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Physiologie du goût

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55.

'AI parcouru les dictionnaires au mot Gourmandise, et je n'ai point été satisfait de ce que j'y ai trouvé, n'est qu'une confusion perpétuelle de la gourmandise proprement dite avec la gloutonnerie et la voracité: d'où j'ai conclu que les lexicographes, quoique très estimables d'ailleurs, ne sont pas de ces savants aimables qui embouchent avec grâce une aile de perdrix au suprême pour l'arroser, le petit doigt en l'air, d'un verre de vin de Laffitte ou du clos Vougeot.

Ils ont oublié, complètement oublié la gourmandise sociale qui réunit l'élégance athénienne, le luxe romain et la délicatesse française, qui dispose avec sagacité, fait exécuter savamment, savoure avec énergie, et juge avec profondeur: qualité précieuse, qui pourrait bien être une vertu, et qui est du moins bien certainement la source de nos plus pures jouissances.

Définitions.

Définissons donc et entendons-nous.

La gourmandise est une préférence passionnée, raisonnée et habituelle pour les objets qui flattent le goût.

La gourmandise est ennemie des excès; tout homme qui s'indigère ou s'enivre court risque d'être rayé des contrôles.

La gourmandise comprend aussi la friandise, qui n'est autre que la même préférence appliquée aux mets légers, délicats, de peu de volume, aux confitures, aux pâtisseries, etc. C'est une modification introduite en faveur des femmes et des hommes qui leur ressemblent.

Sous quelque rapport qu'on envisage la gourmandise, elle ne mérite qu'éloge et encouragement.

Sous le rapport physique, elle est le résultat et la preuve de l'état sain et parfait des organes destinés à la nutrition.

Au moral, c'est une résignation implicite aux ordres du Créateur, qui, nous ayant ordonné de manger pour vivre, nous y invite par l'appétit, nous soutient par la saveur, et nous en récompense par le plaisir.

Avantages de la Gourmandise.

OUS le rapport de l'économie politique, la gourmandise est le lien commun qui unit les peuples par l'échange réciproque des objets qui servent à la consommation journalière.

C'est elle qui fait voyager d'un pôle à l'autre, les vins, les eaux-de-vie, les sucres, les épiceries, les marinades, les salaisons, les provisions de toute espèce, et jusqu'aux oeufs et aux melons.

C'est elle qui donne un prix proportionnel aux choses soit médiocres, bonnes ou excellentes, soit que ces qualités leur viennent de l'art, soit qu'elles les aient reçues de la nature.

C'est elle qui soutient l'espoir et l'émulation de cette foule de pêcheurs, de chasseurs, horticulteurs et autres, qui remplissent journellement les offices les plus somptueux du résultat de leur travail et de leurs découvertes.

C'est elle enfin qui fait vivre la multitude industrieuse des cuisiniers, pâtissiers, confiseurs et autres préparateurs sous divers titres, qui, à leur tour, emploient pour leurs besoins d'autres ouvriers de toute espèce, ce qui donne lieu en tout tempe et à toute heure, à une circulation de fonds dont l'esprit le plus exercé ne peut ni calculer le mouvement ni assigner la quotité.

Et remarquons bien que l'industrie qui a la gourmandise pour objet présente d'autant plus d'avantage qu'elle s'appuie, d'une part, sur les plus grandes infortunes, et de l'autre, sur des besoins qui renaissent tous les jours.

Dans l'état de société où nous sommes maintenant parvenus, il est difficile de se figurer un peuple qui vivrait uniquement de pain et de légumes. Cette nation, si elle existait, serait infailliblement subjuguée par les armées carnivores, comme les Indous, qui ont été successivement la proie de tous ceux qui ont voulu les attaquer; ou bien elle serait convertie par les cuisines de ses voisins, comme jadis les Béotiens, qui devinrent gourmands après la bataille de Leuctres.

Suite.

56.--La gourmandise offre de grandes ressources à la fiscalité: elle alimente les octrois, les douanes, les impositions indirectes. Tout ce que nous consommons paie le tribut, et il n'est point de trésor public dont les gourmands ne soient le plus ferme soutien.

Parlerons-nous de cet essaim de préparateurs qui depuis plusieurs siècles, s'échappent annuellement de la France pour exploiter les gourmandises exotiques? La plupart réussissent, et, obéissant ensuite à un instinct qui ne meurt jamais dans le coeur des Français, rapportent dans leur patrie le fruit de leur économie. Cet apport est plus considérable qu'on ne pense, et ceux-là, comme les autres, auront aussi un arbre généalogique.

Mais si les peuples étaient reconnaissants, qui mieux que les Français aurait dû élever à la Gourmandise un temple et des autels?

Pouvoir de la Gourmandise.

57.

N 1815, le traité du mois de novembre imposa à la France la condition de payer aux alliés sept cent cinquante millions en trois ans.

À cette charge se joignit celle de faire face aux réclamations particulières des habitants des divers pays dont les souverains réunis avaient stipulé les intérêts, montant à plus de trois cent millions.

Enfin il faut ajouter à tout cela les réquisitions de toute espèce faites en nature par les généraux ennemis, qui en chargeaient des fourgons qu'ils faisaient filer vers les frontières, et qu'il a fallu que le trésor public payât plus tard; en tout, plus de quinze cent millions.

On pouvait, on devait même craindre que des paiements aussi considérables, et qui s'effectuaient jour par jour en numéraire n'amenassent la gêne dans le trésor, la dépréciation dans toutes les valeurs fictives, et par suite tous les malheurs qui menacent un pays sans argent et sans moyens de s'en procurer.

«Hélas! disaient les gens de bien en voyant passer le fatal tombereau qui allait se remplir dans la rue Vivienne, hélas! voilà notre argent qui émigre en masse; l'an prochain on s'agenouillera devant un écu; nous allons tomber dans l'état déplorable d'un homme ruiné; toutes les entreprises resteront sans succès; on ne trouvera point à emprunter; il y aura étisie, marasme, mort civile.»

L'événement démentit ces terreurs; et au grand étonnement de tous ceux qui s'occupent de finances, les paiements se firent avec facilité, le crédit augmenta, on se jeta avec avidité vers les emprunts, et pendant tout le temps que dura cette superpurgation, le cours du change, cette mesure infaillible de la circulation monétaire, fut en notre faveur: c'est-à-dire qu'on eut la preuve arithmétique qu'il entrait en France plus d'argent qu'il n'en sortait.

Quelle est la puissance qui vint à notre secours? quelle est la divinité qui opéra ce miracle? la Gourmandise.

Quand les Bretons, les Germains, les Teutons, les Cimmériens et les Scythes firent irruption en France, ils y apportèrent une voracité rare et des estomacs d'une capacité peu commune.

Ils ne se contentèrent pas longtemps de la chère officielle que devait leur fournir une hospitalité forcée; ils aspirèrent à des jouissances plus délicates; et bientôt la ville-reine ne fut plus qu'un immense réfectoire. Ils mangeaient, ces intrus, chez les restaurateurs, chez les traiteurs, dans les cabarets, dans les tavernes, dans les échoppes, et jusque dans les rues.

Ils se gorgeaient de viandes, de poissons, de gibier, de truffes, de pâtisseries, et surtout de nos fruits.

Ils buvaient avec une avidité égale à leur appétit, et demandaient toujours les vins les plus chers, espérant y trouver des jouissances inouïes, qu'ils étaient ensuite tout étonnés de ne pas éprouver.

Les observateurs superficiels ne savaient que penser de cette mangerie sans faim et sans terme; mais les vrais Français riaient et se frottaient les mains en disant: «Les voilà sous le charme, et ils nous auront rendu ce soir plus d'écus que le trésor public ne leur en a compté ce matin.»

Cette époque fut favorable à tous ceux qui fournissaient aux jouissances du goût. Véry acheva sa fortune; Achard commença la sienne; Beauvilliers en fit une troisième, et madame Sullot, dont le magasin, au Palais-Royal, n'avait pas deux toises carrées, vendait par jour jusqu'à douze mille petits pâtés 27.

Cet effet dure encore: les étrangers affluent de toutes les parties de l'Europe, pour rafraîchir, durant la paix, les douces habitudes qu'ils contractèrent pendant la guerre; il faut qu'ils viennent à Paris; quand ils y sont, il faut qu'ils se régalent à tout prix. Et si nos effets publics ont quelque faveur, on le doit moins à l'intérêt avantageux qu'ils présentent qu'à la confiance d'instinct qu'on ne peut s'empêcher d'avoir dans un peuple chez qui les gourmands sont heureux 28.

Note 27: (retour) Quand l'armée d'invasion passa en Champagne, elle prit six cent mille bouteilles de vin dans les caves de M. Moet, d'Épernay, renommé pour la beauté de ses caves.

Il s'est consolé de cette perte énorme quand il a vu que les pillards en avaient gardé le goût, et que les commandes qu'il reçoit du Nord ont plus que doublé depuis cette époque.

Note 28: (retour) Les calculs sur lesquels cet article est fondé m'ont été fournis par M. M B..., gastronome aspirant, à qui les titres ne manquent pas, car il est financier et musicien.

Portrait d'une jolie gourmande.

58--La gourmandise ne messied point aux femmes: elle convient à la délicatesse de leurs organes, et leur sert de compensation pour quelques plaisirs dont il faut bien qu'elles se privent, et pour quelques maux auxquels la nature paraît les avoir condamnées.

Rien n'est plus agréable à voir qu'une jolie gourmande sous les armes: sa serviette est avantageusement mise; une de ses mains est posée sur la table; l'autre voiture à sa bouche de petits morceaux élégamment coupés, ou l'aile de perdrix qu'il faut mordre; ses yeux sont brillants, ses lèvres vernissées, sa conversation agréable, tous ses mouvements gracieux; elle ne manque pas de ce grain de coquetterie que les femmes mettent à tout. Avec tant d'avantages, elle est irrésistible; et Caton-le-Censeur lui-même se laisserait émouvoir.

Anecdote.

Ici cependant se place pour moi un souvenir amer.

J'étais un jour bien commodément placé à table à côté de la jolie madame M...d, et je me réjouissais intérieurement d'un si bon lot, quand, se tournant tout à coup vers moi: «À votre santé!» me dit-elle. Je commençai de suite une phrase d'actions de grâces; mais je n'achevai pas; car la coquette se portant vers son voisin de gauche: «Trinquons!...» Ils trinquèrent, et cette brusque transition me parut une perfidie, qui me fit au coeur une blessure que bien des années n'ont pas encore guérie.

Les Femmes sont gourmandes.

E penchant du beau sexe pour la gourmandise à quelque chose qui tient de l'instinct, car la gourmandise est favorable à la beauté.

Une suite d'observations exactes et rigoureuses a démontré qu'un régime succulent, délicat et soigné, repousse longtemps et bien loin les apparences extérieures de la vieillesse.

Il donne aux yeux plus de brillant, à la peau plus de fraîcheur et aux muscles plus de soutien; et comme il est certain, en physiologie, que c'est la dépression des muscles qui cause les rides, ces redoutables ennemis de la beauté, il est également vrai de dire que, toutes choses égales, ceux qui savent manger, sont comparativement de dix ans plus jeunes que ceux à qui cette science est étrangère.

Les peintres et les sculpteurs sont bien pénétrés de cette vérité, car jamais ils ne représentent ceux qui font abstinence par choix ou par devoir, comme les avares et les anachorètes, sans leur donner la pâleur de la maladie, la maigreur de la misère et les rides de la décrépitude.

Effets de la gourmandise sur la sociabilité.

59.--La gourmandise est un des principaux liens de la société; c'est elle qui étend graduellement cet esprit de convivialité qui réunit chaque jour les divers états, les fond en un seul tout, anime la conversation, et adoucit les angles de l'inégalité conventionnelle.

C'est elle aussi qui motive les efforts que doit faire tout amphitryon pour bien recevoir ses convives, ainsi que la reconnaissance de ceux-ci, quand ils voient qu'on s'est savamment occupé d'eux; et c'est ici le lieu de honnir à jamais ces mangeurs stupides qui avalent avec une indifférence coupable les morceaux les plus distingués, ou qui aspirent avec une distraction sacrilège un nectar odorant et limpide.

Loi générale. Toute disposition de haute intelligence nécessite des éloges explicites, et une louange délicate est obligée partout où s'annonce l'envie de plaire.

Influence de la gourmandise sur le bonheur conjugal.

60.--Enfin, la gourmandise, quand elle est partagée, a l'influence la plus marquée sur le bonheur qu'on peut trouver dans l'union conjugale.

Deux époux gourmands ont, au moins une fois par jour, une occasion agréable de se réunir; car, même ceux qui font lit à part (et il y en a un grand nombre) mangent du moins à la même table; ils ont un sujet de conversation toujours renaissant; ils parlent non-seulement de ce qu'ils mangent, mais encore de ce qu'ils ont mangé, de ce qu'ils mangeront, de ce qu'ils ont observé chez les autres, des plats à la mode, des inventions nouvelles, etc., etc.; et on sait que les causeries familières (chit chat) sont pleines de charmes.

La musique a sans doute aussi des attraits bien puissants pour ceux qui l'aiment; mais il faut s'y mettre, c'est une besogne.

D'ailleurs, on est quelquefois enrhumé, la musique est égarée, les instruments sont discords, on a la migraine, il y a du chômage.

Au contraire, un besoin partagé appelle les époux à table, le même penchant les y retient; ils ont naturellement l'un pour l'autre ces petits égards qui annoncent l'envie d'obliger, et la manière dont se passent les repas entre pour beaucoup dans le bonheur de la vie.

Cette observation, assez neuve en France, n'avait point échappé au moraliste anglais Fielding, et il l'a développée en peignant, dans son roman de Paméla, la manière diverse dont deux couples mariés finissent leur journée.

Le premier est un lord, l'aîné, et par conséquent le possesseur de tous les biens de la famille.

Le second est son frère puîné, époux de Paméla, déshérité à cause de ce mariage, et vivant du produit de sa demi-paie, dans un état de gêne assez voisin de l'indigence.

Le lord et sa femme arrivent de différents côtés, et se saluent froidement, quoiqu'ils ne se soient pas vus de la journée. Ils s'assoient à une table splendidement servie, entourés de laquais brillants d'or, se servent en silence et mangent sans plaisir. Cependant, après que les domestiques se sont retirés, une espèce de conversation s'engage entre eux; bientôt l'aigreur s'en mêle: elle devient querelle, et ils se lèvent furieux pour aller, chacun dans son appartement, méditer sur la douceur du veuvage.

Son frère, au contraire, en arrivant dans son modeste appartement, est accueilli avec le plus tendre empressement et les plus douces caresses. Il s'assied près d'une table frugale; mais les mets qui lui sont servis peuvent-ils ne pas être excellents! C'est Paméla elle-même qui les a apprêtés! Ils mangent avec délices, en causant de leurs affaires, de leurs projets, de leurs amours. Une demi-bouteille de madère leur sert à prolonger le repas et l'entretien; bientôt le même lit les reçoit; et après les transports d'un amour partagé, un doux sommeil leur fera oublier le présent et rêver un meilleur avenir.

Honneur à la gourmandise, telle que nous la présentons à nos lecteurs, et tant qu'elle ne détourne l'homme ni de ses occupations ni de ce qu'il doit à sa fortune! car, de même que les dissolutions de Sardanapale n'ont pas fait prendre les femmes en horreur, ainsi les excès de Vitellius ne peuvent pas faire tourner le dos à un festin savamment ordonné.

La gourmandise devient-elle gloutonnerie, voracité, crapule, elle perd son nom et ses avantages, échappe à nos attributions, et tombe dans celles du moraliste, qui la traitera par ses conseils, ou du médecin, qui la guérira par les remèdes.

La gourmandise, telle que le professeur l'a caractérisée dans cet article, n'a de nom qu'en français; elle ne peut être désignée ni par le mot latin gula, ni par l'anglais gluttony, ni par l'allemand lusternheit; nous conseillons donc à ceux qui seraient tentés de traduire ce livre instructif, de conserver le substantif, et de changer seulement l'article; c'est ce que tous les peuples ont fait pour la coquetterie et tout ce qui s'y rapporte.

NOTE D'UN GASTRONOME PATRIOTE.

Je remarque avec orgueil que la coquetterie et la gourmandise, ces deux grandes modifications que l'extrême sociabilité a apportées à nos plus impérieux besoins, sont toutes deux d'origine française.



N'est pas gourmand qui veut.

61.

L est des individus à qui la nature a refusé une finesse d'organes, ou une tenue d'attention sans lesquelles les mets les plus succulents passent inaperçus.

La physiologie a déjà reconnu la première de ces variétés, en nous montrant la langue de ces infortunés mal pourvue des houpes nerveuses destinées à inhaler et apprécier les saveurs. Elles n'éveillent chez eux qu'un sentiment obtus; ils sont pour les saveurs ce que les aveugles sont pour la lumière.

La seconde se compose des distraits, des babillards, des affairés, des ambitieux et autres, qui veulent s'occuper de deux choses à la fois, et ne mangent que pour se remplir.

Napoléon.

Tel était entre autres Napoléon: il était irrégulier dans ses repas, et mangeait vite et mal; mais là se retrouvait aussi cette volonté absolue qu'il mettait à tout. Dès que l'appétit se faisait sentir, il fallait qu'il fût satisfait, et son service était monté de manière qu'en tout lieu et à toute heure on pouvait, au premier mot, lui présenter de la volaille, des côtelettes et du café.

Gourmands par prédestination.

AIS il est une classe privilégiée qu'une prédestination matérielle et organique appelle aux jouissances du goût.

J'ai été de tout temps Lavatérien et Galliste je crois aux dispositions innées.

Puisqu'il est des individus qui sont évidemment venus au monde pour mal voir, mal marcher, mal entendre, parce qu'ils sont nés myopes, boiteux ou sourds, pourquoi n'y en aurait-il pas d'autres qui ont été prédisposés à éprouver plus spécialement certaines séries de sensations?

D'ailleurs, pour peu qu'on ait du penchant à l'observation, on rencontre à chaque instant dans le monde des physionomies qui portent l'empreinte irrécusable d'un sentiment dominant, tel qu'une impertinence dédaigneuse, le contentement de soi-même, la misanthropie, la sensualité, etc., etc. À la vérité, on peut porter tout cela avec une figure insignifiante; mais quand la physionomie a un cachet déterminé, il est rare qu'elle soit trompeuse.

Les passions agissent sur les muscles; et très souvent, quoiqu'un homme se taise, on peut lire sur son visage les divers sentiments dont il est agité. Cette tension, pour peu qu'elle soit habituelle, finit par laisser des traces sensibles, et donne ainsi à la physionomie un caractère permanent et reconnaissable.

Prédestination sensuelle.

62.

ES prédestinées de la gourmandise sont en général d'une stature moyenne; ils ont le visage rond ou carré, les yeux brillants, le front petit, le nez court, les lèvres charnues et le menton arrondi. Les femmes sont potelées, plus jolies que belles, et visant un peu à l'obésité.

Celles qui sont principalement friandes ont les traits plus fins, l'air plus délicat, sont plus mignonnes, et se distinguent surtout par un coup de langue qui leur est particulier.

C'est sous cet extérieur qu'il faut chercher les convives les plus aimables: ils acceptent tout ce qu'on leur offre, mangent lentement, et savourent avec réflexion. Ils ne se hâtent point de s'éloigner des lieux où ils ont reçu une hospitalité distinguée; et on les a pour la soirée, parce qu'ils connaissent tous les jeux et passe-temps qui sont les accessoires ordinaires d'une réunion gastronomique.

Ceux, au contraire, à qui la nature a refusé l'aptitude aux jouissances du goût, ont le visage, le nez et les yeux longs; quelle que soit leur taille, ils ont dans leur tournure quelque chose d'allongé. Ils ont les cheveux noirs et plats, et manquent surtout d'embonpoint; ce sont eux qui ont inventé les pantalons.

Les femmes que la nature a affligées du même malheur sont anguleuses, s'ennuient à table, et ne vivent que de bostons et de médisance.

Cette théorie physiologique ne trouvera, je l'espère, que peu de contradicteurs, parce que chacun peut la vérifier autour de soi: je vais cependant encore l'appuyer par des faits.

Je siégeais un jour à un très grand repas, et j'avais en face une très jolie personne dont la figure était tout à fait sensuelle. Je me penchai vers mon voisin, et lui dis tout bas qu'avec des traits pareils il était impossible que cette demoiselle ne fût pas très gourmande. «Quelle folie! me répondit-il; elle a tout au plus quinze ans; ce n'est pas encore l'âge de la gourmandise... Au surplus, observons.»

Les commencements ne me furent pas favorables: j'eus peur de m'être compromis; car, pendant les deux premiers services, la jeune fille fut d'une discrétion qui m'étonnait, et je craignais d'être tombé sur une exception, car il y en a pour toutes les règles. Mais enfin le dessert vint, dessert aussi brillant que copieux, et qui me rendit l'espérance. Mon espoir ne fut pas déçu: non-seulement elle mangea de tout ce qu'on lui offrit, mais encore elle se fit servir des plats qui étaient les plus éloignés d'elle. Enfin elle goûta à tout; et le voisin s'étonnait de ce que ce petit estomac pouvait contenir tant de choses. Ainsi fut vérifié mon diagnostic, et la science triompha encore une fois.

À deux ans de là, je rencontrai encore la même personne; c'était huit jours après son mariage: elle s'était développée tout à fait à son avantage; elle laissait pointer un peu de coquetterie, et étalant tout ce que la mode permet de montrer d'attraits, elle était ravissante. Son mari était à peindre: il ressemblait à un certain ventriloque qui savait rire d'un côté et pleurer de l'autre, c'est-à-dire qu'il paraissait très content de ce qu'on admirait sa femme; mais dès qu'un amateur avait l'air d'insister, il était saisi du frisson d'une jalousie très apparente. Ce dernier sentiment prévalut; il emporta sa femme dans un département éloigné, et là, pour moi, finit sa biographie.

Je fis une autre fois une remarque pareille sur le duc Decrès, qui a été si longtemps ministre de la marine.

On sait qu'il était gros, court, brun, crépu et carré; qu'il avait le visage au moins rond, le menton relevé, les lèvres épaisses et la bouche d'un géant; aussi je le proclamai sur-le-champ amateur prédestiné de la bonne chère et des belles.

Cette remarque physiognomonique, je la coulai bien doucement et bien bas dans l'oreille d'une dame fort jolie et que je croyais discrète. Hélas! je me trompai! elle était fille d'Ève, et mon secret l'eût étouffée. Aussi, dans la soirée, l'excellence fut instruite de l'induction scientifique que j'avais tirée de l'ensemble de ses traits.

C'est ce que j'appris le lendemain par une lettre fort aimable que m'écrivit le duc, et par laquelle il se défendait avec modestie de posséder les deux qualités, d'ailleurs fort estimables, que j'avais découvertes en lui.

Je ne me tins pas pour battu. Je répondis que la nature ne fait rien en vain; qu'elle l'avait évidemment formé pour de certaines missions; que, s'il ne les remplissait pas, il contrariait son voeu; qu'au reste, je n'avais aucun droit à de pareilles confidences, etc., etc.

La correspondance resta là; mais peu de temps après, tout Paris fut instruit par la voie des journaux de la mémorable bataille qui eut lieu entre le ministre et son cuisinier, bataille qui fut longue, disputée, et où l'excellence n'eut pas toujours le dessus. Or, si après une pareille aventure le cuisinier ne fut pas renvoyé (et il ne le fut pas), je puis, je crois, en tirer la conséquence que le duc était absolument dominé par les talents de cet artiste, et qu'il désespérait d'en trouver un autre qui sût flatter aussi agréablement son goût; sans quoi il n'aurait jamais pu surmonter la répugnance toute naturelle qu'il devait éprouver à être servi par un préposé aussi belliqueux.

Comme je traçais ces lignes par une belle soirée d'hiver, M. Cartier, ancien premier violon de l'Opéra et démonstrateur habile, entre chez moi et s'assied près de mon feu. J'étais plein de mon sujet, et le considérant avec attention: «Cher professeur, lui dis-je, comment se fait-il que vous ne soyez pas gourmand, quand vous en avez tous les traits?--Je l'étais très fort, répondit-il, mais je m'abstiens.--Serait-ce par sagesse?» lui répliquai-je. Il ne répondit pas, mais il poussa un soupir à la Walter Scott, c'est-à-dire tout semblable à un gémissement.

Gourmands par état.

63.

S'il est des gourmands par prédestination, il en est aussi par état; et je dois en signaler ici quatre grandes théories: les financiers, les médecins, les gens de lettres et les dévots.

Les financiers.

ES financiers sont les héros de la Gourmandise. Ici, héros est le mot propre, car il y avait combat; et l'aristocratie nobiliaire eût écrasé les financiers sous le poids de ses titres et de ses écussons, si ceux-ci n'y eussent opposé une table somptueuse et leurs coffres-forts. Les cuisiniers combattaient les généalogistes, et quoique les ducs n'attendissent pas d'être sortis pour persifler l'amphitryon qui les traitait, ils étaient venus, et leur présence attestait leur défaite.

D'ailleurs tous ceux qui amassent beaucoup d'argent et avec facilité, sont presque indispensablement obligés d'être gourmands.

L'inégalité des conditions entraîne l'inégalité des richesses, mais l'inégalité des richesses n'amène pas l'inégalité des besoins; et tel qui pourrait payer chaque jour un dîner suffisant pour cent personnes, est souvent rassasié après avoir mangé une cuisse de poulet. Il faut donc que l'art use de toutes ses ressources pour ranimer cette ombre d'appétit par des mets qui le soutiennent sans dommage et le caressent sans l'étouffer. C'est ainsi que Mondor est devenu gourmand, et que de toutes parts les gourmands ont accouru auprès de lui.

Aussi dans toutes les séries d'apprêts que nous présentent les livres de cuisine élémentaire, il y en a toujours un ou plusieurs qui portent pour qualification: à la financière. Et on sait que ce n'était pas le roi, mais les fermiers généraux qui mangeaient autrefois le premier plat de petits pois qui se payait toujours huit cents francs.

Les choses ne se passent pas autrement de nos jours: les tables financières continuent à offrir tout ce que la nature a de plus parfait, les serres de plus précoce, l'art de plus exquis; et les personnages les plus historiques ne dédaignent point de s'asseoir à ces festins.

Les Médecins.

64.--Des causes d'une autre nature, quoique non moins puissantes, agissent sur les médecins: ils sont gourmands par séduction, et il faudrait qu'ils fussent de bronze pour résister à la force des choses.

Les chers docteurs sont d'autant mieux accueillis que la santé, qui est sous leur patronage, est le plus précieux de tous les biens; aussi sont-ils enfants gâtés dans toute la force du terme.

Toujours impatiemment attendus, ils sont accueillis avec empressement. C'est une jolie malade qui les engage; c'est une jeune personne qui les caresse; c'est un père, c'est un mari, qui leur recommandent ce qu'ils ont de plus cher. L'espérance les tourne par la droite, la reconnaissance par la gauche; on les embecque comme des pigeons; ils se laissent faire, et en six mois l'habitude est prise, ils sont gourmands sans retour (past redemption).

C'est ce que j'osai exprimer un jour dans un repas où je figurais, moi neuvième, sous la présidence du docteur Corvisart. C'était vers 1806:

«Vous êtes, m'écriai-je du ton inspiré d'un prédicateur puritain, vous êtes les derniers restes d'une corporation qui jadis couvrait toute la France. Hélas! les membres en sont anéantis ou dispersés: plus de fermiers généraux, d'abbés, de chevaliers, de moines blancs; tout le corps dégustateur réside en vous seuls. Soutenez avec fermeté un si grand poids, dussiez-vous essuyer le sort des trois cents Spartiates au pas des Thermopyles.»

Je dis, et il n'y eut pas une réclamation: nous agîmes en conséquence, et la vérité reste.

Je fis à ce dîner une observation qui mérite d'être connue.

Le docteur Corvisart, qui était fort aimable quand il voulait, ne buvait que du vin de Champagne frappé de glace. Aussi, dès le commencement du repas et pendant que les autres convives s'occupaient à manger, il était bruyant, conteur, anecdotier. Au dessert, au contraire, et quand la conversation commençait à s'animer, il devenait sérieux, taciturne et quelquefois morose.

De cette observation et de plusieurs autres conformes, j'ai déduit le théorème suivant Le vin de Champagne, qui est excitant dans ses premiers effets (ab initio), est stupéfiant dans ceux qui suivent (in recessu); ce qui est au surplus un effet notoire du gaz acide carbonique qu'il contient.

Objurgation.

65.--Puisque je tiens les docteurs à diplôme, je ne veux pas mourir sans leur reprocher l'extrême sévérité dont ils usent envers leurs malades.

Dès qu'on a le malheur de tomber dans leur mains, il faut subir une kyrielle de défenses, et renoncer à tout ce que nos habitudes ont d'agréable.

Je m'élève contre la plupart de ces interdictions comme inutiles.

Je dis inutiles, parce que les malades n'appètent presque jamais ce qui leur serait nuisible.

Le médecin rationnel ne doit jamais perdre de vue la tendance naturelle de nos penchants, ni oublier que si les sensations douloureuses sont funestes par leur nature, celles qui sont agréables disposent à la santé. On a vu un peu de vin, une cuillerée de café, quelques gouttes de liqueur, rappeler le sourire sur les faces les plus hippocratiques.

Au surplus, il faut qu'ils sachent bien, ces ordonnateurs sévères, que leurs prescriptions restent presque toujours sans effet; le malade cherche à s'y soustraire; ceux qui l'environnent ne manquent jamais de raisons pour lui complaire, et on n'en meurt ni plus ni moins.

La ration d'un Russe malade, en 1815, aurait grisé un fort de la halle, et celle des Anglais eût rassasié un Limousin. Et il n'y avait pas de retranchement à y faire, car des inspecteurs militaires parcouraient sans cesse nos hôpitaux, et surveillaient à la fois la fourniture et la consommation.

J'émets mon avis avec d'autant plus de confiance qu'il est appuyé sur des faits nombreux, et que les praticiens les plus heureux se rapprochent de ce système.

Le chanoine Rollet, mort il y a environ cinquante ans, était buveur, suivant l'usage de ces temps antiques; il tomba malade, et la première phrase du médecin fut employée à lui interdire tout usage de vin. Cependant, à la visite suivante, le docteur trouva le patient couché, et devant son lit un corps de délit presque complet; savoir: une table couverte d'une nappe bien blanche, un gobelet de cristal, une bouteille de belle apparence, et une serviette pour s'essuyer les lèvres.

À cette vue il entra dans une violente colère et parlait de se retirer, quand le malheureux chanoine lui cria, d'une voix lamentable: «Ah! docteur, souvenez-vous que quand vous m'avez défendu de boire, vous ne m'avez pas défendu le plaisir de voir la bouteille.»

Le médecin qui traitait M. de Montlusin de Pont-de-Veyle fut bien encore plus cruel, car non-seulement il interdit l'usage du vin à son malade, mais encore il lui prescrivit de boire de l'eau à grandes doses.

Peu de temps après le départ de l'ordonnateur, madame de Montlusin, jalouse d'appuyer l'ordonnance et de contribuer au retour de la santé de son mari, lui présenta un grand verre d'eau la plus belle et la plus limpide.

Le malade le reçut avec docilité, et se mit à le boire avec résignation; mais il s'arrêta à la première gorgée, et rendant le vase à sa femme: «Prenez cela, ma chère, lui dit-il, et gardez-le pour une autre fois: j'ai toujours ouï dire qu'il ne fallait pas badiner avec les remèdes.»

Les gens de lettres.

66.

ANS l'empire gastronomique, le quartier des gens de lettres est tout près de celui des médecins.

Sous le règne de Louis XIV, les gens de lettres étaient ivrognes; ils se conformaient à la mode, et les mémoires du temps sont tout à fait édifiants à ce sujet. Maintenant ils sont gourmands: en quoi il y a amélioration.

Je suis bien loin d'être de l'avis du cynique Geoffroy, qui disait que si les productions modernes manquent de force, cela vient de ce que les auteurs ne boivent que de l'eau sucrée.

Je crois, au contraire, qu'il a fait une double méprise, et qu'il s'est trompé sur le fait et sur la conséquence.

L'époque actuelle est riche en talents; ils se nuisent peut-être par leur multitude; mais la postérité, jugeant avec plus de calme, y verra bien des sujets d'admiration: c'est ainsi que nous-mêmes avons rendu justice aux chefs-d'oeuvre de Racine et de Molière, qui furent froidement reçus par les contemporains.

Jamais la position des gens de lettres dans la société n'a été plus agréable. Ils ne logent plus dans les régions élevées qu'on leur reprochait autrefois; les domaines de la littérature sont devenus plus fertiles; les flots de l'Hippocrène roulent aussi des paillettes d'or: égaux de tout le monde, ils n'entendent plus le langage du protectorat, et, pour comble de biens, la Gourmandise les comble de ses plus chères faveurs.

On engage les gens de lettres à cause de l'estime qu'on fait de leurs talents, parce que leur conversation a en général quelque chose de piquant, et aussi parce que depuis quelque temps il est de règle que toute société doit avoir son homme de lettres.

Ces messieurs arrivent toujours un peu tard; on ne les accueille que mieux, parce qu'on les a désirés; on les affriande pour qu'ils reviennent; on les régale pour qu'ils étincellent; et comme ils trouvent cela fort naturel, ils s'y accoutument, deviennent, sont et demeurent gourmands.

Les choses même ont été si loin qu'il y a eu un peu de scandale. Quelques furets ont prétendu que certains déjeuneurs s'étaient laissé séduire, que certaines promotions étaient issues de certains pâtés, et que le temple de l'immortalité s'était ouvert à la fourchette. Mais c'étaient de méchantes langues; ces bruits sont tombés comme tant d'autres: ce qui est fait est bien fait; et je n'en fais ici mention que pour montrer que je suis au courant de tout ce qui tient à mon sujet.

Les dévots.

67.--Enfin la Gourmandise compte beaucoup de dévots parmi ses plus fidèles sectateurs.

Nous entendons par dévots ce qu'entendaient Louis XIV et Molière, c'est-à-dire ceux dont toute la religion consiste en pratiques extérieures; les gens pieux et charitables n'ont rien à faire là.

Voyons donc comment la vocation leur vient. Parmi ceux qui veulent faire leur salut, le plus grand nombre cherche le chemin le plus doux; ceux qui fuient les hommes, couchent sur la dure et revêtent le cilice, ont toujours été et ne peuvent jamais être que des exceptions.

Or, il est des choses damnables sans équivoque, et qu'on ne peut jamais se permettre, comme le bal, les spectacles, le jeu et autres passe-temps semblables.

Pendant qu'on les abomine, ainsi que ceux qui les mettent en pratique, la Gourmandise se présente et se glisse avec une face tout à fait théologique.

De droit divin, l'homme est le roi de la nature, et tout ce que la terre produit a été créé pour lui. C'est pour lui que la caille s'engraisse, pour lui que le moka a un si doux parfum, pour lui que le sucre est favorable à la santé.

Comment donc ne pas user, du moins avec la modération convenable, des biens que la Providence nous offre surtout si nous continuons à les regarder comme des choses périssables, surtout si elles exaltent notre reconnaissance envers l'auteur de toutes choses!

Des raisons non moins fortes viennent encore renforcer celles-ci. Peut-on trop bien recevoir ceux qui dirigent nos âmes et nous tiennent dans la voie du salut? Ne doit-on pas rendre aimables, et par cela même plus fréquentes, des réunions dont le but est excellent?

Quelquefois aussi les dons de Comus arrivent sans qu'on les cherche: c'est un souvenir de collège, c'est le don d'une vieille amitié, c'est un pénitent qui s'humilie, c'est un collatéral qui se rappelle, c'est un protégé qui se reconnaît. Comment repousser de pareilles offrandes? comment ne pas les assortir? C'est une pure nécessité.

D'ailleurs les choses se sont toujours passées ainsi:

Les moutiers étaient de vrais magasins des plus adorables friandises; et voilà pourquoi certains amateurs les regrettent si amèrement 29.

Plusieurs ordres monastiques, les Bernardins surtout, faisaient profession de bonne chère. Les cuisiniers du clergé ont reculé les limites de l'art; et quand M. de Pressigny (mort archevêque de Besançon), revint du conclave qui avait nommé Pie VI, il disait que le meilleur dîner qu'il eût fait à Rome avait été chez le général des Capucins.

Note 29: (retour) Les meilleures liqueurs de France se faisaient à la Côte, chez les Visitandines; celles de Niort ont inventé la confiture d'angélique; on vante les pains de fleur d'orange des soeurs de Château-Thierry; et les Ursulines de Belley avaient pour les noix confites une recette qui en faisait un trésor d'amour et de friandise. Il est a craindre, hélas! qu'elle ne soit perdue.

Les chevaliers et les abbés.

68.

OUS ne pouvons mieux finir cet article qu'en faisant une mention honorable de deux corporations que nous avons vues dans toute leur gloire, et que la révolution a éclipsées: les chevaliers et les abbés.

Qu'ils étaient gourmands, ces chers amis! il était impossible de s'y méprendre à leurs narines ouvertes, à leurs yeux écarquillés, à leurs lèvres vernissées, à leur langue promeneuse; cependant chaque classe avait une manière de manger qui lui était particulière.

Les chevaliers avaient quelque chose de militaire dans leur pose; ils s'administraient les morceaux avec dignité, les travaillaient avec calme, et promenaient horizontalement, du maître à à la maîtresse de la maison, des regards approbateurs.

Les abbés, au contraire, se pelotonnaient pour se rapprocher de l'assiette; leur main droite s'arrondissait comme la patte du chat qui tire les marrons du feu; leur physionomie était toute jouissance, et leur regard avait quelque chose de concentré qu'il est plus facile de concevoir que de peindre.

Comme les trois quarts de ceux qui composent la génération actuelle n'ont rien vu qui ressemble aux chevaliers et aux abbés que nous venons de désigner, et qu'il est cependant indispensable de les reconnaître pour bien entendre beaucoup de livres écrits dans le dix-huitième siècle; nous emprunterons à l'auteur du Traité historique sur le duel quelques pages qui ne laisseront rien à désirer à ce sujet.(Voyez les Variétés, n°20.)

Longévité annoncée aux Gourmand.

69.

'APRÈS mes dernières lectures, je suis heureux, on ne peut pas plus heureux, de pouvoir donner à mes lecteurs une bonne nouvelle, savoir, que la bonne chère est bien loin de nuire à la santé, et que, toutes choses égales, les gourmands vivent plus longtemps que les autres. C'est ce qui est arithmétiquement prouvé dans un mémoire très bien fait, lu dernièrement à l'Académie des Sciences par le docteur Villermet.

Il a comparé les divers états de la société où l'on fait bonne chère avec ceux où l'on se nourrit mal, et en a parcouru l'échelle tout entière. Il a également comparé entre eux les divers arrondissements de Paris où l'aisance est plus ou moins généralement répandue, et où l'on sait que, sous ce rapport, il existe une extrême différence, comme, par exemple, entre le faubourg Saint-Marceau et la Chaussée d'Antin.

Enfin le docteur a poussé ses recherches jusqu'aux départements de la France, et comparé, sous le même rapport, ceux qui sont plus ou moins fertiles: partout il a obtenu pour résultat général que la mortalité diminue dans la même proportion que les moyens qu'on a de se bien nourrir augmentent, et qu'ainsi ceux que la fortune soumet au malheur de se mal nourrir peuvent du moins être sûrs que la mort les en délivrera plus vite.

Les deux extrêmes de cette progression sont que, dans l'état de la vie le plus favorisé, il ne meurt dans un an qu'un individu sur cinquante, tandis que, parmi ceux qui sont les plus exposés à la misère, il en meurt un sur quatre dans le même espace de temps.

Ce n'est pas que ceux qui font excellente chère ne soient jamais malades; hélas! ils tombent aussi quelquefois dans le domaine de la faculté, qui a coutume de les désigner sous la qualification de bons malades; mais comme ils ont une plus grande dose de vitalité, et que toutes les parties de l'organisation sont mieux entretenues, la nature a plus de ressources, et le corps résiste incomparablement mieux à la destruction.

Cette vérité physiologique peut également s'appuyer sur l'histoire qui nous apprend que toutes les fois que des circonstances impérieuses, telles que la guerre, les sièges, le dérangement des saisons, ont diminué les moyens de se nourrir, cet état de détresse a toujours été accompagné de maladies contagieuses et d'un grand surcroît de mortalité.

La caisse Lafarge, si connue des Parisiens, aurait sans doute prospéré, si ceux qui l'ont établie avaient fait entrer dans leurs calculs la vérité de fait développée par le docteur Villermet.

Ils avaient calculé la mortalité d'après les tables de Buffon, de Parcieux et autres, qui sont toutes établies sur des nombres pris dans toutes les classes et dans tous les âges d'une population.

Mais comme ceux qui placent des capitaux pour se faire un avenir ont en général échappé aux dangers de l'enfance, et sont accoutumés à un ordinaire réglé, soigné, et quelquefois succulent, la mort n'a pas donné, les espérances ont été déçues, et la spéculation a manqué.

Cette cause n'a sans doute pas été la seule; mais elle est élémentaire.

Cette dernière observation nous a été fournie par M. le professeur Pardessus.

M. du Belloy, archevêque de Paris, qui a vécu près d'un siècle, avait un appétit assez prononcé; il aimait la bonne chère, et j'ai vu plusieurs fois sa figure patriarcale s'animer à l'arrivée d'un morceau distingué. Napoléon lui marquait, en toute occasion, déférence et respect.



70.

N a vu dans le chapitre précédent que le caractère distinctif de ceux qui ont plus de prétentions que de droits aux honneurs de la gourmandise, consiste en ce qu'au sein de la meilleure chère leurs yeux restent ternes et leur visage inanimé.

Ceux-là ne sont pas dignes qu'on leur prodigue des trésors dont ils ne sentent pas le prix: il nous a donc paru très intéressant de pouvoir les signaler, et nous avons cherché les moyens de parvenir à une connaissance si importante pour l'assortiment des hommes et pour la connaissance des convives.

Nous nous sommes occupé de cette recherche avec cette suite qui force le succès, et c'est à notre persévérance que nous devons l'avantage de présenter au corps honorable des amphitryons la découverte des éprouvettes gastronomiques, découverte qui honorera le dix-neuvième siècle.

Nous entendons par éprouvettes gastronomiques, des mets d'une saveur reconnue et d'une excellence tellement indisputable, que leur apparition seule doit émouvoir, chez un homme bien organisé, toutes les puissances dégustatrices; de sorte que tous ceux chez lesquels, en pareil cas, on n'aperçoit ni l'éclair du désir, ni la radiance de l'extase, peuvent justement être notés comme indignes des honneurs de la séance et des plaisirs qui y sont attachés.

La méthode des éprouvettes, dûment examinée et délibérée en grand conseil, a été inscrite au livre d'or dans les termes suivants, pris d'une langue qui ne change plus.

Utcumque ferculum, eximii et bene noti saporis, appositum fuerit, fiat auptosia convivæ; et nisi facies ejus ac oculi vertantur ad ecstasim, notetur ut indignus.

Ce qui a été traduit comme il suit par le traducteur juré du grand conseil:

«Toutes les fois qu'on servira un mets d'une saveur distinguée et bien connue, on observera attentivement les convives, et on notera comme indignes tous ceux dont la physionomie n'annoncera pas le ravissement.»

La force des éprouvettes est relative, et doit être appropriée aux facultés et aux habitudes des diverses classes de la société. Toutes circonstances appréciées, elle doit être calculée pour causer admiration et surprise: c'est un dynamomètre dont la force doit augmenter à mesure qu'on monte dans les hautes zones de la société. Ainsi l'éprouvette destinée à un petit rentier de la rue Coquenard ne fonctionnerait déjà plus chez un second commis, et ne s'apercevrait même pas à un dîner d'élus (select few) chez un financier ou un ministre.

Dans l'énumération que nous allons faire des mets qui ont été élevés à la dignité d'éprouvettes, nous commencerons par ceux qui sont à plus basse pression; nous monterons ensuite graduellement, pour en éclairer la théorie, de manière non seulement que chacun puisse s'en servir avec fruit, mais qu'il puisse encore en inventer de nouvelles sur le même principe, y donner son nom, et en faire usage dans la sphère où le hasard l'a placé.

Nous avons eu un moment l'intention de donner ici, comme pièces justificatives, la recette pour confectionner les diverses préparations que nous indiquons comme éprouvettes; mais nous nous en sommes abstenu; nous avons cru que ce serait faire injustice aux divers recueils qui ont paru depuis et y compris celui de Beauvilliers, et tout récemment le Cuisinier des cuisiniers. Nous nous contentons d'y renvoyer, ainsi qu'à ceux de Viart et d'Appert, en observant qu'on trouve dans ce dernier divers aperçus scientifiques auparavant inconnus dans les ouvrages de cette espèce.

Il est à regretter que le public n'ait pas pu jouir de la relation tachygraphique de ce qui fut dit au conseil, lorsqu'il délibéra sur les éprouvettes. Tout cela est resté dans la nuit du secret, mais il est du moins une circonstance qu'il m'a été permis de révéler.

Quelqu'un 30 proposa des éprouvettes négatives et par privation.

Ainsi, par exemple, un accident qui aurait détruit un plat d'une haute saveur, une bourriche devant arriver par le courrier et qui aurait été retardée, soit que le fait fût vrai, soit qu'il ne fût qu'une supposition, à ces fâcheuses nouvelles, on aurait observé et notre tristesse graduelle imprimée sur le front des convives, et on aurait pu se procurer ainsi une bonne échelle de sensibilité gastrique.

Mais cette proposition, quoique séduisante au premier coup d'oeil, ne résista pas à un examen plus approfondi. Le président observa, et observa avec grande raison, que de pareils événements, qui n'agiraient que superficiellement sur les organes disgraciés des indifférents, pourraient exercer sur les vrais croyants une influence funeste, et peut-être leur occasionner un saisissement mortel. Ainsi, malgré quelque insistance de la part de l'auteur, la proposition fut rejetée à l'unanimité.

Nous allons maintenant donner l'état des mets que nous avons jugés propres à servir d'éprouvettes; nous les avons divisés en trois séries d'ascension graduelle, suivant l'ordre et la méthode ci-devant indiqués.

Note 30: (retour) M. F... S... qui, par sa physionomie classique, la finesse de son goût et ses talents administratifs, a tout ce qu'il faut pour devenir un financier parfait.

Éprouvettes gastronomiques.

PREMIÈRE SÉRIE.

REVENU PRÉSUMÉ: 5,000 FRANCS (MÉDIOCRITÉ).

Une forte rouelle de veau piquée de gros lard et cuite dans son jus;
Un dindon de ferme farci de marrons de Lyon;
Des pigeons de volière gras, bardés et cuits à propos;
Des oeufs à la neige;
Un plat de choucroute (saur-kraut) hérissé de saucisses et couronné de lard fumé de Strasbourg.
Expression: «Peste? voilà qui a bonne mine: allons, il faut y faire honneur!...»


IIe SÉRIE.

REVENU PRÉSUMÉ: 15,000 FR. (AISANCE).

Un filet de boeuf à coeur rosé piqué, et cuit dans son jus;
Un quartier de chevreuil, sauce hachée aux cornichons;
Un turbot au naturel;
Un gigot de présalé à la provençale;
Un dindon truffé;
Des petits pois en primeur. Expression: «Ah! mon ami, quelle aimable apparition! il y a vraiment nopces 31 et festins.»


Note 31: (retour) Pour que cette phrase soit convenablement articulée, il faut faire sentir le p.

IIIe SÉRIE.

REVENU PRÉSUMÉ: 30,000 FR. ET PLUS. (RICHESSE).

Une pièce de volaille de sept livres, bourrée de truffes du Périgord jusqu'à sa conversion en sphéroïde;
Un énorme pâté de foie gras de Strasbourg, ayant forme de bastion;
Une grosse carpe du Rhin à la Chambord, richement dotée et parée;
Des cailles truffées à la moelle, étendues sur des toasts beurrés au basilic;
Un brochet de rivière piqué, farci et baigné d'une crème d'écrevisses, secundum artem;
Un faisan à son point, piqué en toupet, gisant sur une rôtie travaillée à la sainte-alliance;
Cent asperges de cinq à six lignes de diamètre, en primeur, sauce à l'osmazôme;
Deux douzaines d'ortolans à la provençale, comme il est dit dans le Secrétaire et le Cuisinier;
Une pyramide de meringues à la vanille et à la rose. (Cette éprouvette n'a d'effet nécessaire que sur les dames et sur les hommes à mollets d'abbé, etc.)

Expression: «Ah! monsieur ou monseigneur, que votre cuisinier est un homme admirable! on ne rencontre ces choses-là que chez vous!»


Observation générale.

OUR qu'une éprouvette produise certainement son effet, il est nécessaire qu'elle soit comparativement en large proportion: l'expérience, fondée sur la connaissance du genre humain, nous a appris que la rareté la plus savoureuse perd son influence quand elle n'est pas en proportion exubérante; car le premier mouvement qu'elle imprime aux convives est justement arrêté par la crainte qu'ils peuvent avoir d'être mesquinement servis ou d'être, dans certaines positions, obligés de refuser par politesse: ce qui arrive souvent chez les avares fastueux.

J'ai eu plusieurs fois occasion de vérifier l'effet des éprouvettes gastronomiques; j'en rapporte un exemple qui suffira:

J'assistais à un dîner de gourmands de la quatrième catégorie, où nous ne nous trouvions que deux profanes, mon ami R... et moi.

Après un premier service de haute distinction, on servit entre autres choses un énorme coq vierge 32 de Barbezieux, truffé à tout rompre, et un gibraltar de foie gras de Strasbourg.

Note 32: (retour) Des hommes, dont l'avis peut faire doctrine, m'ont assuré que la chair de coq vierge est sinon plus tendre, du moins certainement de plus haut goût que celle du chapon. J'ai trop d'affaires en ce bas monde pour faire cette expérience, que je délègue à mes lecteurs: mais je crois qu'on peut d'avance se ranger à cet avis, parce qu'il y a dans la première de ces chairs un élément de sapidité qui manque dans la seconde.

Une femme de beaucoup d'esprit m'a dit qu'elle connaît les gourmands à la manière dont ils prononcent le mot bon dans les phrases: Voilà qui est bon, voilà qui est bien bon, et autres pareilles; elle assure que les adeptes mettent à ce monosyllabe si court un accent de vérité, de douceur et d'enthousiasme auquel les palais disgraciés ne peuvent jamais atteindre.

Cette apparition produisit sur l'assemblée un effet marqué, mais difficile à décrire, à peu près comme le rire silencieux indiqué par Cooper; et je vis bien qu'il y avait lieu à observation.

Effectivement, toutes les conversations cessèrent par la plénitude des coeurs; toutes les attentions se fixèrent sur l'adresse des protecteurs; et quand les assiettes de distribution eurent passé, je vis se succéder tour-à-tour, sur toutes les physionomies, le feu du désir, l'extase de la jouissance, le repos parfait de la béatitude.



71.

'HOMME est incontestablement, des êtres sensitifs qui peuplent notre globe, celui qui éprouve le plus de souffrances.

La nature l'a primitivement condamné à la douleur par la nudité de sa peau, par la forme de ses pieds, et par l'instinct de guerre et de destruction qui accompagne l'espèce humaine partout où on l'a rencontrée.

Les animaux n'ont point été frappés de cette malédiction; et sans quelques combats causés par l'instinct de la reproduction, la douleur, dans l'état de nature, serait absolument inconnue à la plupart des espèces: tandis que l'homme, qui ne peut éprouver le plaisir que passagèrement et par un petit nombre d'organes, peut toujours, et dans toutes les parties de son corps, être soumis à d'épouvantables douleurs.

Cet arrêt de la destinée a été aggravé, dans son exécution, par une foule de maladies qui sont nées des habitudes de l'état social: de sorte que le plaisir le plus vif et le mieux conditionné que l'on puisse imaginer ne peut, soit en intensité, soit en durée, servir de compensation pour les douleurs atroces qui accompagnent certains dérangements, tels que la goutte, la rage de dent, les rhumatismes aigus, la strangurie, ou qui sont causés par les supplices rigoureux en usage chez certains peuples.

C'est cette crainte pratique de la douleur qui fait que, sans même s'en apercevoir, l'homme se jette avec élan du côté opposé, et s'attache avec abandon au petit nombre de plaisirs que la nature a mis dans son lot.

C'est pour la même raison qu'il les augmente, les étire, les façonne, les adore enfin, puisque, sous le règne de l'idolâtrie, et pendant une longue suite de siècles, tous les plaisirs ont été des divinités secondaires, présidées par des dieux supérieurs.

La sévérité des religions nouvelles a détruit tous ces patronages: Bacchus, l'Amour et Cornus, Diane, ne sont plus que des souvenirs poétiques; mais la chose subsiste: et sous la plus sérieuse de toutes les croyances, on se régale à l'occasion des mariages, des baptêmes et même des sépultures.

Origine du plaisir de la table.

72.

ES repas, dans le sens que nous donnons à ce mot, ont commencé avec le second âge de l'espèce humaine, c'est-à-dire au moment où elle a cessé de se nourrir de fruits. Les apprêts et la distribution des viandes ont nécessité le rassemblement de la famille, les chefs distribuant à leurs enfants le produit de leur chasse, et les enfants adultes rendant ensuite le même service à leurs parents vieillis.

Ces réunions, bornées d'abord aux relations les plus proches, se sont étendues peu à peu à celles de voisinage et d'amitié.

Plus tard, et quand le genre humain se fut étendu, le voyageur fatigué vint s'asseoir à ces repas primitifs, et raconta ce qui se passait dans les contrées lointaines. Ainsi naquit l'hospitalité, avec ses droits réputés sacrés chez tous les peuples; car il n'en est aucun si féroce qui ne se fit un devoir de respecter les jours de celui avec qui il avait consenti de partager le pain et le sel.

C'est pendant le repas que durent naître ou se perfectionner les langues, soit parce que c'était une occasion de rassemblement toujours renaissante, soit parce que le loisir qui accompagne et suit le repas dispose naturellement à la confiance et à la loquacité.

Différence entre le plaisir de manger et le plaisir
de la table
.

73.

ELS durent être, par la nature des choses, les éléments du plaisir de la table, qu'il faut bien distinguer du plaisir de manger, qui est son antécédent nécessaire.

Le plaisir de manger est la sensation actuelle et directe d'un besoin qui se satisfait.

Le plaisir de la table est la sensation réfléchie qui naît de diverses circonstances de faits, de lieux, de choses et de personnes qui accompagnent le repas.

Le plaisir de manger nous est commun avec les animaux, il ne suppose que la faim et ce qu'il faut pour la satisfaire.

Le plaisir de la table est particulier à l'espèce humaine; il suppose des soins antécédents pour les apprêts du repas, pour le choix du lieu et le rassemblement des convives.

Le plaisir de manger exige, sinon la faim, au moins de l'appétit; le plaisir de la table est le plus souvent indépendant de l'un et de l'autre.

Ces deux états peuvent toujours s'observer dans nos festins.

Au premier service, et en commençant la session, chacun mange avidement, sans parler, sans faire attention à ce qui peut être dit; et quel que soit le rang qu'on occupe dans la société, on oublie tout pour n'être qu'un ouvrier de la grande manufacture. Mais quand le besoin commence à être satisfait, la réflexion naît, la conversation s'engage, un autre ordre de choses commence, et celui qui jusque-là n'était que consommateur, devient convive plus ou moins aimable, suivant que le maître de toutes choses lui en a dispensé les moyens.

Effets.

74.

E plaisir de la table ne comporte ni ravissements, ni extases, ni transports, mais il gagne en durée ce qu'il perd en intensité, et se distingue surtout par le privilège particulier dont il jouit, de nous disposer à tous les autres, ou du moins de nous consoler de leur perte.

Effectivement, à la suite d'un repas bien entendu, le corps et l'âme jouissent d'un bien-être particulier.

Au physique, en même temps que le cerveau se rafraîchit, la physionomie s'épanouit, le coloris s'élève, les yeux brillent, une douce chaleur se répand dans tous les membres..

Au moral, l'esprit s'aiguise, l'imagination s'échauffe, les bons mots naissent et circulent; et si La Farre et Saint-Aulaire vont à la postérité avec la réputation d'auteurs spirituels, ils le doivent surtout à ce qu'ils furent convives aimables.

D'ailleurs, on trouve souvent rassemblées autour de la même table toutes les modifications que l'extrême sociabilité a introduites parmi nous: l'amour, l'amitié, les affaires, les spéculations, la puissance, les sollicitations, le protectorat, l'ambition, l'intrigue, voilà pourquoi le conviviat touche à tout; voilà pourquoi il produit des fruits de toutes les saveurs.

Accessoires Industriels.

75.--C'est par une conséquence immédiate de ces antécédents que toute l'industrie humaine s'est concentrée pour augmenter la durée et l'intensité du plaisir de la table.

Des poètes se plaignirent de ce que le cou étant trop court s'opposait à la durée du plaisir de la dégustation; d'autres déploraient le peu de capacité de l'estomac; et on en vint jusqu'à délivrer ce viscère du soin de digérer un premier repas, pour se donner le plaisir d'en avaler un second.

Ce fut là l'effort suprême tenté pour amplifier les jouissances du goût; mais si, de ce côté, on ne put pas franchir les bornes posées par la nature, on se jeta dans les accessoires, qui du moins offraient plus de latitude.

On orna de fleurs les vases et les coupes; on en couronna les convives; on mangea sous la voûte du ciel, dans les jardins, dans les bosquets, en présence de toutes les merveilles de la nature.

Au plaisir de la table, on joignit les charmes de la musique et le son des instruments. Ainsi, pendant que la cour du roi des Phéaciens se régalait, le chantre Phémius célébrait les faits et les guerriers des temps passés.

Souvent des danseurs, des bateleurs et des mimes des deux sexes et de tous les costumes, venaient occuper les yeux sans nuire aux jouissances du goût; les parfums les plus exquis se répandaient dans les airs; on alla jusqu'à se faire servir par la beauté sans voile, de sorte que tous les sens étaient appelés à une jouissance universelle.

Je pourrais employer plusieurs pages à prouver ce que j'avance. Les auteurs grecs, romains, et nos vieilles chroniques, sont là prêts à être copiés; mais ces recherches ont déjà été faites, et ma facile érudition aurait peu de mérite: je donne donc pour constant ce que d'autres ont prouvé: c'est un droit dont j'use souvent et dont le lecteur doit me savoir gré.

Dix-huitième et dix-neuvième siècle.

76.--Nous avons adopté, plus ou moins, suivant les circonstances, ces divers moyens de béatification, et nous y avons joint encore ceux que les découvertes nouvelles nous ont révélés.

Sans doute la délicatesse de nos moeurs ne pouvait pas laisser subsister les vomitoires des Romains; mais nous avons mieux fait, et nous sommes parvenus au même but par une voie avouée par le bon goût.

On a inventé des mets tellement attrayants, qu'ils font renaître sans cesse l'appétit; ils sont en même temps si légers, qu'ils flattent le palais, sans presque surcharger l'estomac. Sénèque aurait dit: Nubes esculentas.

Nous sommes donc parvenus à une telle progression alimentaire, que si la nécessité des affaires ne nous forçait pas à nous lever de table, ou si le besoin du sommeil ne venait pas s'interposer, la durée des repas serait à peu près indéfinie, et on n'aurait aucune donnée certaine pour déterminer le temps qui pourrait s'écouler depuis le premier coup de madère jusqu'au dernier verre de punch.

Au surplus, il ne faut pas croire que tous ces accessoires soient indispensables pour constituer le plaisir de la table. On goûte ce plaisir dans presque toute son étendue, toutes les fois qu'on réunit les quatre conditions suivantes: chère au moins passable, bon vin, convives aimables, temps suffisant.

C'est ainsi que j'ai souvent désiré avoir assisté au repas frugal qu'Horace destinait au voisin qu'il aurait invité, ou à l'hôte que le mauvais temps aurait contraint à chercher un abri auprès de lui; savoir: un bon poulet, un chevreau (sans doute bien gras), et, pour dessert, des raisins, des figues et des noix. En y joignant du vin récolté sous le consulat de Manlius (nata mecum consule Manlio), et la conversation de ce poète voluptueux, il me semble que j'aurais soupé de la manière la plus confortable.

At mihi cùm longum post tempus venerat hospes

Sive operum vacuo, longum conviva per imbrem

Vicinus, benè erat, non piscibus urbe petitis,

Sed pullo atque hsedo, tum 33 pensilis uva secundas

Et nux ornabat mensas, cum duplice ficu.

Note 33: (retour) Le dessert se trouve précisément désigné et distingué par l'adverbe tum et par les mots secundas mensas.

C'est encore ainsi qu'hier ou demain trois paires d'amis se seront régalés du gigot à l'eau et du rognon de Pontoise, arrosés d'orléans et de médoc bien limpides; et qu'ayant fini la soirée dans une causerie pleine d'abandon et de charmes, ils auront totalement oublié qu'il existe des mets plus fins et des cuisiniers plus savants.

Au contraire, quelque recherchée que soit la bonne chère, quelque somptueux que soient les accessoires, il n'y a pas plaisir de table si le vin est mauvais, les convives ramassés sans choix, les physionomies tristes et le repas consommé avec précipitation.

Esquisse.

AIS dira peut-être le lecteur impatienté, comment donc doit être fait, en l'an de grâce 1825, un repas pour réunir toutes les conditions qui procurent au suprême degré le plaisir de la table?

Je vais répondre à cette question. Recueillez-vous, lecteurs, et prêtez attention: c'est Gasterea, c'est la plus jolie des muses qui m'inspire; je serai plus clair qu'un oracle, et mes préceptes traverseront les siècles.

«Que le nombre des convives n'excède pas douze, afin que la conversation puisse être constamment générale;

«Qu'ils soient tellement choisis, que leurs occupations soient variées, leurs goûts analogues, et avec de tels points de contact qu'on ne soit point obligé d'avoir recours à l'odieuse formalité des présentations;

«Que la salle à manger soit éclairée avec luxe, le couvert d'une propreté remarquable, et l'atmosphère à la température de treize à seize degrés au thermomètre de Réaumur;

«Que les hommes soient spirituels sans prétention, et les femmes aimables sans être trop coquettes 34;

Note 34: (retour) J'écris à Paris, entre le Palais-Royal et la Chaussée-d'Antin.

«Que les mets soient d'un choix exquis, mais en nombre resserré; et les vins de première qualité, chacun dans son degré;

«Que la progression, pour les premiers, soit des plus substantiels aux plus légers; et pour les seconds, des plus lampants aux plus parfumés;

«Que le mouvement de consommation soit modéré, le dîner étant la dernière affaire de la journée; et que les convives se tiennent comme des voyageurs qui doivent arriver ensemble au même but;

«Que le café soit brûlant, et les liqueurs spécialement de choix de maître;

«Que le salon qui doit recevoir les convives soit assez spacieux pour organiser une partie de jeu pour ceux qui ne peuvent pas s'en passer, et pour qu'il reste cependant assez d'espace pour les colloques post-méridiens;

«Que les convives soient retenus par les agréments de la société et ranimés par l'espoir que la soirée ne se passera pas sans quelque jouissance ultérieure;

«Que le thé ne soit pas trop chargé; que les rôties soient artistement beurrées, et le punch fait avec soin;

«Que la retraite ne commence pas avant onze heures, mais qu'à minuit tout le monde soit couché.»

Si quelqu'un a assisté à un repas réunissant toutes ces conditions, il peut se vanter d'avoir assisté à sa propre apothéose, et on aura d'autant moins de plaisir qu'un plus grand nombre d'entre elles auront été oubliées ou méconnues.

J'ai dit que le plaisir de la table, tel que je l'ai caractérisé, était susceptible d'une assez longue durée; je vais le prouver en donnant la relation véridique et circonstanciée du plus long repas que j'aie fait en ma vie: c'est un bonbon que je mets dans la bouche du lecteur, pour le récompenser de la complaisance qu'il a de me lire avec plaisir. La voici:

J'avais, au fond de la rué du Bac, une famille de parents, composée comme il suit: le docteur, soixante-dix-huit ans; le capitaine, soixante-seize ans; leur soeur Jeannette, soixante-quatorze. Je les allais voir quelquefois, et ils me recevaient toujours avec beaucoup d'amitié.

«Parbleu! me dit un jour le docteur Dubois en se levant sur la pointe des pieds pour me frapper sur l'épaule, il y a longtemps que tu nous vantes tes fondues (oeufs brouillés au fromage), tu ne cesses de nous en faire venir l'eau à la bouche; il est temps que cela finisse. Nous irons un jour déjeuner chez toi, le capitaine et moi, et nous verrons ce que c'est.» (C'est, je crois, vers 1801, qu'il me faisait cette agacerie.) «Très-volontiers, lui répondis-je, et vous l'aurez dans toute sa gloire, car c'est moi qui la ferai. Votre proposition me rend tout-à-fait heureux. Ainsi, à demain dix heures, heure militaire 35

Note 35: (retour) Toutes les fois qu'un rendez-vous est annoncé ainsi, on doit servir à l'heure sonnante: les retardataires sont réputés déserteurs.

Au temps indiqué, je vis arriver mes deux convives, rasés de frais, bien peignés, bien poudrés: deux petits vieillards encore verts et bien portants.

Ils sourirent de plaisir quand ils virent la table prête, du linge blanc, trois couverts mis, et à chaque place deux douzaines d'huîtres, avec un citron luisant et doré.

Aux deux bouts de la table s'élevait une bouteille de vin de Sauterne, soigneusement essuyée, fors le bouchon, qui indiquait d'une manière certaine qu'il y avait longtemps que le tirage avait eu lieu.

Hélas! j'ai vu disparaître, ou à peu près, ces déjeuners d'huîtres, autrefois si fréquents et si gais, où on les avalait par milliers; ils ont disparu avec les abbés, qui n'en mangeaient jamais moins d'une grosse, et les chevaliers, qui n'en finissaient plus. Je les regrette, mais en philosophe: si le temps modifie les gouvernements, quels droits n'a-t-il pas eus sur de simples usages!

Après les huîtres, qui furent trouvées très fraîches, on servit des rognons à la brochette, une casse de foie gras aux truffes, et enfin la fondue.

On en avait rassemblé les éléments dans une casserole, qu'on apporta sur la table avec un réchaud à l'esprit-de-vin. Je fonctionnai sur le champ de bataille, et les cousins ne perdirent pas un de mes mouvements.

Ils se récrièrent sur les charmes de cette préparation, et m'en demandèrent la recette, que je leur promis, tout en leur contant à ce sujet deux anecdotes que le lecteur rencontrera peut-être ailleurs.

Après la fondue vinrent les fruits de la saison et les confitures, une tasse de vrai moka fait à la Dubelloy, dont la méthode commençait à se propager, et enfin deux espèces de liqueurs, un esprit pour déterger, et une huile pour adoucir.

Le déjeuner bien fini, je proposai à mes convives de prendre un peu d'exercice, et pour cela de faire le tour de mon appartement, appartement qui est loin d'être élégant, mais qui est vaste, confortable, et où mes amis se trouvaient d'autant mieux que les plafonds et les dorures datent du milieu du règne de Louis XV.

Je leur montrai l'argile originale du buste de ma jolie cousine Mme Récamier par Chinard, et son portrait en miniature par Augustin; ils en furent si ravis, que le docteur, avec ses grosses lèvres, baisa le portrait, et que le capitaine se permit sur le buste une licence pour laquelle je le battis; car si tous les admirateurs de l'original venaient en faire autant, ce sein si voluptueusement contourné serait bientôt dans le même état que l'orteil de saint Pierre de Rome, que les pèlerins ont raccourci à force de le baiser.

Je leur montrai ensuite quelques plâtres des meilleurs sculpteurs antiques, des peintures qui ne sont pas sans mérite, mes fusils, mes instruments de musique et quelques belles éditions tant françaises qu'étrangères.

Dans ce voyage polymathique, ils n'oublièrent pas ma cuisine. Je leur fis voir mon pot-au-feu économique, ma coquille à rôtir, mon tournebroche à pendule, et mon vaporisateur. Ils examinèrent tout avec une curiosité minutieuse, et s'étonnèrent d'autant plus, que chez eux tout se faisait encore comme du temps de la régence.

Au moment où nous rentrâmes dans mon salon, deux heures sonnèrent. «Peste! dit le docteur, voilà l'heure du dîner, et ma soeur Jeannette nous attend! Il faut aller la rejoindre. Ce n'est pas que je sente une grande envie de manger, mais il me faut mon potage. C'est une si vieille habitude, que quand je passe une journée sans en prendre, je dis comme Titus: Diem perdidi.--Cher docteur, lui répondis-je, pourquoi aller si loin pour trouver ce que vous avez sous la main? Je vais envoyer quelqu'un à la cousine, pour la prévenir que vous restez avec moi, et que vous me faites le plaisir d'accepter un dîner pour lequel vous aurez quelque indulgence, parce qu'il n'aura pas tout le mérite d'un impromptu fait à loisir.»

Il y eut à ce sujet, entre les deux frères, délibération oculaire, et ensuite consentement formel. Alors j'expédiai un volante pour le faubourg Saint-Germain; je dis un mot à mon maître queux; et après un intervalle de temps tout-à-fait modéré, et partie avec ses ressources, partie avec celles des restaurateurs voisins, il nous servit un petit dîner bien retroussé et tout-à-fait appétissant.

Ce fut pour moi une grande satisfaction que de voir le sang-froid et l'aplomb avec lequel mes deux amis s'assirent, s'approchèrent de la table, étalèrent leurs serviettes, et se préparèrent à agir.

Ils éprouvèrent deux surprises auxquelles je n'avais pas moi-même pensé; car je leur fis servir du parmesan avec le potage, et leur offris après un verre de madère sec. C'étaient deux nouveautés importées depuis peu par M. le prince de Talleyrand, le premier de nos diplomates, à qui nous devons tant de mots fins, spirituels, profonds, et que l'attention publique a toujours suivi avec un intérêt distinct, soit dans sa puissance, soit dans sa retraite.

Le dîner se passa très bien, tant dans sa partie substantielle que dans ses accessoires obligés, et mes amis y mirent autant de complaisance que de gaîté.

Après le dîner, je proposai un piquet, qui fut refusé; ils préférèrent le far niente des Italiens, disait le capitaine; et nous nous constituâmes en petit cercle autour de la cheminée.

Malgré les délices du far niente, j'ai toujours pensé que rien ne donne plus de douceur à la conversation qu'une occupation quelconque, quand elle n'absorbe pas l'attention; ainsi je proposai le thé.

Le thé était une étrangeté pour des Français de la vieille roche; cependant il fut accepté. Je le fis en leur présence, et ils en prirent quelques tasses avec d'autant plus de plaisir qu'ils ne l'avaient jamais regardé que comme un remède.

Une longue pratique m'avait appris qu'une complaisance en amène une autre, et que quand on est une fois engagé dans cette voie on perd le pouvoir de refuser. Aussi c'est avec un ton presque impératif que je parlai de finir par un bowl de punch.

«Mais tu me tueras, disait le docteur.--Mais vous nous griserez,» disait le capitaine. À quoi je ne répondais qu'en demandant à grands cris des citrons, du sucre et du rhum.

Je fis donc le punch, et pendant que j'y étais occupé, on exécutait des rôties (toast) bien minces, délicatement beurrées et salées à point.

Cette fois il y eut réclamation. Les cousins assurèrent qu'ils avaient bien assez mangé, et qu'ils n'y toucheraient pas; mais comme je connais l'attrait de cette préparation si simple, je répondis que je ne souhaitais qu'une chose, c'est qu'il y en eût assez. Effectivement, peu après le capitaine prenait la dernière tranche, et je le surpris regardant s'il n'en restait pas ou si on n'en faisait pas d'autres; ce que j'ordonnai à l'instant.

Cependant le temps avait coulé, et ma pendule marquait plus de huit heures. «Sauvons-nous, dirent mes hôtes; il faut bien que nous allions manger une feuille de salade avec notre pauvre soeur, qui ne nous a pas vus de la journée.»

À cela je n'eus pas d'objections; et, fidèle aux devoirs de l'hospitalité vis-à-vis de deux vieillards aussi aimables, je les accompagnai jusqu'à leur voiture, et je les vis partir.

On demandera peut-être si l'ennui ne se coula pas quelques moments dans une aussi longue séance.

Je répondrai négativement: l'attention de mes convives fut soutenu par la confection de la fondue, par le voyage autour de l'appartement, par quelques nouveautés dans le dîner, par le thé, et surtout par le punch, dont ils n'avaient jamais goûté.

D'ailleurs le docteur connaissait tout Paris par généalogies et anecdotes; le capitaine avait passé une partie de sa vie en Italie, soit comme militaire, soit comme envoyé à la cour de Parme; j'ai moi-même beaucoup voyagé; nous causions sans prétention, nous écoutions avec complaisance. Il n'en faut pas tant pour que le temps fuie avec douceur et rapidité.

Le lendemain matin je reçus une lettre du docteur; il avait l'attention de m'apprendre que la petite débauche de la veille ne leur avait fait aucun mal; bien au contraire, après un premier sommeil des plus heureux, ils s'étaient levés frais, dispos, et prêts à recommencer.



G de. GONET, Editeur



77.

E toutes les circonstances de la vie où le manger est compté pour quelque chose, une des plus agréables est sans doute la halte de chasse; et, de tous les entr'actes connus, c'est encore la halte de chasse qui peut le plus se prolonger sans ennui.

Après quelques heures d'exercice, le chasseur le plus vigoureux sent qu'il a besoin de repos; son visage a été caressé par la brise du matin; l'adresse ne lui a pas manqué dans l'occasion; le soleil est près d'atteindre le plus haut de son cours; le chasseur va donc s'arrêter quelques heures, non par excès de fatigue, mais par cette impulsion d'instinct qui nous avertit que notre activité ne peut pas être indéfinie.

Un ombrage l'attire; le gazon le reçoit, et le murmure de la source voisine l'invite à y déposer le flacon destiné à le désaltérer 36.

Note 36: (retour) J'invite les camarades à préférer le vin blanc; il résiste mieux au mouvement et à la chaleur, et désaltère plus agréablement.

Ainsi placé, il sort avec un plaisir tranquille les petits pains à croûte dorée, dévoile le poulet froid qu'une main amie a placé dans son sac, et pose tout auprès le carré de gruyère ou de roquefort destiné à figurer tout un dessert.

Pendant qu'il se prépare ainsi, le chasseur n'est pas seul; il est accompagné de l'animal fidèle que le ciel a créé pour lui: le chien accroupi regarde son maître avec amour; la coopération a comblé les distances, ce sont deux amis, et le serviteur est à la fois heureux et fier d'être le convive de son maître.

Ils ont un appétit également inconnu aux mondains et aux dévots: aux premiers, parce qu'ils ne laissent point à la faim le temps d'arriver; aux autres, parce qu'ils ne se livrent jamais aux exercices qui le font naître.

Le repas a été consommé avec délices; chacun a eu sa part; tout s'est passé dans l'ordre et la paix. Pourquoi ne donnerait-on, pas quelques instants au sommeil? l'heure de midi est aussi une heure de repos pour toute la création.

Ces plaisirs sont décuplés si plusieurs amis les partagent; car alors, en ce cas, un repas plus copieux a été apporté dans ces cantines militaires, maintenant employées à de plus doux usages. On cause avec enjouement des prouesses de l'un, des solécismes de l'autre, et des espérances de l'après-midi.

Que sera-ce donc si des serviteurs attentifs arrivent chargés de ces vases consacrés à Bacchus, où un froid artificiel fait glacer à la fois le madère, le suc de la fraise et de l'ananas, liqueurs délicieuses, préparations divines, qui font couler dans les veines une fraîcheur ravissante, et portent dans tous les sens un bien-être inconnu aux profanes 37.

Note 37: (retour) C'est mon ami Alexandre Delessert qui, le premier, a mis en usage cette pratique pleine de charmes.

Nous chassions à Villeneuve par un soleil ardent, le thermomètre de Réaumur marquant 26° a l'ombre.

Ainsi placés sous la zone torride, il avait eu l'attention de faire trouver sous nos pas des serviteurs potophores 38 qui avaient, dans des seaux de cuir pleins de glace, tout ce que l'on pouvait désirer, soit pour rafraîchir, soit pour conforter. On choisissait, et on se sentait revivre.

Je suis tenté de croire que l'application d'un liquide aussi frais à des langues arides et à des gosiers desséchés, cause la sensation la plus délicieuse qu'on puisse goûter en sûreté de conscience.

Note 38: (retour) M. Hoffmann condamne cette expression a cause de sa ressemblance avec pot-au-feu; il vient à substituer oenophore, mot déjà connu.

Mais ce n'est point encore le dernier terme de cette progression d'enchantements.

Les Dames.

78.

L est des jours où nos femmes, nos soeurs, nos cousines, leurs amies, ont été invitées à venir prendre part à nos amusements.

À l'heure promise, on voit arriver des voitures légères et des chevaux fringants, chargés de belles, de plûmes et de fleurs. La toilette de ces dames a quelque chose de militaire et de coquet; et l'oeil du professeur peut, de temps à autre, saisir les échappées de vue que le hasard seul n'a pas ménagées.

Bientôt le flanc des calèches s'entrouvre et laisse apercevoir les trésors du Périgord, les merveilles de Strasbourg, les friandises d'Achard, et tout ce qu'il y a de transportable dans les laboratoires les plus savants.

On n'a point oublié le champagne fougueux qui s'agite sous la main de la beauté; on s'assied sur la verdure, on mange, les bouchons volent; on cause, on rit, on plaisante en toute liberté; car on a l'univers pour salon et le soleil pour lumière. D'ailleurs l'appétit, cette émanation du ciel, donne à ce repas une vivacité inconnue dans les enclos, quelque bien décorés qu'ils soient.

Cependant comme il faut que tout finisse, le doyen donne le signal; on se lève, les hommes s'arment de leurs fusils, les dames de leurs chapeaux. On se dit adieu, les voitures s'avancent, et les beautés s'envolent pour ne plusse montrer qu'à la chute du jour.

Voilà ce que j'ai vu dans les hautes classes de la société où le Pactole roule ses flots; mais tout cela n'est pas indispensable.

J'ai chassé au centre de la France et au fond des départements; j'ai vu arriver à la halte des femmes charmantes, des jeunes personnes rayonnantes de fraîcheur, les unes en cabriolets, les autres dans de simples carrioles, ou sur l'âne modeste qui fait la gloire et la fortune des habitants de Montmorency; je les ai vues les premières à rire des inconvénients du transport; je les ai vues étaler sur la pelouse la dinde à gelée transparente, le pâté de ménage, la salade toute prête à être retournée; je les ai vues danser d'un pied léger autour du feu du bivouac allumé en pareille occasion; j'ai pris part aux jeux et aux folâtreries qui accompagnent ce repas nomade, et je suis bien convaincu qu'avec moins de luxe on ne rencontre ni moins de charmes, ni moins de gaîté, ni moins de plaisir.

Eh! pourquoi quand on se sépare, n'échangerait-on pas quelques baisers avec le roi de la chasse parce qu'il est dans sa gloire; avec le culot, parce qu'il est malheureux; avec les autres, pour ne pas faire de jaloux? il y a départ, l'usage l'autorise, il est permis et même enjoint d'en profiter.

Camarades! chasseurs prudents, qui visez au solide, tirez droit et soignez les bourriches avant l'arrivée des dames; car l'expérience a appris qu'après leur départ il est rare que la chasse soit fructueuse.

On s'est épuisé en conjectures pour expliquer cet effet. Les uns l'attribuent au travail de la digestion, qui rend toujours le corps un peu lourd; d'autres, à l'attention distraite qui ne peut plus se recueillir; d'autres, à des colloques confidentiels qui peuvent donner l'envie de retourner bien vite.

Quant à nous,

Dont jusqu'au fond des coeurs le regard a pu lire,

nous pensons que, l'âge des dames étant à l'orient, et les chasseurs matière inflammable, il est impossible que, par la collision des sexes, il ne s'échappe pas quelque étincelle génésique qui effarouche la chaste Diane, et qui fait que dans son déplaisir elle retire, pour le reste de la journée, ses faveurs aux délinquants.

Nous disons pour le reste de la journée, car l'histoire d'Endymion nous a appris que la déesse est bien loin d'être sévère après le soleil couché. (Voyez le tableau de Girodet.)

Les haltes de chasse sont une matière vierge que nous n'avons fait qu'effleurer; elle pourrait être l'objet d'un traité aussi amusant qu'instructif. Nous le léguons au lecteur intelligent qui voudra s'en occuper.



79.

n ne vit pas de ce qu'on mange, dit un vieil adage, mais de ce qu'on digère. Il faut donc digérer pour vivre; et cette nécessité est un niveau qui couche sous sa puissance le pauvre et le riche, le berger et le roi.

Mais combien peu savent ce qu'ils font quand ils digèrent! La plupart sont comme M. Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir; et c'est pour ceux-là que je trace un histoire populaire de la digestion, persuadé que je suis que M. Jourdain fut bien plus content; quand le philosophe l'eut rendu certain que ce qu'il faisait était de la prose.

Pour connaître la digestion dans son ensemble, il faut la joindre à ses antécédents et à ses conséquences.

Ingestion.

80.--L'appétit, la faim et la soif nous avertissent que le corps a besoin de se restaurer; et la douleur, ce moniteur universel, ne tarde pas à nous tourmenter, si nous ne pouvons pas y obéir.

Alors viennent le manger et le boire, qui constituent l'ingestion, opération qui commence au moment où les aliments arrivent à la bouche, et finit à celui où ils entrent dans l'oesophage. 39

Note 39: (retour) L'oesophage est le canal qui commence derrière la trachée-artère, et conduit du gosier à l'estomac: son extrémité supérieure se nomme pharynx.

Pendant ce trajet, qui n'est que de quelques pouces, il se passe bien des choses.

Les dents divisent les aliments solides; les glandes de toutes espèces qui tapissent la bouche intérieure les humectent, la langue les gâche pour les mêler; elle les presse ensuite contre le palais pour en exprimer le jus et en savourer le goût; en faisant cette fonction, la langue réunit les aliments en masse dans le milieu de la bouche; après quoi, s'appuyant contre la mâchoire inférieure, elle se soulève dans le milieu, de sorte qu'il se forme à sa racine une pente qui les entraîne dans l'arrière-bouche, où ils sont reçus par le pharynx, qui, se contractant à son tour, les fait entrer dans l'oesophage, dont le mouvement péristaltique les conduit jusqu'à l'estomac.

Une bouchée ainsi débitée, une seconde lui succède de la même manière; les boissons qui sont aspirées dans les entr'actes prennent la même route, et la déglutition continue jusqu'à ce que le même instinct qui avait appelé l'ingestion nous avertisse qu'il est temps de finir. Mais il est rare qu'on obéisse à la première injonction; car un des privilèges de l'espèce humaine est de boire sans avoir soif; et dans l'état actuel de l'art, les cuisiniers savent bien nous faire manger sans avoir faim.

Par un tour de force très remarquable, pour que chaque morceau arrive jusqu'à l'estomac, il faut qu'il échappe à deux dangers:

Le premier est d'être refoulé dans les arrière-narines; mais heureusement l'abaissement du voile du palais et la construction du pharynx s'y opposent;

La second danger serait de tomber dans la trachée-artère, au-dessus de laquelle tous nos aliments passent, et celui-ci serait beaucoup plus grave; car, dès qu'un corps étranger tombe dans la trachée-artère, une toux convulsive commence, pour ne finir que quand il est expulsé.

Mais, par un mécanisme admirable, la glotte se resserre pendant qu'on avale; elle est défendue par l'épiglotte, qui la recouvre, et nous avons un certain instinct qui nous porte à ne pas respirer pendant la déglutition; de sorte qu'en général on peut dire que, malgré cette étrange conformation, les aliments arrivent facilement dans l'estomac, où finit l'empire de la volonté et où commence la digestion proprement dite.

Office de l'estomac.

81.

A digestion est une opération tout à fait mécanique, et l'appareil digesteur peut être considéré comme un moulin garni de ses blutoirs, dont l'effet est d'extraire des aliments ce qui peut servir à réparer nos corps, et de rejeter le marc dépouillé de ses parties animalisables.

On a longtemps et vigoureusement disputé sur la manière dont se fait la digestion dans l'estomac, et pour savoir si elle se fait par coction, maturation, fermentation, dissolution gastrique, chimique ou vitale, etc.

On y peut trouver un peu de tout cela; et il n'y avait faute que parce qu'on voulait attribuer à un agent unique le résultat de plusieurs causes nécessairement réunies.

Effectivement, les aliments, imprégnés de tous les fluides que leur fournissent la bouche et l'oesophage, arrivent dans l'estomac, où ils sont pénétrés par le suc gastrique dont il est toujours plein: ils sont soumis pendant plusieurs heures à une chaleur de plus de trente degrés de Réaumur; ils sont sassés et mêlés par le mouvement organique de l'estomac, que leur présence excite: ils agissent les uns sur les autres par l'effet de cette juxtaposition, et il est impossible qu'il n'y ait pas fermentation, puisque presque tout ce qui est alimentaire est fermentescible.

Par suite de toutes ces opérations, le chyle s'élabore; la couche alimentaire, qui est immédiatement superposée, est la première qui est appropriée; elle passe par le pylore et tombe dans les intestins: une autre lui succède, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien dans l'estomac, qui se vide, pour ainsi dire, par bouchées, et de la même manière dont il s'était rempli.

Le pylore est une espèce d'entonnoir charnu, qui sert de communication entre l'estomac et les intestins; il est fait de manière à ce que les aliments ne puissent, du moins que difficilement, remonter. Ce viscère important est sujet quelquefois à s'obstruer, et alors on meurt de faim, après de longues et effroyables douleurs. L'intestin qui reçoit les aliments au sortir du pylore est le duodénum; il a été ainsi nommé parce qu'il est long de douze doigts. Le chyle arrivé dans le duodénum y reçoit une élaboration nouvelle par le mélange de la bile et du suc pancréatique; il perd la couleur grisâtre et acide qu'il avait auparavant, se colore en jaune, et commence à contracter le fumet stercoral, qui va toujours en s'aggravant à mesure qu'il s'avance vers le rectum. Les divers principes qui se trouvent dans ce mélange agissent réciproquement les uns sur les autres: le chyle se prépare, et il doit y avoir formation de gaz analogues.

Le mouvement organique d'impulsion qui avait fait sortir le chyle de l'estomac, continuant, le pousse vers les intestins grêles: là se dégage le chyle, qui est absorbé par les organes destinés à cet usage, et qui est porté vers le foie pour s'y mêler au sang, qu'il rafraîchit en réparant les pertes causées par l'absorption des organes vitaux et par l'exhalation transpiratoire.

Il est assez difficile d'expliquer comment le chyle, qui est une liqueur blanche et à peu près insipide et inodore, peut s'extraire d'une masse dont la couleur, l'odeur et le goût doivent être très prononcés.

Quoi qu'il en soit, l'extraction du chyle paraît être le véritable but de la digestion, et aussitôt qu'il est mêlé à la circulation, l'individu en est averti par une augmentation de force vitale et par une conviction intime que ses pertes sont réparées.

La digestion des liquides est bien moins compliquée que celle des aliments solides, et peut s'exposer en peu de mots.

La partie alimentaire qui se trouve suspendue se sépare, se joint au chyle, et en subit toutes les vicissitudes.

La partie purement liquide est absorbée par les suçoirs de l'estomac et jetée dans la circulation: de là elle est portée par les artères émulgentes vers les reins, qui la filtrent et l'élaborent, et, au moyen des uretères 40, la font parvenir dans la vessie sous la forme d'urine.

Note 40: (retour) Ces uretères sont deux conduits de la grosseur d'un tuyau de plume à écrire, qui partent de chacun des reins, et aboutissent au col postérieur de la vessie.

Arrivée à ce dernier récipient, et quoique également retenue par un sphincter, l'urine y réside peu; son action excitante fait naître le besoin; et bientôt une constriction volontaire la rend à la lumière et la fait jaillir par les canaux d'irrigation que tout le monde connaît et qu'on est convenu de ne jamais nommer.

La digestion dure plus ou moins de temps, suivant la disposition particulière des individus. Cependant on peut lui donner un terme moyen de sept heures, savoir: un peu plus de trois heures pour l'estomac, et le surplus pour le trajet jusqu'au rectum.



G. de GONET, Editeur



Au moyen de cet exposé, que j'ai extrait des meilleurs auteurs, et que j'ai convenablement dégagé des aridités anatomiques et des abstractions de la science, mes lecteurs pourront désormais assez bien juger de l'endroit où doit se trouver le dernier repas qu'ils auront pris, savoir: pendant les trois premières heures, dans l'estomac; plus tard, dans le trajet intestinal; et après sept ou huit heures, dans le rectum, en attendant son tour d'expulsion.

Influence de la digestion.

82.

A digestion est de toutes les opérations corporelle celle qui influe le plus sur l'état moral de l'individu. Cette assertion ne doit étonner personne, et il est impossible que cela soit autrement.

Les principes de là plus simple psychologie nous apprennent que l'âme n'est impressionnée qu'au moyen des organes qui lui sont soumis et qui la mettent en rapport avec les objets extérieurs; d'où il suit que, quand ces organes sont mal conservés, mal restaurés, ou irrités, cet état de dégradation exerce une influence nécessaire sur les sensations, qui sont les moyens intermédiaires et occasionnels des opérations intellectuelles.

Ainsi, la manière habituelle dont la digestion se fait, et surtout se termine, nous rend habituellement tristes, gais, taciturnes, parleurs, moroses ou mélancoliques, sans que nous nous en doutions, et surtout sans que nous puissions nous y refuser.

On pourrait ranger sous ce rapport, le genre humain civilisé en trois grandes catégories: les réguliers, les réservés et les relâchés.

Il est d'expérience que tous ceux qui se trouvent dans ces diverses séries, non seulement ont des dispositions naturelles semblables et des propensions qui leur sont communes, mais encore qu'ils ont quelque chose d'analogue et de similaire dans là manière dont ils remplissent les missions que le hasard leur a départies dans le cours de la vie.

Pour me faire comprendre par un exemple, je le prendrai dans le vaste champ de la littérature. Je crois que les gens de lettres doivent le plus souvent à leur estomac le genre qu'ils ont préférablement choisi.

Sous ce point de vue, les poètes comiques doivent être dans les réguliers, les tragiques dans les resserrés, et les élégiaques et pastoureaux dans les relâchés: d'où il suit que le poète le plus lacrymal n'est séparé du poète que par quelque degré de coction digestionnaire.

C'est par application de ce principe au courage que, dans le temps où le prince Eugène de Savoie faisait le plus grand mal à la France, quelqu'un de la cour de Louis XIV s'écriait: «Oh! que ne puis-je lui envoyer la foire pendant huit jours! J'en aurais bientôt fait le plus grand j...-f.....de l'Europe.»

«Hâtons-nous, disait un général anglais, de faire battre nos soldats pendant qu'ils ont encore le morceau de boeuf dans l'estomac.»

La digestion, chez les jeunes gens, est souvent accompagnée d'un léger frisson, et chez les vieillards d'une assez forte envie de dormir.

Dans le premier cas, c'est la nature qui retire le calorique des surfaces, pour l'employer dans son laboratoire; dans le second, c'est la même puissance qui, déjà affaiblie par l'âge, ne peut plus suffire à la fois au travail de la digestion et à l'excitation des sens.

Dans les premiers moments de la digestion, il est dangereux de se livrer aux travaux de l'esprit, plus dangereux encore de s'abandonner aux jouissances génésiques. Le courant qui porte vers les cimetières de la capitale y entraîne chaque année des centaines d'hommes qui, après avoir très bien dîné, et quelquefois pour avoir trop bien dîné, n'ont pas su fermer les yeux et se boucher les oreilles.

Cette observation contient un avis, même pour la jeunesse, qui ne regarde à rien; un conseil pour les hommes faits, qui oublient que le temps ne s'arrête jamais; et une loi pénale pour ceux qui sont du mauvais côté de cinquante ans (on the wrong side of fifty).

Quelques personnes ont de l'humeur pendant tout le temps qu'elles digèrent; ce n'est le temps alors ni de leur présenter des projets, ni de leur demander des grâces.

De ce nombre était spécialement le maréchal Augereau; pendant la première heure après son dîner, il tuait tout, amis et ennemis.

Je lui ai entendu dire un jour qu'il y avait dans l'armée deux personnes que le général en chef était toujours maître de faire fusiller, savoir: le commissaire ordonnateur en chef et le chef de son état-major. Ils étaient présents l'un et l'autre; le général Chérin répondit en câlinant, mais avec esprit; l'ordonnateur ne répondit rien, mais il n'en pensa probablement pas moins.

J'étais à cette époque attaché à son état-major, et mon couvert était toujours mis à sa table; mais j'y venais rarement, par la crainte de ces bourrasques périodiques; j'avais peur que, sur un mot, il ne m'envoyât digérer en prison.

Je l'ai souvent rencontré depuis à Paris; et comme il me témoignait obligeamment le regret de ne m'avoir pas vu plus souvent, je ne lui en dissimulai point la cause; nous en rîmes ensemble; mais il avoua presque que je n'avais pas eu tout-à-fait tort.

Nous étions alors à Offenbourg, et on se plaignait à l'état-major de ce que nous ne mangions ni gibier ni poisson.

Cette plainte était fondée; car c'est une maxime de droit public, que les vainqueurs doivent faire bonne chère aux dépens des vaincus. Ainsi, le jour même, j'écrivis au conservateur des forêts une lettre fort polie pour lui indiquer le mal et lui prescrire le remède.

Le conservateur était un vieux reître, grand, sec et noir, qui ne pouvait pas nous souffrir, et qui sans doute ne nous traitait pas bien, de peur que nous ne prissions racine dans son territoire. Sa réponse fut donc à peu près négative et pleine d'évasions. Les gardes s'étaient enfuis, de peur de nos soldats; les pêcheurs ne gardaient plus de subordination; les eaux étaient grosses, etc., etc. À de si bonnes raisons je ne répliquai pas; mais je lui envoyai dix grenadiers pour les loger et nourrir à discrétion jusqu'à nouvel ordre.

Le topique fit effet: le surlendemain, de très grand-matin, il nous arriva un chariot bien et richement chargé; les gardes étaient sans doute revenus, les pêcheurs soumis, car on nous apportait, en gibier et en poisson, de quoi nous régaler pour plus d'une semaine: chevreuils, bécasses, carpes, brochets; c'était une bénédiction.

A la réception de cette offrande expiatoire, je délivrai de ses hôtes le conservateur malencontreux. Il vint nous voir; je lui fis entendre raison; et pendant le reste de notre séjour en ce pays, nous n'eûmes qu'à nous louer de ses bons procédés.



83.

'HOMME n'est pas fait pour jouir d'une activité indéfinie; la nature ne l'a destiné qu'à une existence interrompue, il faut que ses perceptions finissent après un certain temps. Ce temps d'activité peut s'allonger en variant le genre et la nature des sensations qu'il lui fait éprouver; mais cette continuité d'existence l'amène à désirer le repos. Le repos conduit au sommeil, et le sommeil produit les rêves.

Ici nous nous trouvons aux dernières limites de l'humanité: car l'homme qui dort n'est déjà plus l'homme social; la loi protège encore, mais ne lui commande plus.

Ici se place naturellement un fait assez singulier; qui m'a été raconté par dom Duhaget, autrefois prieur de la chartreuse de Pierre-Châtel.

Dom Duhaget était d'une très-bonne famille de Gascogne, et avait servi avec distinction, il avait été vingt ans capitaine d'infanterie; il était chevalier de Saint-Louis. Je n'ai connu personne d'une piété plus douce et d'une conversation plus aimable.

«Nous avions, me disait-il, à...., où j'ai été prieur avant que de venir à Pierre-Châtel, un religieux d'une humeur mélancolique, d'un caractère sombre, et qui était connu pour être somnambule.

«Quelquefois, dans ses accès, il sortait de sa cellule, et y rentrait seul; d'autres fois il s'égarait, et on était obligé de l'y reconduire. On avait consulté et fait quelques remèdes; ensuite les rechutes étant devenues plus rares, on avait cessé de s'en occuper.

«Un soir que je ne m'étais point couché à l'heure ordinaire, j'étais à mon bureau, occupé à examiner quelques papiers, lorsque j'entendis ouvrir la porte de mon appartement, dont je ne retirais presque jamais la clef, et bientôt je vis entrer ce religieux dans un état absolu de somnambulisme.

«Il avait les yeux ouverts, mais fixes, n'était vêtu que de la tunique avec laquelle il avait dû se coucher, et tenait un grand couteau à la main.

«Il alla droit à mon lit, dont il connaissait la position, eut l'air de vérifier, en tâtant avec la main, si je m'y trouvais effectivement; après quoi, il frappa trois grands coups tellement fournis, qu'après avoir percé les couvertures la lame entra profondément dans le matelas, ou plutôt la natte qui m'en tenait lieu.

«Lorsqu'il avait passé devant moi, il avait la figuré contractée et les sourcils froncés. Quand il eut frappé, il se retourna, et j'observai que son visage était détendu et qu'il y régnait quelque air de satisfaction.

«L'éclat des deux lampes qui étaient sur mon bureau ne fit aucune impression sur ses yeux, et il s'en retourna comme il était venu, ouvrant et fermant avec discrétion deux portes qui conduisaient à ma cellule, et bientôt je m'assurai qu'il se retirait directement et paisiblement dans la sienne.

«Vous pouvez juger, continua le prieur, de l'état où je me trouvai pendant cette terrible apparition. Je frémis d'horreur à la vue du danger auquel je venais d'échapper, et je remerciai la Providence; mais mon émotion était telle, qu'il me fut impossible de fermer les yeux le reste de la nuit.

«Le lendemain je fis appeler le somnambule, et lui demandai sans affectation à quoi il avait rêvé la nuit précédente.

«À cette question, il se troubla. Mon père, me répondit-il, j'ai fait un rêve si étrange, que j'ai véritablement quelque peine à vous le découvrir: c'est peut-être l'oeuvre du démon, et...--Je vous l'ordonne, lui répliquai-je; un rêve est toujours involontaire; ce n'est qu'une illusion. Parlez avec sincérité.--Mon père, dit-il alors, à peine étais-je couché que j'ai rêvé que vous aviez tué ma mère; que son ombre sanglante m'était apparue pour demander vengeance, et qu'à cette vue j'avais été transporté d'une telle fureur, que j'ai couru comme un forcené à votre appartement; et vous ayant trouvé dans votre lit, je vous y ai poignardé. Peu après, je me suis réveillé tout en sueur, en détestant mon attentat, et bientôt j'ai béni Dieu qu'un si grand crime n'est pas été commis....--Il a été plus commis que vous ne pensez, lui dis-je avec un air sérieux et tranquille.

«Alors je lui racontai ce qui s'était passé, et lui montrai la trace des coups qu'il avait cru m'adresser.

«À cette vue, il se jeta à mes pieds, tout en larmes, gémissant du malheur involontaire qui avait pensé arriver, et implorant telle pénitence que je croyais devoir lui infliger.

«--Non, non, m'écriai-je, je ne vous punirai point d'un fait involontaire; mais désormais je vous dispense d'assister aux offices de la nuit, et vous préviens que votre cellule sera fermée en dehors, après le repas du soir, et ne s'ouvrira que pour vous donner la facilité de venir à la messe de famille qui se dit à la pointe du jour.»

Si, dans cette circonstance à laquelle il n'échappa que par miracle, le prieur eût été tué, le moine somnambule n'eût pas été puni, parce que c'eût été de sa part un meurtre involontaire.

Temps du repos.

84.

ES lois générales imposées au globe que nous habitons ont dû influer sur la manière d'exister de l'espèce humaine. L'alternative de jour et de nuit qui se fait sentir sur toute la terre avec certaines variétés, mais cependant de manière qu'en résultat de compte l'un et l'autre se compensent, a indiqué assez naturellement le temps de l'activité comme celui du repos; et probablement l'usage de notre vie n'eût point été le même si nous eussions eu un jour sans fin.

Quoi qu'il en soit, quand l'homme a joui, pendant une certaine durée, de la plénitude de sa vie, il vient un moment où il ne peut plus y suffire; son impressionnabilité diminue graduellement; les attaques les mieux dirigées sur chacun de ses sens demeurent sans effet, les organes se refusent à ce qu'ils avaient appelé avec plus d'ardeur, l'âme est saturée de sensations, le temps du repos arrivé.

Il est facile de voir que nous avons considéré l'homme social, environné de toutes les ressources et du bien-être de la haute civilisation; car ce besoin de se reposer arrive bien plus vite et bien plus régulièrement pour celui qui subit la fatigue d'un travail assidu dans son cabinet, dans son atelier, en voyage, à la guerre, à la chasse ou de toute autre manière.

À ce repos, comme à tous les actes conservateurs, la nature, cette excellente mère, a joint un grand plaisir.

L'homme qui se repose éprouve un bien-être aussi général qu'indéfinissable; il sent ses bras retomber par leur propre poids, ses fibres se distendre, son cerveau se rafraîchir; ses sens sont calmes, ses sensations obtuses; il ne désire rien, il ne réfléchit plus; un voile de gaze s'étend sur ses yeux. Encore quelques instants, et il dormira.



85.

UOIQU'IL y ait quelques hommes tellement organisés qu'on peut presque dire qu'ils ne dorment pas, cependant il est de vérité générale que le besoin de dormir est aussi impérieux que la faim et la soif. Les sentinelles avancées à l'armée s'endorment souvent, tout en se jetant du tabac dans les yeux; et Pichegru, traqué par la police de Bonaparte, paya 30,000 fr. une nuit de sommeil pendant laquelle il fut vendu et livré.

Définition.

86.--Le sommeil est cet état d'engourdissement dans lequel l'homme, séparé des objets extérieurs par l'inactivité forcée de ses sens, ne vit plus que de la vie mécanique.

Le sommeil, comme la nuit, est précédé et suivi de deux crépuscules, dont le premier conduite l'inertie absolue, et le second ramène à la vie active.

Tâchons d'examiner ces divers phénomènes.

Au moment où le sommeil commence, les organes des sens tombent peu à peu dans l'inaction: le goût d'abord, la vue et l'odorat ensuite; l'ouïe veille encore, et le toucher toujours; car il est là pour nous avertir par la douleur des dangers que le corps peut courir.

Le sommeil est toujours précédé d'une sensation plus ou moins voluptueuse: le corps y tombe avec plaisir par là certitude d'une prompte restauration; et l'âme s'y abandonne avec confiance, dans l'espoir que ses moyens d'activité y seront retrempés.

C'est faute d'avoir bien apprécié cette sensation, cependant si positive, que des savants de premier ordre ont comparé le sommeil à la mort, à laquelle tous les êtres vivants résistent de toutes leurs forces, et qui est marquée par des symptômes si particuliers et qui font horreur même aux animaux.

Comme tous les plaisirs, le sommeil devient une passion; car on a vu des personnes dormir les trois quarts de leur vie; et, comme toutes les passions, il ne produit alors que des effets funestes, savoir: la paresse, l'indolence, l'affaiblissement, la stupidité et la mort.

L'école de Salerne n'accordait que sept heures de sommeil, sans distinction d'âge ou de sexe. Cette doctrine est trop sévère; il faut accorder quelque chose aux enfants par besoin, et aux femmes par complaisance; mais on peut regarder comme certain que toutes les fois qu'on passe plus de dix heures au lit, il y a excès.

Dans les premiers moments du sommeil crépusculaire, la volonté dure encore: on pourrait se réveiller, l'oeil n'a pas encore perdu toute sa puissance. Non omnibus dormio, disait Mécènes, et dans cet état plus d'un mari a acquis de fâcheuses certitudes. Quelques idées naissent encore, mais elles sont incohérentes; on a des lueurs douteuses; on croit voir voltiger des objets mal terminés. Cet état dure peu; bientôt tout disparaît, tout ébranlement cesse, et on tombe dans le sommeil absolu.

Que fait l'âme pendant ce temps? elle vit en elle-même; elle est comme le pilote pendant le calme, comme un miroir pendant la nuit, comme un luth dont personne ne touche; elle attend de nouvelles excitations.

Cependant quelques psychologues, et entre autres M. le comte de Redern, prétendent que l'âme ne cesse jamais d'agir; et ce dernier en donne pour preuve que tout homme que l'on arrache à son premier sommeil éprouve la sensation de celui qu'on trouble dans une opération à laquelle il serait sérieusement occupé.

Cette observation n'est pas sans fondement, et mérite d'être attentivement vérifiée.

Au surplus cet état d'anéantissement absolu est de peu de durée (il ne passe presque jamais cinq ou six heures); peu à peu les pertes se réparent; un sentiment obscur d'existence commence à renaître, et le dormeur passe dans l'empire des songes.



ES rêves sont des impressions unilatérales qui arrivent à l'âme sans le secours des objets extérieurs.

Ces phénomènes, si communs et en même temps si extraordinaires, sont cependant encore peu connus.

La faute en est aux savants, qui ne nous ont pas encore laissé un corps d'observations suffisant. Ce secours indispensable viendra avec le temps, et la double nature de l'homme en sera mieux connue.

Dans l'état actuel de la science, il doit rester pour convenu qu'il existe un fluide aussi subtil que puissant, qui transmet au cerveau les impressions reçues par les sens; et que c'est par l'excitation que causent ces impressions que naissent les idées.

Le sommeil absolu est dû à la déperdition et à l'inertie de ce fluide.

Il faut croire que les travaux de la digestion et de l'assimilation, qui sont loin de s'arrêter pendant le sommeil, réparent cette perte, de sorte qu'il est un temps où l'individu, ayant déjà tout ce qu'il faut pour agir, n'est point encore excité par les objets extérieurs.

Alors le fluide nerveux, mobile par sa nature, se porte au cerveau par les conduits nerveux; il s'insinue dans les mêmes endroits et dans les mêmes traces, puisqu'il arrive par la même voie, il doit donc produire les mêmes effets, mais cependant avec moins d'intensité.

La raison de cette différence me parut facile à saisir. Quand l'homme éveillé est impressionné par un objet extérieur, la sensation est précise, soudaine et nécessaire; l'organe tout entier est en mouvement. Quand, au contraire, la même impression lui est transmise pendant son sommeil, il n'y a que la partie postérieure des nerfs qui soit en mouvement; la sensation doit nécessairement être moins vive et moins positive; et pour être plus facilement entendu, nous disons que chez l'homme éveillé il y a percussion de tout l'organe, et chez l'homme dormant il n'y a qu'ébranlement de la partie qui avoisine le cerveau.

Cependant on sait que dans les rêves voluptueux la nature atteint son but à peu près comme dans la veille; mais cette différence naît de la différence même des organes; car la génésique n'a besoin que d'une excitation quelle qu'elle soit, et chaque sexe porte avec soi tout le matériel nécessaire pour la consommation de l'acte auquel la nature l'a destiné.

Recherche à faire.

87.

UAND le fluide nerveux est ainsi porté au cerveau, il y afflue toujours par les couloirs destinés à l'exercice de quelqu'un de nos sens, et voilà pourquoi il y réveille certaines sensations ou séries d'idées préférablement à d'autres. Ainsi, on croit voir quand c'est le nerf optique qui est ébranlé, entendre quand ce sont les nerfs auditifs, etc.; et remarquons ici, comme singularité, qu'il est au moins très rare que les sensations qu'on éprouve en rêvant se rapportent au goût et à l'odorat: quand on rêve d'un parterre où d'une prairie, on voit des fleurs sans en sentir le parfum; si l'on croit assister à un repas, on en voit les mets sans en savourer le goût.

Ce serait un travail digne des plus savants que de rechercher pourquoi deux de nos sens n'impressionnent point l'âme pendant le sommeil, tandis que les quatre autres jouissent de presque toute leur puissance. Je ne connais aucun psychologue qui s'en soit occupé.

Remarquons aussi que plus les affections que nous éprouvons en dormant sont intérieures, plus elles ont de force. Ainsi, les idées les plus sensuelles ne sont rien auprès des angoisses qu'on ressent si on rêve qu'on a perdu un enfant chéri ou qu'on va être pendu. On peut se réveiller, en pareil cas, tout trempé de sueur ou tout mouillé de larmes.

Nature des songes.

88.

UELLE que soit la bizarrerie des idées qui quelquefois nous agitent en dormant, cependant en y regardant d'un peu près, on verra que ce ne sont que des souvenirs ou des combinaisons de souvenirs. Je suis tenté de dire que les songes ne sont que la mémoire des sens.

Leur étrangeté ne consiste donc qu'en ce que l'association de ces idées est insolite, parce qu'elle s'est affranchie des lois de la chronologie, des convenances et du temps; de sorte que, en dernière analyse, personne n'a jamais rêvé à ce qui lui était auparavant tout-à-fait inconnu.

On ne s'étonnera pas de la singularité de nos rêves, si l'on réfléchit que, pour l'homme éveillé, quatre puissances se surveillent et se rectifient réciproquement; savoir: la vue, l'ouïe, le toucher et la mémoire; au lieu que, chez celui qui dort, chaque sens est abandonné à ses seules ressources.

Je serais tenté de comparer ces deux états du cerveau à un piano près duquel serait assis un musicien qui, jetant par distraction les doigts sur les touches, y formerait par réminiscence quelque mélodie, et qui pourrait y ajouter une harmonie complète s'il usait de tous ses moyens. Cette comparaison pourrait se pousser beaucoup plus loin, en ajoutant que la réflexion est aux idées ce que l'harmonie est aux sons, et certaines idées en contiennent d'autres, tout comme un son principal en contient aussi d'autres qui lui sont secondaires, etc., etc.

Système du docteur Gall.

89.

NME laissant doucement conduire par un sujet qui n'est pas sans charmes, me voilà parvenu aux confins du système du docteur Gall, qui enseigne et soutient la multiformité des organes du cerveau.

Je ne dois donc pas aller plus loin, ni franchir les limites que je me suis fixées; cependant, par amour pour la science, à laquelle on peut bien voir que je ne suis pas étranger, je ne puis m'empêcher de consigner ici deux observations que j'ai faites avec soin, et sur lesquelles on peut d'autant mieux compter, que, parmi ceux qui me liront, il existe plusieurs personnes qui pourraient en attester la vérité.

PREMIÈRE OBSERVATION.

Vers 1790, il existait, dans un village appelé Gevrin, arrondissement de Belley, un commerçant extrêmement rusé, il s'appelait Landot, et s'était arrondi une assez jolie fortune.

Il fut tout-à-coup frappé d'un tel coup de paralysie, qu'on le crut mort. La Faculté vint à son secours, et il s'en tira, mais non sans perte, car il laissa à peu près derrière lui toutes les facultés intellectuelles, et surtout la mémoire. Cependant, comme il se traînait encore, tant bien que mal, et qu'il avait repris l'appétit, il avait conservé l'administration de ses biens.

Quand on le vit dans cet état, ceux qui avaient eu des affaires avec lui crurent que le temps était venu de prendre leur revanche; et sous prétexte de venir lui tenir compagnie, on venait de toutes parts lui proposer des marchés, des achats, des ventes, des échanges, et autres de cette espèce qui avaient été jusque-là l'objet de son commerce habituel. Mais les assaillants se trouvèrent bien surpris, et sentirent bientôt qu'il fallait décompter.

Le madré vieillard n'avait rien perdu de ses puissances commerciales, et le même homme qui quelquefois ne connaissait pas ses domestiques et oubliait jusqu'à son nom, était toujours au courant du prix de toutes les denrées, ainsi que de la valeur de de tout arpent de prés, de vignes ou de bois à trois lieues à la ronde.

Sous ces divers rapports, son jugement était resté intact; et comme on s'en défiait moins, la plupart de ceux qui tâtèrent le marchand invalide furent pris aux pièges qu'eux-mêmes avaient préparés pour lui.

DEUXIÈME OBSERVATION.

L existait à Belley un M. Chirol, qui avait servi longtemps dans les gardes-du-corps, tant sous Louis XV que sous Louis XVI.

Son intelligence était tout juste à la hauteur du service qu'il avait eu à faire toute sa vie; mais il avait au suprême degré l'esprit des jeux, de sorte que, non-seulement il jouait bien tous jeux anciens, tels que l'hombre, le piquet, le whist, mais encore que, quand la mode en introduisait un nouveau, dès la troisième partie il en connaissait toutes les finesses.

Or, ce M. Chirol fut aussi frappé d'une paralysie, et le coup fut tel qu'il tomba dans un état d'insensibilité presque absolue. Deux choses cependant furent épargnées, les facultés digestives et la faculté de jouer.

Il venait tous les jours dans la maison où depuis plus de vingt ans il avait coutume de faire sa partie, s'asseyait en un coin, et y demeurait immobile et somnolent, sans s'occuper en rien de ce qui se passait autour de lui.

Le moment d'arranger les parties étant venu, on lui proposait d'y prendre part; il acceptait toujours, et se traînait vers la table; on pouvait se convaincre que la maladie qui avait paralysé la plus grande partie de ses facultés ne lui avait pas fait perdre un point de son jeu. Peu de temps avant sa mort, M. Chirol donna une preuve authentique de l'intégrité de son existence comme joueur.

Il nous survint à Belley un banquier de Paris qui s'appelait, je crois, M. Delins. Il était porteur de lettres de recommandation; il était étranger, il était Parisien: c'était plus qu'il n'en fallait dans une petite ville pour qu'on s'empressât à faire tout ce qui pouvait lui être agréable.

M. Delins était gourmand et joueur. Sous le premier rapport on lui donna suffisamment d'occupation en le tenant chaque jour cinq ou six heures à table; sous le second rapport, il était plus difficile à amuser: il avait un grand amour pour le piquet, et parlait de jouer à six francs la fiche, ce qui excédait de beaucoup le taux de notre jeu le plus cher.

Pour surmonter cet obstacle, on fit une société où chacun prit ou ne prit pas intérêt, suivant la nature de ses pressentiments: les uns en disant que les Parisiens en savent bien plus long que les provinciaux; d'autres soutenant, au contraire, que tous les habitants de cette grande ville ont toujours, dans leur individu, quelques atomes de badauderie. Quoi qu'il en soit, la société se forma; et à qui confia-t-on le soin de défendre la masse commune?... à M. Chirol.

Quand le banquier parisien vit arriver cette grande figure pâle, blême, marchant de côté, qui vint s'asseoir en face de lui, il crut d'abord que c'était une plaisanterie; mais quand il vit le spectre prendre les cartes et les battre en professeur, il commença à croire que cet adversaire avait autrefois pu être digne de lui.

Il ne fut pas longtemps à se convaincre que cette faculté durait encore; car, non seulement à cette partie, mais encore à un grand nombre d'autres qui se succédèrent M. Delins fut battu, opprimé, plumé tellement, qu'à son départ il eut à nous compter plus de six cents francs qui furent soigneusement partagés entre tous les associés.

Avant de partir, M. Delins vint nous remercier du bon accueil qu'il avait reçu de nous: cependant il se récriait sur l'état caduc de l'adversaire que nous lui avions opposé, et nous assurait qu'il ne pourrait jamais se consoler d'avoir lutté avec tant de désavantage contre un mort.

Résultat

La conséquence de ces deux observations est facile à déduire: il me semble évident que le coup qui, dans ces deux cas, avait bouleversé le cerveau, avait respecté la portion de cet organe qui avait si longtemps été employée aux combinaisons du commerce et du jeu: et sans doute cette portion d'organe n'avait résisté que parce qu'un exercice continuel lui avait donné plus de vigueur, ou encore parce que les mêmes impressions, si longtemps répétées, y avaient laissé des traces plus profondes.

Influence de l'âge.

90..

'ÂGE a une influence marquée sur la nature des songes.

Dans l'enfance, on rêve jeux, jardins, fleurs, verdure et autres objets riants; plus tard, plaisirs, amours, combats, mariages; plus tard, établissements, voyages, faveurs du prince ou de ses représentants; plus tard enfin, affaires, embarras, trésors, plaisirs d'autrefois et amis morts depuis longtemps.

Phénomènes des songes.

91.--Certains phénomènes peu communs accompagnent quelquefois le sommeil et les rêves: leur examen peut servir aux progrès de l'anthroponomie; et c'est par cette raison que je consigne ici trois observations prises parmi plusieurs que, pendant le cours d'une assez longue vie, j'ai eu occasion de faire sur moi-même dans le silence de la nuit.

PREMIÈRE OBSERVATION.

Je rêvai une nuit que j'avais trouvé le secret de m'affranchir des lois de la pesanteur, de manière que mon corps étant devenu indifférent à monter ou descendre, je pouvais faire l'un ou l'autre avec une facilité égale et d'après ma volonté.

Cet état me paraissait délicieux; et peut-être bien des personnes ont rêvé quelque chose de pareil; mais ce qui devient plus spécial, c'est que je m'expliquais à moi-même très clairement (ce me semble du moins) les moyens qui m'avaient conduit à ce résultat, et que ces moyens me paraissaient tellement simples, que je m'étonnais qu'ils n'eussent pas été trouvés plus tôt.

En m'éveillant, cette partie explicative m'échappa tout-à-fait, mais la conclusion m'est restée; et depuis ce temps, il m'est impossible de ne pas être persuadé que tôt ou tard un génie plus éclairé fera cette découverte, et à tout hasard je prends date.

DEUXIÈME OBSERVATION.

92.

L n'y a que peu de mois que j'éprouvai, en dormant, une sensation de plaisir tout-à-fait extraordinaire. Elle consistait en une espèce de frémissement délicieux de toutes les particules qui composent mon être. C'était une espèce de fourmillement plein de charmes qui, partant de l'épiderme depuis les pieds jusqu'à la tête, m'agitait jusque dans la moelle des os. Il me semblait voir une flamme violette qui se jouait autour de mon front.

Lambere flamma comas, et circum tempora pasci.

J'estime que cet état, que je sentis bien physiquement, dura au moins trente secondes, et je me réveillai rempli d'un étonnement qui n'était pas sans quelque mélange de frayeur.

De cette sensation, qui est encore très présente à mon souvenir, et de quelques observations qui ont été faites sur les extatiques et sur les nerveux, j'ai tiré la conséquence que les limites du plaisir ne sont encore ni connues ni posées, et qu'on ne sait pas jusqu'à quel point notre corps peut être béatifié. J'ai espéré que dans quelques siècles la physiologie à venir s'emparera de ces sensations extraordinaires, les procurera à volonté comme on provoque le sommeil par l'opium, et que nos arrière-neveux auront par-là des compensations pour les douleurs atroces auxquelles nous sommes quelquefois soumis.

La proposition que je viens d'énoncer a quelque appui dans l'analogie; car j'ai déjà remarqué que le pouvoir de l'harmonie, qui procure des jouissances si vives, si pures et si avidement recherchées, était totalement inconnu aux Romains: c'est une découverte qui n'a pas plus de cinq cents ans d'antiquité.

TROISIÈME OBSERVATION.

93.

N l'an VIII (1800), m'étant couché sans aucun antécédent remarquable, je me réveillai vers une heure du matin, temps ordinaire de mon premier sommeil; je me trouvai dans un état d'excitation cérébrale tout-à-fait extraordinaire; mes conceptions étaient vives, mes pensées profondes; la sphère de mon intelligence me paraissait agrandie. J'étais levé sur mon séant et mes yeux étaient affectés de la sensation d'une lumière pâle, vaporeuse, indéterminée, et qui ne servait en aucune manière à faire distinguer les objets.

À ne consulter que la foule des idées qui se succédèrent rapidement, j'aurais pu croire que cette situation eût duré plusieurs heures; mais, d'après ma pendule, je suis certain qu'elle ne dura qu'un peu plus d'une demi-heure. J'en fus tiré par un incident extérieur et indépendant de ma volonté; je fus rappelé aux choses de la terre.

À l'instant la sensation lumineuse disparut, je me sentis déchoir; les limites de mon intelligence se rapprochèrent; en un mot, je redevins ce que j'étais la veille. Mais comme j'étais bien éveillé, ma mémoire, quoique avec des couleurs ternes, a retenu une partie des idées qui traversèrent mon esprit.

Les premières eurent le temps pour objet. Il me semblait que le passé, le présent et l'avenir étaient de même nature et ne faisaient qu'un point, de sorte qu'il devait être aussi facile de prévoir l'avenir que de se souvenir du passé. Voilà tout ce qui m'est resté de cette première intuition; qui fut en partie effacée par celles qui suivirent.

Mon attention se porta ensuite sur les sens; je les classai par ordre de perfection, et étant venu à penser que nous dévions en avoir autant à l'intérieur qu'à l'extérieur, je m'occupai à en faire la recherche.

J'en avais déjà trouvé trois, et presque quatre, quand je retombai sur la terre. Les voici:

1º La compassion, qui est une sensation précordiale qu'on éprouve quand on voit souffrir son semblable;

2º La prédilection, qui est un sentiment dé préférence non seulement pour un objet, mais pour tout ce qui tient à cet objet, ou en rappelle le souvenir;

3º La sympathie, qui est aussi un sentiment de préférence qui entraîne deux objets l'un vers l'autre.

On pourrait croire, au premier aspect, que ces deux sentiments ne sont qu'une seule et même chose; mais ce qui empêche de les confondre, c'est que la prédilection n'est pas toujours réciproque, et que la sympathie l'est nécessairement.

Enfin, en m'occupant de la compassion, je fus conduit à une induction que je crus très juste, et que je n'aurais pas aperçue en un autre moment, savoir: que c'est de la compassion que dérive ce beau théorème, base première de toutes les législations:

NE FAIS PAS AUX AUTRES CE QUE TU NE VOUDRAIS PAS QU'ON TE FÎT.

Do as you will done by.

ALTERI NE FACIAS QUOD TIBI FIERI NON VIS.

Telle est, au surplus, l'idée qui m'est restée de l'état où j'étais et de ce que j'éprouvai dans cette occasion, que je donnerais volontiers, s'il était possible, tout le temps qui me reste à vivre pour un mois d'une existence pareille.

Les gens de lettres me comprendront bien plus facilement que les autres; car il en est peu à qui il ne soit arrivé, à un degré sans doute très inférieur, quelque chose de semblable.

On est, dans son lit, couché bien chaudement, dans une position horizontale, et la tête bien couverte; on pense à l'ouvrage qu'on a sur le métier, l'imagination s'échauffe, les idées abondent, les expressions les suivent; et comme il faut se lever pour écrire, on s'habille, on quitte son bonnet de nuit, et on se met à son bureau.

Mais voilà que tout-à-coup on ne se retrouve plus le même; l'imagination s'est refroidie, le fil des idées est rompu, les expressions manquent; on est obligé de chercher avec peine ce qu'on avait si facilement trouvé, et fort souvent on est contraint d'ajourner le travail à un jour plus heureux.

Tout cela s'explique facilement par l'effet que doit produire sur le cerveau le changement de position et de température: on retrouve encore ici l'influence du physique sur le moral.

En creusant cette observation, j'ai été conduit trop loin peut-être; mais enfin j'ai été conduit à penser que l'exaltation des Orientaux était due en partie à ce que, étant de la religion de Mahomet, ils ont toujours la tête chaudement couverte, et que c'est pour obtenir l'effet contraire que tous les législateurs des moines leur ont imposé l'obligation d'avoir cette partie du corps découverte et rasée.

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