posée? et si l'on veut donner à ces mots un sens intelligible, il faut bien ajouter: qu'elle est voulue.--Repousser cette proposition, c'est confesser que l'affirmation de l'existence est une affirmation vide relativement à son objet; c'est ouvrir la porte à l'idéalisme d'un côté, de l'autre à la négation de la science.

Exister est donc être voulu, et produire l'existence, être cause de l'existence, c'est vouloir.

Ici encore il faut s'entendre: il est clair que les causes sensibles ne sont pas des volontés. La chaleur et l'humidité ne font pas pousser les plantes par le fait de leur volonté. Mais les causes sensibles ne sont pas des causes pour la raison; les causes sensibles ne sont que des effets intermédiaires entre l'effet dont on s'occupe et l'action de la vraie cause. Une cause véritable l'est en elle-même, par sa nature, et non par accident; c'est donc une force réelle qui produit certains effets par une action ou par un mouvement dont le principe est en elle-même: définition qui revient entièrement à celle de la substance. Il s'agit donc de savoir ce que c'est que produire un effet de soi-même, en se plaçant au point de vue de la force ou du sujet qui le produit.--Nous répondons: C'est vouloir. La force veut son effet ou elle ne le produit pas d'elle-même. Vouloir suppose toujours la possibilité métaphysique de ne pas vouloir, mais non la possibilité de fait. En fait ce vouloir, qui constitue la substance, peut être un vouloir nécessaire, c'est-à-dire un vouloir déterminé, un vouloir fixé, un vouloir posé, un vouloir voulu. Il est voulu tel qu'il est, ou tel qu'il veut, et par conséquent il ne peut pas vouloir autrement.

L'expérience de la vie nous offre des exemples très-propres à faire comprendre comment une activité libre à son origine, peut devenir nécessaire. Ainsi nos passions sont des directions déterminées de la volonté, des volontés durcies, immobilisées, s'il est permis d'employer ce langage; elles produisent des effets qui ont toujours le même caractère; arrivées à un certain degré, elles deviennent des puissances fatales comme les puissances de la nature; ce sont des volontés qui, par le fait, ne peuvent pas vouloir autrement qu'elles ne veulent. Soustraites à l'empire de la liberté, elles se dérobent également au regard de la conscience qui les pénétrait dans le principe. En se roidissant, elles deviennent opaques; l'un des changements est inséparable de l'autre. Mais les passions qui nous offrent de tels traits n'ont pas leur origine en elles-mêmes; primitivement elles procèdent de notre liberté, qui s'est déterminée dans ce sens: elles sont une transformation, une aliénation de notre liberté, et pourtant la liberté ne se perd pas tout entière dans les passions; elle se maintient avec plus ou moins de succès dans sa fluidité vis-à-vis de ces volontés fixées auxquelles elle a donné naissance. Ainsi, même au sein d'une individualité finie, le multiple sort de l'unité; l'inconscient, du conscient; la nature, de l'esprit; la nécessité, de la liberté. Les volontés particulières se séparent de leur tige, elles acquièrent une sorte d'individualité distincte, et l'âme devient le théâtre d'une lutte qui finit, quand la passion se change en folie, par déchirer la conscience et briser la personnalité. La passion, force fatale et aveugle, est donc un vouloir issu de la liberté, que la liberté possédait dans l'origine et qu'elle ne possède plus. C'est une volonté abandonnée, sortie d'elle-même et qui ne peut plus y rentrer.

L'observation de ces faits ouvre quelque jour sur deux grands problèmes: celui de savoir ce que sont dans leur principe les forces de la nature, et celui de la pluralité des êtres en général. Mais l'abus de l'analogie aurait ici de grands dangers. Pour y parer il faut observer que, dans l'être fini, dans l'esprit créé, les développements dont nous parlons ici sont irréguliers, maladifs 59, précisément parce qu'il est créé, constitué dans son unité par un acte supérieur à lui, tandis que l'absolu se donne son unité à lui-même et ne saurait la compromettre en distinguant de lui les degrés inférieurs de l'être.

Note 59: (retour) La maladie corporelle est aussi une tentative d'une puissance ou d'une fonction particulière pour se constituer en organisme indépendant et pour se créer un corps au dépens du corps dans lequel elle s'engendre. Toute dynamique au début, elle se matérialise de plus en plus.

Nous pouvons donc concevoir la simple substance comme une volonté particulière, primitivement déterminée dans sa direction par l'esprit, mais qui, s'étant détachée de sa source, a perdu toute liberté par le fait même de son émancipation. L'esprit, en revanche, est la volonté concentrée sur elle-même, se réalisant sans cesser d'être puissance, parce qu'elle se réalise dans les volontés multiples qu'elle relie et qu'elle possède. Ces volontés multiples, déterminées, et néanmoins déterminables, distinctes, mais non séparées de l'unité du moi, sont les facultés, les puissances de l'esprit. La réduplication par laquelle l'unité permanente se distingue de ses actes et de ses états successifs, s'appelle l'intelligence ou la conscience. Toute intelligence est conscience, et toute conscience, réflexion. Ainsi l'esprit est intelligence parce qu'il est libre, c'est-à-dire parce qu'il se possède lui-même. Ce n'est que dans ce degré supérieur que la volonté mérite proprement son nom, parce qu'alors seulement elle devient pénétrable à la conscience qu'elle produit. Si nous avons désigné les simples forces par le même terme, c'est pour marquer l'identité de leur origine et de leur essence. Où les espèces sont des degrés, la meilleure donne son nom au genre.

La volonté spirituelle, la volonté vraie est donc celle qui produit et possède la volonté; mais l'esprit fini est à son tour produit et pénétré par une volonté suprême, dont il doit être la matière, comme l'organisme vivant lui sert de matière à lui-même. C'est l'Être absolu, qui comprend en lui tout être et toutes les puissances de l'être.

Tout se résout donc en volonté. C'est la gloire de M. de Schelling d'avoir proclamé cette vérité féconde. Il a concilié par là les prétentions du réalisme et de l'idéalisme, il a jeté les bases du spiritualisme véritable, dont l'idéalisme n'a que l'apparence.

Incontestablement, Messieurs, il y a quelque chose de sérieux dans l'identité de la pensée et de l'être, qu'on a si souvent et si bruyamment proclamée. Le fait d'une connaissance quelconque implique nécessairement une telle identité, sauf à savoir comment il faut l'entendre. Mais on ne concilie jamais les deux termes d'une opposition sans subordonner plus ou moins l'un à l'autre. Ainsi fait l'idéalisme: pour lui, l'élément principal est la pensée; le réel est à ses yeux une forme de l'idéal; le fond des choses est pensée. Cela ne saurait être vrai, car il est impossible que la pensée soit quelque chose par elle-même. La conscience, la réflexion, la pensée sont nécessairement quelque chose de dérivé, d'accessoire, l'accident ou la forme de l'être, non pas le fond. En effet toute idée est l'idée de quelque chose; il y a dans la pensée un dualisme inévitable: la pensée et son objet. Dans la conscience du moi nous apercevons manifestement l'identité de la pensée et de l'objet, aussi devons-nous ramener toute connaissance à la conscience du moi. Dans la théorie de la connaissance, tout ce que nous appelons des réalités sont les modifications du moi pensé, comme toutes les idées sont des modifications du moi pensant. Mais l'identité du moi n'efface pas la distinction. Le moi qui pense n'est pas le moi pensé, et le plus intime, le plus profond des deux n'est évidemment pas le premier, c'est le second, car la réflexion n'épuise jamais la richesse de l'être. Nous ne nous connaissons nous-mêmes que très-superficiellement et très-mal.

Maintenant, si l'on appelle intelligence le moi qui pense ou le côté du moi qui pense, comment nommerons-nous la face réfléchie, le moi pensé? C'est la conscience elle-même qui nous commande de l'appeler volonté. Nous sentir vivre, c'est nous sentir vouloir. Et la logique est ici d'accord avec l'expérience. L'acte primitif par lequel l'Être se pose lui-même ne peut pas être une réflexion: c'est nécessairement une énergie pure et directe, un vouloir. Descartes en avait le sentiment lorsqu'il faisait de l'affirmation et de la négation des actes de la volonté. Cette théorie psychologique ne peut pas être approuvée sans restriction, mais, comme la plupart des théories incomplètes du cartésianisme, elle part d'une idée juste et profonde; l'affirmation constante et fondamentale, l'affirmation par excellence qui constitue le moi est la volonté. Ainsi l'intelligence est la forme du moi, dont la pure énergie de la volonté est le fond.--Dès lors, s'il est vrai que les principes de la science doivent être puisés dans la conscience du moi, ce qui est un lieu commun de philosophie, il faut dire aussi que la volonté est le fond de l'être en général.

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