Picounoc le maudit
XIX
LES VIEILLES CONNAISSANCES.
--Aures habent et non audient! dit l'ex-élève fatigué de héler un canot qui passait loin de lui, sur le grand lac.
--Well! let them go!... C'est nous les rejoindre, ajouta John.
--C'est un canot de missionnaires, dit Baptiste.
--On voit les robes-noires, continua Félix.
--Je ne sais pas si les Couteaux-jaunes sont arrivés au fort, reprit l'ex-élève.
--The Yellow knives? demanda John I guess so!...
--On le saura bientôt, dit Baptiste, car dans six heures on touchera terre.
Le canot qui passait au large de celui de nos chasseurs Canadiens était, en effet, l'un des canots de la mission. Deux prêtres, trois religieuses et deux indiens le montaient. C'était le missionnaire de Providence qui revenait de la mission de St. Joseph et du fort Résolution, avec le nouveau missionnaire et les soeurs de charité que nous avons rencontrés déjà. Trois des guides engagés au fort Chippeway amenaient le canot chargé de provisions.
Les trappeurs canadiens arrivèrent à Providence en même temps que les missionnaires. Ils furent bien accueillis et se hâtèrent, à l'exception de John, d'aller à confesse, comme, du reste, c'était leur coutume. Ils avaient toujours quelques peccadilles sur la conscience, et aujourd'hui surtout, ils n'étaient pas parfaitement rassurés sur la légèreté de la faute qu'ils avaient commise en scalpant quelques uns de leurs ennemis.
Le Hibou-blanc éprouva du mécontentement, et peut-être de la frayeur, à la vue des canadiens, quand il les rencontra. C'était près de la chapelle, le jour même de leur arrivée. Il était allé demander au missionnaire à quelle heure Iréma et lui pourraient se présenter pour être mariés. L'ex-élève lui lança un regard oblique plein de menaces, et John lui dit: Take care! by God! Baptiste et Félix lui avaient montré le poing. Affaire d'habitude ou distraction, car le coeur était pur et la confession avait été bonne.
Cependant le Hibou-blanc comptait sur ses nouveaux alliés pour apaiser les canadiens. Et il n'avait pas tort. Quand l'ex-élève et ses amis connurent les dispositions des Litchanrés, ils se dirent qu'ils n'avaient plus rien à voir dans les affaires de ces indiens: mais restait toujours le grand-trappeur qui n'était pas assez vengé.
Le lendemain matin, le Hibou-blanc, fier et insolent, se rendit à la tente d'Iréma, qui ne pouvait se résoudre à partir, et, moitié menaçant, moitié doucereux, il l'entraîna vers le fort. Couteaux-jaunes et Litchanrés suivirent en chantant et dansant. Iréma fondait en larmes quand elle entra dans l'humble chapelle en bois rond. Le missionnaire supplia le Hibou-blanc de rendre à la pauvre indienne la promesse arrachée dans un moment fatal.
--J'ai attendu assez longtemps, dit le Hibou-blanc, vos prières sont inutiles.
--Mais cette femme ne vous aime pas.
--Elle a promis de m'épouser!
--Vous la rendrez malheureuse et vous serez malheureux vous-même.
--C'est mon affaire.
Les chasseurs canadiens étaient là, bondissant de rage, mais n'osant parler haut sans permission.
--S'il était à la porte! grinça l'ex-élève.
--Il ne l'aura pas longtemps! fit Baptiste....
--A nous quatre, dit Félix, on peut en tordre joliment de ces Hiboux.
--Upon my soul! murmura John en serrant les poings.
--Vous n'êtes pas indien? demanda le missionnaire au vieux chef.
Le renégat fit un pas en arrière, et devint livide.
--Qui vous a dit cela? répliqua-t-il.
--Ceux qui vous connaissent, repartit le prêtre.
Le Hibou-blanc promena autour de lui un regard anxieux; il aperçut les chasseurs Canadiens et se mit à trembler de rage: Je suis libre de vivre ici ou ailleurs, et de la façon qu'il me plaît, répondit-il au missionnaire.
--C'est vrai, mais je ne puis vous marier sans savoir votre nom.
Le Hibou-blanc passa sa main ridée sur son front couvert de sueurs, il hésita une minute, puis, à la fin, convaincu que personne, au milieu de cette solitude lointaine, ne le connaissait ou n'avait entendu parler de lui, il reprit son assurance arrogante et dit à haute voix: Je m'appelle José Racette!
--Racette! crièrent deux échos....
Une angoisse horrible saisit le vieux chef. Il se maudit d'avoir été assez bête pour dire son nom, car il vit qu'il était connu. L'ex-élève et Baptiste s'étaient approchés, la terreur ou la colère peinte sur la figure. Ils ne disaient rien et regardaient avec une fixité brûlante le vieux renégat. D'un autre côté, une jeune religieuse, l'amie d'Iréma, s'était affaissée sur le sol.... On se hâta de lui porter secours.
Elle reprit ses sens, mais ses yeux se détournèrent avec horreur de Racette, et se reposèrent avec pitié sur Iréma.
--Que veut dire ceci? demanda le prêtre; que ceux qui savent quelque chose parlent! Je le permets, et Dieu le veut....
Alors l'ex-élève s'écria, content de donner cours à son indignation:
--Racette! quoi! c'est vous, misérable! vous, un voleur de grand chemin! un ravisseur de jeunes filles, un assassin! un échappé du pénitencier! qui vous cachez ainsi sous le masque de l'indien pour échapper à la justice des hommes, et continuer vos oeuvres damnées! ah! si le prêtre me le permet, vous ne tuerez plus personne! Et, disant cela, il levait son bras armé du terrible couteau. Ses compagnons l'encourageaient de leurs frémissements. Le prêtre l'arrêta.
--Êtes-vous chrétien? dit-il avec force, est-ce ainsi que vous pratiquez la charité?
--L'a-t-il pratiquée, lui, le maudit! quand il s'est fait voleur? quand il a enlevé une enfant de douze ans? quand il s'est caché dans une cave pour tuer Djos! Djos, mon ami, Djos le pèlerin de Ste. Anne?... L'a-t-il pratiquée encore dernièrement quand il a tué le grand-trappeur.
--Il tué le grand-trappeur? demanda le prêtre avec émotion.
--Je ne l'ai pas tué, répondit Racette, puisque voilà le prix de sa liberté. Il montrait Iréma.
--Où est-il le grand-trappeur? demanda le missionnaire.
--Dans la forêt, libre et heureux, répliqua le Hibou-blanc.
--Ici! répondit une voix sonore.
Tous les yeux se tournèrent du côté d'où venait la voix. Un cri s'éleva: Le grand-trappeur!
En effet, le grand-trappeur entrait.
L'ex-élève, Baptiste, John et Félix se précipitèrent vers leur compagnon et le pressèrent dans leurs bras avec tous les transports de la plus vive ivresse.
--Vous voyez qu'il est vivant et libre, reprit Racette avec une audace incroyable, vous savez mon nom, monsieur le missionnaire, mariez-nous!
Iréma poussa une plainte profonde.
--Mon Dieu! mon Dieu! dit-elle, il faut donc que je me sacrifie?... Mais il est sauvé!
--Iréma, s'écria le grand-trappeur, pauvre enfant! console-toi!...
--Je me consolerai puisque je vous ai sauvé la vie, même en perdant le bonheur et la liberté.
--Que veux-tu dire, Iréma?
Le prêtre répondit: Elle a promis d'épouser le chef, s'il vous rendait la liberté....
--Le traître! gronda le grand-trappeur, il avait embusqué ses guerriers pour m'assassiner.
Un frisson d'horreur courut dans l'assemblée.
La jeune religieuse, revenue de son évanouissement, mais encore livide de surprise et de peur, écoutait en frémissant les révélations de toutes sortes.
--Tu es libre, dit le missionnaire à la jeune Iréma, tu peux épouser le mari de ton choix.
La jeune fille, folle de joie, se jeta dans les bras de la soeur St. Joseph.
--Vous, Hibou-blanc, continua le missionnaire, reprenez votre nom de José Racette et allez vous faire pendre ailleurs.
--Racette! José Racette! hurla le grand-trappeur.
--Eh bien! oui! repartit le renégat avec cynisme, ce nom-là te fait-il peur aussi?
--Racette! José Racette! le maître d'école!
--Oui! Racette, José Racette, le maître d'école! répéta, en se moquant, le vieux chef.
--Misérable! je te trouverai donc toujours sur mon chemin? vociféra le grand-trappeur.
--Et toi, qui es-tu donc? demanda le Hibou-blanc.
--Moi! moi!... qu'est-ce que cela te fait? Va-t-en, ou....
--Vous connaissez Racette? demanda l'ex-élève au grand-trappeur.
--Hélas! si je l'ai connu!...
--Pas mieux que moi, toujours! Si vous saviez tout le mal qu'il a fait! Si vous saviez comme il a persécuté le meilleur de mes amis, Djos, le pèlerin de Ste. Anne!
Une pâleur affreuse couvrit la figure honnête du trappeur. L'ex-élève continua: Pauvre Djos! s'il n'avait pas eu tant d'ennemis il vivrait encore sans doute et serait heureux!... son enfant ne serait point orphelin, sa femme ne serait pas veuve!...
--Sa femme veuve! fit le grand-trappeur, d'une voix étranglée.
--Veuve depuis vingt ans passés, reprit l'ex-élève--si elle ne s'est pas remariée, bien entendu....
--Tu te trompes, mon ami, repartit le grand-trappeur, tout frémissant, Djos a tué sa femme dans un moment de folie....
--Sa femme? s'il l'avait tuée je ne l'aurais pas vue, je ne lui aurais pas parlé il y a cinq ans!... c'est la femme de Picounoc qu'il a tuée... et encore on ne sait pas si c'est lui qui l'a tuée....
Le grand-trappeur, défait, tremblant comme un homme qui tombe épuisé par les tortures, s'appuya sur ses amis Baptiste et l'ex-élève. L'eau ruisselait froide de ses tempes, et ses dents claquaient. L'ex-élève continua: Moi, j'ai toujours cru que Picounoc avait tué sa femme lui-même et peut-être tué Djos aussi, car il aimait Noémie, la femme de Djos, et quand on aime comme cela....
--Pitié! mon Dieu! pitié! s'écria tout-à-coup le grand-trappeur. Et il tomba à genoux les mains levées vers le ciel.
--Qu'avez-vous donc? demanda le missionnaire.
Tout le monde le regardait avec étonnement. La jeune religieuse s'était levée.
--Noémie! Noémie! s'écria-t-il de nouveau, me pardonneras-tu? me pardonneras-tu?
La stupeur se peignit sur toutes les figures; on sentit un frisson courir dans la foule....
--Noémie, reprit-il, ô ma femme bien aimée!
--Sa femme? murmure-t-on de toutes parts.
--Djos! le Pèlerin de Ste Anne! c'est moi!... oui... c'est moi! ajouta le grand-trappeur.
--Toi, s'écrièrent ensemble l'ex-élève et Baptiste!...
--Lui! dirent les autres.
--Mon frère! mon frère! exclama une voix douce et frémissante.
Et, de nouveau, les vieux amis se serrèrent coeur contre coeur.
--Elle n'est pas morte! je ne l'ai pas tuée! disait, au milieu de ses sanglots, le grand-trappeur! Elle n'est pas morte!... Je ne l'ai pas tuée!...
--Mon frère! mon frère! s'écria de nouveau la douce voix de femme! Et une jeune religieuse, s'échappant des bras d'Iréma, vint tomber dans ceux du grand-trappeur:
--Je suis Marie-Louise, ta petite soeur Marie-Louise!
--Marie-Louise! tu es Marie-Louise? Ah! Mon Dieu! Mon Dieu! et le grand-trappeur, fort contre les tortures, fort contre le malheur, s'affaissa lourdement sous le poids de son étrange félicité.... Le Hibou blanc se glissa dehors; plusieurs l'entendirent crier.
--Malédiction! malédiction! je l'ai tenu un jour et je l'ai laissé échapper.
TOME II
DEUXIÈME PARTIE
LA COUR CRIMINELLE
I
LE RETOUR AU VILLAGE.
Jeudi le 28 septembre 1871, Picounoc serra sa dernière gerbe de blé. Il avait rudement fauché depuis un mois, et les épis, après avoir javelé sur le champ, avaient été liés en gerbes, puis transportés sur les grandes charrettes, dans les tasseries. La récolte était bonne; le temps s'était tenu au beau, et les grains: avoine, orge, blé, seigle et sarrasin, tout se sauvait en bon état. Aussi, Picounoc était de joyeuse humeur, et, ce jour-là, il fêtait la grosse gerbe. Il avait bien, pour être gai, une autre raison non moins valable: il épousait, dans quelques jours, la femme aimée depuis vingt ans, et Marguerite sa fille allait, en même temps, devenir l'épouse d'un jeune avocat riche de talents et d'espérances.
Il s'en allait midi. Marguerite balayait la place, car sa future position de grande dame ne la rendait ni vaine, ni paresseuse. Le balai de cèdre ramassait net les petits brins de paille, les légers flocons de laine et les mille parcelles de toutes sortes de choses qui émaillent nos planchers, après un bout de temps de travail au métier, de serrée, ou de filage. Des rayons de soleil entraient par les fenêtres comme des glaives d'or, et la poussière, au moindre souffle, se mettait à tourbillonner follement dans ces rayons. Tout à coup Marguerite s'arrêta, surprise, à l'aspect d'un étranger qui frappa à la porte. Cet étranger portait deux pistolets à sa ceinture et une carabine. Mais retournons de quelques heures en arrière, et racontons bien chaque chose en son temps.
Deux hommes inconnus étaient débarqués durant la nuit à Batiscan. Ils venaient de loin. L'un des deux se rendit à pied à Deschambeault, et l'autre traversa au sud, dans la chaloupe qui fait régulièrement, chaque jour, le trajet de Batiscan à St. Pierre Lesbecquets, pour accommoder les voyageurs qui veulent prendre les bateaux de Montréal ou de Québec. Celui qui avait pris le chemin de Deschambeault, pouvait compter quarante quatre ans et ne paraissait pas en avoir plus de trente six, tant il avait de gaieté dans les yeux, et tant riait toujours sa figure bronzée. Il était de taille moyenne, un peu sec, nerveux et vif. Il portait une longue barbe noire; du reste, tous deux étaient riches de barbe et de cheveux. L'autre semblait porter sur ses puissantes épaules un fardeau de douleurs. Ce n'est pas à dire qu'il était courbé; il se tenait droit, le front haut, l'oeil ferme, et l'on se détournait pour le voir en murmurant: c'est un bel homme! Il avait quarante deux ans, je crois. S'ils n'eussent pas été des hommes de fer, des marcheurs infatigables, ils se seraient fait conduire en voiture; mais la voiture, ils jugeaient que c'était bon pour des femmes ou des malades, et, depuis nombre d'années ils n'en avaient éprouvé ni les commodités, ni les inconvénients. Ils venaient de loin, ces hommes, et l'un d'eux n'avait pas vu depuis vingt ans les flots d'émeraude du plus beau fleuve du monde, ni les campagnes riantes qui l'entourent comme d'un ceinturon d'argent. Inutile de vous décliner les noms de ces étrangers, vous les avez jetés au vent: le grand-trappeur et l'ex-élève! Eh bien! oui, l'ex-élève et le grand-trappeur qui s'en viennent embrouiller les cartes et gâter le jeu de Picounoc, au moment où il va gagner la partie. Le grand-trappeur risque tout pour tout, et il le sait bien. Il n'a pas tué sa femme, c'est vrai; mais il en a tué une autre, et il est meurtrier. S'il se fait connaître, il sera arrêté, jeté en prison; il s'assiéra sur le banc des accusés, et qui sait? il montera peut-être sur l'échafaud. S'il demeure inconnu, il verra sa femme, qui se croit veuve et libre depuis vingt ans, passer enfin dans les bras d'un autre!... Effrayante alternative! Mais ne pourrait-il pas se faire connaître de sa femme seulement, lui dire de vendre ses biens et l'emmener vivre ailleurs? C'est à cette dernière décision qu'il s'est arrêté en effet. Il saute de la chaloupe sur le rivage et monte la côte escarpée de l'Eglise de St. Pierre Lesbecquets. Il faisait nuit encore. Il ne voulut pas, comme la plupart des autres voyageurs, s'arrêter aux maisons de pension pour dormir et déjeuner ensuite. Une force mystérieuse le poussait vers Lotbinière; une pensée unique l'absorbait tout entier: revoir sa femme et son enfant. Mais que de craintes! que d'angoisses serraient son âme! Noémie vit-elle encore? et, si le chagrin ne l'a pas tuée, est-elle demeurée fidèle à son premier amour? Elle était encore vivante et libre il y a cinq ans; l'ex-élève l'a vue alors et lui a parlé.... Mais cinq ans c'est long, quand on considère tout ce qui peut arriver dans cinq jours! Et l'enfant, le petit Victor, qu'est-il devenu? Bientôt il aura une réponse à toutes ces questions, et c'est ce qui l'effraie. Il a peur de la vérité. Il eut pu, dans la traversée, s'informer de bien des personnes et apprendre beaucoup de choses, mais il n'avait osé parler. Les gens l'avaient regardé avec une certaine curiosité, mais personne ne le fit sortir de son mutisme.
Parmi les passagers de la chaloupe se trouvait un jeune homme d'une tournure élégante et d'une excellente éducation. Ses manières affables et son discours intéressant, semé de saillies originales, le firent de suite remarquer de tous. Il se trouvait assis auprès du grand-trappeur. Plusieurs personnes lui demandèrent son avis sur certaines matières, les chances qu'elles pouvaient avoir de gagner un procès intenté dans telle circonstance ou pour telle raison. Toujours il répondit avec franchise et prudence. Ceux qui ne le connaissaient point comprirent qu'il était avocat. En effet, c'était Victor Letellier qui montait de Québec pour la fête de la grosse-gerbe. Lui non plus ne prit pas le temps de dormir, mais il déjeuna et loua un cocher. La distance entre la traverse de St. Pierre et la concession St. Eustache, à Lotbinière, est de six lieues. Le chemin est coupé par des ravins profonds et rempli d'ornières, dès que le soleil, moins chaud, refuse d'aider les fossés à pomper l'eau: c'est-à-dire qu'il faut trois heures au moins, et plus souvent quatre, aux cochers de la campagne pour aller d'un lieu à l'autre.
Le jeune avocat atteignit le grand-trappeur un peu en bas de l'église de St. Jean-des-Chaillons, dans l'anse du Calvaire. Il le reconnut pour un de ses compagnons de chaloupe: C'est un marcheur à ce qu'il paraît! pensa-t-il: après tout il peut se faire qu'il ne dédaigne pas la voiture.... Arrête, charretier, fit-il, quand il arriva près du voyageur.
Le cocher arrêta.
--Montez-donc dans ma voiture, Monsieur; puisque nous allons du même côté nous pouvons aller dans la même voiture.
--Je vous avoue que j'aime bien à marcher... répondit le grand-trappeur.
--Vous aimez peut-être à jaser aussi; nous causerons pour tuer le temps....
Le grand-trappeur sentit son coeur battre fort dans sa poitrine, et il eut comme un éblouissement: Après tout, se dit-il, il faut que je finisse par interroger quelqu'un, et par tout savoir.
Il prit place dans la voiture, à côté du jeune avocat.
--Vous allez dire que je suis bien curieux, reprit le jeune homme; mais, allez-vous loin de ce pas?
--Je me rends à Lotbinière.
--A Lotbinière? c'est là que je vais aussi. Vous n'êtes pas de la paroisse?
--Non, Monsieur.
--Non, car je vous connaîtrais. Venez-vous de loin?
--Du grand lac des Esclaves....
--Ah! vous êtes chasseur?
--Depuis vingt ans....
--Je vois à votre accoutrement....
--Mon fusil et mes pistolets ne m'ont jamais quitté, et il m'en coûte de m'en séparer.
--Je comprends cela; mais, si vous demeurez quelque temps ici, vous finirez par vous accoutumer à ne vous en pas servir....
La conversation tomba. Après quelques minutes le jeune avocat reprit:
--Vous avez peut-être rencontré, là-bas, un chasseur canadien du nom de Paul Hamel.
--Paul Hamel! l'ex-élève? ah! c'est mon meilleur ami....
--C'est aussi l'ami de ma famille... un brave et joyeux garçon... le camarade d'enfance de mon père... je l'ai vu, il y a cinq ans, et je vous assure que ses récits de voyage m'ont fort amusé....
--Il est revenu au pays avec moi, balbutia le grand-trappeur que l'émotion agitait comme la fièvre.
--Vraiment! alors nous le verrons?
--Il doit traverser dans quelques jours....
--Ma mère aura du plaisir à le revoir....
--Vous demeurez à Lotbinière?
--J'y suis né; mais je demeure à Québec, et je suis avocat....
--Vous êtes avocat! fit le grand-trappeur avec surprise.
--Oui, monsieur; cela vous étonne! vous me trouvez jeune, et vous doutez de ma science sans doute.
--Non, car je vous ai entendu parler fort sagement, cette nuit, dans la chaloupe.... Ah! vous êtes avocat!
Et le grand-trappeur demeura plongé dans une réflexion profonde.
--Si je puis vous être utile, Monsieur, reprit Victor, ce sera de tout mon coeur.
Après un silence assez long le grand-trappeur reprit:
--Il y a une affaire dont j'aimerais à vous parler... je serais curieux de connaître votre opinion sur certaines choses!...
--Qu'est-ce que c'est, monsieur? je suis heureux de pouvoir vous obliger.
--Oh! cela ne me regarde pas directement, c'est pour un ami....
--N'importe! parlez toujours, parlez pour votre ami.
--Il a tué!... balbutia l'étranger.
--Ah! certes! c'est grave, dit l'avocat....
--Oui, monsieur, c'est grave, mais il croyait avoir droit de tuer....
--Etait-ce à la guerre? demanda en riant le jeune homme.
--Ah! monsieur, je sais qu'à la guerre on peut tuer, on doit tuer même....
--C'est une plaisanterie que j'ai faite, monsieur, continuez je vous prie.
--Il a tué sa femme......pardon! il croyait tuer sa femme et il a tué la femme d'un autre...
--C'est assez singulier; voyons! comment cela?
--On lui disait que sa femme était infidèle...
--Et il l'a tuée sur un soupçon? le malheureux!
--Il ne l'a pas tuée, c'en est une autre qu'il a tuée.
--Je ne comprends pas bien; expliquez l'affaire plus au long.
--Voici, monsieur. On lui dit: Va à telle heure, en tel endroit, et tu trouveras ta femme, dans les bras de quelqu'un. Et le malheureux obéit à cette parole infâme, va où on lui dit d'aller, et tue, comme je vous l'ai dit, une femme qui n'est pas la sienne.
--Mais comment se fait-il qu'il ne se soit pas aperçu de sa méprise avant de frapper? demanda le jeune avocat....
--Ah! monsieur, tout était arrangé pour le tromper... c'est quelque chose d'inouï... d'infernal.... Et les poings du grand-trappeur se crispèrent, et un frisson parcourut son corps. Le jeune avocat soupçonna que l'ami dont parlait cet étranger n'existait pas, mais qu'il était bien lui-même le héros de ce drame.
--Voilà la plus étrange affaire, reprit Victor, que j'aie jamais vue! c'était donc une conspiration contre votre ami? un piége infâme, mais habilement tendu?...
--Oui, monsieur, c'était tout cela....
--C'est une cause magnifique, et que j'aurais du plaisir à défendre... mais où trouver des preuves de ce que vous avancez, ou plutôt de la ruse dont on s'est servie pour tromper votre ami?...
--Des preuves? je n'en connais point... rien que l'honnêteté du meurtrier....
--Ce n'est pas assez.
--Et si le meurtrier était convaincu d'avoir tué cette femme, sans qu'il pût prouver que c'est par suite d'une erreur et d'une embûche criminelle tendue à sa bonne foi?
--Il serait condamné....
--A mort?
--A mort!
Le front rembruni du grand-trappeur s'inclina, une légère pâleur couvrit sa figure.
--Mais, dites donc, est-ce qu'il n'a pas été arrêté, votre ami? demanda le jeune homme.
--Non, monsieur,... il s'est sauvé....
--Il a bien fait, et je ne lui conseille pas de revenir....
Un long silence suivit. Les voyageurs passèrent la petite rivière du Chêne qui sépare, au fleuve, Ste. Emmélie de St. Jean, puis ils arrivèrent à la grande rivière. La grande rivière du Chêne est parsemée, à son embouchure, de petites îles ombragées de chênes et d'érables. Un pont magnifique relie la côte est à l'une de ces îles, et un autre pont plus petit va de l'île à l'autre rivage. Il ne coule sous ce dernier pont, qu'un mince bras de la rivière qu'on appelle le canal. Une centaine de maisons sont assises coquettement sur la rive occidentale, au pied du coteau que domine une jolie église gothique. C'est un immense bocage où serpentent les ondes d'une rivière, où s'agite un essaim de travailleurs, d'où s'élèvent les fumées bleues de cent foyers. Les voyageurs passèrent devant la maison du bossu. Une vieille femme à l'air anxieux et triste sortait de cette maison.
--Voulez-vous m'emmener à St. Eustache? demanda-t-elle au cocher, je suis invitée à la fête de la grosse gerbe, et, si je me rends à pied, je ne pourrai pas danser, je serai trop lasse.
Le grand-trappeur regarda le jeune avocat d'un air interrogateur.
--C'est une pauvre folle, dit le jeune homme, répondant au désir de son compagnon.
--Une folle! comment la nommez-vous?
--Geneviève!
--Geneviève! exclama le grand-trappeur, et ses yeux se fixèrent comme deux tisons sur la malheureuse femme.
Le cocher passait sans faire attention aux paroles de Geneviève.
--Arrêtez-donc, dit Victor, nous allons la prendre avec nous: je paierai; soyez tranquille.
--Ah! ce n'est pas le paiement que je regarde, répliqua le cocher, ni la charge: mon cheval est bon; mais une folle avec vous, Monsieur?...
Le jeune avocat se prit à rire.
--Bah! dit-il, la compagnie de cette folle est moins dangereuse que la compagnie de bien des fines....
Geneviève s'assit à côté du cocher. Le bossu entr'ouvrit sa porte, et le jeune avocat la salua d'un air un peu railleur.
--Mon tour de rire viendra peut-être, grinça le bossu.
--Quel est cet homme? demanda le grand-trappeur.
--C'est un nommé Chèvrefils! bossu, marchand et riche....
Le bossu avait entendu la question du grand-trappeur.
--Je ne vous demande pas votre nom à vous, filez donc votre route! vociféra-t-il....
Le grand-trappeur sourit disant:
--Il est de mauvaise humeur, je crois?
--Oui, et pour cause... j'épouse bientôt une jeune fille qu'il voulait acheter avec sa fortune...
--C'est un lâche!... payer pour se faire aimer! ah!...
--Et c'est que Marguerite est jolie....
--Marguerite, que vous la nommez?
--Marguerite Saint Pierre, Monsieur.
--Saint Pierre? Saint Pierre? murmura l'étranger....
--Son père est connu dans la paroisse sous le surnom de Picounoc.
--Picounoc! s'écria le grand-trappeur!...
--Est-ce que vous le connaissez? monsieur.
--Non, non... mais c'est un curieux nom, tout de même.... Et c'est un habitant, ce Picounoc?
--Oui monsieur, et fort à son aise.
--Vraiment! vraiment! c'est bon, cela ne nuit pas. Et a-t-il plusieurs enfants? dit tout ému le grand-trappeur.
--Non, monsieur, il n'a que la fille que je vais épouser....
--Que cette fille-là?
--Oui, monsieur, il est veuf; sa femme est morte depuis bien longtemps.
--Bien longtemps?
--Oui monsieur....
--Comment? de quelle mort?
--Je ne le sais pas.
--Vous ne le savez pas?
Victor, au souvenir de cette mort, se sentait mal à l'aise, et aurait voulu changer le sujet de la conversation. Il crut un instant que l'étranger connaissait le drame de la mort de cette femme, et voulait jouer avec la douleur ou la honte du fils du meurtrier, il leva sur son compagnon des yeux chargés de chagrins et de reproches....
--Non, monsieur, je ne le sais pas, dit-il.
--Je le sais, moi! dit la folle, d'un air content....
--Geneviève! cria le jeune homme.
--Je le sais moi! cria toujours l'infortunée... et je vais le dire.
--Geneviève! si vous n'êtes pas raisonnable, vous allez descendre de la voiture....
--Je le sais, moi! répéta-t-elle une troisième fois, mais je ne le dirai pas, hein, Victor? non, je ne dirai pas que c'est ton père qui l'a tuée, car....
--Geneviève, tu es folle et tu ne sais pas ce que tu dis, répliqua le jeune avocat. Et, dans son trouble, il ne vit pas l'étonnement qui bouleversa tout-à-coup la figure de son compagnon. Geneviève éclata de rire.
--C'est un tour de Picounoc, ça, dit-elle... c'est un tour de Picounoc, un tour infernal qui a perdu ton brave homme de père....
Le grand-trappeur regardait avec admiration ce jeune homme intelligent et beau qu'il n'osait encore appeler son fils, dans la crainte de le voir sourire avec ironie. Il sentait le besoin de serrer sur son coeur l'enfant de son amour, et il comprenait qu'il n'était qu'un étranger aux yeux de cet enfant. Il se reconnaissait dans cette figure ouverte, dans ce geste noble, dans ce maintien digne. Il avait ce front élevé, ce regard doux et parfois flamboyant, il avait cet âge et cette beauté quand le malheur, après deux ans de répit, s'acharna de nouveau à lui pour ne plus lui laisser jamais une heure de félicité.
Ils arrivèrent au village et la voiture s'arrêta à la porte d'une maison de chétive apparence.
--C'est la demeure de ma mère, dit le jeune avocat: je regrette de ne pouvoir vous conduire plus loin.
Le grand-trappeur était comme un homme ivre. Il ne se rendait plus compte de ses idées; Il éprouvait à la fois toutes les sensations de la joie et de la douleur, de la crainte et de l'espérance. Sa tête bourdonnait et le sang, remontant du coeur à sa figure, lui brûlait le front. Il porta à ses yeux la manche de sa vareuse de toile pour dissimuler ses larmes.
--Voulez-vous entrer, monsieur? demanda Victor, vous n'avez pas déjeuné; vous prendrez une tasse de thé avant de continuer votre route.
--Vous offrez de si bon coeur que je ne saurais refuser, répondit le grand-trappeur.
Et il descendit de la voiture, avec son fusil à la main et ses pistolets à la ceinture.
--Entrez-vous, Geneviève? demanda Victor à la folle.
--Non, j'ai peur de ces armes-là--elle montrait la carabine et les pistolets du chasseur--je m'en vais chez Picounoc.
--Bonjour, mère, dit Victor en entrant. Et il embrassa Noémie qui venait au devant de lui, le rire sur les lèvres. L'étranger, debout près de la porte, regardait avec attendrissement la délicieuse petite scène d'intérieur qui se passait devant lui. La veuve--comme nous continuerons encore à appeler Noémie--parut étonnée de la visite du chasseur. Elle pensa à l'ex-élève qu'elle avait vu dans un pareil costume, il y avait cinq ans.
--Est-ce notre ami Paul? murmura-t-elle.
--Non mère, mais c'est un chasseur comme lui et son ami intime. Nous verrons Paul dans quelques jours; il est à Deschambeault.
--Venez-donc vous asseoir, dit Noémie au grand-trappeur. Et elle lui présenta une chaise. Le grand-trappeur avait envie de se faire connaître de suite, tant le faisait souffrir ce silence qu'il gardait depuis plus de vingt ans; mais la pensée d'être arrêté, si l'on venait à apprendre son retour dans le village, et la peur de causer à sa femme une surprise trop grande, le retinrent. Il s'assit après avoir déposé sa carabine dans un coin, et, silencieux, se prit à regarder, avec amour et curiosité, chaque objet, dans le vaste appartement. Tout avait pris un air d'antiquité; les années avaient voilé d'une teinte pâle et presque de deuil les images et le crucifix pendus au mur; les vitres paraissaient moins brillantes que jadis; c'étaient sans doute les barreaux noirs des fenêtres qui les assombrissaient; les meubles disloqués semblaient se cacher dans les coins; le banc des seaux n'avait plus de peinture, et la tasse à boire, pendue au clou, était encore--sauf le fond--la tasse d'il y a vingt ans.
Le déjeuner fut servi. Le chasseur mangea peu. Il était neuf heures cependant, et il n'avait rien pris depuis la veille.
--Vous venez veiller ce soir, mère? demanda le jeune avocat.
--Oui, j'ai promis à Picounoc que j'irais.
Le grand-trappeur tressaillit à ce nom.
--Et tu es toujours décidée? reprit Victor en souriant.
--Je ne puis pas reculer, maintenant. A mon âge, on réfléchit avant de s'engager.
Le grand-trappeur éprouva comme une angoisse, et il eut peur d'en entendre davantage. Il se leva.
--Ce Picounoc dont vous parlez, demeure-t-il loin d'ici? demanda-t-il.
--Non, monsieur, se hâta de répondre Victor; c'est la quatrième maison au nord du chemin. Une assez jolie maison avec galerie sur le devant.
Il prit sa carabine et sortit après avoir donné une chaude poignée de main à Victor et à la veuve.
--Allons! se dit-il à lui-même quand il fut seul dehors, un vieux trappeur comme moi doit avoir plus de force qu'une jeune fille, et être capable de cacher un peu ses émotions. Courage! la coupe des amertumes, est vidée. J'arrive assez tôt, puisque Noémie est encore seule au foyer où je l'ai laissée il y a si longtemps.... Ah! je me sens capable de dissimuler ma joie ou mes larmes maintenant, car je ne crains plus que le bonheur m'échappe! Et Noémie est belle encore, malgré la trace de pâleur que les regrets et les ennuis, ont laissée sur son front!
Il se rendit chez Picounoc et c'est lui qui arriva pendant que Marguerite balayait. Picounoc était de bonne humeur, on le sait, parce qu'il allait posséder Noémie et parce que la récolte était bonne. Il invita le grand-trappeur à passer l'après-midi et la soirée avec lui pour voir la fête de la grosse gerbe.--Vous nous parlerez des sauvages; vous nous raconterez vos courses lointaines, vos aventures de toutes sortes, et cela nous intéressera beaucoup, lui dit-il.
Picounoc qui avait souffert pendant vingt ans tout ce qu'un amour malheureux peut causer de tourments et d'angoisses, s'était abandonné aux transports de l'espérance et aux ivresses des plus doux rêves. Il ne songea guère à prier, mais il repassa mille fois dans son esprit, tout le travail qu'il avait fait, toutes les ruses qu'il avait employées, tous les moyens qu'il avait appelés à son aide pour atteindre ce but si ardemment convoité. Il se trouvait payé de ses veilles et de ses peines, de sa persévérance et de son dévouement. O que l'amour d'une personne aimée est d'un grand prix! Et combien dépensent toute leur vie et toute leur énergie à rechercher cet amour qu'ils ont entrevu dans leur rêves de jeunesse! Et combien aussi, dès que leurs voeux sont remplis, dès qu'ils ont porté à leurs lèvres ardentes la coupe de la volupté, s'écrient avec le plus heureux et le plus sage des hommes: Vanité des vanités!
--Restez, monsieur, dit Marguerite, à son tour, d'une voix qu'elle rendait bien aimable.
Le grand-trappeur enveloppa la jeune fille d'un regard profond et triste. Elle rougit et ce regard lui fit mal. Elle eut comme le pressentiment d'un grand malheur. Elle ne savait pourquoi, mais soudain elle voulait voir cet homme s'éloigner. Et lui, il la regardait toujours, et il y avait une immense pitié dans ses yeux: Je reste, dit-il, cela me fait plaisir. Puis, après un moment: Vous fêtez donc encore la grosse gerbe par ici? demanda-t-il.
--Oui, répondit Picounoc, quand l'année est bonne. Mais c'est une coutume qui s'en va comme le reste.
--C'est malheureux! reprit le trappeur, car la fête de la grosse gerbe est une de nos plus amusantes réunions champêtres. Et puis, les gars et les fillettes se voient, se connaissent à ces fêtes, et souvent, à la grosse gerbe suivante, il y a un heureux ménage de plus dans le village.
--Et c'est bien ce qui aura lieu cette fois-ci, répliqua Picounoc en riant.
--Un mariage? fit le trappeur, feignant la surprise, Mademoiselle, peut-être? Il montrait Marguerite.
--Justement, répondit Picounoc, et avec un avocat, s'il vous plaît.
--Petit père, reprit la jeune fille vivement mais en riant, tu veux être indiscret, eh bien! je le serai aussi moi, et.... Elle acheva sa phrase avec le bout de son doigt qui menaça de représailles le joyeux Picounoc.
--Dites, Mademoiselle, dites tout, ne l'épargnez pas, reprit le chasseur.
Picounoc riait: Bah! je ne rougis pas comme une jeune fille, moi, et j'aime à entendre les autres parler de mon mariage, dit-il.
--Ah! vous vous mariez, vous aussi, demanda le trappeur avec étonnement.
--Et mon Dieu, oui! vingt ans de veuvage, c'est bien raisonnable.
--Assurément, vous étiez ou bien inconsolable ou bien difficile.
--J'étais entêté.
--Aviez-vous fait une gageure?
--Non, mais je voulais avoir une femme que j'aimais depuis ma jeunesse, et il m'a fallu vingt ans de siége autour de son coeur pour le prendre.
--Quelle forteresse! et que ces femmes-là sont rares! balbutia le trappeur qui sentait l'émotion le gagner.
--Mais quand Picounoc a dit une chose!... vous comprenez?... veuille Dieu, veuille diable! la chose arrive.
--Vous avez de la volonté? fit le trappeur. Et il avait envie d'étrangler ce traître qui se gaussait ainsi devant sa victime. Il continua: Mais cette femme... où donc avez-vous pu la trouver?
--Ici, à quelques arpents, c'est un de mes amis qui a eu l'obligeance de me la laisser en se réduisant en cendres.
Le grand-trappeur tressaillit sur sa chaise d'écorce: Vous avez de complaisants amis, murmura-t-il....
--C'est le seul qui ait été aussi bon pour moi. Rien d'étonnant! c'était le Pèlerin de Sainte Anne....
--Le pèlerin de Sainte Anne! oh! l'ex-élève m'a parlé de cet homme!...
--Je le crois bien, en effet, c'était son ami.
--Et vous épousez la veuve du Pèlerin?... interrogea le grand-trappeur....
--Lundi en quinze, le 16 d'octobre.
--C'est aujourd'hui jeudi; dans quinze jours il peut se passer bien des choses, observa l'étranger; prenez garde que la coupe ne se brise avant de toucher vos lèvres!...
--Êtes-vous un prophète de malheur? demanda Picounoc.
--Non, fit en s'efforçant de rire le grand-trappeur, mais si je me présentais, moi, pour épouser la veuve?... je ne suis pas d'une tournure ordinaire comme vous voyez--je ne veux pas dire que vous n'êtes pas bien--mais moi, j'ai le mérite de la nouveauté... je viens de loin, j'ai vu beaucoup, je puis amuser une femme pendant le reste de ses jours avec mes récits fantastiques. Prenez garde! j'ai accepté votre invitation, et, si la veuve me plaît, je vous la prends....
Picounoc fixa ses yeux de lynx sur son hôte, et parut chercher, dans sa figure, ce qu'il y avait de plaisanterie et ce qu'il y avait de sérieux dans les paroles qu'il venait de prononcer.
II
LA GROSSE GERBE.
Les amis de mademoiselle Marguerite avaient été priés de se rendre de bonne heure dans l'après-midi, afin d'aider à faire et à lier la grosse gerbe. Un seul manquait à l'invitation; c'était Gaspard Tintaine, un jaloux du grand St. Charles, qui boudait Marguerite parce qu'elle ne l'avait pas assez regardé l'autre soir. On ne s'apercevait guère de son absence. Les poètes font bien la nomenclature de leurs guerriers imbéciles qui vont s'entr'égorger au profit de l'orgueil et de l'ambition, pourquoi ne nommerais-je pas les jeunes gens éveillés qui sont venus chez Picounoc prendre part à une fête charmante qui s'en va, hélas! avec les bonnes années?
L'on vit arriver, à la porte du riche cultivateur, les rivaux empressés. L'un était monté sur le siége léger d'une petite charrette aux ressorts d'acier; un autre se carrait dans une calèche antique; un autre, plus fier, descendait d'un coquet buggy. Et les chevaux étaient habillés de harnais luisants. On voyait des boucles blanches partout: à la bride, aux rênes, aux guides, aux porte-fers, et des clefs argentées! et des pompons rouges! et des pompons bleus! Le bonhomme Auger qui les vit arriver s'écria en secouant la tête:
--Pauvres jeunes cavaliers! souvent, quelques années après leur mariage, on les voit encore, mais leurs chevaux sont devenus boiteux, les brillants harnais ont perdu leurs clefs argentés, et des bouts de corde remplacent les boucles sans ardillons; la calèche sonne le fer; les raies des roues tremblent dans les moyeux. Pauvres cavaliers! ils ont commencé par où ils auraient dû finir. Non! les cultivateurs ne devraient ni commencer, ni finir par se promener dans les voitures brillantes et coûteuses qu'ils ne peuvent payer, d'ordinaire, qu'après trois ou quatre ans, et en privant leur table de pain de blé, et leurs terres, de bonnes semences. Qu'ils ne se laissent point aveugler par une basse jalousie contre les classes élevées de la société, et qu'ils se souviennent que c'est Dieu qui a établi, dès le commencement, les différentes couches qui composent l'humanité. Que chacun soit à sa place; que chacun travaille dans la sphère et sur la scène où la Providence l'a placé, et le monde ira bien. La misère disparaîtra de bien des lieux et la vertu brillera comme un soleil sur nos belles campagnes. Il est permis d'aspirer à monter, mais que l'on ne cherche pas à se placer au-dessus des autres par orgueil et pour mieux se délecter dans les satisfactions du luxe ou les fumées de la vaine gloire; que ce soit pour être, dans les mains de Dieu, un instrument plus docile et plus noble! que ce soit pour faire plus de bien!
Le premier, celui qui marche à côté de Marguerite, le long de la clôture de cèdre, c'est Victor, le jeune avocat. Il est sans regret du passé, sans souci de l'avenir, mais tout entier à l'heure présente, parce qu'elle est ensoleillée. Pauvre jeune homme! hâte-toi de jouir.... Les heures de la félicité sont toujours rapides et rarement nombreuses! Les trois qui suivent et marchent de front, se nomment Isaïe Paré, François Piché Nérée Bertrand. Le premier est apprenti forgeron, les autres s'engagent chez les habitants. Ils regardent d'un oeil jaloux cet heureux Victor qui agace Marguerite avec un épi oublié dans le champ. Ils ont l'air de dire: Si nous avions seulement les miettes qui tombent de votre table! Ils sont venus avec leurs soeurs. Voici un groupe joyeux et loquace. Ce sont des jeunes filles du bord de l'eau, de l'Eglise et des concessions: Hermine Fiset, gaie comme pinson et blanche comme neige; Célina Morissette, qui court légère comme une gazelle et cherche des fleurs tardives pour orner son chapeau; Julie et Joséphine Marcotte, deux cousines qui voudraient être soeurs; Blanche Durocher, la statue du silence--qui s'oublie de temps en temps. Puis viennent encore des garçons, puis viennent encore des filles. Et toute cette jeunesse rit, babille et chante comme les oiseaux, comme les ruisseaux.
--Allons! faisons la grosse gerbe! s'écria Picounoc, quand tout le monde fut auprès de lui, au milieu du champ. Pour faire la grosse gerbe on avait laissé à terre bon nombre de javelles. La grosse gerbe! crièrent les voix joyeuses de la jeunesse. Alors tous se penchent sur la glèbe et enlèvent, dans leurs bras, une javelle qu'ils viennent déposer sur le lien de saule étendu au milieu d'une planche. C'est à qui déposera le premier la précieuse brassée d'épis frémissants. Les gars poussent les fillettes et les font choir sur le chaume piquant avec leurs légers fardeaux; les filles passent à rebours, sur la figure riante de leurs compagnons, les épis mordants. Et les éclats de rire montent comme des feux d'artifice, les gais propos pleuvent comme les perles quand on secoue un feuillage chargé de pluie. La gerbe s'arrondit, les plus forts la lient adroitement en s'aidant des genoux. Sa taille crie et se corse. On attache des fleurs à sa tête d'épis et des rubans à sa jupe de paille. Alors on la soulève, on la met debout, puis on danse autour des rondes légères et entraînantes.
La première, Marguerite, redit d'une voix assez douce:
J'ai trouvé le nique du liève
Mais, le lièv', n'y était pas.
Le matin, quand il se lève,
Il emporte son lit, ses draps.
Sautons! dansons!
Beau berger, entrez en danse
Et embrassez qui vous plaira!
Et tous les autres répétèrent, en sautant sur le chaume d'or, le refrain sémillant: Sautons! dansons!... Victor que l'on a fait entrer dans le rond, embrasse la chanteuse, sa voisine, qui ne se défend qu'un peu.
Ce fut au tour d'un autre, et ce fut une autre chanson. Joséphine Marcotte chanta:
Dans ma main droite j'ai t'un rosier
Dans ma main droite j'ai t'un rosier,
Ha! qui fleurit, ma lon, lon, la!
Qui fleurira au mois de mai!
Entrez en danse, joli rosier,
Entrez en danse, joli rosier.
Le joli rosier, c'était François Piché.
Et saluez, ma lon, lon, la!
Et saluez qui vous plaira!
Piché qui n'aimait que mademoiselle Marguerite, et qui était jaloux des succès de son ami Victor, ne voulut saluer personne; mais, pour cacher son dépit sous une boutade, il salua la grosse gerbe; ce qui lit rire la troupe joviale. Il revint prendre sa place entre Joséphine Marcotte et Célina Morissette, et se mit à chanter:
Mademoiselle, on parle de vous,
On dit que vous aimez beaucoup!
Tout le choeur fit chorus. Il continua:
Si c'est d'amour que vous aimez,
Entrez dans la danse, entrez!
Tous répétèrent encore, et il reprit:
Faites le pot à deux anses.
Regardez comme l'on danse,
Fermez la bouche, ouvrez les yeux,
Saluez qui vous plaira le mieux!
Mademoiselle Joséphine Marcotte, poussée au milieu des danseurs, se mit les deux mains sur les hanches, et ses bras arrondis simulèrent deux jolies anses. Elle avait un petit air mutin qui ne lui siéait pas mal. Elle salua Nérée Bertrand qui rendit la politesse avec un plaisir nullement déguisé.
Puis l'on ramena les moutons, et l'on courut à perdre haleine autour de la gerbe précieuse, en chantant avec force et volubilité.
Ram'nez! ram'nez! ram'nez, belle,
Ram'nez vos moutons des champs!
Ram'nez! ram'nez! ram'nez, tous,
Ram'nez vos moutons des loups!
Et cette jeunesse fit bien d'autres danses et bien d'autres jeux naïfs et innocents. Les bois voisins retentirent longtemps des cris de joie et des chants populaires. On eut dit que, plus loin, sur les écores du ruisseau, d'autres choeurs éveillés chantaient, riaient et dansaient autour d'une autre gerbe de grain. C'étaient les échos qui prenaient part à la fête.
Picounoc alla chercher une voiture pour transporter la gerbe dans la grange. Il garnit le harnais de fleurs de toutes sortes et de rubans de toutes couleurs. Le cheval hennissait et secouait la tête avec une évidente vanité. La gerbe fut mise debout au milieu de la grande charrette, et les jeunes gens s'entassèrent autour pêle-mêle, formant une gerbe plus brillante et plus riche que la grosse gerbe de blé. La charrette, sous son pesant fardeau, faisait crier ses bers et craquer ses roues, dans les ornières ou les rigoles. Mais l'essieu étant neuf et en bois de merisier, on voguait sans peur.
La grosse gerbe fut dépouillée de ses oripeaux et jetée dans la tasserie avec les autres plus humbles, en attendant le jour terrible où le fléau du batteur la frappera sans merci, jusqu'à ce qu'elle ne soit plus qu'une paille informe, et que le dernier grain de blé reste sur le plancher de l'aire.
Les jeunes gens entrèrent dans la maison. Pendant que Picounoc dételait son cheval, Jean Tiston son voisin l'aborda.
--Bonjour! Picounoc.
--Bonjour! Tiston.
--Pourquoi Narcisse, ton garçon, n'est-il pas venu? demanda Picounoc.
--Il arrive de St. Edouard, et je viens te dire cela. Pour raccourcir son chemin, il a passé à travers les champs depuis le côteau de la route de St. Charles, et il a vu une espèce de fou à genoux sur le bord du ruisseau, près des débris de l'ancienne cave, sur le haut de la terre de Noémie... c'est-à-dire de ta terre nouvelle... puisque tu l'as achetée.
Picounoc le regarda curieusement: Un homme à genoux? dit-il.
--Oui, un étranger: une grande barbe, des cheveux longs, une espèce de sauvage....
--C'est un chasseur des Hauts, reprit Picounoc, un ami de l'ex-élève.... Mais c'est drôle tout de même qu'il aille ainsi s'agenouiller en cet endroit, ajouta-t-il à demi-voix.
Les deux voisins continuèrent à causer quelques minutes et se séparèrent. Picounoc était soucieux.
Le soir arriva. Une longue table fut dressée et tous les convives y trouvèrent place. A l'un des bouts était assis Picounoc et sa future, madame Letellier, à l'autre bout, Victor et Marguerite. Le grand-trappeur se trouvait le premier, au coté droit de la table, et voisin de Picounoc. Il était un objet de curiosité pour tout le monde.
--Vous serez indulgents envers le pauvre chasseur, dit-il aux convives, s'il manque d'éducation et ne sait plus aussi bien tenir un couteau et une fourchette qu'une carabine: depuis vingt ans il ne s'est guère assis à une table pour manger.
--Soyez sans inquiétude, monsieur, répondit Picounoc, et faites comme si vous étiez chez-vous dans les bois. On connaît la force de l'habitude....
--Tous les jeunes gens avaient les yeux sur l'étranger, s'attendant à le voir prendre les côtelettes de mouton avec ses mains pour les déchirer à belles dents. Grand fût leur désappointement quand ils s'aperçurent qu'il savait couper sa viande avec son couteau et la porter à sa bouche avec sa fourchette. Lorsque l'estomac fut lesté, et que l'on fut arrivé du ragoût aux croquignoles, en passant par les pâtés et les tartes, on se mit à chanter. La chanson, aux repas de la campagne, remplace le discours, et elle le remplace avantageusement. La chanson égaie tout le monde et celui qui la chante, au contraire du discours qui embête celui qui le fait autant qu'il ennuie ceux qui l'écoutent. Le grand-trappeur chanta une chanson Montagnaise--car la langue montagnaise est la langue généralement parlée par les diverses tribus du nord-ouest. Personne n'y comprit rien, mais à cause de cela on applaudit davantage.
--Ce doit être une complainte bien triste, observa l'une des jeunes filles, car des larmes ont roulé sur les joues du chasseur et sa voix a tremblé pendant qu'il chantait.
En effet le grand-trappeur avait redit ses infortunes, dans des couplets poétiques qu'il composa lui-même, au milieu des solitudes où il avait vécu. La table fut enlevée, puis les jeux commencèrent. Assis à l'écart, ayant visiblement conscience de son importance et de son talent, Narcisse Tiston prit son violon enveloppé dans un grand mouchoir de poche en soie rouge, déroula le foulard, et, de son pouce, fit vibrer tour à tour les quatre cordes de l'instrument. Alors un frémissement de plaisir courut dans la troupe éveillée, et les jeux cessèrent.
--Dansons! dansons! dirent vingt voix ensemble.
--La danse est défendue, observa madame Letellier.
--Pardon! madame, vous n'êtes pas encore la maîtresse de céans, répliqua en riant Picounoc, et je ne suis pas opposé à la danse, moi, ajouta-t-il.
Les jeunes gens approuvèrent Picounoc.
--Dansons! dansons! hâtons-nous! dirent-ils, avant que madame Noémie devienne la maîtresse.
Le violonneux tournait les clefs de son instrument pour raidir ou lâcher les cordes, pendant que l'archet se promenait lentement de la chanterelle à la basse, pour assurer entre toutes l'accord parfait. Et ces préludes harmonieux réveillaient, dans la salle, le plaisir et la volupté. Le violon, c'est l'occasion prochaine de la danse: s'il vibre, s'il chante, c'en est fait, on dansera.
Le grand-trappeur était content de retrouver cette rigidité dans les moeurs de sa femme. Je ne veux pas dire qu'il y a du mal à danser... certaines danses... avec certaines personnes: mais danser certaines autres danses avec certaines autres personnes!...
Noémie se trouva seule contre tous, que pouvait-elle faire? danser? cependant elle ne dansa point. Picounoc en éprouva un léger dépit.
--Quel scrupule de rien! observa-t-il.
--J'ai promis de ne jamais danser, répondit-elle.
--A qui?
--Au bon Dieu.
--En voilà par exemple! Venez donc! une promesse manquée en plus ou en moins qu'est-ce que cela peut faire?
--Est-ce un reproche? demanda-t-elle.
--Non, c'est une plaisanterie.
Le grand-trappeur recueillait avec une joie folle ces paroles légèrement acidulées. N'importe, les jeunes gens s'amusaient bien et le violon ne se reposait guère. Victor et Marguerite étaient radieux. Plus d'un oeil jaloux les regardait. Quand le violonneux eut le bras fatigué de promener l'archet, et les talons fatigués de battre la mesure, on demanda au trappeur de raconter quelque histoire d'indien. Il ne se fit pas prier.
--Avez-vous connu un nommé José Racette? commença-t-il.
--Racette! José Racette! répondit Picounoc étonné, oui: oui! je l'ai connu, moi.
--Moi aussi, hélas! ajouta, d'une voix triste, la veuve Letellier.
--On ne l'a pas connu, mais on a entendu parler de lui, dirent les jeunes gens.
--Eh bien! José Racette, continua le grand-trappeur, est un chef sauvage, maintenant.
--Un chef sauvage! s'écria tout le monde.
--Oui, le chef de la tribu des Tranltsan-otinés--en français, des "Couteaux-jaunes", et se nomme le Hibou-blanc.
--Le Hibou-blanc! firent les autres.
--Il est plus cruel que les indiens, plus impie que le diable, et je crois qu'il se prépare une fin des plus horribles.
--Il était un rien qui vaille, un misérable, avant de se faire sauvage, dit Noémie, rien de surprenant qu'il ne soit pas en odeur de sainteté, maintenant.
--Il s'efforce, reprit le trappeur, de détruire l'oeuvre magnifique des missionnaires de la foi. Pendant que nos saints envoyés prient, souffrent et instruisent les infidèles, lui, il les scandalise et les pervertit. Mais j'espère que son règne achève, car il est connu aujourd'hui: on sait son nom et ses antécédents Voici comment Dieu a permis que cet homme fut démasqué et confondu. Et le grand-trappeur fit le récit des actions lâches et cruelles dont s'était rendu coupable le Hibou-blanc. Il termina par le coup de théâtre qui eut lieu dans l'humble chapelle, au fort Providence, quand, pour épouser Iréma la belle Litchanrée, il révéla son nom.
Plusieurs fois, pendant ce récit, des larmes remplirent les yeux de Noémie et des jeunes filles, et, plusieurs fois des exclamations de surprise échappèrent aux bouches avides et attentives.
--Tantôt, après la danse qui va recommencer, quand vous aurez encore besoin de repos, je vous parlerai d'un autre personnage que vous devez aussi avoir connu.
--Qui? qui?... l'ex-élève? Paul Hamel?
--Tantôt.
Et la danse reprit plus légère, plus vive et plus animée que jamais. Le violon résonna avec un redoublement de vigueur et d'éclat. On entendait la mesure que marquaient les pieds, comme on entend les coups retentissants et cadencés de trois fléaux qui battent la même airée. Et, quand le dernier cotillon eut arrêté ses tourbillons étourdissants, la foule anxieuse entoura de nouveau le conteur.
--En vous parlant de Racette, le renégat, je vous ai nécessairement parlé du grand-trappeur, son plus mortel ennemi, reprit le chasseur.
--Oui! oui! monsieur!
--Ça, c'est un homme! par exemple, exclama le violonneux.
--Oui, messieurs, c'est un homme, reprit l'étranger, mais c'est un homme malheureux; c'est un homme qui doit avoir quelque profond chagrin. Il ne rit presque jamais; mais il pleure souvent. Il ne nous avait jamais révélé son nom avant l'incident dont je vous ai parlé, il y a un instant; incident qui eut pour effet de démasquer le Hibou-blanc et de nous apprendre son vrai nom. Cependant le grand-trappeur parcourt en tous sens, la carabine sur l'épaule et les pistolets à la ceinture, depuis plus de vingt ans, les régions désertes et glacées du nord. Il est l'ami de tous les chasseurs, et sa force, sa douceur, son agilité, en font un compagnon bien précieux. C'est notre maître à tous. Il parle peu et paraît toujours absorbé dans de sombres pensées. On ne l'interroge jamais; cela semble lui faire mal. On respecte son secret--car il doit cacher un grand secret cet homme--et l'on aime son esprit aventureux, son coeur sincère, et son dévouement à ses semblables.
En parlant ainsi l'étranger regardait souvent Noémie; car il était curieux de voir si le passé était complétement enseveli dans l'âme de cette femme. Il la vit pâlir, comme si tout son sang affluait au coeur, et il crut surprendre une larme sous sa paupière baissée. Il continua ainsi:
--L'homme quelquefois se trahit dans son sommeil, et la bouche, obéissant à l'esprit qui ne dort point, parle aussi quelquefois plus que de raison. Dans ses rêves, le grand-trappeur laisse souvent échapper, de ses lèvres inconscientes, un nom qu'il ne prononce jamais devant nous alors qu'il est éveillé; c'est le nom d'une femme. Il a, c'est évident, un chagrin d'amour; mais, grand Dieu! quel chagrin! il dure depuis vingt ans!
--Quel est ce nom de femme qu'il murmure ainsi dans ses rêves? demanda le jeune avocat.
Ceux qui regardaient Noémie la virent tressaillir soudain sur son siége. Elle prit son mouchoir blanc et s'essuya le visage. Elle avait des sueurs froides sur le front. Picounoc dit: Et qu'est-ce que cela nous fait, un nom ou un autre?... Continuez, monsieur... où bien dansons! Voyons, les jeunes gens, émoustillez-vous un peu!
--Le nom de la femme! dirent plusieurs....
--Eh bien! reprit l'étranger, d'un accent troublé par l'émotion, le nom de cette femme c'est "Noémie!"
--Mon Dieu! s'écria madame Letellier. Et elle se mit à sangloter, le visage caché dans ses deux mains....
Victor se leva soudain. Tous restèrent muets dans leur étonnement; mais au bout d'un instant Picounoc s'écria visiblement excité, et tout effrayé des conséquences de cette révélation: C'est faux ce que vous dites là!
--Monsieur, répliqua le grand-trappeur, se levant et tirant, de sa ceinture, un pistolet... jamais, dans les forêts de l'ouest, le grand... il se ravisa--je n'ai souffert une pareille insulte, et, bien que je sois dans votre maison, je ne la supporterai point davantage....
Mais il se reprit aussitôt, et, sous une apparence de calme, il dit: Pardon! si j'ai répliqué un peu trop vivement à votre démenti; mais si vous ne me croyez pas sur parole, demandez à l'ex-élève, il vous dira la même chose que moi....
--Mais non! ce n'est pas possible! disait Picounoc marchant au milieu de la salle... Djos est mort!... eh! oui, bien mort! brûlé avec sa grange. Et puis, s'il revenait!...
Il s'arrêta, voyant qu'il en avait trop dit déjà....
--Et s'il revenait? demanda Victor.
--Mais c'est impossible, puisqu'il est mort, répondit-il en éludant la question, on a retrouvé ses ossements calcinés.... Bah! Et il se prit à rire.
--Mon ami, observa Noémie avec douceur et tristesse, ce rire me fait mal.
--C'est vrai, pensa Picounoc, je m'excite trop, je fais des bêtises....
--Mais il me semble, demanda Victor, que ce grand-trappeur a révélé son nom, en même temps que le Hibou-blanc faisait connaître le sien?
--Oui, jeune homme, répondit l'étranger....
--Et ce nom? quel est-il?
Tout le monde prêtait une oreille attentive et curieuse; seul le battement des coeurs agitait les poitrines.
--Joseph Letellier! prononça, d'une voix lente et forte, l'étranger.
Un nouveau cri s'éleva, ou plutôt plusieurs cris à la fois firent retentir la maison de Picounoc.
--Mon mari! mon mari!
--Mon père! c'est mon père!
--Lui!
C'était Picounoc qui avait crié ce "Lui!" Il était pâle jusqu'à la lividité. Noémie prête à s'évanouir avait demandé à s'en retourner chez elle... Victor s'applaudissait tout haut d'avoir un père si brave et si étrange.
--Monsieur, dit Picounoc à l'étranger, vous êtes venu troubler notre fête.
--C'est bien malgré moi, soyez-en sûr, répondit le grand-trappeur d'un air de componction; je ne savais pas que la femme et l'enfant du grand-trappeur se trouvaient ici.
--Vous ne l'ignoriez pas, et cela est fait à dessein; mais, si vous retournez dans les Hauts, dites-bien à Djos ou au grand-trappeur, comme vous l'appelez, qu'il ne se montre jamais ici... le meurtrier qu'il est!...
--Meurtrier, dites-vous? lui, un meurtrier!
--Oui, monsieur, il a tué ma femme!...
--Il a tué votre femme!... et vous avez des preuves de cela?
--Des preuves? je l'ai vu de mes yeux... entendez-vous? de mes yeux!... et, s'il revient, la corde l'attend!...
--C'est mon père, dit d'une voix émue le jeune avocat.
--Je le sais bien que c'est ton père!...
--Vous aviez pardonné?... puisque....
Le jeune homme n'acheva pas, il fondit en larmes.... La douleur est contagieuse comme la joie. Marguerite se mit à pleurer à son tour, et, après elle, plusieurs jeunes filles.
La soirée se termina là. Commencée dans l'allégresse elle finit dans les larmes. Victor s'approcha de Marguerite:
--Ma pauvre Marguerite, dit-il, les nuages montent à l'horizon... l'orage nous menace... j'ai de tristes pressentiments....
--Victor, quoiqu'il arrive, je ne serai jamais à d'autre qu'à toi....
--Me le promets-tu....
--Je te le jure!
L'étranger s'excusa du mal qu'il avait fait et sortit.
III
AMOUR ET VENGEANCE.
Madame Letellier passa la nuit dans un état difficile à décrire. A la pensée que son mari vivait encore, l'immense douleur qu'elle avait ressentie jadis, et que le temps avait apaisée, se réveilla tout à coup. Les plaies cicatrisées par le baume des années se rouvrirent, et il lui sembla que le sanglant événement qui avait tué son bonheur et fait asseoir le deuil à son foyer n'était arrivé que la veille. Cependant à ce lugubre souvenir se mêlait une lueur d'espérance, à cette angoisse profonde, une vive allégresse, et elle passait d'une sensation à une autre, comme la nacelle poussée par l'orage, d'une vague à une autre vague. Tantôt elle se prenait à espérer un prochain retour de son mari, et tantôt elle s'abîmait dans une amère terreur, en songeant à quel danger il s'exposerait en revenant au pays. L'idée qu'un pur hasard seul empêchait Picounoc de devenir son époux adultère, la faisait frissonner d'horreur; et, maintenant qu'elle se savait encore liée à l'homme de son choix, maintenant qu'elle savait que la mort n'avait pas rompu ses liens, elle éprouvait pour Picounoc un éloignement voisin du mépris. Elle se représentait Joseph sous l'accoutrement original du chasseur qu'elle venait de voir; se le figurait bronzé, fort et beau comme lui, et disait: j'irai à lui s'il ne vient pas à moi.
Victor n'était guère moins ému que sa mère, et il se voyait, comme elle, agité de mille sentiments divers. Le désir de connaître cet homme qui lui avait donné le jour, luttait contre la peur du scandale et du déshonneur; l'amour de Marguerite l'entraînait d'un côté, puis, de l'autre, le dévouement. Tant d'émotions violentes chassèrent de ses paupières le sommeil bienfaisant, et, quand vint le matin tout radieux, il n'avait, pas plus que sa mère, goûté de repos.
Pour tous la nuit fut terrible; mais pour personne elle ne le fut autant que pour Picounoc. Il voyait s'envoler, en une minute, le fruit de vingt ans de travail, de ruses et d'hypocrisie. La coupe enchantée tombait de ses mains au moment où elle touchait ses lèvres. Tous ces désirs de feu qui l'avaient dévoré depuis la jeunesse déjà loin, allaient être satisfaits, puis il allait jouir en paix, à force d'habileté, de l'amour de la femme qu'il convoitait, et de l'estime des hommes qu'il abusait, quand, tout à coup, par la faute d'un étranger à qui il offre l'hospitalité, tout s'évanouit, tout s'écroule! Oh! qu'il regrettait d'avoir retenu cet homme! et comme il lui eut vite cassé la tête, si ce crime eut pu lui rendre le bonheur perdu. Il s'efforçait, par moment, de se faire illusion et de croire que tout cela n'était qu'un nuage que le vent emporterait. Mais en vain, le nuage restait étendu comme un immense linceul au dessus de sa tête, et nul vent ne pouvait plus le dissiper. Il s'endormit, mais son sommeil fut plus affreux que l'état de veille. Il vit le grand-trappeur s'avancer vers lui, conduisant une femme appuyée à son bras. Il crut que c'était Noémie et il eut un tressaillement de volupté; mais quand la femme leva son voile noir il reconnut Aglaé, sa propre épouse qu'il avait fait assassiner. Elle portait une horrible blessure à la tête, et des larmes de sang coulaient de ses yeux. Il voulut fuir; mais ses pas alourdis s'attachèrent au sol comme à une glaise implacable, et ses jambes plièrent sous un fardeau énorme. Ce fardeau, une main mystérieuse le tenait sur sa tête, et c'était en vain que de ses deux bras, il voulait le jeter à terre. Ce fardeau se divisa en sept parties; et chacune des sept parties prit la forme d'une tête de mort; et sur chaque tête il y avait une inscription. Or voici quelles étaient ces inscriptions: Orgueil, avarice, impureté, envie, gourmandise, colère, paresse! Et, au dessus de ces sept têtes de mort, un crâne énorme--le crâne nu du vieux chef des bandits enterré dans le ruisseau, avec cette autre inscription: La malédiction d'un père. Et tout cela écrasait le malheureux Picounoc qui voulait en vain s'enfuir.... Toute la nuit son sommeil eut de ces cauchemars horribles.
Marguerite qui ne comprenait pas encore toutes les conséquences que pouvaient avoir les paroles du grand-trappeur, mais qui pressentait un malheur cependant, trouva, dans la prière et l'amour, la seule consolation qui plaît aux âmes vraiment attristées.
Le grand-trappeur craignit de s'être trahi, et d'avoir éveillé les soupçons de son ennemi. Il passa le reste de la nuit chez Tiston, puis, de bon matin, pour détourner les soupçons, il s'achemina vers Ste. Croix. Il fit bien, car Picounoc, soupçonnant quelque ruse, s'informa où était le chasseur. Quand on lui dit qu'il continuait sa route, sans plus s'occuper des incidents de la veille, il parut satisfait. La journée ne fut pas gaie. Picounoc ne put se mettre franchement à l'ouvrage et on le vit rôder dans son champ comme une ombre en peine.
Vers le soir, Victor parlait avec sa mère de toutes ces choses qu'avait rappelées les récits du chasseur, et tous deux songeaient aux moyens de faire revenir le malheureux exilé, dont la conduite, là-bas, était si noble et si chrétienne, quand, tout à coup, le jeune avocat s'écria en se frappant le front:
--Mon père n'est pas coupable, j'en suis certain!
Noémie pencha la tête. Elle ne pouvait pas comprendre qu'il ne le fut point, puisqu'il fuyait la justice et les regards de ses amis, depuis le jour du meurtre.
--Mon père n'est pas coupable! reprit Victor avec une émotion à moitié contenue, et c'est de lui que me parlait le chasseur, hier matin, en revenant de St. Pierre....
Comment? que disait-il donc ce chasseur, demanda la femme, tremblante d'espoir et de crainte à la fois.
--Il me disait qu'un de ses amis était accusé d'un meurtre qu'il n'avait pas commis... non, ce n'est pas cela. Il me disait que cet ami, trompé par de fausses apparences et par un homme qui avait intérêt à se jouer de lui, sans doute, avait tué la femme d'un autre, croyant tuer sa propre femme, dans un moment d'infidélité.... Ah! c'est un cas sérieux et beau, mais difficile! difficile!... L'avocat prenait le dessus, comme on le voit. Ce qui est regrettable, reprit Victor, c'est que les preuves manquent: le malheureux ne peut pas prouver qu'il a été la victime d'un rusé coquin....
Noémie, après être demeurée un instant pensive, éclata tout à coup en sanglots. Elle venait de comprendre comment, en effet, son mari qui était jaloux, avait pu tuer la femme de Picounoc, croyant se venger des infidélités imaginaires de sa propre épouse; mais elle n'osait croire encore qu'il pût entrer tant de malice et de fourberie dans le coeur de Picounoc. Et pourtant, elle était si heureuse de pouvoir alléger la faute de son mari! Victor lui demanda d'une voix basse, comme s'il eût craint d'être entendu ou d'offenser son père:
--Mère, dites-moi, s'il vous plaît... papa était-il jaloux?... Les pleurs de Noémie redoublèrent, et c'est avec peine qu'elle répondit.
--Oui, mon fils, et j'ignore pourquoi, Dieu sait que je n'ai rien à me reprocher....
--Et quel était son meilleur ami?
--C'était Picounoc....
--Mon Dieu! fit le jeune avocat! serait-il donc possible!
Il avait à peine achevé ce cri qu'une ombre apparut dans la porte entr'ouverte: c'était le grand-trappeur.
--Je suis content de vous voir, dit vivement Victor en se levant pour donner une chaise à l'étranger, vous allez me parler de mon père, monsieur... de mon père que je ne connais point!...
--Oh! dites-lui donc que nous l'attendons, reprit Noémie en s'essuyant les yeux, dites-lui qu'il revienne, ou qu'il nous demande d'aller à lui!
--Vingt ans n'ont donc pas suffi pour le faire oublier? demanda l'étranger.
--Ah! reprit la femme toute brisée par la douleur, on peut croire que je l'avais oublié, puisque je consentais à devenir la femme d'un autre, mais à mon âge, on ne fait plus de mariage d'amour, et, celui qui allait devenir mon deuxième époux savait bien qu'il ne m'avait pas toute entière....
--La reconnaissance, monsieur, ajouta Victor, est une vertu qui tient souvent la place de l'amour, et bien des hommes achètent le bonheur en la faisant naître dans les âmes qui ne veulent pas ou ne peuvent pas aimer.
--Cet homme que vous appelez Picounoc vous a fait beaucoup de bien, Madame?...
--Beaucoup, monsieur....
--C'est lui qui a conseillé ma mère de me faire donner une éducation classique, reprit Victor, et, n'eût-il fait que cela, je voudrais l'aimer toujours....
--Est-ce lui qui a payé votre éducation? demanda le grand-trappeur.
--Non et oui. Ma mère a payé d'abord, et pour cela elle s'est imposé bien des privations, et elle a emprunté beaucoup d'argent.... Si bien, qu'à la fin ne pouvant plus rembourser le prêteur, qui était ce marchand bourru que nous avons vu sur sa galerie, à la rivière du Chêne, elle dut voir notre terre décrétée et mise en vente.
--Décrétée et vendue par le shérif? fit l'étranger tout surpris.
--Oui, monsieur, continua Victor.... Mais une douce surprise nous attendait.... M. Saint Pierre--celui qu'on surnomme Picounoc--achète la terre et nous la rend pour un merci.
--Dites pour la ravoir quelques jours plus tard avec la main de la femme qu'il aime, affirma d'une voix sourde et menaçante l'étranger....
--C'est vrai, fit le jeune avocat....
--Je vois plus d'égoïsme que de générosité dans la conduite de cet homme, ajouta l'étranger.
--C'est vrai, dit Noémie naïvement, je n'avais pas songé à cela. Mon Dieu! que je suis contente d'échapper à cet homme! s'écria-t-elle ensuite, en joignant les mains.
Une larme vint trembler au bord de la paupière du grand-trappeur.
--Retournez-vous dans le Nord-Ouest, Monsieur? lui demanda Victor.
--Je ne sais guère, je vous jure, ce que je vais faire, ou ce que je vais devenir....
--Ah! retournez-y donc, dit Noémie, retournez-y donc pour voir mon mari et lui dire de revenir!
Le grand-trappeur se sentait ému, et, le coeur gros, il avait peur d'éclater.
--C'est de lui que vous me parliez hier, reprit Victor, quand vous m'avez consulté au sujet d'un certain meurtre?...
--Oui, Monsieur, précisément.
--Ah! il n'est pas coupable! s'écria de nouveau Noémie, dites-lui qu'il revienne, et mon Victor, son fils, le défendra bien contre ses accusateurs! Vous lui direz que Victor est avocat.... N'est-ce pas, Monsieur, que vous lui direz ces choses, et que vous le conseillerez de revenir vivre avec nous?... Voyez-vous, je n'ai que ces deux amours au monde, mon enfant et mon mari! Ah! s'il savait ce que j'ai souffert! s'il savait comme je l'ai aimé, comme je lui ai toujours été fidèle!... Ah! qui donc a pu lui faire croire que je ne l'aimais plus! que je pouvais m'oublier jusqu'au point de faire entrer la honte ou le déshonneur dans ma maison! Mon Dieu! mon Dieu! vous seul connaissez les larmes que j'ai répandues et les tortures que j'ai endurées!... Tenez, Monsieur, s'il revenait!... il me semble que tout ce passé d'afflictions et d'amertume, ne serait qu'un mauvais rêve bien vite oublié!... S'il revenait! nous reprendrions la vie... la vie de bonheur et de paix où nous l'avons laissée il y a si longtemps, et nul ne pourrait plus, jamais, jamais, nous arracher l'un à l'autre, que le bon Dieu, quand il trouverait nous avoir assez récompensés de nos longues années de martyre! Ah! s'il revenait, Monsieur, pour voir son enfant, son petit Victor qu'il a laissé au berceau et qui est maintenant un si beau jeune homme! comme il en serait fier de son Victor!.. Mais il ne me reconnaîtrait plus, hélas!... les chagrins ont laissé de profondes traces sur ma figure! Il ne me retrouverait pas brillante de jeunesse comme autrefois!... et, peut-être!... Mais non! il m'aimerait encore, car je l'aime toujours, moi!... Dites-lui, Monsieur, dites-lui tout ce que vous entendez, tout ce que vous voyez!... Ah! vous pleurez!... vous êtes bon! vous êtes sensible! vous comprenez les souffrances de mon pauvre coeur!... Vous irez, n'est-ce pas, jusqu'à ces pays de glace d'où vous venez, pour en ramener mon mari! Vous lui direz que vous avez pleuré avec nous!...
Le grand-trappeur, ne pouvant plus contenir ses émotions, ne pouvant plus calmer son coeur qui bondissait à rompre sa poitrine, se leva pour se jeter aux genoux de sa femme; mais une voix joyeuse qui retentit sur le seuil l'arrêta.
--Salvete, omnes gentes! ego sum Paul Hamel qui dicitur ex-elevatus....
--L'ex-élève! s'écria Noémie en s'essuyant les yeux....
--Monsieur Paul Hamel, dit Victor, en tendant la main au chasseur qui entrait....
Le grand-trappeur jeta un regard et un sourire à son ami....
--Salve! grandissime trappeur! fit l'ex-élève en saluant son compagnon de chasse.
Une pâleur affreuse couvrit les figures de Noémie et de Victor qui restèrent immobiles dans leur stupeur.... L'ex-élève qui vit leur étonnement, reprit tout joyeusement:
--Eh! oui, c'est le grand-trappeur du Nord-Ouest.... Quoi? est-ce qu'il ne vous l'a pas dit encore? Il n'aime pas à se vanter, je le sais; mais moi, je n'ai pas de cachette.
Un tremblement nerveux saisit Noémie, dont les regards dévoraient le grand-trappeur. Victor croyait être le jouet du délire.
--Noémie! Noémie! tu ne me reconnais plus! s'écria le grand-trappeur!...
Deux cris terribles firent à la fois retentir la maison.
--Joseph!
--Mon père!
Et soudain Djos tomba aux genoux de sa femme... et l'on entendit ces mots entrecoupés de sanglots.
--Pardon!... pardon!... pardon!...
--Oh! dit l'ex-élève, en s'essuyant les yeux, je croyais que la connaissance était faite.... Je ne veux pas vous déranger, mes enfants.... Je reviendrai tantôt....
Et, le coeur touché de ce qu'il voyait, il sortit! Il est des joies comme il est des douleurs qui défient toute description, et si le pinceau de l'artiste réussit à montrer, dans la figure humaine qu'il reproduit, toutes les douleurs ou toutes les joies de l'âme, la plume de l'écrivain s'arrête impuissante, ou se brise de désespoir. D'abord le silence ne fut interrompu que par des paroles isolées comme ces bouffées de flamme qui s'échappent des lèvres entr'ouvertes du volcan prêt à faire irruption; et ces mots, c'étaient les noms de Noémie, de Victor et de Joseph: puis, suivirent des baisers d'une ineffable douceur, et des regards chargés d'amour plus éloquents, plus persuasifs que tous les serments à la fois. Après la première effusion, le grand-trappeur se débarrassa de sa ceinture fléchée et de ses pistolets, puis il voulut revoir chaque chambre, chaque morceau, pour ainsi dire, de cette maison qui évoquait tout-à-coup un passé si calme et si heureux d'abord, si amer, hélas! ensuite.
Victor, après quelques moments, déposa un baiser sur le front de son père et s'éloigna, promettant de rentrer bientôt. Il trouva l'ex-élève assis pensif sur la clôture du chemin, à un arpent de la maison. Il lui proposa une promenade, et tous deux marchèrent en causant du grand événement qui venait de se produire.
--Je suis bien heureux, disait le jeune avocat, je suis bien heureux d'avoir retrouvé mon père; mais un bonheur s'achète souvent au prix d'un autre bonheur, et je sens que je ne serai pas épargné.... Pauvre Marguerite! soupirait-il de temps en temps, pauvre Marguerite! où s'en vont nos doux projets? où s'en vont nos délicieuses espérances?...
Marguerite ne connaissait pas encore toute l'étendue du malheur qui la menaçait, et elle se plaisait à croire que le coup inattendu qui frappait son père ne l'atteindrait point elle-même. Elle ne savait point, innocente créature, fruit succulent et beau, sorti par hasard d'un rameau encore vert, elle ne savait point comme le coeur de l'arbre qui l'avait produit, était profondément gâté.
Picounoc, après avoir erré vaguement, sans but et sans motif, toute la journée, s'était enfermé dans sa chambre. Il ne voulut pas souper.
--Vous êtes malade, petit papa, risqua timidement la jeune fille.
--Si cet homme a le malheur de revenir!... gronda-t-il pour toute réponse.
--Le chasseur qui a passé hier soir, papa?
--Celui-là aussi!... que le diable l'emporte!...
--Il ne savait pas la peine qu'il te ferait en disant ce qu'il a raconté.
--Qu'avait-on besoin de ces histoires-là? Du reste, je suis certain que c'est un menteur. Il est payé par quelqu'un pour faire manquer mon mariage... je le comprends bien, moi; mais Noémie!... Ah! ces femmes!... ces femmes!... Elles croiraient manquer à leur dignité si elles ne tombaient en pâmoison à la moindre parole un peu surprenante qu'elles entendent.
--Vois-la donc, petite père, et dis-lui tout ce que tu penses de ces histoires; elle finira par comprendre, sans doute, qu'il est fort possible que vous soyez tous deux les jouets d'un mauvais plaisant, ou d'un ennemi.
--Victor est-il venu aujourd'hui? demanda Picounoc.
--Non, papa, répondit Marguerite, l'âme oppressée par le regret.
--Il croit aux contes du chasseur, le petit fat! il y croit!
--Il aurait tant de bonheur, s'il retrouvait son père!... Mon Dieu! si vous partiez pour ne revenir qu'après vingt ans!... quelle serait ma peine!... mais quelle serait ma joie ensuite! Oh! petit père, ne lui garde pas rancune de son espoir et de sa félicité!...
--Le grand-trappeur eût mieux fait de ne jamais révéler son nom, et de rester mort pour tout le monde....
--Tu es injuste, petit papa!... voyons! calme-toi....
--Injuste? je suis injuste? dis-tu?
--Mais il me semble que... la charité....
--Il te semble que!... la charité!... oui! tout ça, c'est bel et bon. Mais tu sais une chose, Marguerite, tu sais que ce grand-trappeur, ce Djos, ce Pèlerin, quelque soit son nom, est un assassin?
--Mais, mon père, on le dit si bon maintenant, reprit la jeune fille avec une douceur étrange.
--N'importe! c'est un meurtrier; et je l'ai dit hier soir devant tout le monde; c'est un meurtrier! qu'il ne remette pas les pieds ici!
--Mon père! les apparences sont parfois trompeuses.... On a vu souvent l'innocence accusée et la faute impunie, qui sait?...
--Je sais bien, moi! puisque je l'ai vu faire!... Vas-tu donc défendre et protéger l'assassin de ta mère?... serais-tu oublieuse et ingrate à ce point?
--Mon Dieu! mon Dieu! s'écria Marguerite. Et, se cachant le visage dans ses deux mains, elle demeura longtemps silencieuse.
--Veux-tu donc qu'il revienne maintenant, reprit Picounoc, et n'eût-il pas mieux fait de passer pour mort plus longtemps encore? dis!...
--Ah! c'est affreux! murmurait la jeune fille.... Et un combat terrible se livrait dans son coeur: son amour était aux prises avec sa dignité. Elle voyait Victor souriant tristement et jurant de l'aimer toujours; elle le voyait avec toutes ses vertus, sa franchise et sa noblesse, et, derrière lui, elle apercevait un homme souillé de sang; et cet homme, c'était le père de son fiancé, et ce sang, c'était celui de sa mère!... Jamais ce souvenir ne s'était réveillé aussi amer, et jamais il n'était revenu sous de pareilles couleurs! Brisée par le choc des sentiments violents et divers qui se heurtaient dans son esprit, ne trouvant plus l'appui des hommes assez ferme, elle entra dans sa chambre et se jeta à genoux. La prière est le plus sûr et le meilleur moyen d'arriver au repos--que ce soit le repos dans l'allégresse ou le repos dans les afflictions. Picounoc sortit et se dirigea machinalement vers la demeure de Noémie.
La nuit n'était pas encore venue mais le ciel était sombre déjà, et les objets de la terre, sans couleurs et presque sans formes certaines, se confondaient dans une masse grise. On eût dit un grand nuage ouvrant ses ailes pour couvrir le monde. La lumière de la lampe brillait dans chaque maison, s'échappant en rayons joyeux par quelqu'une des fenêtres. Le plus souvent les cultivateurs, qui n'ont ni crainte d'être vus, ni peur de voir trop, ne prennent pas la peine de suspendre des rideaux à leurs fenêtres, ou de les fermer s'il s'en trouve, et le passant voit la famille réunie autour de la table pour prendre son souper, ou jouer la partie de cartes.
Victor et l'ex-élève ayant rencontré des amis du vieux temps s'attardaient à jaser.
Picounoc arriva sans trop savoir pourquoi, et en proie à des pensées horribles, à la porte de Noémie. Il remarqua avec surprise qu'il n'y avait pas de lumière aux fenêtres. Il s'approcha davantage et vit qu'on avait improvisé des rideaux. Cela l'intrigua bien un peu. Il colla son oreille contre le trou de la clenche, puis entendit chuchoter. Il écouta avec plus d'attention. Le grand-trappeur disait à sa femme.
--Si Picounoc savait que je suis ici, il me ferait arrêter, vois-tu. Et comme je n'ai pas de preuves de sa fourberie, je serais probablement condamné!...
Picounoc frissonna jusqu'au fond des entrailles; un éclair jaillit de ses paupières, et il s'appuya un moment sur le cadre de la porte, puis la stupéfaction calmée, il s'inclina de nouveau pour écouter...
--Je vendrai la terre et j'irai te rejoindre, disait Noémie....
Il n'eut pas besoin d'en entendre plus long. Honteux d'avoir été la dupe du chasseur, fou de colère à la pensée de cette femme qui lui échappait pour toujours, pour retomber dans les bras de celui qu'elle aimait, il s'éloigna chancelant. Mais, ayant entendu des voix et le bruit des pas de quelques personnes qui venaient, il longea la maison et se cacha au coin, derrière. Là il vit des rayons qui sortaient à pleine fenêtre et s'en allaient dormir sur les feuilles du verger voisin: Voyons! se dit-il, est-ce bien lui? Et, s'approchant de la fenêtre, il plongea son oeil avide et cruel dans la maison. Il eut un grincement de dents effroyable....
--Je serai vengé! gronda-t-il et, aveuglé par la rage il alla se heurter au tronc d'un arbre: Maudit! recule-toi donc! grinça-t-il, et il frappa du poing l'arbre inoffensif. Il reprit le chemin de sa demeure, et, en s'en allant, il pensait: Je suis bien bête de perdre la tête pour ça!... De quoi va me servir tout ce désespoir?... c'est inutile d'y penser, je ne l'aurai jamais!... Elle me haïra quand même!... Elle va me mépriser!... brisons-la! en avant! Ah! l'on veut jouer un tour à Picounoc! on veut tout bonnement déguerpir l'un après l'autre, sans tambour ni trompette! allons donc! pour qui me prenez-vous, M. le grand-trappeur? et Madame la grande-trappeuse?... Picounoc ne se laisse pas emmancher comme ça! Puisque l'on ne peut pas goûter à l'amour, eh bien! rassasions-nous de vengeance. L'amour passe, paraît-il, mais la vengeance! ah! le temps la rend plus belle et plus terrible!...
Il attela son cheval, prévint Marguerite de ne pas l'attendre avant deux ou trois heures du matin, et partit au grand trot. Il s'arrêta à l'église, chez un juge de paix, fit une déclaration contre Joseph Letellier, l'accusant de meurtre et spécifiant tous les détails.... Puis il dit au magistrat de se hâter, car l'assassin serait probablement disparu de nouveau, le lendemain matin. Alors, quand il eut remis l'affaire entre les mains de la justice, il remonta dans sa voiture; mais il ne revint pas chez lui, il se rendit à la rivière du Chêne, et alla frapper à la porte du bossu.
--A quoi puis-je attribuer l'honneur de ta visite? demanda le marchand d'un air de grand seigneur vexé.
--A la vengeance, répondit Picounoc....
--Ce n'est pas chrétien, cela, observa le bossu....
--C'est agréable, toujours! si ce n'est pas chrétien....
--Et de qui veux-tu donc te venger ainsi?
--D'un homme!
--Ah! je pensais que tu allais dire d'une femme.
--D'une femme aussi!
--Bigre! deux vengeances à la fois, c'est du corse, cela.
--C'est du Picounoc, en tout cas, répliqua l'habitant irrité en se frappant le coeur d'un geste vaniteux.
--Le mariage serait-il rompu, par hasard? demanda le bossu....
--Les mariages sont rompus! les... mariages, entends-tu?
--J'entends mais je ne comprends pas....
--Tu vas comprendre.... Djos, le pèlerin de Ste. Anne, est revenu.
--Hein! que dis-tu? Djos est revenu? exclama le bossu, se dressant de terreur....
--Oui, il est revenu sous la forme d'un chasseur du Nord-Ouest....
--Ah! c'est cet homme que j'ai vu avant hier! C'est Djos? dis-tu?
--Oui, c'est lui!... mais tu ne le connais pas toi?... et cela ne te fait pas grand'chose, continua Picounoc, qui n'avait pas remarqué la surprise du bossu.
--C'est vrai! c'est vrai! je ne le connais pas, reprit le marchand, mais j'ai tant entendu parler de lui!... Ah! il est revenu!... Et que veux-tu que je fasse? voyons! je suis disposé à t'obliger: Tu m'as un peu maltraité, mais à tout péché miséricorde.... Oui, voyons! assieds-toi un peu, et causons tranquillement... en prenant un petit coup....
--Que tu es bon, mon cher Chèvrefils, et que j'ai du regret de t'avoir un instant préféré ce petit fat de Victor! mais, Dieu merci! c'est fini! Victor et Marguerite se marieront ensemble quand Noémie et moi nous serons de vieux époux.
--Vraiment! ce serait fini! tu ne plaisantes pas?
--Ma fille va-t-elle épouser le fils de l'assassin de sa mère? Je la chasserais de ma maison.
--Mais il me semble que....
--J'allais épouser la femme de l'assassin de ma femme?... se hâta d'achever Picounoc. Oui, oui... mais il me semble à moi que ce cas est fort différent.
--En effet, tu as raison. Et que comptes-tu faire?
--Je compte faire pendre Djos.
--Rien que ça? et as-tu besoin de mes services pour cela?
--Peut-être.
--Ils te sont acquis....
--- Je ne veux qu'une promesse de toi, et cette promesse je la paie de ma fille, entends-tu?
Le bossu se leva tout palpitant, et son oeil faux jeta mille étincelles.
--Ta fille dis-tu? et si elle ne veut pas plus maintenant que l'autre jour?...
--Tu la prendras de force: elle est à toi, je te la donne!...
--Voilà qui est parlé! et quelle promesse me demandes-tu? que je la rende heureuse? que je l'adore toujours? que je....
--Non! non! c'est que tu ne dises jamais, quoiqu'il arrive, que tu m'as vendu un châle... pour ma femme, il y a vingt ans,... te souviens-tu?
--S'il y a si longtemps la promesse tiendra, bien sûr!
--Tu diras plutôt, si jamais l'on parle de ce châle, que tu ne m'en as jamais vendu!...
--Rien de plus aisé, mon cher beau père; et pour cela, tu vas me donner Marguerite!... Allons! tu te moques de ton gendre....
--Ce qui te paraît une bagatelle aura peut-être une grande importance un jour....
--Comme tu voudras, beau père... et quand prendrai-je possession de ta fille que j'aime à la folie?...
--Après le procès....
--Ah! il y a un procès? fit le bossu, plus sérieusement.
--Sans doute, je te l'ai dit, je livre Djos à la justice....
--Bien! bien! je comprends!... parfait! compte sur moi!
Pendant cette conversation, un huissier suivi de quatre recors armés, entra chez Noémie et fit--au nom de la reine--le grand-trappeur prisonnier. Heureusement pour l'huissier et les recors, le chasseur n'avait pas ses armes sous la main, car pas un seul d'entre eux ne serait sorti vivant.
IV
FRÈRE ET SOEUR.
La mission de Providence, au grand lac des Esclaves, fut jetée dans un émoi extraordinaire par l'événement qui amena deux des chasseurs les plus remarquables--l'un par ses vertus morales et physiques et l'autre par ses vices --à révéler leurs noms que, pour des motifs puissants, ils avaient toujours cachés. Le grand-trappeur fit alors connaître à tous ceux qui voulurent l'entendre, dans quelle voie sinistre il avait été poussé par son ami trompeur, et comment, entraîné par une fatale et aveugle illusion, il était devenu l'instrument probable de la malice de cet ami, en croyant n'être que le vengeur de la foi conjugale outragée. Le missionnaire lui prodigua les conseils éclairés dont il avait besoin pour se guider désormais; il lui dit de partir sans retard et d'aller, plein de confiance en Dieu, consoler la femme infortunée qu'il avait plongée dans le deuil, et démasquer en face du monde, l'homme pervers dont l'amitié lui avait été si funeste. Et le grand-trappeur, accompagné de l'ex-élève, s'était acheminé de suite, dans l'immense solitude qu'il venait de traverser, vers les rives du Saint Laurent. Cependant il songeait, en marchant, par quels moyens il réussirait à convaincre Picounoc de malice et de trahison, et plus il songeait, plus la chose lui semblait impossible. Alors il résolut de ne point se faire reconnaître, et d'arriver chez lui comme un étranger. A sa femme seule il révélera tout, et ensemble secrètement, ils s'entendront pour éviter les chances d'un procès et s'en aller quelque part achever, dans le calme, ce qui leur reste d'années. Mais Picounoc a surpris le secret du chasseur, et, maintenant, c'est entre ces deux hommes une lutte à mort. Il y a eu un meurtre, et l'un des deux est le coupable. Ils vont s'accuser tour à tour, et la justice humaine, si Dieu ne l'aide pas, aura peut-être un moment d'hésitation, une heure d'angoisse.
Le missionnaire de Providence s'efforça de faire rentrer le remords dans l'âme endurcie de Racette, le Hibou blanc; mais le criminel était trop corrompu pour écouter la voix de la religion qui le suppliait de revenir à elle; il était surtout trop irrité de la perte d'Iréma et du départ du grand-trappeur à qui le bonheur semblait maintenant sourire. Il ne répondit aux exhortations du ministre du Seigneur que par un silence obstiné ou un rire cynique. Alors, comprenant tout le mal que pouvait faire parmi les naïfs indiens cet être dépravé, l'homme de Dieu fit un reproche aux guerriers de ce qu'ils se soumettaient lâchement à un chef sans honneur, que la justice de son pays avait marqué au front d'un cachet de honte et d'ignominie; il les conjura de chasser loin de leur tribu cet homme de sang, et de se choisir un chef parmi les braves chasseurs de la nation.
--Vous êtes venus, dit-il, Couteaux-jaunes et Litchanrés, avec le désir d'oublier vos haines trop longues et de vous unir, comme une seule famille, pour chasser dans les forêts qui vous appartiennent, eh bien! enterrez les armes de la guerre, enterrez le ressentiment et l'orgueil qui vous mènent dans le pays du feu qui ne s'éteint jamais! Aimez-vous et protégez-vous les uns les autres comme si vous étiez tous des frères! Le grand Esprit le veut, et si vous ne faites pas la volonté du grand Esprit vous n'irez pas le rejoindre dans son séjour de gloire et de plaisir, après votre mort. Demeurez ensemble sous vos tentes, auprès du fort, pendant quelques jours. Venez vous agenouiller aux pieds de la robe noire qui vous pardonnera vos péchés et vous dira de bonnes paroles pour vous encourager à la vertu. Vous ferez la sainte communion et alors, devenus sages et bons, vous élirez ensemble un chef pour vous conduire à la chasse, ou veiller sur vous aux jours de repos.
--Kisastari n'est peut-être pas mort, dit le grand-trappeur, qui n'était pas encore parti pour revenir au pays quand le missionnaire parla, comme nous venons de le dire, aux indiens réunis dans la chapelle.
--Kisastari n'est pas mort! s'écria la pauvre Iréma, dans une effervescence soudaine. L'espérance lui rendait toute son énergie. Elle était belle à voir se dressant ainsi dans son amour, frémissante, l'oeil étincelant.
--Je ne sais s'il est mort maintenant, mais nous l'avons trouvé gisant dans son sang et couvert de blessures, reprit l'ex-élève, et après quelques jours passés auprès de lui, pour le soigner et le rendre à la vie, à sa demande, nous l'avons laissé pour suivre les traces de ses ennemis. Kisastari pouvait alors marcher seul et chasser pour vivre.
--It is true, dit John.
--C'est la pure vérité! ajouta Baptiste.
--Où est-il? où est mon fiancé? reprit Iréma avec exaltation.
--Il est au fort Chippeway, répondit le prêtre.
La Grand-Esprit est bon! s'écria Iréma.
--Et j'espère que Kisastari reviendra bientôt, reprit à son tour le grand-trappeur, d'une voix sévère, pour avertir ses amis Renard d'argent et Ours grognard que le grand-trappeur n'est ni un lâche, ni un traître, ni un assassin....
A cette parole on vit deux guerriers Litchanrés, se faufiler honteusement dans la foule et sortir l'un après l'autre de la chapelle.
--Vous n'avez pas besoin de vous cacher, misérables, continua le grand-trappeur, que le souvenir de l'horrible action des guides, rendait un peu acerbe; vous n'avez pas besoin de fuir! Je suis assez heureux pour ne pas souhaiter de mal à ceux qui ont voulu me faire périr de faim.
Le missionnaire et les religieuses, tout anxieux, voulurent connaître à quelle trahison nouvelle, à quelle nouvelle malice, le noble chasseur avait été en butte. Le grand-trappeur leur raconta comment il avait été enfermé dans une grotte, où il était entré pour prier sur les cendres de son ancien ami, et comment après deux jours seulement il en était sorti, grâce à une corne de poudre trouvée dans une large fissure de la caverne....
Un mouvement d'indignation courut dans la chapelle; mais il fut vite remplacé par une pensée de reconnaissance envers Dieu.
--La sainte Providence, dit le missionnaire, ne vous a pas tant de fois sauvé de la main de vos ennemis, pour vous livrer à une mort ignominieuse et imméritée,... partez avec confiance. C'est alors qu'ayant embrassé sa soeur Marie-Louise, ayant serré la main au missionnaire dévoué et à ses anciens camarades, le grand-trappeur s'était mis en route.
Les indiens suivirent les avis de la robe noire: ils se réunirent comme des frères sous les mêmes tentes, allant aux instructions religieuses et se confessant. Puis la plupart firent la sainte communion. Cependant le Hibou-blanc, n'avait pas laissé la tribu, et il s'efforçait de réunir autour de lui quelques guerriers pour continuer la lutte et le pillage. Quelques uns se sentaient entraînés par ses paroles fallacieuses, mais n'osaient pas avouer leur dessein. Naskarina, honteuse de se retrouver parmi ceux qu'elle avait trahis, irritée de voir ses projets déjoués par la Providence, demeurait fidèle au renégat, et l'encourageait dans sa révolte contre les hommes de la prière. Elle s'aperçut bientôt qu'elle n'arriverait pas à son but en se montrant si franchement méchante, et elle résolut de déguiser sa noirceur sous le voile de la vertu. Il y avait un mois que les indiens avaient dressé leurs tentes autour du fort Providence. On était au milieu d'août, la plupart des sauvages allaient se rendre dans le fort pour la grande fête de l'Assomption. Mais, avant de partir, les guerriers s'assemblèrent pour élire un chef commun. On tira au sort pour savoir dans quelle tribu il serait choisi. Le sort favorisa les Litchanrés.
--Nous nous soumettons, dirent d'une voix un peu triste plusieurs Couteaux-jaunes....
--Vous êtes des lâches! gronda le Hibou-blanc.
--Oui, vous êtes des lâches, répéta Naskarina.
--Nous sommes fidèles à notre parole, répondirent les Couteaux-jaunes qui s'étaient soumis à l'arrêt du sort.
--Que vont dire vos aïeux? reprit le Hibou-blanc.
--Ils vont rougir de vous et vous maudire, continua Naskarina.
--Nous gardons la parole donnée, firent les Couteaux-jaunes, d'un ton ferme qui commandait le respect.
--Vous vous en repentirez! menaça le Hibou-blanc.
--Tes menaces ne nous effraient point....
--Ce n'était pas la peine de trahir mes frères pour vous, reprit cyniquement l'infâme Naskarina.
--Qui d'entre les Litchanrés mérite d'être nommé chef, demanda l'un des Couteaux-jaunes.
--Aucun, cria le Hibou-blanc. Naskarina battit des mains.
--Tous! dit une voix nouvelle, qui ne s'était pas fait entendre encore... tous!
Les regards se tournèrent du côté d'où s'élevait cette voix, et une clameur immense retentit soudain:
--Kisastari!
C'était le jeune chef qui arrivait, guéri, ou à peu près, et disposé à se battre encore. Iréma courut à lui; il la reçut dans ses bras et la serrant contre sa poitrine, il lui jura qu'avant le soir elle serait sa femme. Naskarina pâlit et rougit tour à tour de rage et de jalousie. Elle s'éloigna du camp et se dirigea vers le fort.
--Kisastari! voilà notre chef! crièrent ensemble les guerriers des deux tribus.
--Oui, reprit le jeune guerrier, oui, je suis votre chef, mais je suis plus encore votre frère! chassons ensemble jusqu'aux glaces du lac sans fin, dormons sous les mêmes tentes, partageons le même festin, chauffons-nous au même feu, écoutons ensemble les paroles de vie de la robe noire et nous serons heureux!
Un immense cri de triomphe suivit ces paroles.
--Hibou-blanc, va-t-en! tu n'es qu'un traître! crièrent cent voix.
Et le vieux renégat Racette, l'ancien maître d'école qui martyrisait le petit Joseph, prit sa carabine et, frémissant de colère, il disparut sous les arbres de la forêt profonde. Les deux tribus, unies et heureuses, se rendirent à la maison de la prière pour la grande cérémonie. Kisastari alla trouver le missionnaire.
--Me voici, dit-il, je ne suis pas mort et mes blessures sont guéries. Je désire que tu m'unisses à Iréma ma bien-aimée. Nous sommes prêts tous les deux. Nous nous sommes confessés, tu le sais, et nous ne voulons plus être séparés.
--C'est bien, mon enfant, je vais vous marier; mais attendez quelques instants, il y a là une pénitente qui veut se confesser: il ne faut pas laisser passer les instants de grâce.
--Nous attendrons, mon père.
Naskarina s'était dit en se dirigeant vers le fort: Je n'ai pas réussi à me venger; Iréma est encore dans les bras de Kisastari.... Je ne suis assez pas méchante, et l'esprit du feu qui ne meurt point, ne m'a pas aidée. La robe noire dit qu'après une mauvaise confession et une communion criminelle on appartient au mauvais esprit. Je veux lui appartenir, et je vais aller me confesser pour cela.
Et abordant le missionnaire elle lui dit d'un air contrit et repentant:
--Père, je veux me confesser pour devenir meilleure....
--Pauvre enfant! dit le prêtre, oui, tu as raison, confesse toi, demande pardon au grand Esprit, à Jésus crucifié pour l'amour de toi, et il va te pardonner parce qu'il est miséricordieux. Tu as souffert, pauvre enfant! je le sais, et tu souffres encore; mais plus on souffre ici sur la terre et plus on a de bonheur dans le ciel, après la mort. Ceux que l'on aime ici et qui ne nous aiment point, changent de coeur dans le ciel, et là ils nous aiment toujours.
Les yeux de Naskarina, brillèrent comme des escarboucles.
--Est-ce vrai ce que tu dis-là, mon père!
--Oui, mon enfant, sois en sûre. Tu seras aimée là comme tu voudras l'être.... Mais il faut auparavant que tu demandes pardon à Dieu de tes fautes, et que tu les regrettes sincèrement.
--J'ai fait bien des péchés....
--Quand même tu en aurais fait autant qu'il y a de feuilles dans la forêt, tu seras pardonnée et tu deviendras blanche aux yeux de Jésus, comme si tu venais d'être purifiée par l'eau du baptême.
--Mais je ne voulais pas me confesser sérieusement; je voulais te tromper et tromper les autres....
Le prêtre surpris, se retira en arrière et ne sut un instant que répondre à cette parole inattendue....
--Tu ne voulais pas te confesser, dis-tu, et tu avais de mauvaises dispositions? mais, vois comme Jésus est bon et comme il est habile pour avoir les coeurs, il t'aime, car tu n'as pas toujours été méchante....
--Non, ce n'est que depuis que j'aime, et que ma rivale est préférée, dit la jeune fille.
--Eh bien! reprit le confesseur, Jésus t'aime, lui, et il t'aime beaucoup, et c'est lui qui te parle au coeur et qui te conjure de l'aimer, et d'être bonne fille comme tu l'étais d'abord. Tu n'as pas été heureuse dans le crime; ton sommeil était troublé par des songes affreux, et tu n'es pas eu de repos. Sois ferme, sois noble, sois courageuse et méprise les conseils du démon qui te dit de te venger et d'être jalouse, pour te perdre et t'avoir avec lui, ensuite, dans le feu de l'enfer....
Naskarina écouta longtemps encore le confesseur qui lui parlait de l'enfer et du ciel. Soudain, elle jeta un cri, et, se cachant la figure dans ses deux mains, elle se mit à sangloter.... Le prêtre se hâta de l'absoudre au nom du Dieu de miséricorde. Les indiens regardaient avec admiration le miracle de la grâce. Quand Naskarina se releva elle pleurait encore et ses yeux rougis cherchèrent à travers ses larmes Kisastari et Iréma. Alors, quand elle les eut aperçus, elle se rendit à eux, chancelant comme une bacchante ivre de vin, elle qui était ivre du bonheur que donne la paix de la conscience; elle leur saisit les mains et les amenant devant le missionnaire:
--Mon père, dit-elle, bénis-les, et qu'ils soient heureux!... Ils sont bons, ils ont toujours aimé Jésus, eux!...
Iréma jetant ses bras autour du cou de sa rivale infortunée l'embrassa avec transport....
--Naskarina, tu seras ma soeur, dit-elle!
Naskarina leva sur Kisastari un regard qui implorait la pitié....
--Je t'aime, Naskarina, dit le jeune chef, et je te pardonne.
La pénitente eut un frémissement de volupté, et le feu sortit de ses paupières....
--Naskarina, reprit le chef, je t'aime comme une soeur, car je suis ton frère.... Nous avons eu tous deux le même père!...
--Mon frère! toi, mon frère! s'écria Naskarina haletante, étourdie....
--Et tout le monde regardait avec défiance et surprise ou curiosité le jeune chef.
--Oui, je puis bien le dire maintenant puisque notre père est mort... reprit Kisastari. Il est avec le grand Esprit depuis deux lunes, et ses dépouilles reposent à l'ombre de la croix, dans le petit cimetière de la mission du lac Supérieur.... Ta mère, tu l'as connue... elle ne fut pas la mienne. Elle avait aimé mon père, alors qu'elle était jeune, et elle fut trop confiante ou trop faible. Avant d'aller paraître devant le grand Esprit, mon père m'a révélé ces choses... car il venait d'apprendre que nous étions fiancés....
--Mon frère! murmurait Naskarina, Kisastari est mon frère! Et ses grands yeux noirs ne pouvaient se détacher de cet homme qu'elle avait tant aimé et que du moins elle ne perdait pas tout entier.
Kisastari et Iréma furent unis pour toujours, sous le regard de Dieu, et la fête de l'Assomption fut une belle fête, cette année-là, pour les indiens réunis dans le fort Providence.
V
LE PREMIER PAS VERS L'ÉCHAFAUD.
L'arrestation du grand-trappeur fut un coup de foudre pour Noémie et Victor. Le soleil de la félicité n'avait lui qu'une minute dans la maison depuis si longtemps enveloppée de deuil, et, après cet éclair de joie, la nuit parut plus noire et plus lugubre. Noémie passa dans les pleurs le reste de cette nuit extraordinaire. Victor aurait voulu suivre son père; mais le grand-trappeur, accoutumé à se défendre seul contre les attaques du sort, et à ne partager avec personne les chagrins dont il était depuis un quart de siècle réellement accablé, le pria de rester auprès de sa mère pour la consoler.
L'huissier amena chez lui son prisonnier et le fit garder à vue jusqu'au matin. Il s'efforça, par de bonnes paroles, de faire oublier les rigueurs nécessaires de sa profession. Joseph Letellier avait trop souvent vu la mort en face pour trembler quand elle le menaçait de loin. Il répondit aux excuses de son geôlier en s'informant, avec un certain air de curiosité, des personnes de la paroisse qu'il avait connues autrefois. Les peines des uns et les succès des autres parurent l'intéresser beaucoup plus que sa propre situation. A dix heures il fut conduit devant le juge de paix. Picounoc était rendu, et Victor ne tarda pas à arriver. Le bruit de cette arrestation se répandit vite, et la maison du juge de paix se remplit de curieux. Il était plaisant d'entendre les remarques que faisait chacun, à demi-voix, car nul ne voulait être entendu de l'accusateur ou de l'accusé.
--Ce pauvre Picounoc, disait l'un, il a bien raison d'être furieux, se voir ainsi couper l'herbe sous le pied!...
--Et à la veille de ses noces! répondait un autre....
--Si encore c'eut été au lendemain!
--Il va être obligé de penser de nouveau à sa première femme....
--Il croyait pourtant l'avoir oubliée pour toujours....
--Et Letellier, vois donc! c'est un bel homme après tout....
--Et qui n'a pas l'air d'un meurtrier....
--Il a eu le temps de se refaire la figure et la contenance....
--Oui, depuis vingt ans....
--Tout de même, ce n'est pas fin de venir se jeter comme ça dans la gueule du loup....
--La Providence, mon cher, c'est la Providence!...
--Elle prend un vilain instrument....
--Comment? Picounoc est un brave et honnête homme....
--Vois donc cette figure! on dirait que c'est lui qui est le meurtrier et que c'est le meurtrier qui est la victime....
--Silence! fit l'huissier.
Le juge de paix venait de s'asseoir au bout d'une table couverte de livres et de papiers, la plupart inutiles pour le moment. Le greffier s'assit au côté de la table et lut la déposition assermentée que Picounoc avait faite la veille. L'accusé, malgré sa force de volonté, ne put cacher son trouble, à la lecture de cette pièce, la première d'un procès qui allait sans doute avoir du retentissement. Il chercha de son regard terrible l'infâme accusateur, mais Picounoc semblait se cacher à dessein dans la foule.
--Qu'avez-vous à répondre à l'accusation portée contre vous, M. Letellier. Victor se leva.
--Je suis le défenseur de mon père, monsieur le magistrat, et je déclare qu'il est innocent.
Un murmure courut dans la salle.
--Cette déclaration, monsieur, ne suffit pas, vous le savez, observa le juge de paix, il faut des preuves.
--Vous n'avez pas le pouvoir d'entendre une pareille cause, monsieur le magistrat, si la déposition qui se trouve devant vous est suffisante à vos yeux pour conduire l'accusé à la cour criminelle, faites votre devoir, nous tâcherons alors de démêler cette affaire plus embrouillée qu'on ne le suppose, et de démasquer le vrai coupable.
En disant ces derniers mots, le jeune avocat s'était retourné vers Picounoc, et l'avait écrasé d'un regard de mépris.
L'accusateur, sur un signe du magistrat, s'était approché de la table.
--Vous maintenez tout ce qui est écrit dans votre déposition, monsieur Saint Pierre? demanda le juge de paix.
--Oui.
--Infâme! gronda le grand-trappeur.
--Il faut, reprit le juge s'adressant à l'accusé, que je vous envoie en prison, en attendant le terme de la cour criminelle. Alors votre procès aura lieu, et j'espère, si vous n'êtes pas coupable, que vous ferez aisément briller votre innocence.
--Cela ne sera pas facile, dit l'un des curieux en sortant.
--Non, répondit un autre, car s'il n'eut pas été coupable, il ne se fut pas sauvé.
--C'est clair comme le jour.
--Il croyait que Picounoc ne le reconnaîtrait plus....
--Ou bien ne relèverait pas l'affaire....
Picounoc qui entendit ces remarques, reprit l'assurance qui lui avait un peu fait défaut en présence de sa victime, et s'en retourna confiant dans sa bonne étoile. Joseph Letellier fut, en effet, conduit à Québec et emprisonné en attendant son procès. Victor alla faire part à sa malheureuse mère de cette honte, hélas! trop prévue.
--Maintenant, dit-il, je vais me séparer de vous moi aussi; il faut que je suive mon père et que je travaille à le sauver. Vous aurez avec vous ma cousine, Agnès; et puis je viendrai souvent vous voir, car j'aurai besoin de connaître bien des choses....
Mais, avant de partir, il aurait bien voulu rencontrer Marguerite, sa fiancée, et lui dire qu'il ne la croyait pas responsable des crimes de son père, et qu'il l'aimait toujours, elle la douce et candide créature. Et Marguerite, assise rêveuse dans la fenêtre, se disait aussi:
--Ne viendra-t-il plus?... croit-il donc que la faute de son père a flétri son front noble et pur?... Ah!... notre union n'est peut-être plus qu'un doux rêve envolé; mais je l'aimerai toujours.... Et, comme elle s'abandonnait à ces pensées de tristesse et d'amour, elle le vit venir. Il marchait la tête penchée, et ses pas semblaient enchaînés au sol, tant ils étaient lents et indécis. Il arriva. Marguerite le salua avec un sourire de pitié:
--Ton père est-il ici? demanda le jeune homme tout craintif.
--Non, répondit Marguerite, il est allé à la rivière du Chêne.
--Tant mieux! nous allons encore passer une heure ensemble.
--Hélas! nous n'en passerons peut-être pas souvent désormais!...
Il entra et vint s'asseoir aux côtés de son amie.
--Quel malheur vient de fondre sur nous! commença-t-il... et où cela va-t-il s'arrêter?...
--Nous étions si heureux et si tranquilles! murmura Marguerite.
--Qu'avons-nous fait pour mériter ce châtiment?...
--Il est donc vrai, dit Marguerite, que les enfants portent la peine des fautes de leurs parents!...
--Oui, ma bien aimée, cela est vrai, trop souvent vrai!... et les pauvres enfants ne sont pourtant nullement coupables!...
--Oh! ils sont injustes ceux qui veulent faire expier par les âmes pures et innocentes les fautes des autres! dit la jeune fille....
--Mais les liens qui unissent les parents et les enfants sont tellement intimes, Marguerite, qu'on ne peut les rompre sans offenser Dieu et scandaliser les hommes.
--Mais quand Dieu pardonne, Victor, pourquoi les enfants ne se pardonneraient-ils pas les crimes de leurs pères?
--Tu es bonne, Marguerite, et le bon Dieu aura pitié de toi....
La jeune fille regarda son fiancé, avec un peu d'étonnement....
--Que veux-tu dire, Victor? demanda-t-elle avec douceur.
--Je veux dire que ton père, fut-il mille fois plus coupable que le mien, je t'aimerais encore... parce que je te sais vertueuse....
--Et mon père est un homme irréprochable.
--Marguerite, préparons-nous à de terribles et douloureuses surprises....
--N'en avons-nous pas eu suffisamment?
--Moi, oui:... mais, toi...?
--Mon Dieu! quel est cet air prophétique.
--Je ne prophétise point, mais je veux te fortifier contre la douleur... et, peut-être, la honte....
La jeune fille se leva subitement. Une expression de profond désespoir se peignit dans ses yeux:....
Victor! Victor! veux-tu donc me plonger dans la désolation où tu viens de tomber toi-même?... Si tu me demandes de partager tes chagrins, de pleurer avec toi, de rougir même de la même honte que toi... Victor, je t'aime et je suis ta compagne inséparable.... Mais si tu me menaces, si tu veux par vengeance mettre un sceau d'ignominie sur mon front, en accusant mon père, Victor, Victor je ne te reconnais plus! je ne t'aime plus! je ne veux plus de voir....
Et, épuisée par cet effort pour dire toute sa pensée à cet ami qu'elle aimait tant, elle retomba sur sa chaise et se mit à pleurer.
Victor la regarda quelques minutes avec admiration.
--Marguerite, dit-il, trouveras-tu mal qu'un enfant se dévoue pour sauver son père?
--Pour le sauver, non! répondit la jeune fille au milieu de ses larmes.
--Et si, pour sauver mon père, j'arrive nécessairement à perdre un autre homme? continua le jeune avocat--et si cet autre homme, Marguerite, était le tien, ton père?
--Ah! c'est affreux, Victor, ce que tu supposes là! tu m'accables, tu ne m'aimes donc plus?
--Je t'aime... oui! mais je hais ton père... parce que ton père veut tuer le mien!... et qu'il....
--Mais, ton père, à toi... ah! c'est horrible à dire cela... ne m'a-t-il pas rendue orpheline? Tu deviendras orphelin, et cette chose parfois épouvantable qui s'appelle la justice sera satisfaite.
--Marguerite, je te l'affirme sur mon honneur et sur Dieu, le coupable n'est pas celui que tu penses.
--Oh! je ne saurais blâmer tes paroles, ni ta conduite, tu es un fils dévoué.
--Attendons, Marguerite, tout ce drame de la mort de ta mère se dévoilera devant le juge, et, Dieu aidant, ce mystère de sang et d'iniquité sera dévoilé. J'ai voulu te prévenir, ma chère amie, car les chocs inattendus sont plus terribles et plus dangereux. J'aurais peut-être mieux fait de te laisser dans la quiétude; mais pardonne-moi... quoiqu'il arrive, Marguerite, je t'aimerai toujours.
--Mais pourquoi ce nouveau scandale? et pourquoi réveiller ces souvenirs amers? Ma mère est au ciel depuis vingt ans, et au ciel on ne veut plus de vengeance. Dieu connaît le coupable et saura le punir.
--Pourquoi? demande à ton père. Le dépit de n'avoir pu épouser ma mère le rend aveugle et le fait entrer dans une voie bien dangereuse pour lui-même. Il a fait arrêter le chasseur qui veillait ici, avant hier.... Cet étranger, c'était mon père! On le conduit en prison, et peut-être à l'échafaud....
Et le jeune homme, serrant son front dans ses mains, demeura quelques temps en proie à un découragement profond.
--Mon père a fait cela! pourquoi? pourquoi, mon Dieu? exclama Marguerite. Et, dans l'agitation de ses esprits, elle essayait de trouver une excuse à la conduite de son père....
Mais Picounoc en recherchant l'amour de Noémie, en priant cette femme de venir remplacer, auprès de lui, l'épouse immolée si cruellement, renonçait au droit de venger la mort par la mort.
VI
PREMIERS PAS VERS LA LIBERTÉ.
Picounoc et le bossu, assis tous deux devant une fenêtre qui donnait sur la rivière et le pont, s'entretenaient aussi, dans le même temps, de l'arrestation de Letellier.
--Tu as ma parole, dit Picounoc, et tu auras ma fille, mais il faut mener le procès rondement, et passer la corde autour du cou de ce misérable.
--Ta déclaration est formelle?
--Oui, sans doute; mais abondance de biens ne nuit pas: si je trouvais un ou deux témoins qui appuieraient de quelque façon mon témoignage.
--Je comprends! je comprends, fit le bossu, souriant; des gens qui auraient, par hasard, entendu quelques paroles échappées Letellier... ou qui l'auraient vu faire des menaces à la défunte....
--Précisément... c'est cela!...
Le bossu se passa la main dans la barbe et fit semblant de réfléchir....
--La chose est possible... assez facile même.... Tu peux essayer....
--Mais où irai-je? à qui oserai-je m'adresser? Si j'allais tomber entre les mains d'un traître?
--Cela demande réflexion, en effet, répliqua le bossu.
--Tu ne connais personne, toi? demanda Picounoc.
--Je t'avoue que mes relations ne me permettent guère....
--Je n'ai pas voulu t'offenser, reprit vivement Picounoc en riant; mais enfin comme tu connais beaucoup de monde, il se pourrait que....
--Ecoute! tu es mon ami, tu vas devenir mon beau père, eh bien! je te trouverai peut-être ces témoins complaisants: mais, cela te coûtera quelques piastres... bah! une bagatelle! disons vingt à trente.
--Rien que cela! fais les venir ces hommes.
--Ce n'est pas tout; répliqua le bossu, l'argent, c'est le paiement des témoins, mais à moi il me faut aussi quelque chose....
--Tu vas être mon gendre... et....
--Quand?
--Après le procès....
--Après le procès, si tu fais ta preuve seul et sans mon aide, mais si je mets la main à la roue, je serai ton gendre d'ici à quinze jours. Est-ce dit?
--Et si tes témoins font défaut?...
--Je te rendrai ta fille, répondit en riant le cynique bossu....
--Marguerite ne se laissera peut-être pas aisément persuader, observa Picounoc.
--C'est ton affaire.
--Ecoute! si elle ne consent point, tu la prendras de force. Je suis de bon compte comme tu vois.
--Soit! Je vois que tu tiens à gagner ce procès.
--Oui, j'y tiens!
Le bossu jeta un regard distrait vers le pont.
--Que fais-tu là, toi? demanda-t-il tout-à-coup à une femme assise sur un bout de planche, vis-à-vis la fenêtre.
A la vue de cette femme qui ne s'était pas encore retournée, Picounoc eut un tressaillement de peur: si elle avait entendu! pensa-t-il.... Mais la femme se retourna et les deux compères reconnurent la folle.
--Elle est partout, cette gueuse-là! murmura le bossu.... Puis il répéta: que fais-tu là, Geneviève?
--J'enfile des perles pour un faire un collier. Marguerite va se marier et ce sera son cadeau de noces.
--Avec qui se marie-t-elle?
--Avec un jeune avocat de la ville, un beau garçon, un monsieur, quoi!
--Tu te trompes, c'est avec moi, dit le bossu.
--Avec toi? veux-tu te cacher! elle a meilleur goût que cela....
--Crois-tu qu'elle épouserait le fils d'un meurtrier? demanda Picounoc.
--Tiens! qui se ressemble se rassemble!...
Picounoc ne rit pas de cette parole: il eut mieux aimé ne pas l'entendre.
--Que veux-tu dire? reprit-il.
--La folle se mit à rire aux éclats, et s'éloignant en montrant du doigt Picounoc presque irrité, elle se mit à crier: Il a peur! il a peur! il a peur!
--Si elle n'était pas aussi folle qu'on le pense? observa le bossu.
--On ne s'est jamais défié d'elle, dit Picounoc... mais, mieux vaut tard que jamais!
Et les deux misérables se comprirent sans rien dire de plus. Jusque là, et depuis plus de vingt ans, ils n'avaient jamais songé, ni l'un ni l'autre, à s'enquérir de ce que devenait Geneviève à certaines époques de l'année, car elle disparaissait souvent et pendant assez longtemps chaque fois. Mais l'on ne songe pas à tout. S'ils avaient suivi Geneviève, ils l'auraient vue reprendre, de temps à autres, sa place au sein de cette excellente famille du Château Richer qui l'avait si charitablement accueillie, alors qu'elle voulait dérober à ses persécuteurs la petite Marie-Louise; et ils l'auraient vue déposer, en entrant, le masque humiliant de la folie; car le calme et le bonheur avaient opéré sur sa raison comme un réactif puissant, et réparé le mal que lui avait fait la peur, pendant cette nuit terrible que n'ont pas oubliée les lecteurs du Pèlerin de Sainte Anne. Geneviève, il y avait alors vingt ans, était entré un soir chez Picounoc, croyant ne trouver encore que la veuve et sa fille. Elle arrivait du Château Richer, et, ravie, annonçait à ses connaissances l'état désormais satisfaisant de ses facultés mentales. Elle fut étonnée de trouver un berceau où dormait un de ces petits anges à qui le monde, hélas! coupe bientôt les ailes. Près de ce berceau nul ne veillait. Elle embrassa l'enfant et, pour causer une surprise à la mère qui ne devait pas tarder à paraître, pensait-elle, elle la prit dans ses bras et s'assit au pied du lit, ramenant, pour se cacher, les grands rideaux de fine étoffe du pays. Elle vit entrer Picounoc qui ne la vit point, comme on sait, et qui ne songea pas à son enfant, préoccupé qu'il était de l'horrible forfait qu'il venait de voir. Elle remarqua son trouble et la pâleur de son front; elle entendit ses paroles mystérieuses, le vit prendre un fanal, un plat de fer-blanc et sortir précipitamment, tout en regardant autour de lui avec crainte et terreur, comme s'il eut fait une mauvaise action. Aussitôt elle remit l'enfant dans le berceau et sortit. Ceux qui la virent alors et dans la suite dirent: Cette pauvre Geneviève qui se croyait guérie et qui en effet, semblait tout à fait bien, comme elle est troublée! comme elle est folle! c'est la vue du sang, c'est l'aspect de ce meurtre atroce qui l'auront épouvantée de nouveau.
Victor dit adieu à sa fiancée, à sa mère, et s'embarqua pour Québec. Il n'avait plus qu'une pensée maintenant, pensée grande et noble qui dominait les angoisses de sa douleur et les élans de son amour: sauver son père. Il se rendit à la prison, se fit ouvrir les portes de fer qui se ferment impitoyables sur les condamnés, et entra dans la cellule du grand-trappeur. Le noble prisonnier sourit tristement en recevant sur son front soucieux le baiser de son fils.
--Mon père, dit Victor, ma mère m'a promis d'être courageuse: elle espère et prie. C'est aussi ma coutume de recourir à Dieu avant d'entreprendre une tâche difficile, voulez-vous réciter un Pater et un Ave avec moi?
Le prisonnier, ému jusqu'aux larmes, tomba à genoux auprès de son fils, et tous deux, les yeux levés sur une humble croix, récitèrent la prière divine.
--Et maintenant, dit Victor, racontez-moi donc vos relations avec Picounoc depuis le jour où il a commencé à souiller la réputation de ma mère.
--Mon enfant, cela est impossible. Je n'ai point pesé ses paroles alors, car nos relations étaient celles de deux intimes; et tu vois que je ne le soupçonnais pas de trahison puisque j'ai tué sa femme dans ses bras, croyant que c'était la mienne...
--Eh bien! causons de ce meurtre d'abord, peut-être trouverons-nous quelque branche de salut où vous vous accrocherez.
Le prisonnier secoua la tête d'un air de doute.
--Quelle heure était-il alors? demanda Victor.
--Neuf heures du soir, je crois.
--Il faisait noir?
--Le 24 de septembre, à neuf heures du soir, oui; cependant à quelques pas on distinguait les gens, mais sans les connaître.
--Comment avez-vous cru reconnaître ma mère?
--Picounoc a fait brûler une allumette, et j'ai reconnu le châle de Noémie, un beau châle neuf comme aucune autre femme n'en avait, j'en suis bien sûr....
--- Mais ce châle était-il réellement celui de ma mère?
--Je n'en sais rien... ta mère pourra mieux que moi éclaircir ce point.
--De qui aviez-vous acheté ce châle?
--D'un marchand colporteur, un bossu....
--Un bossu? un bossu?... mais c'est monsieur Chèvrefils, de Ste. Emmélie, celui-là même qui vous a insulté, l'autre jour, quand nous revenions de Saint-Pierre....
--Vraiment? Je ne l'ai pas reconnu....
--Lui non plus ne vous a pas reconnu, car il ne vous eut pas parlé de la sorte.
--Et pourquoi?
--Mais c'est un de vos anciens amis....
--Je l'ai vu pour la première et la dernière fois quand il m'a vendu ce châle....
--C'est, singulier! dites-moi, mon père, ne se trouvait-il pas un bossu parmi vos connaissances ou vos amis?
--Non, jamais,... jamais!
--Jamais?... Eh bien! ce M. Chèvrefils m'a dit à moi-même qu'il vous avait intimement connu et que vous avez été amis un jour.
--Où cela?
--Chez Picounoc.
--Non, où et en quel temps, prétend-il que nous avons été amis?...
--Il ne l'a pas dit....
--Il s'est trompé.
--Vous dites, mon père, que la femme de Picounoc portait un châle semblable à celui de ma mère?
--Absolument pareil....
--C'est ce bossu qui les a vendus tous les deux, rien de plus sûr. Serait-il donc complice? se demanda Victor, frappé d'une idée subite. Que sont devenus vos compagnons de jeunesse? vos amis?...
--Je l'ignore... Les seuls que je reconnaisse sont l'ex-élève Lefendu Tintaine et Poussedon. C'étaient des camarades de chantier....
--Et vos ennemis?
--Le vieux chef des voleurs est mort dans la cave du ruisseau, comme tu sais; Picounoc jouit de la considération de ses concitoyens; Racette est sorti du pénitencier pour aller se faire chef d'une tribu sauvage; Ferron... l'un des plus habiles et des plus pervers, mon camarade d'enfance et mon petit voisin... Ferron, le docteur au sirop de la vie éternelle, est allé au pénitencier avec Racette... mais il y a vingt ans de cela.... Les autres doivent être morts ou bien vieux et retirés du vice....
--Il faudra s'assurer de cela....
--Vous m'avez dit tout à l'heure, mon père, que Picounoc avait brûlé une allumette, mais n'avait-il pas un fanal pour s'éclairer dans le jardin?
--S'il en avait un, il ne l'a pas allumé....
--N'a-t-il pas dit.... En effet j'oubliais, cher papa, que vous êtes parti cette nuit-là même, et que vous ne pouvez pas savoir ce que cet homme, a pu dire ensuite.... Mais, est-ce que nul de vos amis ne s'apercevait que la conduite de Picounoc envers vous ou ma mère, n'était pas irréprochable... ou du moins sans quelque singularité....
--Oui, oui, en effet, Paul Hamel le chasseur m'a dit de me défier de lui, une fois, même que cela m'avait un peu refroidi....
--L'ex-élève... je l'ai laissé hier.... Si j'avais su! n'importe je le reverrai. Quels étaient alors les meilleurs amis de Picounoc?
--A Lotbinière, je ne sais pas trop: il n'en avait guère, je crois; moi je l'avais connu intimement dans les chantiers, c'était différent.... A Québec, il devait en avoir quelques-uns parmi les habitués de l'auberge de la mère Labourique....
--Dans la rue Champlain?
--Oui! à l'Oiseau de Proie....
--Je connais cette vieille boutique.... On ira, on ira!...
Le père et le fils causèrent encore longtemps, puis mettant en Dieu leur confiance ils se séparèrent.