Picounoc le maudit
The Project Gutenberg eBook of Picounoc le maudit
Title: Picounoc le maudit
Author: Pamphile Lemay
Release date: February 18, 2008 [eBook #24636]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque, Carlo Traverso, and the Online
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PICOUNOC
LE MAUDITP. LEMAY
TOME I
QUÉBEC
TYPOGRAPHIE DE C. DARVEAU
82, rue de la Montagne.1878
PROLOGUE
LE MEURTRE
I
OU LE BOUT DE L'OREILLE SE MONTRE.
--Salve, domine, dit l'ex-élève.
--Bonjour! bonjour! répondit Picounoc.
--Tu jardines?
--Je sarcle mes allées.
--Quid novi? quelles nouvelles?
--Je me marie.
--Tu te maries? Tu quoque!
--Oui, répliqua Picounoc en s'appuyant sur sa gratte.
--Avec qui?
--Avec Aglaé Larose.
--Rosa, Rosae, Larose de la Rose... quand?
--Vers la Toussaint.
--Je t'en souhaite!
--Merci.
--Elle est bien!
--Pas mal: blanche, fraîche....
--Je veux dire qu'elle est riche.
--Riche? non; mais elle a une terre et un bon roulant.
--Il paraît que tu ne l'aimes pas?
--Elle m'aime, elle, et, veut devenir ma femme: je me laisse faire....
Tu comprends qu'il n'est pas facile de résister au désir de posséder une belle... ferme.
--Tu es bien toujours le même, Picounoc.
--Ecoute un peu, Paul, je n'ai pas de secret pour toi. J'ai aimé, j'aime et j'aimerai toujours. Celle que j'aime, tu la connais, c'est Noémie... Elle est la femme d'un autre.... Eh bien! puisque de ce côté le bonheur m'est ravi, je n'estime plus les femmes que d'après leur dot, et je voudrais devenir veuf tous les ans pour me remarier toujours avec des filles avantageuses.
--Si tu parlais sérieusement je te mépriserais, et j'irais de suite avertir ta fiancée.
--Mais je suis sérieux.... Je suis un maudit, tu sais, et le fils d'un maudit... donc il faut que je fasse mon oeuvre.
En parlant ainsi Picounoc s'animait, sa voix devenait aigre et ses yeux s'injectaient de sang. L'ex-élève s'éloigna lentement, la tête basse, et prit le chemin de la concession de St. Eustache. Aux premières maisons du village il rencontra Aglaé Larose vêtue de sa robe des dimanches. Elle s'en allait à confesse.
--Bonjour, la mariée! dit-il avec un sourire triste.
Une rougeur subite monta au front de la jeune fille, et sa démarche parut plus gauche.
--Arrête-donc, reprit l'ex-élève, j'ai quelque chose à te dire.
Se doutant bien qu'il allait lui parler de son bien-aimé, elle se retourna et un sourire éclaira ses yeux.
--Qu'est-ce donc? dit-elle, dépêche-toi; je veux me rendre à l'église avant qu'il fasse noir.
Il était cinq heures et demie du soir, alors, et elle avait une lieue à faire pour atteindre l'église, car elle se trouvait près du calvaire, à Lotbinière--C'est à Lotbinière que nous sommes toujours.
--Voudrais-tu épouser un homme qui ne t'aimerait pas sincèrement? dit brusquement l'ex-élève.
Aglaé parut surprise de cette question.
--Pourquoi me demandes-tu cela? répondit-elle après un moment.
--Parce que je m'intéresse à toi.
--Est-ce que l'on peut se marier sans aimer profondément?
--Je viens de rencontrer un garçon sur le point de prendre femme, et qui ne cache pas du tout son indifférence à l'égard de sa future.
--Qui donc? fit Aglaé légèrement anxieuse.
--Je ne le dis pas, cela te chagrinerait.
La jeune fille pâlit et pencha la tête. L'ex-élève reprit:
--Aglaé, tu es une bonne fille; ta mère est à l'aise; tu aurais pu... tu pourrais trouver un autre parti que Picounoc....
--Il me semble que l'on ne peut dire grand'chose contre lui. S'il fallait écouter tous les propos....
--Picounoc ne t'aime pas; il vient de me le dire.
--Il n'est pas obligé de dire qu'il m'aime.
--Tu ne seras pas heureuse avec lui.
--Quand on aime on est toujours heureux.
--Il t'épouse pour ton bien.
--Qui m'assure qu'un autre aura de meilleurs motifs?
--Sais-tu que ce garçon-là est maudit?
--Tais-toi donc, Paul, tu me fais peur.
--Je voudrais t'effrayer assez pour t'empêcher de l'épouser. Il a été maudit de son père.... Et tu sais qu'un enfant maudit de son père est maudit de Dieu....
--Tu plaisantes, Paul; qui t'a raconté ces histoires? As-tu jamais connu son père? Personne dans la paroisse n'a jamais su son nom!
--Aglaé, te souviens-tu de ce vieillard qui fut trouvé mort, l'an dernier, sous les décombres de la cave à patates de Joseph Letellier, et qui fut enterré, comme un chien, dans le ruisseau?
--Eh bien?
--Eh bien! ce vieillard, un chef de voleurs, un assassin, un maudit lui-même--ce vieillard était le père de Picounoc.
--Mon Dieu! est-ce vrai? s'écria la jeune fille en joignant les mains.
--Dieu m'entend: je dis la vérité. Et tu sais qu'une femme qui n'a jamais laissé ses habits de deuil, est morte quelques mois après, d'une maladie étrange que le médecin n'a pas connue. Cette femme, c'était la veuve du chef des voleurs, la mère de Picounoc, la maladie, c'était la honte et la douleur.
--C'est affreux ce que tu me dis là; mais toi, tu vas bien épouser la fille et la soeur d'un maudit, pourquoi ne crains-tu pas pour toi-même le malheur que tu m'annonces?
--Non, Aglaé; c'est fini entre Emmélie et moi.
--Vraiment?
--Elle va mourir la pauvre enfant, car le mal qui a tué sa mère l'emporte elle aussi. Avant six mois, peut-être, elle sera dans la tombe. Pauvre Emmélie!
Et une larme roula dans les yeux de l'ex-élève.
--Ce n'est donc pas à cause de la malédiction qui pèse sur elle que tu ne la prends pas pour femme? reprit Aglaé, contente d'affaiblir l'argument de son ami.
--J'avoue que je l'aime tant.... Et puis c'est une fille vertueuse que la malédiction de son père n'a pas voulu atteindre, tandis que son frère.... Si tu l'avais connu comme moi alors qu'il était dans les chantiers!
--J'aime aussi moi, murmura la jeune fille. Et, comme honteuse de cet aveu, elle reprit: J'en parlerai à mon confesseur. Adieu, Paul, merci de tes conseils.
Paul Hamel venait de Deschambeault pour voir Djos son ami de chantier. Joseph Letellier s'appelait toujours Djos pour les intimes. Quelquefois encore on l'appelait le pèlerin.
Aglaé descendait la route jetée comme un trait d'union entre la concession et le bord de l'eau. Elle était pensive, car les paroles de l'ex-élève l'avaient troublée. Elle aima Picounoc de toute son âme, et l'idée de renoncer à son amour la jetait dans une véritable prostration. Bonne enfant, simple un peu, elle croyait tout ce qu'on lui disait, et passait facilement du plaisir à la peine, du désespoir à l'espérance. Comme une terre facile à pétrir, elle recevait toute espèce d'impressions en un moment. Elle n'avait pas d'énergie et ne luttait que faiblement contre elle même et contre les autres. L'astucieux Picounoc exerçait un grand ascendant sur son esprit, et il était le maître de son coeur. Il le savait bien, et voilà pourquoi il ne se gênait nullement de se démasquer devant ses amis. Depuis son arrivée dans la paroisse il avait demeuré avec sa mère; mais à la mort de celle-ci, il se trouva seul avec sa soeur. Il eût vite fait de s'établir maître dans la maison, et de tout conduire à sa guise: au reste, il se sentit tout à coup pris du désir d'amasser et se montra fort économe. Emmélie ne le contrariait jamais, et ne paraissait pas savoir qu'elle avait droit à la moitié du petit héritage. La mort de sa mère l'avait laissée bien seule au monde,--car ce frère, à peine connu et si mal élevé, n'était encore qu'un étranger pour elle. N'eut été son amour pour l'ex-élève, elle aurait désiré mourir. Les amis et les voisins, remarquant avec inquiétude les ravages de la peine sur son front candide, s'efforcèrent de la distraire; mais elle ne voulut pas être consolée, et elle se complut dans son amertume. Les personnes qui aiment et souffrent, refusent souvent les consolations. On dirait que la souffrance et l'amour sont inséparables, et se plaisent ensemble. Une dernière goutte de fiel vint faire déborder la coupe. Un jour elle apprit que les parents de l'ex-élève ne se souciaient pas de la recevoir dans leur famille; à cause de l'ignominie de son père. Car le mystère qui avait plané sur le chef des brigands s'était dévoilé pour plusieurs; et, bien que, par respect pour la femme et la fille de ce bandit, l'on eut généralement gardé le secret, cependant quelques langues furent indiscrètes. Emmélie se sentit mortellement blessée. J'en mourrai, pensa-t-elle, mais jamais je ne l'exposerai à rougir de moi... ou de l'aïeul de ses enfants.... J'en mourrai, qu'importe?... Et en effet, elle inclinait vers la tombe. Picounoc la voyait s'éteindre rapidement, et supputait ce que sa mort lui rapporterait. Il était déjà mordu de l'avarice. C'est en songeant à ces choses et à la dot d'Aglaé, qu'il sarclait les allées du jardin attenant à la maison de sa défunte mère. L'ex-élève, qui avait passé par là tout à l'heure, l'arracha un instant à ses rêves d'envie. Il se remit au travail, puis, s'arrêta de nouveau.
--J'ai fait une bêtise, pensa-t-il: je n'aurais pas dû parler ainsi à Paul. Il est capable de répéter mes paroles à Aglaé, et qui sait?... Les femmes sont si capricieuses!... Prévenons les coups: allons voir notre future. Devant moi, Paul sera muet comme une carpe.... Pourtant, qu'ai-je à craindre? Aglaé croit tout ce que je lui dis.... La chère enfant, comme elle est bête!... Si j'allais perdre la terre!... et les chevaux! et les bêtes à cornes!... Vite, un brin de toilette et filons!
Après ce monologue, Picounoc laisse tomber sa gratte dans l'allée, entre, se passe un linge trempé sur la figure, un peigne dans les cheveux, met un col blanc, une cravate rouge et tout ce qu'il faut pour être faraud, puis il part à pied. Il marchait vite. Quand il fut au bas de la route, il vit se dessiner, sur le coteau, vers le milieu, la silhouette d'une femme qui descendait. Bientôt la distance entre cette femme et lui fut courte, et il reconnut Aglaé. De son côté la jeune fille avait vite reconnu le grand et sec gaillard qu'elle adorait. Elle baissa la tête et simula une tristesse profonde.
--J'allais au devant de toi, Aglaé, dit Picounoc en souriant.
La bonne fille leva sur lui un regard plein de reproches.
--Allons! tu n'es pas gaie, ce soir; conte moi ton chagrin, ma belle, tu sais que j'aime à te consoler, continua le cynique garçon.
--As-tu vu Paul Hamel? demanda Aglaé.
Picounoc, malgré son effronterie, demeura un moment sans répondre.
--As-tu vu l'ex-élève? réitéra la jeune fille.
--Pourquoi cette demande?
--Tu le sais bien.
--Comme te voilà mystérieuse Aglaé, où vas-tu? je t'accompagne....
--Je m'en vais à l'église.
--Alors je m'en retourne avec toi.
--Rends-toi donc au village.... Tu vas voir ta terre sans doute....
--Ma terre?... Je ne te comprends pas.... J'allais te voir.
--Me voir?... Je sais tout, va! l'ex-élève m'a tout dit.
--L'ex-élève! l'ex-élève! ne le connais-tu pas encore? Tu sais bien que c'est un farceur qui dit tout ce qui lui passe par la tête.
--Il m'a rapporté ce que tu lui as confié il y a un instant. Tu ne m'aimes point, Picounoc....
La pauvre enfant avait des larmes dans la voix.
--Voilà qui est drôle. Je l'ai à peine vu, et ne lui ai dit qu'un mot en passant. Je l'ai prié de m'attendre pour monter au village, je voulais achever de sarcler mon jardin. Il m'a répondu qu'il était trop pressé. Je comprends ses motifs maintenant. Il voulait te voir avant mon arrivée.... Il avait une mauvaise action à faire: calomnier son meilleur ami. Sais-tu pourquoi? Il est jaloux, il t'aime et veut faire manquer notre mariage. Le misérable!... Ma soeur l'a remercié, tu sais, et....
--Emmélie lui a donné la pelle?
--Oui, vrai comme tu es là!... et il veut se venger sur moi.
--Il m'a dit en effet, que tout est fini entre elle et lui.
--Tu vois bien, ma chère Aglaé, que je te dis la vérité, et que lui, le traître, il me calomnie. Viens! marchons ensemble; conte-moi tout; je ne crains rien, et nos ennemis travaillent en pure perte. Ils ne réussiront jamais à m'éloigner de toi, Aglaé, car je t'aime.
--Tu m'aimes! Ah! si c'était vrai! Il dit, lui, que c'est pour avoir ma terre que tu m'épouses et que te ne te soucies que fort peu de moi.
En parlant ainsi les deux fiancés suivirent, côte à côte, le bord du chemin qui conduit à l'église.
--Il dit cela, le misérable! il ose parler ainsi? Il me le paiera, je le jure! S'il a le malheur de remettre les pieds à la maison, gare à lui!
--Il avait bien l'air d'un homme qui ne ment pas.
--L'hypocrite! Les hypocrites, Aglaé, ce sont les plus dangereux de tous les méchants, parce qu'ils ont l'air bon et que l'on ne se défie pas d'eux.... Dire que je t'épouse pour ton bien, quel mensonge! Tiens! renonce à ta dot; je veux t'épouser pauvre afin que tu saches bien comme je t'aime. Moi, passer pour un avare, pour un garçon trompeur et malhonnête!... ah! tu me causes de la peine, Aglaé! Je n'ai donc plus ta confiance? Tu crois donc que l'ex-élève est plus franc que moi?... Aglaé, si quelque jeune fille venait me dire du mal de toi, je les.... Ah! c'est affreux....
Et la voix nasillarde de Picounoc était devenue sifflante comme une voix de vipère. Aglaé renaissait à la confiance, et se trouvait heureuse de pouvoir douter de la bonne foi de l'ex-élève. Les larmes qui avaient voilé ses yeux se desséchèrent vite, et, quand elle arriva à l'église, elle était toute joyeuse.
Picounoc revint chez lui fier de son nouveau succès. Il alla s'asseoir sur le bord de la côte afin de n'être pas dérangé dans sa rêverie, car il voulait rêver. Parfois, dans son ardeur, il parlait seul, et des oreilles indiscrètes auraient pu recueillir ces lambeaux de phrases.
--La simple qu'elle est!... comme elle se laisse prendre!...
--C'est une affaire magnifique!... une terre de quatre arpents....
--Si je pouvais me débarrasser de la bête après!...
--Noémie! Noémie! C'est toi que j'aime!...
Sa voix devenait ardente. Elle était plus sombre quand elle prononçait:
--Si Djos pouvait mourir!... Djos et Aglaé!...
II
DES REGARDS INDISCRETS.
On était à la fin de septembre 1850, et les récoltes, commencées depuis longtemps, puis interrompues par les pluies, venaient d'être reprises partout, grâce au retour d'un radieux soleil. Dans quelques endroits bas le grain avait germé, mais, en général, le dommage n'était pas grand. Joseph Letellier, ou Djos, comme nous l'appellerons encore assez souvent, n'avait pas murmuré contre la pluie--car il n'y a que les mauvais Chrétiens qui s'impatientent ou s'irritent lorsque tout ne va pas à leur gré. Il n'avait pas, non plus, perdu son temps à dormir, dans son grenier, comme font plusieurs, mais, laborieux et vigilant, il avait commencé des voitures de travail, affilé des chevilles pour les clôtures, réparé les meubles éclopés, et fait cent autres ouvrages que les habitants de bonne conduite et adroits ne négligent pas de faire, lorsqu'ils ne peuvent aller au champ. Quand vint le beau temps avec le soleil, il partit, la faucille sur l'épaule, pour aller couper. La jeune femme ne le suivit pas à la moisson, car ses devoirs de mère la retenaient au logis. Un chérubin d'un mois environ, reposait, rosé et frais, dans le berceau neuf. Et la mère dévouée ne laissait pas de loin le petit amour. La journée finie, Djos revint vers sa femme et son enfant, le coeur débordant d'ivresse; car, outre la satisfaction du devoir accompli, il ressentait toutes les délices d'une passion profonde, que la vertu protégeait comme d'une égide. Le soir où commence ce récit, il trouva, fumant sa pipe sur le seuil de la porte, son ami l'ex-élève.
--Viens-tu m'aider à engerber? dit-il, en lui tendant la main.
--Je viens fumer une pipe avec toi, avant de monter dans les chantiers.
--Pars-tu encore?
--Eo ad.... forestam.... Je m'en vais dans les bois.
--Tu devais n'y plus retourner?
--J'ai changé d'idée....changeavi....
--Entrons, nous causerons de cela en mangeant la soupe.
Ils entrèrent. Noémie déposa un baiser sur le front de son mari, qui lui en rendit deux, et l'un et l'autre se penchèrent sur le berceau de l'enfant qui souriait en dormant, parce que, sans doute, son jeune esprit jouait avec les anges gardiens de la maison.
Le feu pétillait dans l'âtre et la flamme enveloppait la marmite pleine de soupe au lard. L'ex-élève s'approcha de la cheminée, comme s'il eut eu froid, et regarda, d'un oeil pensif, les étincelles du foyer.
--Vous paraissez triste, Paul, dit la jeune femme, à quoi pensez-vous donc?
--Que vous êtes heureux, vous autres! répondit l'ex-élève.
--Marie-toi, reprit Djos, prends une gentille petite femme comme la mienne, et tu seras heureux.
--Emmélie vous apportera le bonheur, qu'attendez-vous? ajouta Noémie.
--Emmélie! Emmélie!... exclama l'ex-élève en branlant la tête....
--Comment? ne l'aimes-tu plus? repartit Djos....
--Je l'adore!... mais elle se meurt... ne voyez-vous pas qu'elle va mourir?... Et quand même....
--Elle est jeune et forte, Paul, vous vous effrayez à tort.
--Eh oui! tu te livres au chagrin pour rien, ajouta Djos; viens! viens prendre un petit verre de Jamaïque, cela va te remettre sur le ton.
--Je dresse la soupe, dit Noémie: Tu dois avoir faim, mon bonhomme, ajouta-t-elle en entourant, de son bras, le cou de son mari... et vous aussi, Paul, car vous avez marché beaucoup.
Le souper fut servi et les trois amis s'assirent à la table, causant avec verve et mangeant avec appétit.
--Vois-tu Picounoc bien souvent? demanda l'ex-élève à son ami.
--Oh! il vient faire son tour plusieurs fois la semaine, et tous les dimanches sans y manquer.
--Il arrête chaque fois qu'il va voir sa blonde, repartit Noémie.
--Je crois qu'il aime mieux ma femme que sa future, dit Djos en riant.
--Cela se pourrait, ajoute la jeune femme, aussi je lui fais les yeux doux.
L'ex-élève essaya de rire, mais ce fut d'un rire amer. Il se souvint de l'aveu de Picounoc au sujet de Noémie; il savait combien cet homme était dangereux, et la vue de l'innocence qui se jouait ainsi avec le danger, et ne se doutait de rien, lui causa une peine sérieuse. Cependant ses deux amis ne remarquèrent point cette perplexité, tout disposés qu'ils étaient à s'amuser.
--Il va se marier, reprit l'ex-élève après un moment.
--Avec Aglaé Larose, une bonne fille, pas bien fine, peut-être, mais travaillante, douce et honnête......dit Noémie.
--Et avantageuse, ajouta, Djos....
--C'est pour cela qu'il la prend, continua l'ex-élève, et, si elle n'avait pas de dot, je suis sûr qu'il ne l'épouserait jamais.
--Il n'a pas l'air de l'aimer beaucoup, en effet.
--Il ne l'aime pas, il me l'a dit, tout à l'heure.
--Il dit souvent le contraire de ce qu'il pense; vous ne le connaissez pas comme nous, reprit la jeune femme.
--Défiez-vous de lui, Noémie, c'est peut-être un mauvais ami.
--Tu te trompes, mon cher Paul, reprit vivement Djos, il n'y a pas d'ami plus dévoué, plus complaisant. Il est toujours prêt. Il a changé, va, depuis un an: il n'est plus le même. Je t'assure qu'il m'a rendu bien des petits services, et je lui dois beaucoup.
--Il a peut-être quelque intérêt à se rendre aimable auprès de vous autres....
--Quel intérêt veux-tu qu'il ait?
--Je le crois un garçon dangereux... un homme qui, pour arriver à ses fins, peut détruire la paix et le bonheur des meilleurs ménages......et de ses plus chers amis.
--Prends-garde, Paul, car si tu parles trop mal de Picounoc, on croira que le bruit qui court au sujet de tes amours avec Emmélie est fondé, et que c'est le dépit qui te fait parler....
--Que veux-tu dire, Djos?
--Le bruit court que tu as reçu la pelle, et et que tu es en diable contre Emmélie et Picounoc....
L'ex-élève pencha la tête. Il comprit que ses amis étaient prévenus et que tout avertissement serait inutile.
--Tu ne réponds rien, Paul, on a touché juste à ce qu'il paraît.
--Que Dieu sauve mon Emmélie, et vous verrez.... En attendant je vous conseille une chose: Défiez-vous de Picounoc.
--Bah! que peut-il nous faire?
--Bien du mal.
--Parle donc latin, Paul, tu nous amuseras bien mieux qu'avec tes avertissements de grand père.
--Abyssus abyssum invocat--Es-tu content? Cela veut dire que si l'on commet une première faute on en commettra une seconde--cela veut dire, surtout, qu'un malheur en appelle un autre. Ton premier malheur, ta première faute, c'est la confiance que tu reposes dans un garçon méprisable.
--Parlons d'autres choses, dit Djos un peu froidement.
--C'est bien.
--Je fais une épluchette de blé d'Inde, demain soir, tu vas rester avec nous, n'est-ce pas? nous nous amuserons bien.
--Si je ne traverse pas demain, je veillerai avec ma pauvre Emmélie, car ce sera probablement pour la dernière fois. Il me serait agréable de me joindre aux amis, mais la gaîté n'habite plus guère mon âme, et l'on me trouverait maussade.
Le repas s'acheva au milieu d'une causerie assez sérieuse.
L'ex-élève retournait dans les chantiers pour chercher, dans l'éloignement et le travail rude des bois, une distraction à sa douleur. Il s'était bercé de suaves espérances, et jamais avant les tristes événements de l'automne dernier, il n'avait pensé que son amour pût devenir une source d'amertume, et son bonheur, une illusion regrettée. La mort seule, il le savait bien, pouvait le séparer ds sa tendre amie, mais la mort nous semble si éloignée quand on est jeune, plein de vigueur et débordant d'amour! Une fois pourtant, sa jeune bien-aimée n'eut pas l'enjouement ordinaire, l'éclat de ses yeux fut moins vif, elle fut moins expansive et comme plus concentrée en elle-même. C'était la sensitive qui se repliait sous une haleine glacée. L'ex-élève crut d'abord qu'elle l'aimait moins; on est sensible, soupçonneux, jaloux quand on aime beaucoup. Les protestations de la jeune fille le rassurèrent. Madame Saint-Pierre mourut. Alors l'ex-élève comprit la cause de la tristesse d'Emmélie, et il mêla ses larmes aux larmes de la chaste enfant. Il se disait: l'orage passera, les vents se tairont, les nuages disparaîtront, et le calme et la sérénité planeront encore dans le ciel. Mais le ciel demeura couvert; le soleil ne parut qu'à de rares intervalles, et l'espoir s'éteignit dans le coeur du brave garçon: la maladie qui avait tué la mère emportait la fille.
A l'époque des travaux on ne se couche pas tard, à la campagne, et on se lève de bonne heure. Djos et l'ex-élève fumèrent la pipe après le souper, en parlant de diverses choses, puis se mirent au lit. La jeune ménagère veilla jusque vers les onze heures, ravaudant des bas en berçant, du pied, l'enfant mignon. Pendant qu'assise auprès de la table où brûlait une chandelle de suif, elle passait et repassait, dans les mailles usées, son aiguillée de laine, une tête curieuse se penchait vers la fenêtre, et la regardait avec des yeux de feu. On eut dit qu'un courant magnétique s'établit aussitôt entre la personne du dehors et Noémie, car celle-ci se retourna soudain vers la fenêtre; mais la tête curieuse avait disparu déjà. Il est singulier que souvent nous sommes avertis par un messager merveilleux--est-ce le magnétisme?--qu'un regard se fixe sur nous.
Noémie déposa son ouvrage et se mit à genoux près du berceau de son enfant pour faire sa prière du soir. La tête reparut dans la fenêtre, et l'on eut pu voir une singulière expression de trouble passer sur le visage de l'indiscret qui regardait ainsi. Un souvenir vint à sa mémoire: il se rappela une parole terrible, prononcée dans une horrible circonstance par son père alors son compagnon de débauches--et cette parole, la voici: On va voir si le chapelet les sauvera!--(Pèlerin de Sainte-Anne.)
Picounoc,--car c'était lui--venait souvent le soir, épier les actions de Noémie; et s'enivrer, en secret, de sa grâce et de sa beauté. Il choisissait, d'ordinaire, les nuits sombres; mais quelquefois il s'exposait, par des soirées de lune, tenant en réserve quelque adroit mensonge pour le cas où il serait surpris. Il allait faire la cour à sa blonde, la bonne Aglaé; mais souvent il n'y allait que pour voir, en passant, Noémie; et la comparaison qu'il faisait entre les deux, le rendait de plus en plus jaloux et pervers. Le soir où nous le voyons, il avait eu l'intention de fumer la pipe avec Djos et l'ex-élève, mais il s'était attardé trop longtemps avec Aglaé, et quand il arriva ses deux amis venaient de se coucher. Il n'en fut pas fâché, car il put regarder sans contrainte, de ses yeux de flamme, la femme de son heureux ami.
III
L'ÉPLUCHETTE
Le lendemain Djos amena, du champ à la maison, une charretée d'épis de blé d'Inde qu'il entassa dans un coin de la cuisine. C'est la coutume de faire des corvées pour peler le blé d'Inde, comme pour broyer le lin et fouler l'étoffe. Ces corvées sont toutes agréables et joyeuses, mais la plus joyeuse et la plus agréable, c'est l'épluchette. Et d'abord on y va dans ses beaux habits, car la besogne est propre; on y va avec plaisir, car le travail n'est pas rude et se fait à la soirée; on y va souvent avec bonheur, en songeant d'avance aux douces faveurs attachées au blé d'Inde rouge. Et qui n'a pas l'espoir de déterrer, sous ces feuilles crépitantes, dans ces aigrettes de soie moelleuses, le précieux épi aux grains de pourpre? Et puis il y a, pour ceux qui sont un peu gloutons, la perspective de mordre à belles dents dans le blé d'Inde rôtit à la braise, ou bout dans les profondeurs de la chaudière. Et que d'autres perspectives encore!
Noémie balaya la place, épousseta les meubles, rechangea le bébé et le revêtit de sa robe de baptême, la plus belle que l'on porte... après celle de l'innocence. Elle souriait à la pensée de toutes les choses aimables que ses amies allaient dire de son enfant; elle croyait volontiers que jamais enfant né de la femme n'avait réuni tant de grâce et de finesse. Oh! si tous les enfants étaient ce que pensent leurs mères, comme il y aurait des hommes d'esprit sur la terre, et que la laideur deviendrait vite une chose introuvable! Pauvres mères! après tout, c'est peut-être notre faute si nous devenons laids, disgracieux et méchants.
Le soir arriva; les invités arrivèrent aussi. Ils étaient quinze. Je ne déclinerai pas les noms et prénoms de chacun--à quoi bon? puisque la plupart ne seront pas mêlés aux événements qui vont suivre. Je nommerai pourtant Picounoc et Aglaé, l'ex-élève et Emmélie. Vous êtes surpris de voir Emmélie? Nous le sommes tous: nous ne l'attendions point. Elle est un peu mieux aujourd'hui, et l'ex-élève lui a fait comprendre qu'une petite distraction, sous forme d'épluchette, lui serait très-favorable. Elle s'est laissée persuader.
Assis en cercle autour de l'amas de blé d'Inde, les jeunes gens commencent leur tâche. Sous les doigts vigoureux des garçons et sous les doigts mignons des filles, les épis se dépouillent de leur multiple enveloppe, et les grains couleur d'ambre apparaissent, au milieu d'un froissement de feuilles presque assourdissant. Les épis s'amoncellent d'un côté, les feuilles, de l'autre. On laisse cependant aux épis que l'on veut garder en tresse trois ou quatre feuilles, que l'on nouera avec habileté aux feuilles des autres épis. Les aigrettes, fines et douces comme des glands de soie, tombent sur le plancher ou s'accrochent comme des guirlandes, aux habits des travailleurs. C'est une lutte entre tous, lutte agréable et sans aigreur, que l'envie ou la jalousie ne troublent ni n'excitent. Emmélie seule travaille avec nonchalance. On la croirait paresseuse, si l'on ne savait à quel état de faiblesse l'a réduite un mal mystérieux. L'ex-élève la regarde avec amour et douleur. Il craint qu'elle ne se fatigue et n'ose lui dire de se reposer.
Djos et Noémie se sont joints à leurs convives. Picounoc est assis auprès d'Aglaé, mais ses yeux et sa pensée se tournent souvent vers la femme de Joseph. Noémie s'aperçoit bien que ce garçon la regarde d'une singulière manière, et qu'il se plaît auprès d'elle; mais la vertu est simple et sans défiance.
--Un blé d'Inde rouge! crie tout à coup l'un des éplucheurs, et vif, il se lève tenant comme un trophée l'heureuse trouvaille.
--Prête-le moi donc, dit Picounoc.
--Nenni! mon bel ami, je m'en sers pour moi-même... tu vois! Il avait embrassé sa voisine, une belle grosse brune. Ce que j'ai représenté par des points. La grosse brune s'essuya la joue en disant d'un ton provocateur.
--Reviens-y!
--Bientôt! répond le galant. Et il glisse adroitement l'épi dans la poche de son habit. C'était de la prévoyance, car, après tout, il pouvait bien n'y avoir pas d'autre épi rouge, et il y avait encore des bouches avides de donner un baiser. Il est vrai que l'épi n'est pas de rigueur; mais il est un bon prétexte. Cependant il y en avait encore des blé d'Indes d'amour, comme on les appelle quelquefois chez nous. Emmélie en trouva un. Dès qu'elle aperçut les premiers grains, elle rougit et les recouvrit de leurs feuilles, comme s'il se fut agi de quelque nudité. Mais l'ex-élève l'avait vu. Il devina tout.
--Changeons, dit-il! le mien est plus facile à éplucher.... L'échange se fit donnant donnant. En un clin d'oeil l'épi fut mis à nu. Il était rouge--pas d'être mis à nu--rouge et luisant comme si une larme eut mouillé ses perles.
--C'est tricher! dit Picounoc.
--La loi n'y pourvoit pas--Non est lex, répliqua l'ex-élève.
--Pour ta peine, tu n'embrasseras que la personne qui te sera désignée, ajoute un autre.
--C'est juste! c'est juste! dirent tous les jeunes gens... sauf Emmélie qui pencha la tête en tâchant de sourire.
--Durum est, dit l'ex-élève.
--Du rum? repart Djos, je vais t'en verser dans l'instant.
--Embrasse Aglaé, dit Picounoc.
--Embrasse Angélique, dit un autre--Il y avait une Angélique.
--Pendant que vous allez vous entendre, j'embrasse.... Emmélie--Quand il avait dit: "Emmélie," le baiser était rendu. Emmélie rougit jusqu'aux oreilles et sourit jusqu'au fond de l'âme.
Cependant on allume le feu, et l'on fait bouillir, dans un chaudron bien propre, les épis que l'on mangera au réveillon, avec le sel et le beurre. Quelques uns des convives ne veulent pas attendre et préfèrent le blé d'Inde rôti. On ne discute pas les goûts, et les hommes sont libres de manger des blé d'indes de toutes sortes. La tâche allait se terminer et Picounoc n'avait pas eu la chance de quelques uns. Cela ne le troublait guère. Il était homme à commander la fortune, et quand elle ne lui apportait point ce qu'il lui demandait, il allait le chercher. Déjà l'on avait porté dehors plusieurs brassées de feuilles.
--A mon tour! dit-il, et, triomphant, il montre un épi de pourpre qu'il vient de tirer de la poche de son voisin.
--Embrasse qui te plaira! lui crie-t-on.
Aglaé qui s'attend d'être choisie, se détourne en riant, et se voile la figure avec sa main, d'une façon coquette, découvrant la joue pour ne rien perdre de la sensation, Picounoc se penche de l'autre côté et embrasse Noémie. La pauvre Aglaé eut presque honte.
Noémie dit:
--Je t'en fais passer, Aglaé.
--Je ne tiens pas à ses baisers, répond la jeune fille en se donnant de la contenance.
--Tu sais que tu en auras de reste bientôt, ajoute l'ex-élève avec un grain de malice.
--S'il n'aime pas à l'embrasser maintenant, observe une des éplucheuses à sa voisine, que sera-ce plus tard?...
--Après le mariage?... répond en souriant la voisine.
Les épluchettes de blé d'Inde se terminent toujours, comme le foulage d'étoffe et le brayage, par les jeux et les danses. Mais les jeux sont honnêtes et les danses, décentes. L'on joue à "Madame demande sa toilette," à "La mer agitée" aux homonymes quelquefois, lorsque les veilleux sont un peu éduqués; on "loge les gens du roi", ou plutôt, on cherche à les loger, car personne ne se soucie de se déranger pour si peu; on joue à Collin-maillard--au bout d'un bâton--et à la paroisse--un jeu fort amusant et bien simple celui-ci; l'on vend le corbillon--toujours en "on", ou l'on passe le gant, en rimant; l'on fait circuler un petit bâton allumé en disant: petit bonhomme vit encore. Il paraît que le petit bonhomme vit tant qu'il a du feu, ou qu'il a du feu tant qu'il vit. Malheur au joueur entre les mains duquel le petit bonhomme expire! il donne un gage. Les gages, voilà la grande affaire. Et, comme le curé qui veut accomplir son devoir a besoin d'écouter tout ce qui se dit, de voir tout ce qui se passe!... Heureusement qu'il se trouve alors aussi des commères empressées de lui rapporter les faits et gestes qu'il n'a pu apercevoir.--Le curé, c'est lui qui recueille les gages, car ces gages sont la preuve tangible des péchés que les joueurs ont commis... contre les lois du jeu. A chaque gage est attachée une peine... peine bien douce souvent, et qui tourne à l'avantage du pénitent. Voilà pourquoi sans doute il y a tant de pécheurs. Lorsque tous les gages sont retirés, que celui-ci a cueilli des cerises--celui-là, mesuré du ruban--cet autre, fait trois pas d'amour, et cet autre encore, le pont de Paris, on change de jeu, jusqu'à ce qu'enfin le violonneux se décide à passer de l'arcanson sur le crin de son archet pour le rendre mordant, à tourner les clefs de son violon, pour mettre d'accord la chanterelle éveillée et la grosse corde grondeuse. Alors, aux premiers résonnements des cordes harmonieuses que touche de son doigt l'artiste improvisé qui veut s'assurer de la fidélité de l'instrument, les pieds froissent le plancher avec impatience, un murmure joyeux court dans la salle; les uns se lèvent, comme mus par un ressort, et font, en cadence, les pas les plus difficiles; les autres, sans bouger de place, battent d'avance la mesure avec le talon sonore de leur bottes françaises. Rien de gai, rien d'entraînant comme la danse, mais la danse mesurée, rapide, animée de la gigue et du réel. Et puis, c'est un excellent exercice hygiénique. En ce temps-là, à la campagne, on ne connaissait ni le lancier, ni le quadrille, ni le caledonia. Aussi, l'on ne voyait dans la place que ceux qui savaient danser; et les autres--les jeunes--avaient du plaisir à voir ces mouvements capricieux, multiples, élégants des pieds, qui étaient inspirés par le rhythme de la musique. Et tout cela paraissait facile, tant c'était naturel; il semblait que tout dépendait de la musique, et que le joueur de violon n'avait qu'à promener ainsi l'archet sur les cordes pour faire danser tout l'univers.
L'épluchette se termina donc par les jeux et la danse. Noémie, plus gaie que jamais, dansa beaucoup et avec chacun, même avec Picounoc. Elle dansait comme une poupée, tant elle était légère et souple. Picounoc avait, lui aussi, la jambe déliée et l'oreille sûre, il battait les ailes de pigeon comme pas un, et ne perdait jamais une mesure quelque pas difficile, qu'il exécutât. Ils commencèrent une gigue tous deux. Jamais le gaillard ne dansa mieux de sa vie. Il n'y avait pas que le violon qui l'animât son coeur obéissait à une force mystérieuse plus entraînante et plus redoutable que les voluptueuses effluves de la musique; et, pendant que ses pieds faisaient retentir la salle de leur bruit cadencé, ses regards luxurieux dévoraient l'innocente jeune femme, qui n'avait d'autre souci que de ne pas perdre une mesure.
L'ex-élève remarqua Picounoc, car il savait quelle passion ce malheureux nourrissait dans son âme. Pour le distraire de son idée, et sauver de son oeil de convoitise la femme chaste qu'il obsédait, il alla le saluer et prendre place. La gigue devenait gigue voleuse. Picounoc n'osa pas refuser, mais il lança un regard de colère à son ami. Joseph le vint trouver:
--Que tu danses bien! lui dit-il....
--Ce n'est pas malaisé, répondit le grand gars, il suffit de s'y mettre. Je ne suis pas fatigué et je danserais bien toute la nuit... mais l'ex-élève n'aime pas à me voir avec ta femme, paraît-il.... On dirait qu'il est jaloux.... Défie-toi de ce gaillard-là.... Avec son latin il peut enjôler le diable.
--Bah! ma femme est un ange.
--Sans doute,... mais il y a des anges qui ont tombé déjà, paraît-il.
--Si je m'apercevais de la moindre chose!..
--Veille... fais attention, c'est ton affaire.
Une jeune fille vint remplacer madame Joseph Letellier et la gigue continua. Le violonneux était infatigable, et ses talons retombaient de plus en plus fort, et toujours en mesure, sur le plancher retentissant. Un garçon salua l'ex-élève et dansa à son tour. L'ex-élève alla s'asseoir près de Noémie et de l'air le plus indifférent du monde, se mit à lui parler de mille riens. Joseph le regardait d'un oeil soupçonneux. Picounoc regardait Joseph. Si Noémie souriait, ou jetait un regard sur son jovial compagnon.
--Vois-tu? disait Picounoc... Vois-tu?
--Je vois... répondait Djos d'un ton morne.
Après quelques instants; l'ex-élève s'éloigna, de la maîtresse de la maison et prit, auprès d'Emmélie, une place que venait délaisser l'un des convives.
--As-tu remarqué quels regards ils ont échangés en se quittant? insinua le traître Picounoc à son trop crédule ami.
Joseph ne répondit rien. Il n'avait rien remarqué, et pour cause, mais il était triste.
Souvent une parole perverse, dite à dessein, détruit pour jamais la paix et la félicité d'un coeur plein d'amour. C'est le poison qui transforme en une boisson mortelle l'eau fraîche et limpide de la fontaine. Malheur à la langue venimeuse qui empoisonne l'existence, comme à la main criminelle qui la détruit! Joseph s'efforça de paraître gai, et tout le monde, sauf Picounoc, le crut véritablement heureux. Picounoc, lui, devina bien le ver rongeur qui commençait son oeuvre de destruction, et il s'applaudit. La soirée terminée, chacun se retira; mais, avant de partir, l'un des convives invita tous les amis à venir chez lui, le mardi suivant, pour une autre épluchette. Tous promirent d'y aller. Djos promit comme les autres, mais il se disait à part soi: Non, je n'irai point!
IV
LE DÉMON DE LA JALOUSIE.
Djos n'avait pas offert l'hospitalité à son ancien compagnon l'ex-élève. Surpris de ce manque d'égard, celui-ci crut que son ami lui gardait rancune à cause qu'il avait mal parlé de Picounoc; et, en sortant, il lui dit:
--Djos, tu as tort de m'en vouloir.
--Je sais ce que j'ai à faire, avait répondu Djos.
--Si tu le sais, éloigne Picounoc....
--Il y en a d'autres qui devraient être éloignés avant lui. Cette dernière parole surprit tellement l'ex-élève qu'il ne répliqua rien. Noémie était à côté de son mari, dans la porte, et prenait ces paroles pour une plaisanterie. L'ex-élève lui tendit la main.
--Bon soir, madame, dit-il.
--Bon soir! Vous reviendrez bientôt n'est-ce pas?...
--Quand je pourrai vous être utile.
Il rejoignit Emmélie.
Picounoc, qui avait entendu, riait sous cape.
--Allons-nous à l'épluchette ce soir? dit Noémie à son mari, quelques jours après la petite soirée que nous venons de raconter.
--Je ne suis pas bien; je suis un peu fatigué, répondit Joseph.
--Cela te remettra:... allons! ne fais pas le vieux sitôt... ton bon ami l'ex-élève y sera.
Un nuage passa sur la figure de Djos.
--L'ex-élève, l'ex-élève!... tu tiens peut-être plus que moi à le voir, répondit-il d'une voix sourde.
--Comment! est-ce qu'il n'est plus ton ami?..
--Depuis qu'il est le tien....
--Que veux-tu dire? je ne te comprends, pas....
--Tu me comprends, Noémie....
--Mon Dieu! quel est cet air mystérieux?...
Pourquoi parles-tu ainsi? tu m'effraies! tu n'est plus le même depuis quelques jours! dit la jeune femme d'une voix émue!
En effet, depuis l'épluchette, Djos n'avait pas eu les franches et plaisantes manières de son accoutumée: il était resté morose, sortait le matin sans embrasser sa femme, et le soir, à son retour du travail, paraissait lui laisser prendre à regret le baiser qu'elle avait l'habitude de prendre. Noémie avait bien remarqué cette froideur subite, car les femmes sont sensibles et rien n'échappe à leur esprit d'observation,--mais elle n'avait pas interrogé son mari, croyant que chaque minute de ce petit contre-temps était la dernière, sachant qu'elle n'avait rien fait qui put le chagriner. Elle avait souffert en secret et s'était rapprochée davantage de son enfant. Les mères qui ont des afflictions ne se lassent point de les confier, à ces divines petites créatures que Dieu leur a données dans sa miséricorde, et elles épanchent leurs regrets sur les berceaux qui devaient être les confidents de leurs espérances.
La nouvelle épluchette de blé d'Inde eut lieu le mardi suivant, et elle fut joyeuse comme la première. On regretta cependant l'absence de Joseph et de Noémie, car tous deux étaient estimés, d'un entretien agréable et bien éveillés.
--C'est curieux que Djos ne soit pas encore revenu de St. Jean, dit le maître de la maison.
--En effet, il devait être chez lui à six heures, le plus tard.
Et il passe huit heures.
--Je vais voir s'il est arrivé, dit Picounoc.
Et il laissa ses compagnons dépouiller de leurs robes les épis entassés dans le coin de la salle.
Il pensait bien que Noémie était seule encore, et que c'était à dessein que Djos s'attardait. Il connaissait les moyens ingénieux qu'ont les jaloux de captiver leurs femmes. Il courut d'une haleine à la maison de Joseph Letellier, et, suivant sa grossière habitude, regarda à la fenêtre avant d'entrer. Noémie filait en chantant. Mais le bruit du fuseau était monotone et la chanson, mélancolique.... De temps en temps elle détournait un peu la tête et regardait avec amour le berceau où dormait son petit enfant. La chandelle, versant une pâle lumière sur les murs blanchis à la chaux, se consumait lentement. A cette lueur terne la figure de la jeune femme semblait presque livide, et ses doigts effilés qui tenaient la laine et la laissaient peu à peu s'allonger, se tordre et se rouler sur le fuseau, paraissaient amaigris.
La pauvre créature souffrait, car ce changement singulier, survenu dans l'humeur de son mari, était pour elle une source d'inquiétudes et de tourments. Elle avait beau chercher, elle ne trouvait pas la cause de ce changement, et rien ne pouvait la lui expliquer. Nul souvenir, nulle parole, nulle action, ne revenait à sa mémoire qui put jeter quelque lumière sur ce mystère. Et elle souffrait en silence.
N'osant parler, elle redoublait d'attentions pour son mari. Lui, il demeurait impassible. Il s'efforçait de le paraître plutôt, mais il ne l'était point; car, en face de tant d'amour, son coeur se fondait, ses résolutions se trouvaient ébranlées, sa fermeté chancelait, et, plus d'une fois, il fut sur le point d'ouvrir ses bras et de serrer sur son âme trop soupçonneuse, cette femme aimante et douce qu'il avait juré d'aimer et de protéger toujours. Mais qui peut imaginer tout ce qui vient à l'idée d'un homme jaloux? Et qui peut délivrer une âme qui s'est donnée au démon de la jalousie? Joseph pensait: C'est peut-être pour mieux me tromper qu'elle feint de m'aimer davantage... attendons. Et il attendait. Et chaque jour Picounoc ravive à dessein la blessure mortelle qu'il a faite au coeur de son ami. Et déjà il a ourdi une trame horrible: le crime ne lui répugne point: le mal semble son élément. Il arrange les fils de sa trame, en fumant tranquillement sa pipe, et il sourit à l'idée du succès qui ne manquera pas de couronner son oeuvre. Il se trouve habile et se félicite d'avoir été maudit de son père, car il attribue à la malédiction cette heureuse disposition au crime qu'il sent se réveiller en lui-même. Mais le crime qu'il aime, ce n'est point le crime vulgaire que tout homme mal-né peut commettre, et pour lequel tout imbécile se fait pendre; c'est le forfait caché qui rapporte, à celui qui l'imagine, des biens ou des plaisirs, et qui reste un secret pour tous; le forfait qui ne laisse jamais planer un soupçon sur son auteur, mais souvent le protège comme d'une égide.
Picounoc s'était donc mis à l'oeuvre, et toutes ses paroles toutes ses démarches étaient calculées et tendaient à un même but. Le succès pouvait longtemps se faire attendre: mais quand on est jeune on peut espérer: et Picounoc était jeune encore. Il ne voulait pas risquer son jeu; encore moins sa vie: c'est pourquoi il prenait le chemin le plus long; c'était aussi le plus sûr.
Après avoir regardé, par la fenêtre, la fileuse qui chantait son triste refrain, il entra.
--Djos n'est pas de retour? dit-il.
--Non, pas encore, répondit la femme.
--Vous ne viendrez donc pas à l'épluchette?
--Il sera trop tard, bien sûr... et je crois que Djos aime autant rester ici.
--Peut-être, mais il a tort. On s'amuse à merveille.... Il y a deux joueurs de violon: le petit Jean Lafripe et le gros Zaïe.... On va danser.
--J'aimerais bien à y aller, mais....
Elle pesa d'un pied vigoureux sur la marchette du rouet, et le fuseau bourdonna plus fort, comme pour dissimuler le soupir qu'elle allait pousser du fond de son coeur malade.
--Vous n'êtes pas la même, Noémie, depuis quelques jours. Vous paraissez triste....
--C'est lui qui n'est plus le même.
Et une larme roula sur ses joues pâles.
--Il ne faut pas faire attention à ce petit caprice, ni se laisser attrister pour cela... ajouta l'hypocrite garçon; vous savez ce qu'il a contre vous? il vous l'a dit?...
--Non.... Je ne sais rien; il ne m'a rien dit.
--Le fou! je me suis moqué de lui.... Il est jaloux!... imaginez donc un peu où il a pêché cette idée absurde... il est jaloux, il me l'a avoué.
--Jaloux! s'écria Noémie étonnée.
--Jaloux, vous dis-je, ou en voie de le devenir.
--Mais de qui? Mon Dieu! je ne vois personne....
--De tout le monde... excepté de moi; peut-être parce que je vous aime plus que ne peuvent vous aimer tous les autres ensemble. Cet aveu n'était pas dans le programme diabolique de Picounoc, et il le regretta; mais la jeune femme n'y fît pas attention, tant elle était surprise.
--Mon Dieu! qui a pu le porter à me soupçonner ainsi? ah! non, ce n'est pas possible!...
--N'allez pas prendre au sérieux cette boutade de votre mari, continua Picounoc--et guérissez-le en vous moquant de lui. Il dit que vous aimez les autres, dites comme lui; il prend ombrage d'un regard, d'une parole, regardez, parlez davantage; mais avertissez-le que vous n'agissez de la sorte que pour le rendre raisonnable. C'est le seul moyen de guérir cette espèce de folie--la pire de toutes--qu'on appelle "jalousie."
Noémie était trop profondément blessée pour répondre de cette façon à l'outrage de son mari. Elle ne dit qu'une parole:
--Moi en aimer d'autres?
Son bonheur venait de recevoir un coup fatal. Elle apprenait que son Joseph qu'elle aimait tant manquait de confiance en elle, et la jugeait capable de le tromper. Rien comme l'honneur n'est cher à la femme, et la plus amère injure que l'on fasse à la vertu, c'est de la soupçonner.
Joseph Letellier ne souffrait pas moins que sa femme, car les tourments de la jalousie sont impitoyables. Il n'était pas entièrement dans les serres du monstre moral; il faisait des efforts pour s'échapper et conquérir sa liberté de pensée; mais le doute l'empoignait et le rejetait dans la désolation.
--Je suis fou, pensait-il, elle m'aime toujours et elle n'aime que moi.... L'ex-élève est un ami... un ami dangereux peut-être... pourquoi est-il resté près d'elle! aussi longtemps?... Il ne se tient pas ainsi auprès des autres femmes.... Et pourquoi parlaient-ils assez bas pour ne pas être entendus?... Et ces regards? Non! ce n'est pas comme cela que l'on se regarde quand on éprouve de l'indifférence.... Allons! je veux me convaincre que je rêve et voilà que, sans le vouloir, je cherche à me prouver le contraire.... Mon Dieu! serais-je jaloux! jaloux!... On dit que c'est une chose terrible que la jalousie... et que les hommes mordus de ce vice deviennent de véritables bourreaux.... Mais non, je ne suis pas jaloux... j'aime ma femme, ma Noémie; je l'aime de tout mon coeur, voilà tout... je l'entoure de tous les soins, je ne travaille et ne vis que pour elle et pour notre enfant.... Elle le sait bien.... Et jamais je n'ai de plaisir à causer avec les autres femmes. Nulle n'a la voix harmonieuse de ma Noémie; nulle n'a son regard doux, et chaud; nulle ne sourit agréablement comme elle.... Oh! oui je l'aime.... Et, c'est parce que je l'aime que je la trouve plus belle et plus aimable que toutes les autres... et que je ne me plais qu'en sa compagnie.... Oui la vie et toute la vie avec elle seule, loin du monde, au milieu de la solitude... et je serai le plus heureux des hommes!... Mais elle!... O mon Dieu! elle ne m'aime donc pas autant que cela, puisqu'elle se plaît en la présence des autres hommes? puisqu'elle leur sourit avec tant de grâce et les regarde d'un oeil si plein de douceur!... Non, elle ne m'aime point comme je l'aime... Je ne suis pas jaloux, mais je vois bien ce qui se passe... et les femmes ont parfois de si singuliers caprices.... On en voit de bien sages qui oublient leurs devoirs.... L'occasion, le dépit, la vanité, l'amour des parures... Et pour éviter de paraître jaloux vais-je fermer les yeux et devenir peut-être la risée de mes amis? Si quelque jour l'on apprenait que je suis un mari joué et content?... Comme je passerais pour bête!... Par exemple! moi en arriver-là? Jamais! Ah! j'en briserai bien des intrigues, j'en ferai bien manquer des rendez-vous! j'en fustigerai des chercheurs de bonnes fortunes et des femmes complaisantes, avant de souffrir une pareille honte!... Qu'on y prenne garde!...
Telles étaient les pensées folles qui assaillaient sans cesse le malheureux Joseph. Tout le long de son chemin, en allant à St. Jean et en revenant à Lotbinière, il n'eut que pareilles absurdités dans la tête. Il espérait que l'ex-élève ne reviendrait plus, et cela le calmait un peu. Mais il pensait aussi que Noémie pourrait bien se laisser attendrir par les soupirs d'un autre, puisqu'elle aimait celui-là, et qu'elle n'oublierait probablement l'ex-élève que pour se consoler ailleurs. Oh! les jaloux comme ils sont ingénieux à se tourmenter! Il avait mis sa confiance en Picounoc, et il se promettait qu'avec le secours de cet habile garçon, il déjouerait toutes les ruses de sa femme, et finirait par désespérer les amoureux. Il arriva chez lui comme Picounoc venait de partir, et trouva Noémie toute en pleurs à genoux contre son lit. Il éprouva un sentiment de joie, car il pensa qu'une femme qui prie ne fait jamais de grosse peine à son époux. Noémie se leva et courut à lui:
--Petit méchant, va, comme tu me fais de la peine!... dit-elle en l'enveloppant de ses deux bras.
--Tu pleures? pourquoi?...
--Tu le sais bien pourquoi... penser que je puis en aimer un autre que toi!... et elle l'embrassa avec effusion.
--Si je savais!...
--Quoi? si tu savais?... Mais doutes-tu de ma sincérité? quand t'ai-je donné le droit de me soupçonner?
--Je veux bien croire que je suis fou, que j'ai tort... mais aussi, tu me mets un peu à l'épreuve....
--Comment? explique-toi... tiens! en attendant. Et elle lui donne un nouveau baiser...
--Tu sembles t'amuser mieux avec les autres qu'avec moi... Plusieurs--c'était un mensonge--ont remarqué, à notre épluchette, que tu restais trop longtemps en la compagnie d'un garçon étranger, de l'ex-élève....
--Mon Dieu! il est venu s'asseoir près de moi, et nous avons parlé de mille choses bien indifférentes... je ne pouvais pas le planter-là à propos de rien... et m'en aller.
--Les prétextes pour t'éloigner de lui, ne t'auraient pas manqué, si tu l'eusses voulu.
--Tiens! ne pense donc plus à cela, tu te rends malheureux pour rien, et tu me causes de la peine.
--Je le veux, mais c'est à toi à faire attention... tu sais que je t'aime et que tout mon bonheur est d'être auprès de toi.. fais de même...
--Et je ne t'aime pas! moi? petit méchant, va!...
--Djos se retourna et vit un papier sur la table.
--Quel est donc ce papier, dit-il, une lettre?
Noémie se détacha de lui, courut à la table et saisit la missive:
--C'est pour moi seule; il faut que tu ne voies pas cela....
--Ah! fit Djos un peu surpris.
--N'aie pas de soupçon, cher ami; tu sauras tout plus tard... aujourd'hui, impossible.
--Quelque billet doux, je suppose... c'est bon! garde tes secrets; je suis simple et naïf, je croirai tout... pendant ce temps-là....
--Chasse donc ces mauvaises pensées.... Tu n'étais pas comme cela autrefois, et nous étions si contents; si heureux!...
--Montre-moi cette lettre.
--Non, cher, impossible... cela détruirait tout le charme de l'affaire. Plus tard... dans quelques semaines....
--C'est bien, garde-la.
Il sortit et se dirigea vers sa grange, d'où il ne revint que deux heures après.
Noémie s'était mise au lit, mais ne dormait point; elle priait.
La prière est la consolation des âmes chrétiennes, le baume divin qui guérit les blessures. La créature qui prie ne tombe jamais dans le désespoir et peut supporter les peines les plus profondes. Car l'âme s'élève vers le ciel et contemple d'avance le prix de la souffrance humblement acceptée. Elle s'appuie sur Dieu quand les hommes lui manquent, et elle sait que les jours de la désolation passent vite et se changent à la mort, en des jours de gloire et de délices. Malheureuses les âmes qui ne croient point, ou ne veulent pas s'attacher à Dieu! elles se replient sur elles-mêmes comme des ailes blessées, et s'abîment dans le découragement.
A quelque temps de là Picounoc mit les bans à l'église. Chacun fit les commentaires que lui inspira la malice ou la charité. Il faut s'attendre à être un peu maltraité quand on se marie--pas toujours par la partie conjointe--mais par les langues envieuses; et pour faire dire du bien de soi, il faut mourir. En vérité, j'aime autant que l'on me déchire à belles dents,--et diantre! il en est qui font joliment cette besogne--que d'acheter à ce prix la louange des hommes.
Mina Lamotte disait: J'aime mieux que ce soit elle que moi.
Elle faisait allusion à Aglaé Larose, la mariée.
--Moi aussi, ajoutait Catherine Dugré, et j'aimerais mieux coiffer Ste. Catherine ma patronne que de prendre un tel mari.
--Un ivrogne.
--Un effronté.
--Un coureux....
--Tout de même il est chanceux ce Picounoc, observait, d'autre part, un gros garçon à l'air un peu décontenancé.
--Je crois bien! Une belle terre... un établissement complet, rien de moins, ajoutait un autre gaillard non moins penaud.
C'étaient deux pauvres cavaliers éconduits depuis peu, braves garçons, du reste, qui n'avaient eu que le tort de ne pas se vanter assez, et de manquer de toupet; mais c'est un tort impardonnable, je le sais, au temps où nous vivons. Aglaé voulut un homme qui eut de la façon et qui fut capable de riposter à propos. Allez donc présenter une emplâtre, sous forme de mari, à vos compagnes moqueuses, Aglaé prit donc pour fidèle et légitime époux Pierre Enoch Saint Pierre, surnommé Picounoc, et elle se crut heureuse; donc elle l'était. Ses parents ne l'en dissuadèrent point. D'abord son père était mort, ses frères et soeurs n'étaient jamais venus au monde, et sa mère n'avait d'autre volonté que la volonté de son unique Aglaé. Le seul ami qui osa risquer un conseil, fut l'ex-élève. Il réussit à empêcher le sourire de s'étendre une fois de plus sur la figure béate de la fiancée, et ce fut tout. Le moment d'angoisse passa vite, et l'amour reprit en tyran sa place dans le coeur de la jeune fille.
Picounoc ne fit pas de noces. Mais comme il lui fallait quelques témoins, il invita ses principaux amis, Djos et l'ex-élève.
Quelques jours avant son mariage, il vint chez Letellier. Celui-ci était sorti: cela simplifiait l'affaire. Il dit à Noémie qu'Emmélie se sentant mieux désirait assister au mariage, et même avoir pour compagnon, son ami l'ex-élève.
--Elle m'envoie exprès pour vous demander conseil, dit-il, et un mot de votre part lui fera grand plaisir.
Noémie ne vit rien que de naturel en cela: elle dit qu'elle serait heureuse de voir Emmélie sortir un peu de sa solitude, respirer l'air, voir le soleil. Elle lui écrivit quelques mots que le faux commissionnaire garda soigneusement dans sa poche. Le jour du mariage arriva. Djos servit de père à son ancien camarade de chantiers. En allant à l'église, il lui dit:
--Pourquoi as-tu invité l'ex-élève? On n'avait pas besoin de lui.
--Un caprice de ma soeur, répondit Picounoc. Elle y tenait, et tu sais que je ne veux pas la contrarier, la pauvre enfant.
C'était un mensonge, on le sait. Mais Picounoc voulait que l'ex-élève et Noémie eussent une occasion de se rencontrer. Il se doutait bien que Djos en prendrait de l'ombrage et que, peu à peu, il en viendrait à ne plus aimer autant sa femme... il en viendrait, peut-être, à la haïr. Quel succès que celui-là et comme il faut être rusé pour y atteindre!
--Mais Emmélie n'est pas ici, comment expliques-tu cela? observa Djos.
Picounoc songea une minute:
--Tiens! répondit-il, je vais tout avouer; j'ai manqué envers toi, mais sans le savoir; oui, quand j'ai découvert la ruse, il était trop tard, l'ex-élève était ici.
--Explique-toi, que veux-tu dire avec ton trop tard.
--Emmélie parlait pour une autre... et ce n'était pas pour elle qu'elle faisait inviter l'ex-élève....
--Pour qui? parle! mais parle donc!
--Si j'avais su!... Vois-tu, je suis un bon frère et je ne veux rien refuser à ma soeur... pauvre Emmélie qui va me laisser bientôt!...
Djos était sombre et ses yeux se fixaient sur le sol.
--Pour qui l'a-t-elle fait venir? parle! répéta-t-il avec terreur.
--Ce n'est que ce matin que j'ai surpris le secret; j'aurais mieux fait de ne rien révéler; mais enfin tu vas voir que je suis un ami sincère, et que je sais ce que je dis quand je dis quelque chose.
--Djos rageait comme un cheval enchaîné qui ronge son frein.
Picounoc tira de la poche de sa veste un petit billet soigneusement plié et le remit à Joseph.
--Lis ceci, dit-il connais tu cette écriture?... ce nom?
--C'est l'écriture de ma femme.... Noémie! voilà son nom.
Et il tremblait comme un vieillard, car il s'attendait à quelque terrible révélation. Il lut:
Ma chère Emmélie.
Votre frère se marie. La noce ne sera pas forte, mais j'espère que le bonheur des époux sera grand. Essayez la distraction une fois encore. Il faut le revoir, cela vous est si doux. Mon Dieu! on ne voit jamais trop ceux que l'on aime. Dites-lui qu'il vienne: nous serons tous heureux.
Votre amie,
NOÉMIE.
Djos lut, plusieurs fois... et plus il lut, moins il comprit: son regard était troublé comme son coeur. Il ne lui vint pas à l'idée qu'il était le jouet d'un misérable. L'absence d'Emmélie lui prouvait bien, d'un autre côté, qu'elle ne connaissait rien de ce complot, et qu'une femme coquette l'avait ourdi toute seule. Il fut d'une tristesse mortelle et ne pria point dans l'église, pendant la messe. Il prenait en aversion son ancien ami, et ne pouvait détourner ses yeux de sa personne. L'ex-élève priait avec ferveur.
--C'est de l'hypocrisie, pensait Joseph. Il songe à toute autre chose qu'au bon Dieu....
Parfois il avait envié de pleurer, et d'aller, en suppliant, se jeter aux genoux de sa femme. Mais l'amour propre reprenait le dessus et la colère grondait soudain. Mon Dieu, se disait-il, est-ce donc que vous ne m'avez pas assez châtié?... faut-il que vous m'atteigniez dans ce que j'ai de plus cher au monde!...
L'ex-élève, ignorant tout le trouble qu'il causait, avait retrouvé sa verve d'autrefois. De retour à la maison il aborda la jeune femme et entama avec elle la conversation. Noémie jeta d'abord un coup d'oeil craintif autour d'elle et ne vit pas son mari; cela la rassura. Elle se mit à causer, mais avec une certaine gêne. L'éx-élève était en verve et, devant sa gaîté, elle dut céder. Elle oublia la jalousie de son mari et goûta sans contrainte les charmes du babil de son compagnon. Malheureusement Djos l'épiait. Les jaloux ont cent yeux et voient partout, découvrant même des choses qui n'existent point. Il se mordit les lèvres regarda sourire Noémie, mais la regarda d'un oeil sanglant. La pauvre jeune femme ne songeait pas à mal, et demeurait bien sage assurément.
Un peu plus tard, dans une autre circonstance, elle se souvint de la susceptibilité de son mari,--car il n'était pas loin d'elle--répondit avec assez de froideur à l'ex-élève qui lui adressait la parole, et s'éloigna.
--L'hypocrite! pensa Joseph Letellier... elle sait que j'ai les yeux sur elle.
Il fut tenté de lui dire ironiquement qu'elle était d'une réserve admirable, et qu'il comprenait la sottise qu'il avait faite en la soupçonnant; mais il eut peur de ne pouvoir assez bien dissimuler son ressentiment aux yeux des amis, et de se laisser emporter par la colère, il demeura silencieux et sortit. Noémie qui avait jusqu'alors partagé l'enjouement général, devint pensive tout à coup, car elle devina le mécontentement de Joseph. Elle fut tentée de voler sur ses pas pour le ramener à la noce, ou s'en aller avec lui, mais, elle aussi eut peur d'éveiller l'attention. Le plaisir qu'elle goûta ensuite fut mêlé d'amertumes, et elle se fit violence pour ne pas laisser voir les larmes qui se cachaient dans ses sourires. Picounoc fut joyeux. Il faisait semblant d'adorer sa nouvelle épouse, ne la laissait point, se montrait empressé auprès d'elle et la comblait d'attentions. Aglaé ne comprenait guère son bonheur, tant il était grand. Elle se croyait aimée pardessus toute chose, et ne trouvait rien au monde de comparable à Picounoc. Elle en voulait à l'ex-élève qui l'avait conseillée de renoncer à son amour, disant que Picounoc n'était ni franc, ni sincère. Jamais jeune épousée n'a vu la vie lui apparaître plus riante et plus belle, pensait-elle, et, je n'échangerais pas ma destinée contre celle d'une reine. Le bonheur d'un roi ou d'une reine--aux yeux du vulgaire--est l'idéal du bonheur ici-bas. Erreur grossière, car le bonheur ne consiste ni dans la gloire, ni dans la puissance, ni dans la richesse, mais seulement dans la paix de la conscience et la soumission à Dieu. Entrez dans les palais, approchez des trônes, et vous verrez presque toujours des fronts soucieux, des regards inquiets, des âmes troublées, qui s'affublent d'un masque joyeux pour se montrer au monde. Ouvrez la porte de la chaumière, souvent vous serez étonnés du calme et de l'a paix qui rayonnent sur la figure des pauvres de la terre, qui s'empresseront de vous offrir une part de ce pain de chaque jour qu'ils ont demandé à Dieu dans leurs prières. Le soir de la noce Joseph ne parla pas à sa femme; il la boudait. Il ne fit pas sa prière aussi longue, ni aussi bien que de coutume, car on prie mal quand on se laisse dominer par une passion. Noémie pria longtemps et fut agréable au Seigneur. Mais Dieu ne détourna point de sa tête les épreuves terribles qu'il réserve souvent à ceux qu'il aime et prédestine à l'éternelle félicité.
L'ex-élève partit pour Deschambeault, mais voulant revoir Emmélie une fois encore, il entra chez elle, en passant. Il la trouva faible et souffrante. Picounoc et sa femme venaient d'arriver aussi. Ils s'efforçaient tous deux de l'encourager et de lui rendre l'espérance. Aglaé surtout, qui se trouvait si heureuse et aimait tant la vie, ne pouvait pas se faire à l'idée qu'une fille jeune et belle comme Emmélie pût renoncer à jouir et à vivre. Les nouveaux mariés devaient rester avec Emmélie jusqu'à sa mort ou à son rétablissement, ensuite ils iraient avec la belle mère sur la terre du village.
Emmélie sourit tristement en voyant l'ex-élève.
--C'est fini, dit-elle. Je sens que je m'en vais.... Tu penseras à moi quelquefois....
--Toujours! toujours répondit avec feu, le malheureux garçon. Mais il faut espérer encore, chère amie... reprit-il après un moment de silence.
--Je n'espère plus... n'espérons plus. Je voudrais avoir le prêtre.
--Tu as communié ces jours derniers, dit Picounoc.
--Encore une fois avant que je meure, ajouta-t-elle... le médecin m'a avoué que je peux trépasser subitement à cause de ma maladie de coeur....
L'ex-élève courut à l'église et revint avec le prêtre. Le ministre du Seigneur portait le viatique et l'ex-élève, en avant, agitait la petite sonnette, pour avertir les chrétiens que le Seigneur de miséricorde allait consoler une créature mourante. Tout le monde sortait des maisons pour s'agenouiller sur le passage du bon Dieu. Un grand nombre de personnes se rendit chez Picounoc pour faire escorte à la Sainte Eucharistie et prier pour la malade.
Près du lit d'Emmélie, sur une table garnie d'un drap blanc, était un crucifix, deux chandelles allumées et une soucoupe remplie d'eau bénite, dans laquelle trempait un petit rameau de cèdre bénit. Le prêtre entra, la foule se tint prosternée; Emmélie reçut la sainte communion avec une foi touchante et les assistants étaient dans l'admiration. Le prêtre allait sortir quand une plainte légère s'éleva. Il se retourna et vit la malade retomber sur son oreiller, les yeux levés vers le ciel et les mains jointes comme pour prier. Il s'approche et voit qu'elle rend l'âme. Alors il lui donne le sacrement des mourants, au milieu des pleurs de l'assistance. Il prononce les paroles sublimes qui effacent les péchés commis par nos sens corrompus. Puis élevant la voix, il dit:
--Partez de ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu le Père tout puissant, qui vous a créée; au nom de Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, qui a souffert pour vous; au nom du Saint-Esprit, qui vous a été donné; au nom des Anges et des Archanges; au nom des Trônes et des Dominations; au nom des Principautés et des Puissances; au nom des Chérubins et des Séraphins; au nom des Patriarches et des Prophètes; au nom des Saints Apôtres et Evangélistes; au nom des Saints Martyrs et Confesseurs; au nom des Saints Moines et Solitaires; au nom des Saintes Vierges et de tous les saints et saintes de Dieu. Qu'aujourd'hui votre séjour soit dans la paix, et votre demeure, dans la Sainte Sion! Par Jésus-Christ, Notre Seigneur. Ainsi soit-il!
A ces mots; un dernier souffle s'échappa des lèvres blêmes de la jeune fille; un sourire d'une infinie douceur se répandit sur sa figure, et ses yeux d'azur demeurèrent fixes comme s'ils eussent contemplé une céleste apparition. Chacun, tour à tour, vint déposer un baiser sur le front de la morte. L'ex-élève la regarda longtemps, et des larmes roulaient sur ses joues. Il sortit et s'éloigna en silence.
Picounoc ferma sa maison et s'en alla avec sa jeune femme demeurer au village chez sa belle mère.
Alors commença pour lui une existence nouvelle. Il se vit, d'un coup, selon qu'il l'avait rêvé, à la tête d'une ferme superbe. Son ambition satisfaite, il eut vécu dans l'aisance entouré du respect et de l'amitié de ses concitoyens, s'il eut eu le courage d'imposer silence à ses appétits sensuels. Mais le succès le grisa au lieu de le rendre sage. Il se dit qu'il réussirait dans une autre affaire, comme il avait réussi dans la première. Les obstacles ne l'arrêtaient point; bien au contraire, ils aiguillonnaient ses désirs. La religion ne pouvait mettre de frein à ses passions, car il la méprisait, et se moquait de ses préceptes; non ouvertement--il était trop habile pour agir ainsi--mais dans le fond de son coeur. Il était à lui-même son Dieu, et se dressait des autels en son âme. Il venait de sacrifier à l'avarice; maintenant il offrait ses hommages au dieu de la volupté. Il allait à la messe chaque dimanche, et entendait aussi les vêpres, comme les autres habitants, et nul n'aurait osé dire qu'il n'était pas rempli de bons sentiments et d'une vraie piété. Cependant il n'avait qu'un but: inspirer de la confiance aux hommes en les trompant.
V
DEUX BAISERS.
Les derniers jours de l'automne viennent de finir. Les feuilles mortes qui tapissaient les bois et roulaient au souffle de la brise, le long des chemins pleins d'ornières, sont disparues sous la première couche de neige; sur les coteaux, les arbres dépouillés tremblent, frileux, dans leur nudité, et paraissent comme des panaches de deuil sur des catafalques blancs.
Les jours sont courts et les nuits, bien longues, car le soleil paresseux ne sort de sa couche de nuages, à l'horizon, que vers les huit heures du matin, et disparaît, dès les quatre heures de l'après-midi, derrières les Laurentides couvertes de sapins.
Les bordées de neige se succèdent rapidement, et, bientôt, les champs ressemblent à une mer tranquille. De temps à autres on entend le tintement des sonnettes et des grelots que secouent, en trottant, les chevaux des charroyeurs; et l'on entend aussi, dans les granges voisines, les coups rapides et cadencés des fléaux qui tombent sans cesse sur les épis étendus sur l'aire. Il y a quelque chose de gai dans ces bruits qui s'élèvent au milieu du calme de la nature; mais il y a quelque chose d'une indéfinissable mélancolie dans ce calme universel qui vous entoure, s'il n'est troublé que par le fléau d'un batteur de grain, ou la plainte aiguë d'une lisse d'acier sur la neige. Joseph Letellier se hâtait de charroyer son bois de chauffage avant la hauteur des neiges, car il n'est pas facile d'entrer dans les bois quand la neige est bien épaisse. Un soir, à son arrivée, il trouva plusieurs voitures à sa porte, et autant de chevaux dans l'écurie. Il fut surpris, examina et reconnut les carrioles et les chevaux. Tout cela appartenait à des amis. Il détela, soigna sa bête et revint à la maison.
--Diable! dit-il en entrant, vous me surprenez. Pourquoi ne pas m'avoir averti? je n'aurais pas été au bois cet après-midi, et nous aurions joué aux cartes.
--Nous jouerons ce soir, dit l'un des nouveaux arrivés.
--Vous n'avez pas soupé, je suppose, et vous êtes altérés?
--Pardon pour la première partie de votre phrase, nous avons soupé, repartit le plus pimpant et le plus jovial de la bande--un médecin, s'il vous plaît! le nouveau médecin de la paroisse--quant à la seconde partie, nous sommes altérés, mais de mille choses que nous n'avalerons jamais.
On convint de trouver cela drôle et l'on rit.
--De quoi donc? demanda Djos.
--De quoi? hélas! de bonheur, de richesses, de plaisirs, d'amour.
--Plusieurs verres de rhum donnent tout cela, dit Picounoc.
--Je me rechange, dit Joseph, et je suis à vous.
Au bout d'une demi-heure il revint fort bien mis et de belle humeur.
Alors le jeune médecin, s'approchant de lui, lui présenta un énorme paquet; c'était un casque et des mitaines de vison.
--Voici, dit-il, un léger cadeau que vos amis vous offrent à l'occasion de votre anniversaire. Ils vous offrent, en même temps, à vous, à votre femme bien-aimée et à votre enfant, les hommages de la plus sûre amitié, et les voeux les plus ardents pour votre bonheur.
--La jolie surprise, en vérité, que vous me faites là!... J'en suis tout attendri. Je ne sais pas faire de discours, moi, mais, au moins, je puis toujours bien vous assurer que je suis heureux de compter des amis aussi dévoués que vous. J'ai presque envie de dire que ce casque est le plus beau jour de ma vie....
Des bravos couvrirent la voix de Joseph et l'empêchèrent de continuer.
--Je ne songeais pas, reprit-il après un moment, que j'avais aujourd'hui vingt deux ans...
--J'y songeais depuis longtemps, moi, dit une voix vive et joyeuse--c'était la voix de Noémie--et, te souviens-tu de ce billet que tu vis sur la table et voulus prendre, un soir? eh bien! c'était une lettre du docteur au sujet de cette petite fête.
--Oui, oui, je m'en souviens, répliqua machinalement Joseph.
La soirée fut des plus amusantes; le réveillon, servi à point, faisait honneur à la cuisinière--et à la basse-cour du jeune cultivateur.
Quand tout le monde fut parti, Joseph dit à sa femme:
--Montre-moi donc, maintenant, ce petit billet du docteur.
Noémie répondit avec une certaine inquiétude.
--Je ne l'ai plus, cher ami, je ne sais ce qu'il est devenu; c'était de si peu d'importance....
--De si peu d'importance aujourd'hui, et alors c'était d'une grande importance?
--Sans doute; si tu l'avais vu, la surprise eut été en moins... et c'est quelque chose qu'une agréable surprise....
--Mais, si tu voulais le cacher, comment se fait-il que tu n'en aies pris aucun soin, et que tu l'aies laissé traîner, au risque de le voir tomber sous ma main?
Oh! les jaloux, ils sont parfois d'une logique désespérante.
Elle avait brûlé l'inoffensif billet, et n'avait osé le dire, de crainte d'éveiller les soupçons de Djos; et, c'était justement en cachant cet insignifiant détail qu'elle lui donnait un semblant de raison. Elle avoua qu'elle l'avait jeté au feu, mais il n'en crut rien.
--Si c'était vrai, pourquoi ne l'aurais-tu pas dit de suite? répliqua-t-il.
Noémie pria, affirma, tout fut inutile, elle ne put rendre le repos à l'âme chagrine de Joseph.
Les jours qui suivirent furent des jours de tristesse. L'ange de paix, qui s'était assis au foyer des jeunes époux, s'efforçait pourtant d'éloigner les nuages, et de faire luire, dans les ombres naissantes, le flambeau de la charité; mais les esprits pervers, qui remplissent l'espace et volent sans cesse autour des créatures de Dieu pour les tromper et les perdre, l'emportaient sur lui. S'ils ne pouvaient corrompre le coeur de la femme, à cause de ses vertus, ils pouvaient, au moins, le remplir d'amertume; et leur triomphe sur le coeur de l'homme s'affermissait de jour en jour, parce que l'homme ne s'était pas encore entièrement affermi dans le bien.
Picounoc ne négligeait point ses infâmes desseins. Il étudiait et perfectionnait ses plans, le jour, en allant à l'ouvrage, la nuit, en attendant le sommeil.
A la fête de Joseph, il entendit Noémie parler du billet qu'elle avait reçu du médecin, et comprit le parti qu'il pouvait tirer de ce futile incident, il accosta, quelque temps après, la petite Angèle Mercier qui demeurait dans le voisinage, lui parla longtemps, et lui glissa une pièce blanche dans la main.
Il attendit les premiers beaux chemins, attela au traîneau bâtonné, et se dirigea vers sa terre à bois du Portage. Sachant que Joseph avait du bois à charroyer, il lui demanda en passant--car il passait à sa porte--s'il était disposé à atteler. Joseph répondit qu'il avait commencé à battre, mais, qu'ayant au moins une moulée (mouture) de battue, il pouvait bien, en effet, profiter des beaux chemins pour aller au bois. Et tous deux ils partirent, chacun dans sa voiture. Quant ils furent dans la petite route de St. François, Picounoc dit:
--Embarque donc avec moi, ton cheval suit bien.
Dans nos campagnes, l'on embarque en voiture comme en bateau, et l'on abuse étrangement du mot, sinon de la chose.
--C'est bon! dit Djos, arrête.
Les deux amis continuèrent leur route, debout dans le même traîneau, et le cheval de Djos suivit fidèlement. La conversation roula sur divers sujets: sur le rendement du grain et sur les fréquentes bordées de neige, sur les chevaux et sur les amis.
--On ne voit plus l'ex-élève, dit Picounoc, à propos des amis.
--C'est aussi bon. Penses-tu sérieusement qu'il aime ma femme?
--Il ne me l'a jamais dit, mais.... Du reste tu as des yeux comme moi; et tu n'es pas de ces hommes à qui l'on fait avaler des couleuvres, ce me semble....
--Il vaut mieux être prudent que téméraire.
--Sans doute; mais avec les femmes il vaut mieux être téméraire que trop prudent. On arrive plus vite et aussi sûrement: Connais-tu les femmes, toi?
--Pas beaucoup... Je connais la mienne....
--Tu connais la tienne?... c'est là que tu fais erreur. On connaît toujours mieux la femme de son ami, ou de son voisin, que sa propre femme.
--Va donc!
--Va donc? Est-ce que je n'ai pas vu, avant toi, le doux penchant de la tienne pour l'ex-élève?
--C'est vrai.
--Donc j'ai raison. Et je parie que moi qui suis loin de ta femme, je vois des choses qui te crèvent les yeux et que tu ne vois pas?
Djos prit une expression de douloureux étonnement.
--Qu'est-ce donc encore?
--As-tu mis la main sur un certain petit billet que ta femme avait, un soir, oublié sur la table?...
--Un petit billet?... Ah! au sujet de ma fête?
--Oui, au sujet de ta fête, répondit Picounoc, d'un ton ironique.
--Non, je ne l'ai pas vu.
--Je sais bien que tu ne l'as pas vu, et que tu ne le verras jamais, ni celui-là, ni d'autres.
--Comment? penses-tu que....
Il n'osa pas achever, cela lui faisait trop de mal.
--Le docteur est un joli garçon, continua Picounoc avec malice, il a de l'esprit, de l'argent, quelle femme demeurerait insensible?
--Tu crois?... mais non, il ne vient presque jamais à la maison.
--Elle va à l'église... le dimanche, la semaine aussi des fois... Ah! les femmes dévotes! les femmes dévotes!...
--Tu te moques de moi, Picounoc; je suis assez malheureux comme cela, je t'en prie, n'ajoute pas à mon désespoir.
--Comme tu voudras... je me tais et tu sortiras d'affaire comme tu pourras.... Mais prends garde que l'on sache tout, et que tu paraisses ne rien voir... je te plains alors.... Et tu sais le nom que l'on donne aux maris trop aveugles?...
--Picounoc, dis-tu vrai? tu es mon ami, je le sais, ne me trompe pas....
--T'ai-je jamais trompé? Tu as vu de tes yeux?... Tiens! Djos, une femme qui cesse une fois d'aimer son mari, ne cesse plus d'aimer les autres hommes, et tous ceux qui viennent à elle sont les bien venus. Si ta femme a aimé l'ex-élève--et je ne crois pas me tromper en affirmant que c'est le cas--elle aime le docteur, et, après le docteur, un autre, et toujours ainsi.
Djos avait la tête basse, et du feu dans les yeux.... Il serrait avec rage les bâtons du traîneau, et son pied droit fouillait la neige attachée au fond.
--Je n'ai pas voulu te faire de peine, repartit Picounoc après quelques moments de silence.
--Il faut que cela finisse! répondit Djos d'une voix sombre.
--Le moyen?
--Le moyen? Ah! je le trouverai bien!... Mais tu n'as pas de preuves de ce que ta avances, Picounoc.
--Pas de preuves? demande à la petite Angèle Mercier, c'est-elle qui est la messagère de l'amour et porte les billets doux.
--La petite Angèle Mercier?
--Oui.
--Comment as-tu découvert cela.
--Un pur hasard.... J'ai été chez le médecin, avant hier, pour ma femme, tu le sais, tu m'as vu passer. La petite était là, dans l'office.
--Est-ce qu'il y a des malades chez vous? que je lui demande.
--Non, monsieur, répond-elle naïvement....
--T'en viens-tu avec moi? je suis en voiture.
--Elle n'est pas prête à partir, dit le médecin, visiblement contrarié. Il faut que je lui prépare quelque chose et lui écrive une prescription. Ne l'attendez pas....
--Préparer des remèdes et coucher une longue prescription pour quelqu'un qui n'est pas malade, voilà qui est drôle pensais-je... et je faillis m'éclater de rire.... Le médecin ne s'aperçut pas de la bourde qu'il venait de dire.
--Es-tu descendue exprès pour chercher ces remèdes? demandai-je à l'enfant.
--Oui, monsieur, répond-elle, d'une voix mal assurée.
--Pour qui donc, s'il n'y a pas de malade chez vous?
--L'enfant baisse la tête, rougit et ne répond rien. Le médecin, furieux, m'apostrophe en ces termes:
--Monsieur, sachez que la médecine a ses secrets comme la confession....
--Pardon! docteur, pardon! je ne voulais pas être indiscret.... Je sortis, et vins attendre la petite commissionnaire chez Robineau le forgeron. Quand elle fut dépassée, je donnai du fouet, la rejoignis et la fis asseoir à mes côtés....
Elle refusa d'abord; mais j'insistai tellement qu'elle dût céder.
--Le docteur t'a dit de ne pas t'en venir avec moi, n'est-ce pas? lui demandai-je.
Elle pencha la tête en souriant.
--Je le sais bien, tu peux parler sans crainte; tiens! prends ceci pour t'acheter des bonbons.
Je lui glisse un douze sous dans la main, et vois rayonner ses yeux et sourire sa figure. Oh! la gourmandise chez les petites filles, c'est comme... la gourmandise encore chez les grandes.
--Vas-tu souvent, comme cela, chercher des prescriptions pour ta mère?
--Ce n'est pas pour maman.
--Pour qui donc?
--Ah ben!...
--Je le sais, va! c'est pour la femme de Djos Letellier.
--Qui est-ce qui vous l'a dit?
--C'est-elle.
--Je ne le crois pas....
--Elle trouvait que tu tardais beaucoup et m'a demandé de te ramener en voiture.
--Vous voulez me faire parler....
--Non, ma chère, mais je sais tout. Et elle t'a donné un petit papier pour le docteur?...
--Non, monsieur, pas aujourd'hui! répond-elle d'un air triomphant. Ce pas aujourd'hui vaut son pesant d'or....
--Pas aujourd'hui? c'est possible; mais elle a coutume de t'en confier?
--Elle m'a défendu de le dire... laissez-moi tranquille....
--Je riais dans ma barbe. Son mari le sait-il? continuai-je.
--Son mari? son mari?... si elle est malade faut-il pas qu'elle ait le docteur?
--Si elle est malade je la guérirai, moi! interrompit Djos d'une voix courroucée.
--Le docteur est fin, va, reprit Picounoc, et il ne t'a pas donné un casque de vison pour rien, le jour de ta fête... il avait son intention c'est un diplomate, comme disent les gens instruits.
--Gare à lui! il ne me pèserait guère au bout du bras....
Les deux amis se rendirent au bois, et revinrent avec leur voyage, toujours en causant. Picounoc s'applaudissait d'avoir imaginé ce nouveau grief contre la femme de son ami.
Ce qu'il voulait, ce n'était point rendre l'ex-élève ou le docteur odieux à Joseph, mais faire comprendre que Noémie remplaçait l'amour perdu par un autre amour et cherchait désormais le bonheur et le plaisir loin de son mari. Il voulait prédisposer Joseph à croire sa femme capable des plus grandes fautes, et l'aigrir assez pour qu'il put se venger de sa honte.
L'histoire de son entretien avec la petite Mercier, n'était rien moins qu'un mensonge; mais il avait dressé l'enfant à mentir et à raconter la même histoire à peu près si Djos l'interrogeait. Ce qui ne manqua pas d'arriver.
Noémie vit bien, à l'arrivée de son mari, que la paix du foyer allait subir un nouvel orage, et son coeur gros de tristesse s'éleva vers Dieu, pendant que ses regards, toujours chastes, se baissaient comme ceux d'une femme coupable.
Djos embrassa son enfant, mais passa près de sa femme sans la regarder, et il demeura plusieurs jours sans lui parler.
Ah! que sont-ils devenus ces beaux jours de naguère, où, la main dans la main, le sourire sur les lèvres, ces deux jeunes époux marchaient le chemin de la vie? L'amour débordait de leurs coeurs, les paroles affectueuses coulaient de leurs bouches, et leurs journées étaient bien remplies et agréables au Seigneur! Chaque matin ils allaient à l'ouvrage en chantant gaîment, et, chaque soir, ils se reposaient dans les bras l'un, de l'autre, après avoir remercié le ciel de ses bienfaits, et lui avoir demandé un heureux lendemain. Qui aurait pu prédire un orage aussi prompt dans cette atmosphère limpide? Qui aurait pu deviner tant de larmes dans les paupières radieuses de la jeune épouse, tant d'angoisses dans son âme alors sereine? Qui aurait osé croire que les folles vapeurs de la jalousie devaient sitôt s'élever sur l'esprit de l'époux heureux et l'envelopper de ténèbres? Un homme seul pouvait prédire tout cela, car tout cela était son ouvrage, et cet homme, c'était Picounoc le maudit.
Un jour, le médecin revenant de voir un malade dans le bas de St. Eustache, entra allumer la pipe chez Joseph Letellier qu'il n'avait pas vu depuis longtemps; et qu'il considérait toujours comme l'un de ses amis. Joseph était allé au moulin, Noémie reçut le médecin avec politesse.
--Attendez mon mari, dit-elle, il est à la veille d'arriver.
Elle ne savait pas que son mari était jaloux du docteur. Djos avait jugé à propos de guetter une bonne occasion pour lui jeter à la face tout ce qu'il savait de ses prétendus rapports avec cet homme. Le docteur s'assit et alluma sa pipe. Il remarqua la pâleur de la jeune femme et son air de tristesse.
--Vous n'êtes pas bien, Madame Letellier, je crois; vous êtes changée.
--Pardon, docteur, je suis très-bien répondit-elle, en affectant un sourire où perçait la souffrance....
--Et le bébé?
--Oh! il se porte à merveille voyez-le....
Le médecin s'approcha du berceau où dormait l'enfant....
--Il est beau comme un ange.... Il vous ressemble, Madame, oui, il vous ressemble.
Et le docteur regardait Noémie qui devenait rouge, et reprenait sa beauté flétrie.
--Je puis bien l'embrasser? continua-t-il.
--Oui, mais vous allez le réveiller.
--Quand même; il dormira tantôt, il n'a que cela à faire.
En disant cela, il se pencha sur l'enfant et lui donna un bon gros baiser. L'enfant s'éveilla en sursaut....
--Je vous le disais, docteur, fit Noémie. Et elle s'inclina, à son tour, sur le petit qu'elle embrassa bien fort. Le docteur ne s'était pas relevé encore. Tous deux se trouvèrent, un instant, fort rapprochés, au-dessus du berceau. D'un peu loin on eut pu croire que les baisers n'étaient point pour l'enfant. On se serait trompé. La distance est souvent une source d'erreurs.
Depuis une minute un homme regardait par la fenêtre, et la fureur bouleversait sa figure. Cet homme, c'était Djos. Il avait connu le cheval du docteur, et s'était glissé, sans bruit, jusqu'à la première vitre, pour voir ce qui se passait à l'intérieur.
--Il savait que j'étais au moulin, pensa-t-il... mais il ne m'attendait pas sitôt, le misérable!... Quand il vit sa femme et le médecin se tenir ainsi inclinés, tête contre tête, sur le berceau, il se précipita dans la maison.
--Ah! ah! les amoureux! hurla-t-il.... Je vous prends enfin!...
--Noémie n'a que le temps de relever la tête, et elle pousse un cri à la vue de la colère de son mari.
--Mon Dieu! Djos, tu es fou!... Ecoute! écoute!
Djos la repousse violemment.
--Misérable! tu me trompes!
Le docteur, stupéfait, le regarde et semble demander une explication.
--Vous, coureur de femmes, lui crie Djos, sauvez-vous ou je vous assomme. Ah! je sais depuis longtemps vos intentions! je connais vos desseins.... Mais j'en étranglerai quelqu'un de ces maudits-là qui nous volent nos femmes parce qu'ils sont des Messieurs.... Sortez, entendez-vous? où je vous déchire en mille morceaux comme une guenille!
Le docteur eut peur, et il eut raison, car Djos, ne se possédait plus, et pouvait, d'un instant à l'autre, se porter à des violences terribles. Il sortit, se jeta dans sa carriole et fouetta son cheval....
--Il est fou, pensa-t-il....
Cet esclandre du malheureux Joseph ne resta pas caché, et bientôt l'on sut, dans la paroisse, qu'il était jaloux. Plusieurs de ses amis essayèrent de le guérir de ce mal, et de lui rendre la paix, mais leurs efforts furent à peu près inutiles; ils ne réussirent point à le délivrer des injustes soupçons qu'il nourrissait contre sa femme. Il croyait avoir des preuves de la légèreté de cette bonne créature, mais il ne voulait pas les révéler, et il se renfermait dans un silence obstiné. Il aimait encore mieux passer à tort pour jaloux, que de subir la honte de posséder une femme infidèle. Et il pensait en savoir assez pour confondre l'innocente victime. Picounoc l'approuvait dans sa conduite, et, sans paraître le conseiller en rien, lui glissait sournoisement certains avis qui étaient toujours trop fidèlement suivis.
Cependant il lança, sur les ailes de la rumeur, une parole méchante qui fit son chemin. Il confia discrètement à l'un de ses amis, qui jura de ne jamais en desserrer les dents, que Djos, si jaloux, était lui-même un mari assez galant, et, qu'à plusieurs reprises, il avait osé manquer de respect envers Aglaé. La nouvelle se répandit vite--bien que toujours elle fut répétée à l'oreille, à voix basse, et avec promesse qu'elle n'irait pas plus loin. Il paraît que si l'on veut qu'une chose soit vite connue, il faut l'entourer de mystères et prier ceux qui la connaissent de n'en jamais parler. Personne ne sut d'où était sortie cette intéressante nouvelle. De temps en temps la confidence recommençait revue et augmentée. On alla jusqu'à dire qu'Aglaé, la femme sage et dévouée de Picounoc, avait donné un soufflet à l'impertinent Joseph, et que celui-ci l'avait, dans sa colère, menacée d'une bonne revanche. Picounoc revoyait lui-même et amplifiait les nouvelles éditions de son mensonge.
VI
LES PRÉSENTS ENTRETIENNENT L'AMITIÉ.
L'hiver s'enfuit, comme il s'en va toujours quand arrive le mois de mai. On dirait que la neige replie ses voiles blanches, comme le vaisseau, dans le calme, et, déjà, le long des clôtures seulement, quelques bancs légers achèvent de fondre aux feux du soleil. Les ruisseaux et les fossés coulent à pleins bords, et forment des chutes curieuses en se jetant au fleuve du haut des caps. C'est un murmure universel. La vie se réveille de toutes parts, la nature sort d'un long sommeil. Le soleil, de plus en plus matinal, apparaît au-dessus des forêts verdissantes, et longtemps d'avance, on le divine aux reflets d'or dont il parsème l'orient. Peu à peu la terre se réchauffe, les sillons fument, et les prairies se couvrent de leurs riches tapis de verdure. Les arbres se drapent de nouveau dans un feuillage qui renaît sans cesse, et les oiseaux reprennent, sur les rameaux qui bercent les nids, l'éternel concert qu'ils donnent à Dieu. Les fleurs s'ouvrent sur le bord du chemin et versent, au voyageur, leurs premiers parfums. Les enfants éveillés sortent des maisons, comme les petits oiseaux des nids de foin, comme les abeilles de leurs ruches, et ils remplissent l'air de leurs cris de joie. Les brillants reflets du jour illuminent les fenêtres qui s'ouvrent tout grandes pour laisser entrer l'air pur et la chaleur vivifiante. Le pauvre sourit, car il ne grelotte plus auprès d'un poêle sans feu, et la bise glacée ne l'empêchera plus d'oublier sa misère dans le sommeil. Partout s'éveille la gaîté, partout renaît l'espérance. Mais non! il est une maison qui reste enveloppée dans une atmosphère mortelle; une maison où le soleil entre sans éveiller l'espoir, ou l'hiver dure encore, ou la saison des frimas est sans fin, où l'hirondelle paisible ne veut plus bâtir son nid de terre, où l'abeille ne s'arrête plus en passant, parce que la paix n'y habite point.... Une femme pâle, les yeux rouges de pleurs, les joues amaigries par le chagrin, parcourt seule, comme une ombre plaintive, les pièces de la demeure solitaire. Le maître n'y vient plus que comme un étranger. Il entre il sort, sans sourire, sans donner un regard de pitié à la femme infortunée qui se meurt d'ennuis et de douleur. Seul, comme un dernier rayon de lumière dans le ciel orageux, un bel enfant joue assis sur le plancher couvert de catalognes. Oh! elle est bien triste la maison de Joseph Letellier! elle est bien triste, en ces beaux jours, quand toutes les autres maisons se remplissent de bruits, de chants et d'amour...
La jalousie est une véritable folie, et celui qui en est atteint est bien à plaindre. Il perd la lucidité d'esprit, et son jugement devient faux. Il souffre mille morts, rend les autres malheureux, mais s'inflige à lui-même le plus cruel des martyres. Celui qui souffle ce poison dans l'âme de son semblable est plus coupable que s'il versait le sang.... Picounoc voyait depuis longtemps le ravage dont il était cause; mais il ne se laissait pas attendrir par tant de souffrances; et puis, il fallait qu'il en fut ainsi pour qu'il arrivât à la possession de cette femme aimée que le malheur rendait plus admirable encore. Lorsqu'il rencontrait Joseph, et cela arrivait souvent, il ne manquait pas de lui parler de Noémie: il prenait un véritable plaisir à tourner, comme l'on dit, le fer rouge dans la plaie. Par un mot, par un regard, par un sourire même, il rappelait à l'infortuné jaloux, son irréparable malheur; il réveillait dans son âme, avec les ennuis, des idées de vengeance. Confident du pauvre visionnaire, il savait tout ce qui se passait entre les deux époux, et il envenimait leurs querelles sous prétexte de rétablir l'accord. Un dimanche qu'ils revenaient tous deux de l'église en fumant leur pipe, Joseph dit:
--J'ai l'espoir que le bonheur va revenir dans la maison. Noémie va à confesse souvent, et, bien sûr que si elle voulait continuer ses folies, elle n'irait point.
Picounoc éclata de rire.
--Mon Dieu! que tu es simple! dit-il.... Enfin tant mieux pour toi! car si tu peux la croire une sainte et fidèle épouse, ton bonheur sera le même--qu'elle le soit ou ne le soit pas.
Djos demeura un instant pensif.
--Et tu crois qu'elle serait capable de jouer ainsi avec les sacrements?...
--Je ne dis pas cela.... Mais je crois qu'elle fait semblant d'aller à confesse et qu'elle n'y va pas...et qu'elle ne fait pas semblant de voir le docteur, en passant, mais qu'elle le voit bien..
--Ah! ce n'est pas facile. Elle sait que je l'épie.
--De loin. Tu ne connais pas les femmes... Les femmes, c'est tout ce qu'il y a de plus fin et de plus rusé dans la création... quand l'amour les pique, où les brûle si tu veux. Nous autres, quand nous sommes amoureux, nous faisons des sottises, des coups de tête, du bruit, et que sais-je? Les femmes, batiscan! plus elles sont méchantes et plus elles s'efforcent de paraître bonnes. Et elles ont raison; c'est le scandale en moins. Nous autres nous nous vantons de nos succès; elles les nient toujours... Tu en apprendras encore, mon jeune homme.
--Je sais qu'elle va à confesse, le curé me l'a dit....
--Et il t'a dit sa confession, je suppose?
--Non, un curé ne peut jamais révéler la confession?
--Eh bien! en es-tu plus avancé de savoir qu'elle se confesse--
--Il me semble que l'on se confesse afin de changer de vie, de laisser le péché et de devenir meilleur.
--Eh oui!... cela n'empêche pas que les vieux soient aussi fringants que les jeunes, et le monde d'aujourd'hui aussi dépravé que celui des premiers temps--du moins j'ai entendu un homme instruit faire cette remarque, et Batiscan! je crois qu'il avait raison....
--Le docteur va se marier; il sera plus sage et sa femme le gardera pour elle.
--C'est un joli remède que le mariage, tu peux en juger.... Tiens! écoute, je te l'ai dit déjà, une femme qui oublie ses devoirs en faveur d'un homme, les oubliera en faveur de dix; il n'y a qu'une condition à remplir pour cela, c'est qu'elle trouve, sur son chemin, dix hommes qui lui plaisent. Et s'il s'en trouve un, pourquoi pas dix?
--C'est bien raisonnable, tout ce que tu dis là, mais c'est bien pénible à croire....
--Pour toi, oui, mais non pour moi.
--Pourquoi donc?
--Parce que ta femme est belle, ardente, passionnée, et que la mienne est d'une tiédeur désespérante. Ta femme ne sera pas sage avant les soixante-et-dix, la mienne....
--Elle le sera, et bientôt! ou....
--Que feras-tu?...
--Je la tuerai!
--C'est grave....
--J'ai le droit de le faire. Un mari peut tuer sa femme adultère.
--Au moins, faut-il qu'il choisisse bien le moment....
--Le moment! on ne le choisit pas, il s'offre.
--Et tu la tuerais?
--Oui, mille noms!...
--Veux-tu parier que je me fasse aimer de Noémie?
--Toi?
--Oui, moi.
--C'est pour le coup que sa vie serait au bout.
--Veux-tu que j'essaie, pour te prouver ce que je viens de te dire sur les caprices des femmes?
--Essaie.
--Écoute, tu es mon ami, je te jure que je respecterai Noémie, par égard pour toi, mais je te donnerai la preuve de son infidélité, et tu jugeras toi-même, tu verras de tes yeux....
Le lendemain, vers midi, un colporteur, portant sur son dos une cassette pleine de nouveautés, entra chez Joseph. Il déposa son fardeau sur une table, déboucla les courroies et fit un tour dans la place, en gesticulant et parlant avec volubilité:
--Que vous faut-il, madame et monsieur? --il s'adressait à Joseph et à Noémie--j'ai les meilleures indiennes, le coton le plus fin, à des prix excessivement bas. Vous avez besoin de mouchoirs? J'ai des mouchoirs de soie de de toutes les couleurs: des rouges, des blancs, des bleus! c'est doux, c'est riche, tenez! vous allez voir. Et, ouvrant sa boîte, il en aveit des mouchoirs, des indiennes, du coton; et, à mesure qu'il tirait à lui une pièce, il s'animait.
--Des aiguilles! des longues, des courtes, des grosses, des petites, à votre goût!... Du fil, des fuseaux, des pelotes de toutes les nuances, de toutes les qualités, de tous les numéros!... Je suis assorti, bien assorti!... Tenez! regardez cette batiste, c'est comme de la soie: ça reluit, c'est fort... ne craignez pas! touchez, touchez!... Allons! que vais-je vous vendre? Il faut que vous m'encouragiez. Je commence; je suis étranger ici, et c'est la première fois que je passe dans cette paroisse... Une belle paroisse assurément, et riche! cela se voit....
Noémie regardait son mari et n'osait rien toucher. Elle avait besoin d'une robe pour le petit, d'un tablier pour elle-même, et de beaucoup d'autres petits objets.... Djos lui dit à la fin:
--Achète ce que tu voudras; je n'ai pas coutume de te gêner.... Elle acheta, pour son enfant, une étoffe fort, jolie.... Comme il sera mignon là-dedans! pensait-elle. Elle acheta aussi quelques autres petites choses.
--Ce n'est pas tout, reprit le marchand, il vous faut un châle, Madame. J'en ai un bien beau, de soie avec une fleur de satin brodée dans la pointe... et il est grand! vous pouvez vous envelopper toute entière dedans, voyez! je le déplie.
--Oh! non, monsieur, ne le dépliez pas, ne vous donnez pas cette peine, c'est inutile....
Le marchand entêté déplia quand même un châle vraiment superbe. Picounoc entra sur ces entrefaites. Il se mit à rire, car ses regards aperçurent l'individu avant la marchandise. Il était un peu drôle à voir ce colporteur, car, outre sa cassette, il portait une jolie bosse sur son dos et d'énormes lunettes vertes sur son nez. Sa barbe, rouge à la racine, et noire ailleurs, laissait deviner l'usage de la teinture, et couvrait, comme d'un masque, son visage blême. Donc il était curieux à voir, et Picounoc ne se gêna pas de rire. Mais, à la vue du châle, il prit son sérieux.
--C'est un beau morceau, dit-il de sa voix nasillarde, en tâtant la soie du châle....
--Et pas cher! reprit le bossu.
--Quel prix!
--Dix piastres....
--Dix piastres!
--C'est pour la vie, remarquez ça....
--Pour des habitants c'est trop beau, dit Joseph.
--Pour des habitants riches? allons! ce n'est que ce qu'il faut.... Voyons, faites un cadeau à votre petite femme.... Elle vous aimera bien pour cela...
--Si je savais!... dit Joseph, en regardant Noémie.
--Oh! je t'aimerai bien sans cela, va! répondit la douce jeune femme.
--Je n'ai que celui-là, prenez-le; vous le regretterez si vous ne l'achetez pas.... Prenez, prenez! pour faire plaisir à votre petite femme.
Picounoc qui furetait dans la boîte aux nouveautés, pendant ce temps, découvrit un second châle, qui, à en juger par ce que l'on en voyait, devait être bien semblable au premier. Il se retourna gravement et dit:
--Voyons, Djos, fais donc ce cadeau à ta femme, vas-tu mesquiner quelques piastres?
--Si elle le veut, répondit Djos, le voici. Djos crut que Picounoc voulait s'insinuer dans les bonnes grâces de Noémie et commencer son oeuvre de perversion. Il voulut déjouer ses plans et le prévenir.
--Je prends le châle, reprit Djos, ma Noémie, aime-moi un peu pour cela.
--O Joseph, tu crois donc, qu'il te faut acheter mon amour? S'il en est ainsi, je ne veux pas de ce présent. Une femme honnête ne se vend pas--même à son mari....
--Prends-le, et faisons la paix....
Elle prit le châle, le déplia, l'admira, puis souriante, l'alla serrer dans sa commode.
Picounoc pensa: La paix ne sera pas longue; ce n'est qu'un armistice.
Le marchand, content de la vente qu'il vient de faire, recharge sa boutique sur son dos, ou plutôt sur sa bosse passe les courroies de cuir sur ses épaules et sous ses bras, les boucle serré, salue et sort.
--Quel drôle de compère! s'il avait la barbe rouge et le dos moins difforme, je le prendrais pour quelqu'un que j'ai bien connu, pensa Djos.
Quand le marchand fut à quelques pas de la maison, il se détourna.
--Mille noms! dit Djos qui sort pour reconduire Picounoc, je crois que, c'est lui.
Le marchand continua sa route.
Picounoc ne remarqua pas l'exclamation de son ami; il avait quelque chose en tête. Il partit et atteignit bientôt le colporteur.
--Vous avez encore un châle semblable à celui que vous venez de vendre, lui dit-il.
--Non, monsieur, pas tout à fait pareil. La différence n'est que dans la fleur, cependant; l'une est rouge: ce sont des roses entrelacées, l'autre est bleue: une poignée de myosotis. C'est aussi beau d'une façon que de l'autre. Voulez-vous le voir? Vous demeurez près d'ici n'est-ce pas? Je vais entrer chez vous... Votre femme serait jalouse si elle n'avait pas un châle aussi beau que celui de sa voisine, et celui qui me reste est plus beau... Ce sont des fleurs bleues; c'est plus délicat que le rouge; c'est de meilleur goût.
--En avez-vous vendu d'autres dans la paroisse?
--Non, je dois avouer que ça ne se vend guère....
--J'en voudrais un tout à fait pareil à celui de madame Letellier.
--De madame Letellier?... fit le marchand un peu surpris....
--Oui, de cette dame que vous venez de quitter....
--Je n'en ai point......impossible......pour aujourd'hui, du moins....
--Pouvez-vous m'en apporter un?
--Certainement; la semaine prochaine, pas plus tard....
--C'est bon! je l'achèterai, mais à une condition.
--Laquelle?
--A la condition que vous n'en vendiez pas d'autres semblables, dans la paroisse, avant six mois, et que vous n'en direz mot à personne, entendez-vous?
--Conditions faciles. Je pourrai en vendre avec des fleurs bleues?
--Bleues, jaunes, violettes, rouges, pourvu que ce ne soient pas deux roses.
--La semaine prochaine, vendredi ou samedi, vous l'aurez.
En effet, le bossu revint, et Picounoc paya de bon coeur le châle demandé. En sus, il offrit un verre au marchand, qui se donna garde de le refuser. Aglaé ne vit pas alors le joli cadeau que son mari lui destinait; malade depuis quelques jours, elle ne laissait pas encore la chambre où elle venait de donner le jour à une belle grosse fille.
Un rayon de soleil entra dans la maison assombrie de Joseph Letellier. Je ne parle pas du soleil matériel qui entre indifféremment dans toutes les demeures, pourvu que l'on ouvre les volets; mais de ce soleil de l'âme qui ne se lève que dans la paix et ne brille que pour la vertu.
VII
LE RENDEZ-VOUS.
Voyant sa femme toujours triste, pieuse et soumise, Joseph commença à croire qu'il l'avait soupçonnée à tort ou qu'elle revenait à lui. Noémie renaissait à l'espérance, car elle trouvait son mari moins indifférent, moins sombre. Elle surprenait parfois un sourire sur ses lèvres, un soupir dans son coeur. Picounoc observait les époux.
--Batiscan! se dit-il, à part soi, un soir qu'il avait veillé avec eux, il est temps d'agir, si je ne veux perdre la partie.
Il se mit à visiter plus souvent ses jeunes voisins, s'efforçant de leur être agréable en toutes manières. Djos était prévenu et faisait bonne garde. Cependant il s'absentait souvent pour aller au champ, ou au moulin, ou au marché; car les cultivateurs doivent voir à ce que leurs récoltes soient sauvées en bon ordre et bien vendues. Picounoc guettait le moment ou Noémie restait seule pour aller, sous un prétexte quelconque, la voir et lui parler. Il connaissait sa vertu et ne disait jamais rien qui put l'effaroucher. Mais il payait la petite Mercier pour raconter à Djos ses visites fréquentes. Et, comme l'on aime à dire du mal, la petite Mercier en disait pour plus que son argent. A la fin Djos en prit ombrage:
--Si tu veux que nous restions amis, dit-il à Picounoc, viens un peu moins souvent chez moi quand ma femme est seule.
--Ah! tu as peur! Laisse-moi faire; je suis en train de te prouver la justesse de mon jugement sur les femmes en général et la tienne en particulier.... Ta femme m'aime.
--Tu mens!
--Je te le prouverai.
--Tu n'en es pas capable... comment?
--Comme je voudrai. Elle viendra où je l'appellerai, et à l'heure qu'il me plaira.
--Je vous tue tous les deux.
--Arrête, Djos, tu ne raisonnes pas; souviens-toi que je t'ai dit que mon amitié te protége, comme elle protége ta femme. Je n'abuserai pas de la faiblesse de Noémie, ni de sa folle passion. Je te dirai l'heure et le lieu, et tu seras là.
--Si elle me trompe, si elle s'oublie jusqu'à oser te rencontrer quelque part, je la tuerai, entends-tu? oui! je la tuerai là, comme une chienne, et tu seras témoin de ma vengeance.
Picounoc souriait.
--Et de ton innocence dit-il, puisqu'un mari n'est pas coupable quand il se permet de ces corrections.
--Je me fiche pas mal d'être coupable ou non.
--Quand veux-tu que cette épreuve ait lieu?
--Quand ta voudras....
--Je t'avertirai.
Djos était dans une surexcitation terrible. Il allait donc enfin avoir la preuve de l'infidélité de sa femme.... Oh! quelles angoisses déchiraient son âme! Il ne dormait plus, ou s'éveillait en proie à d'affreux cauchemars; il ne mangeait plus et dépérissait comme la plante que la rosée ne rafraîchit pas, que le soleil ne réchauffa jamais. Parfois il avait envie de se sauver pour n'être pas témoin de sa honte, et, parfois, il était tenté de tuer sa femme et de se tuer lui-même ensuite. Mais le doute surgissait toujours: Si elle n'était pas coupable!... Et l'enfant, que deviendrait-il? Ce chérubin vermeil comme il sourit pendant que son père pleure et gémit! Pourquoi ce délai si long? S'il faut être plongé dans le profond de l'abîme autant vaut y tomber de suite. Rien d'insupportable comme la perspective ou l'attente d'une calamité.
Déjà plus d'un mois s'est s'écoulé depuis que Picounoc a déclaré à son ami qu'il allait le convaincre de l'infidélité de sa femme, et chaque jour augmente la souffrance et le ressentiment du mari jaloux. Il est devenu irritable et sa maison, si remplie de joies et de charmes autrefois, est pour lui maintenant un lieu d'ennuis et de malédictions. Picounoc le sait et prolonge à dessein ce martyre. La fête de l'église arrivait. C'est la coutume, pour les gens de la paroisse, d'aller à confesse et de communier à cette grande fête. Et, par toutes les routes, les femmes pieuses, les jeunes filles, et les hommes aussi, merci à Dieu, se dirigent, dès la veille, vers l'église pour se confesser le soir, ou le matin de bonne heure. Noémie partit comme bien d'autres: mais ne pouvant laisser son enfant seul, elle demanda pour garder en son absence, Héloïse Hamel, la petite José-Antoine, comme on la nommait toujours. Djos la vit partir avec satisfaction. Elle étrennait son châle neuf, et elle était bien belle ainsi drapée dans cette magnifique étoffe. Les compliments ne lui furent pas ménagés, et peut-être dût-elle ajouter à sa confession quelques pensées de vanité.
La fête de l'église tombe, chez nous, le 25 de septembre. La brunante arrive de bonne heure alors et les soirées commencent à s'allonger. Parfois il fait un temps ravissant, parfois la pluie tombe en abondance. Cette fois, on se serait cru en juillet tant le soleil était chaud.
Picounoc avait vu s'éloigner Noémie, il aborda Djos et lui dit d'un ton moqueur:
--Eh bien! es-tu prêt à subir l'épreuve?...
--Tu choisis mal le moment, repartit Djos d'un air triomphant, elle est allée à l'église.
--Je le sais.
Ce je le sais, dit sèchement, fit perdre contenance à Joseph. Cependant il ajouta:
--Comment vas-tu faire alors?
--Suis-moi.
Djos obéit machinalement. Il suivit Picounoc pendant une dizaine de minutes:
--Où me mènes-tu? demandait-il de temps à autres.
En arrière de la maison de Picounoc, à quelques arpents, se trouvait un jardin planté d'arbres fruitiers. Les pruniers entremêlaient leurs branches serrées, les pommiers arrondissaient en dômes leurs cimes chargées de fruits, les gadelliers formaient une haie rouge et verte le long de la clôture, et quelques grands cerisiers élevaient, au dessus de tout, leurs têtes chargées de grappes de pourpre. Sous ces arbres le gazon était épais et moelleux. Il faisait bon de s'y reposer quand le soleil brûlait les prairies. Le soir, les ombres s'entassaient vite aux pieds des troncs épars, sous les rameaux touffus. Picounoc conduisit Joseph dans ce jardin:
--Reste ici, lui dit il, et ne bouge pas: il faut attendre un peu; mange des pommes pour te désennuyer.
--Et toi, où vas-tu?
--Au devant de ta femme.
--Est-ce qu'elle doit....
--Venir ici, mon cher....
--Tu te moques de moi, je le vois bien....
--C'est elle qui se moque de toi... et de la confession....
--Elle n'est pas allée à confesse?
--C'est un prétexte... comprends-tu?... Tu comprendras tout à l'heure, pauvre ami. Diable, dit-il, feignant la surprise, qui a mis ce bois ici?--il montrait un tas de rondins de bois franc, jetés près de la clôture, en dehors--on l'aura oublié.
Djos se pencha, prit un rondin et le fit tournoyer au bout de son bras.
--Cela frapperait bien, dit-il.
--Oui, mais un peu trop fort... ça pourrait tuer, repartit Picounoc, et il sortit du jardin.
Djos était ahuri.
--C'est peut-être un tour, pensa-t-il... Il sait que je suis jaloux et s'amuse à mes dépens... pourtant c'est un bon ami et il ne m'a jamais trompé.... Ah! la malheureuse! si elle vient!--et il brandissait son bâton.--je me vengerai! un mari outragé a bien le droit de se venger....
Il attendait depuis assez longtemps, et n'était pas loin de croire à une mystification, quand il entendit parler et vit deux personnes s'avancer par le sentier. Il sentit le froid courir dans ses veines et se mit à trembler. Il éprouvait l'angoisse horrible du condamné qui aperçoit l'échafaud. Peut-être même eut-il moins souffert s'il eut marché à la mort; car il y a quelque chose de plus douloureux, de plus désespérant que la mort, c'est le déshonneur. Il s'appuya contre la clôture, et ses yeux, regardant à travers les branches noires, se fixèrent sur les auteurs de son supplice qui s'approchaient comme deux ombres.
Picounoc avait dit à sa femme:
--Il faut jouer un tour à Djos. Tu sais comme il est jaloux et comme la jalousie le rend ridicule. J'ai un moyen de le guérir. Je lui ai dit que j'avais un rendez-vous, ce soir, avec Noémie, dans le jardin. Il m'a cru sur parole, et, bien que Noémie soit à l'église, il s'attend à la voir venir sous les pommiers, se faire conter fleurette. Il est là qui épie, avec des yeux ardents, le moment de notre arrivée. Il s'est préparé comme un curé la veille d'une grande fête, et veut lui faire un sermon comme elle n'en a jamais entendu, sur les devoirs de la femme, et les suites funestes de l'amour. Viens, et, quand il sera au plus beau de son zèle, tu te feras connaître.... Ça sera drôle de voir la figure qu'il fera; jamais jaloux n'aura été mieux pris. Et puis j'ai un cadeau à te faire... un beau châle pareil à celui de Noémie.
--Un beau châle? Montre donc!
--Tiens! mets-le sur tes épaules....
--Djos ne le verra pas, il fait trop noir.
--J'allumerai une allumette exprès, à un moment donné.... Tu ne me parleras pas, mais tu feras de gros soupirs.... Je t'appellerai Noémie, je t'embrasserai.... Oh! comme il sera bien joué, le pauvre fou! et c'est assez de cela pour le guérir.
Aglaé s'enveloppa, souriante, dans son magnifique châle et suivit son mari au jardin.
--Je t'aime! disait Picounoc en passant sous les arbres ombreux.
La brûlante déclaration fut suivie d'un profond soupir.... Les rameaux s'agitaient au passage des amoureux, et, quelques fruits mûrs, pommes et prunes, roulaient avec un bruit léger sur le gazon.
Djos avait un poids énorme sur la poitrine--c'était le poids de la douleur et de la colère--il râlait comme un moribond; une sueur froide mouillait ses tempes.
--Asseyons-nous ici, dit Picounoc, l'herbe est touffue et molle, ô ma douce Noémie.
Djos eut envie de pousser une clameur, le son expira dans son gosier. Il serra convulsivement le bâton qu'il tenait à la main.
--Pourquoi, ô Noémie, pourquoi m'as-tu fait si longtemps souffrir? tu sais que je t'aime depuis que je t'ai vue pour la première fois.
Un baiser sonore retentit sous les arbres chargés de fruits, et la joue de la jeune femme s'empourpra comme les prunes suspendues aux branches. Djos fit un pas. Celui-là eut été effrayé qui eut pu voir la pâleur de son visage et le feu de ses orbites. Ses mains musculeuses s'ouvraient et se fermaient comme les serres des éperviers; il se penchait sous les arbres et tâchait de voir, dans l'obscurité, ce qui se passait à quelques pas de lui.
--C'est donc vrai, pensait-il, plus de doute! elle est infidèle!... elle me trahit! elle oublie ses serments et mon amour! elle oublie notre enfant!... elle oublie qu'elle est mère!... Ah! c'est trop souffrir, mon Dieu! c'est trop souffrir!... que ne suis-je mort avant d'avoir connu ma honte et mon infortune!...
Il fut distrait de ces pensées amères, par le bruit de plusieurs baisers; il s'avança soudain vers le couple heureux, puis s'arrêta comme s'il eut regretté de s'être trahi....
--As-tu entendu, dit Picounoc?
--Oui, répondit une voix de femme, quelqu'un vient, je crois, sauvons-nous!...
--Non, restons, mais ne disons rien, écoutons encore.
Ils écoutèrent longtemps, mais le silence était profond. Djos se tenait immobile à quelques pas.
--Il n'y a personne, reprit Picounoc, c'est une pomme qui est tombée de l'arbre, ne crains rien, Noémie. Enveloppe-toi dans ton châle à cause du serein. Appuie ta tête sur mon bras ma bien-aimée. Il faut que je voie tes beaux yeux noirs, ne serait-ce qu'un moment.
--Alors il frotta sur une pierre une allumette chimique. A la pâle lueur qui s'épandit sous les rameaux, Djos vit, enveloppée dans le beau châle de soie aux roses entrelacées, une femme à demi-couchée sur la pelouse, les pieds perdus sous les touffes de trèfles et la tête appuyée sur le bras de Picounoc.... Au même instant Picounoc, soulevant le coin du châle qui voilait la tête de cette femme, imprima sur des lèvres brûlantes un long baiser. Djos ne vit plus rien, car la lueur s'éteignit, et ses yeux se remplirent de larmes ardentes comme la poix. Il sent une rage immense lui monter du fond du coeur jusqu'au cerveau, bondit, jette une clameur et, de son bras terrible, abat le rondin sur la tête de la femme heureuse.
--Picounoc se dresse, feignant la surprise et la colère:
--Tu l'as tuée, malheureux, dit-il....
--Tant mieux, répondit, Joseph, grisé par la jalousie, la colère et le sang. Puis il se pencha sur le cadavre.
--Noémie, Noémie, dit-il, d'une voix saccadée, que Dieu te pardonne ce que je n'ai pu te pardonner, moi!...
Il prit la femme et la releva.
--Es-tu morte?
Il tâta le crâne, et vit qu'il était brisé. Alors il étendit la morte sur la couche de verdure tachée de sang, et se dirigea vers la barrière du jardin. Quelque chose d'étrange se passait au fond de son âme, et sa colère, un instant apaisée, se réveillait plus terrible. Il ne tenait plus son arme meurtrière, mais ses poings osseux étaient fermés, et il éprouvait comme un besoin de frapper encore. L'image de Picounoc passa devant ses yeux, moqueuse et provocatrice. Il frémit et leva le bras sur elle. Son ami lui apparaissait dans toute sa hideur.
--Picounoc! cria t-il.
--Que veux-tu? répond celui-ci qui se tient prudemment à l'écart.
--Où es-tu? Viens ici, continue Djos d'une voix que la colère rend tremblante.
Picounoc ne répond pas.
--Je te rejoindrai, bien, va, maudit! Pourquoi as-tu perdu ma femme? Pourquoi m'as-tu révélé mon malheur? J'étais heureux! je l'aimais! fallait me laisser ignorer ses fautes!...
Et, tout en faisant ces reproches à son ami, il le cherchait sous les arbres, marchant fiévreusement, tantôt droit, tantôt courbé, secouant et cassant, de ses mains puissantes, les branches qui lui barraient le passage. S'il l'eût attrapé, il lui eût fait payer cher sa dernière fantaisie; mais Picounoc avait enjambé la clôture et s'enfuyait à la maison.
--Lâche! hurla Djos... tu fais bien de te cacher.... mais je te rejoindrai tôt ou tard....
Il sortit et se rendit chez lui. La petite José-Antoine, qui berçait l'enfant sur ses genoux, lui dit en le voyant entrer.
--Mon Dieu! Monsieur Joseph, comme vous êtes changé! êtes-vous malade?
Djos ne répondit pas. Il s'approcha de l'enfant, le prit dans ses bras, le pressa sur son coeur et le couvrit de baisers.
--Ce cher petit, repartit Héloïse, il commence à parler un peu. Je lui ai fait dire: Papa, maman....
L'enfant sourit en regardant son père et répéta: Papa, maman.
--Des larmes remplirent les yeux de Joseph et coulèrent le long de ses joues. Il embrassa de nouveau, avec frénésie, l'ange qui souriait.
--Tiens, dit-il, en le rendant à la petite gardienne, aies-en bien soin, veille sur lui, car il n'a plus de mère!...
--Elle va revenir demain sa mère, répondit, demi-souriante, la jeune fille qui n'avait pas compris.
--Elle ne reviendra plus, je l'ai tuée, répliqua Djos d'une voix sombre... et moi!... vous ne me reverrez jamais.
Il sortit. La petite José-Antoine, effrayée, courut chez ses parents, tenant l'enfant dans ses bras, et raconta ce qu'elle venait d'entendre.
Picounoc, tout troublé, n'aperçut pas, en entrant dans sa maison, Geneviève la folle, assise au pied du lit et la tête appuyée sur le poteau tourné qui supportait les rideaux. Il se dirigea vers la cheminée, alluma sa pipe, mit sa tête dans ses mains et parut réfléchir. Geneviève ne bougea pas.
Il semble au chercheur d'aventures qu'il pourra toujours expliquer raisonnablement sa présence en tel lieu et à telle heure, alors qu'il est animé du désir d'atteindre un but; mais souvent, quand le but est atteint, et que la convoitise n'aveugle plus, il s'aperçoit qu'il n'a pas songé à tout, et que plus d'un détail peut le compromettre. Picounoc songeait qu'il n'était pas naturel de dire qu'il se trouvait, à neuf heures du soir, dans son jardin, à causer avec sa femme, comme si les ténèbres eussent pu avoir pour eux quelques attraits; il ne voulait pas faire croire, non plus, qu'il avait surpris sa femme dans les bras de Joseph, car cela ne forcerait pas Joseph à disparaître, et il voulait s'en débarrasser.
Voici ce qu'il pensait: ou Joseph, désespéré, se fera justice lui-même, et alors mon succès sera parfait; ou--s'il reconnaît son erreur--je l'accuse d'avoir tué ma femme et le mène à la potence.
Tout à coup il releva la tête en souriant:
--C'est cela, dit-il, c'est cela....
Et il alla décrocher son fanal pendu à une cheville, au côté de l'armoire, l'ouvrit pour s'assurer qu'il y avait de la chandelle dedans, puis, il prit un plat de fer blanc dans le buffet et courut au jardin. Il jeta près du cadavre de sa femme le plat et le fanal. Alors, à plusieurs reprises, il appela à demi-voix, en se penchant vers la victime: Aglaé! Aglaé!
Mais la pauvre femme était bien morte.
--Si elle n'était qu'évanouie! pensa-t-il.
Et, se penchant de nouveau sur elle, il lui serra la gorge longtemps.
--Il ne doit pas y avoir de danger maintenant, pensa-t-il. Et il se leva, marchant comme un homme ivre sous les rameaux. Quand il fut à la barrière il s'arrêta, inclina la tête et réfléchit.
--Oui, ce sera mieux, dit-il tout haut; il faut bien faire les choses.
Et, retournant sur ses pas il revint à sa victime et la dépouilla de son châle.
--On n'est pas si bête que le monde pense, murmura-t-il encore à demi-voix; on sacrifiera tout pour tout sauver....
S'écartant un peu du sentier qui conduisait à la maison, il arriva près d'un puits encadré de bois, au dessus duquel pendait une brimbale; et, contre ce puits, il y avait des pierres plates et des cailloux sur lesquels montaient les enfants qui voulaient atteindre le crochet de la brimbale et puiser de l'eau. Il prit un de ces cailloux, l'enveloppa dans le châle et le jeta dans l'eau. L'eau, troublée un instant, rendit un son mat, fit surgir quelques bouillons à la surface, et reprit son calme profond. La folle l'avait suivi instinctivement, mais, l'entendant revenir, elle rebroussa chemin. Cependant, quand elle comprit qu'il se dirigeait vers le puits elle s'arrêta et prêta l'oreille. Picounoc, prenant des airs épouvantés, allongeant sa figure hypocrite déjà bien longue, faisant des gestes de désespoir, courut chez les voisins, annoncer l'événement tragique qui venait d'avoir lieu. Il paraissait fou de douleur et passait d'une maison à l'autre en criant: Ma femme vient d'être tuée! ma femme vient d'être tuée! C'est Djos! l'infâme! c'est Djos, le jaloux! ma pauvre Aglaé! ma pauvre Aglaé!...
Les gens, tout étonnés, n'avaient pas le temps de lui faire des questions qu'il était sorti déjà. Il entra chez José Antoine. La petite gardienne avait eu le temps de raconter ce que Joseph Letellier venait de dire et de faire, et José Antoine, qui connaissait la jalousie du malheureux garçon, disait à sa femme qu'en effet la chose était bien possible. Mais quand Picounoc, à son tour, se précipita dans la maison en criant: ma femme a été tuée! ma femme a été tuée!... C'est Djos! c'est Djos!... José-Antoine crut que Picounoc devenait fou. Deux meurtres à la fois dans un village aussi paisible d'habitude, c'était incroyable.
--Tu te trompes, Picounoc, dit-il, c'est la femme de Djos qui est morte....
--C'est la mienne, mon Dieu! je ne le sais que trop! c'est la mienne!
--C'est la femme à Djos... la petite vient de le rapporter. C'est Djos lui-même qui a tout déclaré....
--C'est ma femme, vous dis-je, mon Aglaé... j'étais là, à côté d'elle, dans le jardin... Il l'a tuée d'un coup de rondin... le misérable!... Il l'aimait, vous le savez... toute la paroisse le sait... mais elle était si bonne, si sage, si honnête!... O mon Aglaé!... mon Aglaé!... Elle le recevait mal, vous le savez encore... elle le traitait comme il méritait d'être traité, le vaurien!... et, un jour, elle lui donna une tape en pleine face... c'est depuis ce temps qu'il lui gardait rancune... Et moi qui le croyais mon ami!... moi qui l'invitais toujours à venir à la maison!... Mon Dieu! mon Dieu! est-il possible?...
Ce fut, toute cette nuit-là, un va et vient extraordinaire dans le village. Tout le monde accourut sur le théâtre de l'événement. Aglaé fut transportée à la maison. Les femmes et les jeunes filles pleuraient en la considérant, et chacun de ceux qui se trouvaient là faisait ses observations....
--Quelle triste mort!
--Pas une minute pour penser à son Dieu et à son âme....
--Elle était si bonne!... Elle est au ciel, bien sûr.
--C'est un exemple, mes chères amies, c'est un exemple, ajoutait une vieille accoutumée de moraliser... on ne sait pas qui vit, qui meurt.
--Dire qu'elle était si gaie tantôt! je l'ai vue avant le souper, je lui ai parlé, jamais elle ne fut si jasante et si éveillée; elle sentait sa mort....
--C'est sa mère qui va en avoir du chagrin... quelle nouvelle à lui apprendre! ce n'est pas moi qui voudrais la lui annoncer....
--Est-elle à l'église sa mère?
--Oui, elle est descendue à confesse avec la femme à Hilaire Charette.
--Est-ce vrai, dites donc, que la femme de Djos à été tuée elle aussi? s'écria une femme qui faisait irruption dans la maison en deuil.
--La femme de Djos? répétèrent avec stupéfaction toutes les autres voix....
--C'est la petite José-Antoine qui dit cela, et c'est Djos lui-même qui avoue l'avoir tuée... c'est incroyable!... Mon Dieu! dans quel siècle sommes-nous?
--Ce n'est pas possible, elle est à l'église!
Picounoc pleurait toujours pendant qu'on discourait ainsi. A cette remarque, il prit la parole:
--Non, il n'a pas tué sa femme, dit-il, mais s'il pouvait faire croire au monde que c'est elle qu'il a voulu tuer! Il va alléguer sa jalousie pour tâcher de se faire pardonner le meurtre de ma femme, de mon Aglaé! pauvre Aglaé!...
Et il se mit à sangloter de nouveau....
--Mon Dieu! qu'il a du chagrin, dit une jeune fille....
--Il en a trop, cela ne durera pas, repartit une femme d'expérience... une veuve.
--Une voiture fut dépêchée vers la mère de la défunte et la femme du meurtrier. On conçoit la peine qu'éprouve une mère en apprenant la mort d'une fille chérie, mais on ne conçoit pas ce qui se passe dans le coeur et l'esprit d'une femme qui apprend que son mari bien-aimé est un meurtrier infâme.... Madame Larose s'évanouit--c'était le mieux et le plus court. Noémie se fit répéter deux fois l'horrible nouvelle.... Elle ne dit rien, pencha la tête, joignit les mains, et demeura longtemps ainsi. Tous les yeux étaient fixés sur elle, et elle ne voyait personne.... Elle était livide à force d'être pâle, ses paupières se fermaient et s'ouvraient souvent sans se mouiller de pleurs, et sa bouche était serrée comme par une convulsion.... Ce qu'elle souffrait nul ne le pouvait deviner.
--Venez vous, madame? lui dit celui qui devait la reconduire chez elle.
Elle le regarda fixement et ne bougea point.
--Voulez-vous venir? la voiture est prête, répéta-t-il.
Elle le suivit machinalement et ne dit pas une parole. Quand elle fut rendue à la porte de sa maison, quelqu'un l'aida à descendre. Il y avait beaucoup de monde venu là par curiosité. Elle entra; la petite José-Antoine vint à sa rencontre, tenant l'enfant dans ses bras. A la vue de son enfant qui sourit, lui tend les bras et l'appelle, elle jette un cri terrible, éclate en sanglots, saisit le petit, le presse sur sa poitrine, et le couvre de baisers et de larmes....
--Djos! Joseph! dit-elle en appelant.
--Il n'est pas ici, madame, répond la petite gardienne... il est parti.... il a dit qu'il ne reviendrait jamais.... jamais!...
--Ah! mon Dieu! s'écrie la malheureuse femme, et elle tombe sur le plancher, comme si elle eut été frappée de mort subite. L'enfant se fit mal en tombant et se mit à pleurer. On le coucha dans son petit lit, et il s'endormit bientôt en balbutiant d'une voix douce et faible: papa! maman! papa! maman!
Dans la nuit la grange de Djos brûla. Ce fut en vain que l'on s'efforçât d'éteindre l'incendie, le feu sortait de partout à la fois, et il était évident qu'une main vengeresse l'avait allumé de façon qu'il ne put être éteint jusqu'à ce que tout fut consumé. Dans les cendres on trouva quelques ossements. On crut que c'étaient les restes du malheureux Djos. Et cette croyance alla se fortifiant, car on n'entendit plus parler de lui.
Picounoc, quelques jours après, voyant entrer une vieille femme qui passait pour tirer l'horoscope et dire la vérité--chose digne de remarque--lui donna un jeu de cartes et, sous prétexte de lui demander des révélations sur le meurtrier de sa femme, lui demanda cent choses pour lui-même. Il lui demanda, d'abord, si Djos était mort véritablement; si les ossements calcinés que l'on avait trouvés dans les cendres étaient bien ses os; si Noémie se remarierait un jour: et la cartomancienne répondait à merveille. Il demanda si jamais quelqu'un aveindrait ce qui se trouvait au fond d'un certain puits. Il pensait au châle.
--Jamais une main de vivant! répondit la tireuse d'horoscope.
--Quant aux mains des morts, pensa Picounoc, je ne les redoute guère....