Picounoc le maudit
XI
LA MÈRE LABOURIQUE
Robert et Charlot--car c'étaient bien nos bandits d'autrefois--disparurent comme ils étaient venus, à l'insu de tout le monde. Cela n'empêcha pas que plusieurs affirmèrent les avoir vus passer; mais le signalement des uns ne répondait point au signalement des autres, et ne servait qu'à dépister les recherches. Le bossu, qui avait pris le goût des richesses, et même était devenu passablement avare, en courtisant la fortune, avait perdu le sommeil depuis la visite malencontreuse des deux compères. Pourtant, il ne s'était vu dépouiller que d'une somme assez mince, et les voleurs firent comprendre, par le désordre qu'ils laissèrent derrière eux, que leur avidité n'avait pas été aussi heureuse que grande. Le bossu ne gardait chez lui que peu d'argent: il prêtait, comme je l'ai dit, à courte échéance et à gros intérêts. Quelque fois aussi il prêtait à long terme, mais il n'y perdait rien, et c'était quand un motif étranger s'ajoutait à l'avarice, son motif habituel. Ainsi, à la demande de Picounoc, dont il aimait la fille Marguerite, il avait avancé à la veuve Letellier tout l'argent nécessaire pour payer l'instruction de son enfant.
Picounoc ne ressentit pas de chagrin du petit malheur arrivé à son ami; d'abord parce qu'il se réjouissait ordinairement des adversités des autres, et, ensuite, parce que le bossu trouverait là un prétexte de plus pour faire vendre la terre de Noémie.
Robert et Charlot étaient descendus à Québec, car on se cache plus facilement à la ville qu'à la campagne: la foule est discrète comme la solitude. Ils longent le côté nord de la rue Champlain et se dirigent vers une maison à deux étages, sale et moussue, où mes lecteurs sont entrés, il y a plus de vingt ans, à la suite de Djos, du charlatan, des gens de cage et des voleurs. C'est encore la même maison, mais avec vingt ans de plus sur le pignon; elle est plus sombre encore qu'autrefois et s'identifie, en quelque sorte, avec le rocher noir qui la domine et l'écrase de ses trois cent cinquante pieds de hauteur. Les habitués d'autrefois sont disparus, sauf deux ou trois, mais ceux d'aujourd'hui ne valent pas mieux. La mère Labourique n'est plus derrière le comptoir; elle se tient assise dans son fauteuil, auprès de la fenêtre, et s'amuse à regarder les passants. La Louise, plus jaune, si c'est possible, que dans sa jeunesse, a succédé à sa mère. Elle a trouvé un mari, l'a perdu--temporairement--et elle fait un glorieux veuvage.
Robert et Chariot entrent en riant.
--Qu'y a-t-il de si drôle? demanda la Louise.
--Batiscan! dit Charlot, on ne fait pas de rencontre comme celle-là tous les jours.
--Non, Seigneur! dit Robert.
--Quelle rencontre? demande la Louise.
--On te contera cela; rien de plus singulier. C'est un des plus beaux tours du hasard.
--Oui, Seigneur! affirme Robert.
--Qu'est-ce que c'est donc, la Louise? fait la vieille d'une voix saccadée.
--Un peu plus tard, mère Labourique, on vous dira tout. Pour le moment on a autre chose à faire.
--Plus tard! plus tard! Je ne suis pas jeune, moi, pour attendre ainsi: j'ai quatre-vingts sonnés, oui!
--Eh bien! la mère, on arrive de Lotbinière, Robert et moi, dit Charlot, manière de se graisser la patte chez les campagnards.
--Ah! ah! vous venez de Lotbinière! cela me rappelle ce pauvre Saint-Pierre.... Mon, Dieu! je l'ai bien regretté, le brave homme!... Il me semble que sa mort a porté malheur à notre maison. Depuis, les affaires n'ont pas bien marché... non, non!...
--Vous souvenez-vous d'un grand jeune homme à la voix nasillarde qu'on appelait Picounoc?
--Ma foi! non, je ne me souviens pas de lui.... Est-ce qu'il venait ici?
--Et oui, mère, reprit vivement la Louise: je me le remets bien, moi! La gaillard, il buvait sec....
--Eh bien! reprit Chariot, ce fripon-là est aujourd'hui l'un des habitants les plus à l'aise de Lotbinière.
--Vous ne le direz plus! exclama la Louise.
--Et vous l'avez dégraissé? repartit en riant la vieille aubergiste.
--Vous ne l'avez pas tué, j'espère, demanda la Louise un peu anxieuse.
--Tué? allons donc, on est plus humain que ça. Du reste, il ne s'agit pas de Picounoc, mais d'un farceur que vous avez bien connu.
--J'en ai tant connu de farceurs, observa la vieille.
--Vous vous souvenez de Paméla?
--Paméla Racette? demanda la Louise.
--Justement la soeur de notre ex-associé que le diable a emporté, je crois, vingt ans trop tôt.
--Eh bien?
--Eh bien! elle est au service d'un riche marchand de Lotbinière.
--Pas possible?
--Pas possible si vous voulez, mais elle y est, quand même, balayant la place, faisant la soupe, et brassant la paillasse comme... une femme de qualité, tous les jours que le bon Dieu amène.
--Cette pauvre Paméla! que j'aimerais à la voir! dit la Louise en poussant un gros soupir. Lui avez-vous parlé de moi?
--Ma foi! nous n'y avons pas songé.
--Nous avions beaucoup à faire et peu de temps à notre disposition, ajouta Robert.
La vieille éclata de rire tout à coup, et, se penchant dans la fenêtre, parut s'intéresser vivement à une scène de la rue.
--Qu'y a-t-il donc de si drôle, mère?
--C'est un bossu... ah! que c'est drôle!... Un Monsieur encore!... habillé sur le fin! Il s'est penché pour ramasser une pierre et faire peur aux gamins, je suppose, mais je t'en fiche! un des gamins s'est mis à cheval sur la bosse, au grand amusement de la foule.
En entendant parler d'un bossu, les deux escrocs s'approchèrent de la fenêtre: C'est lui! s'écrièrent-ils à la fois.
Ils se regardèrent un moment pour s'interroger.
--Ne nous montrons pas, dit Robert, il est plus fort que nous, et il a pour lui le droit.
--Bah! s'il nous menace, nous le dénoncerons.
--C'est vrai, mais cachons-nous, c'est plus prudent.
--Et, si Paméla nous avait trompés?
--Si quelqu'un s'informe de nous, dit Charlot aux deux femmes, dites que vous ne nous connaissez point.
--Vous vous sauvez? demanda la vieille.
--Le bossu nous dérange un peu, la mère, n'importe, nous vous conterons notre voyage un autre jour. Et ils sortirent.
Le bossu entra. Il avait l'air d'un homme bien élevé; mais la colère animait encore son visage, et sa parole était brève et saccadée.
--Est-ce qu'il n'y a pas de police ici, que les gens sont attaqués en plein midi par la valetaille des rues?
--La police, Monsieur, répondit la vieille, elle se cache ou se sauve quand on l'appelle, comme le chien de M. Nivelle... ah! ce n'était pas comme cela de notre temps!
--Vous ne vieillissez pas, mère Labourique, vous êtes fraîche comme à cinquante ans.
--Ah! pardon, Monsieur, je ne vaux pas grand'chose maintenant, je m'aperçois bien que je m'en vais... mes jambes sont paralysées et je passe ma vie dans ce fauteuil, c'est bien ennuyeux, allez! et j'ai hâte d'aller dans un monde meilleur....
--Vous l'avez bien mérité la mère.
--J'ai fait mon possible....
Le bossu avait envie de rire. Il demanda à la femme qui était au comptoir, si elle était bien Louise, et but un verre de gin pour se donner du ton. Louise répondit qu'elle était bien elle-même, mais que les chagrins de toutes sortes la rendaient méconnaissable.
--Je ne me rappelle pas de vous, Monsieur, ajouta-t-elle, est-ce que vous êtes venu ici, déjà?
--Quelquefois, mais vous pouvez bien m'avoir oublié, il y a bien longtemps. J'étais tout jeune alors. C'est au bon temps de Robert, de Charlot, du docteur au sirop de la vie éternelle.
--Et du vieux chef? ajouta Louise, je me souviens de ce temps-là et de ces gens aussi. C'est étonnant que je vous aie oublié.
--Cela ne m'étonne pas du tout moi. Plusieurs de ces pauvres diables ont mal fini. Racette et le docteur au sirop ont goûté du pénitencier.
--Pas longtemps. Ils se sont évadés en tuant leur gardien.
--Vraiment! Et les a-t-on pincés?
--Nous n'avons plus entendu parler d'eux. C'étaient deux fins matois, allez!
--Et Charlot? et Robert?
La Louise hésitait. La vieille répondit: Ah! Seigneur! il y a longtemps qu'ils ont déguerpi et gagné les lignes.
--Toujours prudente, la mère, dit le bossu! Ils seront contents de vous, quand je leur dirai cela. Ils sont ici, du moins ils devaient y être, puisqu'ils m'y ont donné rendez-vous.
--Ils vous ont donné rendez-vous ici?
--Ici même, chez la mère Labourique.
--Et pourquoi?
--Ah! secret d'état.... Ils arrivent de Lotbinière, vous le savez peut-être, peut-être l'ignorez-vous. Nous nous sommes rencontrés là; leur bonne fortune l'a voulu ainsi. Je les ai reconnus les vieux de la vieille, et, je leur ai mis en main la plus jolie affaire du monde. Ils m'ont juré leurs grands dieux qu'ils seraient reconnaissants, et....
--Je comprends, dit la vieille.... Je comprends! s'ils vous ont promis quelque chose, vous l'aurez, soyez-en sûr....
--Mais pourquoi ne sont-ils pas ici?
--Je n'en sais rien, monsieur.
--Ils ne sont pas encore passé les lignes? demanda-t-il d'un air moqueur.
--La mère a perdu la carte, reprit la Louise, qui voulait racheter le faux pas de la vieille, n'allez pas vous fier à ce qu'elle dit. Robert et Charlot ne sont pas venus ici depuis dix ans.
--La mère Labourique d'aujourd'hui jase aussi bien que la mère Labourique d'il y a vingt ans. Elle s'est défiée de moi d'abord, et elle a agi avec prudence, ensuite, elle s'est montrée franche et a eu raison, car je sais que Robert et Charlot sont ici à Québec et qu'ils ont l'habitude de venir dans cette maison.
Vous vous trompez, Monsieur, et vous ne les verrez jamais dans notre maison.
--Est-ce un défi?
--C'est un défi facile à jeter, puisqu'ils nous sont tous deux devenus presque étrangers.
--Vous voulez les cacher?
--Pourquoi?
--Parce qu'ils sont des voleurs!
--Et nous faisons métier de cacher les voleurs, je suppose?
--Depuis trente ans.
--Vous êtes un lâche et un menteur!... Accuser ainsi deux femmes honnêtes comme ma mère et moi! oh! c'est infâme!
--Tout doux, la Louise... ta vertu n'est pas si farouche que ça!...
--Votre impertinence serait moins grande si vous vous adressiez à un homme... misérable bossu que vous êtes!...
--J'en jure Dieu, s'écria le bossu piqué au vif, je démolirai votre sale boutique et je trouverai bien les rats qui s'y cachent!
Il sortit. Pour se consoler, en revenant, il pensait à Marguerite; mais Marguerite pensait au jeune Victor, et elle pleurait en pensant à lui. Voici pourquoi: Picounoc était revenu de l'ouvrage soucieux et morose. Il ne soupa que légèrement. Marguerite lui demanda la cause de cette tristesse et de ce manque d'appétit:
--Pauvre enfant, dit-il, c'est, vois-tu, que je voudrais te rendre heureuse, et tu ne le veux pas...
--Comment! petit père, il me semble que...
--Tu ne veux pas épouser M. Chèvrefils.
--Il est vieux, bossu, avare, jaloux!... et vous croyez qu'il me rendrait heureuse?...
--Il t'aime et il est riche, cela suffit...
--Je ne l'aime pas, moi.
--Caprice d'enfant...
--Pourquoi insistez-vous tant aujourd'hui? vous me disiez, dernièrement, que Victor m'aimait et que vous en étiez aise.
--J'ai compris que tu ne pouvais pas devenir la femme d'un avocat, et puis je ne veux pas me séparer de toi.
--Mais si j'épousais M. Chèvrefils?
[Carence d'impression]rais souvent, souvent...
--Vous viendrez me voir à Québec, et l'été, je passerai la vacance ici.
--Tu sais, Marguerite, qu'une fille qui se marie malgré son père est rarement heureuse.
--Je ne me marierai pas malgré vous.
--Tu épouseras donc M. Chèvrefils.
--Jamais! je resterai fille plutôt. Vous voulez m'avoir auprès de vous, vous m'aurez ainsi tant que vous voudrez.
--Marguerite, tu ne sais pas comme...
--Mon père, je ne vous comprends pas!...
--Ne me demande pas la raison de mon insistance, je t'en prie, mais, obéis, et Dieu te bénira...
--Je hais cet homme...
--Il est puissant et peut nous faire du mal.
--Mon père, nous avons le coeur droit. Dieu est avec nous, qu'avons-nous à craindre?
--Marguerite!...
--Mon père!
--Je t'en supplie!...
--Ma conscience s'y oppose.
--C'est un prétexte; il n'y a pas de mal en cela... c'est un prétexte pour rester insensible aux prières d'un père qui te chérit...
--Vous savez que je vous aime, mon père, eh bien! je resterai avec vous.
--Non!... il faut que tu te maries!
--Avec le bossu?
--Avec M. Chèvrefils!
Marguerite se voila la face de ses deux mains. Picounoc tomba à genoux devant elle.
--Marguerite, dit-il, aie pitié de moi!
Marguerite jeta ses bras autour du cou de son père et l'embrassa avec effusion, puis, fondant en larmes, elle alla s'enfermer dans sa chambre.
--Le bossu me l'avait dit, que je verrais mon père à mes genoux... Mon Dieu! quel est ce mystère! il me glace d'épouvante.
Picounoc s'était laissé intimider par les menaces du bossu, et redoutait son indiscrétion. Père dénaturé, il aimait mieux sacrifier sa fille que renoncer à la possession de Noémie.
XII
LE JEU DES COUTEAUX
--My! my! what is it? s'écria John.
--Quid est tibi, quod fugisti?... ajouta l'ex-élève.
--Des cadavres! exclama Baptiste.
--Un massacre! répéta Félix.
John se pencha sur un des guerriers morts.
--Les Litchanrés se faire battre, dit-il.
--Je n'appelle pas ça se faire battre moi, dit l'ex-élève, ils se sont faits tuer raide.
--Les Couteaux-jaunes sont venus les surprendre ici, observa Baptiste, cela m'explique pourquoi ils ont dévié de leur route.
--C'est vrai, ajouta Félix, mais comment ont-ils pu deviner que leurs ennemis se trouvaient ici?
--Naskarina savait peut-être le chemin que prendrait sa tribu.
Tout en causant ils examinaient les cadavres.
--Le jeune chef! dit l'ex-élève.
--Le Lièvre qui court! reprit Félix.
--C'étaient deux amis, ils ont du tomber en semble, ajouta Baptiste.
--For sure! dit John.
--Donnons leur une sépulture commune, que les mêmes branches de sapins les recouvrent éternellement.
--Voici un amas de rameaux et de feuilles qui n'attendent que le moment d'être utiles, étendons-les comme un suaire sur nos amis défunts; mais, auparavant, réunissons les morts.
Et les quatre chasseurs couchèrent, côte à côte, les indiens qui avaient succombé dans le combat. Lorsqu'ils rangèrent le corps de Kisastari, la plaie que le couteau du Hibou-blanc lui avait faite dans le dos s'ouvrit; le sang coula et le mort poussa une plainte sourde. Un frisson courut dans les veines des quatre blancs, et pourtant ils n'étaient pas peureux. Ils se remirent aussitôt.
--Il n'est pas mort, dit l'ex-élève, vite! de l'eau et de la gomme de sapin.
Un moment après l'eau pure rafraîchissait les lèvres altérées du blessé et le baume du Canada commençait à cicatriser ses plaies. Les autres étaient bien morts. Ils furent ensevelis sous les rameaux. Les chasseurs, en enlevant l'amas de feuilles et de branches qu'ils venaient d'apercevoir, mirent à nu les cadavres des Couteaux-jaunes....
--Oh! oh! dirent-ils, il y a eu bataille en règle, et des morts de chaque côté. Nos amis se sont bien défendus, tant mieux! les branches leur seront plus légères.
--Que les corps des Couteaux-jaunes aient le sort réservé aux cadavres des Litchanrés! dit l'ex-élève, en enlevant la dernière branche.
--Oh yes, ajouta John.
--Qu'ils soient la pâture des loups et des corbeaux!
--Oh! yes!
--Et disons un pater et un ave pour les âmes de nos amis, dit Baptiste, en se mettant à genoux auprès des Litchanrés.
--Oh! yes! mais c'est moi pas dire, parceque c'est moi pas croire nécessaire, mais vous autres faire bien de prier.
--C'est ton affaire, John.
Et les trois chasseurs catholiques, à genoux près des cadavres des indiens, récitèrent avec dévotion un pater et un ave.
Kisastari avait repris connaissance. Ses amis résolurent de rester auprès de lui jusqu'à ce qu'il fut en état de marcher, et, quand ils le virent capable de tuer du gibier pour se nourrir, ils lui donnèrent une bonne provision de poudre et s'éloignèrent.
Les Couteaux-jaunes s'avançaient lentement et joyeusement vers le lac Noir. Le Hibou blanc poursuivait de ses assiduités la belle Iréma qui demeurait insensible et inconsolable.
--Jamais Iréma ne pourra aimer, disait-elle, celui qui a tué son fiancé.
--Si tu ne m'aimes pas de bon gré, tu m'aimeras de force.
--Iréma n'a pas peur des tourments, ni de la mort. Elle sera heureuse de souffrir et de mourir pour Kisastari son époux.
--Ne prononce jamais ce nom devant moi!
--Kisastari! c'est le nom que j'aime.
--Le Hibou blanc se vengera....
--Le Hibou blanc n'est pas un véritable indien, et il a peur des tortures....
Comme le grand-trappeur, Iréma avait les mains enchaînées--car on la savait capable de s'enfuir seule à travers la forêt. Souvent elle regardait le visage pâle qui l'avait sauvée, et elle eut donné sa vie pour lui rendre la liberté. Quand les deux prisonniers se rencontraient, ils échangeaient de tristes et éloquents regards.
La troupe atteignit le lac Noir, et elle fit retentir de ses cris de joie les ondes solitaires et les bois mystérieux. Les danses et les chants durèrent tout un jour. Les jeunes guerriers, vers le soir, s'approchèrent du vieux chef en lui dirent:
--Tu nous as promis que les réjouissances se termineraient par la mort de notre vieil ennemi, le grand-trappeur, eh bien! nos jambes sont fatiguées de danser, nos voix sont lasses de chanter, et nous voulons nous reposer bientôt.
--Vos bras sont-ils aussi fatigués? demanda le Hibou blanc.
--Non:
--Vos couteaux sont-ils bien aiguisés?
--Oui!
--Et bien! attachez à un tronc d'arbre le grand chef, et lancez-lui vos couteaux dans le coeur, à vingt pas de distance.... On verra lequel de vous est le plus habile.
Une clameur joyeuse suivit les paroles du chef, et le grand-trappeur fut attaché au tronc d'un sapin. Il ne tremblait pas. Les jeunes gens se placèrent en rang à vingt pas. Les femmes regardaient avec curiosité. L'une d'elles pleurait: c'était Iréma. Le sort avait désigné l'ordre dans lequel on devait tirer. Le premier qui s'arma du couteau fut le Loup cervier. Il regarda sa lame tranchante et dit en souriant:
--Vous autres, vous ne frapperez qu'un cadavre.
Alors il visa, d'un oeil perçant au coeur du grand-trappeur leva le bras lentement et, toujours l'oeil fixé sur le prisonnier, il lança l'arme sifflante.
--Nul! c'est nul! à recommencer, s'écria-t-il furieux, on m'a touché le bras.
Le couteau n'avait déchiré que le gilet du prisonnier.
--Arrête! s'était écrié Naskarina, j'ai une parole à confier au chef. Et, disant cela, elle avait saisi le bras de l'indien.
--Pourquoi troubles-tu la fête, Naskarina? dit le Hibou blanc avec une légère aigreur.
--Iréma pleure, vois-tu? elle est affligée de la mort du grand-trappeur, eh bien! chef, c'est à toi de profiter des dispositions où elle se trouve. N'aimes-tu pas mieux avoir l'amour de cette femme que la mort de cet homme...
--Je ne te comprends pas bien, Naskarina.
--Ecoute--elle parlait bas--dis à Iréma que tu donneras la liberté au grand-trappeur si elle veux t'aimer.
--Naskarina, tu as de l'esprit.
--Et puis, si tu veux tuer cet homme, fais le suivre ou surprendre.
--Naskarina, merci!
Il commanda aux guerriers de suspendre leur terrible jeu de couteaux, et il se dirigea vers Iréma. Le grand-trappeur ne savait que penser, mais il était loin d'espérer la délivrance. Iréma, remplie de reconnaissance envers le grand-trappeur, consentit à se sacrifier pour le sauver.
--Je serai votre femme, dit-elle, mais pas avant que la robe noire nous unisse....
--La robe noire est bien loin....
--Nous irons ensemble, et nous marcherons tout un mois s'il le faut.
--C'est bien long, Iréma.
--Je puis bien sacrifier ma vie pour sauver un homme qui m'a fait du bien, mais il ne m'est pas permis de sacrifier mon âme; et, si tu ne veux pas attendre, chef, ordonne à tes guerriers de continuer leur jeu meurtrier... tu ne m'auras jamais pour femme....
--Et si je le sauve!
--Si tu le sauves, Iréma sera ta femme, elle le jure, et elle est capable de tenir sa parole.
--Je crois à ta parole et tu es libre.
En disant ces mots il fit tomber les liens qui enchaînaient les mains de la belle indienne. Ses guerriers, surpris, se regardaient entre eux et commençaient à murmurer.
--Le Hibou blanc nous trahit; risqua l'un d'eux....
--C'est un étranger; les Couteaux-jaunes ont eu tort de se fier à lui, dit un autre.
--C'est une honte pour nous!
Le vieux chef s'avança au milieu d'eux: Depuis que je suis avec vous, dit-il, vous n'avez pas été bafoués par vos ennemis, et vous les avez souvent vaincus. Quand j'étais jongleur, je vous prédisais votre bonne fortune et vos triomphes, depuis que je suis devenu le premier de la tribu que j'avais adoptée, ai-je jamais trahi mes compagnons ou failli à ma tâche? Vous devez donc avoir confiance en moi, et croire que tout ce que j'ordonne est pour la gloire et le bien de la tribu. Je veux une femme; et celle que je veux, c'est Iréma, la fiancée de Kisastari que vous avez tué. Elle ne sera ma femme qu'à une condition. C'est que je rende la liberté au grand-trappeur.... Le voulez-vous?
Un frémissement s'empara des indiens attentifs: Rendre la liberté au grand-trappeur! s'écrièrent-ils stupéfaits.
--Si vous ne le voulez pas, je me soumettrai, car le vieux chef aime mieux sa tribu qu'il ne s'aime lui-même....
--Le Hibou blanc est avec nous depuis autant de lunes qu'il y a de branches à cet arbre, et il nous a toujours été dévoué, qu'il fasse donc selon ses désirs! s'écria l'un des indiens.
--Eh bien! mes enfants, reprit le chef, d'une façon câline, et parlant bas pour n'être pas entendu des autres, consolez-vous, tout ne sera pas perdu, le grand chef ne nous échappera pas. Il sera mis en liberté, mais vous allez l'attendre sous les bois. Que dix d'entre vous s'élancent dans la forêt, du côté du soleil, je vais le renvoyer par là.
Aussitôt dix des plus agiles disparurent sans bruit.
Le grand-trappeur avait bien vu qu'il se tramait quelque nouveau complot; mais il n'avait rien entendu, et toujours il supposait que l'on s'évertuait à trouver un genre de mort digne du mal qu'il avait causé. Quelques heures s'écoulèrent avant que le Hibou blanc s'approchât de lui; heures d'angoisses et d'agonie que celui qui va mourir peut seul comprendre.
--Frère, dit le Hibou blanc.
--Moi, ton frère! vil renégat, jamais!
Le vieux chef eut un mouvement de colère, mais la pensée d'Iréma lui rendit le calme.
--Compatriote, dit-il en français, tu me crois plus méchant que je suis, je t'offre la liberté.
--La liberté! dis-tu, mais à quel prix?
--Pars! tu es libre. Et il coupa, d'un coup de couteau, les liens qui l'attachaient à l'arbre. Le grand-trappeur eut envie de se jeter sur lui et de l'étrangler. Plusieurs indiens arrivèrent armés de fusil.
--Pars, dit le vieux chef, va-t-en de ce côté--il montrait le bois--éloigne-toi vite, car nous ne voulons plus te revoir. Si tu suis les bords du lac, tu seras tué, car mes guerriers sont là qui t'attendent.
--Et de ce côté, demanda le grand-trappeur il n'y a personne qui me guette pour me tuer? dit-il avec ironie.
--Personne! répondit le traître Hibou blanc.
--Mourir pour mourir, pensa le prisonnier, il vaut mieux être tué par une balle que servir de jouet et de cible aux couteaux de ces chiens.
--Donne-moi un fusil, de la poudre et du plomb! demanda-t-il.
On lui donna ce qu'il voulait.
--Au revoir, dit-il, et il s'élança, libre comme l'oiseau, dans la forêt qu'il aimait tant.
Le Hibou-blanc sourit en le voyant partir, et s'approcha d'Iréma.
--J'ai tenu parole, tu vois comme je t'aime.
--Iréma ne t'aime point, mais elle tiendra sa parole aussi bien que toi.
Le grand-trappeur s'arrêta bientôt et se mit à genoux. Pendant longtemps il pria. De quelque côté qu'il put aller il s'attendait à être assassiné, car il connaissait la perfidie des Couteaux jaunes et de leur chef blanc, le renégat. Il marcha avec toutes les précautions possibles, et souvent il mit son oreille contre le sol pour percevoir les sons et découvrir le passage de quelque voyageur. Il se serait bien caché, mais il fallait ne pas mourir de faim, et, alors faire la chasse et probablement se trahir.
Les dix indiens s'étaient arrêtés à une courte distance, et formaient un cordon comme les tirailleurs qui se dispersent sur le champ de bataille. Ils guettaient, attentifs, épiant tous les bruits de la forêt. Tout à coup l'un d'eux entendit le bruit des rameaux qui craquaient sous des pieds pesants. Il tressaillit et s'assura, que son fusil était bien chargé. Mais le bruit s'éteignit peu à peu, puis il se fit entendre dans une autre direction:--C'est le diable que cet homme, pensait-il, il court avec la rapidité d'un cerf... mais il ne nous trompera pas. Plusieurs des indiens entendaient le bruit et tenaient en eux-mêmes le même langage. Le premier qui avait été mis en éveil, oubliait, petit à petit, en songeant à sa belle sans doute, la glorieuse mission qu'il avait à remplir, quand il fut tiré de sa rêverie par un murmure, et un violent froissement de feuilles sèches: Il est passé! le misérable, cria-t-il. Et, se levant, il fit par accident tomber la gâchette de son fusil. Le coup partit et la forêt résonna au loin. Alors un homme robuste et grand se cacha derrière une souche noire et, là, il attendit quelques instants pour voir d'où venait le danger. C'était le grand-trappeur. L'indien maladroit rechargea sa carabine et se tint debout. Le fugitif ne pouvait pas le voir. Les autres indiens crurent le grand-trappeur mort, et ils accoururent. Se voyant cerné--car des pas précipités résonnaient de toutes parts autour de lui--le grand-trappeur se leva pour fuir. L'indien qui venait de recharger sa carabine l'aperçut. Il eut un éclat de joie dans les yeux, épaula son arme et... tomba mort. Le grand chef fuyait, il ne le vit point tomber. Trois autres arrivèrent essoufflés, haletants, mais la figure souriante....
--Est-il mort? se demandèrent-ils?
--Oh! yes! et toi, mourir aussi, dit une voix étrange.
Et, au même instant, l'indien tomba frappé par une balle....
--Accipe ballam meam! cria une autre voix. Et un troisième indien tomba.
--A moi l'autre! à moi l'autre! dit Baptiste; mais le quatrième se sauvait; une balle lui écorcha le bras en passant. Les autres indiens qui accouraient aussi s'arrêtèrent au bruit de la fusillade. La peur les saisit, vaillants loin du danger, toujours prêts à assassiner leur ennemi confiant, ils ne s'exposaient guère sans nécessité et isolément. Ils revinrent au lac Noir.
Le blessé les suivit de près. Le vieux chef était dans une inquiétude extraordinaire. L'écho avait apporté le bruit des détonations des armes à feu, et il était facile de conclure qu'un engagement avait eu lieu entre les indiens et quelques ennemis. Peut-être aussi que le grand chef, blessé d'abord, s'était défendu longtemps avant de tomber; peut-être étaient-ce ces quelques chasseurs canadiens laissés à l'embouchure de la rivière Claire, il y avait quelques jours. Cette réflexion était la plus juste. Et le blessé dissipa tout doute à ce sujet, car il avait entendu l'anglais de John, et le latin de l'ex-élève, et de plus, la balle de Baptiste l'avait richement effleuré. Le Hibou blanc venait de passer de la joie à la colère et de la confiance à la peur.
--Et le grand-trappeur est-il encore vivant? demanda-t-il au blessé.
--Le grand-trappeur doit être mort. Il n'était pas avec les autres chasseurs. Il s'est sauvé dans la direction de la rivière Athabaska et plusieurs balles l'ont suivi....
--L'ont-elles atteint?
--Oh! Oui... je le crois, je l'ai vu tomber... c'est alors qu'avertis par mon coup de feu, les blancs sont accourus et m'ont attaqué. C'eût été folie de lutter contre plusieurs, je suis revenu.
La vérité était légèrement altérée, mais ce récit, fort vraisemblable, valut à l'indien perfide de chaudes marques de sympathie.
--Levons le camp, ordonna le chef, et marchons vers le grand lac des Esclaves.
XIII
POINT DE PORTE DE DERRIERE.
Quelques jours après le voyage de Robert et de Charlot à Lotbinière, et leur visite par trop intéressée au marchand bossu, un Monsieur Gagnon, barbe grise, figure insignifiante, vint s'installer avec sa femme, une vieille laide, mais alerte et pimpante, et une servante bonne enfant, dans une maison du voisinage, qu'il acheta et paya comptant--Chose assez rare pour être signalée, d'autant plus qu'à la maison attenait une fort belle terre. Le bossu flairant une bonne pratique, alla présenter ses hommages à la dame nouvelle, et, bientôt la plus étroite amitié lia les deux maisons. Si Madame Gagnon ne se fût pas révélée, en même temps, si dévote, on eût pu craindre le jeu des mauvaises langues, car les visites du bossu devinrent bien fréquentes, et Madame allait acheter souvent. Elle achetait sans doute peu à la fois. Le mari passait pour un bonhomme, un de ces hommes commodes qui ferment les yeux pour ne pas voir. Mais qu'avait-il besoin de regarder? Madame se faisait conduire si souvent à l'église, et puis, elle était dans la soixantaine!
Victor Letellier avait été douloureusement surpris de voir l'indigence dans la maison de sa mère. A sa dernière vacance encore, il avait trouvé la demeure modeste enveloppée dans une atmosphère de paix et de félicité. Tout lui avait souri comme autrefois: les arbres feuillus et les fleurs du jardin, le seuil antique et le foyer solitaire. Le pain n'avait pas manqué sur la table, ni la gaîté dans le coeur de sa mère. C'est peut-être que l'écolier, que l'étudiant, fatigué des murs du collège qu'il ne peut franchir impunément, altéré de soleil, d'air et de liberté, se plaît, dans son exaltation, à revêtir, comme d'un nimbe lumineux, tous les objets qu'il a regrettés longtemps, et longtemps évoqués dans ses rêves. Depuis plusieurs années, en effet, la maison de la veuve Letellier s'en allait en ruine. Un contrevent était tombé, et le gond de fer rouillé qui le soutenait depuis vingt ans n'avait pas été remplacé par un gond neuf; le pignon dépeinturé laissait voir, comme une tache honteuse, sa petite fenêtre brisée, où les chapeaux de paille remplaçaient les vitres; le perron devenu poussière sous la pluie et les pieds, se voyait remplacé par une bûche de merisier mal écarrie. Les bardeaux de la couverture se garnissaient d'une mousse verdâtre. Le lambris du carré, blanchi à la chaux autrefois, avait pris une teinte grise et sombre sous l'action de la pluie. La grange ne se portait pas mieux, et, sans de forts étais qui la soutenaient encore, le vent de nord-est qui souffle fort en cet endroit, l'eût couchée sur son vieux châssis en pourriture. La misère s'échappait par tous les ais, par toutes les pièces, et cependant le jeune avocat ne venait que de l'apercevoir. Il en ressentit une profonde commotion. Tout son passé de joie et de lumière se perdit dans une ombre épaisse! il regretta d'avoir été heureux pendant que sa mère souffrait.
Un instant l'amour--ce baume divin auquel nul ne résiste--l'amour calma son chagrin et lui rendit le bonheur. Mais ici encore le calme présageait la tempête, le soleil annonçait l'orage. Marguerite, qu'il avait vue si rieuse et si aimante, était devenue tout à coup chagrine et presque sauvage. Elle semblait se trouver mal à l'aise devant lui, et paraissait le fuir. Un changement aussi prompt était inexplicable et portait le trouble dans son âme. Il était venu débordant d'ivresse et d'espérance, il allait repartir désespéré. Il était venu se reposer dans la solitude des champs, se distraire dans les plaisirs du village, avant d'entrer dans l'arène où chacun combat contre tous pour conquérir sa part des biens de la vie, et il allait, comme un coursier que l'on presse d'atteindre le but, continuer sans repos, sa marche difficile. Il lui tardait de rendre à sa bonne mère un peu de tout ce bien qu'elle lui avait fait; et, si la fortune tardait trop à venir, il trouverait, dans la maison de Picounoc, un refuge à cette femme aimée. Et même, n'était-ce pas là la voie la plus courte pour arriver à la félicité? Le mariage de Picounoc et de Noémie ne serait-il pas le gage de l'union de Victor et Marguerite?
--Oh! les jours sombres achèvent, et j'ai tort de me désespérer, se dit enfin le jeune avocat; encore quelques mois et, sans doute, l'allégresse rayonnera dans tous nos coeurs.
Avant de s'en retourner à Québec, Victor alla faire ses adieux à Marguerite. Il dissimula d'abord, sous un air d'indifférence et un ton badin, le chagrin dont il était rempli. Marguerite éprouva un long serrement de coeur en le voyant parler aussi gaîment de son départ.
--Ta pauvre mère va s'ennuyer, dit-elle....
--Je lui écrirai souvent....
--Viendras-tu cet hiver?
--Peut-être aux jours gras, si je gagne quelques dollars pour payer ma voiture.
--Papa va toujours à la ville pendant l'hiver, il se fera certainement un plaisir de t'emmener.
--Si tu m'aimes encore, dans ce temps-là, tu le chargeras de me voir... mais....
--Mais!... que veux dire ce mais?...
--L'autre jour, t'en souviens-tu? tu m'aimais beaucoup.
--Si je m'en souviens!
--Laisse-moi finir... Aujourd'hui, tu m'aimes un peu.
--Un peu! fit Marguerite avec reproche.
--Laisse-moi finir.
--Non, tu finis trop mal....
--Cet hiver, tu ne m'aimeras plus!...
Marguerite ne répondit pas, mais elle leva sur Victor un regard si doux, si plein de prière et d'amour, qu'il se sentit troublé jusqu'au fond du coeur.
--Marguerite, dit-il, pourquoi me regardes-tu ainsi?
--Victor, pourquoi parles-tu comme cela?
Et les deux jeunes gens se regardaient fixement, avec douceur, avec volupté. Peu à peu leurs yeux se remplirent de larmes, leurs mains se joignirent, un cri parti du coeur:
--Marguerite!
--Victor!
Picounoc parut. Le traître! se montrer dans un pareil moment! qu'il soit honni de tous les amoureux!
--Marguerite, Monsieur Chèvrefils, dit-il, en présentant le bossu. Le bossu suivait.
Picounoc ne savait pas Victor était là, dans un charmant tête-à-tête avec Marguerite. Il parut surpris, et le bossu fit une grimace éloquente. Marguerite s'avança vers lui:
--Je vous présente Monsieur Letellier.
--C'est-à-dire notre voisin, reprit Picounoc, moitié sérieux, moitié badin, le fils de la veuve Noémie que vous connaissez bien.
--Oh! c'est ce jeune homme que nous avons protégé? Je suis heureux de faire votre connaissance, Monsieur, dit-il au jeune avocat, en lui tendant la main.
--J'aurais voulu vous connaître plus tôt, Monsieur Chèvrefils, répondit Victor, j'aurais dû vous connaître plus tôt,... puisque de concert avec M. St. Pierre vous avez fait du bien à ma mère... et vous m'en avez fait à moi-même!...
--Bah! ne parlez pas de cela, je vous prie, c'est si peu de chose!
--Vous avez fait beaucoup, Monsieur, mais cependant, si votre générosité n'est pas satisfaite, il se présente une heureuse occasion de l'exercer encore.
Le bossu se sentit pris. Il balbutia pourtant:
--Que faudrait-il donc faire encore?
--Il faudrait ne pas faire vendre maintenant la terre de ma mère.
--C'est la nécessité, Monsieur. Le commerce a des exigences... ah! vous êtes neuf, vous ne connaissez pas encore les mauvais côtés de l'existence.
--C'est vrai, mon Victor, ajouta Picounoc; et ce serait mal juger M. Chèvrefils, que de le croire dur ou insensible, parce qu'il use de moyens extrêmes pour recouvrer son argent.
--Au reste, ajouta le bossu, si vous désirez parler affaires, Monsieur Letellier, je demeure à la rivière du Chêne, près du grand pont. Nous serons seuls, et les dames, par conséquent, ne s'ennuieront pas à nous entendre.
--Je m'intéresse beaucoup à madame Letellier, dit Marguerite, et vous pouvez parler d'elle en ma présence aussi longtemps qu'il vous plaira.
--Merci, Marguerite, dit Victor.
--Et un peu à Monsieur Letellier, n'est-ce pas? demanda le bossu en essayant de rire.
--Victor est mon ami d'enfance.
--Et je parie, Mademoiselle, que vous pourriez dire plus encore, si vous écoutiez votre coeur.
Marguerite eut envie de dire hautement: oui! mais elle songea à son père, et fit taire le cri de son âme. Victor était blessé du ton fendant qu'avait pris le marchand; il eut envie de répliquer de la même façon, mais la crainte d'être impoli ou de déplaire à Picounoc, retint sur ses lèvres toute parole offensante. Il reprit après quelques minutes, changeant de sujet:
--Vous avez été victime d'un vol? M. Chèvrefils?
--Oui, Monsieur, d'un vol considérable! Et vous comprenez que cela ne règle pas mes affaires, ne paie pas mes comptes.
--Et chasse un peu la bonne humeur, ajouta Victor en riant.
--C'est vrai! c'est vrai! il faut l'avouer.
--Vous n'avez pas retrouvé les voleurs?
--Je les ai suivis à la piste.
--Et ils sont arrêtés?
--Pas encore, mais ils le seront; je sais où les prendre; je connais leur cachette.
--Vraiment!
--Robert et Charlot sont les plus anciennes pratiques de la mère Labourique.
--La mère Labourique! exclama le jeune avocat, la mère Labourique, je connais ça! J'ai voulu voir de mes yeux le sale tripot dont j'ai tant de fois entendu parler. C'est là qu'autrefois une trame infâme avait été ourdie contre mon père, jeune encore, et sans expérience. Toute une société de brigands tenait là ses quartiers généraux et décrétait ses arrêts de mort contre ceux qui lui portaient ombrage. Mais mon père, grâce à Dieu, avait fini par triompher de ces misérables. L'un d'eux, s'il vit encore, doit se souvenir d'un coup de rame qui fit sa marque, un autre perdit un pied, un autre, le plus puni de tous....
Il s'arrêta soudain, et rougit comme un homme qui vient de dire une chose insensée. Il est maladroit de parler de corde dans la maison d'un pendu. Le jeune avocat s'efforça de racheter son imprudence en disant:
--Heureusement que les fils ne tiennent pas toujours de leurs pères!
Marguerite observa le trouble de son ami, et fut frappée de la manière inattendue dont il terminait cette sortie contre les bandits du temps passé. Elle ignorait, la pauvre enfant, que le chef de ces scélérats, celui dont la mort avait été si terrible, était son aïeul, le père de son père.
--Achève donc, Victor, dit-elle ingénument; je n'ai jamais entendu raconter cela, moi....
Picounoc lui imposa silence d'un regard et, quand il vit qu'elle ne comprenait qu'à demi:
--Il y a des choses, dit-il, que les jeunes filles ne doivent pas entendre.
Marguerite crut qu'elle avait manqué de réserve, et se retira toute confuse. Le bossu demeurait inflexible sous son masque de barbe noire. Cependant, il brûlait de ses yeux fauves le jeune homme imprudent.
--"L'Etoile" part vers midi, dit le jeune avocat, je n'ai que le temps d'embrasser ma mère en passant et de m'embarquer: Je vous dis adieu.
--Tu descends à Québec? Je croyais que tu passais un mois au moins avec, nous, dit Picounoc étonné....
--Ma mère est pauvre et je vais travailler pour la secourir.
--Ta mère ne manquera de rien, Victor, je te le jure, reste si tu veux.... Mais enfin c'est le devoir d'un bon fils de travailler pour ses parents.... Dieu te bénira, mon enfant, va, tu fais bien. Et il tendit la main au jeune avocat.
--Au revoir, M. Chèvrefils, dit Victor au bossu.
Le bossu lui serra la main d'un mouvement convulsif comme pour lui rompre les os.
--Est-ce l'amitié? demanda Victor.
--C'est pour vous remercier du souvenir que vous avez évoqué tout à l'heure.
--Le souvenir des brigands?
--Oui, j'ai connu votre père... je l'ai aimé... oh! beaucoup aimé. Ce brave Djos! c'est dommage qu'il soit mort si vite....
--Oui, Monsieur, c'est dommage, car les hommes honnêtes sont assez rares.
--Il est mort trop tôt; j'aurais bien aimé à le revoir. C'est un tour qu'il nous a joué, le gascon! partir si jeune et si vite!
Victor et Picounoc regardaient le bossu avec étonnement.
--Tu as connu Djos! demanda Picounoc.
--Je l'ai connu, bien sûr, et peut-être mieux que toi-même.
--Tu ne m'as jamais dit cela.
--Il y a bien des choses que je ne t'ai jamais dites.
--Où l'as tu connu?
--Où? un peu partout, que diable! Il a voyagé ce garçon, et moi, je ne suis pas resté les deux pieds dans un sabot.
--C'était un brave homme en effet, et, s'il n'eut eu ce moment de folie que vous savez, la jalousie....
--Le vertige! le vertige de l'amour, quoi! c'est quelque chose de dangereux.... Il avait pourtant une femme honnête et dévouée!
--Une belle et adorable femme! ajouta Picounoc avec passion.
--Que voulez-vous? reprit le bossu, la jalousie est le plus horrible des aveuglements, et le fruit défendu sera toujours le meilleur.
Victor expiait les paroles imprudentes qu'il avait dites tout à l'heure. A son tour il souffrait, et le souvenir que l'on évoquait lui était bien amer.
--J'ai pardonné, reprit Picounoc hypocritement; j'ai fait le bien pour le mal, Dieu le sait, cela me suffit. Ne parlons plus de cet homme, ni de ces choses.
--Parlez-en à votre aise, Messieurs, je m'en vais, dit froidement le jeune avocat.
Et il sortit. Marguerite le reconduisit jusque sur le seuil de la porte.
--Marguerite, dit-il, je n'aime pas ce bossu, une voix intérieure m'avertit de me défier de lui.
--Il passe cependant pour un honnête homme; sauf qu'il aime trop l'argent, paraît-il.
--Les hommes qui aiment trop l'argent sont bien dangereux.
--Comment cela?
--Parce que, pour avoir cet argent qu'ils convoitent, ils se font les instruments de toutes les passions, les complices de tous les crimes.
--Il a fait du bien à ta mère.
--Oui, mais afin de lui faire plus de mal; c'est le raffinement de la méchanceté. Je vois clair tout à coup. Cet homme a jeté son argent sur notre terre, comme on jette un filet. Il nous tient et ne nous lâchera que pour nous chasser de notre foyer.
--Si tu savais comme je le hais cet homme, et mon père veut que.... Picounoc et le bossu sortirent de la chambre voisine, ce qui empêcha Marguerite d'achever sa confidence.
Les amoureux sont perspicaces, Victor devina ce que Marguerite n'avait osé achever. Il jeta un regard inquiet sur la jeune fille.
--Je comprends tout... dit-il... ah! voilà pourquoi tu me recevais si froidement tantôt...
--Victor, on nous observe... je t'aime et je le déteste. Es-tu content?
--Marguerite, merci! au revoir! à bientôt!
Picounoc trouva un prétexte pour sortir et laisser seuls Marguerite et le bossu. La jeune fille eut voulu se voir ou plutôt le voir loin. Quoi de plus insupportable eu effet que les assiduités d'un homme que l'on hait? Le bossu se faisait beau autant que possible, prenait des airs câlins, multipliait les sourires agaçants et les regards de feu, tout cela en pure perte, Marguerite était toute ailleurs. Sa pensée voyait d'autres regards et d'autres sourires plus doux, une figure plus jeune, plus belle et plus noble.
--Vous ne m'aimez donc pas un peu, Marguerite? risqua enfin le bossu à bout de patience.
--Pas du tout, Monsieur.
--C'est franc, mais c'est dur.
--Et c'est vrai, ajouta la jeune fille.
--Vous m'aimerez plus tard, quand vous serez ma femme.
--Quand je serai votre femme?
--Oui. Il le faut, vous le savez.
--Je ne suis pas encore convaincue....
--Cependant vous avez vu votre père à vos genoux....
Marguerite, brusquement émue par cette parole, resta silencieuse.
--Je vous l'avais dit, ajouta le bossu. Je sais ce que fais, et j'obtiens toujours ce que je veux.
--Toujours?
--Oui, toujours, et, bien que vous ne m'aimiez pas, je vous aurai.
La froide ténacité de cet homme effrayait Marguerite.
--Qui êtes-vous donc, dit-elle, pour parler ainsi?
--Qui je suis? votre futur mari.
--A quand notre mariage? demanda-t-elle ironiquement.
--A bientôt, mademoiselle.
XIV
KISASTARI
L'ex-élève et Baptiste, Félix et John s'étaient mis à la poursuite de leurs ennemis avec l'acharnement des loups qui ont trouvé la piste du troupeau. Ils savaient bien qu'ils ne pouvaient pas engager la lutte ouvertement avec eux et les battre quand ils seraient prévenus et préparés, mais ils espéraient les surprendre et peut-être, qui sait? délivrer leur ami, le grand-trappeur; les indiens passent si aisément et si vite de la crainte à l'insouciance, de la prudence à la témérité.
Rendus à l'endroit où Litchanrés et Couteaux-jaunes en étaient venus aux mains, ils hésitèrent un peu, ne sachant quelle direction prendre; car un parti de sauvages s'était dirigé vers la rivière Athabaska, et l'autre, vers le nord. Cependant, ayant examiné attentivement le gazon et les branches, sur le passage des deux tribus, ils trouvèrent celui-là plus foulé et celles-ci plus rompues du côté de la rivière. Ceux qui s'étaient dirigés par là avaient dû passer rapidement, sans prendre le temps de choisir les éclaircies et les endroits les plus favorables. Ils se sauvaient donc. Et les vaincus, c'étaient les Litchanrés puisque leurs morts étaient restés en proie aux bêtes fauves. Kisastari ne put leur fournir aucun renseignement; il ne se souvenait que d'une chose: avoir été frappé par derrière. Et il eut donné beaucoup pour rencontrer le lâche qui l'avait ainsi attaqué. Il ne voulut pas suivre les blancs; il était encore trop faible pour marcher vite. Au reste, il voulait, en chassant, pour se nourrir, rejoindre sa tribu. Les chasseurs canadiens étaient pressés d'atteindre les Couteaux-jaunes. Ils arrivèrent assez tôt pour sauver le grand-trappeur d'une mort certaine, mais, à leur insu, car ils ne le virent point. Ils voulaient seulement appliquer la vieille loi du talion: oeil pour oeil, dent pour dent. Ils savaient que les Couteaux-jaunes étaient des assassins, ils savaient que le grand-trappeur ne devait pas sortir vif de leurs mains sanglantes, et ils étaient d'humeur à venger sur tous la mort d'un seul. Pour eux, tous les Couteaux-jaunes ne valaient pas un grand-trappeur. Ils poursuivirent les fuyards et arrivèrent sur les bords du lac noir. La tribu venait de ployer ses tentes. Au loin, sur le lac, des canots s'en allaient vers le nord, et les avirons fouettaient l'onde avec rapidité.
--Les lâches! ils se sauvent! s'écria l'ex-élève, n'importe, nous les rejoindrons.
Le grand-trappeur n'avait pas vu ses amis. Il crut que les Couteaux-jaunes l'enveloppaient dans un cercle qui allait se rétrécissant toujours, et, pour ne pas perdre toute chance, il se précipita au hasard, courant de toutes ses forces, pour tromper les balles et distancer les assassins. Quand les coups de feu eurent cessé de retentir, il s'arrêta. Un sourire de satisfaction passa sur sa noble figure, et sa pensée monta vers le Seigneur. Il éprouvait un étrange contentement de se savoir libre; il se contemplait avec une sorte de bonheur.
--Dieu m'a protégé, se disait-il, d'une façon évidente, car comment aurais-je pu éviter de pareilles embûches? Le renégat a voulu paraître généreux aux yeux de quelqu'un.... Ah! je le vois! exclama-t-il... tout-à-coup: c'est Iréma qui me sauve à son tour! comment? je n'en sais rien, mais c'est elle! Pauvre enfant! que Dieu te protége, et qu'il te délivre des mains du monstre qui t'a saisie.
Il se dirigea vers la rivière Athabaska, avec l'intention d'en suivre le cours jusqu'au lac de ce nom. Il atteignit la rive droite de cette rivière, le deuxième jour au coucher du soleil. C'était un des plus beaux jours du mois de juin. Son attention fut attirée par une petite lueur lointaine qui se reflétait dans l'eau paisible: Amis ou ennemis, pensa-t-il, je vais voir qui a campé là!
Et il partit, marchant avec précaution pour ne pas donner l'éveil. Il longea la rive et, se glissant comme un serpent sous les feuillages, il arriva à quelques pas du feux. Personne ne rôdait autour de ce foyer, et la flamme allait s'éteignant insensiblement. Il pensa que les chasseurs étaient partis, ou s'étaient cachés à son approche pour le surprendre ou le reconnaître. Sachant que les seuls ennemis qu'il avait à craindre, les Couteaux-jaunes, ne pouvaient se trouver là, il s'approcha du feu hardiment et le réveilla en l'attisant avec un rondin à demi-brûlé. Il se disait qu'il valait autant passer la nuit en cet endroit qu'ailleurs, et que le feu allumé par des inconnus le réchaufferait tout aussi bien que celui qu'il allumerait lui-même. Les flammes pétillaient et jetaient une vive lueur sur le rivage. Un ruban de feu traversait la rivière, et un voile d'une horrible obscurité couvrait le bois et se déroulait dans l'air à une faible hauteur. Cependant cette obscurité n'était que relative. Le voile, sombre pour celui qui se trouvait au dessous, était lumineux pour ceux qui le voyaient de loin.
Deux canots d'écorce descendaient rapidement la rivière, gagnant le lac Athabaska. Le premier portait un missionnaire catholique et trois soeurs de charité, qui s'en allaient catéchiser les pauvres infidèles, au milieu des neiges du Mackenzie; il était conduit par deux chasseurs indiens. Le second n'était monté que par deux rameurs; il portait des provisions et du bagage.
--Ohé! ohé! dit tout à coup l'un des sauvages du premier canot, il y a des chasseurs là-bas; le feu se répand sur la rivière comme le soleil levant, et nous fait une route de lumière.
--Ce sont peut-être de pauvres amis qui n'ont pas vu la robe-noire depuis longtemps, reprit le missionnaire, arrêtons-nous en cet endroit pour y passer la nuit.
--Si nous chantions un cantique? proposa une des religieuses, ceux qui ont campé là ne prendraient point ombrage de notre arrivée et ce serait peut-être plus prudent.
Aussitôt les soeurs de charité, le prêtre et les sauvages, se mirent à chanter:
Je mets ma confiance,
Vierge, en votre secours.
Et loin, bien loin, dans la forêt solitaire, on entendit les échos fidèles répéter tour à tour.
Je mets ma confiance,
Vierge, en votre secours.
Et les voyageurs écoutaient, plongés dans une admiration profonde, ces voix mystérieuses qui louaient Marie, dans le calme de la solitude et dans le silence de la nuit. Tout à coup une voix qui n'était pas l'écho, renvoya, puissante et sonore, du bord du rivage, aux messagers du Seigneur le couplet sacré.
--Des amis! des chrétiens! s'écrièrent les bonnes soeurs en se frappant dans les mains.
--Gagnons terre, dit le prêtre. Et les deux canots vinrent s'échouer sur la glaise de la rive, vis-à-vis le bûcher qui flambait. Un homme debout sur le rivage les regardait approcher.
--Le grand-trappeur! dit l'un des indiens!
--Le grand-trappeur! s'écrièrent les autres.
--Renard d'argent! Ours grognard! fit le grand-trappeur tout étonné.
--Etes-vous seul? je ne vois que vous, demanda le missionnaire.
--Oui, mon père, du moins, je le crois....
Une voix sourde gémit tout à coup sous les rameaux épais à quelques pas en arrière.
--Tout le monde eut un mouvement de surprise, et les yeux se tournèrent vers l'endroit d'où partait cette plainte.
Le grand-trappeur s'arma d'un tison de feu pour s'éclairer et entra hardiment dans le fourré. Ce pouvait être une embûche, n'importe! il avait des moments de folle témérité. Le prêtre et les indiens le suivirent. Il n'avait pas fait dix pas qu'il s'arrêta, poussant un cri de terreur: Kisastari! A ce cri répondit un gémissement; et les quatre indiens, se penchant à leur tour sur le corps de leur jeune chef, se mirent à faire de grandes lamentations.
Kisastari, se croyant tout à fait hors de danger, n'avait, pour ainsi dire, plus songé à sa blessure, et il s'était mis à chasser en se dirigeant vers la rivière. La plaie se rouvrit et nul n'était là pour la cicatriser. Une plaie dans le dos ne peut être guère soignée que par une main étrangère. Le sang se mit à couler, et, bientôt le chasseur épuisé descendit au bord de la rivière et s'efforça d'allumer un petit feu, pour réchauffer ses membres refroidis, et appeler, peut-être, un secours trop tardif. Le feu s'éteignait et il voulut aller ramasser de nouvelles branches sèches, quand, son pied s'embarrassant dans les chicots, il tomba sur la face et ne se releva plus.
Le missionnaire se hâta, de fermer la plaie saignante, sur laquelle il appliqua un bandage de toile de lin, et fit prendre quelques gouttes d'eau de vie au malade que les indiens déposèrent sur une couche de branches près du feu. Les Soeurs de Charité veillèrent en prière toute la nuit, craignant qu'il ne mourut sans pouvoir parler et se confesser, car Kisastari était un converti. Le missionnaire lui donna l'absolution.
Le grand-trappeur, était pensif; il s'apercevait que les indiens le regardaient avec froideur et défiance et cela lui causait du chagrin. Il n'avait pu dire comment Kisastari était venu tomber ainsi, sous un coup presque mortel, près de ce feu mourant, seul, au bord de la rivière. Il avait raconté l'attaque des Litchanrés par les Couteaux-jaunes, et la captivité d'Iréma, mais il ne savait pas que le jeune chef, tombé d'abord sur le champ de bataille, avait été trouvé et soigné par les trappeurs canadiens. Il crut et dit que Kisastari, blessé, s'était sans doute sauvé loin du champ du carnage.... Ours grognard répliqua en secouant la tête: Notre frère, le grand-trappeur, sait bien que le jeune chef ne se sauve jamais, et qu'il serait mort en se battant contre les Couteaux-jaunes ses ennemis.
--Oh! oui, affirma Renard d'argent, notre frère sait bien cela.
--Et vous autres, vous savez bien aussi que le jeune chef à toujours été mon ami, et que je n'ai jamais frappé un ami....
Les deux indiens secouaient la tête....
--Et puis, ajouta le grand-trappeur, ignorez-vous que le grand-trappeur ne frappe jamais par derrière, mais toujours eu pleine face?
Le missionnaire intervint: Mes enfants, dit-il, le grand-trappeur est un enfant de la prière, il aime le bon Dieu et ne lui fait pas de peine.
Les indiens, muets, penchaient la tête.
--Si le jeune chef ne revient pas à la vie, et ne parle point, ces hommes me croiront toujours un assassin, murmura avec douleur le chasseur canadien.
Le lendemain matin les voyageurs continuèrent leur course vers le grand lac, emportant dans leurs canots Kisastari, trop faible encore pour parler, et le grand-trappeur, toujours sombre et rempli d'un triste pressentiment. Les jours s'écoulèrent et les voyageurs, après avoir bravé les périls de toutes sortes, fatigués mais non découragés, entrèrent dans le lac Athabaska long de près de cent lieues, mais assez étroit, qu'ils traversèrent à l'extrémité ouest, pour atteindre le fort Chippeway. Le blessé fut pris de la fièvre pendant la traversée, et, dans son délire, il vit passer devant ses yeux les images de ceux qu'il aimait et de ceux qu'il avait en horreur. Il appela Iréma, et le mot de traître s'échappa aussi de ses lèvres; il prononça le nom du grand-trappeur, le nom du Lièvre qui court, et des paroles de vengeance. Ours grognard et Renard d'argent l'écoutaient avec surprise et terreur, croyant que c'était le Manitou qui le faisait ainsi parler, afin que fut connu le traître qui s'était caché pour frapper par derrière. S'ils n'eussent pas eu peur de la robe-noire et que l'occasion de frapper le grand-trappeur se fut offerte, ils auraient souillé leurs mains du sang de ce juste, car, dans leur simplicité, ils le croyaient coupable. Ils attendirent.
La petite caravane passa quelques jours au fort Chippeway, ayant besoin de réparer ses forces avant de s'avancer plus loin dans cette région de plus en plus désolée. Juillet était arrivé et déjà le soleil, avare de ses rayons, réchauffait à peine les plantes frileuses et les mousses pauvres qui remplaçaient les sapins, les sycomores, et les frênes de la région du sud. L'hiver arrive de bonne heure sous ces latitudes éloignées et il demeure longtemps. A peine le sol dégelé donne-t-il à la petite fleur sauvage le temps d'ouvrir son calice humide; à peine une brise tiède a-t-elle passé sur la nature souriante; à peine une baie timide s'est-elle accrochée rouge et mûre au buisson, que déjà tout se fane, tout meurt et tombe sous le givre implacable.
--Nous partirons demain, après le service divin, dit le missionnaire à ses guides.
Et les guides avaient répondu machinalement: C'est bon.
Le lendemain, à l'heure fixée pour le départ, ni les guides, ni le grand-trappeur ne se rendirent aux canots. Le missionnaire les fit en vain chercher partout, on ne les trouva pas. Il dut prendre au fort de nouveaux hommes pour conduire son canot, et laisser aux soins du gardien, le malade dont l'état inspirait encore des craintes sérieuses.
XV
UNE VENTE PAR LE SHÉRIF.
C'était le premier dimanche de juillet que le missionnaire avait laissé le fort Chippeway, pour descendre la rivière des Esclaves avec ses nouveaux guides; ce même dimanche, si pénible pour l'homme de Dieu qui se voyait trahi par les siens, fut plus triste encore pour la veuve Noémie. La vente de sa terre fut annoncée officiellement à la porte de l'église:
Tout le monde fit cercle autour de la tribune. Défunt Pierrot Martin, l'huissier--que Dieu ait son âme en sa sainte garde!--monta sur le tréteau et lut, en se donnant de l'importance:
Fieri facias de terris.
COUR SUPÉRIEURE--DISTRICT DE QUÉBEC.
Lotbinière, à savoir: Etienne-Charles-Pierre No. 80, Chèvrefils, écuyer, de Ste Emmélie de Lotbinière, marchand, demandeur, contre les terres de dame Noémie Normand, veuve de feu Joseph Letellier, de Lotbinière, défenderesse, à savoir:
1° Une terre sise et située dans le rang St. Eustache de la paroisse de Lotbinière, district de Québec, de quatre arpents de front sur trente arpents de profondeur, plus ou moins, bornée, au nord, au chemin royal du dit rang ou concession, au sud, partie à la route de St. Charles et partie aux héritiers Moraud, à l'est à Hilaire Charette, et, à l'ouest à la terre de Etienne Biron,--avec ensemble les bâtisses sus-érigées, circonstances et dépendances.
2° Une terre à bois sise et située, dans la concession du Portage, de la Paroisse de Ste Emmélie de Lotbinière, même district, de deux arpents de front sur 30 arpents de profondeur, bornée, au nord, à la terre de Stanislas Firmin, au sud, au domaine Seigneurial, à l'est à Jérôme Daigle et à l'ouest à Petoche Miquelon.
Pour être vendu à la porte de l'église de St. Louis de Lotbinière, jeudi prochain à dix heures A. M.
F. X. Alène, Shérif.
Les remarques allèrent leur train, et plusieurs donnèrent à la malheureuse femme le coup de pied de l'âne.
--Voilà ce que c'est! dit Prisque Martineau, elle a voulu faire un gros monsieur de son garçon, au lieu de l'accoutumer comme les nôtres aux travaux de la terre, et son bien passe à payer des livres, des écoles, des études qui ne rendent pas le monde plus fin.
--Elle a fait pour le mieux, la pauvre femme! elle a suivi les conseils de son excellent voisin Picounoc, ajouta François Lapointe.
--Picounoc voyait de loin, reprit Jacques Dumais, il est un peu vaniteux, sa fille est jolie; il voulait la pousser dans la société, et, à cet effet, il lui a préparé pour mari un homme de profession.
--Qui?
--Victor, parbleu! le garçon de la veuve.
--C'est une idée que tu as là, Dumais.
--Pourtant, dit un autre, il paraît que M. Chèvrefils, a déclaré l'autre jour, chez Madame Fleury, qu'il était fiancé avec Marguerite Saint Pierre, et que son mariage aurait lieu avant longtemps.
--Si le bossu se met dans la tête, ou dans le coeur, d'avoir Marguerite, le diable ne saurait y mettre obstacle.
--Il a la bosse de la persévérance, cet homme-là.
--Oui, et c'est sa moindre.
Le jour de la vente arriva. Les citoyens se rendirent en grand nombre à l'église où se faisait la criée. Plusieurs avaient l'intention d'acquérir cette belle propriété, pour eux-mêmes ou pour leurs garçons en âge de s'établir. Trois habitants avaient fait le voyage de la ville pour s'assurer de la somme d'argent nécessaire dans le cas où là terre leur serait adjugée. L'un s'était adressé à Monsieur Larivière, le second à M. Venner; l'autre, plus heureux, n'avait pas trouvé de prêteur. L'encanteur lut les conditions de la vente, et chacun écouta des deux oreilles.
--Maintenant, Messieurs, une offre, s'il vous plaît, dit le crieur, une offre pour commencer, une offre pour la terre de St. Eustache. Vous la connaissez; c'est la meilleure et la plus belle terre de la paroisse....
--La veuve avec? demanda un farceur.
Ce fut un éclat de rire.
--La veuve est pour Picounoc, répondit un autre.
--Allons, Messieurs, allons! reprit l'encanteur, décidez-vous! décidez-vous! il n'y a que le premier pas qui coûte, c'est comme la confession....
--C'est le premier péché qui coûte à dire à la confession.
--On commence par le dernier!
--Allez-vous faire silence! on dirait des enfants, reprit l'encanteur.
--Cent louis! cria une voix.
--Cent cinquante.
--Deux cents....
--Quand je vous le disais qu'il n'y a que le premier pas qui coûte, dit l'encanteur ça va aller! ça va aller! A deux cents louis! deux cents louis! rien que deux cents louis! c'est pour rien! ce n'est pas la moitié de la valeur! Voyons, vous, Baptiste, vous avez envie de mettre un cinquante louis, je lis ça dans votre figure.
--C'est bon, envoyez!
--A deux cent cinquante louis, deux cent cinquante! rien que deux cent cinquante! ce n'est pas le quart de la valeur.
--Ce n'est pas même la valeur du quart! riposta un habitant.
--Bonnet blanc, blanc bonnet! allons; mon farceur, mets un cinquante louis, toi, tu as de l'argent en veux-tu? en voilà!
--Va pour trois cents! répondit un gros gaillard jovial.
--Bon, voilà au moins une offre un peu acceptable, et pourtant, il n'est pas possible que l'on donne pour un si vil prix une pareille propriété.
--Elle est bien détériorée! observa l'un.
--Il n'y a plus de clôtures! ajouta l'autre.
--Les fossés sont remplis! dit un troisième.
--Il faut de l'engrais, partout!
--Les mauvaises herbes pullulent!
--La maison est en ruine!
--Elle va tomber sur le dos de la veuve!...
--Pendant que vous faites des farces la terre s'en va; je vais l'adjuger! A trois cents louis, une fois, à trois cents louis, deux fois... à trois cents louis,... voyons! est-ce tout? vous allez la regretter; dépêchez-vous!... à trois cents....
--Trois cent cinquante!
--Et cinq! dit une voix.
--Qu'il la garde! j'ai fini!...
--Qui est-ce qui vient de mettre? demanda le crieur.
--Moi! répondit une voix.
--A trois cent cinquante cinq louis, rien que trois cent cinquante cinq louis!... c'est pour rien! ce n'est pas la moitié de la valeur.... Faut la rendre à quatre cents au moins.... Voyons! êtes-vous, bien décidés! avez-vous tous fini? A trois cent cinquante cinq louis, une fois! à trois cinquante cinq louis deux fois! à trois cent cinquante cinq louis... eh! eh! attention! personne? fini? toi? vous? Non?... eh bien! ça y est!... eh! trrrois! fois! Adjugé M. Saint-Pierre!
--Picounoc! c'est Picounoc qui l'a achetée! il paraît que le voilà grand propriétaire!
Comme le prix de vente rencontrait les frais et les créances du bossu, la vente fut suspendue, et la terre à bois ne fut pas mise à l'enchère.
Cette journée fut bien triste pour Noémie et pour Victor, le jeune avocat. Victor s'était donné bien du mal pour trouver de l'argent, et empêcher le bien paternel d'être vendu par le shérif, mais il se heurta contre des coeurs insensibles ou indifférents. Il eut toutefois un éclair d'espérance; l'un des notaires agents qu'il vit, lui fit croire que le prêt serait bien possible, si les renseignements qu'il donnait étaient exacts; et Victor savait qu'il n'avait pas même fait valoir toutes les raisons qu'il avait d'emprunter, ni toutes les garanties qu'il pourrait offrir. Le notaire écrivit à une personne de Lotbinière qu'il connaissait bien, pour lui demander s'il y avait quelque risque à prêter trois cents louis à la veuve Letellier. Le jeune avocat attendait la réponse avec impatience, car il connaissait cette démarche du notaire. La réponse arriva. La voici:
Ne prêtez pas plus de deux cents louis, vous perdriez; et, comme deux cents ne paient pas toutes les dettes, vous ne pourriez pas être substitué au demandeur et avoir la première hypothèque.
PIERRE-E. ST. PIERRE.
P. S.--Ne montrez pas cette lettre à Victor, et ne parlez pas de moi.
Victor entra plein de confiance dans l'étude du notaire.
--Eh bien! avez-vous une réponse? demanda-t-il.
--Oui, monsieur.
--Favorable, j'espère?
--Non, monsieur. Je le regrette beaucoup, mais il m'est impossible de vous rendre le service demandé.
--De qui tenez-vous vos renseignements, s'il vous plaît?
--Je ne puis le dire.
--De quelqu'un qui veut acquérir pour rien la terre de ma mère, je suppose?...
--Je n'en sais rien: mais c'est d'un homme en qui j'ai confiance moi, et vous comprenez que cela me suffit.
--Je le comprends!
Et il sortit la tête en feu. Il se dirigea du côté de Ste. Foye, passant, rêveur et désolé, sous les grands arbres qui voilent la route, devant les demeures des riches et des heureux de la ville.
Quand il apprit que Picounoc était l'acquéreur de cette ferme qu'il avait tant raison de regretter, il éprouva une consolation: Au moins cet homme nous aime, pensait-il, et il ne chassera pas ma mère, j'en suis sûr. Et une pensée toute de soleil vint à son esprit: Marguerite sa fille unique, sa fille bien aimée, Marguerite m'aime; elle sera ma femme un jour... à elle tous les biens de son père!... à moi par conséquent!... Et ce rêve légèrement ambitieux égayait son âme.
Il rencontra, deux jours après, le notaire qui avait failli lui prêter de l'argent.
--Eh bien! dit le notaire, savez vous à qui a été adjugée la terre de votre mère?
--Oui, Monsieur, répondit le jeune avocat d'un ton tout-à-fait ragaillardi, à M. P. St. Pierre, un vieil....
Le notaire fit un pas en arrière....
--A M. Pierre-Enoch Saint Pierre? Vous badinez? et à quel prix?
--Trois cent cinquante cinq louis!
--Trois cent cinquante cinq louis!... et à M. Saint Pierre?
--Mais oui! et pourquoi pas? cela vous surprend? M. Saint Pierre est très à l'aise.
--Je n'en doute pas, mais....
--Mais?
--Je ne dis rien! j'aime mieux ne pas parler... salut, monsieur Victor: Qui peut connaître les hommes? murmura-t-il en s'éloignant....
Victor entendit cette remarque et en fut frappé. Cela le conduisit à réfléchir sur la surprise qu'avait manifestée le notaire au nom de St. Pierre, et de là il se reporta à Lotbinière, et il évoqua ses souvenirs encore tout nouveaux. Il revit Picounoc plus sombre et moins empressé auprès de lui que de coutume; il se rappela les paroles mystérieuses de Marguerite, les visites du bossu, les entretiens intimes de cet homme détestable avec le père de Marguerite, et une immense angoisse serra son coeur: Je suis perdu, pensa-t-il!... nous sommes perdus! Cet homme si bon s'est tourné contre nous!... c'est lui, je le parierais, qui a dit au notaire de ne pas me prêter d'argent.... Ah! veut-il donc se dédommager du bien qu'il nous a fait, par un redoublement de malice?... Et, plein de ces pensées douloureuses, il retourna sur ses pas et rejoignit le notaire.
--Je puis bien vous reprocher maintenant, monsieur le notaire, dit-il en l'abordant, d'avoir mis trop de confiance en votre ami.... Vous voyez qu'il était intéressé à me nuire....
--Comment! qui vous a dit?...
--Je sais tout: et si je n'avais rien su, votre étonnement de tout à l'heure m'aurait éclairé complétement....
--On ne connaît pas le monde!... J'étais loin de penser cela de mon ami Pierre-Enoch... enfin, le mot est lâché, tant pis pour lui! s'il a agi indignement, je ne veux être ni son complice, ni le cacher.... Le jeune Victor était horriblement tourmenté. Comment cet homme dont le dévoûment et l'amitié semblaient inépuisables, se montrait-il tout-à-coup sans pitié? Comment la protection qu'il avait depuis tant d'années accordée à la femme pauvre et souffrante se pouvait-elle changer en une lâche persécution? Rien ne désole notre âme comme l'éloignement des amis aux jours du malheur. Victor comprit que sa mère avait besoin de consolations dans les circonstances douloureuses où elle se trouvait. Et qui, après Dieu, peut apporter mieux que l'enfant soumis, à la veuve affligée, le baume sacré de la consolation? Il attendit avec impatience le départ du bateau. Or les bateaux qui voyagent entre Québec et les paroisses d'en haut, ne viennent que deux fois par semaine, le lundi et le vendredi. Ils laissent la ville avec la marée montante, le mardi et le samedi. Et c'est un spectacle curieux que de voir comme des ruches serrées, ces vaisseaux, accostés les uns contre les autres, pleins de monde, pleins de produits de toutes sortes. C'est un va et vient singulier et qui réjouit les yeux; c'est un bourdonnement incessant, ce sont des cris, des rires, des adieux, des saluts qui s'échangent longtemps, et que viennent interrompre de temps en temps les sifflets à vapeur stridents, rauques ou sonores, des divers bâtiments sur le point de partir. Victor monta à Lotbinière le samedi qui suivit la vente.
Noémie avait espéré jusqu'à la dernière heure que le bossu se laisserait attendrir et lui ferait grâce de quelques mois encore: elle avait espéré aussi que Victor trouverait de l'argent pour payer avant la vente. Quand elle apprit qu'elle n'avait plus de demeure et qu'il lui faudrait bientôt sortir de cette maison où elle avait si longtemps vécu; où elle avait d'abord éprouvé des joies si vives et si pures et, ensuite, des douleurs si grandes elle se prit à pleurer. Elle entra dans sa chambre à coucher et, tombant à genoux devant le crucifix suspendu à la muraille: Jésus! Jésus! s'écria-t-elle, en sanglotant, vous voulez que je boive, à votre exemple, le calice jusqu'à la lie, que votre sainte volonté soit faite! mais soutenez-moi, car mon courage m'abandonne, et je me sens défaillir!...
Puis elle demeura longtemps silencieuse, et, de temps en temps, on l'entendait prononcer, au milieu de profonds soupirs, les noms sacrés de Jésus et de Marie, et, dans la chambre voisine, Agnès, sa nièce, pleurait aussi en tournant son rouet.
XVI
LA CAVERNE.
Le Hibou-blanc et les guerriers se dirigèrent d'abord sur le fort Reliance, qui se trouve au nord du grand lac des Esclaves, et tout à fait à l'extrémité est. De là ils se rendraient au fort Providence, en longeant la rive nord du grand lac. C'est au fort Providence que le vieux chef devait épouser Iréma. Ensuite, remontant la rivière des Couteaux-jaunes, ils iraient, en attendant la saison de la chasse, dresser leurs tentes sur les vastes terrains occupés jadis par leurs aïeux. Iréma, esclave de la parole donnée, suivait la tribu ennemie. Libre, elle eut pu, la nuit, quand l'ombre épaisse enveloppait le camp, s'élancer dans la forêt et tromper le vieux chef renégat. Mais, dans sa naïveté, elle craignait la vengeance du Grand-Esprit, qui veut que l'on soit fidèle à ses promesses. Chrétienne, elle priait, se soumettait, mais n'espérait plus. Le Hibou-blanc ne la perdait guère de vue, se louait de sa bonne fortune et songeait au jour prochain de son hymen.
Les trappeurs canadiens prirent une autre route. Ils se rendirent au fort du Fond-du-lac, où ils achetèrent un canot d'écorce, et, chantant "Vive la Canadienne," ils fouettèrent les flots de leurs avirons légers. Le canot glissa comme une feuille légère sur la surface unie du grand lac. Il se dirigeait vers le fort Chippeway sur la rivière des Esclaves.
En face du fort se trouve cette petite île dont l'ex-élève a parlé à ses compagnons: rocher nu et triste où le vaillant ami du grand-trappeur, Pierre Robitaille, se réfugia pour échapper à la fureur des Couteaux-jaunes, et où il trouva une si lamentable mort. Le grand-trappeur ne passait jamais au fort Chippeway, sans se rendre à cette île déserte, pour y prier, dans la petite grotte où reposaient les cendres de son ami. Pendant que le missionnaire et les bonnes religieuses donnaient d'utiles et pieuses instructions aux indiens qui habitaient le voisinage du fort, le grand-trappeur monta dans un canot d'écorce et rama vers la grotte solitaire qui se trouve à l'ouest de l'île. Il tira son canot sur la grève; détacha de son cou la corne de poudre qui pouvait l'embarrasser et la déposa dans la pince. Il se mit sur les genoux et les mains, et se glissa dans l'antre sombre. Après avoir marché ainsi l'espace d'une demi-minute, il se leva debout, car la voûte de l'antre s'arrondissait tout-à-coup à une hauteur de dix pieds au moins. Quelques stalactites pendaient comme des cristaux, et, vers le milieu, formant comme une colonne, un stalagmite à demi-rompu, montait comme pour soutenir l'édifice naturel. Sur la pierre, au fond, était appuyée une croix de bois. Le grand-trappeur vint s'agenouiller au pied de cette croix. Une lueur indécise flottait sur les sombres parois de la grotte. Le chasseur chrétien fit une longue prière, et ses yeux fermés ne virent plus que les choses du souvenir. Quand il voulut, une dernière fois, regarder et embrasser l'humble croix qu'il avait lui-même placée sur les cendres de son ami, depuis tant d'années, il eut un mouvement de surprise, comme quelqu'un qui s'éveille en sursaut. La pâle clarté avait disparu; seulement, un reflet arrivait encore sur la croix, comme une lame mystérieuse qui aurait traversé les ténèbres. Il s'avança vers l'ouverture, debout, puis en rampant. Son étonnement augmentait à mesure qu'il approchait: Suis-je donc aveugle, pensait-il? Il n'était pas aveugle, mais une pierre énorme fermait l'entrée de la grotte.
Les indiens Ours grognard et Renard d'argent avaient, depuis quelques jours, dissimulé leur ressentiment, mais non pas renoncé à leur idée de vengeance. L'indien ne raisonne guère d'ordinaire, et se laisse volontiers tromper par les apparences. Peu enclin à la charité chrétienne, il aime mieux punir un innocent que de laisser échapper un coupable. Ils avaient donc épié le grand-trappeur, et s'étaient rendus dans l'île peu de temps après lui. Traversant le rocher à pied, au lieu de le détourner en canot, ils étaient arrivés assez tôt pour voir le chasseur blanc s'introduire dans la grotte. Alors ils roulèrent, en le soulevant avec un levier, le caillou qui formait une porte inébranlable. Après avoir accompli cet acte cruel, ils se dirigèrent vers la rivière de la paix, car ils n'osèrent plus retourner au fort et paraître devant la robe noire.
Les Litchanrés, privés de leur jeune et vaillant chef, atteignirent bientôt la rivière Athabaska qu'ils traversèrent, afin d'être plus en sûreté, et s'avancèrent vers la rivière de la Paix, chassant et pêchant sans crainte. Ils s'étaient campés depuis quelques jours dans cette presqu'île carrée que forme la rivière en courant droit au nord, puis à l'ouest, puis au sud, et ils allaient se mettre en marche, quand ils entendirent les détonations d'armes à feu. Ils crurent à une surprise et, réunis en peloton, ils se préparèrent à la défense. Le silence s'étendit de nouveau sous les bois. Un éclat de rire apporté par l'écho rendit l'assurance aux indiens effrayés: Ce sont des chasseurs, dirent-ils. Et, pour les inviter à s'approcher, ils se mirent à chanter un cantique pieux que la robe noire leur avait enseigné. Deux chasseurs accoururent aussitôt. C'étaient Ours grognard et Renard d'argent. Le surprise fut grande de part et d'autre.
--Où est donc la robe noire et les femmes de la dévotion? demandèrent les Litchanrés aux guides traîtres.
--Nous étions fatigués et nous voulions rejoindre nos frères, répondirent ces derniers, c'est pourquoi la robe noire a engagé d'autres guides à Chippeway.
Ils ne parlèrent point de Kisastari, car ils eussent été amenés à faire l'aveu de leur cruelle action, et ils aimaient mieux voir le grand-trappeur périr d'une mort injuste, que de s'exposer à son ressentiment. Cependant l'une des femmes de la tribu s'avançant auprès d'eux leur dit: Vous ne voyez pas le jeune chef, et vous ne demandez pas où il est.
Les traîtres se trouvaient mal à l'aise. Ours grognard répondit: Kisastari est brave et il se moque des ennemis, Kisastari est bon tireur et il s'attarde à la chasse, sans doute.
Un cri de douleur monta du sein de la forêt.
--Kisastari ne chasse plus, répliqua le plus vieux des guerriers: Kisastari est brave, mais il ne peut voir le lâche qui vient traîtreusement frapper par derrière. Kisastari est mort!
Une nouvelle clameur s'éleva. Les guides infidèles commençaient à comprendre la folie de leurs soupçons. Ils furent tout à fait désolés quand ils entendirent le récit de l'attaque des Couteaux-jaunes et du combat sans merci qui avait eu lieu. Une même pensée leur vint à l'esprit: Retourner à la grotte pour délivrer, s'il en était temps encore, leur innocente victime. La tribu se mit en marche. Les deux complices partirent aussi, mais peu à peu ils se laissèrent devancer, puis, changeant de route, ils revinrent vers le lac. Ils avaient laissé Chippeway depuis deux jours et s'étaient amusés à chasser; ils pouvaient donc, en une journée de marche, retourner à l'île déserte.
Le grand-trappeur devina de suite la vengeance lâche des guides. S'il en fut douloureusement affecté, il n'en fut pas surpris. Il essaya de soulever la pierre, mais elle resta inébranlable. Il ne pouvait se dresser, et la position gênante dans laquelle il se tenait l'empêchait de déployer toutes ses forces: Les misérables ont bien pris leurs précautions, pensait-il. Il voulut la pousser de ses pieds en appuyant ses bras musculeux sur les angles des parois. Elle obéit un peu et il eut un éclair d'espérance, un tressaillement de joie. Un nouvel effort demeura stérile. La pierre s'était rassise plus solidement. Il savait bien qu'il était seul sur ce rocher et que ses cris seraient inutiles; cependant il appela. Sa voix sonore et tremblante résonna dans l'antre fermé, et retomba sur lui-même. Au dehors nul ne l'entendit. Une espèce de fureur s'empara peu à peu de ses esprits, et il sentit ses muscles se roidir sous la peau cuivrée de ses bras et de ses jambes. Une sueur froide vint mouiller ses tempes, et il se rua avec plus d'acharnement sur la pierre implacable. Le sang jaillit de ses doigts déchirés, mais la porte maudite ne céda point. Alors, sombre, découragé, il regagna le fond de l'antre. Le rayon pâle qui venait du dehors éclairait toujours la pauvre croix. Il se mit à genoux et, de ses bras palpitants, il entoura le signe du salut. Sa pensée évoqua le souvenir de son ami; des larmes amères coulèrent sur ses joues: O mon ami, je vais reposer avec toi, s'écria-t-il, et nos cendres vont se confondre dans la mort. Il pria longtemps: il voulait mourir en priant. Il regrettait bien d'avoir laissé dans le canot sa corne de poudre.... La poudre a tant de force.... Il passa tout un jour dans ces transes mortelles, puis il s'endormit. Le sommeil au pied de la croix est paisible: le grand-trappeur eut quelques heures d'un repos fortifiant. Son esprit s'échappa du sombre tombeau qui emprisonnait son corps, et, rapide comme la lumière, il s'envola de régions en régions jusqu'aux rives enchantées du Saint-Laurent. Ah! les malheureux peuvent bien désirer la mort! Morts ils ne traînent plus leur corps souffrant, et leur esprit libre monte sans cesse vers l'éternelle félicité. Au malheureux le sommeil est doux, mais terrible est le réveil! Le grand-trappeur s'éveilla. Le pâle reflet toujours fixe, toujours immobile, qui venait du dehors, éclaira soudain son esprit, comme il éclairait la croix. Une stupeur profonde succéda aux délices du rêve, et la réalité implacable se dressa comme un spectre devant sa pensée. Il eut voulu se persuader que le réveil n'était qu'un cauchemar, mais le souvenir de la veille revint avec toutes ses horreurs. Il se mit à genoux pour demander au Seigneur la résignation et le courage, s'il fallait mourir dans ce sépulcre horrible. Il fit de nouveaux efforts pour remuer la lourde pierre; mais sa vigueur ne put triompher, et, comme l'aigle fatigué qui replie ses ailes et s'arrête sur le rocher abrupt, il revint, en se traînant, au fond de la sombre alcôve: Si Kisastari avait pu parler! pensait-il. Il pensait encore: Ces indiens sont bien insensés qui me soupçonnent d'une action cruelle et lâche, moi qui fus toujours leur ami et leur défenseur! La faim déchira ses entrailles et il devina les terribles souffrances qui l'attendaient. Déjà ses yeux étaient hagards, ses orbites, creuses et bistrées. Les muscles de ses membres ressemblaient à un réseau de cordes fines sous un tissu transparent. Il se leva. Il chancelait. Cela lui fit peur: Mon Dieu, dit-il, encore un jour et je ne me tiendrai plus debout. J'étais fort pourtant! et je résistais à la fatigue!... Il n'avait ni mangé ni bu depuis plus de deux jours. Il portait sur lui des allumettes chimiques; il fit du feu, sans savoir pourquoi, et se mit à regarder son étrange demeure. A la clarté des allumettes, les stalactites jetèrent mille étincelles. On eut dit des clochetons de diamant renversés: Mon sépulcre est beau, murmura-t-il.... Tout-à-coup il crut entendre le bruit dés avirons dans l'eau. Une angoisse serra son coeur: il avait peur de la déception. Il prêta l'oreille.
--Tiremus canotum nostrum in grevam! dit une voix.
--Ce qui veut dire: Débarquons! ajouta une autre voix.
--Oh! yes, sautons sur le terre, reprit un troisième.
--Allons! mes amis, dit un quatrième, mais hâtons-nous si nous voulons arriver au fort Providence avant les Couteaux-jaunes.
--Un pater et un ave devant la croix de ce pauvre Robitaille, et nous filons, filamus.
--Moi attendre vous autres dans le grève, near about, dépêchez-vous!
--Viens donc dans la caverne!
--Veni in cavernam!
--All right! I will go too.
--Il y a un canot sur le rivage!
--Quelque chasseur indien--peut-être.
--Ou quelque personne du fort.
--No matter!--laissons-le.
C'étaient nos quatre chasseurs canadiens. On les a reconnus à leur langage. Ils s'étaient un peu écartés de leur route pour aller prier, dans la grotte, sur les cendres de l'infortuné compagnon du grand-trappeur. Le culte du souvenir est sacré pour ces voyageurs intelligents, et honnêtes qui sillonnent les régions du nord et de l'ouest. Le grand-trappeur ressentit une émotion indicible en entendant les voix de ses amis. Il riait, pleurait, se frappait dans les mains et embrassait la croix. Les chasseurs arrivèrent devant la grotte.
--Elle est fermée! dit Félix.
--O quam pierra! cria l'ex-élève.
--What a big stone! ajouta John.
--On peut la reculer, affirma Baptiste.
--Et tous quatre se penchèrent sur l'énorme caillou.
--Pourquoi entrer, se traîner sur le ventre, et se déchirer sur les pointes des roches? remarqua Félix, on peut tout aussi bien se mettre à genoux ici pour prier.
--By Jesus! dit John, vous allez vous crève après cette caillou.
--Oremus! prions ici! mes vieux, Dieu est partout....
--Prions ici! Et les trois canadiens-français se mirent à genoux.
Le grand-trappeur, sûr d'être sauvé, n'avait rien dit d'abord. Il attendait l'entrée de ses compagnons dans la caverne pour révéler sa présence. Quand il les vit renoncer à enlever la pierre qui obstruait l'ouverture de la grotte, il s'élança vers l'entrée, mais son pied chancelant se heurta à un stalagmite, et il tomba sur le sol durci. Son front toucha une angle du roc et se déchira. Il s'évanouit.
Les chasseurs parlaient entre eux, ils n'entendirent rien. Après qu'ils eurent accompli leur acte de gratitude et de piété, ils remirent leur canot à l'eau et voguèrent bientôt dans la rivière des Esclaves.
Quand le grand chasseur revint à lui, il poussa une clameur profonde; c'était le dernier cri d'une âme qui s'abîme. Le silence répondit à cette clameur sinistre. Le malheureux trappeur eut un mouvement de désespoir, et, d'une main défaillante, il prit sa carabine: Dieu me pardonnera! il est bon, pensa-t-il. Mais aussitôt, se traînant au pied de la croix: Non! dit-il, je mourrai ici, comme Dieu le voudra et à l'heure qu'il a marquée.
Les Litchanrés s'aperçurent que les guides de la robe noire ne marchaient plus avec eux. Ils en furent étonnés, car ils ne pouvaient deviner quelle raison ces hommes pouvaient avoir de fuir la tribu. Cependant les deux guides revenaient à marche forcée vers la petite île où se mourait le grand-trappeur. Ils regrettaient amèrement leur crime, et tremblaient de ne pouvoir le racheter. Ils arrivèrent le soir du troisième jour après leur départ. Les canadiens avaient passé le matin. Ils reconnurent les vestiges de leurs pieds, et en éprouvèrent de la joie, car ils se dirent: Les frères sont venus le sauver. Ils coururent à la grotte. Elle était ouverte: Le Grand-Esprit est juste, s'écrièrent-ils, le Grand-Esprit est miséricordieux, il nous pardonnera. Alors ils reprirent leur course vers le nord, et, le quatrième jour, ils rejoignirent la tribu, et racontèrent ce qu'ils avaient fait, sachant bien que tôt ou tard leur action serait connue.
En tombant devant la croix, le grand-trappeur remarqua dans le rocher, une fente large qu'il n'avait jamais aperçue auparavant. Ses regards s'étaient habitués à l'obscurité. Dans cette fente reluisait presque un objet d'une blancheur mâte. Il tendit la main pour atteindre cet objet. O joie! c'était une corne de poudre, remplie encore, celle de l'infortuné Robitaille. Le grand-trappeur la reconnut bien: Merci, mon Dieu! dit-il. Il la boucha comme il faut, puis, de la pointe de son couteau, lui fit une petite incision où il introduisit, en guise de mèche, une mince lisière de linge, et il se rendit à l'ouverture de la grotte. Alors, avec le canon de sa carabine, il creusa un trou sous la pierre et y enfonça la corne chargée de poudre. Il frotta d'une main tremblante, sur le caillou même, une allumette qui s'enflamma promptement et, le coeur serré par l'émotion, il mit le feu à la mèche de linge. Retiré au fond de la caverne, il attendit à genoux, les yeux levés sur la croix, l'épreuve redoutable. Une détonation sourde fit trembler la grotte, une bouffée de lumière fit étinceler les ornements de la voûte, puis une douce clarté se répandit sur les parois sombres. La porte était ouverte.
Le grand-trappeur sortit de la caverne, comme un ressuscité, de son tombeau.
XVII
IL NE FAUT PAS JUGER D'APRÈS LES
APPARENCES
--Bonjour, Noémie, donnes-tu l'hospitalité à la pauvre folle, ce soir? dit Geneviève en entrant chez la veuve Letellier.
--Entrez, Geneviève, entrez. Tant que Noémie aura un morceau de pain, elle le partagera volontiers avec les malheureux; tant qu'elle aura un toit où s'abriter, elle ne laissera personne à la belle étoile. Mais bientôt il me faudra chercher, à mon tour, un gîte quelque part, car je n'ai plus de terre, plus de maison, plus rien!
--C'est Picounoc qui est ton seigneur et maître; on m'a conté cela. Il est riche, Picounoc, et, s'il veut faire des oeuvres de charité, il a beau. Il devrait te rendre tes biens.
Noémie regarda la folle avec étonnement, car elle trouvait son langage bien sensé.
--Il s'est déjà montré fort généreux à mon égard, Geneviève, et, peut-être que sa bienveillance n'est pas encore fatiguée.
--S'il était hypocrite?
--Pourquoi parlez-vous ainsi, Geneviève.
--Parce que je t'aime.
--Et lui, pensez-vous qu'il m'aime aussi? demanda la veuve en souriant.
--Lui? ah! s'il ne t'avait pas aimée, tu ne serais pas dans la peine et la misère comme tu l'es aujourd'hui!
Cette réponse de la folle fit une impression pénible sur l'esprit de Noémie. Elle ne répondit rien. Agnès qui était sortie pour traire la vache entra avec sa chaudière.
--Le lait est une bonne boisson, dit la folle, et ceux qui en boivent beaucoup sont d'un tempérament doux et calme.
--D'où venez-vous, Geneviève, il y a plusieurs jours que l'on ne vous a vue? demanda Agnès.
--Je voyage autour de la terre en attendant que j'entre dedans.
--Quelle singulière pensée! On dirait Geneviève, que vous revenez à votre bon temps, observa Noémie.
--Vous voulez dire au temps où je n'étais pas folle? Défiez-vous de ceux qui sont trop fins.
La porte de la maison s'ouvrit tout-à-coup et un jeune homme entra. C'était Victor. Il courut à sa mère, l'embrassa avec effusion: C'est donc fini! balbutia-t-il. Noémie, les yeux pleins de larmes, resta silencieuse.
--Ce n'est pas fini, interrompit la folle, ça commence.
--Tiens, Geneviève! bonjour, dit le jeune avocat. Et toi Agnès tu es bien?
--Aussi bien que possible.
--As-tu vu M. Saint-Pierre, mère? demanda Victor d'une voix fort mal assurée.
--Oui, il m'a dit de ne pas perdre courage, et de ne le point mal juger, s'il avait acheté la terre.
--Le misérable! murmura Victor.
--Noémie, la folle et Agnès auraient vu la foudre tomber au milieu d'elles qu'elles n'eussent pas été plus surprises.
--Victor! exclama la veuve.
--Oui, le misérable!... et je vais, dans l'instant, lui dire à sa face qu'il est un misérable...
--Mais pourquoi, mon enfant, parles-tu ainsi? Tu ne sais donc pas tout ce qu'il a fait pour nous depuis vingt ans? Parce qu'un jour il cessera de nous donner, nous lui jetterons l'outrage à la figure? Est-ce là de la reconnaissance?
--Vous ne savez pas ce qu'il a fait....
--Et quand même il aurait acheté notre terre! Elle était à l'enchère, n'avait-il pas le droit de l'acquérir? Ne vaut-il pas mieux que ce soit lui qui l'ait achetée....
--On parle de la bête, on en voit la tête, s'écria la folle....
Tous les yeux se tournèrent vers la porte. Picounoc entra. Il salua les femmes et s'avança pour donner la main à Victor.
--Jamais! dit avec feu le jeune avocat.
Picounoc pâlit légèrement: Pourquoi me refuses-tu la main, dit-il? il me semble que...
--Il me semble que vous devez vous l'imaginer pourquoi... reprit vivement Victor.
--Mon Dieu! qu'est-ce que cela veut dire? demanda Noémie inquiète.
--Si cet homme l'eut voulu, ma mère, la maison où nous ne sommes plus que des étrangers serait encore à nous....
Une poignante émotion serrait le coeur de Noémie. Picounoc regardait Victor avec une assurance étonnante.
--C'est toi qui m'accuses de la sorte? dit-il..
--Oui, je vous accuse et je vous convaincrai!
--Voilà comme l'on juge mal, quand on ne juge que d'après les apparences. Ah! vous tous qui m'entendez, souvenez-vous de cette parole: les apparences sont souvent trompeuses, et il ne faut jamais se hâter de condamner son semblable.
--Et votre lettre au notaire Baudin? reprit le jeune avocat.
--Eh bien! ma lettre?
--N'est-elle pas une preuve de votre mauvaise foi?
--Je ne crois pas, monsieur Victor.
--L'entendez-vous? il ne croit pas que cette lettre le condamne?
--De quelle lettre veux-tu donc parler, Victor? demanda la veuve avec émotion.
--Mère, écoutez-moi! j'avais trouvé de l'argent pour payer M. Chèvrefils et empêcher la vente de nos biens. Le notaire qui me fournissait cet argent est un ami de M. Saint Pierre. Or, aujourd'hui que tout le monde est malhonnête, paraît-il, on prend mille précautions pour placer ses deniers. Le notaire écrivit à notre bon ami que voici, pour lui demander s'il y avait quelque danger à nous faire ce prêt, et notre bon ami lui a répondu de ne rien prêter.
--Mon Dieu! mon Dieu! s'écria Noémie, serait-il donc possible?... Vous! vous Pierre-Enoch, vous avez fait cela?
La folle regardait tout le monde avec des yeux étranges, et elle riait d'un rire qui faisait mal.
--Voilà l'amitié de cet homme! reprit le jeune avocat, d'un ton de mépris.
--Ah! j'étais pourtant bien assez malheureuse! soupira Noémie, et ses beaux grands yeux, chargés de reproches, s'arrêtèrent sur l'homme hypocrite.
--C'est vrai, reprit Picounoc avec lenteur, c'est vrai que j'ai fait cela: mais je n'avais pas de mauvaise intention.
--Vous vouliez acquérir une terre à bon marché, répliqua Victor.
--Et qu'importe le bon marché, puisque la propriété a toujours sa valeur, et que ce n'est pas pour moi?
--C'est pour le bossu, je suppose? Vous vous êtes entendus pour nous-ruiner?...
--Victor, tes paroles me feraient bien du mal, si je ne comprenais pas, qu'en effet, les apparences sont contre moi; mais je te les pardonne parce que je t'aime, et parce que j'aime ta mère....
Noémie rougit et se retira en arrière: C'est fini entre nous, murmura-t-elle....
La folle battit des mains.
--Noémie, dit Picounoc, détestez-moi, si vous le voulez; oubliez tout ce que j'ai fait pour vous; refusez-moi votre main que je sollicite depuis si longtemps; mais vous ne m'empêcherez pas de vous aimer et de vous faire du bien. Tenez, prenez ceci--il lui remit un papier soigneusement plié--c'est l'explication de ma conduite et ma justification, je l'espère.
Le jeune avocat reconnut un acte notarié. Il prit le papier des mains de sa mère, et le parcourut en un clin d'oeil. A mesure qu'il lisait, sa figure reflétait toutes les impressions de son âme. Il pâlit, il rougit, il eut des sourires, et il finit par pleurer.
--Pardon! monsieur Saint Pierre, pardon! s'écria-t-il.
Noémie, de plus en plus stupéfaite, se laissa choir sur une chaise. Ses jambes tremblaient et son coeur battait à rompre sa poitrine. Agnès avait des larmes, dans les paupières, sans savoir pourquoi. La folle, les poings serrés, murmuraient des mots inintelligibles.
--Je te pardonne, mon Victor, dit Picounoc, réellement ému. Je te le disais il y a une minute: les apparences sont trompeuses. Que cette leçon te serve pour l'avenir! il est possible que dans la carrière où tu es entré, cette vérité soit souvent bonne à méditer.
Victor tenait serrées dans ses loyales mains les mains coupables de l'habitant.
--Mère, dit-il, nous sommes riches! cette maison est encore à nous. Voici l'acte de donation.
--Oui, Noémie, reprit Picounoc, je vous rends votre propriété. Je ne l'avais acquise que dans ce but.... Elle est à vous plus que jamais, et vous ne me devez rien!
Il n'était pas vrai que Picounoc avait acheté cette terre dans le but de la rendre ainsi, de suite, et sans compensation aucune à la veuve indigente. Il avait imaginé ce procédé loyal et généreux pour déjouer les menaces de l'ami bossu. Certes! jamais moyen ne fut plus noble ni plus sûr. Et le sacrifice, après tout, n'existait qu'en apparence, puisque, selon toute probabilité, la ferme et la veuve reviendraient bientôt au rusé donateur. Le bossu pouvait parler maintenant, et dire de son ami Picounoc tout le mal qu'il voudrait, Picounoc se trouvait protégé par la plus forte des égides: une grande et belle action. Il regrettait une chose, c'était de n'avoir pas songé à cela plus tôt. Il ne se serait pas humilié devant sa fille, et ne l'aurait jamais sollicitée de prendre pour mari l'infâme bossu. Aux paroles de Picounoc, Noémie avait répondu: Je ne vous dois rien, dites-vous? Oh! je sens, moi, que je vous dois tout mon bonheur! Comment pourrai-je m'acquitter envers vous?
--Comment? Noémie, répliqua Picounoc, vous ne l'ignorez pas, mais vous ne le voulez peut-être pas encore....
--Ma mère n'a plus rien à vous refuser, se hâta de dire le jeune avocat, qui entrevoyait tout-à-coup un avenir de félicité pour sa mère et pour lui-même.
--Vous l'entendez, Noémie, reprit Picounoc anxieux et presque tremblant.
--Vous nous avez comblés de tant de bienfaits; vous venez encore d'accomplir une si généreuse action, que je croirais m'attirer la haine de mes amis et des reproches du bon Dieu, si je refusais plus longtemps de....
Elle n'acheva pas. Elle avait la chaste timidité d'une jeune fille.
--De devenir ma femme, Noémie! achevez, de grâce! dites-la cette parole que j'attends depuis vingt années et qui va me rendre le plus heureux des hommes!
--Dé devenir votre femme!... acheva-t-elle, à voix basse en rougissant.
--Merci, Noémie, merci! oh que je suis heureux! Et, saisissant les mains de la femme charmante qu'il avait enfin réussi à attendrir, Picounoc les couvrit de baisers.
--Et quand serez-vous prête à venir prendre la première place dans ma maison? demanda-t-il.
--Je vous le dirai ces jours-ci.
--Monsieur Saint Pierre, commença Victor, quand on fait du bien à ses amis on ne saurait trop en faire. Vous êtes bon et généreux, soyez-le pour tout le monde, soyez-le à l'excès.
--Eh bien! que veux-tu, mon Victor? où vas-tu arriver avec ce discours?... reprit Picounoc en l'interrompant.
--Je voudrais aussi moi arriver à la félicité.
--Tu serais bien chanceux, jeune comme tu l'es. Moi je n'y arrive qu'après bien des années d'ennui, de peine et de chagrins.
--Vous m'effrayez, et je n'ose plus parler.
--Parle, mon enfant, parle; si ton bonheur dépend de moi, tu l'auras, car je ne suis pas d'humeur à te faire de la peine aujourd'hui....
--Je vous demande la main de Marguerite...
--La main de Marguerite, dis-tu?
--Oui... et ne me la refusez pas, je vous la demande au nom de la félicité qui remplit votre coeur, au nom de la joie qui remplit cette maison....
--Ça, mon Victor, ce n'est pas mon affaire à moi seul. Va trouver Marguerite et arrangez-vous comme vous l'entendrez, répondit en riant le joyeux Picounoc.
Victor, ne se le fit pas dire deux fois.... Débordant d'ivresse; il courut auprès de la jeune fille. Picounoc passa la soirée avec sa future. La folle, assise dans un coin, paraissait plongée dans une stupeur profonde: Il n'est donc pas méchant, pensait-elle. C'est moi qui suis véritablement folle, véritablement méchante. Tout ce qu'il disait, tout ce qu'il faisait c'était pour le bonheur de Noémie!... qui aurait pu deviner cela?
--Marguerite! s'écria Victor entrant chez Picounoc.
--Victor! répondit la jeune fille.
Et une chaude poignée demain s'échangea. Je ne jurerais pas que les échos solitaires de la mansarde ne furent point éveillés par un bruit mystérieux comme celui d'une bouche ardente sur une joue rose: je ne jure de rien.
--Depuis quand es-tu ici? demanda la jeune fille.
--J'arrive.
--As-tu vu ta mère?
--Oui, et ton père aussi.
--Papa? où? chez-vous?
--Chez ma mère. Sais-tu l'affaire?
--Quelle affaire?
--Ton père sera bientôt le mien, et ma mère sera la tienne....
--Vrai? Tu ne m'abuses pas... il aurait consenti....
--A devenir le mari de ma mère....
--Ah!... fit la jeune fille un peu désappointée...
--Et toi, Marguerite, reprit Victor, consentirais-tu à devenir ma femme?
--Tu le sais bien, Victor... mais mon père...
--Il m'envoie régler cette douce petite affaire avec toi.
--Ta m'étonnes! En vérité, il consent?
--Il consent!...
--Je pleurais ce matin... oh! que j'étais loin de soupçonner toute la félicité que devait m'apporter le soir!
Le lendemain matin, Picounoc chantait en allant à la fenaison, et, quand il s'arrêtait pour aiguiser sa faulx, on aurait dit que la pierre faisait aussi chanter l'acier sonore. Tout riait dans la prairie. Le foin était plus embaumé, le soleil, plus brillant, le vent, plus frais. Oh! que tout est beau dans la nature quand notre coeur est plein de joie! Marguerite, en faisant le ménage, se surprenait à sourire, et, à tout instant les éclats joyeux de sa voix se mêlaient aux accents des petits oiseaux curieux juchés dans les peupliers. Victor et sa mère causaient ensemble des douleurs du passé, des surprises du présent et des joies de l'avenir.
Il fut décidé que les deux mariages auraient lieu le 15 d'octobre et seraient célébrés à la même messe.
Victor revint à Québec plus joyeux qu'il n'en était parti, il se remit au travail avec un zèle admirable, et la pensée de Marguerite l'aiguillonnait en embellissant ses jours.
Un soir, le bossu se présenta chez son ami Picounoc. Il avait revêtu ses habits de drap noir et planté sur sa tête un castor à peine étrenné. Marguerite le salua en souriant d'une façon tout à fait gentille! Il en fut charmé, car elle avait coutume d'être avare de ses sourires. Il crut que c'était un heureux présage: Je savais bien, pensa-t-il, avec un grain de vanité, qu'elle finirait par s'apprivoiser. Les femmes ne résistent pas longtemps à l'or que l'on fait miroiter à leurs regards.... Les femmes choisiront toujours pour mari le plus riche de leurs prétendants, et elles ont raison, car l'amour est un enfant gâté, et le gueux ne saurait satisfaire ses fantaisies.
Picounoc se présenta tout à coup et fit envoler la dissertation du bossu. Les amis se serrèrent la main, parlèrent assez longtemps de choses insignifiantes, car lorsqu'on parle beaucoup, il est difficile de dire toujours des paroles sages ou utiles. Le bossu avait l'air mal à l'aise. On voyait qu'il était tourmenté d'une pensée fixe. Il suivait du regard la jolie fille qui, mettant la derrière main au ménage, passait et repassait gracieuse et charmante, devant lui. A la fin n'y tenant plus:
--Je suis venu te demander la main de ta fille, dit-il à Picounoc, assez bas pour n'être pas entendu de Marguerite.
--Parle-lui, mon cher, tu connaîtras ses intentions, ses idées. Si elle n'a pas d'objection, je n'en ai aucune, répondit l'habitant. Et il sortit, laissant son ami seul avec Marguerite.
Le bossu, plein de confiance, crut que la chose était réglée d'avance, et qu'il n'avait qu'à s'annoncer. La gaîté toute nouvelle de Marguerite en faisait foi. Il s'approcha de la jeune fille, en se dandinant, la bouche en coeur, et la convoitise dans les yeux. Comme il se levait Geneviève entra. Il fut un peu décontenancé: Bah! c'est une folle, pensa-t-il, qu'ai-je besoin de me soucier d'elle?
Geneviève demanda une tasse de lait à Marguerite qui s'empressa de la servir, et lui offrit l'hospitalité pour la nuit. La folle se mit à danser pour manifester sa joie. Elle dansait encore bien. Le bossu lui dit: Tu te souviens encore de ta jeunesse, je crois.
--Te souviens-tu de la tienne, toi? lui répliqua-t-elle brutalement.
--Non, je l'ai oubliée....
--Si tu l'as oubliée, je m'en souviens, moi.
--Tu as une bonne mémoire.
--Une mémoire de folle.
Il rit de la repartie, mais à contre coeur, et n'osa plus faire endéver la malheureuse femme. Se tournant vers Marguerite:
--Marguerite, vous savez que je vous aime, commença-t-il.
--Vous me l'avez dit, Monsieur, répondit-elle.
--Vous êtes l'unique objet de mes désirs.
--C'est possible.
--Je ne rêve qu'à vous, je ne vois que vous nuit et jour....
--C'est trop.
--Trop! oh! non! je voudrais plus encore.
--Oui!
--Je voudrais......oh! Vous me comprenez n'est-ce pas?
--Peut-être.
--Laissez-moi vous le dire quand même....
--Dites!
--Je voudrais être aimé de vous....
--De moi?
--Oui, de vous! je vous l'ai dit cent fois!
--Au moins!
--Je voudrais être aimé de vous!... Je voudrais que vous fussiez ma femme.
--Votre femme!
--Oui, ma femme! Marguerite, le voulez-vous?
--Non, monsieur.
Un fou, sur la tête duquel on fait tomber une douche froide, n'est pas plus surpris que ne le fut le bossu à cette parole. Il fit un pas en arrière, devint blême comme la chaux, et resta longtemps sans rien dire. A la fin il soupira:
--Vous me refusez?...
--Oui, monsieur.
--Pourquoi?
--Parce que j'en aime un autre, et que je suis sa fiancée. Je ne suis plus libre.
--Vous? vous-êtes fiancée?
--Moi-même, monsieur.
--Depuis quand? à qui?
--Depuis quelques temps, à M. Letellier....
--A M. Victor Letellier!... le garçon de Djos!... le fils du meurtrier de votre mère!... ah! vous n'avez pas de coeur!
--Monsieur, de grâce! taisez-vous!
La folle écoutait le bossu attentivement et le dévorait des yeux....
--Le fils de Djos l'ancien, pèlerin! continua le bossu, ah! j'ai bien connu le père! si le garçon est aussi drôle!... Djos, Djos, le misérable! c'est donc lui encore qui me brise mon bonheur!...
--C'est son fils, Monsieur, qui brise votre bonheur, et, si ce n'était pas son fils, ce serait le fils d'un autre.
--Malheur! malheur! je regretterai toujours!... Il s'interrompit, voyant tout-à-coup qu'il déraisonnait ou devenait imprudent.
--Où est votre père Marguerite?
--Ici, dit une voix forte mais toujours nasillarde. C'était Picounoc qui rentrait.
--Picounoc, te moques-tu de moi? reprit le bossu tout tremblant de rage.
--Pas du tout, mon ami.
--Tu m'as promis la main de ta fille, et je la veux, entends-tu?...
--Prends-la?
--Comment? prends-la! Tu veux plaisanter, hein? tu veux me rendre ridicule? rira bien qui rira le dernier! Je t'ai déjà forcé à t'agenouiller devant Marguerite, tu t'agenouilleras devant moi! je parlerai, Picounoc! je dirai tout! entends-tu, tout!
--Mon père! s'écria Marguerite, qu'y a-t-il donc?
--Ah! votre fiancé ne voudra plus de vous, bientôt, Mademoiselle, et je rirai de votre angoisse.... Madame Letellier maudira l'homme qui l'a persécutée secrètement toute sa vie!... Ah! les fiancés d'aujourd'hui sont les ennemis jurés de demain!... Je sais bien des choses moi! hurla le bossu fou de colère....
Picounoc était sérieux. Marguerite, étonnée des paroles terribles du bossu, regardait son père avec terreur. La folle riait en vidant sa tasse de lait.
--Vous ne voulez pas être ma femme, Marguerite, repartit le bossu, je vous le demande une dernière fois. Et, malheur à vous! si....
--Un homme qui parle comme vous venez de le faire, un homme qui sait des choses comme celles dont vous nous menacez, et qui garde son secret comme une arme mortelle, n'est pas un honnête homme, Monsieur; et je ne veux pas avoir à rougir de mon mari!... Epuisée par cet effort, Marguerite, pâle, effrayée, se renferma dans sa chambre.
--Picounoc, dit le bossu, je m'en vais déclarer à Noémie tout le mal que tu lui as fait.
--Elle ne te croira point.
--Je saurai bien la convaincre, sois tranquille!
Et il partit. Il entra en effet chez la veuve Letellier, et lui dévoila toutes les infamies dont Picounoc s'était rendu coupable à son égard. Noémie l'écoutait bien paisiblement, le sourire sur les lèvres. Quand il eut fini, elle se leva, ouvrit le placage, prit un papier soigneusement plié dans une petite boîte et le lui remit.
--Lisez, dit-elle, c'est sa justification.
Le bossu lit avec stupeur l'acte de donation, le rendit et salua. En montant dans sa voiture, il se dit à lui-même demi-haut, demi-bas: Ce diable de Picounoc est plus fin que moi, s'il n'est pas plus canaille!
XVIII
LA SOEUR ST. JOSEPH.
Après plusieurs jours d'une marche rapide, les Couteaux-jaunes atteignirent le fort Providence, au nord du grand lac des Esclaves. Ils dressèrent leurs tentes de peaux à une petite distance de l'enceinte, et se livrèrent à toutes sortes d'amusements et de jeux, pour fêter leur heureux retour. Ils se trouvaient en effet, sur les confins du territoire qu'avaient occupé leurs aïeux, et, quelques journées seulement les séparaient encore des lieux où devait s'arrêter la tribu en attendant la chasse de l'hiver. Le Hibou-blanc se montrait d'une gaieté étrange, lui qui ne déridait jamais sont front bas et morose. C'est que le moment de son union avec Iréma était venu. Naskarina voyait avec un plaisir malin les larmes de son ancienne rivale, qui se désolait de plus en plus à mesure qu'approchait l'heure du sacrifice. Quelle pensée affreuse pour une jeune fille que celle de se donner à jamais à un vieillard infâme qu'elle déteste! Iréma fut souvent tentée de fuir pour échapper aux caresses du monstres; mais elle avait juré de rester, et sa parole avait sauvé son ami. Si elle trahissait le serment donné, le trappeur, abandonné du Grand-Esprit, ne retomberait-il pas entre les mains des traîtres? Plaintive et résignée, elle demeurait sous sa tente. Le Hibou-blanc vint la voir.
--L'heure est arrivée où tu dois tenir ta promesse, Iréma, dit-il, en entrant.
--Je le sais, et je ne me suis pas sauvée sous les bois; tu vois que je suis résignée; mais attends à demain, car je souffre aujourd'hui.
--Tu veux m'échapper en gagnant du temps? Iréma.
--Il faut que je voie la robe noire, que je me confesse et que je prépare mon coeur comme le veut le Grand-Esprit.
--Folie que tout ça! je t'aime, cela suffit.
--Tu ne m'aimeras pas toujours, peut-être, et alors si je n'ai pas la crainte du Grand-Esprit, que ferai-je?... je te quitterai peut-être pour aller vers un autre.
Le Hibou-blanc frémit à cette pensée.
--Je te tuerais! dit il avec emportement.
--Eh bien! reprit la jeune fille, laisse-moi demander au Grand-Esprit le courage et la force, l'amour et la foi....
--Tu demanderas ces choses-là après notre mariage, ce sera tout aussi bon.
--J'irai demain, repartit Iréma avec fermeté.
--Je pourrais t'épouser sans toutes ces cérémonies et ces formalités ridicules....
--Iréma n'a pas peur de mourir, et, plutôt que de faire une chose désagréable au Grand-Esprit, elle se jetterait dans les ondes des lacs profonds.
Le vieux chef regardait la belle vierge indienne avec une sorte de stupeur.
--Puisqu'il le faut j'attendrai jusqu'à demain, reprit-il d'une voix altérée par l'émotion.
Le lendemain il entra dans le fort, suivi d'Iréma et d'une partie de la tribu. "Les forts de traite du Nord ne ressemblent pas à la citadelle de Québec, ni même à aucune autre citadelle, mais tous se ressemblent entre eux. Ils ne rappellent guère au voyageur civilisé les riants villages qu'il a laissés sous des cieux plus cléments. Deux ou trois cabanes de bois rond, recouvertes en écorces d'arbres, et ceinturées d'une palissade de quinze à vingt pieds de hauteur, voilà tout. Ces pieux hauts et serrés protègent le traiteur ou post-master contre les indiens."
Le Hibou blanc et ses gens arrivèrent à "une baraque en troncs d'arbre percée de quelques trous en forme de trapèzes plus ou moins irréguliers, sur lesquels étaient tendus des parchemins fort peu transparents. C'était le palais épiscopal. Une autre maison du même style, mais plus basse et adossée à la précédente, servait de chapelle. Tout cela était bien pauvre et surtout bien mal fait." Il demanda la robe-noire. Le vieux chef renégat ne cachait ni son plaisir, ni son orgueil; Iréma ne déguisait point sa peine. On fit réponse que la robe-noire était partie la veille pour la mission de St. Joseph, au sud du grand lac, près du fort Résolution, et qu'il faudrait attendre quelques jours, car la distance était d'au moins soixante à soixante cinq lieues. Le Hibou blanc entra dans une grande fureur, et voulut amener de force sa fiancée dans sa cabane. Naskarina lui dit: Ne vois-tu pas qu'elle se moque de toi? Elle t'avait promis de t'épouser dès notre arrivée ici, et voilà maintenant qu'elle emploie la ruse pour t'échapper. Elle est venue hier, seule, parler à la robe-noire, et la robe-noire, de complicité avec elle, s'est éloignée pour ne pas faire le mariage.
--Naskarina, tu es mon amie, toi, et je te jure une éternelle reconnaissance.... Iréma périra de ma main si elle ne m'épouse point. Est-ce que je reculerais maintenant? J'en ai bien fait d'autres!
Iréma, toute heureuse de ces moments de répit, était revenue parmi les femmes de la tribu. Elle avait confié au missionnaire les douloureux secrets de son âme, mais elle n'avait pas cherché à éviter son triste sort. Cependant le prêtre voyant qu'il était aussi bien de ne pas hâter cette union malheureuse, en remit à plus tard, de lui même, l'accomplissement. Il dit qu'il allait à la rencontre d'un confrère et de quelques soeurs de charité qui faisaient à Dieu le sacrifice de leur vie pour le salut des pauvres indiens.
Il y avait déjà au fort Providence quelques bonnes soeurs de Charité, dont tout le temps était consacré à instruire des vérités chrétiennes les jeunes personnes des diverses tribus qui passaient par ce fort. C'était l'une de ces religieuses, la soeur St. Joseph, une belle femme d'un peu plus de trente ans, qui avait converti la jeune Iréma, et avait inculqué dans son âme de si beaux sentiments de foi. Elle vint dans le camp des Couteaux-jaunes, parlant avec amour et douceur, aux femmes et aux jeunes filles, de la bonté de Jésus, de la grandeur de Marie, et de toutes les merveilles de la religion. Une femme de la tribu s'approchant de la jeune catéchiste lui dit:
--Il y a, dans cette tente que tu vois ici, une vierge Litchanrée qui a beaucoup de chagrin.
--Conduis-moi vers elle, répondit la religieuse.
--Iréma assise sur sa natte, le visage caché dans ses mains, pleurait. La religieuse ne la reconnut pas d'abord: Tu as du chagrin, ma soeur? lui dit-elle. A cette voix suave l'indienne tressaillit et découvrit sa figure mouillée de larmes.
--Iréma! s'écria la religieuse.
--Ma mère chrétienne! dit en même temps Iréma.
Et les deux jeunes femmes s'embrassèrent comme deux soeurs. Iréma, à la prière de la bonne religieuse, raconta le sujet de ses angoisses. Elle dit comment le grand-trappeur l'avait délivrée des mains du traître Hibou-blanc, et comment, plus tard, elle le vit lui-même prisonnier de ce renégat cruel, et voué, bien sûr, à une mort affreuse.
--Ce grand-trappeur, murmura la religieuse, c'est un homme de coeur, un bon chrétien, et un guerrier terrible....
--Oh! oui! et les indiens qui ne l'aiment pas, le craignent. Mais les Couteaux-jaunes seuls ne l'aiment point, et c'est le vieux chef--un blanc comme le grand trappeur--qui les a indisposés contre lui.
--Que dis-tu, Iréma? le Hibou-blanc n'est pas un indien?
--Oh! non! mais il vit au milieu de nous depuis bien des lunes....
--Quelle singulière idée! s'écria la religieuse.
--Et lui qui devrait être plus instruit que nous autres des choses de la religion, et qui devrait être meilleur aussi, il se moque de notre docilité à suivre les conseils de la robe noire, et se plaît à faire le mal.
--C'est un blanc! un compatriote! un chrétien! s'écria la religieuse, ô mon Dieu! quel aveuglement et quelle perversité!
Iréma raconta ensuite qu'elle avait promis d'épouser cet homme méprisable, s'il rendait la liberté à son prisonnier.
--Et la lui a-t-il donnée? demanda la soeur.
--Oui, répondit Iréma.
--Et où est-il maintenant, le grand-trappeur?
--Je n'en sais rien.
--Il l'a peut-être fait assassiner?
Iréma sentit un frisson lui courir dans tous les membres. Elle resta silencieuse pendant une minute, puis elle dit tout émue: S'il l'avait tué, est-ce que je serais libre?
--Oui, certainement, répondit la soeur.
Iréma vit comme un éclair de joie traverser son esprit. L'idée de la liberté, la pensée d'échapper au vieux chef, lui fit oublier un instant ce qu'elle devait au grand-trappeur. L'égoïsme eut un instant de triomphe, mais bientôt elle retomba dans une mélancolie profonde: Il n'y a pas d'alternative, pensa-t-elle tout haut, s'il est mort, je le pleurerai toujours, et s'il vit.... Elle acheva sa pensée par une douloureuse secousse de tête.
Les Litchanrés arrivèrent. Ils dressèrent leurs tentes à l'ouest de la petite baie où s'élève le fort. Les forts ou les missions sont des terrains neutres, et l'on enterre la hache ou la carabine en y arrivant. Souvent aussi les plus heureuses réconciliations ont lieu alors, grâce au zèle et à la charité des saints missionnaires.
Le Hibou-blanc comprit qu'il ne pouvait s'entourer de trop de précautions, ni employer trop de moyens pour parvenir à son but, la possession d'Iréma. Il fit des démarches auprès de la tribu ennemie, et lui proposa la paix. Il fut accueilli avec bienveillance, car les Litchanrés, bien que braves, n'aimaient guère à verser le sang. Encouragé, le Hibou-blanc convoqua une grande réunion des deux tribus, et fit un long discours pour leur démontrer qu'elles devaient s'unir, se fondre en une seule, et n'avoir plus que les mêmes wigwams, et le même chef. Plusieurs murmurèrent, disant qu'ainsi les Litchanrés, qui n'avaient plus de chef, seraient soumis aux Couteaux-jaunes.
--Je suis vieux, dit le Hibou-blanc, mes jours ne seront pas nombreux, et, alors, vous choisirez un chef parmi les Litchanrés. Ainsi chaque tribu sera traitée avec justice. En attendant je vais épouser une fille de la tribu des Litchanrés, et cimenter, par là, l'union des deux tribus.
--C'est bien! dirent les Litchanrés, mais si par la volonté du Grand-Esprit notre chef bien-aimé revenait, tu lui céderais la place.
--Kisastari? demanda le Hibou-blanc en éclatant de rire.
--Oui, Kisastari! répondirent les Litchanrés.
--Oh! oui! je le promets....