Physiologie du goût
94.
UE l'homme se repose, qu'il s'endorme ou qu'il rêve, il ne cesse
d'être sous la puissance des lois de la nutrition, et ne sort pas de
l'empire de la gastronomie.
La théorie et l'expérience s'accordent pour prouver que la qualité et la quantité des aliments influent puissamment sur le travail, le repos, le sommeil et les rêves.
Effets de la diète sur le travail.
95.--L'homme mal nourri ne peut longtemps suffire aux fatigues d'un travail prolongé; son corps se couvre de sueur; bientôt ses forces l'abandonnent; et pour lui le repos n'est autre chose que l'impossibilité d'agir.
S'il s'agit d'un travail d'esprit, les idées naissent sans vigueur et sans précision; la réflexion se refuse à les joindre, le jugement à les analyser; le cerveau s'épuise dans ces vains efforts, et l'on s'endort sur le champ de bataille.
J'ai toujours pensé que les soupers d'Auteuil, ainsi que ceux des hôtels de Rambouillet et de Soissons, avaient fait grand bien aux auteurs du temps de Louis XIV; et le malin Geoffroy (si le fait eût été vrai) n'aurait pas tant eu tort quand il plaisantait les poètes de la fin du dix-huitième siècle sur l'eau sucrée, qu'il croyait leur boisson favorite.
D'après ces principes, j'ai examiné les ouvrages de certains auteurs connus pour avoir été pauvres et souffreteux, et je ne leur ai véritablement trouvé d'énergie que quand ils ont dû être stimulés par le sentiment habituel de leurs maux ou par l'envie souvent assez mal dissimulée.
Au contraire, celui qui se nourrit bien et qui répare ses forces avec prudence et discernement, peut suffire à une somme de travail qu'aucun être animé ne peut supporter.
La veille de son départ pour Boulogne, l'empereur Napoléon travailla pendant plus de trente heures, tant avec son conseil d'État qu'avec les divers dépositaires de son pouvoir, sans autre réfection que deux très courts repas et quelques tasses de café.
Brown parle d'un commis de l'amirauté d'Angleterre qui, ayant perdu par accident des états auxquels seul il pouvait travailler, employa cinquante-deux heures consécutives à les refaire. Jamais, sans un régime approprié, il n'eût pu faire face à cette énorme déperdition; il se soutint de la manière suivante: d'abord de l'eau, puis des aliments légers, puis du vin, puis des consommés, enfin de l'opium.
Je rencontrai un jour un courrier que j'avais connu à l'armée, et qui arrivait d'Espagne où il avait été envoyé en dépêche par le gouvernement (correo ganando horas.--Esp.); il avait fait le voyage en douze jours, s'étant arrêté à Madrid seulement quatre heures; quelques verres de vin et quelques tasses de bouillon, voilà tout ce qu'il avait pris pendant cette longue suite de secousses et d'insomnie; et il ajoutait que des aliments plus solides l'eussent infailliblement mis dans l'impossibilité de continuer sa route.
Sur les rêves.
96.
A diète n'a pas une moindre influence sur le sommeil et sur les
rêves.
Celui qui a besoin de manger ne peut pas dormir; les angoisses de son estomac le tiennent dans un réveil douloureux, et si la faiblesse et l'épuisement le forcent à s'assoupir, ce sommeil est léger, inquiet et interrompu.
Celui qui, au contraire, a passé dans son repas les bornes de la discrétion, tombe immédiatement dans le sommeil absolu: s'il a rêvé, il ne lui reste aucun souvenir, parce que le fluide nerveux s'est croisé en tous sens dans les canaux sensitifs. Par la même raison son réveil est brusque: il revient avec peine à la vie sociale; et quand le sommeil est tout-à-fait dissipé, il se ressent encore longtemps des fatigues de la digestion.
On peut donc donner comme maxime générale, que le café repousse le sommeil. L'habitude affaiblit et fait même totalement disparaître cet inconvénient; mais il a infailliblement lieu chez tous les Européens, quand ils commencent à en prendre. Quelques aliments, au contraire, provoquent doucement le sommeil: tels sont ceux où le lait domine, la famille entière des laitues, la volaille, le pourpier, la fleur d'oranger, et surtout la pomme de reinette, quand on la mange immédiatement avant de se coucher.
Suite
97.--L'expérience, assise sur des millions d'observations, a appris que la diète détermine les rêves.
En général, tous les aliments qui sont légèrement excitants font rêver: telles sont les viandes noires, les pigeons, le canard, le gibier, et surtout le lièvre.
On reconnaît encore cette propriété aux asperges, au céleri, aux truffes, aux sucreries parfumées, et particulièrement à la vanille.
Ce serait une grande erreur de croire qu'il faut bannir de nos tables les substances qui sont ainsi somnifères; car les rêves qui en résultent sont en général d'une nature agréable, légère, et prolongent notre existence, même pendant le temps où elle paraît suspendue.
Il est des personnes pour qui le sommeil est une vie à part, une espèce de roman prolongé, c'est-à-dire que leurs songes ont une suite, qu'ils achèvent dans la seconde nuit celui qu'ils avaient commencé la veille, et voient en dormant certaines physionomies qu'ils reconnaissent pour les avoir déjà vues, et que cependant ils n'ont jamais rencontrées dans le monde réel.
Résultat.
98.
'HOMME qui a réfléchi sur son existence physique, et qui la
conduit d'après les principes que nous développons, celui-là prépare
avec sagacité son repos, son sommeil et ses rêves.
Il partage son travail de manière à ne jamais s'excéder; il le rend plus léger en le variant avec discernement, et rafraîchit son attitude par de courts intervalles de repos, qui le soulagent sans interrompre la continuité, qui est quelquefois un devoir.
Si, pendant le jour, un repos plus long lui est nécessaire, il ne s'y livre jamais que dans l'attitude de session: il se refuse au sommeil, à moins qu'il n'y soit invinciblement entraîné, et se garde bien surtout d'en contracter l'habitude.
Quand la nuit a amené l'heure du repos diurnal, il se retire dans une chambre aérée, ne s'entoure point de rideaux qui lui feraient cent fois respirer le même air, et se garde bien de fermer les volets de ses croisées, afin que, toutes les fois que son oeil s'entr'ouvrirait, il soit consolé par un reste de lumière.
Il s'étend dans un lit légèrement relevé vers la tête; son oreiller est de crin; son bonnet de nuit est de toile; son buste n'est point accablé sous le poids des couvertures; mais il a soin que ses pieds soient chaudement couverts.
Il a mangé avec discernement, ne s'est refusé à la bonne ni à l'excellente chère; il a bu les meilleurs vins, et avec précaution, même les plus fameux. Au dessert, il a plus parlé de galanterie que de politique, et a fait plus de madrigaux que d'épigrammes; il a pris une tasse de café, si sa constitution s'y prête, et accepté, après quelques instants, une cuillerée d'excellente liqueur, seulement pour parfumer sa bouche. En tout il s'est montré convive aimable, amateur distingué, et n'a cependant outrepassé que de peu la limite du besoin.
En cet état, il se couche content de lui et des autres, ses yeux se ferment; il traverse le crépuscule, et tombe, pour quelques heures, dans le sommeil absolu.
Bientôt la nature a levé son tribut; l'assimilation a remplacé la perte. Alors des rêves agréables viennent lui donner une existence mystérieuse; il voit les personnes qu'il aime, retrouve ses occupations favorites; et se transporte aux lieux où il s'est plu.
Enfin, il sent le sommeil se dissiper par degrés et rentre dans la société sans avoir à regretter de tempe perdu, parce que, même dans son sommeil, il a joui d'une activité sans fatigue et d'un plaisir sans mélange.
99.
I j'avais été médecin avec diplôme, j'aurais d'abord fait une
bonne monographie de l'obésité; j'aurais ensuite établi mon empire dans
ce recoin de la science; et j'aurais eu le double avantage d'avoir pour
malades les gens qui se portent le mieux, et d'être journellement
assiégé par la plus jolie moitié du genre humain; car avoir une juste
portion d'embonpoint, ni trop ni peu, est pour les femmes l'étude de
toute leur vie.
Ce que je n'ai pas fait, un autre docteur le fera; et s'il est à la fois savant, discret et beau garçon, je lui prédis des succès à miracles.
Exoriare aliquis nostris ex ossibas hoeres!
En attendant, je vais ouvrir la carrière; car un article sur l'obésité est de rigueur dans un ouvrage qui a pour objet l'homme en tant qu'il se repaît.
J'entends par obésité cet état de congestion graisseuse où, sans que l'individu soit malade, les membres augmentent peu à peu en volume, et perdent leur forme et leur harmonie primitives.
Il est une sorte d'obésité qui se borne au ventre; je ne l'ai jamais observée chez les femmes: comme elles ont généralement la fibre plus molle, quand l'obésité les attaque, elle n'épargne rien. J'appelle cette variété gastrophorie, et gastrophores ceux qui en sont atteints. Je suis même de ce nombre; mais, quoique porteur d'un ventre assez proéminent, j'ai encore le bas de la jambe sec, et le nerf détaché comme un cheval arabe.
Je n'en ai pas moins toujours regardé mon ventre comme un ennemi redoutable; je l'ai vaincu et fixé au majestueux; mais pour le vaincre, il fallait le combattre: c'est à une lutte de trente ans que je dois ce qu'il y a de bon dans cet essai.
Je commence par un extrait de plus de cinq cents dialogues que j'ai eus autrefois avec mes voisins de table menacés ou affligés de l'obésité.
L'obèse.--Dieu! quel pain délicieux. Où le prenez-vous donc?
Moi.--Chez M. Limet, rue de Richelieu: il est le boulanger de LL. AA. RR. le duc d'Orléans et le prince de Condé; je l'ai pris parce qu'il est mon voisin, et je le garde parce que je l'ai proclamé le premier panificateur du monde.
L'obèse.--J'en prends note; je mange beaucoup de pain, et avec de pareilles flûtes je me passerais de tout le reste.
Autre obèse.--Mais que faites-vous donc là? Vous recueillez le bouillon de votre potage, et vous laissez ce beau riz de la Caroline.
Moi.--C'est un régime particulier que je me suis fait.
L'obèse.--Mauvais régime, le riz fait mes délices ainsi que les fécules, les pâtes et autres pareilles: rien ne nourrit mieux, à meilleur marché, et avec moins de peine.
Un obèse renforcé.--Faites-moi, monsieur, le plaisir de me passer les pommes de terre qui sont devant vous. Au train dont on va, j'ai peur de ne pas y être à temps.
Moi.--Monsieur, les voilà à votre portée.
L'obèse.--Mais vous allez sans doute vous servir? il y en a assez pour nous deux, et après nous le déluge.
Moi.--Je n'en prendrai pas; je n'estime la pomme de terre que comme préservatif contre la famine; à cela près, je ne trouve rien de plus éminemment fade.
L'obèse.--Hérésie gastronomique! rien n'est meilleur que les pommes de terre; j'en mange de toutes les manières; et s'il en paraît au second service, soit à la lyonnaise, soit au soufflé, je fais ici mes protestations pour la conservation de mes droits.
Une dame obèse.--Vous seriez bien bon si vous envoyiez chercher pour moi de ces haricots de Soissons que j'aperçois au bout de la table.
Moi, après avoir exécuté l'ordre en chantant tout bas un air connu:
Les Sossonnais sont heureux,
Les haricots sont chez eux...
L'obèse.--Ne plaisantez pas; c'est un vrai trésor pour ce pays-là. Paris en tire pour des sommes considérables. Je vous demande grâce aussi pour les petites fèves de marais, qu'on appelle fèves anglaises; quand elles sont encore vertes, c'est un manger des dieux.
Moi.Anathème aux haricots! anathème aux fèves de marais.
L'obèse, d'un air résolu.--Je me moque de votre anathème; ne dirait-on pas que vous êtes à vous seul tout un concile?
Moi, à une autre.--Je vous félicite sur votre belle santé; il me semble, madame, que vous avez un peu engraissé depuis la dernière fois que j'ai eu l'honneur de vous voir.
L'obèse.--Je le dois probablement à mon nouveau régime.
Moi.--Comment donc?
L'obèse.--Depuis quelque temps je déjeune avec une bonne soupe grasse, un bowl comme pour deux et quelle soupe encore! la cuiller y tiendrait droite.
Moi, à une autre.--Madame, si vos yeux ne me trompent pas, vous accepterez un morceau de cette charlotte? et je vais l'attaquer en votre faveur.
L'obèse.--Eh bien! monsieur, mes yeux vous trompent: j'ai ici deux objets de prédilection, et ils sont tous du genre masculin: c'est ce gâteau de riz à côtes dorées, et ce gigantesque biscuit de Savoie; car vous saurez pour votre règle que je raffole des pâtisseries sucrées.
Moi, à une autre.--Pendant qu'on politique là-bas, voulez-vous, madame, que j'interroge pour vous cette tourte à la frangipane?
L'obèse.--Très volontiers: rien ne me va mieux, que la pâtisserie. Nous avons un pâtissier pour locataire; et, entre ma fille et moi, je crois bien que nous absorbons le prix de la location, et peut-être au-delà.
Moi, après avoir regardé la jeune personne.--Ce régime vous profite à merveille; mademoiselle votre fille est une très belle personne, armée de toutes pièces.
L'obèse.--Eh bien! croiriez-vous que ses compagnes lui disent quelquefois qu'elle est trop grasse?
Moi.--C'est peut-être par envie...
L'obèse.--Cela pourrait bien être. Au surplus, je la marie, et le premier enfant arrangera tout cela.
C'est par des discours semblables que j'éclaircissais une théorie dont j'avais pris les éléments hors de l'espèce humaine; savoir que la corpulence graisseuse a toujours pour principale cause une diète trop chargée d'éléments féculents et farineux, et que je m'assurais que le même régime est toujours suivi du même effet:
Effectivement, les animaux carnivores ne s'engraissent jamais (voyez les loups, les chacals, les oiseaux de proie, le corbeau, etc.).
Les herbivores s'engraissent peu, du moins tant que l'âge ne les a pas réduits au repos; et au contraire ils s'engraissant vite et en tout temps, aussitôt qu'on leur a fait manger des pommes de terre, des grains et des farines de toute espèce.
L'obésité ne se trouve jamais ni chez les sauvages, ni dans les classes de la société où on travaille pour manger et où on ne mange que pour vivre.
Causes de l'obésité.
100.
'APRÈS les observations qui précèdent, et dont chacun peut
vérifier l'exactitude, il est facile d'assigner les principales causes
de l'obésité. La première est la disposition naturelle de l'individu.
Presque tous les hommes naissent avec certaines prédispositions dont
leur physionomie porte l'empreinte. Sur cent personnes qui meurent de la
poitrine, quatre-vingt-dix ont les cheveux bruns, le visage long et le
nez pointu. Sur cent obèses, quatre-vingt-dix ont le visage court, les
yeux ronds et le nez obtus.
Il est donc vrai qu'il existe des personnes prédestinées en quelque sorte pour l'obésité, et dont, toutes choses égales, les puissances digestives élaborent une plus grande quantité de graisse.
Cette vérité physique, dont je suis profondément convaincu, influe d'une manière fâcheuse sur ma manière de voir en certaines occasions.
Quand on rencontre dans la société une demoiselle bien vive, bien rosée, au nez fripon, aux formes arrondies, aux mains rondelettes, aux pieds courts et grassouillets, tout le monde est ravi et la trouve charmante, tandis que, instruit par l'expérience, je jette sur elle des regards postérieurs de dix ans, je vois les ravages que l'obésité aura faits sur ces charmes si frais, et je gémis sur des maux qui n'existent pas encore. Cette compassion anticipée est un sentiment pénible, et fournit une preuve entre mille autres, que l'homme serait plus malheureux s'il pouvait prévoir l'avenir.
La seconde des principales causes de l'obésité est dans les farines et fécules dont l'homme fait la base de sa nourriture journalière. Nous l'avons déjà dit, tous les animaux qui vivent de farineux s'engraissent de gré ou de force; l'homme suit la loi commune.
La fécule produit plus vite et plus sûrement son effet quand elle est unie au sucre: le sucre et la graisse contiennent l'hydrogène, principe qui leur est commun; l'un et l'autre sont inflammables. Avec cet amalgame, elle est d'autant plus active qu'elle flatte plus le goût et qu'on ne mange guère les entremets sucrés que quand l'appétit naturel est déjà satisfait, et qu'il ne reste plus alors que cet autre appétit de luxe qu'on est obligé de solliciter par tout ce que l'art a de plus raffiné et le changement de plus tentatif.
La fécule n'est pas moins incrassante quand elle est charroyée par les boissons, comme dans la bière et autres de la même espèce. Les peuples qui en boivent habituellement sont aussi ceux où on trouve les ventres les plus merveilleux, et quelques familles parisiennes qui, en 1817, burent de la bière par économie, parce que le vin était fort cher, en ont été récompensées par un embonpoint dont elles ne savent plus que faire.
Suite.
101.
Une double cause d'obésité résulte de la prolongation du sommeil et du défaut d'exercice.
Le corps humain répare beaucoup pendant le sommeil; et dans le même temps il perd peu, puisque l'action musculeuse est suspendue. Il faudrait donc que le superflu acquis fut évaporé par l'exercice; mais, par cela même qu'on dort beaucoup, on limite d'autant le temps ou l'on pourrait agir.
Par une autre conséquence, les grands dormeurs se refusent à tout ce qui leur présente jusqu'à l'ombre d'une fatigue; l'excédant de l'assimilation est donc emporté par le torrent de la circulation; il s'y charge, par une opération dont la nature s'est réservé le secret; de quelques centièmes additionnels d'hydrogène, et la graisse se trouve formée, pour être déposée par le même mouvement dans les capsules du tissu cellulaire.
Suite.
102..
NE dernière cause d'obésité consiste dans l'excès du manger et du
boire.
On a eu raison de dire qu'un des privilèges de l'espèce humaine est de manger sans avoir faim et de boire sans avoir soif; et, en effet, il ne peut appartenir aux bêtes; car il naît de la réflexion sur le plaisir de la table et du désir d'en prolonger la durée.
On a trouvé ce double penchant partout où l'on a trouvé des hommes; et on sait que les sauvages mangent avec excès et s'enivrent jusqu'à l'abrutissement, toutes les fois qu'ils en trouvent l'occasion.
Quant à nous, citoyens des deux mondes, qui croyons être à l'apogée de la civilisation, il est certain que nous mangeons trop.
Je ne dis pas cela pour le petit nombre de ceux qui, serrés par l'avarice ou l'impuissance, vivent seuls et à l'écart: les premiers, réjouis de sentir qu'ils amassent; les autres, gémissant de ne pouvoir mieux faire; mais je le dis avec affirmation pour tous ceux qui, circulant autour de nous, sont tour-à-tour amphitryons ou convives, offrent avec politesse ou acceptent avec complaisance; qui, n'ayant déjà plus de besoin, mangent d'un mets parce qu'il est attrayant, et boivent d'un vin parce qu'il est étranger; je le dis, soit qu'ils siègent chaque jour dans un salon, soit qu'ils fêtent seulement le dimanche et quelquefois le lundi; dans chaque majorité immense, tous mangent et boivent trop, et des poids énormes en comestibles sont chaque jour absorbés sans besoin.
Cette cause, presque toujours présente, agit différemment suivant la constitution des individus; et pour ceux qui ont l'estomac mauvais, elle a pour effet non l'obésité, mais l'indigestion.
Anecdote.
103.
OUS en avons sous les yeux un exemple que la moitié de Paris a pu
connaître.
M. Lang avait une des maisons les plus brillantes de cette ville; sa table surtout était excellente, mais son estomac était aussi mauvais que sa gourmandise était grande. Il faisait parfaitement les honneurs, et mangeait surtout avec un courage digne d'un meilleur sort.
Tout se passait bien jusqu'au café inclusivement; mais bientôt l'estomac se refusait au travail qu'on lui avait imposé, les douleurs commençaient, et le malheureux gastronome était obligé de se jeter sur un canapé, où il restait jusqu'au lendemain à expier dans de longues angoisses le court plaisir qu'il avait goûté.
Ce qu'il y a de très remarquable, c'est qu'il ne s'est jamais corrigé; tant qu'il a vécu, il s'est soumis à cette étrange alternative, et les souffrances de la veille n'ont jamais influé sur le repas du lendemain.
Chez les individus qui ont l'estomac actif, l'excès de nutrition agit comme dans l'article précédent. Tout est digéré, et ce qui n'est pas nécessaire pour la réparation du corps se fixe et se tourne en graisse.
Chez les autres, il y a indigestion perpétuelle: les aliments défilent sans faire profit, et ceux qui n'en connaissent pas la cause s'étonnent que tant de bonnes choses ne produisent pas un meilleur résultat.
On doit bien s'apercevoir que je n'épuise point minutieusement la matière; car il est une foule de causes secondaires qui naissent de nos habitudes, de l'état embrassé, de nos manies, de nos plaisirs, qui secondent et activent celles que je viens d'indiquer.
Je lègue tout cela au successeur que j'ai planté en commençant ce chapitre, et me contente de préliber, ce qui est le droit du premier venu en toute matière.
Il y a longtemps que l'intempérance a fixé les regards des observateurs. Les philosophes ont vanté la tempérance; les princes ont fait des lois somptuaires, la religion a moralisé la gourmandise; hélas! on n'en a pas mangé une bouchée de moins, et l'art de trop manger devient chaque jour plus florissant.
Je serai peut-être plus heureux en prenant une route nouvelle, j'exposerai les inconvénients physiques de l'obésité; le soin de soi-même (self-preservation) sera peut-être plus influent que la morale, plus persuasif que les sermons, plus puissant que les lois, et je crois le beau sexe tout disposé à ouvrir les yeux à la lumière.
Inconvénients de l'obésité.
104.
'OBÉSITÉ a une influence fâcheuse sur les deux sexes en ce
qu'elle nuit à la force et à la beauté.
Elle nuit à la force, parce qu'en augmentant le poids de la masse à mouvoir, elle n'augmente pas la puissance motrice; elle y nuit encore en gênant la respiration, ce qui rend impossible tout travail qui exige un emploi prolongé de la force musculaire.
L'obésité nuit à la beauté en détruisant l'harmonie de proportion primitivement établie; parce que toutes les parties ne grossissent pas d'une manière égale.
Elle y nuit encore en remplissant des cavités que la nature avait destinées à faire ombre: aussi, rien n'est si commun que de rencontrer des physionomies jadis très piquantes et que l'obésité à rendues à peu près insignifiantes.
Le chef du dernier gouvernement n'avait pas échappé à cette loi. Il avait fort engraissé dans ses dernières campagnes, de pâle il était devenu blafard, et ses yeux avaient perdu une partie de leur fierté.
L'obésité entraîne avec elle le dégoût pour la danse, la promenade, l'équitation, ou l'inaptitude pour toutes les occupations ou amusements qui exigent un peu d'agilité ou d'adresse.
Elle prédispose aussi à diverses maladies, telles que l'apoplexie, l'hydropisie, les ulcères aux jambes, et rend toutes les autres affections plus difficiles à guérir.
Exemples d'obésité.
105.
ARMI les héros corpulents, je n'ai gardé le souvenir que de
Marius et de Jean Sobieski.
Marius, qui était de petite taille, était devenu aussi large que long, et c'est peut-être cette énormité qui effraya le Cimbre chargé de le tuer.
Quant au roi de Pologne, son obésité pensa lui être funeste, car, étant tombé dans un gros de cavalerie turque devant lequel il fut obligé de fuir, la respiration lui manqua bientôt, et il aurait été infailliblement massacré, si quelques-uns de ses aides-de-camp ne l'avaient soutenu, presque évanoui sur son cheval, tandis que d'autres se sacrifiaient généreusement pour arrêter l'ennemi.
Si je ne me trompe, le duc de Vendôme, ce digne fils du grand Henri, était aussi d'une corpulence remarquable. Il mourut dans une auberge, abandonné de tout le monde, et conserva assez de connaissance pour voir le dernier de ses gens arracher le coussin sur lequel il reposait au moment de rendre le dernier soupir.
Les recueils sont pleins d'exemples d'obésité monstrueuse; je les y laisse pour parler en peu de mots de ceux que j'ai moi-même recueillis.
M. Rameau, mon condisciple, maire de la Chaleur, en Bourgogne, n'avait que cinq pieds deux pouces, et pesait cinq cents.
M. le duc de Luynes, à côté duquel j'ai souvent siégé, était devenu énorme; la graisse avait désorganisé sa belle figure, et il avait passé les dernières années de sa vie dans une somnolence presque habituelle.
Mais ce que j'ai vu de plus extraordinaire en ce genre était un habitant de New-York, que bien des Français encore existants à Paris peuvent avoir vu dans la rue de Broadway, assis sur un énorme fauteuil dont les jambes auraient pu porter une église.
Édouard avait au moins cinq pieds dix pouces, mesure de France, et comme la graisse l'avait gonflé en tous sens, il avait au moins huit pieds de circonférence. Ses doigts étaient comme ceux de cet empereur romain à qui les colliers de sa femme servaient d'anneaux; ses bras et ses cuisses étaient tubulés, de la grosseur d'un homme de moyenne stature, et il avait les pieds comme un éléphant, couverts par l'augmentation de ses jambes; le poids de la graisse, avait entraîné et fait bâiller la paupière inférieure; mais ce qui le rendait hideux à voir, c'était trois mentons en sphéroïdes qui lui pendaient sur la poitrine dans la longueur de plus d'un pied, de sorte que sa figure paraissait être le chapiteau d'une colonne torse.
Dans cet état, Édouard passait sa vie assis près de la fenêtre d'une salle basse qui donnait sur la rue, et buvant de temps en temps un verre d'ale, dont un pitcher de grande capacité était toujours auprès de lui.
Une figure aussi extraordinaire ne pouvait pas manquer d'arrêter les passants; mais il ne fallait pas qu'ils y missent trop de temps, Édouard ne tardait pas à les mettre en fuite, en leur disant d'une voix sépulcrale: «Wat have you to stare like wild cats!... Go your way you lazy body... Be gone you good fort nothing dogs...» (Qu'avez-vous à regarder d'un air effaré, comme des chats sauvages?... Passez votre chemin, paresseux... Allez-vous-en, chiens de vauriens!) et autres douceurs pareilles.
L'ayant souvent salué par son nom, j'ai quelquefois causé avec lui; il assurait qu'il ne s'ennuyait point, qu'il n'était point malheureux, et que si la mort ne venait point le déranger, il attendrait volontiers ainsi la fin du monde.
De ce qui précède il résulte que si l'obésité n'est pas une maladie, c'est au moins une indisposition fâcheuse, dans laquelle nous tombons presque toujours par notre faute.
Il en résulte encore que tous doivent désirer de s'en préserver quand ils n'y sont pas parvenus, ou d'en sortir quand ils y sont arrivés; et c'est en leur faveur que nous allons examiner quelles sont les ressources que nous présente la science aidée de l'observation.
Note 41: (retour) Il y a environ vingt ans que j'avais entrepris un traité ex professo sur l'obésité. Mes lecteurs doivent surtout en regretter la préface: elle avait la forme dramatique, et j'y prouvais à un médecin que la fièvre est bien moins dangereuse qu'un procès, car ce dernier, après avoir fait courir, attendre, mentir, pester le plaideur, après l'avoir indéfiniment privé de repos, de joie et d'argent, finissait encore par le rendre malade et le faire mourir de malemort: vérité tout aussi bonne à propager qu'aucune autre.
106.
E commence par un fait qui prouve qu'il faut du courage, soit
pour se préserver, soit pour se guérir de l'obésité.
M. Louis Greffulhe, que sa majesté honora plus tard du titré de comte, vint me voir un matin, et me dit qu'il avait appris que je m'étais occupé de l'obésité; qu'il en était fortement menacé, et qu'il venait me demander des conseils.
«Monsieur, lui dis-je, n'étant pas docteur à diplôme, je suis maître de vous refuser; cependant je suis à vos ordres, mais à une condition: c'est que vous donnerez votre parole d'honneur de suivre, pendant un mois, avec une exactitude rigoureuse, la règle de conduite que je vous donnerai.»
M. Greffulhe fit la promesse exigée, en me prenant la main, et dès le lendemain je lui délivrai mon fetva, dont le premier article était de se peser au commencement et à la fin du traitement, à l'effet d'avoir une base mathématique pour en vérifier le résultat.
À un mois de là, M. Greffulhe revint me voir, et me parla à peu près en ces termes:
«Monsieur, dit-il, j'ai suivi votre prescription comme si ma vie en avait dépendu, et j'ai vérifié que dans le mois, le poids de mon corps a diminué de trois livres, même un peu plus. Mais, pour parvenir à ce résultat, j'ai été obligé de faire à tous mes goûts, à toutes mes habitudes, une telle violence, en un mot, j'ai tant souffert, qu'en vous faisant tous mes remerciements de vos bons conseils, je renonce au bien qui peut m'en provenir, et m'abandonne pour l'avenir à ce que la Providence en ordonnera.»
Après cette résolution, que je n'entendis pas sans peine, l'événement fut ce qu'il devait être; M. Greffulhe devint de plus en plus corpulent, fut sujet aux inconvénients dé l'extrême obésité, et, à peine âgé de quarante ans, mourut des suites d'une maladie suffocatoire à laquelle il était devenu sujet.
Généralités.
107.
OUTE cure de l'obésité doit commencer par ces trois préceptes de
théorie absolue: discrétion dans le manger, modération dans le sommeil,
exercice à pied ou à cheval.
Ce sont les premières ressources que nous présente la science: cependant j'y compte peu, parce que je connais les hommes et les choses, et que toute prescription qui n'est pas exécutée à la lettre ne peut pas produire d'effet.
Or, 1° il faut beaucoup de caractère pour sortir de table avec appétit; tant que ce besoin dure, un morceau appelle l'autre avec un attrait irrésistible; et en général on mange tant qu'on a faim, en dépit des docteurs, et même à l'exemple des docteurs.
2° Proposer à des obèses de se lever matin, c'est leur percer le coeur: ils vous diront que leur santé s'y oppose; que quand ils se sont levés matin, ils ne sont bons à rien toute la journée; les femmes se plaindront d'avoir les yeux battus; tous consentiront à veiller tard, mais il se réserveront de dormir la grasse matinée; et voilà une ressource qui échappe.
3° Monter à cheval est un remède cher, qui ne convient ni à toutes les fortunes, ni à toutes les positions.
Proposez à une jolie obèse de monter à cheval, elle y consentira avec joie, mais à trois conditions: la première, qu'elle aura à la fois un beau cheval, vif et doux; la seconde, qu'elle aura un habit d'amazone frais et coupé dans le dernier goût; la troisième, qu'elle aura un écuyer d'accompagnement complaisant et beau garçon. Il est assez rare que tout cela se trouve, et on n'équite pas.
L'exercice à pied donne lieu à bien d'autres objections: il est fatigant à mourir, on transpire et on s'expose à une fausse pleurésie; la poussière abîme les bas, les pierres percent les petits souliers, et il n'y a pas moyen de persister. Enfin si, pendant ces diverses tentatives, il survient le plus léger accès de migraine, si un bouton gros comme la tête d'une épingle perce la peau, on le met sur le compte du régime, on l'abandonne, et le docteur enrage.
Ainsi, restant convenu que toute personne qui désire voir diminuer son embonpoint doit manger modérément, peu dormir, et faire autant d'exercice qu'il lui est possible, il faut cependant chercher une autre voie pour arriver au but. Or, il est une méthode infaillible pour empêcher la corpulence de devenir excessive, ou pour la diminuer, quand elle en est venue à ce point. Cette méthode, qui est fondée sur tout ce que la physique et la chimie ont de plus certain, consiste dans un régime diététique approprié à l'effet qu'on veut obtenir.
De toutes les puissances médicales, le régime est la première, parce qu'il agit sans cesse, le jour, la nuit, pendant la veille, pendant le sommeil; que l'effet s'en rafraîchit à chaque repas, et qu'il finit par subjuguer toutes les parties de l'individu. Or, le régime antiobésique est indiqué par la cause la plus commune et la plus active de l'obésité, et puisqu'il est démontré que ce n'est qu'à force de farines et de fécules que les congestions graisseuses se forment, tant chez l'homme que chez les animaux; puisque, à l'égard de ces derniers, cet effet se produit chaque jour sous nos yeux, et donne lieu au commerce des animaux engraissés, on peut en déduire, comme conséquence exacte, qu'une abstinence plus ou moins rigide de tout ce qui est farineux ou féculent conduit à la diminution de l'embonpoint.
«Ô mon Dieu! allez-vous tous vous écrier, lecteurs et lectrices, ô mon Dieu! mais voyez donc comme le professeur est barbare! voilà que d'un seul mot il proscrit tout ce que nous aimons, ces pains si blancs de Limet, ces biscuits d'Achard, ces galettes de... et tant de bonnes choses qui se font avec des farines et du beurre, avec des farines et du sucre, avec des farines, du sucre et des oeufs! Il ne fait grâce ni aux pommes de terre, ni aux macaronis! Aurait-on dû s'attendre à cela d'un amateur qui paraissait si bon?
«Qu'est-ce que j'entends là? ai-je répondu en prenant ma physionomie sévère, que je ne mets qu'une fois l'an; eh bien! mangez, engraissez; devenez laids, pesants, asthmatiques, et mourez de gras-fondu; je suis là pour en prendre note, et vous figurerez dans ma seconde édition... Mais que vois-je? une seule phrase vous a vaincus; vous avez peur, et vous priez pour suspendre la foudre... Rassurez-vous; je vais tracer votre régime, et vous prouver que quelques délices vous attendent encore sur cette terre où l'on vit pour manger.
«Vous aimez le pain: eh bien, vous mangerez du pain de seigle: l'estimable Cadet de Vaux en a depuis longtemps préconisé les vertus; il est moins nourrissant, et surtout il est moins agréable: ce qui rend le précepte plus facile à remplir. Car pour être sûr de soi, il faut surtout fuir la tentation. Retenez bien ceci, c'est de la morale.
«Vous aimez le potage, ayez-le à la julienne, aux légumes verts, aux choux, aux racines; je vous interdis pain, pâtes et purées.»
«Au premier service, tout est à votre usage, à peu d'exceptions près: comme le riz aux volailles et la croûte des pâtés chauds. Travaillez, mais soyez circonspects, pour ne pas satisfaire plus tard un besoin qui n'existera plus.»
«Le second service va paraître, et vous aurez besoin de philosophie. Fuyez les farineux, sous quelque forme qu'ils se présentent; ne vous reste-t-il pas le rôti, la salade, les légumes herbacés? et puisqu'il faut vous passer quelques sucreries, préférez la crème au chocolat et les gelées au punch, à l'orange et autres pareilles.»
«Voilà le dessert. Nouveau danger: mais si jusque-là vous vous êtes bien conduits, votre sagesse ira toujours croissant. Défiez-vous des bouts de table (ce sont toujours des brioches plus ou moins parées); ne regardez ni aux biscuits ni aux macarons; il vous reste des fruits de toute espèce, des confitures, et bien des choses que vous saurez choisir si vous adoptez mes principes.»
«Après dîner, je vous ordonne le café, vous permets la liqueur, et vous conseille le thé et le punch dans l'occasion.»
«Au déjeuner, le pain de seigle de rigueur, le chocolat plutôt que le café. Cependant je permets le café au lait un peu fort; point d'oeufs; tout le reste à volonté. Mais on ne saurait déjeuner de trop bonne heure. Quand on déjeune tard, le dîner vient avant que la digestion soit faite; on n'en mange pas moins; et cette mangerie sans appétit est une cause de l'obésité très active, parce qu'elle a lieu souvent.»
Suite du régime.
108.
USQU'ICI je vous ai tracé, en père tendre et un peu complaisant,
les limites d'un régime qui repousse l'obésité qui vous menace:
ajoutons-y encore quelques préceptes contre celle qui vous a atteints.
Buvez, chaque été, trente bouteilles d'eau de Seltz, un très grand verre le matin, deux avant le déjeuner, et autant en vous couchant. Ayez à l'ordinaire des vins blancs, légers et acidulés, comme ceux d'Anjou. Fuyez la bière comme la peste, demandez souvent des radis, des artichauts à la poivrade, des asperges, du céleri, des cardons. Parmi les viandes, préférez le veau et la volaille; du pain, ne mangez que la croûte; dans le cas douteux, laissez-vous guider par un docteur qui adopte mes principes; et quel que soit le moment où vous aurez commencé à les suivre, vous serez avant peu frais, jolis, lestes, bien portants et propres à tout.
Après vous avoir ainsi placés sur votre terrain, je dois aussi vous en montrer les écueils, de peur que, emportés par un zèle obésifuge, vous n'outrepassiez le but.
L'écueil que je veux signaler est l'usage habituel des acides que des ignorants conseillent quelquefois, et dont l'expérience a toujours démontré les mauvais effets.
Dangers des acides.
109.
Il circule parmi les femmes une doctrine funeste, et qui fait périr chaque année bien des jeunes personnes, savoir: que les acides, et surtout le vinaigre, sont des préservatifs contre l'obésité.
Sans doute l'usage continu des acides fait maigrir, mais c'est en détruisant la fraîcheur, la santé et la vie; et quoique la limonade soit le plus doux d'entre eux, il est peu d'estomacs qui y résistent longtemps.
La vérité que je viens d'énoncer ne saurait être rendue trop publique; il est peu de mes lecteurs qui ne pussent me fournir quelque observation pour l'appuyer, et dans le nombre je préfère la suivante qui m'est en quelque sorte personnelle.
En 1776, j'habitais Dijon; j'y faisais un cours de droit en la faculté; un cours de chimie sous M. Guyton de Morveau, pour lors avocat-général, et un cours de médecine domestique sous M. Maret, secrétaire perpétuel de l'Académie, et père de M. le duc de Bassano.
J'avais une sympathie d'amitié pour une des plus jolies personnes dont ma mémoire ait conservé le souvenir. Je dis sympathie d'amitié, ce qui est rigoureusement vrai et en même temps bien surprenant, car j'étais alors grandement en fonds pour des affinités bien autrement exigeantes.
Cette amitié, qu'il faut prendre pour ce qu'elle a été et non pour ce qu'elle aurait pu devenir, avait pour caractère une familiarité qui était devenue, dès le premier jour, une confiance qui nous paraissait toute naturelle, et des chuchotements à ne plus finir, dont la maman ne s'alarmait point, parce qu'ils avaient un caractère d'innocence digne des premiers âges. Louise était donc très jolie, et avait surtout, dans une juste proportion, cet embonpoint classique qui fait le charme des yeux et la gloire des arts d'imitation.
Quoique je ne fusse que son ami, j'étais bien loin d'être aveugle sur les attraits qu'elle laissait voir ou soupçonner, et peut-être ajoutaient-ils, sans que je pusse m'en douter, au chaste sentiment qui m'attachait à elle. Quoi qu'il en soit, un soir que j'avais considéré Louise avec plus d'attention qu'à l'ordinaire: «Chère amie, lui dis-je, vous êtes malade; il me semble que vous avez maigri.--Oh! non, me répondit-elle avec un sourire qui avait quelque chose de mélancolique, je me porte bien; et si j'ai un peu maigri, je puis, sous ce rapport, perdre un peu sans m'appauvrir.--Perdre, lui répliquai-je avec feu; vous n'avez besoin ni de perdre ni d'acquérir; restez comme vous êtes, charmante à croquer;» et autres phrases pareilles qu'un ami de vingt ans à toujours à commandement.
Depuis cette conversation, j'observai cette jeune fille avec un intérêt mêlé d'inquiétude, et bientôt je vis son teint pâlir, ses joues se creuser, ses appas se flétrir... Oh! comme la beauté est une chose fragile et fugitive! Enfin je la joignis au bal où elle allait encore comme à l'ordinaire; j'obtins d'elle qu'elle se reposerait pendant deux contredanses; et mettant ce temps à profit, j'en reçus l'aveu que, fatiguée des plaisanteries de quelques-unes de ses amies qui lui annonçaient qu'avant deux ans elle serait aussi grosse que saint Christophe, et aidée par les conseils de quelques autres, elle avait cherché à maigrir, et, dans cette vue, avait bu pendant un mois un verre de vinaigre chaque matin; elle ajouta que jusqu'alors elle n'avait fait à personne confidence de cet essai.
Je frémis à cette confession: je sentis toute l'étendue du danger, et j'en fis part dès le lendemain à la mère de Louise, qui ne fut pas moins alarmée que moi; car elle adorait sa fille. On ne perdit pas de temps; on s'assembla, on consulta, on médicamenta. Peines inutiles! les sources de la vie étaient irrémédiablement attaquées; et au moment où on commençait à soupçonner le danger, il ne restait déjà plus d'espérance.
Ainsi, pour avoir suivi d'imprudents conseils, l'aimable Louise, réduite à l'état affreux qui accompagne le marasme, s'endormit pour toujours, qu'elle avait à peine dix-huit ans.
Elle s'éteignit en jetant des regards douloureux vers un avenir qui ne devait pas exister pour elle; et l'idée d'avoir, quoique involontairement, attenté à sa vie, rendit sa fin plus douloureuse et plus prompte.
C'est la première personne que j'aie vue mourir; car elle rendit le dernier soupir dans mes bras, au moment où, suivant son désir, je la soulevais pour lui faire voir le jour. Huit heures environ après sa mort, sa mère désolée me pria de l'accompagner dans une dernière visite qu'elle voulait faire à ce qui restait de sa fille; et nous observâmes avec surprise que l'ensemble de sa physionomie avait pris quelque chose de radieux et d'extatique qui n'y paraissait point auparavant. Je m'en étonnai: la maman en tira un augure consolateur. Mais ce cas n'est pas rare. Lavater en fait mention dans son Traité de la physionomie.
Ceinture antiobésique.
110.--Tout régime antiobésique doit être accompagné d'une précaution que j'avais oubliée, et par laquelle j'aurais dû commencer: elle consiste à porter jour et nuit une ceinture qui contienne le ventre, en le serrant modérément.
Pour en bien sentir la nécessité, il faut considérer que la colonne vertébrale, qui forme une des parois de la caisse intestinale, est ferme et inflexible: d'où il suit que tout l'excédant de poids que les intestins acquièrent, au moment où l'obésité les fait dévier de la ligne verticale, s'appuie sur les diverses enveloppes qui composent la peau du ventre, et celles-ci, pouvant se distendre presque indéfiniment 42, pourraient bien n'avoir pas assez de ressort pour se retraire quand cet effort diminue, si on ne leur donnait pas un aide mécanique qui, ayant son point d'appui sur la colonne dorsale elle-même, devînt son antagoniste et rétablit l'équilibre. Ainsi, cette ceinture produit le double effet d'empêcher le ventre de céder ultérieurement au poids actuel des intestins, et de lui donner la force nécessaire pour se rétrécir quand ce poids diminue. On ne doit jamais la quitter; autrement le bien produit pendant le jour serait détruit par l'abandon de la nuit; mais elle est peu gênante, et on s'y accoutume bien vite.
La ceinture, qui sert aussi de moniteur pour indiquer qu'on est suffisamment repu, doit être faite avec quelque soin, sa pression doit être à la fois modérée et toujours la même, c'est-à-dire qu'elle doit être faite de manière à se resserrer à mesure que l'embonpoint diminue.
On n'est point condamné à la porter toute la vie; on peut la quitter sans inconvénient quand on est revenu au point désiré, et qu'on y a demeuré stationnaire pendant quelques semaines. Bien entendu qu'on observera une diète convenable. Il y a au moins six ans que je n'en porte plus.
Du Quinquina.
111.
L existe une substance que je crois activement antiobésique;
plusieurs observations m'ont conduit à le croire; cependant, je permets
encore de douter, et j'appelle les docteurs à expérimenter.
Cette substance doit être le quinquina.
Dix ou douze personnes de ma connaissance ont eu de longues fièvres intermittentes; quelques-unes se sont guéries par des remèdes de bonne femme, des poudres, etc.; d'autres par l'usage continu du quinquina, qui ne manque jamais son effet.
Tous les individus de la première catégorie, qui étaient obèses, ont repris leur ancienne corpulence; tous ceux de la seconde sont restés dégagés du superflu de leur embonpoint: ce qui me donne le droit de penser que c'est le quinquina qui a produit ce dernier effet, car il n'y a eu de différence entre eux que le mode de guérison.
La théorie rationnelle ne s'oppose point à cette conséquence; car, d'une part, le quinquina, élevant toutes les puissances vitales, peut bien donner à la circulation une activité qui trouble et dissipe les gaz destinés à devenir de la graisse; et, d'autre part, il est prouvé qu'il y a dans le quinquina une partie de tannin qui peut fermer les capsules destinées, dans les cas ordinaires, à recevoir des congestions graisseuses. Il est même probable que ces deux effets concourent et se renforcent l'un l'autre.
C'est d'après ces données, dont chacun peut apprécier la justesse, que je crois pouvoir conseiller l'usage du quinquina à tous ceux qui désirent se débarrasser d'un embonpoint devenu incommode. Ainsi, dummodo annuerint in omni medicationis genere doctissimi Facultatis professores, je pense qu'après le premier mois d'un régime approprié, celui ou celle qui désire se dégraisser fera bien de prendre pendant un mois, de deux jours l'un, à sept heures du matin, deux heures avant le déjeuner, un verre de vin blanc sec, dans lequel on aura délayé environ une cuillerée à café de bon quinquina rouge, et qu'on en éprouvera de bons effets. Tels sont les moyens que je propose pour combattre une incommodité aussi fâcheuse que commune. Je les ai accommodés à la faiblesse humaine, modifiée par l'état de société dans lequel nous vivons.
Je me suis pour cela appuyé sur cette vérité expérimentale que, plus un régime est rigoureux, moins il produit d'effet, parce qu'on le suit mal ou qu'on ne le suit pas du tout.
Les grands efforts sont rares; et si on veut être suivi, il ne faut proposer aux hommes que ce qui leur est facile, et même, quand on le peut, ce qui leur est agréable.
Définition.
112.
A maigreur est l'état d'un individu dont la chair musculaire,
n'étant pas renflée par la graisse, laisse apercevoir les formes et les
angles de la charpente osseuse.
Espèces.
Il y a deux sortes de maigreur: la première est celle qui, étant le résultat de la disposition primitive du corps, est accompagnée de la santé et de l'exercice complet de toutes les fonctions organiques; la seconde est celle qui, ayant pour cause la faiblesse de certains organes où l'action défectueuse de quelques autres, donne à celui qui en est atteint une apparence misérable et chétive. J'ai connu une jeune femme de taille moyenne qui ne pesait que soixante-cinq livres.
Effets de la maigreur.
113.
A maigreur n'est pas un grand désavantage pour les hommes; ils
n'en ont pas moins de vigueur, et sont beaucoup plus dispos. Le père de
la jeune dame dont je viens de faire mention, quoique tout aussi maigre
qu'elle, était assez fort pour prendre avec les dents une chaise
pesante, et la jeter derrière lui, en la faisant passer par-dessus sa
tête.
Mais elle est un malheur effroyable pour les femmes; car pour elles la beauté est plus que la vie, et la beauté consiste surtout dans la rondeur des formes et la courbure gracieuse des lignes. La toilette la plus recherchée, la couturière la plus sublime, ne peuvent masquer certaines absences, ni dissimuler certains angles; et on dit assez communément que, à chaque épingle qu'elle ôte, une femme maigre, quelque belle qu'elle paraisse, perd quelque chose de ses charmes.
Avec les chétives il n'y a point de remède, ou plutôt il faut que la Faculté s'en mêle, et le régime peut être si long que la guérison arrivera bien tard.
Mais pour les femmes qui sont nées maigres et qui ont l'estomac bon, nous ne voyons pas qu'elles puissent être plus difficiles à engraisser que les poulardes; et s'il faut y mettre un peu plus de temps, c'est que les femmes ont l'estomac comparativement plus petit, et ne peuvent pas être soumises à un régime rigoureux et ponctuellement exécuté comme ces animaux dévoués.
Cette comparaison est la plus douce que j'aie pu trouver; il m'en fallait une, et les dames la pardonneront, à cause des intentions louables dans lesquelles le chapitre est médité.
Prédestination naturelle.
114.
A nature, variée dans ses oeuvres, a des moules pour la maigreur
comme pour l'obésité.
Les personnes destinées à être maigres sont construites dans un système allongé. Elles ont les mains et les pieds menus, les jambes grêles, la région du coccyx peu étoffée, les côtes apparentes, le nez aquilin, les yeux en amande, la bouche grande, le menton pointu et les cheveux bruns.
Tel est le type général: quelques parties du corps peuvent y échapper; mais cela arrive rarement.
On voit quelquefois des personnes maigres qui mangent beaucoup. Toutes celles que j'ai pu interroger m'ont avoué qu'elles digéraient mal, qu'elles... et voilà pourquoi elles restent dans le même état.
Les chétifs sont de tous les poils et de toutes les formes. On les distingue en ce qu'ils n'ont rien de saillant, ni dans les traits ni dans la tournure; qu'ils ont les yeux morts, les lèvres pâles, et que la combinaison de leurs traits indique l'inénergie, la faiblesse, quelque chose qui ressemble à la souffrance. On pourrait presque dire d'eux qu'ils ont l'air de n'être pas finis, et que chez eux le flambeau de la vie n'est pas encore tout-à-fait allumé.
Régime Incrassant.
115.--Toute femme maigre désire engraisser: c'est un voeu que nous avons recueilli mille fois; c'est donc pour rendre un dernier hommage à ce sexe tout-puissant que nous allons chercher à remplacer par des formes réelles ces appas de soie ou de coton qu'on voit exposés avec profusion dans les magasins de nouveautés, au grand scandale des sévères, qui passent tout effarouchés, et se détournent de ces chimères avec autant et plus de soin que si la réalité se présentait à leurs yeux.
Tout le secret pour acquérir de l'embonpoint consiste dans un régime convenable: il ne faut que manger et choisir ses aliments.
Avec ce régime, les prescriptions positives relativement au repos et au sommeil deviennent à peu près indifférentes, et on n'en arrive pas moins au but qu'on se propose. Car si vous ne faites pas d'exercice, cela vous disposera à engraisser; si vous en faites vous engraisserez encore, car vous mangerez davantage; et quand l'appétit est savamment satisfait, non-seulement on répare, mais encore on acquiert quand on a besoin d'acquérir.
Si vous dormez beaucoup, le sommeil est incrassant; si vous dormez peu, votre digestion ira plus vite, et vous mangerez davantage.
Il ne s'agit donc que d'indiquer la manière dont doivent toujours se nourrir ceux qui désirent arrondir leurs formes; et cette tâche ne peut être difficile, après les divers principes que nous avons déjà établis.
Pour résoudre le problème, il faut présenter à l'estomac des aliments qui l'occupent sans le fatiguer, et aux puissances assimilatives des matériaux qu'elles puissent tourner en graisse.
Essayons de tracer la journée alimentaire d'un sylphe ou d'une sylphide à qui l'envie aura pris de se matérialiser.
Règle générale. On mangera beaucoup de pain frais et fait dans la journée; on se gardera bien d'en écarter la mie.
On prendra avant huit heures du matin, et au lit, s'il le faut, un potage au pain ou aux pâtes, pas trop copieux, afin qu'il passe vite, ou, si on veut, une tasse de bon chocolat.
À onze heures, on déjeûnera avec des oeufs frais, brouillés ou sur le plat, des petits pâtés, des côtelettes, et ce qu'on voudra; l'essentiel est qu'il y ait des oeufs. La tasse de café ne nuira pas.
L'heure du dîner aura été réglée de manière à ce que le déjeuner ait passé avant qu'on se mette à table; car nous avons coutume de dire que quand l'ingestion d'un repas empiète sur la digestion du précédent, il y a malversation.
Après le déjeuner, on fera un peu d'exercice: les hommes, si l'état qu'ils ont embrassé le permet, car le devoir avant tout; les dames iront au bois de Boulogne, aux Tuileries, chez leur couturière, chez leur marchande de modes, dans les magasins de nouveautés, et chez leurs amies, pour causer de ce qu'elles auront vu. Nous tenons pour certain qu'une pareille causerie est éminemment médicamenteuse, par le grand contentement qui l'accompagne.
À dîner, potage, viande et poisson à volonté; mais on y joindra les mets au riz, les macaronis, les pâtisseries sucrées, les crèmes douces, les charlottes, etc.
Au dessert, les biscuits de Savoie, babas, et autres préparations qui réunissent les fécules, les oeufs et le sucre.
Ce régime, quoique circonscrit en apparence, est cependant susceptible d'une grande variété; il admet tout le règne animal; et on aura grand soin de changer l'espèce, l'apprêt et l'assaisonnement des divers mets farineux dont on fera usage et qu'on relèvera par tous les moyens connus, afin de prévenir le dégoût, qui opposerait un obstacle invincible à toute amélioration ultérieure.
On boira de la bière par préférence, sinon des vins de Bordeaux ou du midi de la France.
On fuira les acides, excepté la salade, qui réjouit le coeur. On sucrera les fruits qui en sont susceptibles, on ne prendra pas de bains trop froids; on tâchera de respirer de temps en temps l'air pur de la campagne; on mangera beaucoup de raisin dans la saison; on ne s'exténuera pas au bal à force de danser.
On se couchera vers onze heures dans les jours ordinaires, et pas plus tard qu'une heure du matin dans les extra.
En suivant ce régime avec exactitude et courage, on aura bientôt réparé les distractions de la nature; la santé gagnera autant que la beauté; la volupté fera son profit de l'un et de l'autre, et des accents de reconnaissance retentiront agréablement à l'oreille du professeur.
On engraisse les moutons, les veaux, les boeufs, la volaille, les carpes, les écrevisses, les huîtres; d'où je déduis la maxime générale: Tout ce qui mange peut s'engraisser, pourvu que les aliments soient bien et convenablement choisis.
Définition.
116.--Le jeûne est une abstinence volontaire d'aliments dans un but moral ou religieux.
Quoique le jeûne soit contraire à un de nos penchants, ou plutôt de nos besoins les plus habituels, il est cependant de la plus haute antiquité.
Origine du jeûne.
OICI comment les auteurs en expliquent l'établissement.
Dans les afflictions particulières, disent-ils, un père, une mère, un enfant chéri, venant à mourir dans une famille, toute ta maison était en deuil: on le pleurait, on lavait son corps, on l'embaumait, on lui faisait des obsèques conformes à son rang. Dans ces occasions, on ne songeait guère à manger: on jeûnait sans s'en apercevoir.
De même, dans les désolations publiques, quand on était affligé d'une sécheresse extraordinaire, de pluies excessives, de guerres cruelles, de maladies contagieuses, en un mot, de ces fléaux où la force et l'industrie ne peuvent rien, on s'abandonnait aux larmes, on imputait toutes ces désolations à la colère des dieux; on s'humiliait devant eux, on leur offrait les mortifications de l'abstinence. Les malheurs cessaient, on se persuada qu'il fallait en attribuer les causes aux larmes et au jeûne, et on continua d'y avoir recours dans des conjonctures semblables.
Ainsi, les hommes affligés de calamités publiques ou particulières se sont livrés à la tristesse, et ont négligé de prendre de la nourriture; ensuite ils ont regardé cette abstinence volontaire comme un acte de religion.
Ils ont cru qu'en macérant leur corps quand leur âme était désolée, ils pouvaient émouvoir la miséricorde des dieux; et cette idée saisissant tous les peuples, leur a inspiré le deuil, les voeux, les prières, les sacrifices, les mortifications et l'abstinence.
Enfin, Jésus-Christ étant venu sur la terre a sanctifié le jeûne, et toutes les sectes chrétiennes l'ont adopté avec plus ou moins de mortifications.
Comment on jeûnait.
117.
ETTE pratique du jeûne, je suis forcé de le dire, est
singulièrement tombée en désuétude; et, soit pour l'édification des
mécréants, soit pour leur conversion, je me plais à raconter comment
nous faisions vers le milieu du dix-huitième siècle.
En temps ordinaire, nous déjeunions avant neuf heures avec du pain, du fromage, des fruits, quelquefois du pâté et de la viande froide.
Entre midi et une heure, nous dînions avec le potage et le pot-au-feu officiels, plus ou moins bien accompagnés, suivant les fortunes et les occurrences.
Vers quatre heures on goûtait: ce repas était léger, et spécialement destiné aux enfants et à ceux qui se piquaient de suivre les usages des temps passés.
Mais il y avait des goûters soupatoires, qui commençaient à cinq heures et duraient indéfiniment; ces repas étaient ordinairement fort gais, et les dames s'en accommodaient à merveille; elles s'en donnaient même quelquefois entre elles, d'où les hommes étaient exclus. Je trouve dans mes Mémoires secrets qu'il y avait là force médisances et cancans.
Vers huit heures, on soupait avec entrée, rôti, entremets, salade et dessert: on faisait une partie, et l'on allait se coucher.
Il y a toujours eu à Paris des soupers d'un ordre plus relevé, et qui commençaient après le spectacle. Ils se composaient, suivant les circonstances, de jolies femmes, d'actrices à la mode, d'impures élégantes, de grands seigneurs, de financiers, de libertins et de beaux esprits.
Là, on contait l'aventure du jour, on chantait la chanson nouvelle; on parlait politique, littérature, spectacles, et surtout on faisait l'amour.
Voyons maintenant ce qu'on faisait les jours de jeûne.
On faisait maigre, on ne déjeunait point, et par cela même on avait plus d'appétit qu'à l'ordinaire.
L'heure venue, on dînait tant qu'on pouvait; mais le poisson et les légumes passent vite; avant cinq heures on mourait de faim; on regardait sa montre, on attendait, et on enrageait tout en faisant son salut.
Vers huit heures, on trouvait, non un bon souper, mais la collation, mot venu du mot cloître, parce que, vers la fin du jour, les moines s'assemblaient pour faire des conférences sur les Pères de l'Église, après quoi on leur permettait un verre de vin.
À la collation, on ne pouvait servir ni beurre, ni oeufs, ni rien de ce qui avait eu vie. Il fallait donc se contenter de salade, de confitures, de fruits; mets, hélas! bien peu consistants, si on les compare aux appétits qu'on avait en ce temps-là; mais on prenait patience pour l'amour du ciel, on allait se coucher et tout le long du carême on recommençait.
Quant à ceux qui faisaient les petits soupers dont j'ai fait mention, on m'a assuré qu'ils ne jeûnaient pas et n'ont jamais jeûné.
Le chef-d'oeuvre de la cuisine de ces temps anciens était une collation rigoureusement apostolique, et qui cependant eût l'air d'un bon souper.
La science était venue à bout de résoudre ce problème au moyen de la tolérance du poisson au bleu, des coulis de racines et de la pâtisserie à l'huile.
L'observance exacte du carême donnait lieu à un plaisir qui nous est inconnu, celui de se décarêmer en déjeunant le jour de Pâques.
En y regardant de près, les éléments de nos plaisirs sont la difficulté, la privation, le désir de la jouissance. Tout cela se rencontrait dans l'acte qui rompait l'abstinence; j'ai vu deux de mes grands-oncles, gens sages et braves, se pâmer d'aise au moment où, le jour de Pâques, ils voyaient entamer un jambon ou éventrer un pâté. Maintenant, race dégénérée que nous sommes! nous ne suffirions pas à de si puissantes sensations.
Origine du relâchement.
118.
J'ai vu naître le relâchement; il est venu par nuances insensibles.
Les jeunes gens jusqu'à un certain âge n'étaient pas astreints au jeûne; et les femmes enceintes, ou qui croyaient l'être, en étaient exemptées par leur position, et déjà on servait pour eux du gras et un souper qui tentait violemment les jeûneurs.
Ensuite, les gens faits vinrent à s'apercevoir que le jeûne les irritait, leur donnait mal à la tête, les empêchait de dormir. On mit ensuite sur le compte du jeûne tous les petits accidents qui assiègent l'homme à l'époque du printemps, tels que les éruptions vernales, les éblouissements, les saignements de nez, et autres symptômes d'effervescence qui signalent le renouvellement de la nature. De sorte que l'un ne jeûnait pas parce qu'il se croyait malade, l'autre parce qu'il l'avait été, et un troisième parce qu'il craignait de le devenir; d'où il arrivait que le maigre et les collations devenaient tous les jours plus rares.
Ce n'est pas tout: quelques hivers furent assez rudes pour qu'on craignît de manquer de racines; et la puissance ecclésiastique elle-même se relâcha officiellement de sa rigueur, pendant que les maîtres se plaignaient du surcroît de dépenses que leur causait le régime du maigre, que quelques-uns disaient que Dieu ne voulait pas qu'on exposât sa santé, et que les gens de peu de foi ajoutaient qu'on ne prenait pas le paradis par la famine.
Cependant le devoir restait reconnu, et presque toujours on demandait aux pasteurs des permissions qu'ils refusaient rarement, en ajoutant toutefois la condition de faire quelques aumônes pour remplacer l'abstinence.
Enfin la révolution vint, qui, remplissant tous les coeurs de soins, de craintes et d'intérêts d'une autre nature, fit qu'on n'eut ni le temps ni l'occasion de recourir à des prêtres, dont les uns étaient poursuivis comme ennemis de l'état, ce qui ne les empêchait pas de traiter les autres de schismatiques.
À cette cause, qui heureusement ne subsiste plus, il s'en est joint une autre non moins influente. L'heure de nos repas a totalement changé: nous ne mangeons plus ni aussi souvent, ni aux mêmes heures que nos ancêtres, et le jeûne aurait besoin d'une organisation nouvelle.
Cela est si vrai, que quoique je ne fréquente que des gens réglés, sages, et même assez croyants, je ne crois pas, en vingt-cinq ans, avoir trouvé, hors de chez moi, dix repas maigres et une seule collation.
Bien des gens pourraient se trouver fort embarrassés en pareil cas; mais je sais que saint Paul l'a prévu, et je reste à l'abri sous sa protection.
Au reste, on se tromperait fort, si on croyait que l'intempérance a gagné en ce nouvel ordre de choses.
Le nombre des repas a diminué de près de moitié. L'ivrognerie a disparu pour se réfugier, en de certains jours, dans les dernières classes de la société. On ne fait plus d'orgies: un homme crapuleux serait honni. Plus du tiers de Paris ne se permet, le matin, qu'une légère collation; et si quelques-uns se livrent aux douceurs d'une gourmandise délicate et recherchée, je ne vois pas trop comment on pourrait leur en faire le reproche, car nous avons vu ailleurs que tout le monde y gagne et que personne n'y perd.
Ne finissons pas ce chapitre sans observer la nouvelle direction qu'ont prise les goûts des peuples.
Chaque jour des milliers d'hommes passent au spectacle ou au café la soirée que quarante ans plutôt ils auraient passée au cabaret.
Sans doute l'économie ne gagne rien à ce nouvel arrangement, mais il est très avantageux sous le rapport des moeurs. Les moeurs s'adoucissent au spectacle; on s'instruit au café par la lecture des journaux; et on échappe certainement aux querelles, aux maladies et à l'abrutissement, qui sont les suites infaillibles de la fréquentation des cabarets.
119.
N entend par épuisement un état de faiblesse, de langueur et
d'accablement causé par des circonstances antécédentes, et qui rend plus
difficile l'exercice des fonctions vitales. On peut, en n'y comprenant
pas l'épuisement causé par la privation des aliments, en compter trois
espèces.
L'épuisement causé par la fatigue musculaire, l'épuisement causé par les travaux de l'esprit, et l'épuisement causé par les excès génésiques.
Un remède commun aux trois espèces d'épuisement est la cessation immédiate des actes qui ont amené cet état, sinon maladif, du moins très voisin de la maladie.
Traitement.
120.
PRÈS ce préliminaire indispensable, la gastronomie est là,
toujours prête à présenter des ressources. À l'homme excédé par
l'exercice trop prolongé de ses forces musculaires, elle offre un bon
potage, du vin généreux, de la viande faite et le sommeil.
Au savant qui s'est laissé entraîner par les charmes de son sujet, un exercice au grand air pour rafraîchir son cerveau, le bain pour détendre ses fibres irritées, la volaille, les légumes herbacés et le repos.
Enfin nous apprendrons, par l'observation suivante, ce qu'elle peut faire pour celui qui oublie que la volupté a ses limites, et le plaisir ses dangers.
Cure opérée par le professeur.
121.
'ALLAI un jour faire visite à un de mes meilleurs amis (M.
Rubat); on me dit qu'il était malade, et effectivement je le trouvai en
robe de chambre auprès de son feu, et en attitude d'affaissement.
Sa physionomie m'effraya: il avait le visage pâle, les yeux brillants et sa lèvre tombait de manière à laisser voir les dents de la mâchoire inférieure, ce qui avait quelque chose de hideux.
Je m'enquis avec intérêt de la cause de ce changement subit; il hésita, je le pressai, et après quelque résistance: «Mon ami, dit-il en rougissant, tu sais que ma femme est jalouse, et que cette manie m'a fait passer bien des mauvais moments. Depuis quelques jours, il lui en a pris une crise effroyable, et c'est en voulant lui prouver qu'elle n'a rien perdu de mon affection et qu'il ne se fait à son préjudice aucune dérivation du tribut conjugal, que je me suis mis en cet état.--Tu as donc oublié, lui dis-je, et que tu as quarante-cinq ans, et que la jalousie est un mal sans remède? Ne sais-tu pas furens quid femina possit?» Je tins encore quelques autres propos galants, car j'étais en colère.
«Voyons, au surplus, continuai-je: ton pouls est petit, dur, concentré; que vas-tu faire?--Le docteur, me dit-il, sort d'ici; il a pensé que j'avais une fièvre nerveuse, et a ordonné une saignée pour laquelle il doit incessamment m'envoyer le chirurgien.--Le chirurgien! m'écriai-je, garde-t'en bien, ou tu es mort; chasse-le comme un meurtrier, et dis-lui que je me suis emparé de toi, corps et âme. Au surplus, ton médecin connaît-il la cause occasionnelle de ton mal?--Hélas! non, une mauvaise honte m'a empêché de lui faire une confession entière.--Eh bien, il faut le prier de passer chez toi. Je vais te faire, une potion appropriée à ton état; en attendant prends ceci.» Je lui présentai un verre d'eau saturée de sucre, qu'il avala avec la confiance d'Alexandre et la foi du charbonnier.
Alors je le quittai et courus chez moi pour y mixtionner, fonctionner et élaborer un magister réparateur qu'on trouvera dans les Variétés 43, avec les divers modes que j'adoptai pour me hâter; car, en pareil cas, quelques heures de retard peuvent donner lieu à des accidents irréparables.
Je revins bientôt armé de ma potion, et déjà je trouvai du mieux; la couleur reparaissait aux joues, l'oeil était détendu; mais la lèvre pendait toujours avec une effrayante difformité.
Le médecin ne tarda pas à reparaître; je l'instruisis de ce que j'avais fait et le malade fit ses aveux. Son front doctoral prit d'abord un aspect sévère; mais bientôt nous regardant avec un air où il y avait un peu d'ironie: «Vous ne devez pas être étonné, dit-il à mon ami, que je n'aie pas deviné une maladie qui ne convient ni à votre âge ni à votre état, et il y a de votre part trop de modestie à en cacher la cause, qui ne pouvait que vous faire honneur. J'ai encore à vous gronder de ce que vous m'avez exposé à une erreur qui aurait pu vous être funeste. Au surplus, mon confrère, ajouta-t-il en me faisant un salut que je lui rendis avec usure, vous a indiqué la bonne route; prenez son potage, quel que soit le nom qu'il y donne, et si la fièvre vous quitte, comme je le crois, déjeunez demain avec une tasse de chocolat dans laquelle vous ferez délayer deux jaunes d'oeufs frais.»
À ces mots il prit sa canne, son chapeau et nous quitta, nous laissant fort tentés de nous égayer à ses dépens.
Bientôt je fis prendre à mon malade une forte tasse de mon élixir de vie; il le but avec avidité, et voulait redoubler; mais j'exigeai un ajournement de deux heures, et lui servis une seconde dose avant de me retirer.
Le lendemain il était sans fièvre et presque bien portant; il déjeuna suivant l'ordonnance, continua la potion, et put vaquer dès le surlendemain à ses occupations ordinaires; mais la lèvre rebelle ne se releva qu'après le troisième jour.
Peu de temps après, l'affaire transpira, et toutes les dames en chuchotaient entre elles.
Quelques-unes admiraient mon ami, presque toutes le plaignaient, et le professeur gastronome fut glorifié.
Omnia mors poscit; lex est, non poena, perire.
122.
E Créateur a imposé à l'homme six grandes et principales
nécessités, qui sont: la naissance, l'action, le manger, la reproduction
et la mort.
La mort est l'interruption absolue des relations sensuelles et l'anéantissement absolu des forces vitales, qui abandonne le corps aux lois delà décomposition.
Ces diverses nécessités sont toutes accompagnées et adoucies par quelques sensations de plaisir, et la mort elle-même n'est pas sans charmes quand elle est naturelle, c'est-à-dire quand le corps a parcouru les diverses phases de croissance, de virilité, de vieillesse et de décrépitude auxquelles il est destiné.
Si je n'avais pas résolu de ne faire ici qu'un très court chapitre, j'appellerais à mon aide les médecins qui ont observé par quelles nuances insensibles les corps animés passent à l'état de matière inerte. Je citerais des philosophes, des rois, des littérateurs, qui, sur les bornes de l'éternité, loin d'être en proie à la douleur, avaient des pensées aimables et les ornaient du charme de la poésie. Je rappellerais cette réponse de Fontenelle mourant, qui, interrogé sur ce qu'il sentait, répondit: «Rien autre chose qu'une difficulté de vivre.» Mais je préfère n'annoncer que ma conviction, fondée non-seulement sur l'analogie, mais encore sur plusieurs observations que je crois bien faites, et dont voici la dernière:
J'avais une grand'tante âgée de quatre-vingt-treize ans, qui se mourait. Quoique gardant le lit depuis quelque temps, elle avait conservé toutes ses facultés, et on ne s'était aperçu de son état qu'à la diminution de son appétit et à l'affaiblissement de sa voix.
Elle m'avait toujours montré beaucoup d'amitié, et j'étais auprès de son lit, prêt à la servir avec tendresse, ce qui ne m'empêchait pas de l'observer avec cet oeil philosophique que j'ai toujours porté sur tout ce qui m'environne.
«Es-tu là, mon neveu? me dit-elle d'une voix à peine articulée.--Oui, ma tante; je suis à vos ordres, et je crois que vous feriez bien de prendre un peu de bon vin vieux.--Donne, mon ami; le liquide va toujours en bas.» Je me hâtai; et la soulevant doucement, je lui fis avaler un demi-verre de mon meilleur vin. Elle se ranima à l'instant; et tournant sur moi des yeux qui avaient été fort beaux: «Grand merci, me dit-elle, de ce dernier service; si jamais tu viens à mon âge, tu verras que la mort devient un besoin tout comme le sommeil.»
Ce furent ses dernières paroles, et une demi-heure après elle s'était endormie pour toujours.
Le docteur Richerand a décrit avec tant de vérité et de philosophie les dernières dégradations du corps humain et les derniers moments de l'individu, que mes lecteurs me sauront gré de leur faire connaître le passage suivant:
«Voici l'ordre dans lequel les facultés intellectuelles cessent et se décomposent. La raison, cet attribut dont l'homme se prétend le possesseur exclusif, l'abandonne la première. Il perd d'abord la puissance d'associer des jugements, et bientôt après celle de comparer, d'assembler, de combiner, de joindre ensemble plusieurs idées pour prononcer sur leurs rapports. On dit alors que le malade perd la tête, qu'il déraisonne, qu'il est en délire. Celui-ci roule ordinairement sur les idées les plus familières à l'individu; la passion dominante s'y fait aisément reconnaître: l'avare tient sur ses trésors enfouis les propos les plus indiscrets; tel autre meurt assiégé de religieuses terreurs. Souvenirs délicieux de la patrie absente, vous vous réveillez alors avec tous vos charmes et toute votre énergie.
«Après le raisonnement et le jugement, c'est la faculté d'associer, des idées qui se trouve frappée de la destruction successive. Ceci arrive dans l'état connu sous le nom de défaillance, comme je l'ai éprouvé sur moi-même. Je causais avec un de mes amis, lorsque j'éprouvai une difficulté insurmontable à joindre deux idées sur la ressemblance desquelles je voulais former un jugement; cependant la syncope n'était pas complète; je conservais encore la mémoire et la faculté de sentir; j'entendais distinctement les personnes qui étaient autour de moi dire: Il s'évanouit, et s'agiter pour me faire sortir de cet état, qui n'était pas sans quelque douceur.
«La mémoire s'éteint ensuite. Le malade, qui dans son délire reconnaissait encore ceux qui l'approchaient, méconnaît enfin ses proches, puis ceux avec lesquels il vivait dans une grande intimité. Enfin, il cesse de sentir; mais les sens s'éteignent dans un ordre successif et déterminé: le goût et l'odorat ne donnent plus aucun signe de leur existence; les yeux se couvrent d'un nuage terne et prennent une expression sinistre; l'oreille est encore sensible aux sons et au bruit. Voilà pourquoi sans doute les anciens, pour s'assurer de la réalité de la mort, étaient dans l'usage de pousser de grands cris aux oreilles du défunt. Le mourant ne flaire, ne goûte, ne voit et n'entend plus. Il lui reste la sensation du toucher, il s'agite dans sa couche, promène ses bras au dehors, change à chaque instant de posture; il exerce, comme nous l'avons déjà dit, des mouvements analogues à ceux du fétus qui remue dans le sein de sa mère. La mort qui va le frapper ne peut lui inspirer aucune frayeur; car il n'a plus d'idées, et il finit de vivre comme il avait commencé, sans en avoir la conscience.» (Richerand, Nouveaux éléments de Physiologie, neuvième édition, tome II, page 600.)
123.
A cuisine est le plus ancien des arts; car Adam naquit à jeun, et
le nouveau-né, à peine entré dans ce monde, pousse des cris qui ne se
calment que sur le sein de sa nourrice.
C'est aussi de tous les arts celui qui nous a rendu le service le plus important pour la vie civile; car ce sont les besoins de la cuisine qui nous ont appris à appliquer le feu, et c'est par le feu que l'homme a dompté la nature.
Quand on voit les choses d'en haut, on peut compter jusqu'à trois espèces de cuisine:
La première, qui s'occupe de la préparation des aliments, a conservé le nom primitif;
La seconde s'occupe à les analyser et à en vérifier les éléments: on est convenu de l'appeler chimie;
Et la troisième, qu'on peut appeler cuisine de réparation, est plus connue sous le nom de pharmacie.
Si elles diffèrent par le but, elles se tiennent par l'application du feu, par l'usage des fourneaux et par l'emploi des mêmes vases.
Ainsi, le même morceau de boeuf que le cuisinier convertit en potage et en bouilli, le chimiste s'en empare pour savoir en combien de sortes de corps il est résoluble, et le pharmacien nous le fait violemment sortir du corps, si par hasard il y cause une indigestion.
Ordre d'alimentation.
124.
'HOMME est un animal omnivore; il a des dents incisives pour
diviser les fruits, des dents molaires pour broyer les graines, et des
dents canines pour déchirer les chairs: sur quoi on a remarqué que plus
l'homme est rapproché de l'état sauvage, plus les dents canines sont
fortes et faciles à distinguer.
Il est extrêmement probable que l'espèce fut longtemps frugivore, et elle y fut réduite par la nécessité; car l'homme est le plus lourd des animaux de l'ancien monde, et ses moyens d'attaque sont très bornés, tant qu'il n'est pas armé. Mais l'instinct de perfectionnement attaché à sa nature ne tarda pas à se développer: le sentiment même de sa faiblesse le porta à chercher à se faire des armes; il y fut poussé aussi par l'instinct carnivore, annoncé par ses dents canines; et dès qu'il fut armé, il fit sa proie et sa nourriture de tous les animaux dont il était environné.
Cet instinct de destruction subsiste encore; les enfants ne manquent presque jamais de tuer les petits animaux qu'on leur abandonne; ils les mangeraient s'ils avaient faim.
Il n'est point étonnant que l'homme ait désiré se nourrir de chair; il a l'estomac trop petit, et les fruits ont trop peu de substances animalisables pour suffire pleinement à sa restauration; il pourrait se nourrir mieux de légumes; mais ce régime suppose des arts qui n'ont pu venir qu'à la suite des siècles.
Les premières armes durent être des branches d'arbres, et plus tard on eut des arcs et des flèches.
Il est très digne de remarque que partout où on a trouvé l'homme, sous tous les climats, à toutes les latitudes, on l'a toujours trouvé armé d'arcs et de flèches. Cette uniformité est difficile à expliquer. On ne voit pas comment la même série d'idées s'est présentée à des individus soumis à des circonstances si différentes; elle doit provenir d'une cause qui s'est cachée derrière le rideau des âges.
La chair crue n'a qu'un inconvénient; c'est de s'attacher aux dents par sa viscosité; à cela près, elle n'est point désagréable au goût. Assaisonnée d'un peu de sel, elle se digère très bien, et doit être plus nourrissante que toute autre.
«Mein God, me disait, en 1815, un capitaine de Croates à qui je donnais à dîner, il ne faut pas tant d'apprêts pour faire bonne chère. Quand nous sommes en campagne et que nous avons faim, nous abattons la première bête qui nous tombe sous la main; nous en coupons un morceau bien charnu, nous le saupoudrons d'un peu de sel, que nous avons toujours dans la sabre-tasche 44; nous le mettons sous la selle, sur le dos du cheval; nous donnons un temps de galop, et (faisant le mouvement d'un homme qui déchire à belles dents) gnian, gnian, gnian, nous nous régalons comme des princes.»
Quand les chasseurs du Dauphiné vont à la chasse dans le mois de septembre, ils sont également pourvus de poivre et de sel. S'ils tuent un becfigue de haute graisse, ils le plument, l'assaisonnent, le portent quelque temps sur leurs chapeaux et le mangent. Ils assurent que cet oiseau ainsi traité est encore meilleur que rôti.
D'ailleurs, si nos trisaïeux mangeaient leurs aliments crus, nous n'en avons pas tout-à-fait perdu l'habitude. Les palais les plus délicats s'arrangent très bien des saucissons d'Arles, des mortadelles, du boeuf fumé d'Hambourg, des anchois, des harengs secs, et d'autres pareils, qui n'ont pas passé par le feu et qui n'en réveillent pas moins l'appétit.
Découverte du feu.
125.--Après qu'on se fut régalé assez longtemps à la manière des Croates, on découvrit le feu; et ce fut encore un hasard; car le feu n'existe pas spontanément sur la terre; les habitants des îles Mariannes ne le connaissaient pas.
Cuisson.
126.
E feu une fois connu, l'instinct de perfectionnement fit qu'on en
approcha les viandes, d'abord pour les sécher, et ensuite on les mit sur
des charbons pour les cuire.
La viande ainsi traitée, fut trouvée bien meilleure, elle prend plus de consistance, se mâche avec beaucoup plus de facilité, et l'osmazôme, en se rissolant, s'aromatise et lui donne un parfum qui n'a pas cessé de nous plaire.
Cependant on vint à s'apercevoir que la viande cuite sur les charbons n'est pas exempte de souillure; car elle entraîne toujours avec elle quelques parties de cendre ou de charbon dont on la débarrasse difficilement. On remédia à cet inconvénient en la perçant avec des broches qu'on mettait au-dessus des charbons ardents, en les appuyant sur des pierres d'une hauteur convenable.
C'est ainsi qu'on parvint aux grillades, préparation aussi simple que savoureuse, car toute viande grillée est de haut goût, parce qu'elle se fume en partie.
Les choses n'étaient pas beaucoup plus avancées du temps d'Homère; et j'espère qu'on verra ici avec plaisir la manière dont Achille reçut dans sa tente trois des plus considérables d'entre les Grecs, dont l'un était roi.
Je dédie aux dames la narration que j'en vais faire, parce qu'Achille était le plus beau des Grecs, et que sa fierté ne l'empêcha pas de pleurer quand on lui enleva Briséis; c'est aussi pour elles que je choisis la traduction élégante de M. Dugas-Montbel, auteur doux, complaisant, et assez gourmand pour un helléniste:
Majorem jam crateram, Moenetii fili, appone,
Meraciùsque misce, poculum autem para unicuique;
Charissimi enim isti viri meo sub tecto.
Sic dixit: Patroclus dilecto obedivit socio;
Sed cacabum ingentem posuit ad ignis jubar;
Tergum in ipso posuit ovis et pinguis capræ.
Apposuit et suis saginati scapulam abundantem pinguedine.
Huic tenebat carnes Automedon, secabatque nobilis Achilles,
Eas quidem minute secabat, et verubus afligebat.
Ignem Moenetiades accendebat magnum, deo similis vir;
Sed postquam ignis deflagravit, et fiamma exstincta est,
Prunas sternens, verua desuper extendit.
Inspersit autem sale cacro, a lapidibus elevans.
At postquam assavit et in mensas culinarias fudit,
Patroclus quidem, panem accipiens, distribuit in mensas
Pulchris in canistris, sed carnem distribuit Achilles.
Ipse autem adversus sedit Ulyssi divino,
Ad parietem alterum. Diis autem sacrificare jussit
Patroclum suum socium. Is in ignem jecit libamenta.
Hi in cibos paratos appositos manus immiserunt;
Sed postquam potûs et cibi desiderium exemerunt,
Innuit Ajax Phoenici: intellexit autem divinus Ulysses,
Implensque vino poculum, propinavit Achilli 45, etc.
II. ix, 202.
«Aussitôt Patrocle obéit aux ordres de son compagnon fidèle. Cependant Achille approche de la flamme étincelante un vase qui renferme les épaules d'une brebis, d'une chèvre grasse; et le large dos d'un porc succulent. Automédon tient les viandes que coupe le divin Achille; celui-ci les divise en morceaux, et les perce avec des pointes de fer.
«Patrocle, semblable aux immortels, allume un grand feu. Dès que le bois consumé ne jette plus qu'une flamme languissante, il pose sur le brasier deux longs dards soutenus par deux fortes pierres, et répand le sel sacré.
«Quand les viandes sont prêtes, que le festin est dressé, Patrocle distribue le pain autour de la table dans de riches corbeilles; mais Achille veut lui-même servir les viandes. Ensuite il se place vis-à-vis d'Ulysse, à l'autre extrémité de la table, et commande à son compagnon de sacrifier aux dieux.
«Patrocle jette dans les flammes les prémices du repas, et tous portent bientôt les mains vers les mets qu'on leur a servis et préparés. Lorsque dans l'abondance des festins ils ont chassé la faim et la soif, Ajax fait un signe à Phénix; Ulysse l'aperçoit, il remplit de vin sa large coupe, et s'adressant au héros: Salut, Achille, dit-il...»
Ainsi, un roi, un fils de roi, et trois généraux grecs, dînèrent fort bien avec du pain, du vin et de la viande grillée.
Il faut croire que si Achille et Patrocle s'occupèrent eux-mêmes des apprêts du festin, c'était par extraordinaire, et pour honorer d'autant plus les hôtes distingués dont ils recevaient la visite; car ordinairement les soins de la cuisine étaient abandonnés aux esclaves et aux femmes: c'est ce qu'Homère nous apprend encore en s'occupant, dans l'Odyssée, des repas des poursuivants.
On regardait alors les entrailles des animaux farcies de sang et de graisse comme un mets très distingué (c'était du boudin).
À cette époque, et sans doute longtemps auparavant, la poésie et la musique s'étaient associées aux délices des repas. Des chantres vénérés célébraient les merveilles de la nature, les amours des dieux et les hauts faits des guerriers; ils exerçaient une espèce de sacerdoce, et il est probable que le divin Homère lui-même était issu de quelques-uns de ces hommes favorisés du ciel; il ne se fût point élevé si haut si ses études poétiques n'avaient pas commencé dès son enfance.
Madame Dacier remarque qu'Homère ne parle de viande bouillie en aucun endroit de ses ouvrages. Les Hébreux étaient plus avancés, à cause du séjour qu'ils avaient fait en Égypte; ils avaient des vaisseaux qui allaient sur le feu; et c'est dans un vase pareil que fut faite la soupe que Jacob vendit si cher à son frère Ésaü.
Il est véritablement difficile de deviner comment l'homme est parvenu à travailler les métaux; ce fut, dit-on, Tubal-Caïn qui s'en occupa le premier.
Dans l'état actuel de nos connaissances, des métaux nous servent à traiter d'autres métaux; nous les assujettissions avec des pinces en fer, nous les forgeons avec des marteaux de fer; nous les taillons avec des limes d'acier; mais je n'ai encore trouvé personne qui ait pu m'expliquer comment fut faite la première pince et forgé le premier marteau.
Festins des Orientaux.--Des Grecs.
127.
A cuisine fit de grands progrès quand on eut, soit en airain,
soit en poterie, des vases qui résistèrent au feu. On put assaisonner
les viandes, faire cuire les légumes; on eut du bouillon, du jus, des
gelées; toutes ces choses se suivent et se soutiennent.
Les livres les plus anciens qui nous restent font mention honorable des festins des rois d'Orient. Il n'est pas difficile de croire que des monarques qui régnaient sur des pays si fertiles en toutes choses, et surtout en épiceries et en parfums, eussent des tables somptueuses; mais les détails nous manquent. On sait seulement que Cadmus, qui apporta l'écriture en Grèce, avait été cuisinier du roi de Sidon.
Ce fut chez ces peuples voluptueux et mous que s'introduisit la coutume d'entourer de lits les tables des festins, et de manger couchés.
Ce raffinement, qui tient de la faiblesse, ne fut pas partout également bien reçu. Les peuples qui faisaient un cas particulier de la force et du courage, ceux chez qui la frugalité était une vertu, le repoussèrent longtemps; mais il fut adopté à Athènes, et cet usage fut longtemps général dans le monde civilisé.
La cuisine et ses douceurs furent en grande faveur chez les Athéniens, peuple élégant et avide de nouveautés: les rois, les particuliers riches, les poètes, les savants, donnèrent l'exemple, et les philosophes eux-mêmes ne crurent pas devoir se refuser à des jouissances puisées au sein de la nature.
Après ce qu'on lit dans les anciens auteurs, on ne peut pas douter que leurs festins ne fussent de véritables fêtes.
La chasse, la pêche et le commerce leur procuraient une grande partie des objets qui passent encore pour excellents, et la concurrence les avait fait monter à un prix excessif.
Tous les arts concouraient à l'ornement de leurs tables, autour desquelles les convives se rangeaient, couchés sur des lits couverts de riches tapis de pourpre.
On se faisait une étude de donner encore plus de prix à la bonne chère par une conversation agréable, et les propos de table devinrent une science.
Les chants, qui avaient lieu vers le troisième service, perdirent leur sévérité antique; ils ne furent plus exclusivement employés à célébrer les dieux, les héros et les faits historiques: on chanta l'amitié, le plaisir et l'amour, avec une douceur et une harmonie auxquelles nos langues sèches et dures ne pourront jamais atteindre.
Les vins de la Grèce, que nous trouvons encore excellents, avaient été examinés et classés par les gourmets, à commencer par les plus doux jusqu'aux plus fumeux; dans certains repas, on en parcourait l'échelle tout entière, et, au contraire de ce qui se passe aujourd'hui, les verres grandissaient en raison de la bonté du vin qui y était versé.
Les plus jolies femmes venaient encore embellir ces réunions voluptueuse: des danses, des jeux et des divertissements de toute espèce prolongeaient les plaisirs de la soirée. On respirait la volupté par tous les pores; et plus d'un Aristippe, arrivé sous la bannière de Platon, fit retraite sous celle d'Épicure.
Les savants s'empressèrent à l'envi d'écrire sur un art qui procurait de si douces jouissances. Platon, Athénée et plusieurs autres nous ont conservé leurs noms. Mais hélas! leurs ouvrages sont perdus; et s'il faut surtout en regretter quelqu'un, ce doit être la Gastronomie d'Achestrade, qui fut l'ami d'un des fils de Périclès.
«Ce grand écrivain, dit Théotime, avait parcouru les terres et les mers pour connaître par lui-même ce qu'elles produisent de meilleur. Il s'instruisait dans ses voyages, non des moeurs des peuples, puisqu'il est impossible de les changer; mais il entrait dans les laboratoires où se préparent les délices de la table, et il n'eut de commerce qu'avec les hommes utiles à ses plaisirs. Son poème est un trésor de science, et ne contient un vers qui ne soit un précepte.»
Tel fut l'état de la cuisine en Grèce; et il se soutint ainsi jusqu'au moment où une poignée d'hommes, qui étaient venus s'établir sur les bords du Tibre, étendit sa domination sur les peuples voisins, et finit par envahir le monde.
Festins des Romains.
128.--La bonne chère fut inconnue aux Romains tant qu'ils ne combattirent que pour assurer leur indépendance ou pour subjuguer leurs voisins, tout aussi pauvres qu'eux. Alors leurs généraux conduisaient la charrue, vivaient de légumes, etc. Les historiens frugivores ne manquent pas de louer ces temps primitifs, où la frugalité était alors en grand honneur. Mais quand leurs conquêtes se furent étendues en Afrique, en Sicile et en Grèce; quand ils se furent régalés aux dépens des vaincus dans des pays où la civilisation était plus avancée, ils emportèrent à Rome des préparations qui les avaient charmés chez les étrangers, et tout porte à croire qu'elles y furent bien reçues.
Les Romains avaient envoyé à Athènes une députation pour en rapporter les lois de Solon; ils y allaient encore pour étudier les belles-lettres et la philosophie. Tout en polissant leurs moeurs, ils connurent les délices des festins; et les cuisiniers arrivèrent à Rome avec les orateurs, les philosophes, les rhéteurs et les poètes.
Avec le temps et la série de succès qui firent affluer à Rome toutes les richesses de l'univers, le luxe de la table fut poussé à un point presque incroyable.
On goûta de tout, depuis la cigale jusqu'à l'autruche, depuis le loir jusqu'au sanglier 46; tout ce qui put piquer le goût fut essayé comme assaisonnement ou employé comme tel, des substances dont nous ne pouvons pas concevoir l'usage, comme l'assa fetida, la rue, etc.
Note 46: (retour) Glires fabsi.--Glires isicio porcino, item pulpis ex omni glirium membro tritis, cum pipere, nucleis, lasere, liquamine, farcies glires, et sutos in tegulâ positos, mittes in furnum, an farsos in clibano coques.Les loirs passaient pour un mets délicat: on apportait quelquefois des balances sur la table pour en vérifier le poids. On connaît cette épigramme de Martial, au sujet des loirs, xiii, 59.
Tota mihi dormitur hiems, et pinguior illo
Tempore sum, quo me nil nisi somnus alit.
Lister, médecin gourmand d'une reine très gourmande (la reine Anne), s'occupant des avantages qu'on peut tirer pour la cuisine de l'usage des balances, observe que si douze alouettes ne pèsent point douze onces, elles sont à peine mangeables, qu'elles sont passables si elles pèsent douze onces, mais que si elles pèsent treize onces, elles sont grasses et excellentes.
L'univers connu fut mis à contribution par les armées et les voyageurs. On apporta d'Afrique les pintades et les truffes, les lapins d'Espagne, les faisans de la Grèce, où ils étaient venus des bords du Phase, et les paons de l'extrémité de l'Asie.
Les plus considérables d'entre les Romains se firent gloire d'avoir de beaux jardins où ils firent cultiver non-seulement les fruits anciennement connus, tels que les poires, les pommes, les figues, le raisin, mais encore ceux qui furent apportés de divers pays, savoir: l'abricot d'Arménie, la pèche de Perse, le coing de Sidon, la framboise des vallées du mont Ida, et la cerise, conquête de Lucullus dans le royaume de Pont. Ces importations, qui eurent nécessairement lieu dans des circonstances très diverses, prouvent du moins que l'impulsion était générale, et que chacun se faisait une gloire et un devoir de contribuer aux jouissances du peuple-roi.
Parmi les comestibles, le poisson fut surtout un objet de luxe. Il s'établit des préférences en faveur de certaines espèces, et ces préférences augmentaient quand la pêche avait eu lieu dans certains parages. Le poisson des contrées éloignées fut apporté dans des vases pleins de miel, et quand les individus dépassèrent la grandeur ordinaire, ils furent vendus à des prix considérables, par la concurrence qui s'établissait entre des consommateurs, dont quelques-uns étaient plus riches que des rois.
Les boissons ne furent pas l'objet d'une attention moins suivie et de soins moins attentifs. Les vins de Grèce, de Sicile et d'Italie firent les délices des Romains; et comme ils tiraient leur prix soit du canton, soit de l'année où ils avaient été produits, une espèce d'acte de naissance était inscrit sur chaque amphore.
O nata mecum consule Manlio.
Horace.
Ce ne fut pas tout. Par une suite de cet instinct d'exaltation que nous avons déjà indiqué, on s'appliqua à rendre les vins plus piquants et plus parfumés; on y fit infuser des fleurs, des aromates, les drogues de diverses espèces, et les préparations que les auteurs contemporains nous ont transmises sous le nom de condita, devaient brûler la bouche et violemment irriter l'estomac.
C'est ainsi que déjà, à cette époque, les Romains rêvaient l'alcool, qui n'a été découvert qu'après plus de quinze siècles.
Mais c'est surtout vers les accessoires des repas que ce luxe gigantesque se portait avec plus de ferveur.
Tous les meubles nécessaires pour les festins furent faits avec recherche, soit pour la matière, soit pour la main-d'oeuvre. Le nombre des services augmenta graduellement jusques et passé vingt, et à chaque service on enlevait tout ce qui avait été employé aux services précédents.
Des esclaves étaient spécialement attachés à chaque fonction conviviale, et ces fonctions étaient minutieusement distinguées. Les parfums les plus distingués embaumaient la salle du festin. Des espèces de hérauts proclamaient le mérite des mets dignes d'une attention spéciale; ils annonçaient les titres qu'ils avaient à cette espèce d'ovation; enfin on n'oubliait rien de ce qui pouvait aiguiser l'appétit, soutenir l'attention et prolonger les jouissances.
Ce luxe avait aussi ses aberrations et ses bizarreries. Tels étaient ces festins où les poissons et les oiseaux servis se comptaient par milliers, et ces mets qui n'avaient d'autre mérite que d'avoir coûté cher, tel que ce plat composé de la cervelle de cinq cents autruches;, et cet autre où l'on voyait les langues de cinq mille oiseaux qui tous avaient parlé.
D'après ce qui précède, il me semble qu'on peut facilement se rendre compte des sommes considérables que Lucullus dépensait à sa table et de la cherté des festins qu'il donnait dans le salon d'Apollon, où il était d'étiquette d'épuiser tous les moyens connus pour flatter la sensualité de ses convives.
Résurrection de Lucullus.
129.
ES jours de gloire pourraient renaître sous nos yeux, et pour en
renouveler les merveilles il ne nous manque qu'un Lucullus. Supposons
donc qu'un homme connu pour être puissamment riche voulût célébrer un
grand événement politique ou financier, et donner à cette occasion une
fête mémorable, sans s'inquiéter de ce qu'il en coûterait.
Supposons qu'il appelle tous les arts pour orner le lieu de la fête dans ses diverses parties, et qu'il ordonne aux préparateurs d'employer pour la bonne chère toutes les ressources de l'art, et d'abreuver les convives avec ce que les caveaux contiennent de plus distingué;
Qu'il fasse représenter pour eux, en ce dîner solennel, deux pièces jouées par les meilleurs acteurs;
Que, pendant le repas, la musique se fasse entendre, exécutée par les artistes les plus renommés, tant pour les voix que pour les instruments;
Qu'il ait fait préparer, pour entr'actes, entre le dîner et le café, un ballet dansé dans tout ce que l'Opéra a de plus léger et de plus joli;
Que la soirée se termine par un bal qui rassemble deux cents femmes choisies parmi les plus belles, et quatre cents danseurs choisis parmi les plus élégants;
Que le buffet soit constamment garni de ce qu'on connaît de mieux en boissons chaudes, fraîches et glacées;
Que, vers le milieu de la nuit, une collation savante vienne rendre à tous une vigueur nouvelle;
Que les servants soient beaux et bien vêtus, l'illumination parfaite; et, pour ne rien oublier, que l'amphitryon se soit chargé d'envoyer chercher et de reconduire commodément tout le monde.
Cette fête ayant été bien entendue, bien ordonnée, bien soignée et bien conduite, tous ceux qui connaissent Paris, conviendront avec moi qu'il y aurait dans les mémoires du lendemain de quoi faire trembler le caissier même de Lucullus.
En indiquant ce qu'il faudrait faire aujourd'hui pour imiter les fêtes de ce Romain magnifique, j'ai suffisamment appris au lecteur ce qui se pratiquait alors pour les accessoires obligés des repas, où l'on ne manquait pas de faire intervenir les comédiens, les chanteurs, les mimes, les grimes, et tout ce qui peut contribuer à augmenter la joie des personnes qui n'ont été convoquées que dans le but de se divertir.
Ce qu'on avait fait chez les Athéniens, ensuite chez les Romains, plus tard chez nous dans le moyen âge, et enfin de nos jours, prend sa source dans la nature de l'homme, qui cherche avec impatience la fin de la carrière où il est entré, et dans certaine inquiétude qui le tourmente tant que la somme totale de vie dont il peut disposer n'est pas entièrement occupée.
Lectisternium et Incubitatium.
130.
OMME les Athéniens, les Romains mangeaient couchés; mais ils n'y
arrivèrent que par une voie en quelque façon détournée.
Ils se servirent d'abord des lits pour les repas sacrés qu'on offrait aux dieux; les premiers magistrats et les hommes puissants en adoptèrent ensuite l'usage, et en peu de temps il devint général et s'est conservé jusque vers le commencement du quatrième siècle de l'ère chrétienne.
Ces lits, qui n'étaient d'abord que des espèces de bancs rembourrés de paille et recouverts de peaux, participèrent bientôt au luxe qui envahit tout ce qui avait rapport aux festins. Ils furent faits des bois les plus précieux, incrustés d'ivoire, d'or, et quelquefois de pierreries; ils furent formés de coussins d'une mollesse recherchée, et les tapis qui les recouvraient furent ornés de magnifiques broderies.
On se couchait sur le côté gauche, appuyé sur le coude; et ordinairement le même lit recevait trois personnes.
Cette manière de se tenir à table, que les Romains appelaient lectisternium, était-elle plus commode, était-elle plus favorable que celle que nous avons adoptée, ou plutôt reprise? Je ne le crois pas.
Physiquement envisagée, l'incubitation exige un certain déploiement de forces pour garder l'équilibre, et ce n'est pas sans quelque douleur que le poids d'une partie du corps porte sur l'articulation du bras.
Sous le rapport physiologique, il y a bien aussi quelque chose à dire: l'imbuccation se fait d'une manière moins naturelle; les aliments coulent avec plus de peine et se tassent moins dans l'estomac.
L'ingestion des liquides ou l'action de boire était surtout bien plus difficile encore; elle devait exiger une attention particulière pour ne pas répandre mal à propos le vin contenu dans ces larges coupes qui brillaient sur la table des grands; et c'est sans doute pendant le règne du lectisternium qu'est né le proverbe qui dit que de la coupe à la bouche il y a souvent bien du vin perdu.
Il ne devait pas être plus facile de manger proprement, quand on mangeait couché, surtout si l'on fait attention que plusieurs des convives portaient la barbe longue, et qu'on se servait des doigts, ou tout au plus du couteau, pour porter les morceaux à la bouche, car l'usage des fourchettes est moderne; on n'en a point trouvé dans les ruines d'Herculanum, où l'on a cependant trouvé beaucoup de cuillers.
Il faut croire aussi qu'il se faisait par-ci par-là quelques outrages à la pudeur, dans des repas où l'on dépassait fréquemment les bornes de la tempérance, sur des lits où les deux sexes étaient mêlés, et où il n'était pas rare de voir une partie des convives endormie.
Nam pransus jaceo, et satur supinus
Pertundo tunicamque, palliumque.
Aussi c'est la morale qui réclama la première.
Dès que la religion chrétienne, échappée aux persécutions qui ensanglantèrent son berceau, eut acquis quelque influence, ses ministres élevèrent la voix contre les excès de l'intempérance. Ils se récrièrent contre la longueur des repas, où l'on violait tous leurs préceptes en s'entourant de toutes les voluptés. Voués par choix à un régime austère, ils placèrent la gourmandise parmi les péchés capitaux, critiquèrent amèrement la promiscuité des sexes, et attaquèrent surtout l'usage de manger sur des lits, usage qui leur parut le résultat d'une mollesse coupable et la cause principale des abus qu'ils déploraient.
Leur voie menaçante fut entendue: les lits cessèrent d'orner la salle des festins, on revint à l'ancienne manière de manger en état de session; et par un rare bonheur, cette forme, ordonnée par la morale; n'a point tourné au détriment du plaisir.
Poésie.
131.--À l'époque dont nous nous occupons, la poésie conviviale subit une modification nouvelle, et prit, dans la bouche d'Horace, de Tibulle, et autres auteurs à peu près contemporains, une langueur et une mollesse que les Muses grecques ne connaissaient pas.
Dulce ridentem Lalagem amabo,
Dulce loquentem.
Hor.
Quaeris quot mibi batiationes
Tuae, Lesbia, sint satis superque.
Cat.
Pande, puella, pande capillulos
Flavos, lucentes ut aurum nitidum.
Pande, puella, collum candidum
Productum bene candidis humeris.
Gallus.
Irruption des barbares.
132.
ES cinq ou six siècles que nous venons de parcourir en un petit
nombre de pages furent les beaux temps pour la cuisine, ainsi que pour
ceux qui l'aiment et la cultivent; mais l'arrivée, ou plutôt l'irruption
des peuples du Nord, changea tout, bouleversa tout; et ces jours de
gloire furent suivis d'une longue et terrible obscurité.
À l'apparition de ces étrangers, l'art alimentaire disparut avec les autres sciences dont il est le compagnon et le consolateur. La plupart des cuisiniers furent massacrés dans les palais qu'ils desservaient; les autres s'enfuirent pour ne pas régaler les oppresseurs de leur pays; et le petit nombre qui vint offrir ses services eut la honte de les voir refuser. Ces bouches féroces, ces gosiers brûlés, étaient insensibles aux douceurs d'une chère délicate. D'énormes quartiers de viande et de venaison, des quantités incommensurables des plus fortes boissons, suffisaient pour les charmer; et comme les usurpateurs étaient toujours armés, la plupart de ces repas dégénéraient en orgies, et la salle des festins vit souvent couler le sang.
Cependant il est dans la nature des choses que ce qui est excessif ne dure pas. Les vainqueurs se lassèrent enfin d'être cruels; ils s'allièrent avec les vaincus, prirent une teinte de civilisation, et commencèrent à connaître les douceurs de la vie sociale.
Les repas se ressentirent de cet adoucissement. On invita ses amis moins pour les repaître que pour les régaler; les autres s'aperçurent qu'on faisait quelques efforts pour leur plaire; une joie plus décente les anima, et les devoirs de l'hospitalité eurent quelque chose de plus affectueux.
Ces améliorations, qui auraient eu lieu vers le cinquième siècle de notre ère devinrent plus remarquables sous Charlemagne; et on voit, par ses capitulaires, que ce grand roi se donnait des soins personnels pour que ses domaines pussent fournir au luxe de sa table.
Sous ce prince et sous ses successeurs, les fêtes prirent une tournure à la foi galante et chevaleresque; les dames vinrent embellir la cour; elles distribuèrent le prix de la valeur; et l'on vit le faisan aux pattes dorées et le paon à la queue épanouie portés sur les tables des princes par des pages chamarrés d'or, et par de gentes pucelles chez qui l'innocence n'excluait pas toujours le désir de plaire.
Remarquons bien que ce fut pour la troisième fois que les femmes, séquestrées chez les Grecs, chez les Romains et chez les Francs, furent appelées à faire l'ornement de leurs banquets. Les Ottomans ont seuls résisté à l'appel; mais d'effroyables tempêtes menacent ce peuple insociable, et trente ans ne s'écouleront pas sans que la voix puissante du canon ait proclamé l'émancipation des odalisques.
Le mouvement une fois imprimé a été transmis jusqu'à nous, en recevant une forte progression par le choc des générations.
Les femmes, même les plus titrées, s'occupèrent, dans l'intérieur de leurs maisons, de la préparation des aliments, qu'elles regardèrent comme faisant partie des soins de l'hospitalité, qui avait encore lieu en France vers la fin du dix-septième siècle.
Sous leurs jolies mains les aliments subirent quelquefois des métamorphoses singulières: l'anguille eut le dard du serpent, le lièvre les oreilles d'un chat, et autres joyeusetés pareilles. Elles firent grand usage des épices que les Vénitiens commencerait à tirer de l'Orient, ainsi que des eaux parfumées qui étaient fournies par les Arabes, de sorte que le poisson fut quelquefois cuit à l'eau de rose. Le luxe de la table consistait surtout dans l'abondance des mets; et les choses allèrent si loin, que nos rois se crurent obligés d'y mettre un frein par des lois somptuaires qui eurent le même sort que celles rendues en pareille matière par les législateurs grecs et romains. On en rit, on les éluda, on les oublia, et elles ne restèrent dans les livres que comme monuments historiques.
On continua donc à faire bonne chère tant qu'on put, et surtout dans les abbayes, couvents et moutiers, parce que les richesses affectées à ces établissements étaient moins exposées aux chances et aux dangers des guerres intérieures qui ont si longtemps désolé la France.
Étant bien certain que les dames françaises se sont toujours plus ou moins mêlées de ce qui se faisait dans leurs cuisine, on doit en conclure que c'est à leur intervention qu'est due la prééminence indisputable qu'a toujours eue en Europe la cuisine française, et qu'elle a principalement acquise par une quantité immense, de préparations recherchées, légères et friandes, dont les femmes seules ont pu concevoir l'idée.
J'ai dit qu'on faisait bonne chère tant qu'on pouvait; mais on ne pouvait pas toujours. Le souper de nos rois eux-mêmes était quelquefois abandonné au hasard. On sait qu'il ne fut pas toujours assuré pendant les troubles civils; et Henri IV eût fait un soir un bien maigre repas, s'il n'eût eu le bon esprit d'admettre à sa table le bourgeois possesseur heureux de la seule dinde qui existât dans une ville où le roi devait passer la nuit.
Cependant la science avançait insensiblement: les chevaliers croisés la dotèrent de l'échalote arrachée aux plaines d'Ascalon; le persil fut importé d'Italie; et longtemps avant Louis IX, les charcutiers et saucisseurs avaient fondé sur la manipulation du porc un espoir de fortune dont nous avons eu sous les yeux de mémorables exemples.
Les pâtissiers n'eurent pas moins de succès; et les produits de leur industrie figuraient honorablement dans tous les festins. Dès avant Charles IX ils formaient une corporation considérable; et ce prince leur donna des statuts où l'on remarque le privilège de fabriquer le pain à chanter messe.
Vers le milieu du dix-septième siècle, les Hollandais apportèrent le café en Europe 47. Soliman Aga, ce Turc puissant dont raffolèrent nos trisaïeules, leur en fit prendre les premières tasses en 1660; un Américain en vendit publiquement à la foire de Saint-Germain en 1670; et la rue Saint-André-des-Arcs eut le premier café orné de glaces et de tables de marbre, à peu près comme on le voit de nos jours.
Note 47: (retour) Parmi les Européens, les Hollandais furent les premiers qui tirèrent d'Arabie des plants du caféier, qu'ils transportèrent à Batavia, et qu'ils apportèrent ensuite en Europe.M. de Reissout, lieutenant-général d'artillerie, en fit venir un pied d'Amsterdam, et en fit cadeau au Jardin du roi: c'est le premier qu'on ait vu à Paris. Cet arbre, dont M. Jussieu a fait la description, avait, en 1613, un pouce de diamètre et cinq pieds de hauteur: le fruit est fort joli, et ressemble un peu à une cerise.
Alors aussi le sucre commença à poindre 48; et Scarron, en se plaignant de ce que sa soeur avait, par avarice, fait rétrécir les trous de son sucrier, nous a du moins appris que de son temps ce meuble était usuel.
C'est encore dans le dix-septième siècle que l'usage de l'eau-de-vie commença à se répandre. La distillation, dont la première idée avait été apportée par les croisés, était jusque-là demeurée un arcane qui n'était connu que d'un petit nombre d'adeptes. Vers le commencement du règne de Louis XIV, les alambics commencèrent à devenir communs, mais ce n'est que sous Louis XV que cette boisson est devenue vraiment populaire; et ce n'est que depuis peu d'années que de tâtonnements en tâtonnements on est venu à obtenir de l'alcool en une seule opération.
C'est encore vers la même époque qu'on commença à user du tabac; de sorte que le sucre, le café, l'eau-de-vie et le tabac, ces quatre objets si importants, soit au commerce, soit à la richesse fiscale, ont à peine deux siècles de date.
Siècle de Louis XIV et de Louis XV.
133.
E fut sous ces auspices que commença le siècle de Louis XIV; et
sous ce règne brillant la science des festins obéit à l'impulsion
progressive qui fit avancer toutes les autres sciences.
On a point encore perdu la mémoire de ces fêtes qui firent accourir toute l'Europe, ni de ces tournois où brillèrent pour la dernière fois les lances que la baïonnette a si énergiquement remplacées, et ces armures chevaleresques, faibles ressources contre la brutalité du canon.
Toutes ces fêtes se terminaient par de somptueux banquets, qui en étaient comme le couronnement; car telle est la constitution de l'homme, qu'il ne peut point être tout-à-fait heureux quand son goût n'a point été gratifié; et ce besoin impérieux a soumis jusqu'à la grammaire, tellement que, pour exprimer qu'une chose a été faite avec perfection, nous disons qu'elle a été faite avec goût.
Par une conséquence nécessaire, les hommes qui présidèrent aux préparations de ces festins devinrent des hommes considérables, et ce ne fut pas sans raison; car ils durent réunir bien des qualités diverses, c'est-à-dire le génie pour inventer, le savoir pour disposer, le jugement pour proportionner, la sagacité pour découvrir, la fermeté pour se faire obéir, et l'exactitude pour ne pas faire attendre.
Ce fut dans ces grandes occasions que commença à se déployer la magnificence des surtouts, art nouveau qui, réunissant la peinture et la sculpture, présente à l'oeil un tableau agréable et quelquefois un site approprié à la circonstance ou au héros de la fête.
C'était là le grand et même le gigantesque de l'art du cuisinier; mais bientôt des réunions moins nombreuses et des repas plus fins exigèrent une attention plus raisonnée et des soins plus minutieux.
Ce fut au petit couvert, dans le salon des favorites, et aux soupers fins des courtisans et des financiers, que les artistes firent admirer leur savoir, et, animés d'une louable émulation, cherchèrent à se surpasser les uns les autres.
Sur la fin de ce règne, le nom des cuisiniers les plus fameux était presque toujours annexé à celui de leurs patrons: ces derniers en tiraient vanité. Ces deux mérites s'unissaient; et les noms les plus glorieux figurèrent dans les livres de cuisine à côté des préparations qu'ils avaient protégées, inventées ou mises au monde.
Cet amalgame a cessé de nos jours: nous ne sommes pas moins gourmands que nos ancêtres, et bien au contraire; mais nous nous inquiétons beaucoup moins du nom de celui qui règne dans les souterrains. L'applaudissement par inclination de l'oreille gauche est le seul tribut d'admiration que nous accordons à l'artiste qui nous enchante; et les restaurateurs, c'est-à-dire les cuisiniers du public, sont les seuls qui obtiennent une estime nominale qui les place promptement au rang des grands capitalistes. Utile dulci.
Ce fut pour Louis XIV qu'on apporta des Échelles du Levant l'épine d'été, qu'il appelait la bonne poire; et c'est à sa vieillesse que nous devons les liqueurs.
Ce prince éprouvait quelquefois de la faiblesse, et cette difficulté de vivre qui se manifeste souvent après l'âge de soixante ans; on unit l'eau-de-vie au sucre et aux parfums, pour lui en faire des potions qu'on appelait, suivant l'usage du temps, potions cordiales. Telle est l'origine de l'art du liquoriste.
Il est à remarquer qu'à peu près vers le même temps l'art de la cuisine florissait à la cour d'Angleterre. La reine Anne était très gourmande; elle ne dédaignait pas de s'entretenir avec son cuisinier, et les dispensaires anglais contiennent beaucoup de préparations désignées (after queen's Ann fashion) à la manière de la reine Anne.
La science, qui était restée stationnaire pendant la domination de madame de Maintenon, continua sa marche ascensionnelle sous la régence.
Le duc d'Orléans, prince spirituel et digne d'avoir des amis, partageait avec eux des repas aussi fins que bien entendus. Des renseignements certains m'ont appris qu'on y distinguait surtout des piqués d'une finesse extrême, des matelotes aussi appétissantes qu'au bord de l'eau, et des dindes glorieusement truffées.
Des dindes truffées!!! dont la réputation et le prix vont toujours croissant! Astres bénins dont l'apparition fait scintiller, radier et tripudier les gourmands de toutes les catégories.
Le règne de Louis XV ne fut pas moins favorable à l'art alimentaire. Dix-huit ans de paix guérirent sans peine toutes les plaies qu'avaient faites plus de soixante ans de guerre; les richesses créées par l'industrie, et répandues par le commerce ou acquises par les traitants, firent disparaître l'inégalité des fortunes, et l'esprit de convivialité se répandit dans toutes les classes de la société.
C'est à dater de cette époque 49 qu'on a établi généralement dans tous les repas plus d'ordre, de propreté, d'élégance, et ces divers raffinements qui, ayant toujours été en augmentant jusqu'à nos jours, menacent maintenant de dépasser toutes les limites et de nous conduire au ridicule.
Note 49: (retour) D'après les informations que j'ai prises auprès des habitants de plusieurs départements, vers 1740 un dîner de dix personnes se composait comme il suit:le bouilli; 1er service... une entrée de veau cuit dans son jus; un hors d'oeuvre, un dindon; 2e service...... un plat de légumes; une salade; une crème (quelquefois). du fromage; Dessert.......... du fruit; un pot de confitures.
On ne changeait que trois fois d'assiettes, savoir: après le potage, au second service et au dessert.
On servait très rarement du café, mais assez souvent du ratafia de cerises ou d'oeillets, qu'on ne connaissait que depuis peu de temps.
Sous ce règne encore, les petites maisons et les femmes entretenues exigèrent des cuisiniers des efforts qui tournèrent au profit de la science.
On a de grandes facilités quand on traite une assemblée nombreuse et des appétits robustes; avec de la viande de boucherie, du gibier, de la venaison et quelques grosses pièces de poisson, on a bientôt composé un repas pour soixante personnes.
Mais pour gratifier des bouches qui ne s'ouvrent que pour minauder, pour allécher des femmes vaporeuses, pour émouvoir des estomacs de papier mâché et faire aller des efflanqués chez qui l'appétit n'est qu'une velléité toujours prête à s'éteindre, il faut plus de génie, plus de pénétration et plus de travail que pour résoudre un des plus difficiles problèmes de géométrie de l'infini.
Louis XVI.
134.
RRIVÉ maintenant au règne de Louis XVI et aux jours de la
révolution, nous ne nous traînerons pas minutieusement sur les détails
des changements dont nous avons été témoins; mais nous nous contenterons
de signaler à grands traits les diverses améliorations qui, depuis 1774,
ont eu lieu dans la science des festins. Ces améliorations ont eu pour
objet la partie naturelle de l'art, ou les moeurs et institutions
sociales qui s'y rattachent; et quoique ces deux ordres de choses
agissent l'un sur l'autre avec une réciprocité continuelle, nous avons
cru devoir, pour plus de clarté, nous en occuper séparément.
Amélioration sous le rapport de l'art.
135.
OUTES les professions dont le résultat est de préparer ou de
vendre des aliments, telles que cuisiniers, traiteurs, pâtissiers,
confiseurs, magasins de comestibles et autres pareils, se sont
multipliées dans des proportions toujours croissantes; et ce qui prouve
que cette augmentation n'a lieu que d'après des besoins réels, c'est que
leur nombre n'a point nui à leur prospérité.
La physique et la chimie ont été appelées au secours de l'art alimentaire: les savants les plus distingués n'ont point cru au-dessous d'eux de s'occuper de nos premiers besoins, et ont introduit des perfectionnements depuis le simple pot-au-feu de l'ouvrier jusqu'à ces mets extractifs et transparents qui ne sont servis que dans l'or ou le cristal.
Des professions nouvelles se sont élevées; par exemple, les pâtissiers de petit four, qui sont la nuance entre les pâtissiers proprement dits et les confiseurs. Ils ont dans leurs domaines les préparations où le beurre s'unit au sucre, aux oeufs, à la fécule, telles que les biscuits, les macarons, les gâteaux parés, les meringues, et autres friandises pareilles.
L'art de conserver les aliments est aussi devenu une profession distincte, dont le but est de nous offrir dans tous les temps de l'année, les diverses substances qui sont particulières à chaque saison.
L'horticulture a fait d'immenses progrès, les serres chaudes ont mis sous nos yeux les fruits des tropiques; diverses espèces de légumes ont été acquises par la culture ou l'importation, et entre autres l'espèce de melons cantaloups qui, ne produisant que de bons fruits, donne aussi un démenti journalier au proverbe 50.
Note 50: (retour)Il faut en essayer cinquante
Avant que d'en trouver un bon.
Il paraît que les melons tels que nous les cultivons n'étaient pas connus des Romains; ce qu'ils appelaient melo et fispo n'étaient que des concombres qu'ils mangeaient avec des sauces extrêmement relevées. Apicius, De re coquinaria.
On a cultivé, importé et présenté dans un ordre régulier les vins de tous les pays: le madère qui ouvre la tranchée, les vins de France qui se partagent les services, et ceux d'Espagne et d'Afrique qui couronnent l'oeuvre.
La cuisine française s'est approprié des mets de préparation étrangère, comme le karik et le beefsteak; des assaisonnements, comme le caviar et le soy; des boissons, comme le punch, le négus et autres.
Le café est devenu populaire: le matin comme aliment, et après dîner comme boisson exhilarante et tonique. On a inventé une grande diversité de vases, ustensiles et autres accessoires, qui donnent au repas une teinte plus ou moins marquée de luxe et de festivité; de sorte que les étrangers qui arrivent à Paris trouvent sur les tables beaucoup d'objets dont ils ignorent le nom et dont ils n'osent souvent pas demander l'usage.
Et de tous ces faits on peut tirer la conclusion générale que, au moment où j'écris ces lignes, tout ce qui précède, accompagne ou suit les festins, est traité avec un ordre, une méthode et une tenue qui marquent une envie de plaire tout-à-fait aimable pour des convives.
Derniers perfectionnements.
136.
N a ressuscité du grec le mot de gastronomie; il a paru doux
aux oreilles françaises; et quoiqu'à peine compris, il a suffi de le
prononcer pour porter sur toutes les physionomies le sourire de
l'hilarité.
On a commencé à séparer la gourmandise de la voracité et de la goinfrerie; on l'a regardée comme un penchant qu'on pouvait avouer, comme une qualité sociale, agréable à l'amphitryon, profitable au convive, utile à la science, et on a mis les gourmands à côté de tous les autres amateurs qui ont aussi un objet connu de prédilection.
Un esprit général de convivialité s'est répandu dans toutes les classes de la société; les réunions se sont multipliées, et chacun, en régalant ses amis, s'est efforcé de leur offrir ce qu'il avait remarqué de meilleur dans les zones supérieures.
Par suite du plaisir qu'on a trouvé à être ensemble, on a adopté pour le temps une division plus commode, en donnant aux affaires le temps qui s'écoule depuis le commencement du jour jusqu'à sa chute, et en destinant le surplus aux plaisirs qui accompagnent et suivent les festins.
On a institué les déjeuners à la fourchette, repas qui a un caractère particulier par les mets dont il est composé, par la gaîté qui y règne, et par la toilette négligée qui y est tolérée.
On a donné des thés, genre de comessation tout-à-fait extraordinaire, en ce que, étant offerte à des personnes qui ont bien dîné, elle ne suppose ni l'appétit ni la soif; qu'elle n'a pour but que la distraction et pour base que la friandise.
On a créé les banquets politiques, qui ont constamment eu lieu depuis trente ans toutes les fois qu'il a été nécessaire d'exercer une influence actuelle sur un grand nombre de volontés; repas qui exigent une grande chère, à laquelle on ne fait pas attention, et où le plaisir n'est compté que pour mémoire.
Enfin les restaurateurs ont paru: institution tout-à-fait nouvelle qu'on n'a point assez méditée, et dont l'effet est tel, que tout homme qui est maître de trois ou quatre pistoles peut immédiatement, infailliblement, et sans autre peine que celle de désirer, se procurer toutes les jouissances positives dont le goût est susceptible.