Physiologie du goût
137.
N restaurateur est celui dont le commerce consiste à offrir au
public un festin toujours prêt, et dont les mets se détaillent en
portions à prix fixe, sur la demande des consommateurs.
L'établissement se nomme restaurant; celui qui le dirige est le restaurateur. On appelle simplement carte l'état nominatif des mets, avec l'indication du prix, et carte à payer la note de la quantité des mets fournis et de leur prix.
Parmi ceux qui accourent en foule chez les restaurateurs, il en est peu qui se doutent qu'il est impossible que celui qui créa le restaurant ne fût pas un homme de génie et un observateur profond.
Nous allons aider la paresse, et suivre la filiation des idées dont la succession dut amener cet établissement si usuel et si commode.
Établissement.
138.
ERS 1770, après les jours glorieux de Louis XIV, les roueries de
la régence et la longue tranquillité du ministère du cardinal de Fleury,
les étrangers n'avaient encore à Paris que bien peu de ressources sous
le rapport de la bonne chère.
Ils étaient forcés d'avoir recours à la cuisine des aubergistes, qui était généralement mauvaise. Il existait quelques hôtels avec table d'hôte, qui, à peu d'exceptions près, n'offraient que le strict nécessaire, et qui d'ailleurs avaient une heure fixe.
On avait bien la ressource des traiteurs; mais ils ne livraient que des pièces entières, et celui qui voulait régaler quelques amis, était forcé de commander à l'avance, de sorte que ceux qui n'avaient pas le bonheur d'être invités dans quelque maison opulente, quittaient la grande ville sans connaître les ressources et les délices de la cuisine parisienne.
Un ordre de choses qui blessait des intérêts si journaliers ne pouvait pas durer, et déjà quelques penseurs rêvaient une amélioration.
Enfin il se trouva un homme de tête qui jugea qu'une cause active ne pouvait rester sans effet; que le même besoin se reproduisant chaque jour vers les mêmes heures, les consommateurs viendraient en foule là où ils seraient certains que ce besoin serait agréablement satisfait; que, si l'on détachait une aile de volaille en faveur du premier venu, il ne manquerait pas de s'en présenter un second qui se contenterait de la cuisse; que l'abscision d'une première tranche dans l'obscurité de la cuisine ne déshonorerait pas le restant de la pièce; qu'on n'en regarderait pas à une légère augmentation de paiement quand on aurait été bien, promptement et proprement servi; qu'on n'en finirait jamais dans un détail nécessairement considérable, si les convives pouvaient disputer sur le prix et la qualité des plats qu'ils auraient demandés; que d'ailleurs la variété des mets, combinée avec la fixité des prix, aurait l'avantage de pouvoir convenir à toutes les fortunes.
Cet homme pensa encore à beaucoup de choses qu'il est facile de deviner. Celui-là fut le premier restaurateur, et créa une profession qui commande à la fortune toutes les fois que celui qui l'exerça de la bonne foi, de l'ordre et de l'habileté.
Avantages des Restaurants.
139.
'ADOPTION des restaurateurs, qui de France a fait le tour de
l'Europe, est d'un avantage extrême pour tous les citoyens, et d'une
grande importance pour la science.
l° Par ce moyen, tout homme peut dîner à l'heure qui lui convient, d'après les circonstances où il se trouve placé par ses affaires ou ses plaisirs.
2° Il est certain de ne pas outrepasser la somme qu'il a jugé à propos de fixer pour son repas, parce qu'il sait d'avance le prix de chaque plat qui lui est servi.
3° Le compte étant une fois fait avec sa bourse, le consommateur peut, à sa volonté, faire un repas solide, délicat ou friand, l'arroser des meilleurs vins français ou étrangers, l'aromatiser de moka et le parfumer des liqueurs des deux mondes, sans autres limites que la vigueur de son appétit ou la capacité de on estomac. Le salon d'un restaurateur est l'Éden des gourmands.
4° C'est encore une chose extrêmement commode pour les voyageurs, pour les étrangers, pour ceux dont la famille réside momentanément à la campagne, et pour tous ceux, en un mot, qui n'ont point de cuisine chez eux, ou qui en sont momentanément privés.
Avant l'époque dont nous avons parlé (1770), les gens riches et puissants jouissaient presque exclusivement de deux grands avantages: ils voyageaient avec rapidité et faisaient constamment bonne chère.
L'établissement des nouvelles voitures qui font cinquante lieues en vingt-quatre heures a effacé le premier privilège; l'établissement des restaurateurs a détruit le second: par eux, la meilleure chère est devenue populaire.
Tout homme qui peut disposer de quinze à vingt francs, et qui s'assied à la table d'un restaurateur de première classe, est aussi bien et même mieux traité que s'il était à la table d'un prince; car le festin qui s'offre à lui est tout aussi splendide, et ayant en outre, tous les mets à commandement, il n'est gêné par aucune considération personnelle.
Examen du salon.
140.
E salon d'un restaurateur, examiné avec un peu de détail, offre à
l'oeil scrutateur du philosophe un tableau digne de son intérêt par la
variété situations qu'il rassemble.
Le fond est occupé par la foule des consommateurs solidaires, qui commandent à haute voix, attendent avec impatience, mangent avec précipitation, paient et s'en vont.
On voit des familles voyageuses qui, contentes d'un repas frugal, l'aiguisent cependant par quelques mets qui leur étaient inconnus, et paraissent jouir avec plaisir d'un spectacle tout-à-fait nouveau pour elles.
Près de là sont deux époux parisiens: on les distingue par le chapeau et le schall suspendus sur leur tête; on voit que, depuis longtemps, ils n'ont plus rien à se dire; ils ont fait la partie d'aller à quelque petit spectacle, et il y a à parier que l'un des deux y dormira.
Plus loin sont deux amants; on en juge par l'empressement de l'un, les petites mignardises de l'autre et la gourmandise de tous les deux. Le plaisir brille dans leurs yeux; et par le choix qui préside à la composition de leur repas, le présent sert à deviner de passé et à prévoir l'avenir.
Au centre est une table meublée d'habitués qui, le plus souvent, obtiennent un rabais et dînent à prix fixe. Ils connaissent par leur nom tous les garçons de salle, et ceux-ci leur indiquent en secret ce qu'il y a de plus frais et de plus nouveau; ils sont là comme un fonds de magasin, comme un centre autour duquel les groupes viennent se former, ou, pour mieux dire, comme les canards privés dont on se sert en Bretagne pour attirer les canards sauvages.
On y rencontre aussi des individus dont tout le monde connaît la figure, et dont personne ne sait le nom. Ils sont à l'aise comme chez eux, et cherchent assez souvent à engager la conversation avec leurs voisins. Ils appartiennent à quelques-unes de ces espèces qu'on ne rencontre qu'à Paris, et qui, n'ayant ni propriété, ni capitaux, ni industrie, n'en font pas moins une forte dépense.
Enfin, on aperçoit çà et là des étrangers, et surtout des Anglais; ces derniers se bourrent de viandes à portions doubles, demandent tout ce qu'il a de plus cher, boivent les vins les plus fumeux, et ne se retirent pas toujours sans aides.
On peut vérifier chaque jour l'exactitude de ce tableau; et s'il est fait pour piquer la curiosité, peut-être pourrait-il affliger la morale.
Inconvénients.
141.--Nul doute que l'occasion et la toute-puissance des objets présents n'entraînent beaucoup de personnes dans des dépenses qui excèdent leurs facultés. Peut-être les estomacs délicats lui doivent-ils quelques indigestions, et la Vénus infime quelques sacrifices intempestifs.
Mais ce qui est bien plus funeste pour l'ordre social, c'est que nous regardons comme certain que la réfection solidaire renforce l'égoïsme, habitue l'individu à ne regarder que soi, à s'isoler de tout ce qui l'entoure, à se dispenser d'égards; et par leur conduite avant, pendant et après le repas, dans la société ordinaire, il est facile de distinguer parmi les convives, ceux qui vivent habituellement chez le restaurateur 51.
Émulation.
142.
OUS avons dit que l'établissement des restaurateurs avait été
d'une grande importance pour l'établissement de la science.
Effectivement, dès que l'expérience a pu apprendre qu'un seul ragoût éminemment traité suffisait pour faire la fortune de l'inventeur, l'intérêt, ce puissant mobile, a allumé toutes les imaginations et mis en oeuvre tous les préparateurs.
L'analyse a découvert des parties esculentes dans des substances jusqu'ici réputées inutiles; des comestibles nouveaux ont été trouvés, les anciens ont été améliorés, les uns et les autres ont été combinés de mille manières. Les inventions étrangères ont été importées; l'univers entier a été mis à contribution, et il est tel de nos repas où l'on pourrait faire un cours complet de géographie alimentaire.
Restaurateurs à prix fixe.
143.--Tandis que l'art suivait ainsi un mouvement d'ascension, tant en découvertes qu'en cherté (car il faut toujours que la nouveauté se paie), le même motif, c'est-à-dire l'espoir du gain, lui donnait un mouvement contraire, du moins relativement à la dépense.
Quelques restaurateurs se proposèrent pour but de joindre la bonne chère à l'économie, et en se rapprochant des fortunes médiocres, qui sont nécessairement les plus nombreuses, de s'assurer ainsi de la foule des consommateurs.
Ils cherchaient dans les objets d'un prix peu élevé, ceux qu'une bonne préparation peut rendre agréables.
Ils trouvaient dans la viande de boucherie, toujours bonne à Paris, et dans le poisson de mer qui y abonde, une ressource inépuisable; et, pour complément, des légumes et des fruits, que la nouvelle culture donne toujours à bon marché. Ils calculaient ce qui est rigoureusement nécessaire pour remplir un estomac d'une capacité ordinaire et apaiser une soif non cynique.
Ils observaient qu'il est beaucoup d'objets qui ne doivent leur prix qu'à la nouveauté ou à la saison, et qui peuvent être offerts un peu plus tard et dégagés de cet obstacle; enfin, ils sont venus peu à peu à un point de précision tel, qu'en gagnant 25 ou 30 pour cent, ils ont pu donner à leurs habitués, pour deux francs, et même moins, un dîner suffisant, et dont tout homme bien né peut se contenter, puisqu'il coûterait au moins mille francs par mois pour tenir, dans une maison particulière, une table aussi bien fournie et aussi variée.
Les restaurateurs, considérés sous ce dernier point de vue, ont rendu un service signalé à cette partie intéressante de la population de toute grande ville qui se compose des étrangers, des militaires et des employés, et ils ont été conduits par leur intérêt à la solution d'un problème qui y semblait contraire, savoir: de faire bonne chère, et cependant à prix modéré, et même à bon marché.
Les restaurateurs qui ont suivi cette route n'ont pas été moins bien récompensés que leurs autres confrères: ils n'ont pas essuyé autant de revers que ceux qui étaient à l'autre extrémité de l'échelle; et leur fortune, quoique plus lente, a été plus sûre; car, s'ils gagnaient moins à la fois, ils gagnaient tous les jours, et il est de vérité mathématique que, quand un nombre égal d'unités sont rassemblées en un point, elles donnent un total égal, soit qu'elles aient été réunies par dizaines, soit qu'elles aient été rassemblées une à une.
Les amateurs ont retenu les noms de plusieurs artistes qui ont brillé à Paris depuis l'adoption des restaurants. On peut citer Beauvilliers, Méot, Robert, Rose, Legacque, les frères Véry, Henneveu et Baleine.
Quelques-uns de ces établissements ont dû leur prospérité à des causes spéciales, savoir: le Veau qui tette, aux pieds de mouton; le... au gras-double sur le gril; les Frères Provençaux, à la morue à l'ail; Véry, aux entrées truffées; Robert, aux dîners commandés; Baleine, aux soins qu'il se donnait pour avoir d'excellent poisson; et Henneveu, aux boudoirs mystérieux de son quatrième étage. Mais de tous ces héros de la gastronomie, nul n'a plus le droit à une notice biographique que Beauvilliers, dont les journaux de 1820 ont annoncé la mort.
Beauvilliers.
144..
EAUVILLIERS, qui s'était établi vers 1782, a été, pendant plus de
quinze ans, le plus fameux restaurateur de Paris.
Le premier, il eut un salon élégant, des garçons bien mis, un caveau soigné et une cuisine supérieure: et quand plusieurs de ceux que nous avons nommés ont cherché à l'égaler, il a soutenu la lutte sans désavantage, parce qu'il n'a eu que quelques pas à faire pour suivre les progrès de la science.
Pendant les deux occupations successives de Paris, en 1814 et 1815, on voyait constamment devant son hôtel des véhicules de toutes les nations: il connaissait tous les chefs des corps étrangers et avait fini par parler toutes leurs langues, autant qu'il était nécessaire à son commerce.
Beauvilliers publia, vers la fin de sa vie, un ouvrage en deux volumes in-8°, intitulé: l'Art du cuisinier. Cet ouvrage, fruit d'une longue expérience, porte le cachet d'une pratique éclairée, et jouit encore de toute l'estime qu'on lui accorda dans sa nouveauté. Jusque-là l'art n'avait point été traité avec autant d'exactitude et de méthode. Ce livre, qui a eu plusieurs éditions, a rendu bien faciles les ouvrages qui l'ont suivi, mais qui ne l'ont pas surpassé.
Beauvilliers avait une mémoire prodigieuse: il reconnaissait et accueillait, après vingt ans, des personnes qui n'avaient mangé chez lui qu'une fois ou deux: il avait aussi, dans certains cas, une méthode qui lui était particulière. Quand il savait qu'une société de gens riches était rassemblée dans ses salons, il s'approchait d'un air officieux, faisait ses baise-mains; et il paraissait donner à ses hôtes une attention toute spéciale.
Il indiquait un plat qu'il ne fallait pas prendre, un autre pour lequel il fallait se hâter, en commandait un troisième auquel personne ne songeait, faisait venir du vin d'un caveau dont lui seul avait la clef; enfin, il prenait un ton si aimable et si engageant, que tous ces articles extra avaient l'air d'être autant de gracieusetés de sa part. Mais ce rôle d'amphitryon ne durait qu'un moment; il s'éclipsait après l'avoir rempli; et peu après, l'enflure de la carte et l'amertume du quart d'heure de Rabelais montraient suffisamment qu'on avait dîné chez un restaurateur.
Beauvilliers avait fait, défait et refait plusieurs fois sa fortune; nous ne savons pas quel est celui de ces divers états où la mort l'a surpris; mais il avait de tels exutoires que nous ne pensons pas que sa succession ait été une dépouille opime.
Le Gastronome chez le Restaurateur.
145.
L résulte de l'examen des cartes de divers restaurateurs de
première classe, et notamment de celle des frères Véry et des Frères
Provençaux, que le consommateur qui vient s'asseoir dans le salon a sous
la main, comme éléments de son dîner, au moins:
12 potages,
24 hors-d'oeuvre,
15 ou 20 entrées de boeuf,
20 entrées de mouton,
30 entrées de volaille et gibier,
16 ou 20 de veau,
12 de pâtisserie,
24 de poisson,
15 de rôts,
50 entremets,
50 desserts.
En outre, le bienheureux gastronome peut arroser tout cela d'au moins trente espèces de vins à choisir, depuis le vin de Bourgogne jusqu'au vin de Tokai ou du Cap; et de vingt ou trente espèces de liqueurs parfumées; sans compter le café et les mélanges; tels que le punch, le négus, le sillabud, et autres pareils.
Parmi ces diverses parties constituantes du dîner d'un amateur, les parties principales viennent de France, telles que la viande de boucherie, la volaille, les fruits; d'autres sont d'imitation anglaise, telles que le beefsteak, le welchrabbet, le punch, etc.; d'autres viennent d'Allemagne, comme le sauerkraut, le boeuf de Hambourg, les filets de la forêt Noire; d'autres d'Espagne, comme l'olla-podrida, les garbanços, les raisins secs de Malaga, les jambons au poivre de Xerica, et les vins de liqueur; d'autres d'Italie, comme le macaroni, le parmesan, les saucissons de Bologne, la polenta, les glaces, les liqueurs; d'autres de Russie, comme les viandes desséchées, les anguilles fumées, le caviar; d'autres de Hollande, comme la morue, les fromages, les harengs-secs, le curaçao, l'anisette; d'autres d'Asie, comme le riz de l'Inde, le sagou, le karrik, le soy, le vin de Schiraz, le café; d'autres d'Afrique, comme le vin du Cap; d'autres enfin d'Amérique, comme les pommes de terre, les patates, les ananas, le chocolat, la vanille, le sucre, etc.: ce qui fournit à suffisance la preuve de la proposition que nous avons émise ailleurs, savoir: qu'un repas tel qu'on peut l'avoir à Paris est un tout cosmopolite où chaque partie du monde comparaît par ses productions.
MISE EN ACTION.
Histoire de M. de Borose.
146.
DE BOROSE naquit vers 1780. Son père était secrétaire du roi.
Il perdit ses parents en bas âge, et se trouva de bonne heure possesseur
de quarante mille livres de rentes. C'était alors une belle fortune;
maintenant ce n'est que ce qu'il faut tout juste pour ne pas mourir de
faim.
Un oncle paternel soigna son éducation. Il apprit le latin, tout en s'étonnant que, quand on pouvait tout exprimer en français, on se donnât tant de peine pour apprendre à dire les mêmes choses en d'autres termes. Cependant il fit des progrès; et quand il fut parvenu jusqu'à Horace, il se convertit, trouva un grand plaisir à méditer sur des idées si élégamment revêtues, et fit de véritables efforts pour bien connaître la langue qu'avait parlée ce poète spirituel.
Il apprit aussi la musique; et après plusieurs essais, se fixa au piano. Il ne se jeta point dans les difficultés indéfinies de cet outil musical 52, et, le réduisant à son véritable usage, il se contenta de devenir assez fort pour accompagner le chant.
Mais, sous ce rapport, on le préférait même aux professeurs, parce qu'il ne cherchait pas à se mettre sur le premier plan; ne faisait ni les bras ni les yeux 53; et qu'il remplissait consciencieusement le devoir imposé à tout accompagnateur, de soutenir et faire briller la personne qui chante.
Sous l'égide de son âge, il traversa sans accident les temps les plus terribles de la révolution; mais il fut conscrit à son tour, acheta un homme qui alla bravement se faire tuer pour lui; et bien muni de l'extrait mortuaire de son Sosie, se trouva convenablement placé pour célébrer nos triomphes, ou déplorer nos revers.
M. de Borose était de taille moyenne, mais il était parfaitement bien fait. Quant à sa figure, elle était sensuelle, et nous en donnons une idée en disant que, si on eût rassemblé avec lui dans le même salon, Gavaudan des Variétés, Michot des Français, et le vaudevilliste Désaugiers, ils auraient tous quatre eu l'air d'être de la même famille. Sur le tout, il était convenu de dire qu'il était joli garçon, et il eut parfois quelque raison d'y croire.
Prendre un état fut pour lui une grande affaire: il en essaya plusieurs; mais, y trouvant toujours quelques inconvénients, il se réduisit à une oisiveté occupée, c'est-à-dire qu'il se fit recevoir dans quelques sociétés littéraires; qu'il fut du comité de bienfaisance de son arrondissement, souscrivit à quelques réunions philanthropiques; et, en ajoutant cela le soin de sa fortune, qu'il régissait à merveille, il eut tout comme un autre, ses affaires, sa correspondance et son cabinet.
Arrivé à vingt-huit ans, il crut qu'il était temps de se marier, ne voulut voir sa future qu'à table, et, à la troisième entrevue, se trouva suffisamment convaincu qu'elle était également jolie, bonne et spirituelle.
Le bonheur conjugal de Borose fut de courte durée: à peine y avait-il dix-huit mois qu'il était marié, quand sa femme mourut en couches, lui laissant un regret éternel de cette séparation si prompte, et pour consolation une fille qu'il nomma Herminie, et dont nous nous occuperons plus tard.
M. de Borose trouva assez de plaisirs dans les diverses occupations qu'il s'était faites. Cependant il s'aperçut à la longue que, même dans les assemblées choisies, il y a des prétentions, des protecteurs, quelquefois un peu de jalousie. Il mit toutes ces misères sur le compte de l'humanité qui n'est parfaite nulle part, n'en fut pas moins assidu, mais obéissant, sans s'en douter, a l'ordre du destin imprimé sur ses traits, vint peu à peu à se faire une affaire principale des jouissances du goût.
M. de Borose disait que la gastronomie n'est autre chose que la réflexion qui apprécie, appliquée à la science qui améliore.
Il disait avec Épicure 54: «L'Homme est-il donc fait pour dédaigner les dons de la nature? N'arrive-t-il sur la terre que pour y cueillir des fruits amers? Pour qui sont les fleurs que les dieux font croître aux pieds des mortels?... C'est complaire à la Providence que de s'abandonner aux divers penchants qu'elle nous suggère; nos devoirs viennent de ses lois; nos désirs, de ses inspirations.»
Il disait avec le professeur sébusien, que les bonnes choses sont pour les bonnes gens; autrement il faudrait tomber dans l'absurdité, et croire que Dieu ne les a créées que pour les méchants.
Le premier travail de Borose eut lieu avec son cuisinier, et eut pour but de lui montrer ses fonctions sous leur véritable point de vue.
Il lui dit qu'un cuisinier habile, qui pouvait être un savant par la théorie, l'était toujours par la pratique; que la nature de ses fonctions le plaçait entre le chimiste et le physicien; il alla même jusqu'à lui dire que le cuisinier chargé de l'entretien du mécanisme animal, était au-dessus du pharmacien, dont l'utilité n'est qu'occasionnelle.
Il ajoutait, avec un docteur aussi spirituel que savant 55, «que le cuisinier a dû approfondir l'art de modifier les aliments par l'action du feu, art inconnu aux anciens. Cet art exige de nos jours des études et des combinaisons savantes, il faut avoir réfléchi longtemps sur les productions du globe pour employer avec habileté les assaisonnements, et déguiser l'amertume de certains mets, pour en rendre d'autres plus savoureux, pour mettre en oeuvre les meilleurs ingrédients. Le cuisinier européen est celui qui brille surtout dans l'art d'opérer ces merveilleux mélanges.»
L'allocution fit son effet, et le chef 56, bien pénétré de son importance, se tint toujours à la hauteur de son emploi.
Note 56: (retour) Dans une maison bien organisée, le cuisinier se nomme chef. Il a sous lui l'aide aux entrées, le pâtissier, le rôtisseur et les fouille-au-pot (l'office est une institution à part). Les fouille-au-pot sont les mousses de la cuisine: comme eux, ils sont souvent battus: et comme eux, ils font quelquefois leur chemin.
Un peu de temps, de réflexion et d'expérience apprirent bientôt à M. de Borose que, le nombre des mets étant à peu près fixé par l'usage, un bon dîner n'est pas de beaucoup plus cher qu'un mauvais; qu'il n'en coûte pas cinq cents francs de plus par an pour ne boire jamais que de très bon vin; et que tout dépend de la volonté du maître, de l'ordre qu'il met dans sa maison et du mouvement qu'il imprime à tous ceux dont il paie les services.
À partir de ces points fondamentaux, les dîners de Borose prirent un aspect classique et solennel: la renommée en célébrera les délices; on se fit une gloire d'y avoir été appelé; et tels en vantèrent les charmes, qu'ils n'y avaient jamais paru.
Il n'engageait jamais ces soi-disant gastronomes qui ne sont que des gloutons, dont le ventre est un abîme, et qui mangent partout, de tout et tout. Il trouvait à souhait, parmi ses amis, dans les trois premières catégories, des convives aimables qui, savourant avec une attention vraiment philosophique, et donnant à cette étude tout le temps qu'elle exige, n'oubliaient jamais qu'il est un instant où la raison dit à l'appétit: Non procedes amplius (tu n'iras pas plus loin).
Il lui arrivait souvent que des marchands de comestibles lui apportaient des morceaux de haute distinction, et qu'ils préféraient les lui vendre à un prix modéré, par la certitude où ils étaient que ces mets seraient consommés avec calme et réflexion, qu'il en serait bruit dans la société, et que la réputation de leurs magasins s'en accroîtrait d'autant.
Le nombre des convives chez M. de Borose excédait rarement neuf, et les mets n'étaient pas très nombreux; mais l'insistance du maître et son goût exquis avaient fini par les rendre parfaits. La table présentait en tout temps ce que la saison pouvait offrir de meilleur, soit par la rareté, soit par la primeur; et le service se faisait avec tant de soin qu'il ne laissait rien à désirer.
La conversation pendant le repas était toujours générale, gaie et souvent instructive; cette dernière qualité était due à une précaution très particulière que prenait Borose.
Chaque semaine, un savant distingué, mais pauvre, auquel il faisait une pension, descendait de son septième étage, et lui remettait une série d'objets propres à être discutés à table. L'amphitryon avait soin de les mettre en avant quand les propos du jour commençaient à s'user, ce qui ranimait la conversation et raccourcissait d'autant les discussions politiques qui troublent également l'ingestion et la digestion.
Deux fois par semaine, il invitait les dames, et il avait soin d'arranger les choses de manière que chacune trouvait parmi les convives un cavalier qui s'occupait uniquement d'elle. Cette précaution jetait beaucoup d'agrément dans sa société, car la prude même la plus sévère est humiliée quand elle reste inaperçue.
À ces jours seulement, un modeste écarté était permis; les autres jours, on n'admettait que le piquet et le whist, jeux graves, réfléchis, et qui indiquent une éducation soignée. Mais le plus souvent ses soirées se passaient dans une aimable causerie, entremêlée de quelques romances nouvelles que Borose accompagnait avec ce talent que nous avons déjà indiqué, ce qui lui attirait des applaudissements auxquels il était bien loin d'être insensible.
Le premier lundi de chaque mois, le curé de Borose venait dîner chez son paroissien; il était sûr d'y être accueilli avec toutes sortes d'égards. La conversation, ce jour-là, s'arrêtait sur un ton un peu plus sérieux, mais qui n'excluait cependant pas une innocente plaisanterie. Le cher pasteur ne se refusait pas aux charmes de cette réunion, et il se surprenait quelquefois à désirer que chaque mois eût quatre premiers lundis.
C'est au même jour que la jeune Herminie sortait de la maison de madame Migneron 57, où elle était en pension: cette dame accompagnait le plus souvent sa pupille. Celle-ci annonçait, à chaque visite, une grâce nouvelle; elle adorait son père, et quand il la bénissait en déposant un baiser sur son front incliné, nuls êtres au monde n'étaient plus heureux qu'eux.
Note 57: (retour) Madame Migneron Remy dirige, rue de Valois, faubourg du Roule, n° 4, une maison d'éducation sous la protection de Madame la duchesse d'Orléans: le local est superbe, la tenue parfaite, le ton excellent, les maîtres les meilleurs de Paris, et ce qui touche surtout le professeur, c'est que, avec tant d'avantages, le prix est tel que des fortunes presque modestes peuvent y atteindre.
Borose se donnait des soins continuels pour que la dépense qu'il faisait pour sa table pût tourner au profit de la morale.
Il ne donnait sa confiance qu'aux fournisseurs qui se faisaient connaître par leur loyauté dans la qualité des choses et leur modération dans les prix; il les prônait et les aidait au besoin, car il avait encore coutume de dire que les gens trop pressés de faire leur fortune sont souvent peu délicats sur le choix des moyens.
Son marchand de vin s'enrichit assez promptement parce qu'il fut proclamé sans mélangé, qualité déjà rare même chez les Athéniens du temps de Périclès, et qui n'est pas commune au dix-neuvième siècle.
On croit que c'est lui qui, par ses conseils, dirigea la conduite d'Hurbain, restaurateur au Palais-Royal; Hurbain, chez qui l'on trouve pour deux francs un dîner qu'on paierait ailleurs plus du double, et qui marche à la fortune par une route d'autant plus sûre que la foule croît chez lui en raison directe de la modération de ses prix.
Les mets enlevés de dessus la table du gastronome n'étaient point livrés à la discrétion des domestiques; amplement dédommagés d'ailleurs; tout ce qui conservait une belle apparence avait une destination indiquée par le maître.
Instruit, par sa place au comité de bienfaisance, des besoins et de la moralité d'un grand nombre de ses administrés; il était sûr de bien diriger ses dons, et des portions de comestibles, encore très désirables, venaient de temps en temps chasser le besoin et faire naître la joie; par exemple, la queue d'un gras brochet, la mitre d'un dindon, un morceau de filet, de la pâtisserie, etc.
Mais pour rendre ces envois encore plus profitables, il avait attention de les annoncer pour le lundi matin, ou pour le lendemain d'une fête, obviant ainsi à la cessation du travail pendant les jours fériés, combattant les inconvénients de la saint lundi 58, et faisant de la sensualité l'antidote de la crapule.
Note 58: (retour) La plupart des ouvriers, à Paris, travaillent le dimanche matin pour finir l'ouvrage commencé, le rendre à qui de droit, et en recevoir le prix: après quoi ils partent et vont se divertir le reste du jour.Le lundi matin, ils s'assemblent par coteries, mettent en commun tout ce qui leur reste d'argent, et ne se quittent pas que tout ne soit dépensé.
Cet état de choses qui était rigoureusement vrai il y a dix ans, s'est un peu amélioré par les soins des maîtres d'ateliers et par les établissements d'économie et d'accumulation; mais le mal est encore très grand, et il y a beaucoup de temps et de travail perdu au profit des Tivolis, réparateurs, cabaretiers et taverniers des faubourgs et la banlieue.
Quand M. de Borose avait découvert dans la troisième ou quatrième classe des commerçants un jeune ménage bien uni, et dont la conduite prudente annonçait les qualités sur lesquelles se fonde la prospérité des nations, il leur faisait la prévenance d'une visite, et se faisait un devoir de les engager à dîner.
Au jour indiqué, la jeune femme ne manquait pas de trouver des dames qui lui parlaient des soins intérieurs d'une maison, et le mari, des hommes pour causer de commerce et de manufactures.
Ces invitations, dont le motif était connu, finirent par devenir une distinction, et chacun s'empressa de les mériter.
Pendant que toutes ces choses se passaient, la jeune Herminie croissait et se développait sous les ombrages de la rue de Valois, et nous devons à nos lecteurs le portrait de la fille, comme partie intégrante de la biographie du père.
Mademoiselle Herminie de Borose est grande (5 pieds 1 pouce) et sa taille réunit la légèreté d'une nymphe à la taille d'une déesse.
Fruit unique d'un mariage heureux, sa santé est parfaite, sa force physique remarquable; elle ne craint ni la chaleur ni le hâle, et les plus longues promenades ne l'épouvantent pas.
De loin on la croirait brune, mais en y regardant de plus près, on s'aperçoit que ses cheveux sont châtain foncé, ses cils noirs et ses yeux bleu d'azur.
La plupart de ses traits sont grecs, mais son nez est gaulois; ce nez charmant fait un effet si gracieux, qu'un comité d'artistes, après en avoir délibéré pendant trois dîners, a décidé que ce type tout français est au moins aussi digne que, tout autre d'être immortalisé par le pinceau, le ciseau et le burin.
Le pied de cette jeune fille est remarquablement petit et bien fait; le professeur l'a tant louée et même cajolée à ce sujet, qu'au jour de l'an 1825, et avec l'approbation de son père, elle lui a fait cadeau d'un petit soulier de satin noir, qu'il montre aux élus, et dont il se sert pour prouver que l'extrême sociabilité agit sur les formes comme sur les personnes; car il prétend qu'un petit pied tel que nous le recherchons maintenant, est le produit des soins et de la culture, ne se trouve presque jamais parmi les villageois, et indique presque toujours une personne dont les aïeux ont longtemps vécu dans l'aisance.
Quand Herminie a relevé sur son peigne la forêt de cheveux qui couvre sa tête et serré une simple tunique avec une ceinture de rubans, on la trouve charmante, et on ne se figure pas que des fleurs, des perles ou des diamants puissent ajouter à sa beauté.
Sa conversation est simple et facile, et on ne se douterait pas qu'elle connaît nos meilleurs auteurs; mais dans l'occasion elle s'anime, et la finesse de ses remarques trahit son secret: aussitôt qu'elle s'en aperçoit elle rougit, ses yeux se baissent, et sa rougeur prouve sa modestie.
Mademoiselle de Borose joue également bien du piano et de la harpe; mais elle préfère ce dernier instrument par je ne sais quel sentiment enthousiastique pour les harpes célestes dont sont armés les anges, et pour les harpes d'or tant célébrées par Ossian.
Sa voix est aussi d'une douceur et d'une rectitude célestes; ce qui ne l'empêche pas d'être un peu timide; cependant elle chante sans se faire prier, mais elle ne manque pas, en commençant, de jeter sur son auditoire un regard qui l'ensorcelle, de sorte qu'elle pourrait chanter faux comme tant d'autres, qu'on n'aurait pas la force de s'en apercevoir.
Elle n'a point négligé les travaux de l'aiguille, source de jouissances bien innocentes et ressources toujours prêtes contre l'ennui; elle travaille comme une fée, et chaque fois qu'il paraît quelque chose de nouveau en ce genre, la première ouvrière du Père de famille est habituellement chargée de venir le lui apprendre.
Le coeur d'Herminie n'a point encore parlé, et la piété filiale a jusqu'ici suffi à son bonheur; mais elle a une véritable passion pour la danse, qu'elle aime à la folie.
Quand elle se place à une contredanse, elle parait grandir de deux pouces, et on croirait qu'elle va s'envoler; cependant sa danse est modérée, et ses pas sans prétention; elle se contente de circuler avec légèreté, en développant ses formes aimables et gracieuses; mais à quelques échappées on devine ses pouvoirs, et on soupçonne que si elle usait de tous ses moyens, madame Montessu aurait une rivale.
Même quand l'oiseau marche on voit qu'il a des ailes.
Auprès de cette fille charmante qu'il avait retirée de sa pension, jouissant d'une fortune sagement administrée et d'une considération justement méritée, M. de Borose vivait heureux, et apercevait
encore devant lui une langue carrière à parcourir; mais toute espérance est trompeuse, et on ne peut pas répondre de l'avenir.
Vers le milieu du mois de mars dernier, M. de Borose fût invité à aller passer une journée à la campagne avec quelques amis.
On était à un de ces jours prématurément chauds, avant-coureurs du printemps, et on entendait aux bornes de l'horizon quelques-uns de ces grondements sourds qui font dire proverbialement que l'hiver se casse le cou: ce qui n'empêcha pas qu'on se mît en route pour la promenade. Cependant bientôt le ciel prit une face menaçante, les nuages s'amoncelèrent, et un orage épouvantable éclata avec tonnerre, pluie et grêle.
Chacun se sauva comme il put et où il put; M. de Borose chercha un asile sous un peuplier dont les branches inférieures, inclinées en parasol, paraissaient devoir le garantir.
Asile funeste! la pointe de l'arbre allait chercher le fluide électrique jusque dans les nuages, et la pluie en tombant le long des branches, lui servait de conducteur. Bientôt une détonnation effroyable se fit entendre, et l'infortuné promeneur tomba mort sans avoir eu le temps de pousser un soupir.
Enlevé ainsi par ce genre de mort que désirait César, et sur lequel il n'y avait pas moyen de gloser, M. de Borose fut enterré avec les cérémonies du rituel le plus complet. Son convoi fut suivi jusqu'au cimetière du Père-Lachaise par une foule de gens à pied et en voiture; son éloge était dans toutes les bouches, et quand une voix amie prononça sur sa tombe une allocution touchante, il y eut écho dans le coeur de tous les assistants.
Herminie fut atterrée d'un malheur si grand et si inattendu; elle n'eut pas de convulsions, elle n'eut pas de crises de nerfs, elle n'alla pas cacher sa douleur dans son lit; mais elle pleura son père avec tant d'abandon, de continuité et d'amertume, que ses amis espérèrent que l'excès de sa douleur en deviendrait le remède, car nous ne sommes pas assez fortement trempés pour éprouver pendant longtemps un sentiment si vif.
Le temps a donc fait sur ce jeune coeur son effet immanquable; Herminie peut nommer son père sans fondre en larmes; mais elle en parle avec une piété douce, un regret si ingénu, un amour si actuel et un accent si profond, qu'il est impossible de l'entendre et de ne pas partager son attendrissement.
Heureux celui à qui Herminie donnera le droit de l'accompagner et de porter avec elle une couronne funéraire sur la tombe de leur père!
Dans une chapelle latérale de l'église de... on remarque chaque dimanche, à la messe de midi, une grande et belle jeune personne accompagnée par une dame âgée. Sa tournure est charmante, mais un voile épais cache son visage. Il faut cependant que les traits en soient connus, car on remarque tout autour de cette chapelle une foule de jeunes dévots de fraîche date, tous fort élégamment mis, et dont quelques-uns sont fort beaux garçons.
Cortège d'une héritière.
147.
ASSANT un jour de la rue de la Paix à la place Vendôme, je fus
arrêté par le cortège de la plus riche héritière de Paris, pour lors à
marier et revenant du bois de Boulogne.
Il était composé comme il suit:
1° La belle, objet de tous les voeux, montée sur un très beau cheval bai, qu'elle maniait avec adresse: amazone bleue à longue queue, chapeau noir à plumes blanches;
2° Son tuteur, marchant à côté d'elle avec la physionomie grave et le maintien important attaché à ses fonctions;
3° Groupe de douze à quinze poursuivants, cherchant tous à se faire distinguer, qui par son empressement, qui par son adresse hippiatrique, qui par sa mélancolie;
4° Un en cas magnifiquement attelé, pour servir en cas de pluie ou de fatigue; cocher corpulent, jokey pas plus gros que le poing;
5° Domestiques à cheval de toutes les livrées, en grand nombre et pêle-mêle.
Ils passèrent... et je continuai de méditer.
148.
ATÉRÉA est la dixième muse: elle préside aux jouissances du
goût.
Elle pourrait prétendre à l'empire de l'univers; car l'univers n'est rien sans la vie, et tout ce qui vit se nourrit.
Elle se plaît particulièrement sur les coteaux où la vigne fleurit, sur ceux que l'oranger parfume, dans les bosquets où la truffe s'élabore, dans les pays abondants en gibier et en fruits.
Quand elle daigne se montrer, elle apparaît sous la figure d'une jeune fille: sa ceinture est couleur de feu; ses cheveux sont noirs, ses yeux bleu d'azur, et ses formes pleines de grâces; belle comme Vénus, elle est surtout souverainement jolie.
Elle se montre rarement aux mortels; mais sa statue les console de son invisibilité. Un seul sculpteur a été admis à contempler tant de charmes, et tel a été le succès de cet artiste aimé des dieux, que quiconque voit son ouvrage, croit y reconnaître les traits de la femme qu'il a le plus aimée.
De tous les lieux où Gastéréa a des autels, celui qu'elle préfère est celle ville, reine du monde, qui emprisonne la Seine entre les marbres de ses palais.
Son temple est bâti sur cette montagne célèbre à laquelle Mars à donné son nom; il est posé sur un socle immense de marbre blanc, sur lequel on monte de tous côtés par cent marches.
C'est dans ce bloc révéré que sont percés ces souterrains mystérieux où l'art interroge la nature et la soumet à ses lois.
C'est là que l'air, l'eau, le fer et le feu, mis en action par des mains habiles, divisent, réunissent, triturent, amalgament et produisent les effets dont le vulgaire ne connaît pas la cause.
C'est de là enfin que s'échappent, à des époques déterminées, des recettes merveilleuses dont les auteurs aiment à rester inconnus, parce que leur bonheur est dans leur conscience, et que leur récompense consiste à savoir qu'ils ont reculé les bornes de la science et procuré aux hommes des jouissances nouvelles.
Le temple, monument unique d'architecture simple et majestueuse, est supporté par cent colonnes de jaspe oriental et éclairé par un dôme qui imite la voûte des cieux.
Nous n'entrerons pas dans le détail des merveilles que cet édifice renferme, il suffira de dire que les sculptures qui en ornent les frontons, ainsi que les bas-reliefs qui en décorent l'enceinte, sont consacrées à la mémoire des hommes qui ont bien mérité de leurs semblables par des inventions utiles, telles que l'application du feu aux besoins de la vie, l'invention de la charrue, et autres pareilles.
Bien loin du dôme et dans le sanctuaire, on voit la statue de la déesse: elle a la main gauche appuyée sur un fourneau, et tient de la droite la production la plus chère à ses adorateurs.
Le baldaquin de cristal qui la couvre est soutenu par huit colonnes de même matière; et ces colonnes, continuellement inondées de flamme électrique, répandent dans le lieu saint une clarté qui a quelque chose de divin.
Le culte de la déesse est simple: chaque jour, au lever du soleil, ses prêtres viennent enlever la couronne de fleurs qui orne sa statue, en placent une nouvelle et chantent en choeur un des hymnes nombreux par lesquels la poésie a célébré les biens dont l'immortelle comble le genre humain.
Ces prêtres sont au nombre de douze, présidés par le plus âgé: ils sont choisis parmi les plus savants; et les plus beaux, toutes choses égales, obtiennent la préférence. Leur âge est celui de la maturité; ils sont sujets à la vieillesse, mais jamais à la caducité; l'air qu'il respirent dans le temple les en défend.
Les fêtes de la déesse égalent le nombre des jours de l'année; car elle ne cesse jamais de verser ses bienfaits; mais parmi ces jours il en est un qui lui est spécialement consacré: c'est le vingt-un septembre, appelé le grand halel gastronomique.
En ce jour solennel, la ville-reine est, dès le matin, environnée d'un nuage d'encens; le peuple, couronné de fleurs, parcourt les rues en chantant les louanges de la déesse; les citoyens s'appellent par les titres de la plus aimable parenté; tous les coeurs sont émus des plus doux sentiments; l'atmosphère se charge de sympathie, et propage partout l'amour et l'amitié.
Une partie de la journée se passe dans ces épanchements, et à l'heure déterminée par l'usage, la foule se porte vers le temple où doit se célébrer le banquet sacré.
Dans le sanctuaire, aux pieds de la statue, s'élève une table destinée aux collège des prêtres. Une autre table de douze cents couverts a été préparée sous le dôme pour des convives des deux sexes. Tous les arts ont concouru à l'ornement de ces tables solennelles; rien de si élégant ne parut jamais dans le palais des rois.
Les prêtres arrivent d'un pas grave et d'un air préparé; ils sont vêtus d'une tunique blanche de laine de cachemire, une broderie incarnat en orne les bords, et une ceinture de même couleur en ramasse les plis; leur physionomie annonce la santé et la bienveillance; ils s'asseyent après s'être réciproquement salués.
Déjà des serviteurs, vêtus de fin lin, ont placé les mets devant eux: ce ne sont point des préparations communes faites pour apaiser des besoins vulgaires; rien n'est servi sur cette table auguste qui n'en ait été jugé digne, et qui ne tienne à la sphère transcendante, tant par le choix de la matière que par la profondeur du travail.
Les vénérables consommateurs sont au-dessus de leurs fonctions: leur conversation paisible et substantielle roule sur les merveilles de la création et la puissance de l'art; ils mangent avec lenteur et savourent avec énergie; le mouvement imprimé à leur mâchoire à quelque chose de moelleux; on dirait que chaque coup de dent a un accent particulier, et s'il leur arrive de promener la langue sur leurs lèvres vernissées, l'auteur des mets en consommation en acquiert une gloire immortelle.
Les boissons, qui se succèdent par intervalles, sont dignes de ce banquet; elles sont versées par douze jeunes filles choisies, pour ce jour seulement, par un comité de peintres et de sculpteurs; elles sont vêtues à l'athénienne, costume heureux qui favorise la beauté sans alarmer la pudeur.
Les prêtres de la déesse n'affectent point de détourner des regards hypocrites, tandis que de jolies mains font couler pour eux les délices des deux mondes; mais tout en admirant le plus bel ouvrage du Créateur, la retenue de la sagesse ne cesse pas de siéger sur leur front: la manière dont ils remercient, dont ils boivent, exprime ce double sentiment.
Autour de cette table mystérieuse on voit circuler des rois, des princes et d'illustres étrangers, arrivés exprès de toutes les parties du monde; ils marchent en silence et observent avec attention: ils sont venus pour s'instruire dans le grand art de bien manger, art difficile, et que des peuples entiers ignorent encore.
Pendant que ces choses se passent dans le sanctuaire, une hilarité générale et brillante anime les convives placés autour de la table du dôme.
Cette gaîté est due surtout à ce qu'aucun d'entre eux n'est placé à côté de la femme à laquelle il a déjà tout dit. Ainsi l'a voulu la déesse.
À cette table immense ont été appelés, par choix, les savants des deux sexes qui ont enrichi l'art par leurs découvertes, les maîtres de maisons qui remplissent avec tant de grâce les devoirs de l'hospitalité française, les savants cosmopolites à qui la société doit des importations utiles ou agréables, et ces hommes miséricordieux qui nourrissent le pauvre des dépouilles opimes de leur superflu.
Le centre en est évidé, et laisse un grand espace qui est occupé par une foule de prosecteurs et de distributeurs qui offrent et voiturent des parties les plus éloignées tout ce que les convives peuvent désirer.
Là se trouve placé avec avantage tout ce que la nature, dans sa prodigalité, a créé pour la nourriture de l'homme. Ces trésors sont centuplés, non seulement par leur association, mais encore par les métamorphoses que l'art leur a fait subir. Cet enchanteur a réuni les deux mondes, confondu les règnes et rapproché les distances; le parfum qui s'élève de ces préparations savantes embaume l'air et le remplit de gaz excitateurs.
Cependant de jeunes garçons, aussi beaux que bien vêtus, parcourent le cercle extérieur, et présentent incessamment des coupes remplies de vin délicieux, qui ont tantôt l'éclat du rubis, tantôt la couleur plus modeste de la topaze.
De temps en temps, d'habiles musiciens, placés dans les galeries du dôme, font retentir le temple des accents mélodieux d'une harmonie aussi simple que savante.
Alors les têtes s'élèvent, l'attention est entraînée, et pendant ces courts intervalles, toutes les conversations sont suspendues; mais elles recommencent bientôt avec plus, de charme; il semble que ce nouveau présent des dieux ait donné à l'imagination plus de fraîcheur, et à tous les coeurs plus d'abandon.
Lorsque le plaisir de la table a rempli le temps qui lui est assigné, le collège des prêtres s'avance, sur le bord de l'enceinte; ils viennent prendre part au bouquet, se mêler avec les convives, et boire avec eux le moka que le législateur de l'Orient permet à ses disciples. La liqueur embaumée fume dans des vases rehaussés d'or; et les belles acolytes du sanctuaire parcourent l'assemblée pour distribuer le sucre qui en adoucit l'amertume. Elles sont charmantes, et cependant telle est l'influence de l'air qu'on respire dans le temple de Gastéréa, qu'aucun coeur de femme ne s'ouvre à la jalousie.
Enfin le doyen des prêtres entonne l'hymne de reconnaissance; toutes les voix s'y joignent, les instruments s'y confondent: cet hommage des coeurs s'élève vers le ciel, et le service est fini.
Alors seulement commence le banquet populaire, car il n'est point de véritables fêtes quand le peuple ne jouit pas.
Des tables, dont l'oeil n'aperçoit pas la fin, sont dressées dans toutes les rues, sur toutes les places, au-devant de tous les palais. On s'assied où l'on se trouve; le hasard rapproche les rangs, les âges, les quartiers: toutes les mains se rencontrent et se serrent avec cordialité; on ne voit que des visages contents.
Quoique la grande ville ne soit alors qu'un immense réfectoire, la générosité des particuliers assure l'abondance, tandis qu'un gouvernement paternel veille avec sollicitude pour le maintien de l'ordre, et pour que les dernières limites de la sobriété ne soient pas outrepassées.
Bientôt une musique vive et animée se fait entendre; elle annonce la danse, cet exercice aimé de la jeunesse.
Des salles immenses, des estrades élastiques qui ont été préparées, et des rafraîchissements de toute espèce, ne manqueront pas.
On y court en foule, les uns pour agir, les autres pour encourager et comme simples spectateurs. On rit en voyant quelques vieillards, animés d'un feu passager, offrir à la beauté un hommage éphémère; mais le culte de la déesse et la solennité du jour excusent tout.
Pendant longtemps ce plaisir se soutient; l'allégresse est générale, le mouvement universel, et on entend avec peine la dernière heure annoncer le repos. Cependant personne ne résiste à cet appel; tout s'est passé avec décence; chacun se retire content de sa journée, et se couche plein d'espoir dans les événements d'une année qui a commencé sous d'aussi heureux auspices.
PHYSIOLOGIE DU GOUT
SECONDE PARTIE.
I l'on m'a lu jusqu'ici avec cette attention que j'ai cherché à faire
naître et à soutenir, on a dû voir qu'en écrivant j'ai eu un double but
que je n'ai jamais perdu de vue: le premier a été de poser les bases
théoriques de la gastronomie, afin qu'elle puisse se placer, parmi les
sciences, au rang qui lui est incontestablement dû; le second, de
définir avec précision ce qu'on doit entendre par gourmandise, et de
séparer pour toujours cette qualité sociale de la gloutonnerie et de
l'intempérance, avec lesquelles on l'a si mal à propos confondue.
Cette équivoque a été introduite par des moralistes intolérants qui, trompés par un zèle outré, ont voulu voir des excès là où il n'y avait qu'une jouissance bien entendue; car les trésors de la création ne sont pas faits pour qu'on les foule aux pieds. Il a été ensuite propagé par des grammairiens insociables, qui définissaient en aveugles et juraient in verba magistri.
Il est temps qu'une pareille erreur finisse, car maintenant; tout le monde s'entend; ce qui est si vrai, qu'en même temps qu'il n'est personne qui n'avoue une petite teinte de gourmandise et ne s'en fasse gloire, il n'est personne non plus qui ne prit à grosse injure l'accusation de gloutonnerie, de voracité ou d'intempérance.
Sur ces deux points cardinaux, il me semble que ce que j'ai écrit jusqu'à présent équivaut à la démonstration, et doit suffire pour persuader tous ceux qui ne se refusent pas à la conviction. Je pourrais donc quitter la plume et regarder comme finie la tâche que je me suis imposée; mais en approfondissant des sujets qui touchent à tout, il m'est revenu dans la mémoire beaucoup de choses qui m'ont paru bonnes à écrire, des anecdotes certainement inédites, des bons mots nés sous mes yeux, quelques recettes de haute distinction et autres hors-d'oeuvre pareils.
Semés dans la partie théorique, ils en eussent rompu l'ensemble; réunis, j'espère qu'ils seront lus avec plaisir, parce que, tout en s'amusant, on pourra y trouver quelques vérités expérimentales et développements utiles.
Il faut bien aussi, comme je l'ai annoncé, que je fasse pour moi un peu de cette biographie qui ne donne lieu ni à discussion ni à commentaires. J'ai cherché la récompense de mon travail dans cette partie où je me retrouve avec mes amis. C'est surtout quand l'existence est près de nous échapper que le moi nous devient cher, et les amis en font nécessairement partie.
Cependant, en relisant les endroits qui me sont personnels, je ne dissimulerai pas que j'ai eu quelques mouvements d'inquiétude.
Ce malaise provenait de mes dernières, tout-à-fait dernières lectures, et des gloses qu'on a faites sur des mémoires qui sont dans les mains de tout le monde.
J'ai craint que quelque malin, qui aura mal digéré et mal dormi, ne vienne à dire: «Mais voilà un professeur qui ne se dit pas d'injures! voilà un professeur qui se fait sans cesse des compliments! voilà un professeur qui... voilà un professeur que...!»
À quoi je réponds d'avance, en me mettant en garde, que celui qui ne dit de mal de personne a bien le droit de se traiter avec quelque indulgence; et que je ne vois pas par quelle raison je serais exclu de ma propre bienveillance, moi qui ai toujours été étranger aux sentiments haineux.
Après cette réponse, bien fondée en réalité, je crois pouvoir être tranquille, bien abrité dans mon manteau de philosophe; et ceux qui insisteront, je les déclare mauvais coucheurs. Mauvais coucheurs! injure nouvelle, et pour laquelle je veux prendre un brevet d'invention, parce que, le premier, j'ai découvert qu'elle contient en soi une véritable excommunication.
I.
L'Omelette du Curé.
OUT le monde sait que madame R*** a occupé pendant vingt ans, sans
contradiction, le trône de la beauté à Paris. On sait aussi qu'elle est
extrêmement charitable, et qu'à une certaine époque elle prenait intérêt
dans la plupart des entreprises qui avaient pour but de soulager la
misère, quelquefois plus poignante dans la capitale que partout
ailleurs
59.
Note 59: (retour) Ceux-là surtout sont à plaindre, dont les besoins sont ignorés; car il faut rendre justice aux Parisiens, et dire qu'ils sont charitables et aumôniers. Je faisais, en l'an x, une petite pension hebdomadaire à une vieille religieuse qui gisait à un sixième étage, paralysée de la moitié du corps. Cette brave fille recevait assez de la bienfaisance des voisins pour vivre à peu près confortablement et pour nourrir une soeur converse qui s'était attachée à son sort.
Ayant à conférer à ce sujet avec M. le curé de... elle se rendit chez lui vers les cinq heures de l'après-midi, et fut fort étonnée de le trouver déjà à table.
La chère habitante de la rue du Mont-Blanc croyait que tout le monde, à Paris, dînait à six heures, et ne savait pas que les ecclésiastiques commencent en général de bonne heure, parce qu'il en est beaucoup qui font le soir une légère collation.
Madame R*** voulait se retirer; mais le curé la retint, soit parce que l'affaire dont ils avaient à causer n'était pas de nature à l'empêcher de dîner, soit parce qu'une jolie femme n'est jamais un trouble-fête pour qui que ce soit, ou bien enfin parce qu'il vint à s'apercevoir qu'il ne lui manquait qu'un interlocuteur pour faire de son salon un vrai Élysée gastronomique.
Effectivement, le couvert était mis avec une propreté remarquable; un vin vieux étincelait dans un flacon de cristal; la porcelaine blanche était de premier choix; les plats tenus chauds par l'eau bouillante; et une bonne, à la fois canonique et bien mise, était là prête à recevoir les ordres.
Le repas était limitrophe entre la frugalité et la recherche. Un potage au coulis d'écrevisses venait d'être enlevé, et on voyait sur la table une truite saumonée, une omelette et une salade.
«Mon dîner vous apprend ce que vous ne savez peut-être pas, dit le pasteur en souriant; c'est aujourd'hui jour maigre suivant les lois de l'Église». Notre amie s'inclina en signe d'assentiment; mais des mémoires particuliers assurent qu'elle rougit un peu, ce qui n'empêcha pas le curé de manger.
L'exécution avait commencé par la truite, dont la partie supérieure était en consommation; la sauce indiquait une main habile et une satisfaction intérieure paraissait sur le front du pasteur.
Après ce premier plat, il attaqua l'omelette, qui était ronde, ventrue, et cuite à point.
Au premier coup de la cuiller, la panse laissa échapper un jus lié qui flattait à la fois la vue et l'odorat; le plat en paraissait plein et la chère Juliette avouait que l'eau lui en était venue à la bouche.
Le mouvement sympathique n'échappa pas au curé, accoutumé à surveiller les passions des hommes; et ayant l'air de répondre à une question que madame R*** s'était bien gardée de faire: «C'est une omelette au thon, dit-il; ma cuisinière les entend à merveille, et peu de gens y goûtent sans m'en faire compliment.--Je n'en suis pas étonnée, répondit l'habitante de la Chaussée-d'Antin; et jamais omelette si appétissante ne parut sur nos tables mondaines.»
La salade survint. (J'en recommande l'usage à tous ceux qui ont confiance en moi, la salade rafraîchit sans affaiblir, et conforte sans irriter: j'ai coutume de dire qu'elle rajeunit.)
Le dîner n'interrompit pas la conversation. On causa de l'affaire qui avait occasionné la visite, de la guerre qui faisait alors rage, des affaires du temps, des espérances de l'Église, et autres propos de table qui font passer un mauvais dîner et en embellissent un bon.
Le dessert vint en son lieu; il consistait en un fromage de Septmoncel, trois pommes de calville et un pot de confitures.
Enfin, la bonne approcha une petite table ronde, telle qu'on en avait autrefois et qu'on nommait guéridon, sur laquelle elle posa une tasse de moka bien limpide, bien chaud, et dont l'arôme remplit l'appartement.
Après l'avoir siroté (siped) le curé dit ses grâces et ajouta en se levant: «Je ne prends jamais de liqueurs fortes; c'est un superflu que j'offre toujours à mes convives, mais dont je ne fais aucun usage personnel. Je me réserve ainsi un secours pour l'extrême vieillesse, si Dieu me fait la grâce d'y parvenir.»
Pendant que ces choses se passaient, le temps avait couru, six heures arrivaient; madame R*** se hâta donc de remonter en voiture, car elle avait ce jour-là à dîner quelques amis dont je faisais partie. Elle arriva tard, suivant sa coutume; mais enfin elle arriva, encore tout émue de ce qu'elle avait vu et flairé.
Il ne fut question, pendant tout le repas, que du menu du curé et surtout de son omelette au thon.
Madame R*** eut soin de la louer sous les divers rapports de la taille, de la rondeur, de la tournure, et toutes ses données étant certaines, il fut unanimement conclu qu'elle devait être excellente. C'était une véritable équation sensuelle que chacun fit à sa manière.
Le sujet de la conversation épuisé, on passa à d'autres et on n'y pensa plus. Quant à moi, propagateur de vérités utiles, je crus devoir tirer de l'obscurité une préparation que je crois aussi saine qu'agréable. Je chargeai mon maître-queux de s'en procurer la recette avec les détails les plus minutieux, et je la donne d'autant plus volontiers aux amateurs que je ne l'ai trouvée dans aucun dispensaire.
Préparation de l'omelette au thon.
RENEZ, pour six personnes, deux laitances de carpes bien lavées que
vous ferez blanchir, en les plongeant pendant cinq minutes dans l'eau
déjà bouillante et légèrement salée.
Ayez pareillement gros comme un oeuf de poule de thon nouveau, auquel vous joindrez une petite échalote déjà coupée en atomes.
Hachez ensemble les laitances et le thon, de manière à les bien mêler, et jetez le tout dans une casserole avec un morceau suffisant de très bon beurre, pour l'y sauter jusqu'à ce que le beurre soit fondu. C'est là ce qui constitue la spécialité de l'omelette.
Prenez encore un second morceau de beurre à discrétion, mariez-le avec du persil et de la ciboulette, mettez-le dans un plat pisciforme destiné à recevoir l'omelette; arrosez-le du jus d'un citron, et posez-le sur la cendre chaude.
Battez ensuite douze oeufs (les plus frais sont les meilleurs); le sauté de laitance et de thon y sera versé et agité de manière que le mélange soit bien fait.
Confectionnez ensuite l'omelette à la manière ordinaire, et tâchez qu'elle soit allongée, épaisse et molette. Étalez-la avec adresse sur le plat que vous avez préparé pour la recevoir, et servez pour être mangée de suite.
Ce mets doit être réservé pour les déjeuners fins, pour les réunions d'amateurs où l'on sait ce qu'on fait et où l'on mange posément; qu'on l'arrose surtout de bon vin vieux, et on verra merveilles.
Notes théoriques pour les préparations.
N doit sauter les laitances et le thon sans les faire bouillir, afin
qu'ils ne durcissent pas; ce qui les empêcherait de se bien mêler avec
les oeufs;
2° Le plat doit être creux, afin que la sauce se concentre et puisse être servie à la cuiller;
3° Le plat doit être légèrement chauffé; car s'il était froid, la porcelaine soustrairait tout le calorique de l'omelette, et il ne lui en resterait pas assez pour fondre la maître-d'hôtel, sur laquelle elle est assise.
II.
Les oeufs au jus.
E voyageais un jour avec deux dames que je conduisais à Melun.
Nous n'étions pas partis très matin, et nous arrivâmes à Montgeron avec un appétit qui menaçait de tout détruire.
Menaces vaines: l'auberge où nous descendîmes, quoique d'une assez bonne apparence, était dépourvue de provisions; trois diligences et deux chaises de poste avaient passé, et, semblables aux sauterelles d'Égypte, avaient tout dévoré.
Ainsi disait le chef.
Cependant je voyais tourner une broche chargée d'un gigot tout-à-fait comme il faut, et sur lequel les dames, par habitude, jetaient des regards très coquets.
Hélas! elles s'adressaient mal; le gigot appartenait à trois Anglais qui l'avaient apporté, et l'attendaient sans impatience en buvant du champagne (prating over a bottle of champain).
«Mais du moins, dis-je d'un air moitié chagrin et moitié suppliant ne pourriez-vous pas nous brouiller ces oeufs dans le jus de ce gigot? Avec ces oeufs et une tasse de café à la crème nous nous résignerons.--Oh! très volontiers, répondit le chef, le jus nous appartient de droit public, et je vais de suite faire votre affaire.» Sur quoi il se mit à casser les oeufs avec précaution.
Quand je le vis occupé, je m'approchai du feu, et tirant de ma poche un couteau de voyage, je fis au gigot défendu une quinzaine de profondes blessures, par lesquelles le jus dut s'écouler jusqu'à la dernière goutte.
À cette première opération, je joignis l'attention d'assister à la concoction des oeufs, de peur qu'il ne fût fait quelque distraction à notre préjudice. Quand ils furent à point, je m'en emparai et les portai à l'appartement qu'on nous avait préparé.
Là, nous nous en régalâmes, et rîmes comme des fous de ce qu'en réalité nous avalions la substance du gigot, en ne laissant à nos amis les Anglais que la peine de mâcher le résidu.
III.
Victoire nationale.
ENDANT mon séjour à New-York, j'allais quelquefois passer la soirée
dans une espèce de café-taverne tenu par un sieur Little, chez qui on
trouvait le matin de la soupe à la tortue, et le soir tous les
rafraîchissements d'usage aux États-Unis.
J'y conduisais le plus souvent le vicomte de la Massue et Jean-Rodolphe Fehr, ancien courtier de commerce à Marseille, l'un et l'autre émigrés comme moi; je les régalais d'un welch rabbet 60 que nous arrosions d'ale ou de cidre, et la soirée se passait tout doucement à parler de nos malheurs, de nos plaisirs et de nos espérances.
Note 60: (retour) Les Anglais appellent épigrammatiquement walch rabbet (lapin gallois), un morceau de fromage grillé sur une tranche de pain. Certes, cette préparation n'est pas si substantielle qu'un lapin; mais elle invite a boire, fait trouver le vin bon, et tient fort bien sa place au dessert en petit comité.
Là je fis connaissance avec M. Wilkinson, planteur à la Jamaïque, et avec un homme qui était sans doute un de ses amis, car il ne le quittait jamais. Ce dernier, dont je n'ai jamais su le nom, était un des hommes les plus extraordinaires que j'aie rencontrés: il avait le visage carré, les yeux vifs, et paraissait tout examiner avec attention; mais il ne parlait jamais, et ses traits étaient immobiles comme ceux d'un aveugle. Seulement, quand il entendait une saillie ou un trait comique, son visage s'épanouissait, ses yeux se fermaient, et ouvrant une bouche aussi large que le pavillon d'un cor, il en faisait sortir un son prolongé, qui tenait à la fois du rire et du hennissement appelé en anglais horse laugh, après quoi tout rentrait dans l'ordre, et il retombait dans sa taciturnité habituelle: c'était l'effet de la durée de l'éclair qui déchire la nue. Quant à M. Wilkinson, qui paraissait âgé d'environ cinquante ans, il avait les manières et tout l'extérieur d'un homme comme il faut (of a gentleman).
Ces deux Anglais paraissaient faire cas de notre société, et avaient déjà partagé plusieurs fois, de fort bonne grâce, la collation frugale que j'offrais à mes amis, lorsqu'un soir M. Wilkinson me prit à part, et me déclara l'intention où il était de nous engager tous trois à dîner.
Je remerciai, et me croyant suffisamment fondé de pouvoir dans une affaire où j'étais évidemment la partie principale, j'acceptai pour tous, et l'invitation resta fixée au surlendemain à trois heures.
La soirée se passa comme à l'ordinaire; mais au moment où je me retirais, le garçon de salle (waiter) me prit à part et m'apprit que les Jamaïcains avaient commandé un bon repas; qu'ils avaient donné des ordres pour que les liquides fussent soignés, parce qu'ils regardaient leur invitation comme un défi à qui boirait le mieux, et que l'homme à la grande bouche avait dit qu'il espérait bien qu'à lui seul il mettrait les Français sous la table.
Cette nouvelle m'aurait fait rejeter le banquet offert, si je l'avais pu avec honneur; car j'ai toujours fui de pareilles orgies; mais la chose était impossible. Les Anglais auraient été crier partout que nous n'avions pas osé nous présenter au combat, que leur présence seule avait suffi pour nous faire reculer; et, quoique bien instruits du danger, nous suivîmes la maxime du maréchal de Saxe: le vin était tiré, nous nous préparâmes à le boire.
Je n'étais pas sans quelques soucis; mais en vérité, ces soucis ne m'avaient pas pour objet.
Je regardais comme certain qu'étant à la fois plus jeune, plus grand et plus vigoureux que nos amphitryons, ma constitution, vierge d'excès bachiques, triompherait facilement de deux Anglais, probablement usés par l'excès des liqueurs spiritueuses.
Sans doute, resté seul au milieu des quatre autres réservés, on m'aurait proclamé vainqueur; mais cette victoire qui m'aurait été personnelle, aurait été singulièrement affaiblie par la chute de mes deux compatriotes, qu'on aurait emportés avec les vaincus dans l'état hideux qui suit une pareille défaite. Je désirais leur épargner cet affront; en un mot, je voulais le triomphe de la nation et non celui de l'individu. En conséquence je rassemblai chez moi Fehr et la Massue, et leur fis une allocution sévère et formelle pour leur annoncer mes craintes; je leur recommandai de boire à petits coups autant que possible, d'en esquiver quelques uns pendant que j'attirerais l'attention de mes antagonistes, et surtout de manger doucement et de conserver un peu d'appétit pendant toute la séance, parce que les aliments mêlés aux boissons en tempèrent l'ardeur et les empêchent de se porter au cerveau avec tant de violence; enfin nous partageâmes une assiette d'amandes amères, dont j'avais entendu vanter la propriété pour modérer les fumées du vin.
Ainsi armé au physique et au moral, nous nous rendîmes chez Little, où nous trouvâmes les Jamaïcains, et bientôt après le dîner fut servi. Il consistait en une énorme pièce de rostbeef, un dindon cuit dans son jus, des racines bouillies, une salade de choux crus, et une tarte aux confitures.
On but à la française, c'est-à-dire que le vin fut servi dès le commencement: c'était du fort bon clairet qui était alors bien meilleur marché qu'en France, parce qu'il en était arrivé successivement plusieurs cargaisons dont les dernières s'étaient très mal vendues.
M. Wilkinson faisait ses honneurs à merveille, nous invitant à manger et nous donnant l'exemple; son ami paraissait abîmé dans son assiette, ne disait mot, regardait de côté, et riait du coin des lèvres.
Pour moi, j'étais charmé de mes deux acolytes. La Massue, quoique doué d'un assez vaste appétit, ménageait ses morceaux comme une petite maîtresse; et Fehr escamotait de temps en temps quelques verres de vin, qu'il faisait passer avec adresse dans un pot à bière qui était au bout de la table. De mon côté, je tenais rondement tête aux deux Anglais, et plus le repas avançait, plus je me sentais plein de confiance.
Après le clairet vint le porto, après le porto le madère, auquel nous nous tînmes longtemps.
Le dessert était arrivé, composé de beurre, de fromage, de noix de coco et d'ycory. Ce fut alors le moment des toasts; et nous bûmes amplement au pouvoir des rois, à la liberté des peuples et à la beauté des dames; nous portâmes, avec M. Wilkinson, la santé de sa fille Mariah, qu'il nous assura être la plus belle personne de toute l'île de la Jamaïque.
Après le vin arrivèrent les spirits, c'est-à-dire le rhum et les eaux-de-vie de vin, de grains et de framboises; avec les spirits, les chansons; et je vis qu'il allait faire chaud. Je craignais les spirits; je les éludai en demandant du punch; et Little lui-même, nous en apporta un bowl, sans doute préparé d'avance, qui aurait suffi pour quarante personnes. Nous n'avons point en France de vases de cette dimension.
Cette vue me rendit le courage; je mangeai cinq à six rôties d'un beurre extrêmement frais, et je sentis renaître mes forces. Alors je jetai un coup d'oeil scrutateur sur tout ce qui m'environnait; car je commençais à être inquiet sur la manière dont tout cela finirait. Mes deux amis me parurent assez frais; ils buvaient en épluchant des noix d'ycory. M. Wilkinson avait la face rouge-cramoisi, ses yeux étaient troubles, il paraissait affaissé; son ami gardait le silence; mais sa tête fumait comme une chaudière bouillante, et sa bouche immense s'était formée en cul de poule. Je vis bien que la catastrophe approchait.
Effectivement, M. Wilkinson, s'étant réveillé comme en sursaut, se leva et entonna d'une voix assez forte l'air national Rule Britannia; mais il ne put jamais aller plus loin; ses forces le trahirent; il se laissa retomber sur sa chaise, et de là coula sous la table. Son ami, le voyant dans cet état, laissa échapper un de ses plus bruyants ricanements, et s'étant baissé pour l'aider, tomba à côté de lui.
Il est impossible d'exprimer la satisfaction que me causa ce brusque dénouement et le poids dont il me débarrassa. Je me hâtai de sonner. Little monta, et après lui avoir adressé la phrase officielle: «Voyez à ce que ces gentlemen soient convenablement soignés,» nous bûmes avec lui un dernier verre de punch à leur santé. Bientôt le waiter arriva, aidé de ses sous-ordres, et ils s'emparèrent des vaincus, qu'ils transportèrent chez eux les pieds les premiers, suivant la règle the feet foremost 61, l'ami gardant une immobilité absolue, et M. Wilkinson essayant toujours de chanter l'air Rule Britannia.
Le lendemain les journaux de New-York, qui furent ensuite successivement copiés par tous ceux de l'Union, racontèrent avec assez d'exactitude ce qui s'était passé, et ayant ajouté que les deux Anglais avaient été malades des suites de cette aventure, j'allai les voir. Je trouvai l'ami tout stupéfié par les suites d'une forte indigestion, et M. Wilkinson retenu sur sa chaise par un accès de goutte que notre lutte bachique avait probablement réveillée. Il parut sensible à cette attention, et me dit, entre autres choses: «Oh! dear sir, you are very good company indeed, but too good a drinker for us 62.»
IV.
Les Ablutions.
'AI écrit que le vomitoire des Romains répugnait à la délicatesse de
nos moeurs; j'ai peu d'avoir en cela commis une imprudence et d'être
obligé de chanter la palinodie.
Je m'explique.
Il y a à peu près quarante ans que quelques personnes de la haute société, presque toujours des dames, avaient coutume de se rincer la bouche après le repas.
À cet effet, au moment où elles quittaient la table, elles tournaient le dos à la compagnie; un laquais leur présentait un verre d'eau; elles en prenaient une gorgée qu'elles rejetaient bien vite dans la soucoupe; le valet emportait le tout; et l'opération était à peu près inaperçue de la manière dont elle se faisait.
Nous avons changé tout cela.
Dans la maison où l'on se pique des plus beaux usages, des domestiques, vers la fin du dessert, distribuent aux convives des bowls pleins d'eau froide, au milieu desquels se trouve un gobelet d'eau chaude. Là, en présence les uns des autres, on plonge les doigts dans l'eau froide, pour avoir l'air de les laver, et on avale l'eau chaude, dont on se gargarise avec bruit, et qu'on vomit dans le gobelet ou dans le bowl.
Je ne suis pas le seul qui se soit élevé contre cette innovation, également inutile, indécente et dégoûtante.
Inutile, car chez tous ceux qui savent manger, la bouche est propre à la fin du repas; elle s'est nettoyée soit par le fruit, soit par les derniers verres qu'on a coutume de boire au dessert. Quant aux mains on ne doit pas s'en servir de manière à les salir; et d'ailleurs chacun n'a-t-il pas une serviette pour les essuyer?
Indécente, car il est de principe généralement reconnu que toute ablution doit se cacher dans le secret de la toilette.
Innovation dégoûtante surtout; car la bouche la plus jolie et la plus fraîche perd tous ses charmes quand elle usurpe les fonctions dés organes évacuateurs: que sera-ce donc si cette bouche n'est ni jolie ni fraîche? Mais que dire de ces échancrures énormes qui s'évident pour montrer des abîmes qu'on croirait sans fond, si on n'y découvrait des pics uniformes que le temps a corrodés? Proh pudor!
Telle est la position ridicule où nous a placés une affectation de propreté prétentieuse qui n'est ni dans nos goûts ni dans nos moeurs.
Quand on a une fois passé certaines limites, on ne sait plus où l'on s'arrêtera, et je ne puis dire quelle purification on ne nous imposera pas.
Depuis l'apparition officielle de ces bowls innovés, je me désole jour et nuit. Nouveau Jérémie, je déplore les aberrations de la mode, et, trop instruit par mes voyages, je n'entre plus dans un salon sans trembler d'y rencontrer l'abominable chamberpot 63.
Note 63: (retour) On sait qu'il existe ou qu'il existait il y a peu d'années, en Angleterre, des salles à manger où l'on pouvait faire son petit tour sans sortir de l'appartement: facilité étrange, mais qui avait un peu moins d'inconvénients dans un pays où les dames se retirent aussitôt que les hommes commencent à boire du vin.
V.
Mystification du Professeur et défaite d'un Général.
L y a quelques années que les journaux nous annoncèrent la découverte
d'un nouveau parfum, celui de l'hémérocallis, plante bulbeuse qui a
effectivement une odeur fort agréable, ressemblant assez à celle du
jasmin.
Je suis fort curieux et passablement musard, et ces deux causes combinées me poussèrent jusqu'au faubourg Saint-Germain, où je devais trouver le parfum, charme des narines, comme disent les Turcs.
Là je reçus l'accueil dû à un amateur, et on tira pour moi du tabernacle d'une pharmacie très bien garnie une petite boîte bien enveloppée, et paraissant contenir deux onces de la précieuse cristallisation: politesse que je reconnus par le délaissement de trois francs, suivant les règles de compensation dont M. Azaïs agrandit chaque jour la sphère et les principes.
Un étourdi aurait sur-le-champ déployé, ouvert, flairé et dégusté. Un professeur agit différemment: je pensai qu'en pareil cas le retirement était indiqué; je me rendis donc chez moi au pas officiel; et bientôt calé dans mon sofa, je me préparai à éprouver une sensation nouvelle.
Je tirai de ma poche la boîte odorante, et la débarrassai des langes dans lesquels elle était encore enveloppée; c'étaient trois imprimés différents, tous relatifs à l'hémérocallis, à son histoire naturelle, à sa culture, à sa fleur, et aux jouissances distinguées qu'on pouvait tirer de son parfum, soit qu'il fût concentré dans des pastilles, soit qu'il fût mêlé à des préparations d'office, soit enfin qu'il parût sur nos tables, dissous dans des liqueurs alcooliques ou mêlé à des crèmes glacées. Je lus attentivement les trois imprimés accessoires: 1° pour m'indemniser d'autant de la compensation dont j'ai parlé plus haut; 2° pour me préparer convenablement à l'appréciation du nouveau trésor extrait du règne végétal.
J'ouvris donc, avec due révérence, la boîte que je supposais pleine de pastilles. Mais, ô surprise! ô, douleur! j'y trouvai, en premier ordre, un second exemplaire des trois imprimés que je venais de dévorer, et, seulement comme accessoires, environ deux douzaines de ces trochisques dont la conquête m'avait fait faire le voyage du noble faubourg.
Avant tout, je dégustai; et je dois rendre hommage à la vérité en disant que je trouvai ces pastilles fort agréables; mais je n'en regrettai que plus fort que, contre l'apparence extérieure, elles fussent en si petit nombre, et véritablement plus j'y pensais, plus je me croyais mystifié.
Je me levai donc avec l'intention de reporter la boîte à son auteur, dût-il en retenir le prix; mais à ce mouvement, une glace me montra mes cheveux gris; je me moquai de ma vivacité, et me rassis, rancune tenante: on voit qu'elle a duré longtemps.
D'ailleurs une considération particulière me retint: il s'agissait d'un pharmacien, et il n'y avait pas quatre jours que j'avais été témoin de l'extrême imperturbabilité des membres de ce collège respectable.
C'est encore une anecdote qu'il faut que mes lecteurs connaissent. Je suis aujourd'hui (17 juin 1825) en train de conter. Dieu veuille que ce ne soit pas une calamité publique!
Or donc, j'allai un matin faire une visite au général Bouvier des Éclats, mon ami et mon compatriote.
Je le trouvai parcourant son appartement d'un air agité, et froissant dans ses mains un écrit que je pris pour une pièce de vers.
«Prenez, dit-il en me le présentant, et dites-moi votre avis; vous vous y connaissez.»
Je reçus le papier, et, l'ayant parcouru, je fus fort étonné de voir que c'était une note de médicaments fournis: de sorte que ce n'était point en ma qualité de poète que j'étais requis, mais comme pharmaconome.
«Ma foi, mon ami, lui dis-je en lui rendant sa propriété, vous connaissez l'habitude de la corporation que vous avez mise en oeuvre; les limites ont bien été peut-être un peu outrepassées; mais pourquoi avez-vous un habit brodé, trois ordres, un chapeau à graines d'épinards? Voilà trois circonstances aggravantes, et vous vous en tirerez mal.--Taisez-vous donc, me dit-il avec humeur, cet état est épouvantable. Au reste, vous allez voir mon écorcheur, je l'ai fait appeler; il va venir, et vous me soutiendrez.»
Il parlait encore quand la porte s'ouvrit, et nous vîmes entrer un homme d'environ cinquante-cinq ans, vêtu avec soin; il avait la taille haute, la démarche grave, et toute sa physionomie aurait eu une teinte uniforme de sévérité, si le rapport de sa bouche à ses yeux n'y avait pas introduit quelque chose de sardonique.
Il s'approcha de la cheminée, refusa de s'asseoir, et je fus témoin auditeur du dialogue suivant, que j'ai fidèlement retenu:
Le Général.--Monsieur; la note que vous m'avez envoyée est un véritable compte d'apothicaire, et...
L'homme noir.--Monsieur, je ne suis point apothicaire.
Le Général.--Et qu'êtes-vous donc, Monsieur?
L'Homme noir.--Monsieur, je suis pharmacien.
Le Général.--Eh bien, monsieur le pharmacien, votre garçon a dû vous dire...
L'Homme noir.--Monsieur, je n'ai point de garçon.
Le Général.--Qu'était donc ce jeune homme?
L'Homme noir.--Monsieur, c'est un élève.
Le Général.--Je voulais donc vous dire, Monsieur, que vos drogues...
L'Homme noir.--Monsieur, je ne vends point de drogues...
Le Général.--Que vendez-vous donc, Monsieur?
L'Homme noir.--Monsieur, je vends des médicaments.
Là finit la discussion. Le général, honteux d'avoir fait tant de solécismes et d'être si peu avancé dans la connaissance de la langue pharmaceutique, se troubla, oublia ce qu'il avait à dire, et paya tout ce qu'on voulut.
VI.
Le Plat d'Anguille.
L existait à Paris, rue de la Chaussée-d'Antin, un particulier nommé
Briguet, qui, ayant d'abord été cocher, puis marchand de chevaux, avait
fini par faire une petite fortune.
Il était né à Talissieu; et ayant résolu de s'y retirer, il épousa une rentière qui avait autrefois été cuisinière chez mademoiselle Thevenin, que tout Paris a connue par son surnom d'As de pique.
L'occasion se présenta d'acquérir un petit domaine dans son village natal; il en profita, et vint s'y établir avec sa femme vers la fin de 1791.
Dans ces temps-là, les curés de chaque arrondissement archi-presbytéral avaient coutume de se réunir une fois par mois chez chacun d'entre eux tour-à-tour pour conférer sur les matières ecclésiastiques. On célébrait une grand'messe, on conférait, ensuite on dînait.
Le tout s'appelait la conférence; et le curé chez qui elle devait avoir lieu ne manquait pas de se préparer à l'avance pour bien et dignement recevoir ses confrères.
Or, quand ce fut le tour du curé de Talissieu, il arriva qu'un de ses paroissiens lui fit cadeau d'une magnifique anguille prise dans les eaux, limpides de Serans, et de plus de trois pieds de longueur.
Ravi de posséder un poisson de pareille souche, le pasteur craignit que sa cuisinière ne fût pas en état d'apprêter un mets de si haute espérance; il vint donc trouver madame Briguet, et rendant hommage à ses connaissances supérieures, il la pria d'imprimer son cachet à un plat digne d'un archevêque, et qui ferait le plus grand honneur à son dîner.
L'ouaille docile y consentit sans difficulté, et avec d'autant plus de plaisir, disait-elle, qu'il lui restait encore une petite caisse de divers assaisonnements rares dont elle faisait usage chez son ancienne maîtresse.
Le plat d'anguille fut confectionné avec soin et servi avec distinction. Non-seulement il avait une tournure élégante, mais encore un fumet enchanteur; et quand on l'eut goûté, les expressions manquaient pour en faire l'éloge; aussi disparut-il, corps et sauce jusqu'à la dernière particule.
Mais il arriva qu'au dessert les vénérables se sentirent émus d'une manière inaccoutumée, et que, par suite de l'influence nécessaire du physique sur le moral, les propos tournèrent à la gaillardise.
Les uns faisaient de bons contes de leurs aventures du séminaire; d'autres raillaient leurs voisins sur quelques on dit de chronique scandaleuse; bref, la conversation s'établit et se maintint sur le plus mignon des péchés capitaux; et ce qu'il y eut de très remarquable, c'est qu'ils ne se doutèrent même pas du scandale, tant le diable était malin.
Ils se séparèrent tard, et mes mémoires secrets ne vont pas plus loin pour ce jour-là. Mais à la conférence suivante, quand les convives se revirent, ils étaient honteux de ce qu'ils avaient dit, se demandaient excuse de ce qu'ils s'étaient reproché, et finirent par attribuer le tout à l'influence du plat d'anguille, de sorte que, tout en avouant qu'il était délicieux, cependant ils convinrent qu'il ne serait pas prudent de mettre le savoir de madame Briguet à une seconde épreuve.
J'ai cherché vainement à m'assurer de la nature du condiment qui avait produit de si merveilleux effets, d'autant qu'on ne s'était pas plaint qu'il fût d'une nature dangereuse ou corrosive.
L'artiste avouait bien un coulis d'écrevisses fortement pimenté; mais je regarde comme certain qu'elle ne disait pas tout.
VII
L'Asperge.
N vint dire un jour à monseigneur Courtois de Quincey, évêque de
Belley, qu'une asperge d'une grosseur merveilleuse pointait dans un des
carrés de son jardin potager.
À l'instant, toute la société se transporta sur les lieux pour vérifier le fait; car dans les palais épiscopaux aussi, on est charmé d'avoir quelque chose à faire.
La nouvelle ne se trouva ni fausse ni exagérée. La plante avait percé la terre, et paraissait déjà au-dessus du sol; la tête en était arrondie, vernissée, diaprée, et promettait une colonne plus que de pleine main.
On se récria sur ce phénomène d'horticulture: on convint qu'à monseigneur seul appartenait le droit de le séparer de sa racine, et le coutelier voisin fut chargé de faire immédiatement un couteau approprié à cette haute fonction.
Pendant les jours suivants, l'asperge ne fit que croître en grâce et en beauté; sa marche était lente, mais continue, et bientôt on commença à apercevoir la partie blanche où finit la propriété esculente de ce légume.
Le temps de la moisson ainsi indiqué, on s'y prépara par un bon dîner, et on ajourna l'opération au retour de la promenade.
Alors monseigneur s'avança armé du couteau officiel, se baissa avec gravité, et s'occupa à séparer de sa tige le végétal orgueilleux, tandis que toute la cour épiscopale marquait quelque impatience d'en examiner les fibres et la contexture.
Mais, ô surprise! ô désappointement! ô douleur! le prélat se releva les mains vides... L'asperge était de bois.
Cette plaisanterie, peut-être un peu forte, était du chanoine Rosset, qui, né à Saint-Claude, tournait à merveille et peignait fort agréablement.
Il avait conditionné de tout point la fausse plante, l'avait enfoncée en cachette, et la soulevait un peu chaque jour pour imiter la croissance naturelle.
Monseigneur ne savait pas trop de quelle manière il devait prendre cette mystification (car c'en était bien une); mais voyant déjà l'hilarité se peindre sur la figure des assistants, il sourit; et ce sourire fut suivi de l'explosion générale d'un rire véritablement homérique: on emporta donc le corps du délit, sans s'occuper du délinquant; et pour cette soirée du moins, la statue-asperge fut admise aux honneurs du salon.
VIII
Le Piège.
E chevalier de Langeac avait une assez belle fortune qui s'était
écoulée par les exutoires obligés qui environnent tout homme qui est
riche, jeune et beau garçon.
Il en avait rassemblé les débris, et au moyen d'une petite pension qu'il recevait du gouvernement, il avait à Lyon une existence agréable dans la meilleure société, car l'expérience lui avait donné de l'ordre.
Quoique toujours galant, il s'était cependant retiré de fait du service des dames, il se plaisait encore à faire leur partie à tous les jeux de commerce, qu'il jouait également bien; mais il défendait contre elles son argent, avec le sang-froid qui caractérise ceux qui ont renoncé à leurs bontés. La gourmandise s'était enrichie de la perte de ses autres penchants; on peut dire qu'il en faisait profession; et comme il était d'ailleurs fort aimable, il recevait tant d'invitations qu'il ne pouvait y suffire.
Lyon est une ville de bonne chère; sa position y fait abonder avec une égale facilité les vins de Bordeaux, ceux de l'Ermitage et ceux de Bourgogne; le gibier des coteaux voisins est excellent; on tire des lacs de Genève et du Bourget les meilleurs poissons du monde, et les amateurs se pâment à la vue des poulardes de Bresse dont cette ville est l'entrepôt.
Le chevalier de Langeac avait donc sa place marquée aux meilleures tables de la ville; mais celle où il se plaisait spécialement était celle de M. A***, banquier fort riche et amateur distingué. Le chevalier mettait cette préférence sur le compte de la liaison qu'ils avaient contractée en faisant ensemble leurs études. Les malins (car il y en a partout) l'attribuaient à ce que M. A*** avait pour cuisinier le meilleur élève de Ramier, traiteur habile qui florissait dans ces temps reculés.
Quoi qu'il en soit, vers la fin de l'hiver de 1780, le chevalier de Langeac reçut un billet par lequel M. A*** l'invitait à souper à dix jours de là (car on soupait alors), et mes mémoires secrets assurent qu'il tressaillit de joie en pensant qu'une citation à si longs jours indiquait une séance solennelle et une festivité de premier ordre.
Il se rendit au jour et à l'heure fixés, et trouva les convives rassemblés au nombre de dix, tous amis de la joie et de la bonne chère; le mot gastronome n'avait pas encore été tiré du grec, ou du moins n'était pas usuel comme aujourd'hui.
Bientôt un repas substantiel leur fut servi; on y voyait entr'autres un énorme aloyau dans son jus, une fricassée de poulet bien garnie, une tranche de veau de la plus belle apparence, et une très belle carpe farcie.
Tout cela était beau et bon, mais ne répondait pas, aux yeux du chevalier, à l'espoir qu'il avait conçu d'après une invitation ultra-décadaire.
Une autre singularité le frappait: les convives, tous gens de bon appétit, ou ne mangeaient pas, ou ne mangeaient que du bout des lèvres; l'un avait la migraine, l'autre se sentait un frisson, un troisième avait dîné tard, ainsi des autres. Le chevalier s'étonnait du hasard qui avait accumulé sur cette soirée des dispositions aussi anticonviales, attaquait hardiment, tranchait avait précision, et mettait en action un grand pouvoir d'intussusception.
Le second service ne fut pas assis sur des bases moins solides; un énorme dindon de Crémieu faisait face à un très beau brochet au bleu, le tout flanqué de six entremets obligés (salade non comprise), parmi lesquels se distinguait un ample macaroni au parmesan.
À cette apparition, le chevalier sentit se ranimer sa valeur expirante, tandis que les autres avaient l'air de rendre les derniers soupirs. Exalté par le changement de vins, il triomphait de leur impuissance, et toastait leur santé des nombreuses rasades dont il arrosait un tronçon considérable de brochet qui avait suivi l'entre-cuisse du dindon.
Les entremets furent fêtés à leur tour, et il fournit glorieusement sa carrière, ne se réservant, pour le dessert, qu'un morceau de fromage et un verre de vin de Malaga; car les sucreries n'entraient jamais dans son budget.
On a vu qu'il avait déjà eu deux étonnements dans la soirée: le premier, de voir une chère par trop solide; l'autre, de trouver des convives trop mal disposés; il devait en éprouver un troisième bien autrement motivé.
Effectivement, au lieu de servir le dessert, les domestiques enlevèrent tout ce qui couvrait la table, argenterie et linge, en donnèrent d'autres aux convives, et y posèrent quatre entrées nouvelles, dont le fumet s'éleva jusqu'aux cieux.
C'étaient des ris de veau au coulis d'écrevisses, des laitances aux truffes, un brochet piqué et farci, et des ailes de bartavelles à la purée de champignons.
Semblable à ce vieillard magicien dont parle l'Arioste qui, ayant la belle Armide en sa puissance, ne fit pour la déshonorer que d'impuissants efforts, le chevalier fut atterré à la vue de tant de bonnes choses qu'il ne pouvait plus fêter, et commença à soupçonner qu'on avait eu de méchantes intentions.
Par un effet contraire, tous les autres convives se sentirent ranimés: l'appétit revint, les migraines disparurent, un écartement ironique semblait agrandir leurs bouches; et ce fut leur tour de boire à la santé du chevalier, dont les pouvoirs étaient finis.
Il faisait cependant bonne contenance, et semblait vouloir faire tête à l'orage; mais à la troisième bouchée, la nature se révolta, et son estomac menaça de le trahir. Il fut donc forcé de rester inactif, et, comme on dit en musique, il compta des pauses.
Que ne ressentit-il pas, au troisième changement, quand il vit arriver par douzaines des beccassines, blanches de graisse, dormant sur des rôties officielles; un faisan, oiseau très rare alors et arrivé des bords de la Seine; un thon frais, et tout ce que la cuisine du temps et le petit-four présentaient de plus élégant en entremets!
11 délibéra, et fut sur le point de rester, de continuer, et de mourir bravement sur le champ de bataille: ce fut le premier cri de l'honneur bien ou mal entendu. Mais bientôt l'égoïsme vint à son secours, et l'amena à des idées plus modérées.
Il réfléchît qu'en pareil cas la prudence n'est pas lâcheté; qu'une mort par indigestion prête toujours au ridicule, et que l'avenir lui gardait sans doute bien des compensations pour ce désappointement; il prit donc son parti, et jetant sa serviette: «Monsieur, dit-il au financier, on n'expose pas ainsi ses amis; il y a perfidie de votre part, et je ne vous verrai de ma vie.» Il dit, et disparut.
Son départ ne fit pas une très grande sensation; il annonçait le succès d'une conspiration qui avait pour but de le mettre en face d'un bon repas dont il ne pourrait pas profiter, et tout le monde était dans le secret.
Cependant le chevalier bouda plus longtemps qu'on n'aurait cru; il fallut quelques prévenances pour l'apaiser; enfin il revint avec les becfigues, et il n'y pensait plus à l'apparition des truffes.
IX.
Le Turbot.
A Discorde avait tenté un jour de s'introduire dans le sein d'un des
ménages les plus unis de la capitale. C'était justement un samedi, jour
de sabbat: il s'agissait d'un turbot à cuire; c'était à la campagne, et
cette campagne était Villecrêne.
Ce poisson, qu'on disait arraché à une destinée bien plus glorieuse, devait être servi le lendemain à une réunion de bonnes gens dont je faisais partie; il était frais, dodu, brillant à satisfaction; mais ses dimensions excédaient tellement tous les vases dont on pouvait disposer; qu'on ne savait comment le préparer.
«Eh bien, on le partagera en deux, disait le mari.--Oserais-tu bien déshonorer ainsi cette pauvre créature? disait la femme.--Il le faut bien, ma chère; puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement. Allons, qu'on apporte le couperet, et bientôt ce sera chose faite.--Attendons encore, mon ami, on y sera toujours à temps; tu sais bien d'ailleurs que le cousin va venir; c'est un professeur, et il trouvera bien le moyen de nous tirer d'affaire.--Un professeur... nous tirer d'affaire... Bah!...» Et un rapport fidèle assure que celui qui parlait ainsi ne paraissait pas avoir grande confiance au professeur; et cependant ce professeur c'était moi! Schwernoth!
La difficulté allait probablement se terminer à la manière d'Alexandre, lorsque j'arrivai au pas de charge, le nez au vent, et avec l'appétit qu'on a toujours quand on a voyagé, qu'il est sept heures du soir, et que l'odeur d'un bon dîner salue l'odorat et sollicite le goût.
À mon entrée, je tentai vainement de faire les compliments d'usage; on ne me répondit point, parce qu'on ne m'avait pas écouté. Bientôt la question qui absorbait toutes les attentions me fut exposée à peu près en duo; après quoi les deux parties se turent comme de concert; la cousine me regardant avec des yeux qui semblaient dire: J'espère que nous nous en tirerons; le cousin ayant au contraire l'air moqueur et narquois, comme s'il eût été sûr que je ne m'en tirerais pas, tandis que sa main droite était appuyée sur le redoutable couperet, qu'on avait apporté sur sa réquisition.
Ces nuances diverses disparurent pour faire place à l'empreinte d'une vive curiosité, lorsque, d'une voix grave et oraculeuse, je prononçai ces paroles solennelles: «Le turbot restera entier jusqu'à sa présentation officielle.»
Déjà j'étais sûr de ne pas me compromettre, parce que j'aurais proposé de le faire cuire au four; mais ce mode pouvant présenter quelques difficultés, je ne m'expliquai point encore, et me dirigeai en silence vers la cuisine, moi ouvrant la procession, les époux servant d'acolytes, la famille représentant les fidèles, et la cuisinière in fiocchi fermant la marche.
Les deux premières pièces ne me présentèrent rien de favorable à mes vues; mais, arrivé à la buanderie, une chaudière, quoique petite, bien encastrée dans son fourneau, s'offrit à mes yeux; j'en jugeai de suite l'application; et me tournant vers ma suite: «Soyez sans inquiétude, m'écriai-je avec cette foi qui transporte les montagnes, le turbot cuira entier; il cuira à la vapeur, il va cuire à l'instant.»
Effectivement, quoiqu'il fût tout-à-fait temps de dîner, je mis immédiatement tout le monde en oeuvre. Pendant que quelques-uns allumaient le fourneau, je taillai, dans un panier de cinquante bouteilles, une claie de la grandeur précise du poisson géant. Sur cette claie, je fis mettre un lit de bulbes et herbes de haut goût, sur lequel il fut étendu, après avoir été bien lavé, bien séché et convenablement salé. Un second lit du même assaisonnement fut placé sur le dos. On posa la claie, ainsi chargée, sur la chaudière à demi pleine d'eau; on couvrit le tout d'un petit cuvier autour duquel on amassa du sable sec, pour empêcher la vapeur de s'échapper trop facilement. Bientôt la chaudière fut en ébullition; la vapeur ne tarda pas à remplir toute la capacité du cuvier, qu'on enleva au bout d'une demi-heure, et la claie fut retirée de dessus la chaudière avec le turbot cuit à point, bien blanc, et de la plus aimable apparence.
L'opération finie, nous courûmes nous mettre à table avec des appétits aiguisés par le retard, par le travail et par le succès, de sorte que nous employâmes assez de temps pour arriver à ce moment heureux, toujours indiqué par Homère, où l'abondance et la variété des mets avaient chassé la faim.
Le lendemain, à dîner, le turbot fut servi aux honorables consommateurs, et on se récria sur sa bonne mine. Alors le maître de la maison rapporta par lui-même la manière inespérée dont il avait été cuit; et je fus loué non-seulement pour l'à-propos de l'invention, mais encore pour son effet; car, après une dégustation attentive, il fut décidé à l'unanimité que le poisson apprêté de cette manière était incomparablement meilleur que s'il eût été cuit dans une turbotière.
Cette décision n'étonna personne, puisque, n'ayant pas passé dans l'eau bouillante, il n'avait rien perdu de ses principes, et avait au contraire pompé tout l'arôme de l'assaisonnement.
Pendant que mon oreille se saturait à satisfaction des compliments qui m'étaient prodigués, mes yeux en cherchaient encore d'autres plus sincères dans l'autopsie des convives, et j'observai, avec un contentement secret, que le général Labassée était si content qu'il souriait à chaque morceau, que le curé avait le cou tendu et les yeux fixés au plafond en signe d'extase: et que, de deux académiciens aussi spirituels que gourmands qui se trouvaient parmi nous, le premier M. Auger, avait les yeux brillants et la face radieuse comme un auteur qu'on applaudit, tandis que le deuxième, M. Villemain, avait la tête penchée et le menton à l'ouest comme quelqu'un qui écoute avec attention.
Tout ceci est bon à retenir, parce qu'il est peu de maisons de campagne où l'on ne puisse, trouver tout ce qu'il est nécessaire pour constituer l'appareil dont je me servis dans cette occasion, et qu'on peut y avoir recours toutes les fois qu'il est question de faire cuire quelque objet qui survient inopinément et qui dépasse les dimensions ordinaires.
Cependant mes lecteurs auraient été privés de la connaissance de cette grande aventure, si elle ne m'avait pas paru devoir conduire à des résultats d'une utilité plus générale.
Effectivement, ceux qui connaissent la nature et les effets de la vapeur savent qu'elle égale en température le liquide qu'elle abandonne; qu'elle peut même s'élever de quelques degrés par une légère concentration, tant qu'elle ne trouve pas d'issue.
Il suit de là que, toutes choses restant les mêmes, en augmentant seulement la capacité du cuvier qui couvrait le tout dans mon expérience, et en y substituant par exemple un tonneau vide, on pourrait, au moyen de la vapeur, faire cuire promptement et à peu de frais plusieurs boisseaux de pommes de terre, des racines de toute espèce, enfin tout ce qu'on aurait empilé sur la claie et recouvert du tonneau, soit pour les hommes, soit à l'usage des bestiaux; et tout cela serait cuit avec six fois moins de temps et six fois moins de bois qu'il n'en faudrait pour mettre seulement en ébullition une chaudière de la contenance d'un hectolitre.
Je crois que cet appareil si simple peut être de quelque importance partout où il existe une manutention un peu considérable, soit à la ville, soit à la campagne; et voilà pourquoi je l'ai décrit de manière que tout le monde puisse l'entendre et en profiter.
Je crois encore qu'on n'a point assez tourné au profit de nos usages domestiques la puissance de la vapeur; et j'espère bien que, quelque jour, le bulletin de la Société d'encouragement apprendra aux agriculteurs que je m'en suis ultérieurement occupé.
P. S. Un jour que nous étions assemblés en comité de professeurs, rue de la Paix, n° 14, je racontai l'histoire véritable du turbot à la vapeur. Quand j'eus fini, mon voisin de gauche se tourna vers moi: «N'y étais-je donc pas? me dit-il d'un air de reproche. --Et moi donc, n'ai-je donc pas opiné tout aussi bien que, les autres?--Certainement, lui répondis-je, vous étiez là tout près du curé, et, sans reproche, vous en avez bien pris votre part; ne croyez pas que...»
Le réclamant était M. Lorrain, dégustateur fortement papillé, financier aussi aimable que prudent, qui s'est bien calé dans le port pour juger plus sainement des effets de la tempête, et conséquemment digne à plus d'un titre de la nomination en toutes lettres.
X.
Divers Magistères restaurants,
PAR LE PROFESSEUR.
Improvisés pour le cas de la Méditation XXV.
A.
RENEZ six gros oignons, trois racines de carottes, une poignée de
persil; hachez le tout et le jetez dans une casserole,
où vous le ferez chauffer et roussir au moyen d'un morceau de bon beurre
frais.
Quand ce mélange est bien à point, jetez-y six onces de sucre candi, vingt grains d'ambre pilé, avec une croûte de pain grillé et trois bouteilles d'eau, que vous ferez bouillir pendant trois quarts d'heure en y ajoutant de nouvelle eau pour compenser la perte qui se fait par l'ébullition, de manière qu'il y ait toujours trois bouteilles de liquide.
Pendant que ces choses se passent, tuez, plumez et videz un vieux coq, que vous pilerez chair et os, dans un mortier, avec le pilon de fer; hachez également deux livres de chair de boeuf bien choisie.
Cela fait, on mêle ensemble ces deux chairs, auxquelles on ajoute suffisante quantité de sel et de poivre.
On les met dans une casserole, sur un feu bien vif, de manière à se pénétrer de calorique; et on y jette de temps en temps un peu de beurre frais, afin de pouvoir bien sauter ce mélange sans qu'il s'attache.
Quand on voit qu'il a roussi, c'est-à-dire que l'osmazône est rissolée, on passe le bouillon qui est dans la première casserole. On en mouille peu à peu la seconde; et quand tout y est entré, on fait bouillir à grandes vagues pendant trois quarts d'heure, en ayant toujours soin d'ajouter de l'eau chaude pour conserver la même quantité de liquide.
Au bout de ce temps, l'opération est finie, et on a une potion dont l'effet est certain toutes les fois que le malade, quoique épuisé par quelqu'une des causes que nous avons indiquées, a cependant conservé un estomac faisant ses fonctions.
Pour en faire usage, on en donne, le premier jour, une tasse toutes les trois heures, jusqu'à l'heure du sommeil de la nuit; les jours suivants, une forte tasse seulement le matin, et pareille quantité le soir, jusqu'à l'épuisement de trois bouteilles. On tient le malade à un régime diététique léger, mais cependant nourrissant, comme des cuisses de volaille, du poisson, des fruits doux, des confitures; il n'arrive presque jamais qu'on soit obligé de recommencer une nouvelle confection. Vers le quatrième jour il peut reprendre ses occupations ordinaires, et doit s'efforcer d'être plus sage à l'avenir, s'il est possible.
En supprimant l'ambre et le sucre candi, on peut, par cette méthode, improviser un potage de haut goût et digne de figurer à un dîner de connaisseurs.
On peut remplacer le vieux coq par quatre vieilles perdrix, et le boeuf par un morceau de gigot de mouton: la préparation n'en sera ni moins efficace ni moins agréable.
La méthode de hacher la viande et de la roussir avant que de la mouiller peut être généralisée pour tous les cas où l'on est pressé. Elle est fondée sur ce que les viandes traitées ainsi se chargent de beaucoup plus de calorique que quand elles sont dans l'eau: on s'en pourra donc servir toutes les fois qu'on aura besoin d'un bon potage gras, sans être obligé de l'attendre cinq ou six heures, ce qui peut arriver très souvent surtout à la campagne. Bien entendu que ceux qui s'en serviront glorifieront le professeur.
B.
Il est bien que tout le monde sache que si l'ambre, considéré comme parfum, peut être nuisible aux profanes qui ont les nerfs délicats, pris intérieurement il est souverainement tonique et exhilarant; nos aïeux en faisaient grand usage dans leur cuisine, et ne s'en portaient pas plus mal.
J'ai su que le maréchal de Richelieu, de glorieuse mémoire, mâchait habituellement des pastilles ambrées; et pour moi, quand je me trouve dans quelqu'un de ces jours où le poids de l'âge se fait sentir, où l'on pense avec peine et où l'on se sent opprimé par une puissance inconnue, je mêle avec une forte tasse de chocolat gros comme une fève d'ambre pilé avec du sucre, et je m'en suis toujours trouvé à merveille. Au moyen de ce tonique, l'action de la vie devient aisée, la pensée se dégage avec facilité, et je n'éprouve pas l'insomnie qui serait la suite infaillible d'une tasse de café à l'eau, prise avec l'intention de produire le même effet.
C.
Le magistère A est destiné aux tempéraments robustes, aux gens décidés, et à ceux en général qui s'épuisent par action.
J'ai été conduit par l'occasion à en composer un autre beaucoup plus agréable au goût, d'un effet plus doux et que je réserve pour les tempéraments faibles, pour les caractères indécis, pour ceux, en un mot, qui s'épuisent à peu de frais; le voici:
Prenez un jarret de veau pesant au moins deux livres, fendez-le en quatre sur sa longueur, os et chair, faites-le roussir avec quatre oignons coupés en tranches et une poignée de cresson de fontaine, et quand il s'approche d'être cuit, mouillez-le avec trois bouteilles d'eau que vous ferez bouillir pendant deux heures avec la précaution de remplacer ce qui s'évapore, et déjà vous aurez un bon bouillon de veau: poivrez et salez modérément.
Faites piler séparément trois vieux pigeons et vingt-cinq écrevisses bien vivantes: Réunissez le tout pour faire roussir comme j'ai dit au numéro A, et quand vous voyez que la chaleur a pénétré le mélange et qu'il commence à gratiner, mouillez avec le bouillon de veau et poussez le feu pendant une heure; on passe ce bouillon ainsi enrichi, et on peut en prendre matin et soir, ou plutôt le matin seulement, deux heures avant déjeuner. C'est aussi un potage délicieux.
J'ai été conduit à ce dernier magistère par une paire de littérateurs qui, me voyant dans un état assez positif, ont pris confiance en moi, et comme ils disaient, ont eu recours à mes lumières.
Ils en ont fait usage et n'ont pas eu lieu de s'en repentir. Le poète qui était simplement élégiaque, est devenu romantique; la dame, qui n'avait fait qu'un roman assez pâle et à catastrophe malheureuse, en a fait un second beaucoup meilleur, et qui finit par un beau et bon mariage. On voit qu'il y a eu, dans l'un et l'autre cas, exaltation de puissances, et je crois, en conscience, que je puis m'en glorifier un peu.
XI.
La Poularde de Bresse.
N des premiers jours de janvier de l'année courante 1825, deux jeunes
époux, Madame et M. de Versy, avaient assisté à un grand déjeuner
d'huîtres scellé et bridé; on sait ce que cela veut dire.
Ces repas sont charmants, soit parce qu'ils sont composés de mets appétissants, soit par la gaîté qui ordinairement y règne; mais ils ont l'inconvénient de déranger toutes les opérations de la journée. C'est ce qui arriva dans cette occasion. L'heure du dîner étant venue, les époux se mirent à table; mais ce ne fut que pour la forme. Madame mangea un peu de potage, monsieur but un verre d'eau rougie; quelques amis survinrent, on fit une partie de whist, la soirée se passa, et le même lit reçut les deux époux.
Vers deux heures du matin, M. de Versy se réveilla; il était mal à son aise, il bâillait; il se retournait tellement que sa femme s'en inquiéta et lui demanda s'il était malade. «Non, ma chère, mais il me semble que j'ai faim, et je songeais à cette poularde de Bresse si blanchette, si joliette, qu'on nous a présentée à dîner, et à laquelle cependant nous avons fait un si mauvais accueil. --S'il faut te dire ma confession, je t'avouerai, mon ami, que j'ai tout autant d'appétit que toi, et puisque tu as songé à la poularde, il faut la faire venir et la manger.--Quelle folie! tout dort dans la maison et on se moquera de nous.--Si tout dort, tout se réveillera, et on ne se moquera pas de nous parce qu'on n'en saura rien. D'ailleurs, qui sait si d'ici à demain l'un de nous ne mourra pas de faim? je ne veux pas en courir la chance. Je vais sonner Justine.»
Aussitôt dit, aussitôt fait, et on éveilla la pauvre soubrette, qui, ayant bien soupe, dormait comme on dort à dix-neuf ans quand l'amour ne tourmente pas 64.
Elle arriva tout en désordre, les yeux bouffis, bâillant, et s'assit en étendant les bras.
Mais ce n'était là qu'une tâche facile; il s'agissait d'avoir la cuisinière et ce fut une affaire. Celle-ci était cordon bleu, et partant souverainement rechigneuse; elle gronda, hennit, grogna, rugit et renâcla; cependant elle se leva à la fin, et cette circonférence énorme commença à se mouvoir.
Sur ces entrefaites, madame de Versy avait passé une camisole, son mari s'était arrangé tant bien que mal, Justine avait étendu sur le lit une nappe, et apporté les accessoires indispensables d'un festin improvisé.
Tout étant ainsi préparé, on vit paraître la poularde, qui fut à l'instant dépecée et avalée sans miséricorde.
Après ce premier exploit, les époux se partagèrent une grosse poire de Saint-Germain, et mangèrent un peu de confitures d'oranges.
Dans les entr'actes, ils avaient creusé jusqu'au fond une bouteille de vin de Grave, et répété plusieurs fois, avec variations, qu'ils n'avaient jamais fait un plus agréable repas.
Ce repas finit pourtant; car tout finit dans ce bas monde. Justine ôta le couvert, fit disparaître les pièces de conviction, regagna son lit, et le rideau conjugal tomba sur les convives.
Le lendemain matin, madame de Versy courut chez son amie madame de Franval, et lui raconta tout ce qui s'était passé, et c'est à l'indiscrétion de celle-ci que le public doit la présente confidence.
Elle ne manquait jamais de remarquer qu'en finissant son récit, madame de Versy avait toussé deux fois et rougi très positivement.
XII.
Le Faisan.
E faisan est une énigme dont le mot n'est
révélé qu'aux adeptes; eux seuls peuvent le savourer dans toute sa
bonté.
Chaque substance a son apogée d'esculence: quelques-unes y sont déjà parvenues avant leur entier développement, comme les câpres, les asperges, les perdreaux gris, les pigeons à la cuiller, etc.; les autres y parviennent au moment où elles ont toute la perfection d'existence qui leur est destinée, comme les melons, la plupart des fruits, le mouton, le boeuf, le chevreuil, les perdrix rouges; d'autres enfin quand elles commencent à se décomposer, telles que les nèfles, la bécasse et surtout le faisan.
Ce dernier oiseau, quand il est mangé dans les trois jours qui suivent sa mort, n'a rien qui le distingue. Il n'est ni si délicat qu'une poularde, ni si parfumé qu'une caille.
Pris à point, c'est une chair tendre, sublime et de haut goût, car elle tient à la fois de la volaille et de la venaison.
Ce point si désirable est celui où le faisan commence à se décomposer; alors son arôme se développe et se joint à une huile qui, pour s'exalter, avait besoin d'un peu de fermentation, comme l'huile du café, que l'on n'obtient que par la torréfaction.
Ce moment se manifeste aux sens des profanes, par une légère odeur et par le changement de couleur du ventre de l'oiseau; mais les inspirés le devinent par une sorte d'instinct qui agit en plusieurs occasions, et qui fait, par exemple, qu'un rôtisseur habile décide, au premier coup d'oeil, qu'il faut tirer une volaille de la broche ou lui laisser faire encore quelques tours.
Quand le faisan est arrivé là, on le plume et non plus tôt, et on le pique avec soin, en choisissant le lard le plus frais et le plus ferme.
Il n'est point indifférent de ne pas plumer le faisan trop tôt; des expériences très bien faites ont appris que ceux qui sont conservés dans la plume sont bien plus parfumés que ceux qui sont restés longtemps nus, soit que le contact de l'air neutralise quelques portions de l'arôme, soit qu'une partie du suc destiné à nourrir les plumes soit résorbé et serve à relever la chair.
L'oiseau ainsi préparé, il s'agit de l'étoffer, ce qui se fait de la manière suivante:
Ayez deux bécasses, désossez-les et videz-les de manière à en faire deux lots: le premier de la chair, le second des entrailles et des foies. Vous prenez la chair et vous en faites une farce en la hachant avec de la moelle de boeuf cuite à la vapeur, un peu de lard râpé; poivre, sel, fines herbes, et la quantité de bonnes truffes suffisante pour remplir la capacité intérieure du faisan.
Vous aurez soin de fixer cette farce de manière à ce qu'elle ne se répande pas en dehors, ce qui est quelquefois assez difficile, quand l'oiseau est un peu avancé. Cependant on y parvient par divers moyens, et entre autres en taillant une croûte de pain qu'on attache avec un ruban de fil et qui fait l'office d'obturateur.
Préparez une tranche de pain qui dépasse de deux pouces de chaque côté le faisan couché dans le sens de sa longueur; prenez alors les foies, les entrailles de bécasses, et pilez-les avec deux grosses truffes, un anchois, un peu de lard râpé, et un morceau convenable de bon beurre frais.
Vous étendez avec égalité cette pâte sur la rôtie; et vous la placez sous le faisan préparé comme dessus, de manière à être arrosée en entier de tout le jus qui en découle pendant qu'il rôtit. Quand le faisan est cuit, servez-le couché avec grâce sur sa rôtie; environnez-le d'oranges amères, et soyez tranquille sur l'événement.
Ce mets de haute saveur doit être arrosé, par préférence, de vin du crû de la haute Bourgogne; j'ai dégagé cette vérité d'une suite d'observations qui m'ont coûté plus de travail qu'une table de logarithmes.
Un faisan ainsi préparé serait digne d'être servi à des anges, s'ils voyageaient encore sur la terre comme du temps de Loth.
Que dis-je! l'expérience a été faite. Un faisan étoffé a été exécuté, sous mes yeux, par le digne chef Picard au château de la Grange, chez ma charmante amie madame de Ville-Plaine, apporté sur la table par le majordome Louis, marchant à pas processionnels. On l'a examiné avec autant de soin qu'un chapeau de madame Herbault; on l'a savouré avec attention, et pendant ce docte travail, les yeux de ces dames brillaient comme des étoiles, leurs lèvres étaient vernissées de corail, et leur physionomie tournait à l'extase. (Voyez les Éprouvettes gastronomiques.)
J'ai fait plus: j'en ai présenté un pareil à un comité de magistrats de la cour suprême, qui savent qu'il faut quelquefois déposer la toge sénatoriale, et à qui j'ai démontré sans peine que la bonne chère est une compensation naturelle des ennuis du cabinet. Après un examen convenable, le doyen articula, d'une voix grave, le mot excellent! Toutes les têtes se baissèrent en signe d'acquiescement, et l'arrêt passa à l'unanimité.
J'avais observé, pendant la délibération, que les nez de ces vénérables avaient été agités par des mouvements très prononcés d'olfaction, que leurs fronts augustes étaient épanouis par une sérénité paisible, et que leur bouche véridique avait quelque chose de jubilant qui ressemblait à un demi-sourire.
Au reste ces effets merveilleux sont dans la nature des choses. Traité d'après la recette précédente, le faisan, déjà distingué par lui-même, est imbibé, à l'extérieur, de la graisse savoureuse du lard qui se carbonise; il s'imprègne, à l'intérieur, des gaz odorants qui s'échappent de la bécasse et de la truffe. La rôtie, déjà si richement parée, reçoit encore les sucs à triple combinaison qui découlent de l'oiseau qui rôtit.
Ainsi de toutes les bonnes choses qui se trouvent rassemblées, pas un atome n'échappe à l'appréciation, et attendu l'excellence de ce mets, je le crois digne des tables les plus augustes.
Parve, nec invideo, sine me liber ibis in aulam.