Philosophie de la Liberté (Tome I): Cours de philosophie morale
DIX-SEPTIÈME LEÇON.
V. L'essence de l'absolu est insondable. Il est ce qu'il veut. La question de son essence a priori est épuisée par l'idée d'absolue liberté.
VI. Cependant les attributs métaphysiques de Dieu, tels que la toute présence, la toute science, la toute puissance, sont tous compris dans l'idée d'absolue liberté et ne reçoivent qu'en elle leur véritable caractère. Il en est de même des attributs moraux considérés comme appartenant à l'essence divine.
VII. Chaque acte de volonté de l'être absolument libre doit être conçu comme infini, et comme constituant par lui-même un absolu. Preuve: Toutes les limites qu'on pourrait supposer à un tel acte étant comprises et voulues avec lui, tomberaient dans l'acte lui-même.
VIII. La question de savoir si l'absolu se manifeste effectivement ne peut être résolue que par l'expérience. On ne saurait passer, par la logique seule, de l'idée d'absolue liberté à celle d'une manifestation quelconque. La liberté est incalculable.
Messieurs,
Nos recherches nous ont conduits à un résultat que l'on ne saurait trop méditer. Nous avons trouvé que l'Être est au fond volonté, et que la perfection de l'Être est la perfection de la volonté, la liberté absolue.
Cette idée paraît d'abord tout à fait négative. Nous ne savons pas ce que c'est que l'absolue liberté, non-seulement parce que nous ne sommes pas faits de manière à en obtenir l'intuition, mais plutôt parce que l'absolue liberté exclut toute intuition. Elle est ce qu'elle veut, elle n'est que ce qu'elle veut; il est impossible à quelque intelligence que ce soit d'en savoir davantage a priori. Dire que l'Être absolu est pure liberté, c'est à la fois indiquer son essence et marquer l'impossibilité de la connaître. À vrai dire, la liberté est la négation de toute essence. Nous ne pouvons donc pas apprendre ce qu'est l'absolu en lui-même, indépendamment des déterminations qu'il se donne; nous ne pouvons pas l'apprendre, dis-je, parce que dès l'entrée nous le savons: l'absolu est ce qu'il veut être. Voilà tout. Il n'y a plus rien à demander, plus rien à chercher lorsqu'on sait tout. L'absolu est liberté, il est ce qu'il se fait, il n'est rien que ce qu'il se fait. Proprement la notion de l'absolu n'est pas une idée, ce n'est pas une connaissance, c'est une limite, l'extrême limite de nos pensées. Nous allons jusqu'à la liberté absolue, nous pouvons l'atteindre, non l'embrasser.
Cependant, Messieurs, si l'on peut dire avec raison que la liberté est tout ce qu'il y a de plus négatif et de plus indéterminé, puisque c'est la négation de toute détermination; si ce point de vue domine même absolument la science dont il fixe la valeur, comme nous l'expliquerons; il n'est pas moins vrai, quoique d'une vérité peut-être inférieure à la précédente, que la liberté, envisagée autrement, se présente comme la conception la plus déterminée, la plus positive et la plus concrète.
Examinons-la sous cet angle, essayons d'ouvrir cette idée de la liberté absolue et de mettre au jour quelques-unes des richesses qu'elle renferme.
Nous sommes arrivés à la liberté par une méthode a priori, en partant de l'idée d'être; mais, à le bien prendre, l'idée d'être elle-même n'est pas a priori; il n'y a point d'idées a priori. C'est l'expérience qui nous fournit primitivement l'idée de l'être et de tous ses attributs. L'expérience nous donne les attributs de l'être limités par leur contraire. Il appartient à la raison de les dégager de cette limite pour les concevoir dans leur infinité, c'est-à-dire dans leur vérité. Ainsi notre première idée de la liberté vient de la connaissance que nous avons de nous-mêmes. La raison nous obligeant à concevoir l'Être existant de lui-même comme libre, nous lui appliquons l'idée de notre liberté; mais nous savons que notre liberté est bornée, tandis que la sienne ne l'est pas; nous l'appelons donc liberté absolue, et par ce mot nous nous imposons la tâche d'affranchir l'idée de liberté des restrictions sous lesquelles nous la possédons d'abord, afin de comprendre véritablement ce que c'est que la liberté absolue.
Les formes de l'existence finie, le temps et l'espace, sont les limites immuables, et pourtant élastiques, de notre liberté. Nous ne sommes qu'en un lieu à la fois; pour accomplir les desseins que nous formons, il faudrait en occuper plusieurs; or l'impossibilité de l'exécution empêche jusqu'à un certain point le vouloir lui-même; on ne veut pas ce qu'on sait être absolument impossible. Le présent s'envole incessamment, le présent n'est rien, et le présent seul est à nous. Nous ne pouvons rien changer au passé; nous ne pouvons rien faire dans l'avenir; la vie nous est mesurée goutte à goutte. Quand nous avons acquis la prudence de l'âge mûr, nous avons perdu l'énergie de la jeunesse et la grâce de l'adolescence. Nous ne sommes jamais simultanément, une bonne fois, tout ce que nous sommes.
Cependant, Messieurs, l'esprit, libre par son essence, se fatigue à reculer les limites de l'espace et du temps; il les recule imperceptiblement, mais il ne peut s'en affranchir. Il lutte contre l'espace idéalement par la vue, par l'imagination, par le calcul; réellement par la vitesse, c'est-à-dire par le temps. Il lutte contre le temps par la mémoire et par la prévision. Si le fond de l'être est Volonté, le fond de l'intelligence est Mémoire.
Tout acte de la pensée est une synthèse, et la synthèse fondamentale, qui se retrouve dans toutes les autres et qui les rend possibles, c'est l'acte élémentaire de mémoire, synthèse immédiate du temps. Maintenir dans le présent l'instant écoulé, saisir déjà comme présent celui qui n'est point encore, telle est la première affaire de l'esprit. Si nous n'avions pas cette faculté, si tout ce qui est passé dans le sens abstrait du mot passé, était passé véritablement, passé pour l'âme; si l'avenir, lui aussi, ne cédait une parcelle au présent, notre vie n'aurait aucune largeur, aucune profondeur, aucun contenu. Heureusement il n'en est pas ainsi. Vous connaissez ces cercles lumineux que les enfants tracent dans l'air en faisant mouvoir rapidement un charbon allumé. L'impression reçue par chaque point de la rétine met plus de temps à s'effacer que le charbon à parcourir le cercle entier dans l'espace. Ainsi le charbon, quoiqu'il n'occupe qu'une place à la fois, produit cependant une impression simultanée sur plusieurs points de la rétine et nous laisse l'image d'une ligne continue. Quelque chose de pareil se passe dans tous les actes de la vie spirituelle. L'âme arrive ainsi à posséder plusieurs choses à la fois, le successif devient simultané, l'instant n'est plus un point, mais une sphère où il y a place pour quelque chose; le présent n'est pas une abstraction, il est réel, et c'est l'esprit qui le crée, faisant ainsi sa tâche d'esprit 60. C'est l'essence de l'esprit de vaincre le temps, je dirais, si je ne craignais votre gravité, de tuer le temps, et si l'esprit n'y réussissais pas jusqu'à un certain point, il ne serait pas esprit, il ne serait pas libre, car il ne ferait rien et ne serait rien.
Note 60: (retour) Dans chacun des instants successifs de la vie réelle, une succession est ramenée à la simultanéité, comme la mélodie se compose de notes dont chacune est déterminée par la durée de ses vibrations. Il y a succession abrégée dans les éléments de la succession réelle. L'instant abstrait est un atome, c'est-à-dire rien; l'instant réel, une molécule, c'est-à-dire un infini.
Mais l'esprit que nous connaissons n'est pas l'esprit véritable, dans la plénitude de sa réalité, c'est-à-dire de sa liberté. Si l'esprit réalisait son idéal, rien ne passerait, rien ne mourrait pour lui. Pour un tel esprit il n'y aurait pas de succession, dans ce sens du moins que la succession n'amènerait en lui aucune perte. Tout serait présent pour lui, parce que tout lui serait présent. C'est ainsi qu'il manifesterait sa liberté vis-à-vis du temps comme vis-à-vis de l'espace.
L'idée d'absolue liberté conduit plus loin encore, plus loin que notre intelligence ne saurait aller. L'absolue liberté ne triomphe pas du temps et de l'espace, car le temps et l'espace, conditions métaphysiques de l'existence finie, trame et chaîne du monde où nous vivons, ne sont ni son milieu, ni son point de départ. L'absolue liberté ne les a pas devant elle; le temps et l'espace n'existent pas indépendamment de Dieu; ils sont parce que Dieu les veut, tels qu'il les veut, autant qu'il les veut; il en dispose absolument, il les produit et les mesure, mais il n'est point limité par eux.
Liberté, parfaite liberté vis-à-vis du temps et de l'espace, telle est l'idée positive contenue dans les attributs de la Toute-présence et sans doute aussi de la Toute-science, car le réel et l'idéal se pénètrent dans le véritable absolu mieux que dans l'absolu des panthéistes. Dieu est présent par la pensée et par la volonté qui forme son être; il est présent partout, mais non pas partout au même titre; il est présent où il veut, et il se retire d'où il veut. Ce qu'il y a de plus grand, ce n'est pas l'illimité qui est nécessairement illimité, c'est Celui qui, naturellement sans limites, est capable toutefois de s'imposer des limites à lui-même, c'est la puissance égale du fini et de l'infini. Il est infini s'il le veut, et fini s'il le veut; c'est alors peut-être que son infinitude éclatera plus magnifique.
Ces considérations nous ouvrent des jours sur la Création, laquelle implique la réalité distincte de la créature, c'est-à-dire quelque chose que Dieu ne soit pas. Nous apercevons déjà le moyen d'expliquer la liberté humaine et de la concilier soit avec la Toute-puissance, soit avec la Toute-science de Dieu; mais il ne faut pas nous hâter de courir aux explications, nous risquerions d'en compromettre l'exactitude.
Il n'est pas besoin d'un nouveau travail d'analyse pour faire voir que la liberté implique l'intelligence, ou que l'être libre se rend compte de ce qu'il veut; la chose est assez évidente par elle-même; il importe plutôt d'établir nettement, s'il se peut, en quoi consiste la perfection de l'intelligence ou la Toute-science.
L'idée de l'absolu appliquée aux rapports du temps et de la pensée (ces deux grands adversaires), semble nous conduire d'abord à la complète simultanéité. L'idéal et le réel se confondent comme la sphère et le point, comme le maximum et le minimum: tous les rayons de l'être se réunissent en un seul foyer; le passé et l'avenir ne se distinguent point, car tout est présent à l'œil divin, tout est absolument concentré dans cette unité idéale de toutes choses, et cette unité idéale de toutes choses est leur véritable réalité. La succession n'est donc qu'une apparence, tout est simultanément réel, et si tout est simultanément réel, il faut ajouter: tout est nécessaire; car il n'y a pas de différence appréciable entre ces deux idées. La Toute-science, prise abstraitement, nous ramène donc au spinosisme et au delà du spinosisme, à la négation du changement, à la complète immobilité. Ces conséquences s'imposent à la pensée et l'accablent.
Il n'y a qu'un moyen de leur échapper: c'est de ne pas isoler l'idée de l'intelligence, mais de la mettre à sa place dans l'ensemble, de l'envisager comme un corollaire, disons mieux, comme un aspect de la liberté. De cette manière, sans doute, nous n'arriverons pas à résoudre a priori les questions suprêmes, mais du moins nous laisserons le champ libre aux solutions et nous ne créerons pas d'avance un obstacle insurmontable à l'intelligence de l'univers. Nous pourrons admettre des distinctions dans la science divine; nous comprendrons qu'elle devienne prescience s'il plaît à Dieu d'entrer en rapport avec la succession qu'il établit; nous comprendrons même que cette prescience puisse ne pas s'étendre à tout, s'il plaît à Dieu, pour l'accomplissement de quelque dessein, de ménager une sphère où son regard ne plonge pas. Il n'est pas plus difficile d'admettre quelque chose que Dieu ne sache pas que d'admettre quelque chose qu'il ne fasse pas; car s'il pénètre tout par son intelligence, il doit également tout pénétrer par sa force et par sa volonté. Naturellement, il en serait bien ainsi; mais Dieu est surnaturel, et ce serait le borner que de l'obliger à être sans bornes. En un mot, si la liberté et la nécessité sont la grande antithèse dont il est impossible de neutraliser les termes, par sa propre dignité, la liberté domine et l'emporte. La Toute-puissance, la Toute-science semblent conduire directement à la nécessité, mais elles se retrouvent dans la liberté sous une forme inattendue et supérieure à toutes les prévisions.
La Toute-science est donc la parfaite intelligence de ce que l'absolu veut être et de ce qu'il veut produire, dans les conditions posées par cette volonté. Le réel et le possible ne sont point nécessaires pour elle, mais elle conçoit le réel comme réel et le possible comme possible. L'infinité des possibilités diverses qui se présentent à la pensée de Dieu et qui n'attendent que son vouloir pour être, ne s'excluent point les unes les autres. Le choix, forme nécessaire de notre liberté, n'est donc pas la forme nécessaire de la liberté absolue; Dieu choisit peut-être, mais s'il choisit, c'est qu'il le veut. Dieu n'est jamais dans l'alternative de faire ceci ou cela, il peut toujours, à son gré, faire tous les deux. Pour nous, à la rigueur, nous ne pouvons faire qu'une chose à la fois, et si nous nous proposons simultanément plusieurs buts, l'un nous fait négliger les autres ou nous n'en atteignons aucun. Il n'en va pas ainsi de Dieu: pour lui la réalisation d'un dessein ne saurait être un obstacle à la réalisation d'un autre; car tout est possible, même les contraires, à l'absolue liberté.
Les contraires! il semble que ce soit la barrière immuable qui nous oblige à rétrograder en abandonnant l'idée que nous avons poursuivie jusqu'ici. La liberté ne peut pas aller jusqu'à faire qu'une chose soit et ne soit pas en même temps; elle est donc assujettie à une loi, savoir à la loi de la raison. Il y a ici une objection en apparence insurmontable. Cependant, Messieurs, ce n'est qu'une apparence; une réflexion attentive la dissipera. La liberté absolue n'est pas soumise à la raison, elle est le principe de la raison. Dieu est l'auteur de notre raison; c'est nous, et non pas lui, qui sommes soumis à l'empire de la raison; mais si nous ne pouvons pas nous soustraire à ses lois, nous pouvons les assouplir et les étendre tellement qu'elles n'apportent aucune restriction réelle à la manière dont nous concevons l'absolu. C'est ainsi qu'il faut en user pour leur être fidèle.
Nous ne concevons pas sans doute que Dieu veuille et ne veuille pas la même chose par le même acte et sous le même point de vue. Une telle volonté se neutraliserait et se détruirait elle-même. Lorsque nous reconnaissons que Dieu a voulu quelque chose, nous avons donc le droit d'affirmer comme vrai tout ce qui est compris dans l'idée de cette volonté. Nous pouvons constater par la pure analyse, par la nécessité de la pensée, ce qu'un tel acte renferme, et admettre sur la foi de cette nécessité ce que l'analyse nous fait découvrir en lui. Il y a donc toujours une nécessité, mais une nécessité qui procède de la liberté et qui en relève. Cette nécessité n'est que la réalité, le sérieux de notre affirmation. C'est la nécessité pour nous de penser ce que nous pensons; ce n'est point une nécessité pour Dieu, ce n'est point une loi imposée à Dieu. En effet si nous ne concevons pas la coexistence des contraires dans l'abstrait, nous la concevons fort bien dans le concret, tellement que le concret n'existe que par les contraires. Dire que Dieu peut vouloir les contraires par sa liberté, c'est donc tout simplement dire que sa volonté est concrète.
Il est important, Messieurs, de se rendre bien compte de la distinction précédente et de ne pas confondre la contradiction dans les propositions avec la contradiction dans les choses. Dans le langage, dans l'abstraction, la contradiction est inadmissible, car les deux termes contradictoires s'annulent réciproquement. Mais dans le réel rien n'empêche que les contraires ne se développent, soit dans des sujets différents, soit dans le même sujet. Ainsi la beauté exclut la laideur dans la pensée, et il est impossible que le beau soit laid; mais il n'est pas impossible que le même être soit à la fois beau et laid, beau à certains égards, par certains traits, laid par d'autres. Dans le fini les contraires ne s'excluent point les uns les autres, ils s'appellent. Le fini n'est fini que par la présence des contraires, par le mélange de l'être et du non-être, du même et de l'autre, comme dit Platon. Le fini est une moyenne proportionnelle entre l'Être et le néant. Il est, si vous le comparez au néant; il n'est pas, si vous le mettez en regard de l'Être. La contradiction logique n'implique donc pas impossibilité réelle, car tout ce que nous connaissons repose sur la contradiction logique. Le monde est et n'est pas. Cette vérité générale est susceptible d'un développement infini; on peut dire de toutes les qualités des êtres multiples qu'elles sont et ne sont pas; elles sont, mais limitées par leur contraire. Ainsi les contraires se limitent sans s'exclure au sein du fini, et par cette limitation le constituent. La jeunesse est le contraire de la vieillesse, le sourire est le contraire des pleurs; cependant l'homme unit en lui le jeune homme et le vieillard, et il y a des pleurs dans tous nos sourires. Un caractère n'est vraiment individuel que par la présence de qualités qui logiquement s'excluent. Dans l'être fini le temps et l'espace forment le milieu qui permet la réalisation des contraires. La vie est une succession d'états opposés dont le germe, placé en nous dès l'origine, forme la substance de notre être. Les contraires s'excluent en acte, non pas en puissance; la vie est le passage continu de la puissance à l'acte. L'invincible répugnance de la pensée à concevoir l'existence de la contradiction est confondue incessamment par la vie.
Voilà ce que l'expérience nous enseigne au sujet des êtres particuliers, et nous concevons qu'il en soit ainsi, parce qu'ils sont des êtres particuliers, fixés, déterminés, voulus d'une certaine manière. Mais si les contraires se limitent réciproquement et se manifestent successivement dans les êtres finis, si la mesure de cette limitation réciproque et la loi de cette manifestation successive constituent la nature particulière de chacun d'eux, il en est autrement de l'Être universel, source de toute nature et lui-même sans nature. En lui, par lui, les contraires peuvent exister simultanément sans se limiter, sans se heurter; il y a place! L'idée de la liberté nous conduirait à cette proposition lors même que nous ne l'entendrions point; or il n'est pas absolument impossible de l'entendre.
Dire que l'absolu peut réaliser les contraires absolument, c'est reconnaître dans la liberté la possibilité de plusieurs vouloirs distincts, et voilà tout, puisque des volontés qui se limiteraient les unes les autres ne formeraient en réalité qu'une seule volonté. Ceci est une vérité de pure analyse que l'esprit aperçoit immédiatement dans l'idée de l'absolu. Nous pouvons donc l'admettre sans scrupule. Ce que Dieu veut, il le veut pleinement et sans restriction, dans ce sens que les restrictions dont son vouloir pourrait être accompagné feraient partie elles-mêmes de ce vouloir; elles tomberaient dans l'acte de volonté lui-même et non pas en dehors. La volonté de l'absolu ne rencontre aucune limite dans la nature des choses; elle est donc par elle-même sans restriction et sans limites; et comme la liberté implique la possibilité de plusieurs volontés, ou plutôt d'un nombre infini de volontés distinctes, nous devons dire que chaque volonté de l'absolu est elle-même absolue et constitue, dans un sens nouveau, un absolu. Le temps et l'espace, les rapports, les moyens requis pour atteindre le but, sont compris dans le vouloir qui le pose. La pluralité, la succession, même infinie, qu'un tel but peut embrasser, sont renfermées dans l'unité simultanée de ce vouloir. Dieu a tout vu, il a tout prévu; sans cela il n'aurait pas tout voulu.
Une détermination de notre volonté amène aussi une infinité de conséquences, mais nous ne voulons pas, nous, toutes ces conséquences, et nous ne saurions les prévoir, parce que, agissant dans un milieu qui ne dépend pas de nous, nos actes ne sont pas la cause unique de leurs soi-disant effets, mais seulement une cause qui concourt avec plusieurs autres. Ainsi nous ne possédons plus notre volonté une fois qu'elle est déployée. Il n'en est pas de même de l'absolu: il se possède absolument et possède tout en lui-même; sa volonté est une cause pleine et entière; ainsi toutes les conséquences de sa volonté sont voulues dans un seul et même acte. La simplicité et la pluralité infinies se recouvrent et se pénètrent dans l'unité concrète d'une volonté absolue. Un tel acte forme donc un tout, un univers, une éternité; c'est la pensée et la substance d'un univers, c'est la loi d'une éternité.
Remarquez-le bien, Messieurs, ces développements n'ont pas pour tendance d'assujettir la liberté à telle ou telle forme. Nous ne prétendons point enlever à Dieu la faculté de se restreindre, de vouloir conditionnellement et pour un temps. Mais ce n'est pas à une volonté pareille qu'on arrive d'abord en partant de la liberté absolue; on arrive d'abord au vouloir absolu, éternel, embrassant dans son unité toutes les conditions de sa réalisation infinie. Il ne faut, pour s'élever à cette notion, que prendre le mot vouloir dans la plénitude de son sens, en le dégageant des restrictions qui l'accompagnent chez nous. Si nous concevons en Dieu une volonté conditionnelle, nous la trouverons comprise dans un acte absolu de volonté.
Il serait aisé de pousser plus loin ces réflexions, mais difficile de les conduire avec l'ordre et la méthode qui leur donneraient seuls un caractère scientifique, difficile surtout de tempérer la sublimité fatigante du sujet. Je renonce donc à le traiter entièrement. Je vous ai mis sur la voie: à défaut de preuves, je vous ai fourni les moyens de trouver vous-mêmes les preuves. Vous me permettrez, avant de poursuivre, de compléter mes conclusions en les résumant.
La liberté étant le véritable inconditionnel, son idée contient ce que les modernes ont cherché sous le nom d'absolu et les scolastiques sous le nom de Dieu. Les attributs métaphysiques de Dieu, l'unité, la simplicité, l'infinité, la Toute-présence, la Toute-puissance, se ramènent tous à la Liberté, où ils viennent pour ainsi dire se dissoudre. Il en est de même des attributs moraux, autant du moins qu'il est permis de les considérer comme désignant la nature de l'Être ou son essence, et non la forme qu'il revêt par sa libre action.
Nous l'avons vu de la sagesse, on l'établirait également de la bonté. Les qualités de l'être n'existent pas indépendamment de Dieu; ainsi la différence du bien ou du mal n'est pas antérieure à lui, et ne forme pas une condition dans laquelle son activité se déploie; mais elle naît du fait de Dieu, et doit trouver en Dieu son explication. Dieu n'est donc pas obligé par sa bonté à faire le bien, mais ce qu'il fait est le bien par cela même qu'il le fait, et sa bonté essentielle n'est autre chose que sa liberté. C'était l'opinion de Descartes, que Leibnitz contredit sans la réfuter.
Une telle analyse semble faire perdre aux attributs divins toute signification positive.--Je l'accorde; il faut qu'il en soit ainsi; rien n'est positif que le fait. D'autre part cette négativité elle-même donne aux attributs de l'Être une force imprévue et souveraine. Au-dessus de toute infinité naturelle, nous voyons planer la liberté. N'est point infini qui l'est nécessairement; mais Celui qui peut à son gré se poser comme fini ou comme infini, celui-là seul possède l'infinité véritable. Toute la science a priori se résume dans le mot liberté.
L'Être libre ne réalise pas des possibilités préexistantes, mais il crée le possible comme le réel. Il n'est point obligé de choisir entre ces possibilités celles qu'il préfère réaliser, car il peut, s'il lui plaît, les réaliser toutes, comme il peut n'en réaliser aucune. On ne saurait déterminer a priori s'il agit ou s'il n'agit pas, s'il agit d'une seule manière ou de plusieurs; mais il peut agir de plusieurs, il peut avoir plusieurs volontés distinctes, opposées même, sans que ces volontés se restreignent mutuellement. Chacune d'elles peut occuper une immensité, une éternité.
Les limitations d'un vouloir divin tombent dans ce vouloir lui-même, ainsi nous pouvons dire que les volontés de l'absolu sont absolues. Nous distinguons donc l'absolu dans son essence ou dans sa puissance de l'absolu en acte, de l'absolu existant. Nous appelons le premier négatif, parce qu'il est la négation de toute nature; c'est l'abîme insondable de la pure liberté. L'absolu positif est un fait, une volonté immuable, éternelle et parfaite, embrassant dans un seul acte tout ce qui est et sera; c'est à cet absolu positif que convient proprement le nom de Dieu. Ce qu'il est, l'expérience seule peut nous l'apprendre.
Cette idée d'un acte absolu de volonté est pour nous de la plus haute importance. Elle prépare l'intelligence du Monde; elle fait droit à un besoin de la pensée que nous avons refoulé trop longtemps peut-être, le besoin de la nécessité. Il y a aussi quelque chose en nous qui, sous les noms d'Ordre, de Raison, de Destin, de Nature ou de Providence, nous parle de nécessité. C'est l'intelligence, qui ne peut renoncer à chercher les effets dans les causes; c'est l'expérience, qui nous enseigne l'immutabilité des lois de l'univers; c'est peut-être un instinct plus profond. Je reconnais tout cela; mais il me semble que la voix qui nous parle de nécessité nous dit, quand on l'écoute bien, de remonter plus haut encore. Il y a une nécessité des choses, mais une nécessité voulue; il y a d'immuables statuts, mais ils ont été posés. Toute nécessité s'explique, toute nécessité est dérivée, toute nécessité est un fait. Le sentiment intime semble témoigner en faveur de cette manière de voir. Nous l'avons appuyée, dans les leçons précédentes, par une considération assez forte: c'est qu'il est toujours possible à la pensée de supposer quelque chose au-dessus de la nécessité, tandis qu'il est impossible de supposer quoi que ce soit au-dessus de la liberté; mais enfin cet argument ne tranche pas tout. Je ne suis pas assez inconséquent pour vouloir que le système d'après lequel il n'y a nulle part de nécessité absolue, se fonde lui-même sur une nécessité absolue. Dès l'entrée, il vous en souvient, je l'ai fait reposer sur l'obligation morale, c'est-à-dire sur une libre adhésion. Ma principale raison est toujours celle-ci: Il faut admettre la liberté absolue pour croire à la réalité de la nôtre; il faut croire à la nôtre pour croire au devoir, ce qui est un devoir. Je sens donc que la nécessité peut élever des prétentions légitimes au point de vue de l'intelligence.
Les systèmes de nécessité expliquent la liberté comme une pure apparence, et renversent ainsi l'ordre moral. Le système de la liberté doit aussi expliquer l'apparence de la nécessité; il peut le faire sans courir des dangers aussi graves: la nécessité c'est, comme nous venons de le voir, le caractère absolu de la volonté divine. Nous dirons bientôt son nom auguste et doux.
FIN DU PREMIER VOLUME.
Ouvrage du même auteur:
LA PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ.
Fragment d'un cours d'histoire de la métaphysique, fait à l'Académie de Lausanne. 1840. 1 vol in-8° de 184 pages: 3 fr.
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OUVRAGES DE A. VINET.
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Nouveaux discours sur quelques sujets religieux. 1 vol in-8°, 3 fr.
Études évangéliques. 1 vol in-8°, 6 fr
Deux conseils de la sagesse. Essai en deux discours sur Lux XII, 33; brochure in-8°, 75 c.
Secrétan, Charles
La Philosophie de la liberté