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Picounoc le maudit

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VII

LES FAUX TÉMOINS.


Quelques jours se sont écoulés. Marguerite est triste et se flétrit comme les fleurs du jardin. Pourtant, elle n'est qu'à son printemps, et les fleurs ne tombent que sous le souffle glacé de l'automne. Elle songe aux paroles de son ami, et ces paroles déchirent son âme. Elle rapproche cet avertissement mystérieux et terrible du jeune homme des prières de son père qui voulut la jeter, malgré elle, dans les bras du bossu; elle essaie à deviner pourquoi son père était tombé alors à ses genoux, et elle a peur d'en découvrir la raison; elle veut croire encore, croire toujours à son innocence. Pendant qu'elle est plongée dans cette mer d'amertume, Picounoc l'aborde:

--Tu es assez sage, sans doute, lui dit-il brusquement, pour comprendre qu'il te faut oublier Victor?

--Mon père, pardonnez-moi, mais je n'ai pas cette sagesse... si cet oubli toutefois est de la sagesse.

--Tous rapports entre ces gens et nous doivent cesser.

--C'est l'arrivée de M. Letellier, mon père, qui a modifié vos sentiments.

--Il a réveillé un passé que je n'avais réussi à oublier qu'avec peine, tant pis pour lui! tant pis pour les siens!

--La miséricorde, mon père, est une belle chose, et qui n'en a pas besoin?...

Picounoc fixa sur Marguerite un oeil scrutateur.

--As-tu vu Victor? dit-il.

--Oui, mon père....

--Depuis que j'ai fait arrêter le meurtrier de ta mère?

--Oui, mon père....

--Et que t'a-t-il dit?...

--Il m'a dit: Quoiqu'il arrive, je t'aimerai toujours... car, ajouta-elle, l'âme serrée par l'émotion--car, dit-il, les enfants ne doivent pas porter la peine due aux fautes de leurs pères....

Picounoc réfléchit une minute:

--Et que compte-t-il faire? demanda-t-il.

--Sauver son père, répondit Marguerite....

--Et comment le sauvera-t-il?

--Je n'en sais rien.

--Je le crois bien que tu n'en sais rien, et lui non plus ne peut le savoir,... car cet homme qui fut un jour mon ami, ce misérable qui fut l'assassin de ma femme, le meurtrier de ta mère, ne peut pas être sauvé! Au reste, ne s'est-il pas avoué coupable lui-même en disparaissant après son crime; pour ne reparaître que vingt ans après, alors qu'il supposait tout oublié.

Marguerite pencha la tête et ne répondit rien.

--J'ai promis ta main, reprit Picounoc, et tu te marieras dans quinze jours.

--Moi me marier dans quinze jours? dit la jeune fille en se redressant tout à coup dans sa fierté.

--Oui, je le veux, je l'exige.

--Et avec qui me mariez-vous comme cela?

--Avec Monsieur Chèvrefils.

--Encore lui! fit Marguerite avec un geste de dédain, encore lui!...

--Oui, lui! et cette fois je suis bien décidé.

--Et quel prix m'avez-vous vendue?

Cette parole hardie et juste fut un coup de foudre pour ce père infâme. Il recula d'un pas et resta muet.... Marguerite le regardait avec cette assurance que donne la pureté de l'intention ou la sainteté de la cause.

--Je ne t'ai pas vendue, reprit Picounoc après quelques instants, mais je veux ton bonheur. J'ai plus d'expérience que toi, et j'espère que tu auras confiance en mon amitié paternelle....

Marguerite craignit de le voir se jeter encore à ses genoux comme auparavant. Elle avait peur des larmes si elle bravait les menaces.

--Mon père, dit-elle, nous parlerons de cela plus tard, laissez-moi me retirer je suis souffrante.

Et elle s'éloigna.

Picounoc la regarda s'enfuir. Il eut un sentiment de compassion.

--Pauvre enfant! murmura-t-il, tu ne peux pas être heureuse, car tu es d'une race maudite.... Il faut que tu subisses ta destinée.... Et puis, ajouta-t-il en s'animant, il faut que Djos monte sur l'échafaud!...

Victor revint à Lotbinière. Il aborda tout le monde, cherchant dans les on-dits quelque bribe utile à sa cause, plantant des jalons pour s'orienter vers le but où il tendait. Il ne recueillit pas grand'chose. Il put s'assurer, toutefois, que la défunte femme de Picounoc n'avait jamais porté de châle comme celui qu'elle avait lorsqu'elle fut tuée. Ce châle avait donc été acheté exprès pour tromper le malheureux Letellier, puis caché avant et après le crime. Il questionna le bossu, mais le rusé compère ne se souvenait de rien. Victor éprouvait parfois de profonds découragements, et se sentait écrasé sous l'implacable fatalité. Il se débattait contre la force passive de la résistance, la plus redoutable des forces. L'ex-élève lui dit bien que Picounoc, quelque temps avant son mariage, avait déclaré qu'il épousait sa femme sans l'aimer, et qu'il se sentait entraîné vers Noémie. Ce fait, joint à quelques autres, pouvait faire une preuve de circonstance, assez faible il est vrai, mais suffisante pour éveiller le doute dans l'esprit d'un juré, et c'est déjà une bonne chance avec le système d'unanimité qui prévaut ici. Souvent Victor visitait son père toujours sous les verrous, pour lui faire part du fruit de ses recherches et le consoler; mais le prisonnier ne faiblissait point; seulement quand le spectre de l'échafaud passait devant ses yeux avec sa honte éternelle, il frémissait et sentait son front devenir humide: c'est que l'ignominie ne serait pas pour lui seul, mais retomberait sur sa femme et sur son enfant. Ah! l'on peut bien être fort contre le malheur qui nous broie d'un pied impitoyable, mais jamais contre le malheur qui frappe ceux que l'on aime!

Il est dix heures du soir et l'on est au 15 d'octobre. Encore douze jours et le sort du prisonnier sera fixé. Entrons dans l'auberge enfumée de la mère Labourique. La Louise, veuve de son mari qui n'est qu'absent, verse à boire à deux vieux habitués; la bonne femme s'est mise au lit et dort du sommeil des... endurcis.

--Et comme cela, Robert, vous avez-vu mon mari? demande la Louise à l'un des buveurs.

--Comme je te vois là, ma fille, répond le vieillard, et il avale son verre.

--Nous avons pinté ensemble toute une nuit, dit l'autre vieillard.

--Et la Asselin? continue la fille de la mère Labourique.

--Toujours à ta place, répond Robert....

--Que font-ils pour vivre...?

--Ils mangent et boivent....

--Et pour avoir de quoi boire et manger?

--Ils volent....

--Mais ils sont plus chanceux ou plus adroits que nous, ajouta Charlot.

--Et ils sont à la veille de se retirer des affaires, dit Robert.

--Même que ton mari m'a dit qu'il allait acheter une terre et vivre paisiblement des rentes des autres, comme un rat dans son fromage.

--Mon Dieu! que j'ai eu de la peine! soupira la Louise.

--Cela se comprend.

--Et Asselin? dit la Louise.

--Pauvre comme deux Jobs.

--Ce que c'est!

--Oui, ce que c'est! répéta Robert. Il a fermé boutique ces jours-ci, grâce au dernier tour que ton mari lui a joué. Nous étions là, et il y a deux mois au moins que cette belle affaire a eu lieu. C'est réellement un de nos meilleurs coups. La Asselin, une vraie comédienne vient se jeter aux genoux de son mari; la paix est faite, l'absolution accordée.... Bref pendant que le mari dort enivré d'un bonheur inattendu, sa femme lui donne, je suppose, un doux baiser sur le front, et descend silencieusement de la couche nuptiale. Elle savait où prendre la clef du coffre comme la clef des champs. En un clin d'oeil le tour fut joué. Asselin était ruiné bel et bien, et d'autant mieux que le feu consuma, la même nuit, le ménage et la maison dont il était propriétaire.

--Nous avons raconté cette affaire au bossu de Ste. Emmélie, mais avec une légère variante, dit Charlot. Nous nous sommes fait passer pour les victimes....

La porte de l'auberge s'ouvrit tout à coup, et tous les yeux se tournèrent vers le nouvel arrivé. Les deux compères se touchèrent du coude et clignèrent de l'oeil. C'était le bossu qui entrait. Il marcha droit au comptoir. Robert et Charlot firent un pas en arrière.

--Ne vous dérangez pas, Messieurs, dit le bossu, feignant de ne pas les reconnaître.

Les deux vieillards s'effaçaient petit à petit.

--Faites-moi donc l'honneur de prendre un verre avec moi, invita le bossu.

--Merci, nous venons de prendre, dit Charlot, en se retirant toujours.

--Venez donc! sans façon... je ne bois jamais seul, dit le bossu.

Force fut aux deux voleurs de revenir près du comptoir. Le bossu ordonna trois verres et, tout en vidant le sien, il dévisageait ses nouveaux compagnons.

--Il me semble vous avoir vus déjà, dit-il.

--C'est possible, répondit Charlot, mais à coup sûr, je ne vous ai jamais vu, moi.

--Jamais! fit le bossu en le fixant de son oeil de feu.

--Du moins, répondit Charlot, je n'ai pas souvenir....

--Vous avez bien changé tous deux, depuis, reprit d'un air moqueur le bossu, et, plus heureux que le reste des mortels, vous avez rajeunis au lieu de vieillir....

Les deux vieillards se regardèrent avec inquiétude.... C'est que ce soir-là ils portaient fausses barbes et perruques noires. Ils jetèrent un coup d'oeil rapide dans la porte pour s'assurer que le nouvel ami était bien seul, puis, comme la timidité n'était pas de longue durée chez eux, ils reprirent leur aplomb.

--Si nous avons changé, reprit Charlot, vous avez dû changer, vous aussi, car, foi de gentilhomme, nous ne nous rappelons pas de vous avoir jamais vu avec cet apanage sur le dos....

Le bossu devint vert de stupeur et ne répliqua rien, mais il comprit que Paméla avait parlé.... Charlot crut avoir blessé la susceptibilité du monsieur, et lui fit des excuses. Allons! pensa le bossu, Paméla n'a peut-être rien dit.... Et il reprit toute son assurance.

--Je vous connais, mes amis, dit-il, si vous ne me connaissez pas. Vous m'avez proprement dévalisé, il n'y a pas longtemps, pour me récompenser de vous avoir bien accueillis. Vous voyez que je vous connais bien et que je sais où vous prendre. Je lis à travers les masques et je descends jusqu'au fond des coeurs. Robert Picouille, Charlot Grismouche, vous êtes deux heureux gaillards, car depuis quarante ans vous courez après la potence sans pouvoir l'atteindre.... Vous voyez que je vous sais par coeur. Il n'y a pas d'oreille indiscrète ici, je suppose, et je puis parler sans crainte?

--Personne autre que vous et moi, dit la Louise....

--Et la mère Labourique dort sur les deux oreilles? demanda le bossu.

--Oui, et quand même elle entendrait, vous n'auriez rien à craindre.

--Oh! je la connais; aussi ce n'est pas comme mesure de précaution, mais par convenance, que je m'informe d'elle, répliqua le bossu.

Puis s'adressant aux deux voleurs.

--Bien! franchement, savez-vous mon nom, vous autres?

--Nous croyons le savoir, répondit Robert, vous êtes M. Chèvrefils....

--Oui, mais j'ai un autre nom encore....

Les deux voleurs se regardèrent pour s'interroger.

--Il n'est pas nécessaire de tout dire aujourd'hui, répondit Charlot.

--Nous nous tenons sur la défensive, ajouta Robert.

Le bossu fit une grimace:

--Eh bien! dit-il, je n'attaque pas. Ce que j'ai à vous dire aujourd'hui, c'est que j'ai besoin de vous.

--Fort bien, à votre service! répondirent les escrocs.

--Vous avez entendu parler de Djos, le Pèlerin de Ste. Anne? demanda le bossu.

Les vieillards se mirent à rire....

--Vous savez qu'il a tué la femme de Picounoc son voisin?...

--Connu! connu! dirent les vieillards... et ensuite il s'est brûlé bêtement dans sa grange.

--Pas du tout! il ne s'est pas réduit en cendres, mais il s'est rendu invisible pendant vingt ans....

--Ah!... et comment?...

--En allant faire la chasse dans les régions du nord....

--Tiens! exclamèrent les escrocs, intéressés à ce récit.

--Et il est revenu il y a quinze jours avec son camarade l'ex-élève ou Paul Hamel, qui lui aussi s'était fait trappeur....

--Mais, Batiscan! la farce est belle, s'écria Charlot.

--Impayable! ajouta Robert.

--Je ne serai pas fâché de lui prouver ma reconnaissance pour les services qu'il m'a rendus autrefois, dit Charlot.

--J'ai bonne mémoire aussi moi, continua Robert.

--Et vous, monsieur Chèvrefils, avez-vous la bosse de la reconnaissance? demanda Charlot.

--Vous ne l'aviez pas jadis, ajouta Robert....

--Vous êtes des drôles, répondit le bossu, mais il ne s'agit pas de cela pour le moment.

--Parlez, vos serviteurs vous écoutent.

--Voici ce que je veux. Picounoc a fait arrêter le meurtrier. La preuve qu'il va produire est forte, mais, en pareil cas, nulle précaution n'est de trop, et il voudrait avoir des témoins pour corroborer le fait....

--Je comprends, dit Charlot.... C'est un moyen comme un autre de faire son chemin... vers le pénitencier.

--Il n'y a rien à craindre, dit le bossu.

--Au contraire, répondit Robert... le parjure....

--Vous vous effrayez de rien; voici, écoutez bien! Vous n'avez pas vu commettre le meurtre, mais vous vous êtes rencontrés à Montréal ou ailleurs avec l'assassin--rien de plus aisé--et vous avez surpris quelques paroles compromettantes, comme celles-ci, par exemple, qu'il disait à son compagnon: J'ai peur d'arriver!... Ce meurtre que j'ai commis n'a peut-être pas été oublié... Si j'étais reconnu!... arrêté! Rien que cela, ou quelque chose de semblable. Vous ne courez aucun danger. Si l'ex-élève veut contredire vos témoignages, il sera seul et vous serez deux! Deux contre un, c'est la victoire....

--Nous y penserons, répondit Charlot. Combien cela paie-t-il?

--Je vous donne quittance.... Est-ce assez généreux?

--Oh! oui, nous n'espérions pas tant... mais....

--Quoi?

--C'est déjà fondu joliment... et voici l'hiver qui approche....

--Vous êtes impitoyables.

--Bah! vous êtes riche, monsieur Chèvrefils,... et puis le Pèlerin... quelle satisfaction pour vous!... comme cela se présente bien!

--Vous comprenez que ce n'est pas mon affaire....

--Quel dévouement! fit Charlot avec un sérieux comique.

--Voyons! vous aurez chacun vingt dollars, est-ce dit?

--Qu'en dis-tu, Charlot?

--Qu'en penses-tu, Robert?

--Va! pour vingt piastres chacun; mais c'est peu pour le service... dit Robert....

--Et quand le terme criminel?

--Le vingt-sept de ce mois, répondit le bossu.

--Nous serons à Montréal, vous nous ferez servir les "subpoenas" à l'auberge du Boeuf-gras, près de Bonsecours: Robert Picouille et Charlot Grismouche, bourgeois....

Le bossu, de retour chez lui, fit un brin de toilette et, tout en faisant une petite marche pour se dégourdir, se rendit chez madame Gagnon.

--Il faut que vous me rendiez un petit service, lui dit-il entre mille autres choses. Je voudrais connaître les moyens de défense que va employer Victor pour essayer de sauver son père....

--Ses moyens de défense? répéta la vieille femme en ruminant.

--Oui, ce qu'il va dire, ce qu'il va faire, ce qu'il va essayer de prouver, ou de nous empêcher de prouver.... Quand je dis nous... ce n'est pourtant pas mon affaire....

--Alors, pour vous être agréable, j'irai voir Noémie et Victor; je tâcherai de les faire parler; ils ne se défieront pas de moi.



VIII

LE MENDIANT.


Ce même soir du 15 octobre, un vieux mendiant, arrivé à Lotbinière depuis le matin, montait à pas lents la route qui réunit la concession St. Eustache et le rang du bord de l'eau. Il avait le crâne nu et la barbe blanche. Cette barbe longue tombait en cascades sur sa poitrine. Les habits de ce mendiant n'étaient pas encore ornés de ces capricieuses pièces d'étoffes de différentes couleurs qui trahissent une longue pratique de la profession, et s'ils n'avaient pas, non plus, cet air de jeunesse qui dure si peu, ils n'en étaient pas davantage rendus à la corde. Ils flottaient entre un passé luisant et un avenir sombre.... Ce mendiant, novice sans doute et honteux encore, n'avait pas osé arborer le sac; il ne portait donc rien sur son dos... rien qu'un fardeau de souvenirs pénibles et de mauvaises actions, mais, hâtons-nous de le dire, de remords aussi et de repentance.... Et c'était bien assez. Il arriva en haut de la route, jeta un regard en arrière pour embrasser le chemin qu'il venait de parcourir, le grand fleuve et les campagnes de Deschambeault avec les Laurentides bleues qui les bordent, et un soupir amer souleva sa poitrine. Puis il reprit sa marche lente, le regard fixé sur les maisons blanches du village où il entrait. Il vit des enfants qui jouaient aux portes, et le bonheur inaltérable de ces petites créatures qui ne connaissaient encore rien des angoisses de la vie, l'affecta profondément. Quand les enfants l'aperçurent avec son bâton à la main et sa figure étrange ils se sauvèrent. Je suis donc un objet d'horreur! pensa-t-il, et ses yeux humides tombèrent sur la route devenue déserte. Il entendit chanter une jeune fille qui rentrait avec un paquet de filace jaune comme de l'or sous le bras, et son souvenir remonta loin, bien loin vers les jours perdus... et il secoua la tête comme pour se débarrasser d'une pensée fatigante. Il avait faim, et l'angoisse déchirait ses entrailles plus que la faim. Il était fatigué et ses jambes affaiblies tremblaient. Tout à coup ses yeux parurent chercher quelque chose. Il s'arrêta: C'est bien là murmura-t-il. Le jour s'effaçait, et, du côté du couchant une bande couleur d'orange avait succédé à l'océan de flamme, comme la pâle sérénité de la vieillesse suit l'éclat du jeune âge. Une lumière venait de briller à la fenêtre de la maison voisine, et, vis-à-vis cette lumière passaient, comme des ombres, les habitants de la maison. Un serrement de coeur inexprimable fit pâlir le mendiant.

--C'est là! pensa-t-il... c'est là qu'ils demeurent! Oh! vais-je donc entrer pour les voir, les entendre, et m'assurer qu'ils sont heureux encore... eux du moins, qui n'ont rien fait pour mériter de souffrir!... S'ils allaient me reconnaître! Mais non! impossible! le chagrin et l'âge m'ont rendu méconnaissable.... Il se dirigea vers la porte de la maison et vit une femme qui pleurait. Mon Dieu pensa-t-il, est-ce que d'autres misérables auraient continué mon oeuvre infâme? Et, traversant le chemin, il alla s'appuyer sur la clôture de cèdre, les yeux toujours plongés dans le triste intérieur. La porte s'ouvrit, un jeune homme parut sur le seuil. Le mendiant ne bougea point, mais il s'appuya comme un homme qui souffre, le front dans sa main. Le jeune homme vint à lui:

--Etes-vous malade, père? lui demanda-t-il.

Le mendiant tressaillit à cette voix pure et sonore; il arrêta sur son interlocuteur un regard presque suppliant. Le jeune homme répéta sa demande.

--Oh! je souffre beaucoup, répondit le vieillard....

--Venez, entrez! vous trouverez d'autres personnes qui souffrent aussi, et peut-être plus que vous encore.... Les malheureux se doivent entre eux de la pitié.

--Mère, dit le jeune homme, rentrant suivi du mendiant, ce vieillard a peut-être besoin de quelque chose; en tous cas, il ne peut coucher dehors, et nous avons un lit.

Le vieillard s'était assis sur une chaise près de la porte et n'osait lever les yeux sur ses hôtes.

--Je n'ai pas besoin de lit, répondit-il--et sa voix chevrotante trahissait une vive émotion--je dormirai bien là, sur votre plancher, dans un coin, si vous me le permettez.

--Nous avons un bon lit de paille au grenier, reprit le jeune homme, nous vous l'offrons avec orgueil à vous qui dormez sur le plancher, nous l'offririons sans honte aux riches accoutumés à dormir sur la plume, car nous n'en avons pas de meilleur à donner.

--Et vous avez sans doute besoin de manger? demanda la femme.

--J'accepterai un morceau de pain, madame.

--Du pain, du beurre et du thé, c'est peu, mais enfin avec cela on s'empêche de mourir, dit la femme en apportant sur la table ces humbles aliments qu'elle annonçait.

--Approchez-vous, dit-elle au mendiant....

--Vous êtes bien charitable, madame, reprit celui-ci, et vos bonnes paroles me consolent des avanies que parfois je suis forcé de souffrir.

--Comment! est-ce qu'il se trouve des âmes assez peu chrétiennes!... Mais en effet, mon Dieu!... reprit-elle, et la tête baissée, elle se détourna pour essuyer les pleurs qui coulaient de ses yeux.

Le mendiant ne vit pas cette douleur étrange, et il dit, répondant à sa première pensée:

--Aujourd'hui même, à midi, je suis entré dans une maison de bonne apparence, un peu en deçà des côtes de la rivière du Chêne: j'avais faim, et j'ai demandé l'aumône d'un morceau de pain. Une fille, une servante sans doute, était là; elle entr'ouvre une porte et demande à sa maîtresse si elle peut me secourir.

--C'est un vieillard qui demande la charité, dit-elle.

--La charité! répond la femme que je n'ai pu apercevoir, la charité! si je prends le manche à balai je vais aller lui en faire une charité, moi! comme si nous devions nourrir tous ces gueux de fainéants qui traînent les chemins!... comme si nous n'avions pas assez de nos propres dépenses et de nos propres affaires! Ah! l'on serait vite ruiné, si l'on écoutait tous ces escamoteurs de confiance!... Je n'ai jamais vu une paroisse comme celle-ci pour les quêteux!... Il y a peine un mois que nous sommes ici, et déjà nous avons fait connaissance avec cent figures de coureurs de chemins! j'aurai un chien pour les empêcher d'entrer ici!...

--La servante ferma la porte et vint me dire qu'elle n'avait rien à me donner. Elle aurait pu s'en dispenser; j'en avais assez entendu. Cette parole dure me fit tant de mal que je n'osai plus, de toute la journée, demander rien à personne.

--Pauvre vieillard! des coeurs aussi insensibles sont rares, heureusement, remarqua le jeune homme, mais quelle peut être cette femme inhumaine? reprit-il, en s'adressant à sa mère.

--Je ne la connais point, répondit Noémie. Je sais que dernièrement une famille s'est établie à la rivière du Chêne, la famille Gagnon.

A ce nom, le mendiant leva la tête.

--Mais j'ai de la peine à croire, continua-t-elle, que ce soit madame Gagnon qui traite ainsi les pauvres, car on dit qu'elle est très-pieuse. Elle vient à l'église deux ou trois fois par semaine, ne manque pas un office et donne à la quête du dimanche.

--Je ne veux pas faire de jugement téméraire, reprit le jeune homme, mais quelqu'un m'a assuré, et je dirai bien qui, c'est le petit Xavier-Firmin, que monsieur le curé avait dit qu'il ne lui donnerait pas à cette dévote créature la communion sans confession.

--Elle m'a fait mander qu'elle viendrait me voir, te l'ai-je dit, Victor?

--Non, mère, répondit le jeune avocat--car mes lecteurs ont deviné, sans doute, que nous sommes dans la maison de Noémie--non, vous ne me l'avez pas dit... mais si madame Gagnon traite les mendiants comme vient de nous le dire ce pauvre, elle peut rester chez elle.... Je vais sortir un instant, continua Victor; il faut que je voie le père Normand.

Le vieillard cessa de manger et se retira dans un coin. Il s'apercevait bien qu'il y avait dans cette maison un air de tristesse inaccoutumée. Il n'avait pas vu un sourire sur les lèvres de ses hôtes, pas un rayon dans leurs regards, et une teinte de sérieuse mélancolie était répandue sur leurs figures douces et franches. La femme avait pleuré; des cercles rouges entouraient ses orbites et le sang paraissait s'être répandu dans l'oeil enflammé par le chagrin. L'aspect de cette douleur navrait le mendiant. Il voulait en savoir la cause et n'osait interroger personne. Noémie la première rompit un silence pénible.

--Avez-vous déjà passé par ici? demanda-t-elle au mendiant....

--Oui, madame, répondit-il, mais il y a bien longtemps....

--Vous devez trouver la place joliment changée?...

--Bien changée! fit-il avec un soupir. Et, comme s'il eut redouté les questions de cette femme, il la prévint en lui demandant:

--Avez-vous encore votre mari, madame? je n'ai vu que votre fils.

Noémie poussa un profond soupir.

--Oui, monsieur, répondit-elle....

--Est-il malade? est-il absent? se hâta d'ajouter le mendiant.

Noémie se laissa tomber sur une chaise, et se voilant la figure, comme pour cacher sa honte:

--Il est en prison! Monsieur... en prison!... mais il est innocent!... ah!... bien innocent!... Victor entra.

--Le père Normand n'est pas chez lui, dit-il.

Il aperçut sa mère qui sanglotait.

--Ne te désole point, petite mère, allons! du courage, tout n'est pas fini.... Et se tournant vers le vieillard.

--Notre affliction est grande, pauvre homme, dit-il, et si le bon Dieu n'a pas pitié de nous, je ne sais ce que nous allons devenir....

--J'ai été indiscret, répondit le mendiant, et j'ai réveillé sans doute des chagrins qui dormaient.

--Oh! monsieur, les chagrins ne dorment pas ici!... oh! non! ils veillent depuis vingt ans et plus!... s'écria Victor, comme exaspéré....

--Quelle est donc la cause de ces chagrins? si toutefois, mon indiscrétion n'est pas trop grande.... demanda le vieillard que l'émotion gagnait.

--La cause première est loin, répondit Victor, et ce serait bien long de vous conter toutes les épreuves par lesquelles ma pauvre mère a passé... et avant elle et encore mon père! mon pauvre père!...

--Votre père?

--Oui, mon père Joseph Letellier....

--Mon Dieu! mon Dieu! s'écria malgré lui le vieillard, et ses mains tremblantes passèrent sur ses paupières ridées pour en effacer les pleurs.... A ce cri, Noémie se redressa frémissante.

--Connaissez-vous mon père? demanda Victor.

Le vieillard ne répondit point. Victor renouvela sa question.

--Oui, murmura sourdement le vieillard, je l'ai connu autrefois....

--Si vous l'avez connu, écoutez-moi, je vais vous raconter ses malheur; vous en serez ému, et vous comprendrez notre désolation. Et Victor retraça à grands traits la vie extraordinaire de son père. Il parla de son enfance sans amour et sans soleil, pour lui et pour la petite Marie-Louise; il rappela l'égoïsme et la cruauté d'Asselin, le tuteur et l'oncle de l'orphelin, et surtout la malice odieuse de la femme d'Asselin; Il n'oublia ni le Maître d'école infâme, ni les voleurs de la taverne de la mère Labourique, ni le blasphème, ni le châtiment, ni surtout le miracle de la bonne Sainte-Anne. Mais enfin, dit-il, tout cela était passé, fini! et la félicité rayonnait sur les jours du jeune homme assez persécuté. Asselin le tuteur infidèle s'était repenti... mais il devait aussi porter la peine due à sa femme maudite. Il s'enfuit pour jamais. La plupart des coupables furent punis par la Providence d'une façon évidente. Plusieurs échappèrent, il est vrai, mais Dieu les retrouvera bien, si déjà il ne les a pas punis....

Un homme restait, un ami de mon père, mais, hélas! un enfant maudit de l'auteur de ses jours, Picounoc, le fils de Saint Pierre, le chef des voleurs.... C'est lui ce Picounoc ce scélérat, qui est la cause nouvelle de nos misères. Je dis nouvelle, je me trompe, puisqu'elle remonte à vingt ans.

Et de nouveau le jeune avocat, le coeur rempli d'amertume, fit l'histoire de l'astuce et de la méchanceté de Picounoc, qui tue sa femme par les mains d'une victime qu'il veut immoler en même temps; et raconte tout ce drame que nous connaissons déjà et qui va se continuer encore quelques jours, pour se dénouer en cour criminelle, le 27 d'octobre.... Et, pendant tout le récit du jeune homme, le mendiant resta la face cachée dans ses mains pâles, sillonnées de grosses veines bleuâtres, et ses épaules eurent de fréquentes secousses comme en éprouvent les épaules de quelqu'un qui gémit, et sa barbe blanche se mouilla peu à peu.

--Merci de votre émotion, merci de vos larmes! dit le jeune avocat. Cela nous fait du bien de vous voir pleurer avec nous. Notre amitié est peu de chose, mais vous la gagnez toute entière.

--Votre amitié! votre amitié! s'écria le vieillard, dans un transport soudain, je ne la mérite pas! c'est le pardon qu'il me faut, c'est le pardon!

Et il vint tomber aux genoux de Noémie et de son fils....

Rien ne pourrait peindre l'étonnement de Victor et de sa mère. Ils se regardaient muets et pâles, et regardaient ensuite le vieux mendiant sanglotant à genoux devant eux.

--Qui êtes-vous donc? qui êtes-vous? demanda le jeune homme tout terrifié....

--Je suis un misérable que le Seigneur a bien châtié, répondit le vieillard.

--Espérez le pardon alors, reprit Noémie, car Dieu est juste et ne punit qu'une fois....

--J'espère le pardon de Dieu, car je me repens et je bénis la main qui me tient dans la poussière, balbutia le mendiant; mais je ne puis pas espérer le pardon des hommes... et pourtant je le demande!...

--Les hommes ne sont point miséricordieux comme le Seigneur, mais ils doivent pardonner cependant: "Pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons..." reprit Victor.

--Ah! tu es bien le digne enfant de ton père, et Dieu te bénira, murmura le vieillard.

--Qui êtes-vous donc? répéta Victor.

--Qui je suis? je suis Asselin ton grand-oncle.

--Mon oncle Asselin! s'écrièrent à la fois Victor et Noémie....

--Oui, Asselin votre oncle!... oh! je n'ose prendre ce nom que j'ai prostitué....

--Mon oncle, levez-vous, dit Victor, mon père vous a pardonné.... Je ne veux pas me souvenir du mal que vous lui avez fait....

Mais le mendiant ne se relevait point. Il fallut le prendre par le bras et le conduire, chancelant, à un siège.

Quand l'émotion fut apaisée, le mendiant dit à son tour comment Dieu l'avait châtié.

--Ma femme a quitté depuis bien des années le toit conjugal, et je ne l'ai revue qu'une fois, il y a deux mois; mais j'ai senti sa main peser continuellement sur moi. Dieu s'est servi d'elle pour me ruiner. Elle m'a volé, elle a brûlé mes bâtisses à maintes reprises, car elle m'avait juré haine et vengeance, parce que, repentant, j'accueillis comme je devais le faire, Djos mon neveu, à son retour de Sainte-Anne, après sa guérison miraculeuse. Je n'ai jamais pu la surprendre, ni la rencontrer; mais je sais qu'elle dirigeait les coups si elle ne les portait elle-même. Dernièrement, elle est venue à Montréal où je m'étais caché, car on se cache mieux dans une grande ville que dans un village ou une campagne, et elle m'a porté le dernier coup. J'avais vendu ma terre et monté une auberge fort proprette, dans une rue passante. Elle arrive, se jette à mes pieds, pleure et supplie si bien que je me laisse attendrir. Je l'embrasse et lui donne les clefs de ma maison, car il faut vous dire que je suis seul depuis longtemps: tous mes enfants sont ou mort, ou dispersés dans les Etats-Unis, ce qui ne vaut guère mieux. Dans la nuit, l'on me pille, le feu est mis à la maison, et ma femme disparaît pour ne plus revenir.... J'étais ruiné... dans la rue... et, à mon âge, on n'a plus le courage de recommencer à vivre et à travailler.... Au reste, je sais que ce serait inutile: c'est la main de Dieu qui s'appesantit sur moi....

Victor avait tressailli pendant ce court récit....

--Mon oncle, dit-il, vous resterez avec nous quoiqu'il arrive. Nous avons besoin de l'aide de Dieu pour sortir de l'abîme où nous a précipités la méchanceté des hommes; et Dieu nous aidera, parce que nous lui sommes agréables en pratiquant la miséricorde.

--Oui, mon fils, dit Noémie, soyons miséricordieux pour obtenir miséricorde.

Le vieillard se précipita de nouveau aux genoux de Victor et de Noémie. Une voiture s'arrêta à la porte. Une femme bien mise entra après avoir frappé!



IX

MADAME GAGNON.


--C'est elle! murmura Noémie.

En effet, c'était madame Gagnon, la femme charitable dont on avait parlé tout à l'heure, qui venait, selon qu'elle l'avait mandé Noémie, visiter les âmes affligées et leur apporter quelques consolations.

--Je suis madame Gagnon, dit-elle en entrant; je viens un peu tard, pardonnez-moi.

--Vous êtes la bienvenue, Madame; il n'est jamais trop tard pour recevoir des personnes telles que vous.

--Et j'aime mieux, Madame, reprit la Gagnon, que les quelques bonnes oeuvres que je fais restent cachées; Dieu me voit, cela me suffit.

Le mendiant, assis près de la cheminée, fit un mouvement de surprise à la vue de l'étrangère et, à sa voix, il la reconnut bien pour cette vieille hère qui l'avait si rudement traité quelques heures auparavant. Il se recula dans l'ombre et parut se distraire en bouleversant la cendre du foyer avec les pincettes. Madame Gagnon s'assit près de la table et la première elle reprit la parole.

--On m'a dit, Madame, commença-t-elle, que le bon Dieu vous envoyait une nouvelle et grande épreuve.

--- On vous a dit la vérité, répond Noémie, en soupirant.

--Mais en même temps, reprit la visiteuse, on m'a parlé de votre force d'âme, de votre soumission à la volonté divine, de vos vertus admirables.

--Oh! Madame, épargnez-moi!... Je suis une femme comme une autre, et la douleur me tue....

--Je comprends; mais enfin vous ne murmurez pas, vous n'accusez pas le ciel.

--Et pourquoi l'accuserais-je? et pourquoi voudrais-je murmurer? ne sommes-nous pas sur la terre pour souffrir, et, par la souffrance, mériter le ciel?

--Oh! que vos sentiments sont beaux, Madame, et qu'ils me font du bien à moi-même! Rien ne me fait plaisir comme d'entendre parler ainsi, comme de voir que Dieu est compris et loué par ses bonnes créatures!...

Le mendiant se tordait sur sa chaise, et sa figure, sous sa barbe blanche, prenait toutes sortes d'expressions.

Victor regardait cette femme avec curiosité, et il pensait: Elle est bien bonne ou bien méchante, pas de milieu; et, si elle est méchante, elle doit avoir un but caché en venant ici. Puis il dit tout haut....

--Excusez-moi, Madame Gagnon, je ne vous ai pas demandé si vous vouliez dételer votre cheval....

--Mon mari est allé plus loin; il me reprendra en revenant. Je vous remercie bien.

--Son mari! pensa le mendiant.

--Vous êtes avocat, Monsieur Victor? demanda la visiteuse.

--Oui, Madame, répondit celui-ci, étonné d'être si bien connu.

--J'espère que vous sauverez votre père, car il est innocent, j'en suis sûre?

--Madame, je ferai mon possible, et, avec la grâce de Dieu....

--Mais ce doit être assez facile de sauver un innocent....

--Pas toujours, Madame....

--Est-ce que vous craindriez?...

--Il y a tant de mauvaise foi, tant de malice dans le monde....

--Hélas! oui, vous avez bien raison.... Et ce Picounoc, je pense, n'est pas de bois de calvaire.

--Le connaissez-vous?

--Assez peu, j'habite la paroisse depuis deux mois seulement.

--Vous avez pu le rencontrer?

--Je l'ai rencontré quelquefois.

--Chez M. Chèvrefils probablement?

Madame Gagnon, un peu décontenancée par les questions qui tombaient drues et l'intervertissement des rôles, hésita une minute.

--Je suis peut-être indiscret, reprit Victor, mais voyez-vous, je sais que Picounoc est l'ami intime de M. Chèvrefils, et que M. Chèvrefils est hospitalier et fier de s'entourer de gens marquants.... J'espère bien qu'il l'éloignera de sa maison lorsqu'il le connaîtra mieux.

Madame Gagnon se remit tout-à-fait.

--Vous avez des témoins, reprit-elle, qui prouveront l'innocence de votre père?

--Il y aura conflit de témoignages, car Picounoc va jurer qu'il l'a vu frapper.

--Vous croyez?

--J'en suis certain. Il vous l'a dit lui-même, ce me semble?

--En effet, je crois qu'il a dit quelque chose comme cela.

--Et j'avoue que mon père n'aurait pas dû se sauver.... Cette fuite, c'est l'aveu pour plusieurs.

--Vous avez raison, Monsieur, et c'est, il faut le reconnaître, assez logique.

--Picounoc va largement exploiter ce fait; il ne se gêne pas de le dire; mais il y a quelque chose qu'il expliquera difficilement, c'est le châle qui a servi à tromper mon père.

--Le châle? demanda la Gagnon.

--Oui, M. Chèvrefils n'en a-t-il pas parlé devant vous?

--Devant moi? jamais!

--Il ne vous a pas dit qu'il avait vendu un châle à Picounoc peu de temps avant le meurtre?

--Non, monsieur.

--Le châle que portait la défunte, quand elle a été tuée... et qu'elle n'a porté que cette fois-là. C'est peu de chose, si vous voulez, mais enfin pourquoi le détruire?

--Est-ce qu'il a été détruit?

--Je n'en sais rien. Pensez-vous qu'il l'ait été, vous?

--Je ne pense rien du tout.... Je l'ignore, répondit la femme ahurie.

Le jeune avocat s'était levé d'un bond; il fallait jouer serré. Il ouvrit un tiroir de commode, et en tira un magnifique châle.

--Il n'a pas été détruit! vous voyez, Madame, et cela va joliment embêter Picounoc.

La Gagnon blêmit et balbutia:

--C'est lui, ça?

--Lui-même, affirma Victor.

--N'est-ce pas celui de votre mère? demanda-t-elle timidement.

Victor s'écria d'un accent demi-railleur:

--Madame, vous qui êtes si bonne, vous m'aiderez, n'est-ce pas, à sauver mon père?

Rassurée par cette exclamation du jeune homme qu'elle ne comprit pas bien, Madame Gagnon promit de faire ce qu'elle pourrait.

--Et quels sont vos moyens de défense? demanda-t-elle brusquement au jeune avocat.

--Je les cherche, répondit Victor, et quand je les aurai trouvés, comme vous êtes notre amie, je vous les communiquerai.

Il se dit à part soi: Va, ma vieille, je suis aussi fin que toi....

Une voiture arriva à la porte....

--C'est mon mari, dit la Gagnon. Elle se leva, mit un baiser sur le front de Noémie, tendit la main à Victor et sortit.

Le mendiant exaspéré se dressa soudain. Ses yeux lançaient des flammes et ses mains tremblantes se crispaient de fureur: La misérable! s'écria-t-il, la misérable!

--C'est cette femme qui vous a refusé l'aumône? demanda Noémie presqu'effrayée de la colère du vieillard.

--Oui, c'est elle.... Et on eut dit que ces mots l'étranglaient.

--Elle va peut-être nous sauver! s'écria Victor, en battant des mains d'espérance....

--Oui, en voulant vous perdre, répondit le vieillard.... Et il reprit: la misérable! la misérable!...



X

LA CHASSE AUX PREUVES.


Cependant l'ex-élève, feignant de croire à la culpabilité du grand-trappeur, avait été voir son ancien camarade Picounoc, et lui avait parlé longuement de cette triste affaire qui de nouveau mettait la paroisse en émoi.

--Picounoc, tu aurais dû pardonner, lui dit-il; après vingt ans d'expiation, cet homme, s'il est coupable, doit être absous.

--Pourquoi est-il revenu? répondit brusquement Picounoc.

--Pour revoir sa femme; c'est assez naturel.

--Il a eu tort.

--Peut-être; mais dis-moi donc, ne comptes-tu que sur ton seul témoignage pour le faire condamner?

--C'est assez.

--Tu pourrais te faire illusion.... On n'envoie pas un homme à l'échafaud de gaieté de coeur.

--N'importe!...

--Prends garde: quelquefois en prouvant trop, on ne prouve rien du tout... si tu manquais ta preuve... ou si elle était démolie de quelque manière? As-tu songé à cela?

--Pourquoi y songer?

--Pour ne rien faire de trop, ou de mal. Il est toujours bon de réfléchir avant d'agir; il est bon de savoir où peut conduire le chemin que l'on prend.

--Es-tu venu ici pour me faire des sermons?

--Pas du tout; mais pour te dire que tu es entré dans une route épineuse.

--J'en sortirai bien.

--Je suis ton ami, eh bien! écoute: à ta place, je n'aurais pas fait arrêter Djos, mais je lui aurais fourni les moyens de s'en aller avec sa femme.

--Avec sa femme?

--Sans doute: mais, allons! tu n'as plus de prétentions de ce côté, j'espère?

Picounoc baissa la tête et rougit quasiment:

--Ce qui est fait est fait, dit-il.

--Je sais une chose, moi, reprit l'ex-élève, c'est que Djos n'est pas coupable....

--Comment! il n'a pas tué ma femme?

--Oui, il l'a tuée, mais pas de mystère! tu sais comment et pourquoi; en bien! moi, je témoignerai en sa faveur.

--Toi? que peux-tu dire? tu ne sais rien de l'affaire.

--Tu verras!...

--Vas-tu te vendre ou jurer le mensonge pour plaire à ton ami?

--Et toi que vas-tu faire pour me venir moraliser comme ça? ne sera-ce pas un mensonge que tu viendras jurer? n'as-tu pas peur de te contredire ou de manquer de sang froid? Tu vas être roulé sur le gril, je t'en préviens: tu n'as qu'à te bien tenir.

--Si tu es venu ici pour m'insulter, Paul, tu peux t'en aller....

--M'en aller! batiscan on ne me déloge pas de cette façon? Non, je ne suis pas venu pour t'insulter, mais pour t'avertir que la Providence se joue des desseins des hommes. Vous autre vieux criminels vous êtes bien rusés; mais vous négligez toujours un détail insignifiant, et c'est ce qui vous perd. On se défie des sages et ce sont les fous qui nous attrapent. Ces pauvres fous! ils sont plus utiles qu'on ne serait porté à le croire.

--Veux-tu parler de Geneviève? demanda Picounoc presque épouvanté.

--Sois tranquille, tu le sauras assez tôt.

--Mais je n'ai rien dit, je n'ai rien fait devant cette folle qui put me compromettre, reprit Picounoc avec un malaise visible.

--Ces personnes-là recueillent tout....

--Et qu'a-t-elle pu dire?

--C'est mon secret... et le sien!...

L'ex-élève avait atteint son but. Il s'était dit: Picounoc, depuis vingt ans, a dû se compromettre par quelque parole aux yeux de Geneviève qui est tant de fois entrée dans sa maison; et s'il redoute les déclarations mêmes de la pauvre insensée, il s'efforcera de la faire disparaître. Ce sera une preuve de circonstance qui, ajoutée à d'autre, aidera à éclairer la justice. Maintenant que j'ai peut-être exposé les jours de cette femme, à moi de la protéger.

Victor ne put voir Marguerite qu'un instant, au moment où, un soir, elle passait pour se rendre à l'église. Les deux jeunes gens s'aimaient toujours avec autant d'ardeur et de fidélité; mais ils sentaient qu'une ombre menaçante montait, montait, qui bientôt les envelopperait tout entiers, et, dans leur terreur, ils n'osaient plus regarder l'avenir.

Victor retourna à Québec pour rendre de nouveau à son père un compte exact de son travail. Le grand-trappeur songea longtemps à la parole imprudente de la Gagnon, s'accrochant à ce futile détail comme un homme qui se noie s'accroche à une faible branche. Les malheureux ne demandent qu'à espérer. Mais quand Victor lui dit l'hypocrisie de cette femme, et quand il lui raconta dans tous les détails l'histoire du vieux mendiant, il se leva, comme fou de terreur, et, tombant à genoux devant son crucifix, il y demeura longtemps prosterné. Quand il se releva, il vit que Victor pleurait. Alors il lui mit les mains sur la tête en disant:

--Mon fils, je te bénis!... car tu as pardonné en mon nom. Prends soin de ton vieil oncle et continue la tâche noble mais difficile que tu as entreprise.

Victor se sépara de son père pour continuer ses recherches. Il descendit au Foulon par le grand escalier, qui se trouve vis-à-vis de la prison, et prenant la rue Champlain, se dirigea vers la basse ville. Rendu à la porte de l'auberge de l'Oiseau de Proie, il s'arrêta un instant, comme indécis, puis, tout à coup il entra. La Louise et sa mère éprouvèrent un mouvement de vanité, car un pareil visiteur ne se présentait pas souvent.

--Vous ne me connaissez pas, Mesdames, dit Victor, mais moi je sais que j'ai une dette de reconnaissance à vous payer....

--Vous, Monsieur! reprit vivement la Louise?

--De la part de mon père, Madame.

--Qu'est-ce qu'il dit donc ce monsieur-là? demanda la vieille Labourique.

La Louise ne fît pas attention à la demande de la mère qui se mit à grogner. Victor reprit:

--Quand je vous aurai dit que je suis le fils de ce petit Djos qu'un jour vous avez pris dans la rue et protégé, vous me comprendrez, Madame.

--Djos! vous dites? vous êtes le garçon de Djos?...

--Djos! il parle de Djos! redemanda la vieille, qui grogna de plus en plus, parce que la Louise ne l'écoutait point....

--Oui! je suis son garçon!...

--Voyez donc ce que c'est!... comme on vieillit! Il me semble que c'est hier que j'ai trouvé dans la rue ce pauvre petit garçon qui pleurait.... reprit la Louise, avec émotion.... Mère! continua-t-elle, entraînant Victor auprès de la vieille, c'est le garçon de Djos, notre ancien petit Djos!...

--Ah! non, non, tu badines! ce n'est pas possible! exclama la vieille Labourique; mais pourtant oui! je le reconnais.... Son père était comme cela dans sa jeunesse: même taille, même voix, même façon, même figure!... Ah! que cela me fait plaisir d'avoir ta visite, mon petit!... Je suis une vieille mère pour toi... et oui! j'ai élevé ton père.... Ah! le satané enfant, il était bien plaisant, et pourtant il me faisait bien enrager par fois.... Mais approche que je t'embrasse!...

Victor dut subir le baiser de cette vieille malpropre, et, de plus, celui de l'autre vieille, la veuve Louise--comme elle se faisait appeler.

--Et comment vont les affaires? demanda-t-il, après avoir satisfait la curiosité des femmes, au sujet de son malheureux père.

--Pas vite, répondit la Louise; on voit peu de voyageurs.

--Les habitants viennent les jours de marché?

--Quelques uns....

--Il en vient de Lotbinière?

--Quelquefois.

--Picounoc vient-il souvent?...

--Il est venu la semaine dernière.

--Oui, je sais, il cherchait des témoins.

--Des témoins, il n'en a pas besoin: il a tout va de ses yeux, répondit la Louise.

--Il n'est pas bien sûr de réussir.

--A faire condamner votre père? ce pauvre Djos?

--Oui; et de fait, mon père n'est pas coupable....

--Pourtant il a l'air bien certain...

--Il y a des détails qui l'inquiètent un peu; il vous l'a dit?

--La Louise ne répondait pas....

--Oui, oui, dit la vieille... tu sais bien?

--Taisez-vous donc, vieille folle, répliqua brutalement la Louise.

--Pourquoi ne voulez-vous pas qu'elle parle? demanda le jeune avocat, est-ce que vous n'aimez plus mon père?

--Elle ne sait pas ce qu'elle dit, reprit la Louise.

--Quelles personnes se trouvaient avec Picounoc ici? demanda Victor.

Le marchand bossu, dit vivement la vieille Labourique.

--Et Picounoc demandait l'opinion du bossu?

La Labourique éclata de rire.

--Si vous dites un mot, la vieille, gare à vous! répondit d'un air menaçant, la fausse veuve.

Victor comprit qu'il y aurait peut-être quelque chose à tirer de ce bouge, et il ajouta, sur sa liste de témoins, les noms des hôtelières.

--Je vous laisse ma carte et mon adresse, dit-il en sortant, et si quelques uns ont besoin de mes services, je suis à leurs ordres.

--Ce bossu, pensa-t-il en sortant, qui peut-il donc être?... C'est lui qui a, selon toute probabilité, vendu les deux châles de soie. Il était donc dès lors, ou il est devenu depuis, le complice de Picounoc? Pourquoi? Pour de l'argent? Peut-être. Par vengeance? Peut-être encore. Il prétend, ce singulier bossu, avoir été l'ami de mon père, et mon père ne le connaît point.... Il faut que je déterre son origine, et que je retrace sa vie.



XI

L'EMPOISONNEMENT.


A mesure qu'approchait le terme des assises, l'inquiétude de Picounoc augmentait. Cet homme façonné au mal et roué ne pouvait se défendre d'une vague crainte, car, bien que toute mesure de prudence fut prise de sa part pour tromper la justice et perdre le trappeur, il savait l'oeil de Dieu ouvert sur lui, il savait que le hasard frappe des coups, inexplicables parfois. Il songeait aux paroles de l'ex-élève, et se demandait si jamais devant cet homme il avait parlé d'une manière compromettante. Et il pensait aussi à Geneviève la folle. De celle-ci il ne s'était guère défié en effet; mais pourquoi avoir peur du témoignage d'une femme insensée? et qui songerait à s'en prévaloir? Il labourait son champ. Le labour d'automne est bon pour le blé, et puis, le printemps est si souvent tardif et long, qu'il est sage de gagner du temps, dès avant l'hiver, en préparant les sillons. Son humeur se ressentait de son trouble intérieur, et ses chevaux subissaient les caprices de son humeur, il les ahurissait de ses cris, les brûlait de son fouet, et quand la charrue se heurtait à une roche il poussait des jurons formidables. A la maison, il ne se montrait guère plus honnête, et Marguerite souffrait en silence.

Un soir, le bossu arriva à la porte. Picounoc venait de dételer et se mettait à la table. Marguerite versait le thé, cette boisson favorite du Canadien. Le marchand fut accueilli avec empressement d'une part, et, de l'autre, avec une froideur significative. Inutile d'ajouter que l'empressement ne venait pas de Marguerite. Quand la jeune fille eut servi la table, son père la pria de le laisser quelques instants seul avec le visiteur. Elle se rendit à la laiterie, sous prétexte d'écrémer le lait et de brasser une façon de beurre; mais elle était trop préoccupée pour se livrer au travail, et elle donna libre cours à sa douleur.

--Eh bien! commença le bossu, ça arrive...

--Dix jours encore, ajouta brièvement Picounoc.

--Et ta promesse? Marguerite est-elle prévenue?

--Je l'en ai avertie... mais je crois bien qu'il faudra employer les menaces....

--N'importe! c'est aujourd'hui lundi, je veux me marier dans huit jours.

--On la fera consentir.

--Victor est en peine, je crois, il ne sait trop comment défendre son père, reprit le bossu.

--Il a raison d'être en peine; d'autres le seraient à sa place. Mais comment le sais-tu?

--J'ai des agents.... Je suis l'affaire comme si elle était mienne... et n'es-tu pas mon beau père?...

--Eh oui! eh oui! fit Picounoc ragaillardi... dans huit jours....

--As-tu vu Geneviève depuis peu? demanda le bossu.

--Ma foi! pas depuis une quinzaine; elle se cache, je crois....

--C'est mauvais signe... pour toi.

--Tu crois?

--Elle en a peut-être entendu assez?...

--Si je savais!

--Trop de prudence vaut mieux que trop de confiance.

--Tu as raison. D'ailleurs cet imbécile d'ex-élève, tout en voulant me menacer, m'a averti d'être prudent et de me défier d'elle.

--Et c'est pour cela qu'elle est disparue?

--Non, mais....

--Alors, si tu la trouves, dépêche-la moi, et....

Les points qui terminèrent la phrase furent, paraît-il, admirablement compris de Picounoc, car sa figure sombre se dérida, et un éclair joyeux sortit de ses paupières. On appela Marguerite.

--Ma fille, commença brutalement Picounoc, je te l'ai dit déjà, et je te le répète en présence de ton futur, tu vas te marier.

--Je ne me sens point de goût pour l'état du mariage, mon père.

--Depuis que vous avez perdu Victor? demanda grossièrement le bossu.

--Peut être, fit Marguerite, rougissant de dépit.

--Demain en huit, ma fille, reprit le père, le mariage aura lieu, c'est décidé.

--Vous m'avez vendue? fit-elle amèrement.

--Oh! il n'y a pas de prix pour vous, Mademoiselle, répondit avec une galanterie de mauvais aloi, le vilain bossu.

--Vous ne craignez donc pas, monsieur, d'épouser une femme qui ne vous aime point? répliqua Marguerite, qui s'efforçait de devenir menaçante.

--Je suis sûr de votre vertu, Mademoiselle, répondit le bossu.

Voyant bien qu'en effet on comptait sur sa vertu pour l'immoler, la jeune fille s'abandonna à un violent désespoir, et elle eut presque un regret de se voir tant estimée.

Quand le bossu fut sur le point de se retirer, il lui tendit la main, mais elle refusa de lui donner la sienne. Picounoc entra dans une sombre fureur.

--Malheur à toi! Marguerite, s'écria-t-il, si tu ne fais pas ma volonté!

--O mon père! s'écria la jeune fille, en joignant les mains....

--Je veux que tu m'écoutes, reprit le père dénaturé; je veux que tu épouses M. Chèvrefils, la semaine prochaine; je veux qu'il te donne, dès ce soir, en ma présence, le baiser des fiançailles!... entends-tu? et si tu t'insurges contre ma volonté, je te....

--O mon père, grâce! grâce! supplia Marguerite.

--Je te maudirai!...

--Ah! non! non! arrêtez! arrêtez!... tout ce que vous voudrez, mon père... oui je ferai tout... je serai soumise... oui! j'épouserai M. Chèvrefils! mais, mon père... ne me maudissez pas!... ah! ne me maudissez pas!...

--Bon! voilà qui s'appelle parler et comprendre le bon sens.... Donc à mardi le mariage....

Le lendemain Geneviève la folle, qui n'avait point paru depuis deux semaines, passa devant la porte de Picounoc. Marguerite la vit, l'arrêta, et se mit à causer avec elle, comme si la vieille femme eût pu la comprendre. La pauvre enfant causait bien avec les rosiers, la verveine et l'Héliothrope qui buvaient les rayons du soleil à travers les vitres de sa fenêtre; elle pouvait aussi chercher une consolation dans les paroles souvent raisonnables de l'ancienne maîtresse de Racette. Picounoc survint à l'instant même.

--Entre donc, Geneviève, dit-il.

La folle entra.

--Vas-tu loin de ce pas? lui demanda-t-il.

--N'importe où, répondit Geneviève.

--Marguerite a une commission à te donner.

Marguerite regarda son père avec étonnement, et la folle regarda Marguerite avec une expression d'aise.

--C'est une lettre que Marguerite envoie à son futur, Monsieur Chèvrefils de la rivière du Chêne, tu le connais bien?

--Oui, répondit Geneviève.

--Ta lettre est sur la table dans la grande salle, Marguerite; va la prendre et tu la confieras à Geneviève.

Marguerite hésitait, tout ahurie de ce quiproquo.

--Viens, dit Picounoc.

Elle suivit son père dans la salle. Il prit une lettre oubliée sur la table: Tiens, Marguerite, dit-il, adresse-la et l'envoie à M. Chèvrefils.

--Mais, mon père, pas en mon nom, toujours! puisque j'ignore le contenu de cette lettre.

--Le contenu? répéta en riant le madré, tiens! vois! ce n'est pas compromettant. Et, dépliant le papier, il montra quatre pages blanches.

--Alors pourquoi, mon père?... observa Marguerite.

--C'est mon affaire.... Adresse-la à M. Chèvrefils, et demande à Geneviève de l'aller porter: ce n'est pas plus malin que ça.... Mais glisse ton nom au coin d'une de ces pages... tu sais, les amoureux!... ah! il va trouver la chose plaisante, admirable!...

Marguerite, éprouvant de la répugnance à tracer son nom pour les yeux de ce vilain bossu, fit semblant d'écrire et n'écrivit rien.

--Ecris! te dis-je, s'écria Picounoc, qui s'aperçut de la supercherie.

Elle écrivit, en entremêlant les lettres, "Victor et Marguerite," puis, repliant le papier, le donna à la folle qui partit pour la rivière du Chêne.

En passant devant la maison de Noémie, Geneviève jeta un coup d'oeil dans l'intérieur. Noémie, l'ex-élève et le mendiant, assis ensemble, causaient d'une façon intime. Elle entra.

--Voici l'heure fatale qui arrive, dit-elle, et le triomphe des méchants n'est pas d'une longue durée.

--Les desseins de Dieu sont impénétrables, observa Noémie.

--Le Seigneur, continua la folle, se sert souvent des plus futiles instruments pour opérer de grandes choses.... Vous direz à monsieur Victor que Geneviève la folle rendra témoignage contre Picounoc et le bossu, et le témoignage de Geneviève confondra les pervers.

--Victor s'en doutait, s'écria l'ex-élève triomphant....

--Dieu le veuille! ajouta Noémie.

--Restez avec nous, Geneviève, reprit l'ex-élève....

--Non, je vais chez M. Chèvrefils de la part de mademoiselle Marguerite....

--Un piége, peut-être... observa le mendiant....

--Soyez prudente, Geneviève, repartit l'ex-élève, et prenez garde à Picounoc et à son ami, ce sont des hommes dangereux....

--Je le sais, fit-elle.

--Elle n'est plus folle! Telle fut la pensée qui vint à l'esprit de chacun.

Elle était à peine rendue chez M. Chèvrefils que l'ex-élève, qui ne voulait pas la perdre de vue, rôdait comme un fantôme au milieu des grands chênes de la rivière. Il vit sortir la folle avec un petit paquet à la main. Elle reprit le chemin de Lotbinière: il la suivit. Elle s'arrêta dans une maison à pignons gris et à contrevents rouges, distante d'un quart de lieue environ de la rivière. Il attendit, les yeux fixés sur cette maison.

Le bossu avait souri en voyant Geneviève lui remettre un billet de la part de Marguerite. Il rompit le cachet, et déplia les quatre pages blanches, disant: Chère enfant, tu es bien trop mignonne! Mais quand il eut déchiffré les deux noms enlacés sur le coin de la feuille, il grinça des dents et frappa du pied avec colère.

--N'importe! vociféra-t-il, je t'aurai....

Puis, se ravisant tout à coup, il éclata de rire.

--Picounoc! Picounoc! s'écria-t-il encore tout haut, quand tu ne réussiras pas, le diable lui-même n'aura que faire d'essayer....

Il fit plusieurs questions à Geneviève qui lui parut plus égarée que jamais, et prenant un petit paquet tout préparé, il la pria de le donner en passant à Madame Gagnon. En recevant le paquet Madame Gagnon pâlit légèrement, puis ensuite rougit beaucoup. Elle s'approcha de l'armoire et le développa: C'est du thé, murmura-t-elle, et du bon!... Geneviève, il est l'heure de souper, veux-tu prendre une tasse de thé? demanda-t-elle à la folle.

--Oui, répondit la pauvre femme qui avait faim et soif.

Le thé fut servi. Geneviève le trouva bien fort, bien amer, mais elle en but deux tasses. Réconfortée, elle exprima son intention de partir, et Madame Gagnon ne la retint point. L'ex-élève la suivit de nouveau. Elle avait à peine fait une demi-lieue que sa démarche parut inégale, tantôt lente, tantôt précipitée, et, de temps en temps, la pauvre femme portait la main à sa gorge comme pour en arracher quelque chose. L'ex-élève la rejoignit. Elle le regarda avec une espèce de terreur instinctive d'abord, mais dès qu'elle l'eut reconnu elle se jeta dans ses bras en s'écriant: Je suis empoisonnée! Oh! que je souffre! J'ai trop tardé à parler! mon Dieu! j'ai trop tardé... je vais mourir!... Picounoc et le bossu.... Immédiatement elle fut prise de vomissements abondants, et elle se plaignit d'une soif ardente. L'ex-élève, l'enlevant dans ses bras, la porta dans la maison voisine, et demanda le médecin et le prêtre....

--J'ai mal à la tête! j'ai mal à la tête! criait la malheureuse en se tenant le front dans ses deux mains.... Et à chaque minute elle demandait à boire, et toujours la boisson ramenait le vomissement. Quand le prêtre arriva, ses traits étaient déjà profondément altérés, ses pieds et ses mains refroidis, et le pouls à peine sensible laissait deviner une prochaine syncope. Le médecin avait été appelé dans une autre paroisse. En son absence l'ex-élève qui connaissait bien les simples, administra divers médicaments pour favoriser l'expulsion du poison ingéré. Mais après quelques heures d'attente il commença à douter du succès. Le cas était dans la forme suraiguë, excessivement grave par conséquent. Le prêtre épia les moments de repos que le mal laissait à la moribonde, et remplit son saint ministère. La pauvre infortunée tomba dans le délire, et, dans cette nouvelle folie, elle disait une quantité de paroles inintelligibles; mais entre toutes, les mots fanal, chandelle, cheminée, revenaient souvent. On l'interrogea dans ses moments de calme; mais elle parut avoir perdu la mémoire. Une fois seulement elle s'écria, comme se souvenant tout à coup:--Oh! oui! le fanal! cherchez le bien!

Enfin son visage pâle comme la cire prit une teinte violacée, ses forces décrurent rapidement, sa peau se glaça, et elle rendit l'âme à Dieu. Il y avait sept heures seulement qu'elle était sortie de chez Madame Gagnon.

Il y eut enquête et il fut constaté comme toujours que la défunte était bien morte. Personne ne fut arrêté alors, et Madame Gagnon restait sous l'égide de sa bonne renommée. L'ex-élève ne voulait pas donner l'éveil aux ennemis du grand-trappeur: il aimait mieux les laisser s'endormir dans la confiance. Dès qu'ils connurent le résultat de l'enquête et le verdict du jury, le bossu, Picounoc et madame Gagnon, poussèrent intérieurement--car cela se fait--des cris de triomphe. Victor demanda à l'ex-élève pourquoi il n'avait pas, à l'enquête, fait connaître tout ce qu'il savait, de façon à amener l'arrestation des coupables.

--J'ai mon idée, répondit l'ex-élève; laissons-les s'enferrer eux-mêmes, et se jeter dans le piége.... Seulement je les pousserai bien un peu, sans que cela paraisse. Fiez-vous à moi.



XII

LE FANAL.


Victor, Noémie, le vieil Asselin et leur bon ami, l'ex-élève, ressentirent une vive douleur de la mort tragique de Geneviève: mais ils s'efforcèrent d'en tirer--pour la cause sacrée qu'ils avaient à défendre--tout le bénéfice possible.

--Je retourne à Québec, dit à l'ex-élève, le jeune avocat, et, je ne reviendrai peut-être pas avant la cour; marchez, voyez, agissez! Les paroles de Geneviève ont une signification.... La pauvre folle savait quelque chose, et elle a trop tardé à parler. Ce fanal, cette chandelle, cette cheminée, je ne sais ce que cela veut dire, mais à coup sûr cela veut dire beaucoup. Cherchons.... Ce fanal, ce doit être celui.... Mais, non, mon Dieu! puis qu'il s'est éclairé au moyen d'une simple allumette....

--C'est vrai! dit l'ex-élève, saisissant au bond la pensée de Victor, mais Picounoc peut bien avoir prévu le cas... et qui sait si, dans son témoignage, il ne sera pas fait mention d'un fanal?...

--Vous avez raison, mon ami, reprit Victor, vous avez raison!... Il était neuf heures du soir, alors, il faisait noir, et une simple allumette chimique pour aller au jardin avec sa femme, cueillir des pommes... non! non!... Il y aurait du louche en cela. Ce fanal! cherchez-le, trouvez-le!... Mais, mon Dieu! après vingt ans?... Ah! c'est folie!... Et puis si on le trouve, cela ne sera-t-il pas contre nous?

--Monsieur Victor, cela ne sera pas contre nous, puisque Geneviève a dit de le chercher... On le cherchera, Monsieur Victor, et, s'il existe encore... soyez tranquille, on n'a pas passé vingt ans pour rien dans les bois, parmi les sauvages!

Et quand Victor fut parti, l'ex-élève se mit à l'oeuvre. Il réussit à voir tous ceux qui, le soir du meurtre, étaient venus dans le jardin et dans la maison de Picounoc. Personne n'avait eu connaissance du fanal... seulement on se souvenait que Picounoc en avait acheté un neuf.

--Arrêtez donc! dit tout à coup Normand, à qui Paul Hamel parlait de l'affaire, si vous n'avez pas vu François Bernier, vous n'avez pas vu tous ceux qui sont venus au jardin de Picounoc ce soir-là.

--Je ne l'ai pas vu, répondit l'ex-élève, se raccrochant à un dernier espoir.

--François Bernier, qui est un homme à cette heure, n'avait que neuf ou dix ans alors; je me souviens qu'il était là parce qu'en courant il est venu se jeter sur moi, a tombé et s'est démis un poignet. C'est la Catoche qui l'a remmanché.

--Je le verrai, reprit l'ex-élève; où demeure-t-il?

--Il demeure au troisième rang de Ste. Croix maintenant.

L'ex-élève partit de suite. Le temps d'atteler un cheval et ce fut tout. François Bernier était chez lui. L'ex-élève ne se laissait pas retarder par les préambules:

--Vous êtes allé dans le jardin de Picounoc, n'est-ce pas, lors du meurtre de sa femme? demanda-t-il.

--Oui, monsieur, même que c'est moi qui ai ramassé le fanal.

L'ex-élève faillit jeter un cri: Le fanal? dit-il, et il avait la gorge serrée par l'angoisse ou la fièvre.

--Oui, monsieur, et je l'ai donné à une femme, une pauvre folle qui s'appelait Geneviève....

--Et savez-vous ce qu'elle a fait de ce fanal?

--Pour cela non, Monsieur, je n'en ai jamais plus entendu parler....

--C'est toujours autant de gagné! murmura l'ex-élève. Il remercia Bernier, tout surpris de ce qu'un homme se dérangeât pour si peu, et revint à Lotbinière, le coeur joliment refait.

Victor assis à son bureau écrivait, et de temps en temps une larme tombait sur le papier étalé devant lui. Le pauvre jeune homme avait peur de ne pas être assez éloquent, assez habile pour sauver son père. Quelqu'un frappa et entra de suite. Ce quelqu'un accusait bien soixante ans, et portait une figure vulgaire et fatiguée... par le vice, sous un front complètement dénudé....

--En quoi puis-je vous être utile, Monsieur? demanda l'avocat.

Le rustre roula son chapeau entre ses doigts:

--Je voudrais avoir une consulte, Monsieur; on m'a dit que vous êtes bon avocat.

--Parlez! je vous écoute.

--Je voudrais poursuivre en dommage un de mes voisins qui a dit que ma femme avait empoisonné une autre femme.

--C'est grave....

--J'en ai bien le droit, n'est-ce pas?

--Certainement, et même c'est votre devoir, non pas de poursuivre pour avoir de l'argent, mais pour faire reconnaître l'innocence de votre femme, et faire punir un calomniateur....

--Je voudrais poursuivre pour mille piastres.

--Vous avez tort, parce que l'on croira que vous spéculez sur l'honneur de votre femme.

--Alors faites comme vous l'entendrez.

--Quel est le nom de cet homme?

--André Barabé....

--Et le nom de votre femme et le vôtre?...

--Gagnon, Madame Alexis Gagnon, de Lotbinière.

Le jeune avocat bondit sur son siége. Il prétexta une douleur névralgique et fit un tour dans la pièce, en s'efforçant de se remettre de sa surprise.

--M'y voici, dit-il, je prends votre cause. Nous irons au "criminel." Elle sera sur le rôle pour le terme prochain. Je vais intenter l'action immédiatement.

--Et vous avez bon espoir?...

--Oh! oui! restez tranquille, ça va marcher....

--On m'avait dit aussi que je pouvais m'adresser à vous en toute sûreté....

--Et qui vous a dit cela?

--Un vieux chasseur arrivé à Lotbinière dernièrement. Les gens l'appellent l'ex-élève, je crois; je ne sais pas pourquoi, ni ce que cela veut dire.

C'était un tour de l'ex-élève. Il avait mis dans sa confidence ce nommé Barabé, un riche cultivateur, et Barabé n'hésita pas à prêter son concours aux desseins de l'ex-élève en lançant la terrible accusation. Madame Gagnon était défendue par sa grande réputation de piété: c'était bien une protection magnifique. Elle connut les soupçons que l'on tâchait de faire planer sur elle, et poussa son mari, pardon! son associé, à faire, pour imposer silence aux mauvaises langues, la démarche que nous savons.

Cependant Marguerite voyait approcher avec terreur le jour fixé pour la cérémonie de son union avec le bossu. La pensée de son irrévocable et malheureux destin l'absorbait toute entière, et les douleurs de son âme se manifestaient par la pâleur de son front et la tristesse de son regard. Elle n'attendait point de secours du monde où elle se trouvait de plus en plus isolée, et elle s'adressait avec plus de ferveur et de foi au ciel qui seul pouvait la sauver encore. Son père croyait qu'elle s'était soumise sans effort et sans amertume. Tout occupé de lui-même il ne songeait guère à sa fille. Et puis son propre sort lui semblait bien autrement important que ce qu'il appelait un caprice d'enfant. Un soir Marguerite resta longtemps assise auprès du foyer. Elle était frileuse et la flamme pétillante ne la réchauffait point. Ses yeux brillaient d'un éclat inaccoutumé, ses lèvres étaient brûlantes, et un reflet de pourpre embrasait sa figure. Dieu va-t-il m'exaucer, pensa-t-elle. Elle espérait mourir. La maladie s'aggravait de jour en jour et la fièvre, avec ses hallucinations fantastiques et ses délires navrants, fit oublier à la fiancée le monde réel qui l'entourait, et la transporta dans des régions imaginaires où l'amour et la félicité règnent sans fin.



XIII

LE JOUR SE FAIT


Marguerite ne mourut pas cependant. Elle était mieux, mais faible encore, au grand désespoir du bossu qui voyait son bonheur indéfiniment retardé. L'ex-élève demanda à la voir, et, quand il approcha de son lit, elle sourit avec tristesse. Il lui dit quelques bonnes paroles, puis, lui demanda la permission de chercher dans tous les bâtiments, à commencer par la maison, un fanal qui avait été perdu autrefois. La pauvre enfant n'eut garde de refuser une aussi simple chose, et, pendant plusieurs jours consécutifs, on vit l'ex-élève rôder dans le voisinage des bâtisses de Picounoc, comme un homme qui veut étudier des lieux nouveaux, ou se familiariser avec ceux qu'il connaît déjà, pour exécuter quelque dessein secret. On le vit entrer dans la grange, dans l'étable, dans la bergerie, et n'en sortir chaque fois que longtemps après. Il se glissa sous le pavé des hangars et des tasseries; il descendit dans la cave de la maison et en interrogea tous les coins et recoins; il monta au grenier et fureta partout. Un visible découragement commençait à se lire sur son front. Tout à coup une pensée subite lui rendit un faible espoir: la cheminée! se dit-il, la cheminée dont parlait Geneviève!... Il courut à la cheminée qui longeait le pignon sans le toucher; mais, fatalité! il n'y avait pas d'espace pour le plus petit fanal: Il y a une cheminée au hangar, pensa-t-il, et il retourna au hangar. La sablière qui couronnait le carré du hangar, forçait la cheminée à passer à une distance de six pouces environ des planches du pignon. L'ex-élève eut un tressaillement presque douloureux, tant il eut peur d'une nouvelle déception. Il s'approcha avec crainte de la cheminée, et regarda derrière. Rien! il n'y avait rien que des toiles d'araignées. Restait encore une chance, pourtant, et la dernière. La sablière était élevée de huit ou neuf pouces au dessus du plancher; donc sous la sablière, derrière la cheminée, on pouvait fourrer un fanal en le mettant sur le côté. L'ex-élève se coucha sur le plancher et plongea son bras dans la petite cachette ménagée par le hasard. Il toucha un objet. Un frisson courut dans ses veines et un éclair jaillit de ses yeux. Il saisit cette chose qui se trouvait au bout de sa main, et, tremblant d'éprouver encore une déception, la plus cruelle de toutes, il l'amena à lui. Le fanal! c'était le fanal! noir de poussière et enveloppé de fils d'araignées. Il l'essuya un peu et voulut l'ouvrir pour voir s'il n'y avait pas dedans quelque chose d'extraordinaire, mais il était scellé par une bande de papier collé avec de la pâte. Respectons le secret, se dit-il, tout ému, et emportons ce document à la cour.

Picounoc était venu à la ville quelques jours avant l'ouverture du terme, et c'est en son absence que l'ex-élève avait fait ses recherches.

La veille de l'ouverture de la Cour Criminelle, l'ex-élève, tenant sous son bras et précieusement enveloppé dans une gazette, un objet qu'il eut été assez difficile de reconnaître ou de deviner, entra, la figure souriante, dans le bureau de Victor Letellier. Le jeune avocat arpentait la chambre monologuant, gesticulant, comme un homme fortement exalté par une impression subite.

--Si je pouvais prouver complicité! s'écriait-il, oui, si je pouvais! Picounoc se trouverait à moitié démoli.... Dis moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es!...

Il aperçut l'ex-élève: Ah! bonjour! dit-il, quelle nouvelle?... qu'apportez-vous donc là?

--Antiquum documentum! répondit gravement l'ex-élève.

--Un vieux document?

--Le fanal! mon cher! le fanal....

--Le fanal dont parlait Geneviève?

--Eh oui! ni plus, ni moins,... qu'est-ce que cela vaut? je l'ignore. Enfin nous verrons....

Victor prit le fanal des mains de l'ex-élève, le débarrassa de son enveloppe de gazette, le tourna en tous sens.

--Qui l'a ainsi scellé? demanda-t-il.

--Elle, répondit laconiquement l'ex-élève...

--Voilà qui est singulier!... reprit Victor.

Mon Dieu! fit-il plus haut, y a-t-il donc là de quoi perdre ou sauver mon père!... Cette Geneviève n'était donc pas folle autant qu'elle le paraissait?...

--Folle? interrompit l'ex-élève, je pense qu'elle ne l'était pas du tout... seulement, elle a été imprudente:... elle a trop tardé à parler. Se croyant sûre de triompher et de faire éclater la vérité, elle s'est plu à attendre jusqu'à la dernière heure.... Dieu veuille que toute chance de succès ne soit pas morte avec elle!...

--Oui, Dieu le veuille!

--J'ai travaillé de mon côté, reprit Victor, et mes recherches n'ont pas été infructueuses.

--Vite, parlez! qu'avez-vous découvert? Voilà le courage qui me revient au coeur. Il me semble que le ciel est pour nous enfin.

--J'espère, mais n'ose m'abandonner trop vite à la joie... si j'allais être déçu!... Ma pauvre Marguerite! il faut que l'un de nous soit couvert de honte et abîmé dans la douleur....

Et Victor, le visage caché dans ses mains, demeura longtemps silencieux.

--Voyons! qu'avez-vous trouvé? demanda l'ex-élève, cela m'intéresse fort, allez!...

--Je connais l'histoire du bossu!...

--Vraiment!...

--J'ai remonté à la source de cet homme comme on remonte à la source d'un ruisseau.... Il m'a fallu écarter bien des broussailles entassées à dessein, gravir bien des rochers, faire bien des détours; mais enfin j'ai triomphé des obstacles, et maintenant, je puis lui jeter à la figure, comme une souillure ou un défi, son véritable nom....

--Il ne se nomme pas Chèvrefils?

--Il ne s'appelait pas de ce nom il y a vingt ans....

--L'ai-je connu?

--Vous avez dû le connaître....

--Et c'est un vaurien?

--Pis que cela.

--Un voleur?

--Pis que cela.

--Un assassin?

Tout cela ensemble!... Et c'est l'intime ami de Picounoc! Vous comprenez?

--Ça va venir; laissez faire le procès de Madame Gagnon: On va les envelopper là-dedans. Ce n'est pas pour rien que l'ex-élève est revenu des régions lointaines du McKenzie!... ce n'est pas pour rien qu'il a dit à Picounoc de se défier de la folle! ce n'est pas pour rien qu'il aura avancé la mort, par sa faute, de cette infortunée Geneviève!... On ne fait pas les choses à moitié!...

Victor serra la main du brave chasseur:

--C'est demain, dit il.



XIV

GAGNON VS. BARABÉ.


Le 27 octobre est arrivé. Dès avant dix heures la salle d'audience est remplie d'une foule anxieuse. L'arrestation du grand-trappeur a fait du bruit et réveillé bien des souvenirs. Les avocats, revêtus de leur toge noire, entrent avec un air solennel qui impose le respect à la foule et relève à ses yeux la grandeur du tribunal.

--Silence! fait l'huissier audiencier.

Le juge entre; le peuple se lève; l'huissier crie: Oyez! oyez! oyez! Vous tous qui avez quelque procès à la Cour Criminelle dans et pour le district de Québec, approchez et soyez attentifs.

«Vous tous, juges de paix, coroners et autres qui avez des enquêtes on des obligations de comparaître, déposez le tout devant ce tribunal afin que la justice de la Reine puisse avoir son cours.

«Vous tous, honnêtes gens, qui faites partie du jury de ce district pour notre Souveraine Dame la Reine, répondez de suite et épargnez vous l'amende. God save the Queen.

Le grand jury rapporta «true bills» accusation fondée contre André Barabé, pour calomnie, et contre Michel Lépingle et Nicolas Calumet, deux jeunes fripons qui se sont bêtement laissés prendre en escamotant une chaîne d'or au célèbre établissement de Duquet, pendant que la chef de la maison, renfermé dans une pièce voisine, causait au moyen du téléphone, avec les employés de son magasin de St. Roch.

Le procès de ces deux jeunes délinquants fut le premier entendu. Il ne prit qu'un moment, car les accusés plaidèrent coupables. La cause de Gagnon contre Barabé fut appelée ensuite. Beaucoup de gens éprouvèrent un désappointement. Ils n'étaient venus que pour voir le grand-trappeur, et le grand-trappeur n'avait pas même paru à la barre des criminels.

Les témoins de la demanderesse se tiennent debout près du banc des juges. Ils sont trois: Onézime Desruisseaux, Jacques Letendre et Philias Normandeau. Desruisseaux, appelé le premier, entre dans la «boîte» et prête serment.

--Votre nom? demanda le procureur.

--Onézime Desruisseaux.

--Vous connaissez l'accusé en cette cause?

--Je le connais bien.

--Est-ce un homme dont l'opinion et la parole ont de l'influence généralement sur les autres?

--Il a toujours passé pour respectable et naturellement on a confiance en lui.

--Quand il dit une chose on le croit?

--Quand cette chose est croyable.

On rit. Silence! crie l'huissier.

--Est-ce que vous ne croiriez pas plutôt une chose affirmée par lui que par le premier venu? reprend le procureur.

--Quant à cela, oui.

--Eh bien! l'accusé vous a-t-il parlé de la demanderesse, depuis la mort de Geneviève Bergeron?

--Rien qu'une fois, mais aplomb!

--Répétez tout ce qu'il vous a dit.

--Il m'a dit comme ça: Onésime, crois-tu à l'hypocrisie, toi? Et j'ai répondu en badinant: je crois à tout ce qui est mal.

--Eh bien! reprit-il, je crois à l'hypocrisie de Madame Gagnon ma nouvelle voisine. Elle va trop souvent à l'église et chez le bossu, et le bossu vient trop souvent chez elle.

--Vous badinez! une vieille couenne comme ça, que je réponds.

On éclate de rire de nouveau, et de nouveau un formidable «silence» retentit. Le juge s'adressant au témoin lui recommande de ne rien dire d'inutile, et de rapporter seulement les paroles de l'accusé.

--C'est bien, votre honneur, j'y suis. Donc André Barabé me dit: Je ne crois pas que cette femme soit étrangère à la mort de Geneviève....

--Pas possible!... que je... pardon! j'oubliais.

--Geneviève sortait de chez Madame Gagnon, où elle avait bu et mangé, me dit-il encore, et c'est une demi-heure après que les symptômes d'empoisonnement se manifestèrent. Geneviève est morte en sept heures: donc le poison était violent. S'il était violent, il venait d'être administré, et s'il venait d'être administré, c'est chez Madame Gagnon qui l'avait été.... Cela me parut clair et je dis la même chose à d'autres.

--On ne vous demande pas ce que vous avez dit? reprit le juge.

--L'accusé vous a-t-il dit autre chose?

--Oui, mais pas à ce sujet-là....

--Après qu'il vous eut dit cela, perdîtes-vous confiance en l'honnêteté de Madame Gagnon?

--Oui, raide!

--Et savez-vous si d'autres personnes ont, par le fait de l'accusé, perdu aussi confiance en la demanderesse?...

--Oui, Jérôme Dufresne, la Maurice Déchéne, la Michel Roy, Archange Pépin, et je pourrais en nommer bien d'autres....

--Vous n'avez plus rien à ajouter? demanda l'avocat de la reine.

--Non monsieur.

--Transquestionné.--Avez-vous vu Madame Gagnon, depuis la mort de Geneviève?

--Oui, monsieur.

--Et que vous a-t-elle dit au sujet de cette mort?

--Que c'était une mort bien extraordinaire, et qu'elle ne pouvait pas expliquer.

--Savait-elle alors que quelqu'un la soupçonnait de ce crime?

--Elle ne m'en a rien dit....

--Vous a-t-elle parlé de ce que Geneviève avait mangé ou bu chez elle?

--Pas un mot....

--Retirez-vous.

Desruisseaux sortit en s'essuyant le front avec la manche de sa blouse. Jacques Letendre et Normandeau vinrent, tour à tour, subir à peu près les mêmes interrogations et faire les mêmes réponses. Seulement, dans les transquestions, Normandeau rapporta que Madame Gagnon, sachant l'accusation qui pesait sur elle, leva les yeux et les mains au ciel en s'écriant: Dieu soit béni! qui permet que l'on me persécute ici-bas! Bienheureux ceux qui souffrent la persécution!... C'est au moins une petite ressemblance que j'aurai avec les saints et le Divin Sauveur....

Plusieurs personnes, dans l'assistance, se sentirent touchées par cette vertu aux prises avec la calomnie: d'autres flairaient un scandale nouveau, et commençaient à prendre intérêt au procès. Les témoins de la défense furent appelés. Ils étaient trois aussi, Paul Hamel, Picounoc et la servante de Madame Gagnon.

--Votre nom? demanda l'avocat.

--Paul Hamel, chasseur, dit fièrement le vieux voyageur. Et il continua sans qu'on eut le temps de l'interroger: Je dis un jour à M. Victor: j'ai une idée qui peut nous être utile dans notre grande entreprise--Cette grande entreprise, c'était de sauver son père, mon ami, l'ancien Pèlerin de Ste Anne--Je vais voir Picounoc et tâcher de lui faire croire que Geneviève dont il n'a jamais dû se défier, va lui jouer, au procès, quelque bon tour. En effet, j'accoste l'ancien camarade Picounoc, et je joue si habilement mes cartes que bientôt je m'aperçois qu'il a peur de Geneviève. Alors, que je pense, il y a quelque chose qui va mal pour toi, mon vieux, et je n'ai pas été mal inspiré. Mais je me dis en moi-même: cette pauvre Geneviève est exposée par notre faute, il faut veiller sur elle. En effet, après ce jour je ne l'ai pas perdue de vue.... Cependant elle a été tuée sans que j'aie pu la défendre. Le jour de sa mort, Geneviève fut envoyée par Picounoc à la rivière du Chêne, chez M. Chèvrefils, le bossu, pour porter une lettre. Je la suivis. Quand elle sortit de chez M. Chèvrefils elle portait un petit paquet. Elle reprit le chemin de Lotbinière et entra chez Madame Gagnon, dont la maison se trouve à une distance d'une demi-lieue environ de chez le bossu. J'attendis assis sur la clôture, à un arpent de la maison, et je repris mon chemin, deux heures après, alors que la défunte fut sortie. Elle ne portait plus de paquet. Je me proposai de la rejoindre et de la faire parler.... Je m'aperçus bientôt qu'elle était sous une influence étrange. Elle chancelait en marchant, se serrait la gorge avec ses doigts et avait des hoquets. Quand elle m'aperçut elle s'écria: je suis empoisonnée!... je vais mourir!... Picounoc et le bossu!... la Gagnon!... il est trop tard! Un instant après je fus obligée de la prendre dans mes bras comme un enfant, et de la porter dans la maison la plus proche où elle expira bientôt. Quelques mots qu'elle a dit en mourant: Fanal! chandelle et cheminée... m'ont convaincu que quelqu'un avait intérêt à sa mort... Le lendemain, je sus par la servante de madame Gagnon, que la folle avait bu du thé préparé par madame elle même. Je ne voulus pas, toutefois, faire part de mes soupçons lors de l'enquête, et j'avais mes raisons pour agir ainsi. Quelques jours après je racontai tout, et je dis hautement que madame Gagnon devrait être arrêtée. Pour rendre l'affaire plus piquante je conseillai à André Barabé de lancer l'accusation, et à M. Gagnon de revendiquer, devant les tribunaux, l'honneur de sa femme. Cette affaire est intimement liée au procès qui va commencer bientôt.

Les transquestions ne firent pas broncher d'un point le vaillant témoin, et la Cour prit un intérêt énorme à cette cause qui tournait si fatalement pour sa demanderesse. La servante de madame Gagnon fut entendue. Elle dit que Geneviève avait en effet apporté une livre de thé, et qu'elle l'avait remise à madame Gagnon; que celle-ci l'infusa elle même contre son habitude, et le servit à la folle qui en but deux tasses en mangeant du pain et du beurre; qu'aucune autre personne ne but de ce même thé dont le reste fut perdu; qu'il y avait dans l'armoire, quand la folle est venue, du thé pour au moins deux mois encore. Bref, non seulement la demanderesse ne prouva pas qu'on l'avait calomniée, mais elle demeura sous le coup d'un soupçon général, tellement motivé, qu'il était presque une condamnation.

Picounoc fut appelé à son tour. Il parut extrêmement mal à l'aise et troublé. Son masque d'assurance, sa voix nasillarde et couverte le trahirent. Le criminel peut être fort, audacieux et provocateur devant la foule des ignorants et des simples; mais en face de la justice implacable et solennelle; au milieu d'hommes habitués à lire dans les coeurs et sur les figures, habiles à démasquer l'hypocrisie, il n'a pas, d'ordinaire, la puissance de se revêtir de sa fausse livrée, et baisse la tête honteusement.

--Vous connaissez la demanderesse? commença le procureur.

--Oui.

--Depuis longtemps?

--Depuis trois mois environ.

--Elle passait pour une femme comme il faut?

--Oui.

--Que pensez-vous d'elle maintenant?

--Je crois qu'elle est calomniée.

--De sorte qu'à vos yeux elle n'éprouve aucun tort dans sa réputation?

--Sa réputation d'honnêteté et de piété est déjà si bien établie....

--Saviez-vous que Geneviève devait arrêter chez Madame Gagnon en revenant de la rivière du Chêne?

Objecté comme tendant à incriminer le témoin lui-même. Objection maintenue.

--Madame Gagnon vous a-t-elle, avant ou depuis la mort de Geneviève, parlé de cette pauvre folle? et en quels termes?

Objecté comme tendant à faire une preuve qui ne découle pas de la cause. Objection maintenue.

--N'avez-vous pas dit que Madame Gagnon faisait bien de revendiquer son honneur devant les tribunaux?

--Je puis avoir dit cela; je puis ne l'avoir pas dit. Ma mémoire s'en va....

--Vous pouvez vous retirer.

Un homme qui ne triomphait pas c'était Monsieur Gagnon. Il vit bien qu'il s'était fourré dans un guêpier, et il songea à s'en tirer le mieux possible. André Barabé fut acquitté, et, singulier jeu de la fortune, Madame Gagnon et le bossu qui se trouvaient à Québec furent immédiatement arrêtés.



XV

LA REINE VS LETELLIER.


Après l'audition de la cause Gagnon-Barabé, la cour s'ajourna. La foule s'écoula lentement et à regret, tant elle était avide de voir se dérouler l'affaire de Letellier, qui venait de se couvrir d'un voile mystérieux, grâce aux témoignages de la servante et de l'ex-élève. Dans toute la ville on ne s'entretint, ce soir-là, que de la femme Gagnon, si malheureuse dans la revendication de son honneur, de Geneviève la folle, et des rapports que pouvait avoir avec le procès du lendemain, la mort subite de cette infortunée....

Victor et l'ex-élève, rendus confiants par le résultat de la cause qui venait d'être jugée, augurant bien de cette première victoire, le coeur ouvert à l'espérance, entrèrent dans la prison où le grand trappeur se consumait depuis un mois dans l'inaction et l'ennui.

--Espérons! mon père, espérons plus que jamais! s'écria Victor en se jetant dans les bras du grand-trappeur.

--Quoiqu'il arrive, mon fils, je resterai homme et chrétien... répondit avec fermeté le prisonnier.

L'entretien fut long entre les trois amis.

Le lendemain matin, à l'ouverture de l'audience, il n'y avait pas plus de monde que la veille, dans la vaste salle, car, la veille, elle regorgeait, mais la foule anxieuse débordait jusque dans les corridors et sous le vieux portique du vieil édifice. Quand le juge fut assis dans son fauteuil surmonté, comme d'une égide, des armes royales sculptées et dorées, les grands jurés rapportèrent «accusation fondée» contre Joseph Letellier. Le greffier debout se tourna vers le fond de la salle.

--Geôlier, dit-il, faites mettre Joseph Letellier à la barre.

Un mouvement onduleux agita la salle, et tous les regards se tournèrent vers le prisonnier qui parut entre deux sergents de police. Letellier était ferme sans forfanterie et résigné sans faiblesse. Personne ne put lire ce qui se passait dans son esprit; personne ne put voir sur son front la pâleur de la crainte ni les défis de la jactance.... Le shérif mit devant la cour la liste des jurés, et le greffier procéda à l'appel en ces termes:

--Vous qui êtes sur la liste des jurés pour décider l'issue jointe entre notre Souveraine Dame la Reine et le prisonnier à la barre, répondez à vos noms, sous les peines de droit.

Ensuite il s'adressa à l'accusé et lui dit:

«Les personnes dont vous allez maintenant entendre appeler les noms, sont celles qui vont décider entre Notre Souveraine Dame la Reine et vous, de votre vie et de votre mort. Si donc vous voulez les récuser ou aucune d'elles, vous devez les récuser lorsqu'elles s'avanceront pour prendre le livre et être assermentées, et avant qu'elles soient assermentées, et vous serez écouté.

Les jurés furent appelés. Le prisonnier pouvait en récuser trente-cinq, attendu que l'accusation était capitale, il n'en récusa qu'un seul dont l'intelligence lui parut réellement trop limitée. Alors le greffier leur administra le serment suivant:

--«Vous examinerez bien et fidèlement et ferez un vrai rapport entre notre Souveraine Dame la reine et le prisonnier à la barre que vous avez maintenant sous votre charge, et donnerez un verdict exact suivant la preuve; ainsi que Dieu vous aide.» Cela fait, et les douze jurés assermentés, il dit à l'huissier de la cour: Comptez les jurés. Celui-ci, après les avoir comptés leur dit:--«Vous, douze hommes, demeurez ensemble et écoutez la preuve qui va vous être soumise.» Après cela le crieur fit la proclamation suivante:

--«Si quelqu'un peut informer les juges de notre Dame la reine, le procureur de la Reine, dans l'enquête qui va se faire entre notre Souveraine Dame la reine et le prisonnier à la barre, de quelque trahison, meurtre, félonie ou «misdemeanor» par lui commis, qu'il s'avance, et il sera écouté: le prisonnier est à la barre pour subir son procès: que toutes les personnes obligées par cautionnement ou reconnaissance de donner leur témoignage contre le prisonnier à la barre, s'avancent pour donner leur témoignage; sinon, elles forfairont leurs dites reconnaissances.»

Le greffier alors se leva et appelant le prisonnier lui dit:

--«Joseph Letellier, levez la main. Prisonnier, regardez les jurés, jurés regardez, le prisonnier, vous qui êtes assermentés, et écoutez l'accusation portée contre lui: Québec, à savoir: Les jurés de notre Dame la reine déclarent, sur leur serment, que Joseph Letellier, de la paroisse de Lotbinière, cultivateur, dans le comté de Lotbinière, n'ayant point la crainte de Dieu, mais obéissant aux inspirations du démon, a, le 24 septembre 1851, dans la quatorzième année du règne de Notre Souveraine Dame Victoria, par violence et avec un bâton, dans la paroisse susdite, dans le susdit comté, commis félonieusement avec malice et préméditation, un meurtre sur la personne d'Aglaé Larose, contre la paix de Dieu et de notre Dame la Reine, sa couronne et sa dignité. A cette accusation il a plaidé non coupable et s'en est rapporté à la décision de Dieu et de son pays que vous représentez. Votre devoir est donc de vous enquérir s'il est coupable ou non du crime de félonie dont il est accusé. Ecoutez maintenant les témoignages.

Pendant cette procédure empreinte d'une triste solennité, et presque lugubre comme les préludes de l'échafaud, une sensation pénible oppressa bien des âmes dans cette foule compacte qui voulait voir comment un accusé arrive à être convaincu et un crime, puni, par la prudence et la sagesse des lois. L'avocat de la Couronne s'adressant aux petits jurés, leur fit avec un soin méticuleux le récit du meurtre commis il y avait vingt ans, par le prisonnier à la barre, et l'audition des témoins commença. Picounoc, c'est-à-dire Pierre-Enoch St-Pierre entra dans la «boîte» et jura, sur les Saints-Evangiles, de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. A sa vue, il y eut un long chuchotement dans l'auditoire.

--Silence! cria l'huissier.

Picounoc fit un suprême effort pour retenir son audace qui tombait, et paraître tout à fait rassuré. Les yeux de la foule qui venaient de se fixer sur lui le brûlaient. Il courba la tête comme pour se recueillir. Il déclina son nom et ses prénoms.

--Vous connaissez l'accusé à la barre? demanda l'avocat de la Couronne.

--Oui, monsieur, c'est Joseph Letellier.

--Vous connaissiez mieux encore Aglaé Larose sa victime?

--Aglaé Larose était ma femme bien-aimée, répondit le témoin, en poussant un soupir.

--Voulez-vous raconter à la Cour ce qui s'est passé dans la soirée du 24 septembre 1851, en rapport avec la cause actuelle.

--Il y a déjà longtemps, reprit Picounoc en relevant hypocritement un visage attristé, il y a déjà longtemps que cette soirée fatale est passée, mais je m'en souviendrai toujours. On m'avait dit que Letellier aimait ma femme; elle-même m'avoua qu'il la poursuivait de ses assiduités, et la menaçait même de sa vengeance si elle demeurait toujours aussi insensible. J'avertis Letellier, en ami--car nous étions intimes--de respecter ma femme. Il me répliqua que ce qu'il avait dit à Aglaé n'était que du badinage. La chose en demeura là pendant quelque temps. Je surveillai les démarches et les regards de l'accusé, et je m'aperçus bien qu'il n'avait pas renoncé à ses coupables espérances. Mais j'étais sans inquiétude, car la vertu d'Aglaé m'était connue. Cependant Aglaé paraissait triste depuis quelques jours. A la remarque que je lui fis à ce sujet, elle se mit à pleurer, se jeta dans mes bras et me dit: j'ai peur de Djos--c'est ainsi qu'on appelait Joseph Letellier--il a juré qu'il me tuerait.... Je la consolai de mon mieux et lui répondis que ses craintes étaient vaines... que Djos n'était ni si méchant, ni si amoureux d'elle qu'elle le pensait.... Cela se passait sept ou huit jours avant la fête de l'église. La veille de la fête de l'église, au soir, ma femme me demanda d'aller avec elle au jardin pour cueillir des pommes. Nous partîmes tous les deux, laissant, pour cinq minutes, notre petite fille seule dans son berceau. Rendus au jardin, nous nous dirigeâmes vers le meilleur pommier, et j'en secouai les branches pour faire tomber les pommes les plus mûres. Ma femme se mit à genoux à terre pour les ramasser à mesure que j'agitais l'arbre. Pendant qu'elle était ainsi penchée, et que j'étais occupé à secouer le pommier, l'accusé s'avança, un rondin à la main. Je ne le vis qu'au moment où, le bras levé, il abattait son bâton sur la tête de ma pauvre femme.... Je poussai un cri, mais il était trop tard. Je reconnus bien Letellier; je l'appelai par son nom, mais il était loin déjà. Je me précipitai au secours de ma femme; elle n'avait plus besoin de secours, elle était morte. Le bâton lui avait fracassé le crâne.

Ce récit court, succinct et net, gagna à Picounoc les sympathies générales de l'assemblée, et des regards de haine se dirigèrent dès lors vers l'accusé. Mais ce n'était pas tout, il fallait répondre aux transquestions, et les transquestions sont des écueils où viennent souvent faire naufrage la fourberie et la mauvaise foi.

--Vous avez dit, commença Victor, qu'on vous avait informé des empressements de l'accusé auprès de la défunte, nommez donc quelqu'un de ceux qui alors vous ont donné ces renseignements.

--Plusieurs le disaient; mais je ne me souviens pas des noms de ces personnes.

--Comment avez-vous pu oublier leurs noms vous qui vous souvenez si bien de ce qu'elles vous ont dit alors?...

--Ce n'est pas de ma faute, si je n'ai pas la mémoire des noms....

--Quelle heure était-il quand vous êtes allés au jardin, vous et la défunte?

--Environ neuf heures du soir.

--Et quand le meurtre a eu lieu?

--Environ une vingtaine de minutes plus tard.

--Faisait-il noir?

--Oui, passablement.

--S'il faisait noir, comment avez vous pu reconnaître l'accusé?

--Nous avions un fanal.

--Comment était ce fanal?

--De fer-blanc percé à jour.

--Qu'est-il devenu?

--Il m'a été volé ce soir-là, car je ne l'ai jamais revu depuis.

--Le reconnaîtriez-vous si vous le voyiez?

--Je le pense.

--Est-ce lui, ce fanal? Et l'avocat montra au témoin le fanal trouvé par l'ex-élève....

--Picounoc le prit, l'examina attentivement comme on fait d'une connaissance, et répondit:

--C'est lui, on c'en est un pareil: mais il n'était pas attaché comme ça par une lisière de papier.

--A-t-il été longtemps allumé?

--Pas bien longtemps, dix ou quinze minutes peut-être, je ne me rappelle pas au juste.

--L'aviez-vous allumé avant de sortir de la maison?

--Oui, du moins je le crois.

--Maintenant dites à la cour, s'il vous plaît, comment était habillée votre femme ce soir-là.

--Je ne m'en souviens plus.

--Avait-elle un châle sur ses épaules?

--Non.

--Vous veniez de lui acheter un châle de soie?

--Je ne me souviens pas de cela.

--Comment pouvez-vous dire qu'elle apportait pas un châle, si vous ne vous souvenez plus comment elle était habillée?

--Je ne me souviens plus quelle robe elle portait.

--Et vous jurez qu'elle n'avait pas de châle?

--Je le jure.

--Avait-elle un chapeau?

--Non.

--Ne lui avez-vous pas recommandé de se couvrir la tête de son châle, à cause du serein?

--Non, puisqu'elle n'avait point de châle.

--Vous deviez épouser prochainement Madame Letellier qui se croyait veuve?

--Oui.

--Vous l'aimiez depuis longtemps?

--C'est possible.

--Vous avez voulu lui faire la cour moins d'un an après la mort de votre femme?

--Je ne me rappelle pas au juste....

--Vous l'aimiez avant qu'elle fut... ou se crut libre?

--Comme on en aime bien d'autres?

--Vous l'aimiez quand vous vous êtes marie avec Aglaé Larose?

--Qui vous l'a dit?

--Je vous le demande.

--Je n'ai pas remarqué le jour où j'ai commencé à l'aimer.

--N'avez-vous pas souvent dit à l'accusé... Djos, ta femme est légère... ou Djos, défie toi de ta femme? ou quelque chose comme cela?

--Je ne pense pas....

--Ne lui avez-vous pas dit que vous vous feriez aimer de sa femme, si vous le vouliez?

--Je ne lui ai jamais parlé de cela.

--Vous le jurez?

--Oui.

--Savez-vous où l'accusé avait pris le bâton dont il s'est servi?

--Je n'en sais rien.

--N'y avait-il pas des rondins près de la clôture de votre jardin?

--C'est possible.

--Pourquoi ces rondins se trouvaient-ils là?

--Je ne m'en souviens pas, assurément.

--Aviez-vous coutume de corder du bois en cet endroit?

--J'en ai mis quelquefois....

--Vous avez écrit à M. Chèvrefils le jour de la mort de Geneviève?

--C'est possible.

--Et vous avez envoyé Geneviève porter votre lettre?

--Oui.

--Au nom de qui écriviez-vous?

--En mon nom, je suppose.... C'est-à-dire, c'est ma fille....

--Entendons-nous. Est-ce vous ou votre fille qui avez écrit?

--C'est ma fille....

--Alors, ce n'est pas vous?

--Elle écrivait en mon nom.

--Pourquoi?

--Par rapport à son prochain mariage... de sorte que je puis dire aussi bien que c'est elle qui envoyait cette lettre.

--Combien de pages a-t-elle écrites?

--Je ne saurais le dire, je ne les ai pas comptées.

--Deux, trois, quatre?

--Pas si vite....

--Une page?

--Plus ou moins.

--A-t-elle signé son nom ou le vôtre?

--Le mien... le sien!... Je n'en sais rien, je ne sais pas lire.

--Et vous savez mentir! grommela Victor. C'est bien; vous pouvez vous retirer.

Picounoc poussa un soupir de soulagement. Il promena son regard dans la salle et toutes les figures parurent lui sourire. Charlot Grismouche fut appelé et assermenté.

--Vous connaissez le prisonnier à la barre? demanda l'avocat de la couronne.

--Oui, répondit-il, je l'ai vu à Montréal, il y a un mois à peu près. Nous avons soupé et passé une partie de la nuit ensemble à l'hôtel.

--Vous a-t-il parlé de l'affaire du 24 septembre 1851?

--Nous avions sablé quelques coups ensemble et nous avions la langue déliée; nous nous vantâmes d'avoir fait quelques bons coups dans notre vie. Il dit, lui, qu'il en avait fait un, il y a une vingtaine d'années, et qu'il l'avait bien regretté, parce que cela l'avait obligé de fuir et de se faire passer pour mort. Sollicité par nos questions il avoua qu'il avait tué une femme qu'il aimait beaucoup: Ne parlez de rien, ajouta-t-il, j'espère que l'affaire est oubliée et qu'on me laissera en paix.

Transquestionné, il dit que la femme à laquelle l'accusé avait fait allusion se nommait Aglaé. La transquestion tournait contre l'accusé. Le témoignage de Robert Picouille fut le même que celui de son ami. Les deux rusés compères s'étaient fort bien entendus. La Couronne fit entendre plusieurs autres témoins pour faire éclater les vertus civiques et les qualités du citoyen Picounoc. L'un d'eux poussa la bonne volonté jusqu'à déclarer qu'il était grandement question de l'élire marguillier à la Noël prochaine. D'autres vinrent déclarer qu'ils avaient entendu dire que l'accusé aimait Aglaé la femme de Picounoc; mais aucun ne put, toutefois, citer un seul fait à l'appui de ces on-dit. D'après tous ces témoignages explicites et formels, il était difficile de croire à l'innocence de l'accusé. Aussi, malgré son apparence honnête et paisible, commença-t-il à perdre les sympathies du publique. Pendant les dépositions des témoins il fronça souvent les sourcils, comme un homme qui sent la colère bouillonner au fond de son âme: il sourit aussi par fois, mais avec amertume. La défense fit comparaître ses témoins à son tour.

L'ex-élève fut entendu le premier.

--L'accusateur et l'accusé sont mes amis du jeune âge, dit-il.

--Il n'y a pas d'accusateur, reprit le juge, M. St. Pierre n'est que témoin, et la cause est celle de la Couronne.

--Monsieur Pierre-Enoch Saint-Pierre, répliqua l'ex-élève, a été maudit de son père, qui avait été maudit du sien aussi lui.

--On ne vous demande pas de faire la biographie de M. Saint-Pierre ou de ses aïeux, observa l'avocat de la couronne, parlez de la cause....

--Pardon, mon savant confrère, reprit Victor, mais il est nécessaire de bien connaître un homme pour bien comprendre ce qu'il peut faire....

L'ex-élève continua:

--C'est en ma présence que Picounoc--pardon! que M. Saint-Pierre....

On se mit à rire, mais le formidable "Silence!" éclata derechef.

--C'est en ma présence, reprit l'ex-élève, que Saint-Pierre a été maudit de son père, il y a vingt-deux ans de cela. Plus tard un peu je le rencontrai; il me dit qu'il se mariait et qu'il n'aimait pas sa fiancée, mais qu'il se laissait faire parce qu'elle possédait une belle propriété. Je le blâmai. Il répliqua: Tiens! je n'ai pas de secret pour toi! j'ai aimé, j'aime et j'aimerai toujours. Celle que j'aime, tu la connais, c'est Noémie. Elle est la femme d'un autre. Eh bien! puisque de ce côté le bonheur m'est ravi, je n'estime plus les femmes que d'après leur dot, et je voudrais devenir veuf tous les ans pour me remarier toujours avec des filles avantageuses.

--Si tu parlais sérieusement, que je lui répliquai, j'irais de ce pas avertir ta fiancée: Je suis sérieux, qu'il me répond, je suis un maudit et le fils d'un maudit, donc il faut que je fasse mon oeuvre.

Ces premières paroles du témoin à décharge bouleversèrent profondément la salle toute entière, et les idées les plus opposées jaillirent tout à coup de partout: Quel est le monstre? quel est le martyre? est-ce l'accusé? est-ce l'accusateur? se demandait-on avec effroi. Et l'on cherchait à deviner, sur les traits impassibles de Letellier et sur la figure hypocrite de Picounoc, le secret de ce mystère.

L'ex-élève continua: Je prévins la défunte, et j'avertis aussi l'accusé, car de ce moment je perdis toute confiance en Picounoc,--pardon! en Saint-Pierre--mais ni Aglaé Larose, ni Joseph Letellier ne s'occupèrent de mes avis. Je partis pour l'ouest quelque temps après le meurtre d'Aglaé. Je savais bien que Letellier était accusé de ce meurtre; mais j'ai toujours pensé qu'il y avait une ruse en cette affaire, et quoique ne m'expliquant pas la fuite ou la mort de Djos Letellier je ne le croyais pas coupable. Un jour, il y a trois mois de cela environ, nous étions réunis, sauvages et trappeurs, dans une petite chapelle, au fort Providence, sur le lac des Esclaves. Le grand-trappeur arriva. Nous le connaissions tous comme chasseur et l'aimions beaucoup, mais nous ne savions ni son nom véritable, ni d'où il venait. Jamais il n'avait voulu desserrer les dents à ce sujet. Ce grand-trappeur d'alors, c'est l'accusé d'aujourd'hui. Moi je me mets à parler de Lotbinière, à propos du vieux chef des Couteaux-jaunes, le Hibou-blanc, qui venait de se trahir et de s'avouer Canadien renégat, autrefois instituteur. Ce misérable s'appelait Racette de son vrai nom, et il avait bien maltraité, quand il faisait l'école, mon ami Djos Letellier. Là dessus je chante pouille au vieux renégat, et je ne sais comment, mais j'arrive à dire: Pauvre Djos! s'il n'avait pas eu tant d'ennemis, il serait encore heureux, son enfant ne serait pas orphelin--tous les yeux se braquèrent sur le jeune avocat--et sa femme ne serait pas veuve, sa femme ne serait pas veuve, remarquez bien cela!

--Sa femme veuve? me dit le grand-trappeur qui pleurait.

--Et oui, depuis vingt ans.

--Tu te trompes! qu'il ajoute en secouant la tête, Djos a tué sa femme dans un moment de folle jalousie.

--Il ne l'a pas tuée puisque je l'ai vue il y a cinq ans, que je riposte; c'est la femme de Picounoc qu'il a tuée!...

--Mon Dieu! mon Dieu! s'écrie le grand-trappeur en tombant à genoux.

--Le missionnaire lui demande ce qu'il a. Il pleurait comme une Madelaine, et criait: Noémie! Noémie, pardon!... ah! je n'ai pas tué ma femme!... mon Dieu, soyez béni!...

--Toutes ces choses me sont bien restées dans la tête, allez! ça m'a fait assez d'impression. Et tout le monde pleurait dans la chapelle....

Et dans la cour aussi, pendant cette rapide et pittoresque esquisse du témoin, bien des gens s'essuyaient furtivement les yeux.

--Voilà, votre honneur, une lettre du missionnaire du fort Providence qui confirme le récit du témoin, dit le jeune avocat, et il déposa sur la table, parmi d'autres documents, la lettre que le juge fit lire de suite.

--Alors poursuivit l'ex-élève, je revins de suite au pays avec le grand-trappeur, pour éclaircir cette triste et inexplicable affaire. Comme je l'ai dit, dans mon témoignage, hier, j'ai fait croire à Picounoc que Geneviève la folle pourrait peut-être nous être plus utile qu'il ne le croyait. Et Geneviève a été empoisonnée quelques jours après. Dans son délire elle a parlé de fanal, de chandelle et de cheminée.... J'ai compris que cela avait rapport au meurtre d'Aglaé, et je me suis mis à chercher. J'ai fouillé partout. A la fin, derrière la cheminée du hangar de Picou... pardon! de M. Saint-Pierre, j'ai trouvé le fanal que voici. Je ne sais pas ce qu'il va dire, par exemple, ce fanal....

La cour éclata de rire malgré la solennité de la circonstance.

Transquestionné.--L'accusé a avoué, en votre présence, qu'il a tué Aglaé Larose, la femme de Saint-Pierre?

--Pour ça, oui! mais il croyait avoir tué sa propre femme, comprenons-nous. Il pensait l'avoir surprise dans les bras de Picounoc....

--Qui a conseillé à l'accusé de revenir au pays?

--Personne. Il s'est dit comme ça: Puisque c'est la femme de Picounoc que j'ai tuée, j'ai été le jouet et l'instrument d'un grand scélérat; allons à la grâce de Dieu: il faut que la clarté se fasse.... Et nous sommes partis tous deux.

La fortune inconstante allait tourner encore, et l'accusé apparaissait déjà, aux yeux de plusieurs, avec l'auréole du martyre. Madame Letellier fut appelée. Elle parut vêtue de noir et voilée; mais, pour rendre témoignage, elle rejeta en arrière les replis de deuil de son grand voile, et sa douce figure fit entrer la compassion dans les coeurs. Victor laissa à son adjoint la tâche délicate d'interroger Noémie.

--Je suis la femme de l'accusée, dit-elle d'une voix émue.

--Après une année de bonheur, Madame, votre mari ne vous a-t-il pas rendue malheureuse en se laissant aller à la jalousie.

--Oui, monsieur... sans que je puisse deviner pourquoi, il est devenu jaloux....

--Et il se montrait violent, n'est-ce pas?

--Que mon savant confrère veuille bien donner une autre tournure à ses questions, et ne pas provoquer ainsi la réponse qu'il désire, observa l'avocat de la couronne.

--Se montrait-il violent? repartit l'avocat de l'accusé.

--Très-violent.

--Sortait-il souvent?

--Pour ses travaux seulement.

--Avait-il des amis bien intimes?

--M. Saint-Pierre était son plus intime ami.

--Avez-vous connaissance qu'on l'ait averti de se défier de son ami?

--M. Paul Hamel l'en a averti en ma présence....

--Et votre mari a-t-il profité de cet avertissement?

--Il a répondu à Paul Hamel que c'était probablement le dépit qui le faisait parler ainsi, parce qu'il ne pouvait pas avoir en mariage Emmélie la soeur de Saint-Pierre.

--Vous aperceviez-vous alors que M. Saint-Pierre vous aimait?

--Cela ne me venait pas à l'idée: mais plus tard, lorsqu'il me demanda en mariage, il m'avoua qu'il m'aimait depuis le jour où il m'avait vue pour la première fois.

--Depuis combien de temps sa femme était-elle morte quand il vous rechercha en mariage?

--Depuis six mois.

--Et combien de temps avez-vous pris à vous décider à l'épouser?

--Vingt ans.

Il y eut un murmure approbateur dans la salle.

--Où étiez-vous le soir du meurtre?

--A l'église.

--Savez-vous comment le meurtre a eu lieu?

--Oui... mon mari m'a tout expliqué.

--Racontez fidèlement, s'il vous plaît?

Le silence, déjà profond, se fit encore plus absolu; chacun retenait son souffle pour ne rien perdre de ce récit nouveau.

--Ce fut Saint-Pierre qui alluma la jalousie dans le coeur de mon mari, en lui disant, à chaque instant, que j'étais légère et oublieuse de mes devoirs. D'abord, mon mari n'en crut rien; mais il m'observa davantage et interpréta mal mes actions les plus innocentes. Il devint véritablement jaloux sans que j'eusse la plus légère faute à me reprocher, Dieu le sait. Quand Saint-Pierre le jugea assez prévenu, il lui jura que je serais à lui-même Saint-Pierre quand il le voudrait, et, la veille de la fête de l'église, quand je fus partie pour aller à confesse, il vint de nouveau trouver mon mari et lui dit: Rends-toi ce soir, vers neuf heures, dans mon jardin, et cache-toi bien, tu verras si je suis un menteur. Mon mari répliqua: Ma femme est à l'église.--C'est pour mieux te tromper, répondit Saint Pierre.--Elle n'aurait pas mis, pour aller courir dans les jardins, le beau châle que je lui ai acheté dernièrement, observa mon mari.--Pour aller au rendez-vous, on ne se fait jamais trop belle, reprit Saint-Pierre. Mon mari, tout bouleversé, se rendit dans le jardin, il prit un rondin sur un tas de bois que Saint-Pierre lui avait montré, comme par hasard, un peu auparavant, et se cacha sous les arbres. L'obscurité se répandit. Alors il entendit venir quelqu'un, et vit deux personnes s'avancer vers la barrière. Quand elles furent entrées, il entendit Saint-Pierre s'écrier: je t'aime!... et la femme qui l'accompagnait poussa un soupir. Au bout d'un instant Saint-Pierre dit: Asseyons-nous ici, ma douce Noémie--comme s'il m'eut parlé--puis, il ajouta d'autres paroles encore... et embrassa sa femme.... Il fit brûler une allumette exprès pour se faire voir. Alors mon mari qui se tenait tout près, un bâton à la main, aperçut une femme, la tête penchée sur l'épaule de Saint Pierre, et enveloppée presqu'entièrement dans un châle absolument pareil au mien. Il fut trompé par ce vêtement; il crut que j'étais infidèle, et il voulut me tuer... et il aurait eu raison, si.... Mais, épuisée par ce long effort, Madame Letellier s'affaissa tout à coup et fondit en larmes. On lui apporta un peu de vin et d'eau, et, quand elle se fut remise, on continua à recevoir son témoignage. Picounoc apparaissait déjà comme le plus rusé des monstres.

--Vous avez eu dernièrement la visite d'une dame Gagnon?

--Oui, monsieur.

--Voulez-vous raconter à la cour ce qui s'est dit alors au sujet du châle de la défunte?

--Mon fils disait: Il y a quelque chose cependant qui va embarrasser Picounoc, et qu'il expliquera difficilement: c'est le châle.

--Madame Gagnon parut surprise un peu: Est-ce qu'il l'a détruit ce châle? demanda mon fils.--Je n'en sais rien, répondit-elle.--Ensuite elle se reprit: Il ne m'en a jamais parlé, ajouta-t-elle: Mon fils se leva vivement, ouvrit ma commode:--Il ne l'a pas détruit, Madame, le voici, dit-il, et il déplia le châle que j'avais pris pour aller à l'église, le soir du meurtre.... Madame Gagnon demeura un instant sans parler, puis elle dit en balbutiant: N'est-ce pas celui de votre mère?

--Etiez-vous l'amie de la défunte Aglaé?

--Oui.

--Vous a-t-elle jamais dit que votre mari l'importunait de ses assiduités?

--Jamais. Elle m'a dit que c'était une fausse rumeur que des méchantes langues faisaient courir.

Transquestionnée.--Savez-vous, madame, si la défunte avait un châle semblable au vôtre?

--Je ne lui en ai jamais vu.

--Avez-vous entendu dire qu'elle en eut un?

--Jamais....

--Si elle en avait eu un, croyez-vous que vous ou les voisines en eussiez pris connaissance de quelque façon?

--Si ce châle devait servir à induire mon mari en erreur, il a dû être tenu caché.

--C'est tout, Madame, vous pouvez vous retirer.

Le médecin Noël Dubois fut cité à son tour. Il dit qu'un jour, pendant que penché sur le berceau de l'enfant du prisonnier, il regardait, en causant avec la mère, la petite créature, le prisonnier entra subitement, et, se montrant animé de la plus sotte jalousie, l'accabla d'injures et l'appela séducteur de femme. Il dit aussi que l'accusé passait pour bien jaloux....

Madame Gagnon comparut. Elle arriva escortée de deux hommes de police, car elle était prisonnière depuis la veille. Elle regarda l'assistance d'une façon suppliante, car elle n'avait encore rien perdu de son hypocrisie. Vieille, laide, rousse et l'air bégueule, elle ne pouvait compter que sur son mérite pour s'attirer les coeurs.

--Votre nom, madame? demanda Victor.

--Eugénie Laroche, femme Gagnon, monsieur.

--Eugénie Laroche? répéta Victor en la regardant fixement.

--Oui, monsieur, reprit la vieille, est-ce que mon nom ne vous va pas?

On se mit à rire, et l'huissier imposa son éternel "silence!"

--Depuis quand êtes-vous dans la paroisse de Lotbinière?

--Depuis un mois et demi environ.

--Vous avez été chez Madame Letellier, il y a quelques jours, pourquoi?

--Pour la consoler de ses peines....

--Vous avez regardé un châle assez joli et bien conservé que l'on vous a montré alors?

--Oui....

--Et qu'avez-vous dit?

--Je ne me rappelle pas d'avoir fait des remarques.

--N'avez-vous pas dit que ce châle appartenait à madame Letellier?

--Oui, Monsieur.

--Comment saviez-vous cela?...

--Parce que... parce que... il sortait de sa commode.

--Mais quelqu'un vous affirmait que c'était le châle de la défunte, quelle raison aviez-vous de dire que c'était celui de madame Letellier... répondez! Est-ce parce que les deux étaient pareils?

--Probablement....

--Et qui vous a dit que les deux châles étaient pareils?

--Personne.

--Vous l'avez deviné?...

La vieille ne voulut plus ajouter un mot. De guerre lasse on dut l'éloigner. Plusieurs témoins vinrent déclarer que Letellier s'était presque tout à coup montré terriblement jaloux. Puis vint Angèle Mercier, femme de Noé Delorme. Elle déclara que lorsqu'elle était enfant, Picounoc la payait pour lui faire dire qu'elle portait des billets doux de la part de madame Letellier au Docteur et de la part du Docteur à madame Letellier, et pour lui faire dire aussi à Joseph Letellier qu'il allait, lui Picounoc, en cachette voir Noémie; que tout cela était faux....

La malice hypocrite de Picounoc se dessinait peu à peu, mais sûrement. On voyait un rayon d'espoir briller sur le front du prisonnier. François Bernier, de Ste. Croix, suivit. Il dit que le soir du meurtre de la femme de Saint-Pierre, il avait ramassé un fanal, dans le jardin, et qu'il l'avait donné à Geneviève, une espèce de folle qui demeurait la plupart du temps dans le voisinage. C'est tout ce qu'il savait. Vint ensuite le tour de la petite José Antoine--Héloïse Hamel--qui était gardienne chez Letellier, le soir da meurtre, pendant l'absence de Noémie.

--Vous étiez gardienne chez Letellier, le soir du meurtre?

--Oui, Monsieur.

--Quel âge aviez-vous alors?

--J'avais douze ans, Monsieur.

--Que s'est il passé alors?

--Madame Letellier m'avait demandé pour avoir soin de son enfant, pendant qu'elle irait à confesse. Je berçais le petit sur mes genoux--Plusieurs sourirent en regardant le petit qui était maintenant le beau grand garçon qu'on appelait M. l'avocat Victor--Je berçais le petit sur mes genoux, continua le témoin. Tout à coup, vers neuf heures ou neuf heures et demie, M. Letellier entre. Il était affreusement changé. Il s'approche de l'enfant, le regarde en pleurant, le prend dans ses bras, l'embrasse plusieurs fois, et me le rend en disant: Aies-en bien soin... car il n'a plus de mère!

--Sa mère est allée à confesse, que je réponds, il la verra demain.

--Elle ne reviendra plus, je l'ai tuée, qu'il dit d'une voix à faire peur,... et moi, qu'il ajoute, vous ne me reverrez jamais.... Et il sortit pour ne plus revenir. J'avais peur. J'ai couru avertir le monde.

Le témoignage naïf et concluant de la petite gardienne fut corroboré par ceux à qui en effet, le soir du meurtre, elle alla annoncer la nouvelle de la mort de Madame Letellier.

Le marchand bossu de Ste. Emmélie, prisonnier aussi lui, fut questionné à son tour.

--Geneviève, la pauvre folle morte l'autre jour, vous a porté une lettre le jour de sa mort, demanda le jeune avocat.

--Oui, Monsieur?

--De la part de qui?

--De la part de M. Letellier.

--Pouvez-vous dire à quel sujet cette lettre était écrite....

--Non, Monsieur....

--Pouvez-vous dire combien de pages d'écriture elle renfermait?

--Je n'ai pas remarqué ce détail.

--Vous l'avez lue cette lettre?

--Oui.

--Y avait-il plus d'une page d'écriture?

--Je ne puis le dire.

--Avez-vous cette lettre?

--Peut-être la retrouverai-je.

--Saint-Pierre l'a-t-il signée lui-même?

--Non, puisqu'il ne sait pas écrire.

--C'est une autre personne qui l'a signée pour lui?

--Apparemment.

--De son nom?

--Comme de raison.

--Voici, votre honneur, dit le jeune avocat, s'adressant au juge, la déposition certifiée de Mademoiselle Marguerite Saint-Pierre au sujet de cette lettre. Mademoiselle Saint-Pierre est malade et n'a pu venir à la cour.

--Mon père m'a dit d'envoyer à M. Chèvrefils, par Geneviève, une lettre qui se trouvait sur la table dans la salle. Comme j'éprouvais quelque répugnance à obéir, mon père ouvrit la lettre et, me montrant les quatre pages toutes blanches, il me dit: Tu vois que ce n'est pas compromettant. Il n'y avait pas un mot d'écriture en effet. Je mis mon nom, entrelacé avec celui, de Victor, sur le coin d'une page, et je remis la lettre à Geneviève qui partit pour ne plus revenir....

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