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Picounoc le maudit

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PREMIÈRE PARTIE

LE GRAND-TRAPPEUR



I

PROPOS INTERROMPUS.


--Paul!

--Baptiste!

Ces deux noms, ces deux cris, arrachés à la surprise et au plaisir, sortaient de deux larges poitrines de chasseurs, tombaient de deux bouches épanouies dans leur franche gaîté.

--Toi dans ces parages! reprit Baptiste; je te croyais pris pour la vie dans les neiges de la baie d'Hudson, comme ces squelettes de baleines qui traînent depuis le commencement du monde sur les grèves de glace.

--Comme te voilà beau diseur! Tu ne dégainais pas de ces belles phrases au temps jadis--in illo tempore, répondit Paul.

--Toujours le mot latin?

--Toujours! mais où vas-tu?

--Loin! jusqu'au Mackenzie....

--Ma foi, Baptiste, je suis libre: plus d'argent, plus d'affaires, une fière carabine, bon pied, bon oeil, j'ai envie de filer avec toi vers l'étoile polaire, au lieu d'aller vers la croix du sud.

--Ah! que je serais heureux! et les autres aussi....

--Les autres?

--Le grand-trappeur, John et Félix Rousseau.

--Le grand-trappeur! Je serais bien aise de faire sa connaissance! où est-il? où sont-ils tous?

--Je les ai laissés au fort Carlton, sur la Saskatchewan. Je désirais passer un jour ou deux avec mon ami le traiteur du fort Green, et j'ai pris les devants. Je les attendrai là.

--Varenne! je marche seul depuis un bon bout de temps, je ne suis pas fâché de trouver enfin un compagnon et un ami.

--Oui, un ami: car nous avons fait plus d'une chasse ensemble ces années passées. Depuis que nous nous dîmes adieu, il y a cinq ans de cela--toi pour retourner au pays, moi pour m'enfoncer plus avant dans le grand Ouest--je ne me suis guère séparé du grand-trappeur....

--Où vous êtes-vous rencontrés pour la première fois?

--Au fort de Bonne-Espérance, sur le grand fleuve McKenzie.

--Quel homme est-ce donc que ce grand-trappeur?

--Un grand, gros, souple et vif gaillard; doux comme un agneau quand il est de bonne humeur; mais, quand il se fâche, le vide se fait autour de lui; on aimerait mieux voir un ours blanc. Il est sombre et morne comme un sauvage, et ne parle guère plus que s'il s'il était de bois. Personne ne peut dire d'où il vient, ni comment il s'appelle. On l'a baptisé du nom de grand-trappeur. Tous les blancs l'aiment et le respectent; tous les indiens le craignent.

--J'ai entendu parler de cet homme souvent, et je sais, à son sujet, une histoire assez intéressante, reprit Paul.

--Je l'ai vu à l'oeuvre dernièrement encore, au lac Supérieur. Battefeu! c'est lui qui vous règle vite une affaire! Le Hibou-blanc en sait quelque chose, ajouta Baptiste.

--Le Hibou-blanc! que lui a-t-il fait! dis donc!... Dic mihi Dameta.

--Raconte-moi d'abord l'histoire dont tu viens de parler.

--Volontiers, Baptiste.

Et l'ex-élève, que mes lecteurs ont sans doute reconnu, raconta ce qui suit:

--Un jongleur de la tribu des Couteaux-jaunes rencontre, un jour, la fiancée du chef des Litchanrés, Porc-Epic--il y a sept ans de cela--et veut avoir son amour. Cette femme, veuve et mère d'une fille, venait d'être convertie et baptisée, à la mission de St. Joseph. Elle fut inébranlable et dénonça à son futur les intentions du jongleur. Celui-ci, irrité de se voir éconduit de la sorte, jura de se venger. Il tint parole et sa vengeance fut terrible. Il apprit du démon l'art de se faire aimer d'un amour coupable. Sous prétexte de demander pardon à la femme chrétienne qu'il avait outragée par ses infâmes propositions, il rentre dans sa cabane, et prononce des paroles hypocrites. Puis il fixe sur Satalia--c'est le nom de la femme--un regard long, perçant, plein de feu,... un de ces regards qui font tressaillir ou trembler. Satalia sentit ce regard fouiller au fond de son coeur comme le tisonnier fouille les cendres pour en faire jaillir le feu. Elle n'en fut point effrayée, car une sensation nouvelle et ravissante se réveillait en même temps. Le jongleur partit. Satalia s'assit pensive la tête dans ses mains; puis elle se mit à prier, mais avec tiédeur et distraction, car l'image du jongleur passait et repassait de plus en plus séduisante devant ses yeux. Une douce chaleur monta de son coeur à son visage et ses regards prirent un éclat radieux. Elle se leva, saisit un long couteau, jeta autour d'elle un coup d'oeil vague et craintif, puis elle franchit le seuil du wigwam. Elle était perdue. Sur le seuil une jeune fille--Naskarina, son enfant bien-aimée--voulut la retenir où la suivre; elle la repoussa. Elle se dirigeait vers le wigwam du jongleur. Le chef, par hasard vint à sa rencontre:

--Où vas-tu, Satalia? demanda-t-il.

--Je vais à celui que j'aime.

--Satalia!

--Laisse-moi!

--Il t'a ensorcelée! je le vois... ah! le chien! vociféra Porc-Epic, le chef.

--Il est plus beau que toi, il m'aime! je veux être à lui....

Et elle brandit son couteau.

--Satalia! que va dire la robe noire?

--La robe noire? Elle courba la tête, et resta pensive, les yeux fixés sur le sol, mais, se relevant soudain:

--J'y vais! dit-elle.

Le chef voulut l'arrêter; elle le frappa de son couteau et s'enfuit. Le jongleur l'attendait non loin de là.

--Me voici! dit-elle en l'apercevant... ah! j'ai bien tardé à t'aimer! J'ai bien tardé à venir! mais je suis à toi pour toujours! Je ne te quitterai plus!

Le jongleur la serra contre sa poitrine.

--Vois-tu? dit-elle, j'ai planté ce couteau dans le coeur de mon fiancé qui voulait me retenir!

--Satalia! dit le jongleur, rien ne nous séparera désormais! rien!

--Moi, je vais vous séparer! cria une voix formidable....

C'était le grand-trappeur! Il connaissait le jongleur et le surveillait depuis longtemps. Le jongleur eut froid jusqu'au fond de l'âme. Il voulut frapper le trappeur de son poignard, mais il fut vite désarmé! Le trappeur mit le poignard à sa ceinture.

--Tu ne tueras plus personne avec cette arme, dit-il.

Sur ces entrefaites, Pierre Robitaille arriva. Il était depuis des années, paraît-il, l'ami intime, le compagnon inséparable du grand-trappeur.

--Je l'ai bien connu, dit Baptiste.

Le grand-trappeur lui dit:

--Pierre, tiens la femme!

Pierre Robitaille saisit la malheureuse et la tint comme si elle eut été fourrée dans un étau.

--Bon! continua le grand-trappeur, maintenant ça va aller! Jongleur maudit, dit-il, il faut que tu délivres, à l'heure même, cette femme du sort que tu lui as jeté.

--Je ne lui ai pas jeté de sort... Elle m'aime, est-ce ma faute?

--Pas de paroles inutiles! Je t'étrangle comme un chat! Enlève le sort! entends-tu?

Le jongleur tremblait, car il savait que le grand-trappeur ne badine pas, et qu'il l'étranglerait bien en effet....

--Je ne suis pas capable, balbutia-t-il.

--Pas capable? tu n'es pas capable? Mille noms! on va voir....

Et, saisissant les deux poignets du jongleur dans sa main gauche, il les broya. Le jongleur poussa un cri féroce.

--Ferme! animal, dit le trappeur, et mets-toi à genoux.

Le jongleur obéit.

--Fais ton acte de contrition.

Le jongleur leva sur le trappeur un regard épouvanté. Pierre Robitaille riait. Les doigts de fer du grand-trappeur touchèrent la gorge du méchant qui se mit à râler et à faire de la tête un signe d'acquiescement. Les doigts s'ouvrirent un peu.

--Je vais enlever le sort... murmura le jongleur....

Et alors il fixa sur la femme un regard chargé de mépris et de haine.

Aussitôt Satalia poussa une clameur profonde!...

--Mon Dieu! où suis-je? Qu'ai-je fait? s'écria-t-elle....

Et fondant en pleurs elle retourna dans sa cabane. Son fiancé venait d'expirer. Elle voulut se tuer elle-même, mais on réussit à l'en empêcher.

Le missionnaire lui apporta l'espérance. Elle avait la contrition déjà. Et puis, qui peut dire la somme de liberté qui reste à l'âme ainsi soumise à un maléfice? L'infortunée mourut de désespoir un an plus tard, laissant sa fille orpheline.

--C'est une histoire bien pénible, observa Baptiste.

--Ce n'est pas tout, continua l'ex-élève. Tu connais la petite île déserte et presque nue qui gît en face du fort Chippeway?

--Oui.

--Eh bien! sur cette île se trouve une grotte assez petite et peu connue. Un jour, pas bien longtemps après l'événement que je viens de rapporter, le grand-trappeur et Pierre Robitaille étaient sur cette île, pour une raison que j'ignore, le grand-trappeur retourna au fort, laissant, pendant quelques heures, son ami seul près de la grotte. Les Couteaux-jaunes passèrent-là--un pur hasard;--et le jongleur reconnut Pierre Robitaille et le poursuivit avec plusieurs guerriers de la tribu. A force de chercher on découvrit que l'antre était sa retraite. On le somma de sortir. Il fit feu sur ceux qui entrèrent pour le prendre. Alors le jongleur dit que ce lieu devait être le tombeau du visage pâle, et l'on amassa des branches à l'entrée de la grotte. Bientôt les balles que tiraient pour se défendre le pauvre reclus, se perdirent dans ce rempart de feuilles et de rameaux. Il comprit la mort horrible qui l'attendait, que fit-il? Nul ne le saura jamais. Mais il dut prier et attendre, dans l'angoisse, la volonté de Dieu, car il était bon chrétien.

Je me suis bien vengé de celui-ci! pensait le jongleur, à l'autre maintenant! Quand le grand-trappeur revint et connut le sort de son malheureux ami, il eut un désespoir lugubre. Il se douta bien de quel côté venait la vengeance. Il déblaya la grotte et trouva le cadavre de son ami. Il fit une croix avec deux bâtons de cenellier nain, et l'appuya contre la paroi de la caverne, à l'endroit où se trouvaient les restes sacrés de celui qui avait été son ami fidèle....

Après ce récit les deux chasseurs demeurèrent quelques instants muet. L'ex-élève prit le premier la parole:

--Et tu le connais bien, toi, le grand-trappeur?

--Battefeu! si je le connais! Nous avons fait plusieurs voyages ensemble, et la plus franche amitié nous unit.

--Et, tu l'as vu à l'oeuvre?

--Oui! et chose singulière, c'est qu'il s'agit encore du même jongleur canaille devenu chef de sa tribu adoptive, et d'une vierge de la tribu des Litchanrés, la fille de cette même Satalia dont tu viens de parler. Il y a un mois à peine, Couteaux-jaunes et Flancs de Chiens--ou Tranlt-san-ot-inés et Litchanrés, si l'on ne traduit pas leurs noms--se trouvaient réunis au fort William sur le lac Supérieur, pour l'échange des fourrures contre les couvertures, les armes, la poudre et le whisky. Ils ne descendaient pas souvent jusque là. Plusieurs, même, de l'une et de l'autre tribu n'avaient jamais vu ce lac grand comme une mer. La chasse avait été bonne. Ils se livrèrent aux plaisirs et aux danses. Nous étions là plusieurs chasseurs canadiens: Moi, Robert, Beaulieu, Tiston, Leclerc, Tintaine, Poussedon, Lefendu et le grand-trappeur.... Nous avions le privilège de les voir s'amuser, mais il ne nous était pas permis de prendre part à la fête. Le chef des Couteaux-jaunes était vieux, laid, et cruel; de plus, il était boiteux, ayant perdu un pied, disait-il, dans les glaces de la baie d'Hudson. Le chef des Litchanrés était jeune et beau. Il avait vingt-deux ans seulement et n'était sachem que depuis quelques mois. Ni l'un ni l'autre n'avaient d'épouse. Mais le jeune chef des Litchanrés, Kisastari--c'est son nom--aimait une vierge de sa tribu, la belle Iréma; cependant, pour plaire aux anciens, il s'était laissé fiancer à Naskarina, la fille de Satalia. Son père, un chasseur habile, n'assista pas aux fiançailles, car il n'était pas de retour encore d'un voyage lointain. Il arriva quelques jours après. Il était horriblement mutilé et mourant. Surpris par les ours affamés, il avait courageusement défendu sa vie, et, si sa carabine ne se fut pas brisée, il serait revenu sain et sauf. Sentant qu'il allait mourir, il appela Kisastari son fils et lui révéla un secret que nul autre ne connut. Il mourut et fut enterré, il y a deux mois, à la mission du lac Supérieur....

--Ecoute! j'entends du bruit, dit Paul.

Baptiste s'interrompit et se mit à écouter.

Paul, l'oreille collée sur le sol, cherchait à deviner s'il passait quelqu'un auprès.

--Ils sont plusieurs, murmura-t-il après un moment, et ils marchent avec précipitation et sans ordre.

Baptiste recueillit à son tour les échos du sol.

--Ils viennent de notre côté dit-il, ce sont nos amis les Litchanrés, peut-être.

--Attendons-les? Baptiste.

--Je le veux bien, Paul; nous nous joindrons à eux car ils aiment les Canadiens du pays.

Et les deux voyageurs s'assirent sur l'herbe au pied d'un sapin, le dos appuyé au tronc.

On était au commencement de juin. La senteur des bois embaumait l'air, et les reflets du soleil jouaient mollement à la cime des arbres. Sous les premiers rameaux, en bas, les ombres commençaient à rouler en silence, sur les derniers, en haut, la lumière dansait.

--Continue, Baptiste, ton histoire du grand-trappeur, dit Paul, en battant le briquet pour allumer sa pipe.

--Je vais prendre une chique, d'abord.

Et il coupa, avec ses dents, le bout déjà raccourci d'une torquette de tabac noir.

--Je disais, reprit-il, que le jeune chef des Litchanrés aimait la belle Iréma. Les deux tribus s'étaient réunies pour les jeux, les danses et les festins. Litchanrés et Couteaux jaunes ne semblaient faire qu'une même nation tant ils se montraient d'amitié.

Les jeux durèrent bien trois heures. Ensuite le festin commença. Pendant les jeux, les vieilles femmes avaient surveillé la cuisson des gibiers et du caribou, dans les vastes chaudières, de sorte que l'appétit violemment surexcité, put, sans retard, être satisfait. Le chef des Couteaux-Jaunes devait prendre la première place, comme le voulaient son âge et sa qualité. Il se leva pour aller, à la façon des visages pâles, inviter une des femmes à s'asseoir à ses côtés à la table, c'est-à-dire à terre, sur des feuilles, autour du chaudron. Naskarina rougit de plaisir en le voyant s'avancer vers la belle Iréma, car elle était certaine, maintenant, de s'asseoir auprès de Kisastari. Naskarina était la rivale d'Iréma. Cette fille--je l'ai vue--a la mine un peu friponne et elle est jalouse. On disait que le Grand-Esprit ne devrait pas la donner à Kisastari, mais à un guerrier peureux, pour qu'il expiât sa honte. Car une femme jalouse c'est un rude boulet à traîner, paraît-il. Je n'en sais rien, toi non plus, puisque nous sommes encore garçons tous deux, Dieu merci! Alors...



II

LE ROI DES OISEAUX.


Un sifflement léger se fit entendre.

--Battefeu! Paul, qu'est-ce que cela! dit Baptiste s'interrompant de nouveau.

--Une balle: l'écorce de l'arbre est déchirée.

--Sauvons-nous!

--Pas de ce côté! la balle vient de là.

--C'est vrai;... mais nous nous éloignons de la rivière.

--Nous la retrouverons bien, Baptiste, sauvons-nos peaux d'abord nos chemises après.... pellis ante chemisam!

Une autre balle siffla et quelques rameaux de sapin, coupés par le projectile, tombèrent sur la tête des chasseurs.

--Ils sont bien trop bons, dit l'ex-élève, de nous couronner de feuillage--corona pro nobis!

Et, tout en s'assurant que leurs fusils étaient en bon ordre et prêts à la riposte, ils s'enfuirent à travers les bois. Rendus à quelques arpents du lieu qu'ils venaient de quitter ex abrupto ils s'arrêtèrent. Un grand bruit de pas rapides et de branches rompues retentit tout au près.

--Les damnés! ils courent vite, Baptiste. En avant! détournons-les!

Et ils reprirent leur course, décrivant une courbe pour revenir derrière leurs ennemis.

--Guerriers! cria une voix terrible.

A ce cri vingt-cinq chasseurs sauvages et presque autant de femmes s'arrêtèrent.

--Prêtez vos oreilles aux voix du sol, et dites-moi ce que disent ces voix.

Alors les vingt-cinq guerriers indiens se couchèrent sur la mousse et prêtèrent l'oreille aux bruits qui s'en élevaient.

--La face pâle, ô chef, se croit plus rusée que nous, dit l'un des guerrier en se relevant; mon oreille entend le bruit de son pied qui court vers la rivière pour nous tromper; mais l'indien est habile et ceux qu'il poursuit ne lui échappent point.

--Notre frère a dit la vérité, ajoutèrent les autres.

--Que ceux d'entre vous, reprit le chef, qui courent comme les daims sauvages, retournent vers l'endroit d'où nous venons et renferment les imprudents dans un cercle redoutable.

Presque tous s'élancèrent à ces mots. Mais ils coururent avec tant de légèreté que l'on entendit à peine bruire les feuilles des épinettes qu'ils touchèrent à leur passage. Le chef et les autres guerriers continuèrent à poursuivre les fuyards.

--Arrêtons! dit Paul à son compagnon.

--Crois-tu que l'on soit en sûreté ici?

--Non, mais on le sera moins si l'on continue à courir de ce côté. Ils ont dû nous suivre à la piste, ou du moins au bruit de nos pas, et ils vont nous couper la retraite. Allons de ce coté maintenant, et sans faire de bruit.

--Ils marchèrent ainsi, changeant de direction, l'espace d'une demi-lieue puis ils consultèrent le sol. Alors ils se regardèrent avec une certaine inquiétude.

--Ils nous devinent, Baptiste, il sera difficile d'échapper. Si l'on marche, ils nous entendront, si l'on arrête, ils nous prendront.

--Montons dans un de ces grands pins. De là, si nous sommes attaqués, Paul, nous pourrons riposter avec avantage.

--Hormis qu'ils coupent le tronc.

--Ou le brûlent.

Les pas se rapprochaient: les fuyards n'avaient pas une minute à perdre.

--Montons! dit Paul.

Ils se mirent en frais de grimper au sommet d'un pin majestueux.

L'affaire eût été facile s'ils n'avaient pas eu leurs fusils; mais, avec ces armes, elle devenait assez critique. L'ex-élève monta d'abord, et quand il fut sur la première branche, il tira à lui les deux fusils que Baptiste avait gardés, les coucha sur des rameaux au-dessus de sa tête, puis, aida Baptiste à monter. Une fois sur les branches, la besogne devint comparativement aisée.

--Il pourrait arriver, dit Baptiste en hochant la tête, que l'on descendrait plus vite que l'on ne monte.

--Oui, Baptiste, hoc advenire....

Un hurlement parti d'en bas coupa en deux sa phrase latine. Les sauvages arrivaient; la nuit aussi, par bonheur, et les ombres s'épaississaient vite sous les rameaux.

--Guerriers, dit le chef indien, vous êtes donc moins agiles et moins rusés que les blancs? Quand les blancs nous poursuivent, ils nous trouvent toujours, et vous, vous les laissez s'échapper comme des renards mal pris dans les piéges.

--Chef courageux, dit un des guerriers, nous ne voulons pas rabaisser le courage des visages pâles, parce que tu le connais mieux que nous, toi qui as été blanc autrefois; mais les guerriers des bois ne sont pas peureux, et ils savent encore scalper leurs ennemis.

--Un blanc! ne put s'empêcher de murmurer Paul, du haut de sa cachette, c'est le chef des Couteaux-Jaunes....

--Un blanc! fit Baptiste, comme un écho.

Les guerriers indiens n'entendirent point la faible exclamation des chasseurs perchés sur les rameaux du sapin. Réunis autour de leur chef, ils semblaient attendre ses ordres. Déjà les cimes de la forêt se noyaient dans les vagues sombres de l'air, et le vent qui venait de s'élever faisait un grand murmure parmi les rameaux.

--Les deux chasseurs se sont arrêtés non loin d'ici, dit, à voix basse, le chef à ses guerriers, car nous n'entendons plus le bruit de leurs pas; il faut leur montrer que les enfants des bois sont aussi fins qu'eux; restons ici plusieurs, cachés sous la forêt; soyons muets et attentifs, pendant que les autres guerriers vont s'éloigner, en criant, comme s'ils retrouvaient leur trace.

A ces paroles succède un long cri de joie, et la troupe obéissante s'élance dans la forêt.

--Nous sommes sauvés, Paul, dit Baptiste à voix basse.

--Peut-être, Baptiste; mais ces sauvages sont rusés.

--Allons-nous descendre?

--Pas maintenant; attendons.

--Batiscan! j'aimerais mieux un lit de plumes que ces branches noueuses.

--Tu n'as pas mauvais goût, Baptiste,... mais le temps des lits de plume est passé!

--Si je continuais mon histoire pour tuer le temps?

--Si tu allais m'endormir?

--Alors, parlons de Lotbinière et du temps passé.

--Ne parlons pas du tout, c'est mieux.

--Mon histoire du grand trappeur est intéressante, va!

--Tu l'achèveras quand nous serons descendus de ce juchoir.

--Si je ne parle point je vais m'endormir.

--Dors.

--Si je tombe?

--On dira: De branchâ in brancham dégringolat atque facit pouf.

--En voilà du jargon, par exemple.

--C'est une parodie de Virgile. Tu n'as jamais été au Séminaire, toi, tu ne connais pas ce personnage distingué, Virgile?

--En fait de séminaire je n'ai connu que l'école de mon village, et, en fait de maître, je n'ai eu que ce damné de Racette.

--Racette! Je l'ai connu, quel misérable! c'est lui qui est la cause principale des malheurs de ce pauvre Djos.

--Je ne sais pas ce qu'il est devenu Djos?

--Brulé dans sa grange probablement.

--Quelle triste destinée!

--Il y a quelque chose d'étrange en sa mort, de même qu'en la fin tragique de la femme de Picounoc. J'ai toujours eu des doutes sur la culpabilité de Djos, je te l'avoue franchement.

--Moi aussi.

--Parle moins fort, Baptiste.

--Ne crains rien, les branches parlent plus fort que nous; elles nous empêchent d'être entendus. D'ailleurs les sauvages sont loin.

--Essayons de dormir. Veille sur moi, et je prendrai soin de toi ensuite.

Une demi-heure après, l'ex-élève qui venait de se nicher à la place des oiseaux, ronflait comme s'il eut été couché sur la mousse. Baptiste le tenait d'une main ferme en cas d'accident, car sur ce lit d'un nouveau genre, le dormeur ne pouvait rester longtemps dans la même position; il fallait donner à chaque partie du corps la chance d'être endolorie à son tour. Paul dormit trois heures consécutives, non pas sans pousser quelques plaintes dont il n'eut point connaissance. En s'éveillant il se prit à rire.

--Diable! dit-il, est-ce que je suis changé en oiseau, Avis sum?

--Nous sommes des aigles, murmura Baptiste, avec un grain de vanité.

--Si toutefois nous ne sommes pas des oies.

--Je dors à mon tour.

--Dors.

--Tiens-moi bien.

--Noli timere, j'ai bonne poigne.

Et Baptiste, endormi à la cime du sapin, rêva qu'il était le roi des oiseaux.

Quand il s'éveilla il y avait, dans le ciel, au dessus de sa tête, des clartés indécises: c'était le jour qui s'annonçait; il y avait, sur la terre, au dessous de lui, une obscurité encore profonde: c'était la nuit qui s'attardait sous les bois. Le chef indien n'avait pas bougé depuis la veille, et ses guerriers s'étaient montrés aussi patients dans leur cachettes. Ils se disaient en eux-mêmes: quand le jour paraîtra, les chasseurs sortiront de leur retraites, car ils nous jugeront loin d'ici.

Une ligne de feu parut à l'horizon, du côté de l'Orient, et des rayons de flamme, sortis d'un centre commun, s'élancèrent dans le ciel en se développant comme un immense éventail. La cime des bois parut tressaillir sous les caresses de la lumière, et les feuilles prirent une teinte radieuse. Quelques oiseaux chantèrent, et leurs notes joyeuses se répétèrent au loin. La brise devenait silencieuse à mesure que le soleil montait au firmament et que les oiseaux chantaient.

--Battefeu! Je donnerais trente sous pour le moindre gibier, dit Baptiste... j'ai faim.

--Chut! pas un mot, attendons le jour. Si quelques uns des sauvages sont cachés dans les environs ils s'éloigneront alors, croyant que nous ne sommes pas ici.

Quelques heures s'écoulèrent et rien, excepté les cris des pique-bois (piverts) et des écureuils, ne vint troubler le calme de la solitude. Le chef des Couteaux-jaunes sortit lentement de sa cachette, sans faire bruire les rameaux qu'il souleva. Debout, près d'un vieux tronc renversé, il prêta l'oreille aux murmures divers de la forêt. Rien ne dissipa le calme froid de son visage tatoué; les bruits n'avaient rien d'insolite.... Ses regards interrogèrent, aussi loin qu'ils le purent, la forêt profonde. Alors il crut que les chasseurs blancs avaient continué à fuir, et que les guerriers, lancés à leur poursuite ne les avaient pas rejoints, car ces guerriers seraient revenus ou auraient dépêché un envoyé pour le prévenir. Il sentit un vif mécontentement et imita le cri de l'outarde pour réunir ses gens. C'était le signal convenu. En même temps que s'éleva le cri de l'outarde, un rire franc descendit de l'arbre où s'étaient réfugiés les deux chasseurs, et Baptiste disait à haute voix, mettant le pied à terre:

--Pas plus de sauvages que sur la main!

--Quel est ce cri? dit Paul, tout étonné.

--Une outarde!... notre déjeuner! répliqua Baptiste.

--Le chef indien, non moins surpris, gardait maintenant le silence, et plongeait son regard perçant à travers les rameaux, vers l'endroit d'où partaient le rire et les paroles. Il aperçut les deux chasseurs blancs qui écoutaient, immobiles et craintifs, adossés au tronc du sapin. De tous côtés on entendait les craquements des branches sèches sous les pieds, et les secousses des broussailles repliées qui se redressaient violemment après le passage des guerriers.

--Nous sommes perdus! dit Baptiste; si nous étions restés une minute de plus dans l'arbre!

--Vendons cher nos vies!

Une balle vint effleurer l'écorce du sapin qui protégeait les deux trappeurs canadiens.

--Les lâches! hurla Paul Hamel.

--Sauvons-nous! dit Baptiste, nous pouvons échapper encore.

--A droite! reprit Paul, nous n'avons pas entendu de bruit de ce côté; il n'y a peut-être personne.

--Es-tu blessé?

--Non! la balle s'est amortie sur le canon de mon fusil.

--Fuyons! ils vont nous tuer sans qu'on les voie, les damnés!

Et les deux amis s'élancèrent du côté qu'ils n'avaient pas entendu de bruit. Ils passèrent près du chef sans le voir. Celui-ci épaula son arme et fit feu. L'un des fuyards tomba: ce fut Paul Hamel; l'autre se trouva soudain en face d'un nouvel ennemi. Il ne s'arrêta pas, mais le frappa si fort du canon de sa carabine qu'il lui perça le ventre. Le sauvage poussa un rugissement terrible; ce fut son mot d'adieu. Mais le chasseur canadien n'eut pas le temps de retirer, des entrailles du guerrier, son arme sanglante, qu'il se vit entouré d'une bande furieuse, désarmé et garrotté.

--L'autre, demanda le chef, est-il bien mort!

--Il a la face sur la terre comme un lâche qui tombe en se sauvant, dit l'un des guerriers.

--Mon pied lui a écrasé la tête en passant, dit un autre.

--Le chef a l'oeil juste et le bras ferme, ajoute un troisième.

--Allons danser autour de son cadavre, reprit le chef, les mânes des Couteaux-jaunes se réjouiront.

Et, parlant ainsi, ils se dirigèrent vers le lieu où l'ex-élève était tombé.

--Le diable l'a-t-il emporté? exclama le chef, je ne le vois plus.

--Il était ici, il y a une minute....

--Sacripant! Je le sais bien qu'il y était... mais il n'y est plus!...

Et les indiens se regardaient d'un air hébété. Ils se mirent l'oreille contre la terre.

--Le chien de visage pâle!... il court! il est déjà loin.

--Celui que nous tenons paiera pour les deux, reprit le chef, en avant! Il y aura fête joyeuse et sanglante, ce soir, dans la petite anse, à l'embouchure de la rivière Claire.



III

GENEVIÈVE LA FOLLE.


Pendant que dans les vastes solitudes du nord-ouest, des Couteaux-jaunes, guidés par le Hibou blanc, poursuivent les trappeurs Canadiens de leur implacable jalousie, sous le ciel heureux du Canada, au milieu des campagnes où la vertu s'épanouit comme les fleurs, des hommes civilisés et chrétiens poursuivent, avec non moins de malice et d'acharnement, mais avec plus d'hypocrisie, la plus douce des victimes. Et cela depuis vingt ans; car vingt ans se sont écoulés depuis le tragique événement qui rendit Picounoc veuf et Noémie inconsolable. Picounoc et le bossu s'étaient liés d'amitié. Les mêmes penchants les portaient l'un vers l'autre, et leurs intelligences perverses n'avaient pas été longues à se deviner. Le colporteur avait passé bien des fois, depuis vingt ans, avec sa cassette sur le dos, et il avait semé partout sa marchandise choisie, récoltant, en retour, les gros sous qui s'étaient changés en dollars. Et puis, il avait prêté à courte échéance et à gros intérêts, sur billets ou obligations par devant notaire, les précieux dollars; comme prêtent encore, de nos jours, certains usuriers sans coeur--bourreaux d'un nouveau genre, qui jettent sur le pavé, dans le déshonneur ou le désespoir, les pauvres qui tombent dans leurs serres; qui croient se racheter aux yeux de la société ou de Dieu, en offrant de temps à autres, avec ostentation, et grand fracas de réclame, aux églises ou aux communautés, une partie des deniers qu'ils ont extorqués aux malheureux! Bref, le bossu était riche, et avait ouvert un magasin à Leclerville, près du pont. Picounoc avait vieilli de vingt ans comme les autres; mais le gaillard portait bien son âge.

On le disait l'habitant le plus à l'aise de la paroisse. Il possédait deux belles terres en culture et une terre à bois, bonne maison, grange vaste, chevaux fringants, bêtes à cornes, montons, porcs et volailles. On le jalousait. L'un disait: Rien d'étonnant qu'il ait amassé, il n'est pas, comme moi, accablé par la famille. L'autre: il est si ménager! il tondrait sur un oeuf. Celui-ci: il a eu toutes les chances; jamais de pertes, jamais d'accidents, et celui-là: s'il avait une femme gaspilleuse comme la mienne, il ne serait peut-être pas mieux que moi....

Picounoc ne s'était point remarié. Plusieurs crurent que c'était de regret. En effet, il doit être difficile d'oublier une première femme, bien que nombre de veufs s'efforcent de prouver le contraire. Quoiqu'il en soit, Picounoc était resté sage aux yeux de bien des gens, et il vivait seul avec un engagé et Marguerite sa fille. Marguerite était passablement belle, pas sotte du tout, bonne ménagère et fille vertueuse. Lecteurs, ne soyez pas étonnés, la rose croît sur les épines.

Elle était recherchée en mariage de plusieurs garçons de bonne famille, établis sur des terres nouvelles déjà toutes défrichées, ou sur le bien paternel. Mais elle aimait plus haut. Elle était recherchée encore par un parti riche, mais un peu vieux et difforme, le bossu. Celui-ci, elle le fuyait, car elle éprouvait une antipathie singulière non seulement pour sa bosse, mais pour son caractère faux. Le bossu n'en tenait pas moins à ses idées et il ne doutait nullement du succès final: non pas qu'il espérât jamais sembler un Adonis aux yeux de Marguerite, mais parce qu'il avait le père en sa faveur. Marguerite aimait Victor Letellier, jeune étudiant en droit, fils de Djos le défunt et de Noémie la veuve. Victor Letellier avait-il un penchant pour Marguerite? je ne le sais pas encore: lui-même le savait-il? Car l'amour est souvent capricieux: Une femme vous aime, vous en aimez une autre, et celle-ci vous regarde avec indifférence, et brûle pour votre ami, qui se sauve de ses embrassements pour voler ailleurs. C'est le jeu: Passe à ton voisin. Je ne veux pas insinuer toutefois que l'exemple soit applicable dans le cas actuel.

Picounoc n'avait point convolé, mais la faute n'en était pas à lui, car sa passion pour Noémie s'était accrue avec les années, et, au moment où nous sommes, il se dirige encore vers la demeure de la veuve, moins soucieux que de coutume, et l'espérance au coeur.

Noémie travaille au métier, pendant qu'une de ses nièces qui demeure avec elle, tourne le rouet en chantant. Son front est incliné sur les brins de laine, et la navette active va et vient avec bruit entre les brins roidis de la chaîne qui se séparent pour la laisser passer, chaque fois que le pied de la travailleuse pèse sur l'une ou l'autre des marches. Le jour commence et Noémie se hâte, car elle veut faire ses cinq aunes d'étoffe avant la nuit.

Elle est pauvre et sa terre, si féconde autrefois, ne rend plus. Les mauvaises herbes, moutarde et chien-dent, remplacent l'avoine et le blé; les pacages sont nus et les animaux sont maigres. Pourtant la veuve infortunée n'a épargné ni son temps, ni ses peines. Elle a demandé les meilleurs serviteurs et n'a pas regardé au paiement. Une sorte de fatalité l'a poursuivie, et, malgré son travail et ses économies, elle est devenue d'année en année plus pauvre et plus malheureuse. Nous saurons bientôt comment cela s'est fait.

Picounoc entra. La jeune fille se leva pour lui présenter une chaise, et la navette fut déposée sur l'étoffe. Noémie accorda un sourire triste au visiteur qui s'approchait d'elle.

--Je voudrais vous dire quelques mots, Noémie, fit le veuf.

--Entrez ici, monsieur.

Tous deux passèrent dans la salle voisine, et s'assirent sur un sofa de bois peint en bleu.

--Pauvre Noémie, commença Picounoc, d'un air affligé, avez-vous des nouvelles?

Noémie pencha la tête et pâlit.

--Le bossu entendra-t-il raison? Il m'a assuré, déjà, qu'il éprouverait un dommage énorme s'il ne rentrait immédiatement dans ses fonds. Le commerce a ses exigences, Madame, vous le savez, et si l'argent est nécessaire à quelqu'un, c'est bien, au négociant?

Noémie soupira profondément.

--Si vous l'aviez voulu, Madame, continua Picounoc, si vous le vouliez encore, vous seriez à l'abri de ces épreuves qui vous accablent, à l'abri surtout de la rapacité de ce vilain bossu. Un deuil de vingt années doit être assez long. Vos parents et vos amis seraient heureux de vous voir accepter enfin un protecteur et un appui; et, si vous n'en voulez pas pour vous même, que ce soit pour votre enfant.

--Il sera reçu avocat bientôt, et pourra, je l'espère, conquérir une place au soleil, dit Noémie.

--Songez, Noémie, que c'est à moi qu'il devra la position qu'il est destiné à occuper dans le monde; le bossu, si je ne l'avais conseillé, ne vous aurais jamais prêté un sou.

--Je le sais.

--Si j'avais eu de l'argent, je vous en aurais fourni de grand coeur et sans garantie; je n'aurais pas eu recours à ce colporteur qui vous met dans le chemin aujourd'hui.

--S'il pouvait attendre que mon fils soit reçu avocat!

--Noémie, vous ne savez pas comme sont épineux les commencements d'une carrière. Il s'écoulera nécessairement plusieurs années avant que Victor puisse rembourser au bossu les trois cents louis que vous lui devez.

--Trois cents louis? dites-vous.

--Eh oui! eh! oui! cela monte vite, allez! l'argent prêté à intérêt composé....

--Mon Dieu! Jamais je ne pourrai payer cette somme-là.

--Noémie, si vous vouliez!...

--Mais, c'est impossible, je ne puis pas....

--Vous pourriez vous acquitter bien vite... ou, plutôt, dites un mot, faites-moi une promesse, et j'acquitte tout moi-même....

La veuve, émue et troublée, ne répondit rien.

--J'assurerais à votre fils, que j'aime déjà comme s'il était mien, un avenir prospère: je le pousserais, comme on dit. J'ai les moyens de le faire. Et j'ai cru m'apercevoir qu'il ne détestait pas Marguerite.... Que de bonheurs à la fois!... Ah! je sais bien que je n'en mérite pas autant!

--Vous êtes bien bon, Monsieur, mais!...

--Mais quoi? dites, achevez, ce n'est pas la première fois que vous êtes cruelle à mon égard, et ce ne sera pas la dernière non plus, sans doute....

--Ce n'est pas ma faute. Je ne puis oublier celui que j'ai tant aimé?

--Noémie, est-ce que je vous demande de l'oublier? Non, Dieu m'en est témoin. Aimez-le toujours, évoquez son souvenir sans cesse oubliez-moi pour ne voir que son image adorée! si j'en souffre, ce sera en secret; et je ne m'en plaindrai point. Je veux vous rendre heureuse, car je vous aime.

--Vous méritez bien d'être aimé, reprit Noémie à voix basse et d'un air effrayé.

--Oh! merci! merci!... par pitié! aimez-moi un peu!...

On dit que j'aime les pommes

A la douzaine!

On dit que j'aime les pommes

A la douzaine!

J'en aime ni six, ni cinq, ni quatre, ni trois, ni deux, ni une, ni point.

A la douzaine que j'aime, que j'aime!

A la douzaine que j'aimerai!

C'était Geneviève la folle qui entrait en chantant ce singulier refrain des écoliers.

--Bonjour, Geneviève, dit la fileuse.

--On dit: Bonne nuit! c'est la nuit, ça; la nuit pour moi, la nuit pour toi, la nuit pour Noémie, la nuit pour Picounoc, la nuit pour le bossu, la nuit pour tous les fous!

On dit que j'aime les pommes

A la douzaine!

--Comme tu es éveillée, Geneviève.

--Je suis éveillée parce que je suis triste; je chante parce que je pleure. Chante donc aussi toi, tout le monde devrait chanter parce que tout le monde devrait pleurer. Où est Noémie? On dit qu'elle va se marier. Il est grand temps qu'elle y pense, si elle veut publier mineure.

La jeune fileuse riait de bon coeur. Elle fit signe à la folle d'entrer dans la chambre où se trouvaient Picounoc et Noémie.

Elle y entra en effet.

--Bon jour, Monsieur et Madame, dit-elle, comment vous portez-vous? Assez bien, Dieu merci au bon Dieu. Assoyez-vous donc. Merci, je ne veux pas être longtemps.

On dit que j'aime les pommes

A la douzaine!

On dit que j'aime les pommes

A la douzaine!

Picounoc et Noémie la regardaient en souriant, accoutumés qu'ils étaient à ces folies inoffensives.

--Vous m'inviterez aux noces, continua-t-elle. Vous jouerez du violon et je danserai toute seule avec tous les autres. Je m'en vais chez le bossu, de ce pas-là; il m'a promis une épinglette pour me mettre dans les oreilles. On est en amour tous les deux. Si je peux mettre la main dessus, je vous promets qu'il va la rouler sa bosse, une butte! J'ai une rivale, c'est mademoiselle Picounoc, mais, les rivales, quand je me montre, ça fond comme le beurre dans la poêle!

--Pauvre Geneviève! murmurait Noémie.

--Elle n'a plus la moindre étincelle d'intelligence, dit Picounoc.

--Je cherche Djos, ton mari, reprit la folle s'adressant à Noémie, si je le trouve je le garde, tu n'en as plus besoin, puisque tu prends ce grand maigre-échine-là. Djos! c'est ça qui était un bon patriarche. Je l'ai bien connu dans l'ancien temps. Alors on l'appelait Joseph, et il avait un beau manteau qu'il prêtait aux dames trop frileuses. Mais tiens! je m'aperçois bien que vous me dérangez, adieu! bon jour, bon soir! je m'en vais, tu t'en vas, il s'en va, nous nous en allons; vous vous en allez, ils s'en vont... à la mort! à l'échafaud!

Et elle sortit.

--Cette folle, remarqua Picounoc, elle a parfois des paroles lugubres.

Noémie avait des larmes dans les yeux.

--Je vais aller voir le bossu, continua Picounoc, et je vous jure de faire l'impossible pour le désarmer et vous le rendre un peu plus favorable.



IV

UN DE PERDU TROIS DE TROUVÉS.


Baptiste éprouvait d'horribles tortures morales, mais son visage impassible les dissimulait bien. Il avait appris des sauvages à déguiser ses sentiments et à cacher ses émotions. On lui délia les pieds pour qu'ils put marcher, mais on lui attacha les mains derrière le dos. Il trébuchait parfois, et parfois tombait sur le terrain embarrassé. On le rouait de coups alors au grand amusement du chef. La perspective n'était pas gaie. Il regrettait de n'avoir pas été, comme son compagnon qu'il croyait mort, atteint par une balle meurtrière. Que d'ignominies et de souffrances lui eussent été épargnées! Il eut envie de réveiller la sensibilité du chef en lui parlant du pays, des parents qu'il avait dû aimer, de la religion qui avait embelli son enfance. Car, il le savait, ce chef n'était pas un véritable indien, mais bien un renégat.

--Chef, dit-il en français, car je vois bien que tu n'es pas né dans les bois, et que tu es un enfant des peuples civilisés, au nom de la mère qui t'a donné le jour, rends-moi donc la liberté, et jamais, je le jure, je ne ferai rien contre la tribu qui t'a choisi pour son maître.

--La mère qui m'a donné le jour a bien eu tort, répondit, en français, le chef un peu surpris--et toi, tu as eu tort aussi de tomber entre mes mains.

--Pourquoi cette vengeance? je ne t'ai jamais fait de mal.

--Si ce n'est pas toi, c'est quelqu'un des tiens.

--Comment? mais il y a une justice.

--Une justice! oui! au bout de ma carabine. Ah! je l'ai juré que je me vengerais! et je voudrais bien que tous ceux à qui je garde rancune passassent à la portée de mon bras!... N'importe? en attendant, puisque ceux que je déteste ne viennent pas jusqu'ici chercher leur punition, je m'assouvis sur les imprudents qui, comme toi, tombent dans mes filets.

--De quelle place viens-tu? chef.

--Cela ne te regarde en rien.

--Connais-tu le grand-trappeur? demanda, à son tour, le chef.

--Cela ne te regarde en rien, dit Baptiste.

Le faux indien se mordit les lèvres et ses yeux lancèrent un éclair de feu.

--Ce maudit-là, continua-t-il, me le paiera, si je le poigne une bonne fois!

--C'est qu'il n'est pas aisé à prendre.

--Tu le connais donc?

--Je l'ai vu, un jour du mois de mai dernier, écraser du bout du doigt, à ses genoux, un chef traître, un ravisseur de fille, et lui faire demander pardon... et je l'ai vu lui pardonner son crime.

Le renégat rougit sous son masque de cuivre.

Les sauvages écoutaient avec une certaine inquiétude cette conversation dont ils ne comprenaient pas un mot. Ils avaient peur d'être trahis et de perdre leur victime, car ils devinaient bien que leur chef et le prisonnier étaient de la même nationalité. Les femmes surtout se montraient inquiètes: L'une d'elles que Baptiste reconnut et qui n'appartenait pas à cette tribu hostile, s'approcha du renégat et lui parla longtemps. Le chef les rassura alors et leur dit de ne rien craindre, que le prisonnier subirait la mort, dès l'arrivée à la rivière Claire. A cette nouvelle promesse un cri de joie immense fit retentir au loin la forêt.

--Well! well! nous autres trouverez eux bientôt, puisque ils sont asses stioupides pour cry up si fort.

--Bene! bene! fusillabimus omnes! nous les fusillerons tous s'ils continuent à se trahir.

Le premier était un trappeur anglais, le second, notre ami Paul, ou l'ex-élève. Il y en avait deux autres. Un grand et robuste gaillard à l'air triste et sévère; un petit homme rond et joyeux alerte et plaisant.

L'ex-élève se voyant perdu, avait joué au plus fin avec le sauvage, et, au premier coup de fusil, il s'était jeté la face contre terre et les bras tendus. Bien lui en prit, car son compagnon fut vite appréhendé, comme l'on sait, et menacé d'un long martyre et d'une mort certaine. Paul se doutait bien que les Couteaux jaunes courraient tous après Baptiste pour le saisir vif, et ne s'occuperaient qu'ensuite du mort. Dès qu'il les vit entourer l'infortuné trappeur, son compagnon, il se leva, saisit sa carabine et s'élança sous la forêt.

Quelques uns de mes lecteurs seraient peut-être tentés de blâmer la conduite de l'ex-élève en cette circonstance; ils auraient aimé le voir défendre son camarade au prix de sa vie, tuer deux ou trois visages de cuivre et tomber ensuite pour ne plus se relever. L'ex-élève était brave et dévoué; de plus il était prudent. Si sa mort eut pu servir à quelque chose, il serait fait tuer n'en doutez pas; mais avec les indiens comme avec les blancs il faut surtout employer la ruse: c'est l'arme la plus redoutable, et le plus sûr moyen de triompher. L'ex-élève n'oublia pas son camarade.

A cette époque de l'année, de nombreux partis de chasseurs se dirigeaient vers le nord. Ils allaient passer l'hiver dans les parages du grand fleuve Mackenzie, pour chasser le rennes, l'élan, l'orignal, mais surtout le vison, la marte, et autres animaux à riches fourrures. L'ex-élève savait que la plupart des trappeurs traversent la région où il passait lui-même, pour se rendre à la rivière Claire. Il fit, avec la lame de son couteau, de distance en distance, une croix sur l'écorce des bouleaux. Cette croix avait une signification connue des trappeurs, elle annonçait l'ennemi. Et plus elle était grande et plus l'ennemi était proche. Et dans l'écorce du même arbre un trou indiquait le côté où devait se trouver cet ennemi. Tout en traçant ses hiéroglyphes, il songeait à son malheureux compagnon et se mettait l'esprit à la torture pour imaginer un moyen de le sauver. La faim déchirait ses entrailles, car il n'avait pas mangé depuis sa rencontre avec les Couteaux-jaunes. Il tendit quelques collets, car il eut été imprudent de tirer des coups de fusils: c'eut été appeler ses ennemis. Au pied d'un chêne feuillu s'étendait une nappe de mousse et de verdure; il se laissa choir sur cette couche séduisante, puis, un moment après, sentant qu'il avait sommeil, il se mit à genoux et fit au seigneur une fervente prière. Alors confiant dans la protection céleste, il s'endormit.

Une détonation soudaine l'éveilla après deux heures de repos. Il se leva d'un bond, et, croyant les sauvages à sa poursuite, se mit à fuir au hasard. Il avait à peine franchi quelque cent pieds qu'il se trouva en face de trois hommes. Il ne put s'empêcher, dans sa surprise et sa joie, de lâcher un mot latin: O quam felix! Le plus grand des trois chasseurs, le chef, eut comme un soubresaut d'étonnement en entendant cette voix et ce latin; un autre dit:

--He speaks latin comme une vache espagnole. Le troisième, plus étonné que les autres, s'écria:

--Comment? vous me connaissez? Mais diable! qui êtes-vous donc. Je ne vous remets pas moi?

--Pardon, chasseur, je ne vous connais pas du tout, mais loin du pays, au milieu des solitudes sauvages, tous les chasseurs blancs sont amis.

--Vous ne me connaissez pas, dites vous, mais vous savez mon nom, puisque vous vous êtes écrié en me voyant: Oh! tiens! Félix!

L'ex-élève et les chasseurs éclatèrent de rire, à la grande stupéfaction de Félix.

--C'est un mot latin que j'ai jeté au vent reprit l'ex-élève; cela m'échappe encore parfois dans les grandes circonstances. Je ne savais pas que je prononçais votre nom. Vous vous appelez donc Félix?

--Félix Rivard, pour vous obéir.

Vous êtes donc un savant, vous l'ami? demanda le premier des trappeurs avec une indifférence mal dissimulée.

--J'ai été au séminaire de Québec, dans mon enfance....

--Au séminaire de Québec!... Et après?

--Après! dans les chantiers de la Gatineau.

Une émotion extraordinaire s'empara du chef des coureurs, une sueur froide perla sur ses tempes qu'il essuya du revers de sa main, et ses yeux se fixèrent avec une attention, extrême sur le nouveau chasseur.

--J'ai faim, dit l'ex-élève, avez-vous quelque gibier à me mettre sous la dent?

--Une perdrix, deux perdrix même, que Félix vient de tuer.

--Heureuses perdrix! heureux coup de fusil qui m'a éveillé et me donne trois braves compagnons pour remplacer celui que je viens de perdre.

--Vous avez perdu votre camarade? comment cela? qui était-il?

--Vite, allumez un petit feu pour faire rôtir mon dîner, et je vous conte, en deux mots notre histoire.

L'anglais dit: C'est moi allume the fire and cook the perdrix. Et il se mit à l'oeuvre.

--Un parti de Couteaux-jaunes nous a poursuivis et rejoints aussi, puisque l'un de nous deux est prisonnier. Si je n'avais pas fait le mort, ça y était. Nous avons passé la nuit dans le faîte d'un arbre comme des corbeaux, et les chenapans de sauvages sont venus camper à nos pieds. Si nous étions restés dans notre cachette cinq minutes de plus, nous étions sauvés, raconte l'ex-élève.

--Et pourquoi n'y êtes-vous pas restés?

--Nous les pensions décampés.

--Sont-ils nombreux?

--Vingt cinq, sans les femmes.

--Nous ne sommes que quatre....

--Si nous pouvions délivrer ce pauvre Baptiste nous serions cinq.

--Baptiste?

--Oui, le connaissez-vous?

--C'est un brave! Il nous a laissés au lac Supérieur, il y a un mois environ. Nous avons protégé tous deux, alors, contre l'amour d'un chef cruel, d'un renégat, d'un blanc qui s'est fait sauvage, une jeune fille Lithchanrée.

--Que dites-vous là? Mais ce chef, c'est lui qui guide et commande la troupe à laquelle je n'ai échappé que par miracle, et qui emmène prisonnier mon cher camarade.

--Ce doit être lui en effet, le Hibou blanc, le chef des Couteaux-jaunes! En marche alors!

--Vous êtes donc celui qu'on appelle le grand-trappeur? demanda, avec une sorte de respect, l'ex-élève.

--Oh yes! that is the man, reprit vivement l'anglais, c'est ça le grrrande chasseur, le grrrande-trappeur!... Tu vas voir!

--Il est l'effroi des sauvages, ajouta Félix.

--Il y a bien longtemps que j'entends parler de vous, reprit l'ex-élève, et je suis heureux de faire votre connaissance... si vous voulez nous chasserons ensemble....

--Je le veux, dit le grand-trappeur. Et il tendit sa main loyale au nouveau compagnon.

--Maintenant, mes perdrix. Pour que je vous suive il me faut un peu de leste dans l'estomac, in stomacho meo!

Le grand-trappeur sourit et une larme apparut dans son oeil mélancolique.

--Le nouveau camarade il est drôle comme un devil, observa en riant le trappeur anglais.

L'ex-élève eut vite fait son repas: Une gorgée d'eau maintenant, pour me rincer le palais, dit-il, et filons!

--Les Couteaux-jaunes ne sont donc pas loin? demanda le grand-trappeur.

--A quelques heures seulement.

--Dans la direction nord, si j'en juge par la marque que vous avez faite sur les bouleaux, car je suppose qu'elle est de vous.

--En effet. Ils se dirigent sans doute vers le lac noir par où ils ont coutume de passer.

--Ils iront peut-être à l'embouchure de la rivière Claire pour faire la pêche, et se donner le luxe d'un festin, avant de s'enfoncer plus avant dans la forêt, observa Félix Rivard.

--Oh! yes, dit l'anglais, car ils ont much wisky.

--Ils ont coutume de faire la traite à la baie d'Hudson; j'ai entendu parler d'eux au fort d'York, dit l'ex-élève.

--Il faut marcher vite, reprit le grand-trappeur, et se rendre à la rivière Athabaska. Si nous ne les trouvons pas là, nous passerons par le fort Pierre à Calumet pour acheter de la poudre et des balles.

--Mon Dieu! ils auront peut-être tué mon pauvre compagnon de chasse, et nous arriverons trop tard.

--Ils sont trop barbares, répliqua le grand-trappeur, et se complaisent trop dans les souffrances de leurs victimes pour les immoler si tôt. Ce n'est pas durant la marche qu'ils tuent leurs prisonniers; ils s'arrêtent, boivent, mangent et dansent, d'abord, sous les yeux du condamné, et puis, quand ils sont las des jouissances ordinaires, ils se gorgent de sang.

--God dam! frémit l'anglais en serrant sa carabine.

Ils marchaient depuis quelques heures à peine, quand ils entendirent la clameur joyeuse des indiens à qui le Hibou blanc annonçait le supplice prochain de Baptiste.



V

ENTRE AMIS.


Picounoc sortit de chez Madame Letellier avec l'espérance dans l'âme: J'ai souffert vingt ans, pensait-il, mais qu'importe? les vingt ans sont passés et la volupté que j'ai si longtemps désirée semble m'être promise. Qu'est-ce que c'est que vingt années de martyre pour une heure de pareilles jouissances? Et cette femme, ce n'est pas pendant une heure seulement que je la posséderai, mais pendant des années, car je ne suis pas vieux encore! je suis solide et plein de vigueur! Oh! la persévérance! la persévérance! quelle force et quelle vertu! Je n'ai que celle-là, mais!... Si je me faisais illusion! Illusion! Est-ce que je me suis fait illusion quand elle m'a repoussé fièrement, durement, impitoyablement? Est-ce que je me suis fait illusion quand elle m'a accueilli avec froideur, avec indifférence? Illusion? Allons donc! on n'est plus à l'âge des illusions. Elle s'incline vers moi, elle penche, elle penche, comme... n'importe? je ne suis pas un poète, moi, pour faire des comparaisons. Si Victor son garçon peut monter de Québec maintenant, il la fera bien se décider, lui! Il m'aime, ce Victor; il me considère comme un père!... Oh!... je sens que je l'aimerai, cet enfant; je le protégerai, je le pousserai dans le monde. Il faut bien, après tout, qu'on répare un peu le dommage fait au père.... On est chrétien ou on ne l'est pas. Pauvre Djos! lui qui aimait les bons tours, je ne sais pas comment il prendrait celui-là, s'il savait le fond de l'affaire. Qu'il dorme en paix dans les cendres de sa grange, j'aurai bien soin de sa veuve.

C'est en se parlant ainsi à lui-même que Picounoc arriva chez son ami le bossu.

--Les affaires avancent-elles? dit celui-ci.

--Pas vite. Le plus sûr moyen de vaincre sa résistance, je crois, serait de faire vendre la terre. Quand Noémie se verra dans le chemin elle se montrera plus accommodante.

--Je suis prêt, dit le bossu.

--Je l'achèterai, moi, reprit Picounoc; tu ne me nuiras pas?

--Non, pourvu que mes intérêts soient protégés.

--J'ai rarement vu une veuve aussi tenace.

--Monsieur le marchand, empêchez donc ces gamins de me persécuter, pour l'amour de n'importe qui et de n'importe quoi!

--Tiens! Geneviève! dit le bossu,--car c'était elle, la pauvre folle, qui entrait--que te font-ils donc, ces mauvais garnements?

--Ils m'appellent "la folle."

--Ne les écoute point, dit Picounoc, tu sais bien que tu es plus fine qu'eux.

--Oui, et plus fine que vous aussi, soit dit sans vous offenser.

--C'est bon pour toi, Picounoc, dit le bossu.

--Non, ce n'est pas bon, répliqua la folle; j'aurais du dire: meâ culpâ, meâ culpâ, meâ maximâ culpâ.

Eu te frappant la poitrine? dit le bossu.

--En me perçant le coeur avec un poignard.

--Penses tu encore à Racette? demanda Picounoc.

--Quand j'étais jeune et belle, il y a bien cent ans de cela, je l'aimais bien, comme cela, pour lui dire un mot sans faire semblant de rien et continuer ma route.

--Je croyais que vous vous étiez connus intimement, reprit le bossu.

--J'ai tant vu de monde depuis que je suis descendue des limbes que je ne puis me remettre chacun. Mais vous autres, je vous reconnais bien toujours. Vous allumiez les étoiles tous les deux pour éclairer le paradis de la bonne femme Labourique, dans la rue Champlain, et vous allumez maintenant la colère de Dieu.

--Est-elle égarée un peu? remarqua le bossu en éclatant de rire.

--C'est presque de l'idiotisme, répondit Picounoc.

--Veux-tu me prêter cela pour jouer un peu? dit-elle au marchand. Elle montrait des rouleaux de fil.

--Tiens! amuse-toi, mais ne les salis point.

--Oh! non, j'ai les mains nettes; je me les suis lavées il n'y a pas plus de quinze jours.

Et elle se mit à faire des tourelles et des colonnes avec des fuseaux. Et pendant qu'elle s'amusait ainsi, les deux vauriens causaient.

--Tu l'as donc toujours aimée cette femme? demandait le bossu.

--Toujours, depuis que je la connais.

--Et tu en as épousé une autre cependant?

--Avec raison, puisque je suis veuf.

--Farceur, tu fais du mystère.

--C'est mon fort.

--Et tu es devenu veuf si tôt!

--Elle se fait prier depuis vingt ans. Si je ne commençais le siège que d'aujourd'hui, où cela me mènerait-il? j'aurais les cheveux blancs quand j'entrerais dans la place....

--Drôle! va, dit le bossu, lui tapant sur l'épaule, tu es si fort que cela?...

Picounoc se gourma: Silence, dit-il; à la finesse du renard il faut unir la prudence du serpent.

--Mais deux d'un coup! allons donc! son mari et ta femme?...

--Jamais je ne pourrai refaire la tour de Babel avec ces rouleaux, dit la folle, c'est décourageant; comment monter au ciel?

--Courage, dit le bossu, tu y arriveras.

--Eh bien! c'est entendu, tu fais vendre la terre de suite, reprit Picounoc, il me tarde d'en avoir fini, s'il faut la prendre par la famine, réduisons-la!

--J'ai bien conduit la besogne, n'est-ce pas? j'ai corrompu tous ses serviteurs.

--Tu les as tous jetés dans l'ivrognerie.

--C'est le plus sûr moyen de perdre un homme et de l'empêcher de travailler.

--Aussi, la terre est-elle dans un état pitoyable. Elle ne se vendra pas cher.

--Tant mieux pour toi; quant à moi, je ne perdrai rien. Mais tu sais?... l'autre affaire....

--Marguerite?

--Oui, il faut que les deux mariages soient célébrés à la même messe. Je deviens ton gendre respectueux et dévoué; tu te fais mon auguste beau-père.

--Mais si Marguerite refuse?

--Il n'y a pas de si....

--Je m'en vais, dit la folle, excusez.

--Tu reviendras, Geneviève.

--Merci bien de la politesse, vous dites des choses qu'on ne peut pas comprendre; j'aime bien à tout comprendre, moi. Et elle sortit.

--C'est heureux qu'elle ne comprenne rien! dirent à la fois les deux amis.

--Mère, je suis avocat! je viens d'être reçu avec distinction, s'écria un beau jeune homme, en se précipitant, tout joyeux, dans les bras de la veuve Noémie....

--Victor! exclama l'heureuse mère, en embrassant le nouveau disciple de Thémis. O mon Dieu! je croyais ne pouvoir plus jamais éprouver les douceurs d'une joie véritable!... Tu viens te reposer! tu vas passer quelque temps avec moi, reprit-elle après un moment.

--Oui! mère, je suis un peu fatigué, j'ai besoin de respirer l'air des champs et de courir libre dans nos bois et sur le bord des ruisseaux.... Mais avant tout, j'ai besoin de manger un croûton.

Noémie jeta un regard inquiet sur sa nièce.

--Tiens! ma cousine Henriette! dit le jeune avocat. Comme te voilà belle! comme te voilà grande! Un baiser, voyons! encore un, cela fait oublier la faim.

--Va donc emprunter un pain, Henriette, demanda la veuve avec des larmes dans la voix.

--Vous n'avez pas de pain? dit Victor.

--Tu ne l'aimeras pas, mon enfant.

Et vous le mangez, vous? petite mère?

--Faut bien!

--Voyons cela! Et il ouvre le buffet, prend la nappe, la déroule et voit tomber un morceau de ce misérable pain d'avoine amer que trop de pauvres gens sont condamnés à manger.

--Ce pain noir! c'est tout ce que vous avez?

--On y est accoutumé; mais toi!...

--Mais moi? j'en mangerai aussi.

--Va chercher du pain de blé, Henriette.

--Où vais-je aller?... les gens, vous le savez bien, n'aiment guère à prêter....

--Victor comprit tout: Je n'ai plus faim, dit-il.... Bientôt, je l'espère, je pourrai vous apporter de meilleur pain, ma bonne mère. Je pourrai relever cette maison qui tombe, améliorer cette terre qui ne produit plus que du mauvais grain, car je vais travailler; je veux me faire une place au soleil!

La veuve pleurait: Cher enfant, soupira-t-elle, il sera trop tard.

--Que voulez-vous dire? vous m'effrayez... Vous êtes malade? les chagrins, le travail et les privations vous ont brisée?...

--Notre terre va être vendue... tu le sais, elle a été décrétée....

--Vendue! c'est vrai! et par celui qui vous a prêté de l'argent pour me faire instruire! C'est pour moi que vous vous êtes ainsi jetée dans la misère! Oh! que Dieu me donne la force et les moyens de vous prouver ma reconnaissance! Mais, comment se fait-il que celui qui nous a rendu service pendant tant d'années, retire tout à coup ce bras qui nous soutenait?

--Quand on doit, mon fils, il faut payer: souvent le créancier n'a pas tort.

--Le créancier, c'est toujours....

--Monsieur Chèvrefils.

--Je vais aller le voir: il faut qu'il patiente encore un peu. Il comprendra que je suis en état de gagner quelque chose maintenant.

--Il dit qu'il a besoin d'argent pour son commerce. Au reste, notre bon ami St. Pierre est allé lui parler à ce sujet; et s'il est possible d'obtenir du délai, il en obtiendra.

--Quel brave homme que ce Saint-Pierre!

--Son dévouement ne s'est jamais démenti.

--Vient-il ici souvent?

La jolie veuve rougit. Elle voulut cacher son émotion et se détourna pour tousser.

--Assez souvent, répondit-elle.

--Sais-tu une chose, mère?

--Non... qu'est-ce que c'est?

--Il m'a laissé comprendre, un jour, qu'il t'aimait et serait heureux de t'épouser....

--Il t'a fait de pareilles confidences?

--Indirectement... mais, j'ai compris.... Il ne vous en a jamais parlé?...

--Comme te voilà curieux, fit la veuve en riant.

--Ah! je devine. C'est bien, petite mère, épouse-le, c'est un bon parti... et moi....

--Et toi?...

--Et moi j'épouserai Marguerite



VI

UN TROUBLE-FETE


Animés par le désir de sauver leur compatriote et par le besoin d'échanger quelques coups de feu avec de vieilles connaissances, les trappeurs canadiens s'élancèrent sur les traces des Couteaux-Jaunes. Ils marchaient depuis trois heures environ, quand ils entendirent des cris de joie.

--Je ne les croyais pas si proches, dit le grand-trappeur, et, s'ils n'avaient pas eu le bon esprit de crier, nous aurions eu l'imprudence d'arriver au milieu d'eux le fusil au repos ou le pistolet dans la ceinture. Marchons avec précaution, et voyons s'ils gagnent la rivière.

--Oh yes! Je les entends. Do you hear?

--Entendamus omnes... répondit l'ex-élève.

Le grand-trappeur éprouvait toujours une émotion soudaine quand l'ex-élève improvisait son latin. Il souriait d'une façon mélancolique. Les autres riaient de bon coeur.

--Doublons le pas, dit-il, si c'est possible, et devançons-les en gagnant directement l'embouchure de la rivière Claire.

Quelques heures plus tard, les quatre trappeurs arrivaient au bord de la rivière Athabaska, un peu en bas de l'endroit où elle reçoit, dans son onde vaseuse, les flots limpides de la rivière Claire. Ils remontèrent jusqu'à une anse qui s'enfonce de plusieurs arpents dans la forêt, et paraît enlacée par deux bras énormes, deux pointes de rochers recouverts de sapins rabougris. Au fond de l'anse, une grève de sable fin borde la rivière. C'est une retraite superbe que tous les chasseurs ne connaissent point. Les Couteaux jaunes et les Flancs de chiens, la connaissaient bien, car ils s'y étaient surpris tour à tour. Le grand-trappeur n'ignorait pas non plus, son existence. Il divisa en deux sa troupe de quatre guerriers. L'ex-élève et Félix eurent ordre d'attendre, blottis derrière un rocher, sur l'un des bras qui ceignaient la petite baie, et l'anglais et le chef passèrent de l'autre côté où le danger devait être plus grand, si les indiens arrivaient--comme cela était probable--en côtoyant la rivière. Le grand-trappeur choisissait toujours le poste le plus périlleux. Les Couteaux-jaunes approchaient traînant leur victime. Déjà les blancs entendaient au loin le bruit de leur marche.

--Guerriers, arrêtez, ordonna le chef.

La troupe fit cercle autour du renégat.

--Votre chef est brave, et vous le savez. Il ne craint pas la mort, ni les supplices qui la précèdent; mais il est prudent, et ne veut pas inutilement exposer ses guerriers. Les bois sont remplis d'ennemis, et les blancs que j'ai fuis parce qu'ils sont lâches et menteurs, courent en tous sens sous ces forêts immenses. Ils se cachent partout pour vous surprendre et verser votre sang; il faut donc se montrer plus habiles qu'eux-mêmes. Nous allons faire le festin sur la grève de sable, au pied du rocher, au bord des eaux claires de la rivière. Mais nous ne descendrons pas tous ensemble. Dix d'entre vous resteront sur la côte et feront sentinelles; ils auront leur part du banquet, et assisteront au supplice du prisonnier.

Les guerriers firent un murmure approbateur. Les dix choisis pour monter la garde sur le bord de la baie restèrent en arrière, et les autres descendirent sur le rivage. Le grand-trappeur voyait bien, de sa cachette, la grève et les sauvages. Il les compta.

--Quinze guerriers, à part les femmes, murmura-t-il, la troupe s'est donc divisée! Qui sait leur dessein? Ils nous ont entendu peut-être, et peut-être nous devinent-ils. Nous avons voulu les surprendre, et nous sommes peut-être tombés dans leur piége.

Les sauvages se mirent à courir de ça et de là; les uns ramassèrent du bois et allumèrent un grand feu, juste au pied du rocher où se trouvait caché le grand-trappeur, les autres firent la pêche.

Baptiste le prisonnier les suivait d'un oeil indifférent. On ne pouvait pas lire le désespoir sur sa franche et brune figure. De temps en temps il regardait le rocher comme s'il eut pressenti ou deviné qu'un ami se tenait là pour le protéger. Il avait toujours les mains liées derrière le dos, et deux guerriers se tenaient auprès de lui pour le surveiller.

On fit rôtir le poisson frais en le fixant au bout de broches de bois, puis le festin commença, largement arrosé d'eau de feu.

Le prisonnier ne put s'empêcher de regarder avec envie le frugal repas; et, la senteur de la truite dorée à la braise flattait bien agréablement son odorat, mais agaçait fort son estomac depuis longtemps vide. Le chef s'en aperçut, prit un poisson brûlant et s'approcha de lui:

--Mange, mon cher ami, mange vite et beaucoup, dit-il, car c'est ton dernier repas.

Le prisonnier, essayant d'éviter les brûlants attouchements de la truite, se tournait la tête en tous sens, mais c'était inutile; on ne le laissa en paix que lorsqu'il eut la bouche toute enflammée. Les sauvages riaient et battaient des mains. Le grand-trappeur voyait tout, et la colère s'allumait dans son âme. Un instant il prit sa carabine pour viser le renégat, mais un bruit de pas se fit entendre auprès de lui. Alors déposant son arme, il se blottit le long du rocher. C'étaient deux sauvages qui venaient regarder ce qui se passait en bas.

--Si l'on voit bien tu me le diras, Nid d'écureuil, et j'irai à mon tour, fit l'un des indiens.

--Oui, Vent qui souffle, je te le dirai.

Et Nid d'écureuil se glissa le long de la roche moussue et couverte de sapins.

--Oh! oh! commença-t-il...

Il n'acheva pas. Une main vigoureuse le saisit à la gorge et le coucha sur le lichen. Il se tordit comme un serpent dont on écrase la tête, et son fusil lui échappa. Ses bras se raidirent et ses poings fermés essayèrent de frapper l'ennemi qui le tenaillait ainsi, mais rien ne put faire desserrer les doigts musculeux du grand-trappeur. La pieuvre ne tient pas mieux sa victime dans ses dix bras visqueux armés de suçoirs. L'indien se déchirait les pieds sur le rocher, et ses ongles emportèrent un morceau de la veste du chasseur. Ses yeux sortirent de leurs orbites, et sa langue flotta en dehors de la bouche. Ses membres qui s'étaient d'abord roidis avec violence, s'affaissèrent peu à peu et ses doigts crispés se détendirent. Le trappeur desserra les doigts et le cadavre roula à côté de lui.

--Et d'un! pensa-t-il....

On se mit à danser sur le sable, devant le feu. Déjà l'ivresse commençait à transformer ces sauvages, et, de singulières fureurs passaient dans leurs regards. Ils chantaient en dansant, et battaient la mesure en se frappant dans les mains. Quand ils passaient près de Baptiste, ils lui faisaient, du poing, toutes sortes de menaces, et souvent même le frappaient dans la figure. Baptiste, soumis à son funeste sort, endurait tout avec une orgueilleuse patience. De temps en temps il faisait un effort pour rompre les liens d'écorce qui enchaînaient ses mains, et il faisait un pas en arrière, s'approchant de la flamme du foyer qu'on attisait toujours.

Vent qui souffle, trouvant que son camarade ne revenait pas vite, l'appela par deux fois: Nid d'écureuil! Nid d'écureuil! Personne ne répondit, et pour cause. Alors, maugréant, il s'approcha à son tour de la redoutable cachette du grand-trappeur.

--Pourquoi ta parole ne répond-elle pas à la mienne, Nid d'écureuil? dit-il, en s'avançant: Les frères s'amusent-ils bien en bas?...

--Vas-y voir! dit le trappeur qui l'empoigna à son tour et, d'un élan terrible, le poussa dans l'abîme. Le sauvage ouvrit les bras comme des ailes, tourbillonna deux ou trois fois et tomba la tête sur un cailloux.

Il y eut un moment de terreur parmi les sauvages et la danse cessa.

--Une imprudence, dit le chef: il se sera trop approché du bord....

--O quam degringolat! exclama, pas trop haut, l'ex-élève qui voyait tout de l'autre côté de l'anse étroite.

--O what a nice culbute! dit l'anglais!...

Le chef sauvage ou, plutôt, des sauvages, poussa un sifflement aigu auquel plusieurs sifflements répondirent aussitôt.

--Vous le voyez, dit-il, nos guerriers sont tranquilles... c'est un accident.

Et la danse recommença, et l'eau de feu circula de nouveau. Cependant le jour baissait et les guerriers sentaient la fatigue et le besoin de repos. Ils demandèrent le supplice du visage pâle. Le chef appela, par un signal convenu, les guerriers qui étaient restés en faction sur la côte. Ils répondirent par une clameur de joie. Le prisonnier ne put s'empêcher de frémir à la pensée des tourments qu'il allait endurer. Il recula encore d'un pas et se trouva près du feu. Alors le grand-trappeur se leva debout, et, prenant le cadavre du guerrier qu'il avait égorgé, il le lança en bas du rocher. La stupeur se peignit sur les figures des indiens. Ils entourèrent le cadavre en poussant des cris de douleur.

--Nous sommes surpris, dit le chef.... Il y a des blancs ici ou des Flancs-de-chiens.

--Tuons le prisonnier et sauvons-nous, proposa l'un de ces traîtres.

Le prisonnier avait la figure légèrement contractée et paraissait souffrir. Il avait les bras tendus vers la flamme. Un cri descendit du haut du rocher, un cri monta de la grève. Le grand-trappeur avait été aperçu quand il s'était levé pour lancer le cadavre en bas, et les huit guerriers qui restaient encore sur la côte se précipitèrent sur lui à la fois. Le prisonnier, les mains libres, se jeta dans la rivière, à la grande stupéfaction de ses gardiens. Il avait brûlé ses liens.

Plusieurs coups de carabine firent rejaillir l'onde autour de lui, mais il ne fut pas atteint. La colère et la surprise faisaient trembler les mains de ses ennemis.

L'ex-élève et Félix poussèrent un cri de joie en voyant fuir leur ami; mais aussitôt ils virent le danger que leur chef courait, et ils se levèrent pour voler à son secours.

Mais les guerriers montèrent la côte avant que le secours put arriver aux chasseurs qui se trouvèrent ainsi fatalement divisés. Le grand-trappeur se défendait bien et il était admirablement secondé par son ami John.

Tenant son fusil par le canon, il frappait en diable au risque de le casser, car il n'avait pas le temps de charger ses pistolets. Il ne restait plus que six sauvages en état de se battre, et six contre deux hommes comme le grand-trappeur et l'anglais, ce n'était qu'une bouchée.

L'ex-élève et son compagnon revinrent par derrière les guerriers, et, pour donner le change ou les diviser, ils firent feu. Une balle traversa le dos du moins vigoureux, qui se trouvait en arrière. Il tomba sur la face pour ne plus se relever. Toute la troupe allait retourner sur ses pas pour riposter, quand une clameur s'éleva: le grand-trappeur! le grand-trappeur! Les guerriers venaient de reconnaître celui qui était la terreur des bandes sauvages. Alors, dédaignant les autres ennemis, tous se ruèrent vers le rocher où il s'était caché.

--Prenez-le vif! ordonna le chef! son supplice nous dédommagera de la perte que nous venons de faire.

--Le grand-trappeur, acculé au rocher, voyait bien qu'il n'y avait plus de fuite, ni de salut possibles pour lui: il ne voulait que gagner du temps pour décimer quelques têtes de plus, ou permettre à ses gens de s'enfuir. Cependant la fatigue le gagnait, et son bras perdait de l'agilité. La carabine tournoyait moins vite. Rapide, l'un des guerriers s'élança à ses pieds, passant au dessous de l'arme dangereuse, et l'enlaça de ses deux bras. Le grand-trappeur le repoussa rudement et le fit rouler au loin, mais, dans cet effort, il perdit un mouvement des bras, et deux autres guerriers se jetèrent sur lui. L'un des deux s'affaissa aussitôt; une balle, poussée avec adresse lui avait percé le crâne. Ce fut le dernier qui tomba. Epuisé, le vaillant canadien céda au nombre. Il fut écrasé. Six indiens, animés par la plus ardente colère, le garrottèrent étroitement pendant que les autres tenaient en échec ses compagnons désespérés.

Les indiens comprirent que les blancs n'étaient pas nombreux quand ils virent les coups de fusils et de pistolets se faire si rares. Alors ils laissèrent déborder leur joie, et entonnèrent un chant de victoire.

L'ex-élève, John et Félix, pleurant la perte de leur chef valeureux descendirent la côte et se cachèrent sur le rivage en attendant le départ de leurs ennemis.



VII

ROBERT ET CHARLOT


Picounoc entra de nouveau chez la veuve Letellier en revenant de Ste. Emmélie. Il avait l'air découragé, et Noémie, en le voyant, comprit qu'elle n'avait plus rien à espérer.

Impitoyable, cet homme! dit-il avec amertume.

--Il ne veut plus attendre? demanda anxieusement Noémie.

--Il refuse toute espèce d'arrangement. J'ai voulu me porter caution et lui donner une hypothèque sur mes terres: rien! pas d'affaire! O l'usurier! si je l'eusse mieux connu!...

--Et quand va-t-il faire vendre la terre?

--Sans délai. Elle est annoncée depuis trois mois dans la Gazette officielle.

--Victor est arrivé de Québec. Il est reçu avocat. Il pourra peut-être prévenir le malheur qui me menace; il doit avoir de l'influence.

--Victor est ici! ce cher enfant! Il est reçu! que j'en suis aise! Mais où est-il donc? Il me tarde de lui serrer la main....

--Il vient de sortir pour aller chez vous....

--Il est jeune encore, et son influence ne peut pas être grande, mais il a du talent et de l'honnêteté; tôt ou tard il arrivera. En attendant, Noémie, ne vous désolez pas trop. Vous me trouverez toujours quand vous aurez besoin de moi. Vous ne voulez pas m'aimer, de bon gré--ajouta-il en souriant--vous m'aimerez de force: je vous rendrai tant de services que je gagnerai votre affection, et vous finirez par vous jeter dans mes bras, quand tout le monde vous abandonnera. N'importe, je ne vous garderai point rancune. Savez-vous que je suis presque heureux des malheurs qui fondent sur vous? Ils me fournissent l'occasion de vous faire du bien....

--Que vous êtes bon!

--Soyez donc reconnaissante! et....

--Et quoi? reprit la veuve avec timidité...

Et prouvez-moi votre reconnaissance en accédant à mes voeux.

--J'ai peur de finir par laisser paraître trop ma faiblesse.... ou ma gratitude.

--Noémie! que je serais heureux!...

--Si Dieu le veut, vous le serez!

Picounoc sortit plus rayonnant que jamais. Décidément la fortune tournait en sa faveur, et son regard perçant pouvait entrevoir les premières lueurs de la félicité, à travers les brumes de l'horizon. Il avait manoeuvré habilement, et se trouvait en vue du port, après avoir franchi mille écueils, et vogué des années sur une mer sans bornes. Vingt ans il avait ourdi et déroulé des trames pour surprendre cette femme trop fidèle à son premier amour. Il n'avait trouvé qu'un chemin pour arriver à son coeur: le chemin de la reconnaissance. Il l'avait poursuivie de ses bons conseils et de ses soins charitables, comme d'autres poursuivent de leurs injures et de leurs vengeances. Comment rester insensible devant une pareille vertu? devant un si beau, si long dévouement? Mais la grande habileté de Picounoc avait surtout consisté à faire faire par d'autres la plupart des bonnes oeuvres qu'on lui attribuait. Et il fallait le voir rire sournoisement quand il repassait dans sa mémoire, en fumant sa pipe, au coin du foyer, la suite de ces belles actions qui ne lui avaient rien coûté et dont il demandait le prix avec instance.

La veuve Letellier n'avait jamais manqué de serviteurs, pour les travaux de sa terre, et c'était grâce à lui. Mais toujours ou presque toujours, ces ouvriers étaient devenus infidèles, et c'était encore grâce à lui. Victor, l'enfant de Noémie avait reçu une instruction classique et embrassé une profession, tout comme un fils de bourgeois; c'était grâce à lui. Mais le prêteur qui avait fourni l'argent nécessaire allait maintenant jeter la veuve dans le chemin, en la dépouillant de sa propriété, et c'était encore grâce à lui. Et mille choses étaient arrivées, grâce à lui, qui, bonnes d'abord, s'étaient bientôt changées en adversités.

Picounoc se rendit à sa maison. Il trouva Marguerite et Victor assis dans la fenêtre ouverte, et causant fleurs et soleil. Il serra la main à son protégé et le félicita de ses succès. Victor laissa parler son coeur et fut éloquent. Il croyait devoir beaucoup à cet homme, et il était à l'âge où nulle passion ne fait taire la voix de la reconnaissance. Picounoc recueillait avec avidité les bonnes paroles du jeune homme et devinait qu'il avait un auxiliaire nouveau.

Le soleil rayonnait dans les champs; les oiseaux gazouillaient de toutes parts; les fleurs avaient des arômes, et les arbres, de doux ombrages. Les deux jeunes gens regardaient les prairies, aspiraient les tièdes haleines et paraissaient n'avoir qu'une pensée: aller se mêler aux plantes qui fleurissent, aux oiseaux qui gazouillent. Ils se comprirent, et, souriant, se dirigèrent vers le jardin. Les prunes commençaient à mûrir et les gadelliers s'émaillaient de grappes brillantes. Le long des allées, sur les plates-bandes, des marguerites de toutes couleurs offraient aux curieux leurs feuilles devineresses, l'immortelle élevait son front que nul souffle ne saurait flétrir, la zinnie entr'ouvrait ses étoiles plus petites, mais plus durables que le dahlia. Sur des ronds, des losanges, des carrés, cent autres fleurs: la violette humble, la pensée qui ouvre ses feuilles comme des ailes, le royal-george aux touffes de roses, l'héliothrope aromatique, la verveine éclatante, le myosotis couleur du ciel, les géraniums et les oeillets qui renaissent toujours si beaux et si parfumés, formaient des chiffres, des lettres, des figures gracieuses et charmantes à voir. La jeune fille cueillit une marguerite et se mit à l'effeuiller en disant: Il m'aime--pas du tout--un peu--beaucoup--passionnément; il m'aime...

--Il t'aime! dit Victor en souriant. Tu ne devais pas en douter.

--Pourquoi n'en douterais-je pas? il ne me l'a jamais dit!...

--Jamais! Et toi, l'aimes-tu?...

Marguerite regarda le jeune homme d'une étrange façon. Il sentit comme un courant de feu passer dans ses veines.

--Il faut que j'interroge aussi la marguerite. Et il prit une fleur qu'il effeuilla à son tour, en prononçant les paroles sacramentelles: Elle m'aime--pas du tout--un peu--beaucoup--passionnément; elle m'aime--pas du tout...

--Elle ne m'aime pas!... Vilaine fleur! si j'avais su cela! je t'aurais bien laissée sur ta tige. J'aurais au moins le doute encore et, quelquefois, c'est un grand bonheur que de pouvoir douter....

--Elles ne disent pas toujours la vérité ces fleurs, répliqua Marguerite, et il faut ne s'y fier qu'un peu.

--Je n'ose pas en consulter d'autres, j'ai peur de voir se confirmer le témoignage de celle-ci.

--Pourquoi aussi demander cela aux fleurs?

--Mais c'est à la Marguerite que je le demande. Et il regarda la jeune fille avec tant de douceur, il eut tant de caresses dans la voix que Marguerite, émue, laissa tomber de ses lèvres, involontairement peut-être, le plus suave des aveux.... Je ne sais ce qui se passa alors, mais les fleurs parurent se vêtir de plus riches couleurs, et verser de plus odorants parfums, les oiseaux chantèrent plus haut, la brise murmura plus doucement, les rayons du soleil jouèrent plus gaiement sur le sable, et les peupliers sauvages eurent une ombre plus fraîche. Et, sous l'ombrage agréable, dans cette atmosphère de lumière et de joie, loin du bruit de la foule, Victor et Marguerite qui n'avaient plus de secrets l'un pour l'autre, gazouillaient amoureusement, les regards suspendus aux regards, de l'ivresse plein le coeur, de l'amour et du sourire sur les lèvres.

Cependant Chèvrefils le bossu n'était pas, lui non plus, mécontent. Il avait servi les intérêts de Picounoc, c'est vrai, mais en cela il avait trouvé son compte. Le motif déterminant de sa conduite était le même que pour Picounoc: L'amour. Il faut avouer que c'est un motif puissant, toujours nouveau, bien qu'aussi vieux que le monde. Le bossu aimait Marguerite. Et souvent, pour avoir la fille, il faut commencer par conquérir le père.... ou la mère. Surtout quand la fille est jeune et que l'on est à la période du refroidissement; surtout encore lorsque l'on porte sur le dos une protubérance ridicule.

Picounoc ne tenait pas à marier sa fille avec le bossu, mais il ne tenait pas non plus à laisser connaître au bossu le fond de sa pensé, et il voulait le ménager, entretenir ses espérances jusqu'au jour de son mariage avec Noémie: Il avait pour cela quelques petites raisons. Il avait parlé devant son ami; et les amis, vous savez comme c'est dangereux! Le bossu venait de doubler la quarantaine, et voguait à pleines voiles de l'autre côté, vers cette mer sans fin ou nous allons tous fatalement nous perdre. Une bosse à cheval sur quarante ans, ce n'est ni gai, ni consolant pour une jeune fille. Il est vrai que monsieur le marchand était riche et pouvait donner à sa femme des robes de soie! Mais, Dieu merci! bien peu de nos jeunes filles échangeraient l'humble robe d'indienne contre le gros-de-Naples, s'il fallait en même temps échanger leur jeune et joli cavalier contre une vieille parodie de la gente masculine.

Le bossu songeait au bonheur qui l'attendait dans les bras de Marguerite, et, tout en songeant, il mangeait prosaïquement sa soupe au boeuf, ou peut-être que c'est en mangeant qu'il songeait ainsi. Il fut tiré de sa rêverie par l'arrivée de deux étrangers; l'un, grand, sec et maigre, l'autre, gros et trapu. Deux barbes blanches, deux chevelures grises, deux faces ridées et curieuses.

--Que voulez-vous, Messieurs? demanda le bossu, entre deux bouchées.

--Nous sommes, reprit le grand, deux voyageurs des pays hauts, et, comme vous le voyez, nous ne sommes plus des jeunesses.

--Non, Seigneur! dit le gros en branlant la tête.

--Nous avons bien travaillé, reprit le grand.

--Oui, Seigneur! dit le gros, toujours branlant la tête.

--Nous avons essuyé bien des épreuves, et nous voici rendus à la vieillesse sans avoir, continua le grand, la moindre peccadille à nous reprocher.

--Non, Seigneur! soupira le gros.

Et nous ne voudrions pas, pour tous les jours qui nous restent à vivre, faire le moindre tort à qui que ce soit...

--Non, Seigneur!

--Nous avions amassé quelques piastres... assez pour mettre nos vieux jours à l'abri de la misère, et nous revenions content dans nos familles, quand le malheur nous fit entrer, à Montréal, dans une maison d'où, hélas! nous ne sommes sortis que la vie sauve...

--Oui, Seigneur!

--Mais, pourquoi entrez-vous dans ces maisons? demanda le bossu un peu intrigué.

--Dans ces maisons? dites-vous, cher monsieur. Mais c'était une honnête maison: nous n'allons jamais ailleurs...

--Non, Seigneur! fit le gros écho.

--C'était une honnête maison, à preuve qu'il y avait une enseigne écrite en grosses lettres au dessus de la porte: Eusèbe Asselin's restaurant.

--Eusèbe Asselin! fit le bossu avec étonnement.

--Oui. Seigneur! répéta, le gros vieillard.

--Le connaissez-vous? demanda le grand.

--Un peu, un peu... Je l'ai connu jadis....

--A Québec peut-être?

--A Québec et ici; mais cela ne fait rien: continuez votre histoire... et assoyez-vous donc.

Les deux étrangers s'assirent.

--Et que fait-il à Montréal ce Asselin?

--Il tient un restaurant près du Canal.

--Raconte donc son histoire; moi, je n'ai pas de mémoire, et je raconte mal, dit le grand à son compagnon.

--Elle n'est pas longue, et si Monsieur veut la savoir, je la raconterai bien, reprit le gros.

--Vous me ferez plaisir, dit le bossu. Mais vous allez manger la soupe avec moi... Paméla!

--Monsieur!

--Apportez deux assiettes.

--Paméla s'en vint de la cuisine, souriante et lissée. Les deux étrangers la regardèrent attentivement, puis se firent un signe de l'oeil. Paméla qui les surprit se dit en elle-même.

--Friponne que je suis! je fais encore frissonner les barbes blanches....



VIII

OU BAPTISTE REPREND SON RÉCIT


Les trappeurs entendirent longtemps les sauvages joyeux chanter en s'éloignant, et ces chants de triomphe les remplissaient de douleur. Tantôt ils regrettaient de ne s'être pas fait tuer tous en défendant leur brave compagnon, et, tantôt ils se consolaient par la pensée que, peut-être, ils pourraient le délivrer.

Quand les voix aigres et insolentes des guerriers se furent éteintes dans le lointain, les trois blancs sortirent de leur cachette et remontèrent un peu le cours de la rivière, marchant sur le rivage désert. Ils espéraient être vus de Baptiste, leur camarade, s'il ne s'était pas trop enfoncé dans la forêt. Et il avait dû être curieux de connaître le résultat de la bataille. Cependant, personne n'apparaissait de l'autre côté de la rivière, et un silence profond régnait aux alentours. Alors l'un des blancs, faisant de sa main un porte-voix, cria par trois fois, avec une force étonnante que multipliaient les échos de la rive et des bois: Baptiste! Baptiste! Baptiste...! Et loin, bien loin, de divers côtés, on entendit répéter dans la vaste solitude: Baptiste! Baptiste! Baptiste! et puis, tout fit silence. Mais, bientôt, à cet appel répondit une voix connue, et l'on vit descendre un homme sur le rivage. C'était Baptiste. Nageur habile, il eut vite fait de s'ouvrir un chemin dans les vagues limpides de la rivière. Ruisselant d'eau, il se précipite dans les bras de ses amis. Raconter la scène qui venait d'avoir lieu fut l'affaire de quelques minutes. Quand Baptiste apprit que le grand-trappeur était tombé au pouvoir des Couteaux-jaunes, il leva les bras au ciel avec désespoir: Mon Dieu! dit-il, est-ce possible...? Il faut le sauver ou mourir avec lui!

--All right! dit John.

--Bene! cria Paul Hamel, l'ex-élève.

--Oui! oui! ajouta Félix.

--Ta bouche saigne, Baptiste, dit Paul.

--Et tes mains aussi, ajouta, Félix...

--It is too bad! continua John.

--Oui, répondit Baptiste, ils m'ont brûlé les lèvres, en me forçant à manger du poisson un peu chaud, et moi je me suis brûlé les mains pour défaire mes liens...

John jeta dans le feu qui se mourait une brassée de fagots secs qui ne tardèrent pas à s'enflammer en pétillant.

--My goodness! disait-il, ce pauvre grand-trappeur se battre comme une brick. Nous autres manger quelques fishes et le chercher après.

--J'ai peur qu'on ne le revoie plus, dit Paul.

--Il en a toujours bien fait dégringoler quelques-uns en bas du rocher, ajouta Baptiste, et c'est leur mort qui m'a sauvé.

--Où sont-ils? demanda John.

--Le diable les a emportés, dit Baptiste.

--Les voici sous ces branches, reprit l'ex-élève: ils attendent la résurrection générale.

--And the corbeaux, dit John.

--Baptiste, reprit l'ex-élève, tu avais commencé à me raconter une petite histoire du grand-trappeur, continue donc ton récit, en attendant notre souper.

--Où en étais-je rendu?

--Au festin. Le chef des Couteaux-jaunes invite Iréma à s'asseoir à ses côtés.

--Bien! bien! Iréma aimait Kisastari le fils du chef de sa tribu, et Kisastari avait déjà chassé, pour elle, le renard argenté et le vison: il lui avait apporté les peaux les plus soyeuses et les plus riches. On disait dans la tribu: Kisastari et Iréma élèveront bientôt leur wigwam, malgré les voeux des anciens, et les fiançailles de Naskarina. Naskarina sourit en voyant le vieux chef des Couteaux-jaunes entraîner sa rivale, à la table du festin. Elle sourit et s'approcha de Kisastari: Iréma que ton coeur aime trop, dit-elle, suit les pas du vieux chef étranger, moi, je ne voudrais jamais te laisser, parce que, vois-tu, je t'aime plus fortement.

Kisastari s'assit auprès d'elle sans parler, et longtemps ainsi il demeura silencieux. Le festin fut joyeux cependant, car l'eau de vie coula avec abondance. Les deux tribus se donnèrent mille marques d'amitié, et les paroles de paix ne cessèrent de tomber. Nous autres, les blancs, comme amis des indiens, nous avions la permission d'assister à la fête. Au reste, cela nous amusait, et nous savions bien comment elle finirait, cette fête.

Le calumet fut allumé et passa de bouche en bouche. Chacun tira quelques bouffées qu'il souffla en l'air avec une gravité ridicule. Puis, la danse commença. C'était le dernier amusement, ce fut aussi le plus gai et le plus dévergondé. Au son des tambours et aux cris mesurés des joueurs, tous les sauvages se mirent à sauter et gambader en rond, gesticulant comme des damnés, riant parfois et parfois prenant des airs terribles, comme des guerriers en face des ennemis. Tantôt, le sensible chasseur ouvrait, en dansant, ses bras amoureux à sa compagne sauvage qui se sentait touchée, tantôt, le guerrier sans peur poussait le cri de guerre, et, l'oeil plein de feu, menaçait de son bras vengeur, un ennemi invisible. Le vieux chef des Couteaux-jaunes voulut attirer sur son coeur la belle Iréma; elle s'en alla se jeter dans les bras de Kisastari. Naskarina, emportée par la jalousie s'écria:

--Quelle injure, Iréma, ton imprudence fait au grand chef des Couteaux-jaunes! Tu porteras la peine de ta faute!

Le vieux chef des Couteaux-jaunes, ne dansait plus, mais, retiré à l'écart, il fixait sur la cruelle un regard plein de vengeance. Naskarina s'approcha de lui et lui dit:

--Chef valeureux, la vengeance est douce au coeur bien fait. Veux-tu enlever Iréma, et l'emmener au loin? je vais t'aider.

--Je le veux bien; mais comment faire? ses amis sont nombreux et bien armés.

--Je vais aller cacher leurs armes.

Le vieux chef, feignant la joie, se remit à danser avec une nouvelle ardeur, et l'on crut qu'il avait oublié l'affront que venait de lui faire Iréma. En passant auprès des siens il leur disait à l'oreille: Armez-vous. Cela suffisait. Accoutumés à la surprise ou à la trahison, les indiens trouvaient moyen de sortir tour à tour pour mettre, à leur portée, leurs carabines et leurs pistolet. Cependant les chasseurs Canadiens avaient laissé la fête, et le jeune chef en était un peu froissé, car il pensait que c'était par indifférence ou ennui. Naskarina, disparue depuis assez longtemps, rentra tout-à-coup le sourire sur les lèvres, et, regardant le vieux chef, elle lui fit un signe qui échappa aux autres. Alors le Hibou blanc saisit Iréma dans ses bras et prit la fuite.

--Guerriers! dit Kisastari. Nos frères les Couteaux-jaunes sont des lâches et des traîtres, sachons les punir!

A ces paroles, les guerriers Flancs-de-chiens s'élancent vers leurs tentes pour prendre leurs fusils et leurs poignards. La colère donne de l'agilité à leurs pieds et de la force à leurs bras. Bientôt, une clameur douloureuse s'élève: ils ne trouvent plus leurs armes: la trahison est partout. Cependant les Couteaux-jaunes se sauvent avec leur victime; mais à leur tour ils sont frappés d'étonnement, et poussent une sourde clameur: dix hommes armés semblent sortir soudain de terre et s'élancent sur leurs pas. Le grand-trappeur est à leur tête. Quelques uns des indiens veulent s'arrêter; mais le vieux chef qui est plus traître que brave, se sauve toujours. Cependant le grand-trappeur le rejoint: Rends-moi cette jeune fille, lui dit-il, traître que tu es, ou je t'égorge comme un chien.

Les sauvages levèrent leurs fusils pour tirer. Nous fîmes de même, et nous n'avions pas peur. Je dis: nous, car nous y étions, n'est-ce pas, John?

--Oh! yes! my! my!... répondit John!

--J'aurais voulu y être! fit l'ex-élève. Et comment avez-vous pu exécuter ce joli tour?--C'était simple. Je te l'ai dit, nous avions la liberté de regarder la fête, sans y toucher. Le grand-trappeur s'aperçut qu'il se tramait quelque chose; cela se voit quand on observe; et tu le sais, les sauvages aiment ce genre de passe temps. Il suivit Naskarina et la vit cacher des armes derrière un rocher. Il comprit tout, nous fit un signe, nous dit un mot, et ça y était!

--Bien! magnifique! j'aurais voulu en être!

--La boucherie allait commencer, continue Baptiste, quand tout-à-coup des cris de fureur ou des cris de joie, je ne sais trop lesquels retentissent, et l'on voit apparaître les Litchanrés, brandissant leurs armes retrouvées. Effrayés d'avoir à lutter contre des ennemis nombreux et irrités, les ravisseurs s'enfuient en hurlant comme des loups. Cependant le grand-trappeur saisit le vieux chef à la gorge et l'écrase à ses pieds.

--Tu vas payer pour les autres, dit-il.

--Grâce! supplie le vieux brigand, grâce! je suis un des vôtres! un de vos compatriotes!

Il s'exprimait en bon français. Le grand-trappeur, étonné, lâche prise: Toi, reprit-il, un des nôtres! toi, un compatriote?... Infâme! renégat! tu es cent fois plus coupable que les autres...

--Je le sais! dit-il humblement, en se relevant, mais à tout péché miséricorde...

--A tout péché miséricorde! à tout péché miséricorde!... murmure le grand-trappeur en baissant la tête, et des larmes coulent le long de ses joues bronzées....

--Tu me pardonnes?... demande le chef.

--Ton nom? répond le grand-trappeur.

--Mon nom, je ne le dis pas!... Et, s'élançant avec la rapidité d'un chien, il rejoint ses amis qui fuient toujours. On veut lui envoyer quelques balles. Le grand-trappeur dit: Ne le tuez pas maintenant, le confesseur est trop loin.

Iréma n'avait pas de paroles assez ardentes pour exprimer sa reconnaissance. Les Litchanrés arrivèrent à la course, au moment où le vieux chef renégat rejoignait ses complices. Ils s'arrêtèrent tout surpris devant la troupe des chasseurs. Iréma tenait enlacée de ses bras nus le grand-trappeur qui l'avait sauvée. A la vue de Kisastari, elle s'éloigna de son sauveur et, les larmes aux yeux, elle dit:

--Kisastari, le grand-trappeur blanc est un ami fidèle, c'est lui qui nous rend l'un à l'autre.

--Oui, Kisastari, répondit le grand-trappeur, aidé de mes compagnons qui sont braves, je l'ai sauvée pour te la rendre.

Les sauvages poussèrent des cris de joie et revinrent dans leur campement. Naskarina, qui se louait du succès de sa ruse, et se flattait de ne plus voir jamais sa rivale, ne put s'empêcher de laisser paraître son dépit: Les Couteaux-Jaunes sont lâches, grinça-t-elle, ils ne savent pas se défendre, ni garder leur proie.

--Naskarina serait-elle traîtresse? demande le jeune chef surpris de ce langage.

--Oui, répond la jeune fille ivre de jalousie, oui Naskarina a conseillé au chef des Couteaux-Jaunes d'enlever Iréma, et c'est elle qui a caché les armes! parce qu'elle t'aime...

Un cri d'horreur s'éleva dans la tribu.

--Naskarina, dit le jeune chef, sors d'ici! va-t-en rejoindre tes amis les Couteaux-jaunes!...

La jeune fille sortit et, en partant, elle s'écria:

--Kisastari, prends garde à toi, car je t'aime!...



IX

DES NOUVELLES INTÉRESSANTES.


Pendant que les trappeurs, réunis à l'endroit que viennent de laisser les Couteaux-jaunes, écoutent le récit de Baptiste et mangent, à belles dents, la truite rôtie, la veuve Noémie songe aux paroles de Picounoc et à tout ce qui s'est passé depuis vingt ans; Victor et Marguerite jurent de s'aimer toujours, et les deux hôtes du bossu continuent à parler d'Asselin en jetant un coup d'oeil à Paméla. Noémie n'a plus d'effroi à la pensée d'épouser Picounoc, et elle comprend que, tout en aimant et regrettant toujours Joseph le pèlerin, comme on l'appelait jadis, elle pourrait entourer de soins et de respect son nouveau protecteur. L'indigence où elle est tombée n'est pas étrangère à ces dispositions. Elle flotte dans l'incertitude, retenue, d'un côté, par le souvenir et l'amour, attirée, de l'autre, par la souffrance de la pauvreté et la reconnaissance. Picounoc se voyait à la veille de recueillir le fruit de son oeuvre. Et, pour mieux sceller son bonheur, il favorisait les amours de sa fille et du fils de Noémie: Nos enfants s'aiment, disait-il à la veuve, et j'en remercie Dieu. Leur amour sera le gage de notre bonheur. Cependant l'un des vieux étrangers assis à la table du bossu, disait:

--Cet Asselin n'a pas toujours demeuré à Montréal; il cultivait une ferme vers Joliette, et passait pour être à l'aise. Ce n'est pas lui qui nous a dit cela, c'est un habitué du restaurant. Pas vrai, vieux?--il s'adressait à son compère.

--C'est vrai comme il y a un plat de soupe devant moi!

--Il n'y a rien d'incroyable en cela, reprit le bossu; continuez.

--Avant de demeurer à Joliette, il avait possédé une propriété quelque part par ici. Mais, cela importe peu.

--Au contraire, dit le bossu, cela m'intéresse; continuez.

--Il avait une femme, reprit le gros, et des enfants aussi. Les enfants, il les possède encore, mais la femme, nenni! elle s'est éclipsée un jour et n'a plus reparu; elle a filé comme une comète en compagnie d'un satellite sous la forme d'un gaillard. Pas vrai, vieux?

--C'est vrai comme un et un font deux!

--Il paraît qu'elle ne valait pas grand'chose, cette femme là, continua-t-il, et qu'elle avait fait parler d'elle ailleurs. Mais pour revenir à nous, et à ce que nous avons vu, et à ce qui nous est arrivé, voici: Mon camarade et moi, nous n'étions pas millionnaires, mais nous avions dans nos goussets plus d'un rouleau de dix piastres quand nous entrâmes au restaurant d'Asselin. Pas vrai, vieux?

--Vrai comme Mademoiselle est là!

Paméla qui écoutait, les poings sur les hanches, rougit comme une jeune fille et se retira dans la cuisine. L'étranger continua:

--Nous déposâmes notre argent entre les mains d'Asselin puis, légers et sans soucis, nous descendîmes prendre l'air sur le bord du canal, où nous fîmes rencontre de quelques amis. Nous leurs serrons la mains, et les invitons à souper. Ils acceptent. Tout-à-coup, pendant le souper, voilà la porte qui s'ouvre.

--Monsieur Chèvrefils, dit la vieille servante au bossu, il y a quelqu'un qui vous demande au magasin.

--Allons! on ne peut jamais manger tranquille, murmura le bossu. Excusez-moi un instant, Messieurs, dit-il aux vieillards, je reviens de suite. Et il sortit.

--C'est toujours comme cela, maugréa la servante, tout refroidit! on ne peut rien manger de chaud, avec ces habitants qui s'en viennent vous déranger. Ah! c'est moi qui les enverrais paître, par exemple!

--Qu'est-ce cela fait d'être dérangé, quand ça rapporte des sous? observa le grand vieillard. Et votre maître est riche, n'est-ce pas?

--Pour cela, il l'est gros, répondit Paméla.

--Fait-il le commerce depuis longtemps?

--Mon Dieu! oui; quand je l'ai connu, moi, il s'occupait d'affaires déjà, et, il y a longtemps. Il est vrai, qu'alors son commerce se réduisait à bien peu de choses... mais il était habile comme un lutin. On voyait dès lors ce qu'il ferait un jour.

--A-t-il toujours demeuré ici?

--Seigneur! non; il a porté la cassette longtemps.

--Ça devait être assez drôle, de voir une cassette juchée sur sa bosse, dit le gros.

--Et vous Mademoiselle, reprit l'autre, vous n'avez pas toujours habité cette paroisse; il me semble que je vous ai vue ailleurs.

--C'est possible, Monsieur, mais je ne vous remets plus.

Le bossu entra et reprit sa place à la table.

--C'est un huissier, dit-il; ces monstres-là, ne se font pas plus scrupule de déranger un homme qui dîne, que de saisir un débiteur qui ne paie pas. A propos, continua-t-il, vous qui parliez d'acheter une propriété, j'en fais vendre une belle, la semaine prochaine, à deux lieues et demie d'ici.

--Par le shérif? demanda le gros.

--Oui, et je suis certain qu'elle va se donner, car l'argent est rare. Pour moi, je vais la partir à 1,200 piastres pour couvrir mes frais, et, si quelqu'un met un trente sous de plus, il l'aura. C'est une terre qui vaut bien 2,000 à 2,500 piastres. C'est la ferme d'une veuve, la veuve Djos Letellier. Vous ne connaissez pas ça, vous autres: Djos! Djos! le pèlerin! le muet! fit le bossu avec une grimace amère, un chenapan qui a bien fait de se tuer lui-même, car le gredin!...

--Le muet? firent les deux vieillards.

--Oui, l'avez-vous connu?

--Diable! Et il vous avait fait du mal?

--Ça, c'est mon affaire. Il est mort, tant mieux pour lui! sa veuve vit encore, tant pis pour elle! Elle ira en pèlerinage à la bonne Sainte-Anne à son tour, si elle le veut, mais Ste. Anne ne lui rendra jamais sa terre.

Les deux vieillards gardaient le silence. Le bossu reprit. C'est une belle occasion, si vous voulez en profiter.

--Je vais continuer mon histoire, dit le gros vieillard, et vous jugerez après si nous sommes en état d'acheter des terres.

--C'est bien, continuez.

--Donc, ajouta-t-il, la porte du restaurant s'ouvre tout-à-coup et une femme se précipite dans la maison:

--Eusèbe! Eusèbe! s'écrie-t-elle, pardon! je suis Caroline, ta femme, Caroline, ton amie d'autrefois! Je reconnais ma faute, je la regrette et reviens me jeter à tes genoux. Et, en disant cela, elle pleurait; mais elle restait debout. Nos amis que nous avions à souper avec nous, avaient des larmes plein les yeux: Que c'est consolant, dit l'un d'eux de voir un pareil retour à la vertu! Mon camarade et moi, nous nous mordions la langue pour nous faire pleurer, et nous avions envie de rire....

--C'est cela; la vérité m'oblige à dire que tu racontes avec une verve et une fidélité étonnantes, observa le grand.

--Fort bien dit le bossu.

--Asselin, reprit le conteur, regarda sa femme longtemps. Elle avait l'air bien peinée. On voyait qu'il était partagé entre l'envie de la renvoyer et le plaisir de la reprendre. A la fin, il s'écria avec une certaine émotion et en ouvrant les bras: Viens sur mon coeur! Je ne te reconnais point; mais je n'ai rien à y perdre!...

--C'est vrai comme vous êtes un honnête homme! glissa le grand.

--Nos amis mouillaient leurs mouchoirs, non! la manche de leur vareuse, car ils n'avaient pas de mouchoirs, et, nous nous mordions toujours la langue pour ne pas rire.... La soirée fut agréable, la nuit eut ses enchantements, mais le réveil fut terrible. Asselin ne trouva plus sa femme à ses côtés; nos amis étaient disparus, et nos rouleaux de billets roulaient grand train avec les voleurs....

--C'est vrai, comme vous êtes un honnête homme! reglissa le grand. Le bossu fit une grimace.

--Vraiment? fit-il tout étonné; ce n'était donc pas la femme d'Asselin?

--Et oui! et c'est parce que c'était sa femme que tout cela est arrivé, et aussi parce que nous avions trop parlé sur le bord du canal. Il n'est jamais bon de dire à ses amis les trésors que l'on possède....

--Et ils n'ont pas été arrêtés ces misérables?

--Impossible de les trouver. Vous comprenez, maintenant, qu'il ne nous est pas aisé d'acheter une propriété, nous fût-elle offerte pour la moitié de sa valeur. Ce que nous voulons, c'est l'aumône d'un gîte pour cette nuit, nous sommes fatigués et il se fait tard.

Le bossu secoua la tête et ne répondit rien.

--Nous serions fâchés de vous causer le moindre embarras, reprit le grand.

--C'est bien assez que Monsieur nous ait donné le souper, continua le gros, n'abusons point de sa bonté.

--Ce n'est pas cela, reprit le bossu, plus gaiement, mais, il faut que je sorte ce soir, et il ne serait pas convenable de laisser avec ma fille deux jeunesses comme vous.

Les étrangers ne parurent pas offensés de cette plaisanterie; ils partirent, après avoir payé leur souper par de nombreux remerciements, et le bossu, ayant attelé son cheval, se rendit à la concession St. Eustache, chez son ami Picounoc.

Lorsque Marguerite le vit arriver elle sortit, car elle ne voulait pas le rencontrer. Il prit à peine le temps d'attacher son cheval à la porte, et, au lieu d'entrer dans la maison, il donna après elle. Elle arrivait chez la veuve Letellier et marchait vite, espérant de pouvoir entrer avant d'être rejointe.

--Vous allez bien vite, Marguerite, on dirait que la peur vous donne des ailes, dit le bossu essoufflé, dès qu'il fut assez près de la jeune fille pour lui parler.

Marguerite, un peu confuse, se retourna vivement: Je n'ai pas peur, cependant dit-elle.

--Alors, c'est le désir de voir M. Victor?

--C'est que je suis pressée.

--Me permettez-vous de vous attendre?

--Vous attendrez peut-être un peu longtemps.

--Vous-êtes toujours impitoyable, Marguerite; je vous aime pourtant beaucoup.

--Vous avez tort.

--Vous voulez dire que vous me haïssez?

--Je ne dis pas cela. Vous savez bien que l'on n'aime pas qui l'on veut, ni quand on veut.

--Rêverie de poëtes.

--N'importe!

--Votre père désire que vous m'épousiez, Marguerite, et si vous aimez votre père, soumettez-vous à sa volonté.

--Il ne m'a jamais dicté d'ordre à ce sujet.

--Il vous en donnera.

--Je ne crois pas.

--J'en suis certain.

--Alors, tant pis pour lui et pour vous!

--Marguerite, votre père!... Je ne vous en dis pas davantage. Mais vous le verrez à vos genoux, s'il le faut, pour vous supplier de me donner votre main. Et, si vous refusez, vous l'avez dit: tant pis pour lui... et pour vous!

--Que voulez-vous dire, Monsieur?

--Que vous viendrez à moi quand vous m'aurez défendu d'aller à vous.

--Moi!

--Voulez-vous revenir chez vous?

--Non, Monsieur, pas à présent.

--C'est bien! au revoir.

Le bossu tourna les talons; il était furieux. Marguerite se rendit chez Noémie. Elle était comme abasourdie par la menace mystérieuse du bossu, mais peu à peu, dans la douce intimité de Victor, elle oublia le fâcheux prétendant. Ce fut le rayon du soleil après le grondement du tonnerre.

Picounoc et le bossu causèrent longtemps. Picounoc dit: Il faut que je fasse accroire à Victor qu'il aura Marguerite, sinon, il se fâche et me fait perdre le fruit de vingt ans de travail. Tu comprends? sa mère en raffole et passe par toutes ses fantaisies. Depuis qu'il lui a laissé entendre qu'elle ferait bien de convoler avec moi, mes affaires de coeur ont avancé de moitié. Ça va comme sur des roulettes.

--J'y consens, mais, fais attention. Si tu me trompes je te dénonce: Je révèle à Victor et à sa mère tout ce que tu as dit et fait contre eux, pour les ruiner dans leurs biens, et les plonger dans la misère.

Les deux amis se donnèrent une poignée de main.

Quand le bossu entra dans sa demeure de la rivière du Chêne, il la trouva dans un désordre complet. Il était évident qu'elle avait été mise à sac. Les tiroirs des bureaux et des commodes ouverts, les meubles renversés, le comptoir forcé, les lits éventrés, tout attestait le passage d'un voleur bien décidé à accomplir son oeuvre en conscience. Le bossu poussa un juron énorme:

--Robert! Charlot! canailles!... j'aurais dû m'en douter! Comment se fait-il que je ne vous aie pas devinés plus tôt?...

Puis, il appela Paméla, mais Paméla ne répondit point. Il la trouva liée solidement sur un lit, un bâillon entre les dents. La délivrer ne fut pas long.

--Ce sont eux, dit il, les misérables?

--Oui, dit Paméla en poussant un profond soupir, ce sont eux!

--Robert et Charlot?

--Charlot et Robert!

--Ils t'ont respectée au moins?

--Ils auraient dû, dans tous les cas...

--Tu chancelles! qu'est ce que cela veut dire?

--Les monstres! ils m'ont fait boire le vin comme l'iniquité....

--Comment? ils... et toi, tu n'as?...

--Oui! ils... et moi je n'ai!... que voulez-vous? une femme contre deux gros hommes?

--Est-ce qu'ils t'ont fait parler?

--Vous voyez bien qu'ils m'en ont empêché, plutôt....

--Je les rejoindrai!



X

LE LIÈVRE QUI COURT.


Les Couteaux-jaunes, s'éloignant de la rivière Athabaska, s'enfoncèrent dans la forêt. Le Hibou blanc ne regrettait ni la fuite de Baptiste son premier prisonnier, ni la mort de plusieurs guerriers de sa tribu, tant il était fier d'avoir capturé le grand-trappeur; et, enivrée par le succès, joyeuse et insouciante, sa troupe marchait en chantant vers le lac Noir, à l'est du grand lac Athabaska. Le grand-trappeur suivait ses bourreaux avec la résignation d'une victime que tout espoir a abandonnée. Il avait, pendant de longues années, été la terreur de plus d'une tribu indienne, car il s'était fait le vengeur des persécutés; et les Couteaux-jaunes, surtout, savaient la valeur de son bras et la finesse de son esprit. Souvent Naskarina, la traîtresse qui s'était réfugiée chez les ennemis de sa tribu, s'approchait de lui pour lui reprocher durement son intervention dans les affaires des deux tribus.

--Si tu avais permis au Hibou blanc de s'enfuir avec ma rivale, disait-elle, tu serais libre et parmi les tiens aujourd'hui. Tu seras mis à mort sur le bord du lac Noir, et, tôt ou tard, Iréma tombera entre nos mains.

Le grand-trappeur demeurait muet comme s'il n'eût pas entendu, et, sa figure bronzée ne laissait rien paraître des émotions de son âme. Il priait dans son coeur, et offrait à Dieu le sacrifice de sa vie en expiation de ses nombreuses offenses. L'homme qui a des sentiments de foi ne se trouve jamais faible en face de la mort. Le Hibou-blanc aurait bien voulu savoir qui était et d'où venait ce compatriote si fort et si redoutable; mais, quand il osait le questionner, le grand-trappeur l'écrasait d'un regard de mépris.

Les indiens avaient marché pendant deux jours, chassant pour manger, entassant les branches de sapin pour dormir, et quatre jours encore les séparaient du lac Noir. Ils s'étaient arrêtés sur une hauteur d'où le regard embrassait une étendue immense, et, des guerriers faisaient sentinelles, car les Couteaux-jaunes avaient beaucoup d'ennemis et craignaient toujours quelque surprise. Pendant que la tribu, assise sur des feuilles autour d'un grand feu, rappelle, dans un langage imagé, les chasses et les guerres du passé, ou forme, des projets pour l'avenir, une sentinelle amène vers le chef un guerrier flanc-de-chien. Un cri sourd s'élève, les sauvages saisissent leurs carabines: Je suis le "Lièvre qui court" dit le Litchanré, et Naskarina est la fille de ma soeur. Le "Lièvre qui court" est irrité de l'insulte que les Litchanrés ont faite à Naskarina, et il se venge.

La Hibou-blanc sourit à ces paroles, car il comprit que la vengeance de cet homme pouvait lui rendre Iréma.

--D'où viens-tu, et où sont les guerriers de ta tribu? demanda-t-il?

--Les hommes de ma tribu ont laissé le fort William après l'enlèvement d'Iréma, ou plutôt après son retour. Ils ont suivi la route des lacs, jusqu'à la rivière Saskatchewan, qu'ils ont côtoyée longtemps, puis enfin se sont dirigés vers les sources de la rivière Claire, et, de là, ils se dirigent vers le fort Pierre à Calumet.

--Sont-ils plus nombreux que nous?

--Non; puis ils ont laissé à la tête du lac Winnipeg deux de nos meilleurs guerriers, Ours grognard et Castor d'argent.

--Pourquoi?

--Pour guider les canots de la robe noire jusqu'au grand lac des Esclaves.

--La robe noire! grommela le renégat, puisse-t-elle périr dans les rapides nombreux! Vient-elle seule? ajouta-t-il.

--Des femmes de la prière l'accompagnent.

--Des Soeurs de Charité!... c'est moi qui!... mais, comment te trouves-tu ici, toi?

--Le Lièvre qui court a l'oreille fine; il a entendu de loin les chants des Couteaux-jaunes, et il est venu, laissant les siens qui marchaient vite et se sauvaient.

Le grand-trappeur était attaché au tronc d'un arbre. Les premières paroles du Litchanré lui causèrent de l'émoi, car il crut que le Hibou blanc allait être attaqué, et qui sait? battu peut-être. Alors, ce serait la liberté; mais il pencha la tête sur sa poitrine quand il apprit que ses amis se sauvaient.

--Doivent-ils s'arrêter au fort Pierre à Calumet? demanda le chef.

--Pas longtemps. Ils traverseront là la rivière et s'avanceront, en se tenant à une petite distance des bords, vers le fort Providence.

--Sont-ils loin?

--Non, mais ils vont marcher toute la nuit.

--En avant! hurla le Hibou-blanc. Nous les atteindrons au point du jour. Ils n'arriverons pas tous au fort Providence!

Les chasseurs canadiens s'avançaient aussi vers le nord. Ils n'étaient plus joyeux depuis la perte de leur ami le grand-trappeur, et, cependant, aucun d'eux ne connaissait bien cet homme mystérieux qui courait les bois, faisant la chasse par caprice ou plaisir, plutôt que pour gagner de l'argent. Mais, si l'on aime quelque part le mystère ou l'étrange, c'est dans ces régions lointaines et solitaires, au milieu de ces forêts vieilles comme le monde, où les hommes passent de temps en temps, sans s'arrêter, comme les oiseaux de migration. Et, ceux qui réussissent à se faire craindre ou aimer par les peuplades fanfaronnes ou défiantes, sont les véritables rois de ces solitudes. Le grand-trappeur était l'un de ces rois; mais il venait de tomber. Il paraissait bien faible maintenant et servait de jouet à ses ennemis. Il passait, enchaîné, sous les grands arbres qui avaient entendu ses chants de liberté, qui avaient vu ses courses nombreuses vers la mer de glace, ou les lacs du midi.

La nuit achevait son cours et le jour allait paraître quand le Hibou blanc ordonna, pour la cinquième fois, à ses guerriers de se coucher sur le sol pour écouter les bruits lointains, et tâcher de découvrir la piste des Flancs de chiens. Le premier, le Lièvre qui court se releva joyeux.

--Je les entends! je les entends!

--Oui, dirent les autres, ils se sauvent!

--Marchons! cria le chef.

Et tous partirent, pleins d'ardeur et de vengeance. Le grand-trappeur, les mains derrière le dos, mais les pieds libres, courait entouré de gardiens jaloux. Une heure s'était à peine écoulée, qu'une clameur formidable s'éleva, c'était le cri des Litchanrés à la vue de leurs ennemis. A cette clameur une autre plus puissante encore répondit; les Couteaux-jaunes, la carabine au bras, s'élancèrent les premiers. Les Litchanrés soutinrent l'attaque avec courage. Des deux côtés les femmes s'étaient mises à l'écart pour laisser le champ libre aux combattants. Dès le commencement de la lutte, Kisastari aperçut dans les rangs ennemis le traître "Lièvre qui court." Il comprit l'acte infâme de son ancien ami: Depuis quand, lui cria-t-il, les Litchanrés sont-ils assez traîtres pour combattre la tribu de leurs pères?

--Depuis que Kisastari est assez insensé pour mépriser les conseils de sa tribu et rechercher l'amour d'une fille qui n'est pas digne de lui! répliqua le "Lièvre qui court."

Au même instant les deux indiens, jetant leurs fusils, tirent, des pistolets de leur ceinture et s'élancent l'un sur l'autre. Les balles sifflent et s'enfoncent dans l'écorce résineuse des sapins, les deux guerriers s'approchent toujours et le feu roule bien nourri.

Le jeune chef est blessé, car le sang coule le long de son bras et jusque sur sa main; mais il ne faiblit point et semble ne pas s'en apercevoir.

--Voyez-donc le sang d'un chien peureux! crie le Lièvre qui court, en se moquant du jeune chef.

Les autres guerriers se battaient toujours, et déjà plusieurs jonchaient le sol.

Au cri insultant du Lièvre qui court, Kisastari dégaine son couteau et, d'un bond, se précipite sur son adversaire. Mais son pied s'embarrasse dans une branche et il tombe. Alors, le traître lève le bras pour le frapper.

--Arrête! s'écrie une femme, je l'aime!...

C'était Naskarina.

--Il ne t'aime pas, lui, hurle le Lièvre court, qu'il meure!

Disant cela, le Lièvre qui court presse la détente de son pistolet, mais Kisastari s'était levé: il fait un bond et déjoua la balle.

--Meurs donc toi-même, traître! dit-il. Et la lame luisante de son couteau, passant comme un éclair, vint se planter, vibrante, dans le tronc d'un arbre. Le Lièvre qui court, vif et habile, avait à son tour trompé la mort. Alors Kisastari empoigne son ennemi par les flancs et une lutte ardente commence. Malheur à celui qui tombera! Les deux adversaires ressemblaient à deux dogues qui se tiennent par leurs crocs aigus. Le Lièvre qui court, s'efforce d'échapper à l'étreinte et de saisir le manche de son poignard, mais le jeune chef le serre comme un étau, et le pousse peu à peu vers le sapin ou tremble encore sa fine lame. Le traître se sent faiblir, ses jambes tremblent sous lui, la sueur l'inonde, il voit un nuage passer devant ses yeux.

--Au secours! à moi! crie-t-il.

Au même instant il touchait le tronc du sapin. Il se sentit tout à coup libre. Kisastari l'avait laissé pour reprendre son couteau fixé dans l'arbre.

--Partie égale! dit Kisastari, défends-toi! je t'ouvre le ventre! Et, disant cela, il lève son terrible couteau. Mais tout à coup il pousse une clameur: Lâches! dit-il! vous êtes tous des lâches!... Et il tombe la face contre terre. Il venait d'être frappé par derrière.

--Il ne mourra pas seul, s'écrie une voix de femme.

Et le traître Lièvre qui court s'affaisse à son tour en poussant une plainte amère.

--C'est moi! hurle une jeune fille en brandissant une lame sanglante. C'est moi qui te venge, ô mon Kisastari....

A cette voix connue le jeune chef sourit.

--Iréma! Iréma! s'écrie le Hibou-blanc qui vient de frapper Kisastari, tu es ma prisonnière.

--Viens donc! Et elle brandissait son arme.

--Désarmez-la, vous autres, commande le vieux chef.

Iréma veut fuir, mais plusieurs guerriers se précipitent sur elle et lui arrachent le couteau qui a puni le traître. Les Litchanrés, voyant leur jeune chef tomber, s'enfuirent. Les Couteaux-jaunes ne les poursuivirent point. Ils étaient satisfaits de leur besogne.

Le grand-trappeur avait tout vu, et ses yeux s'étaient remplis de larmes. Ses gardiens devaient le tuer dans le cas d'une défaite, car le vieux Hibou-blanc avait juré qu'il ne le retrouverait plus dans son chemin.

Les Litchanrés comptaient deux morts, et les Couteaux-jaunes, trois. Il y avait un bon nombre de blessés, Iréma prisonnière, c'était le comble des voeux du vieux chef. Il n'avait jamais ambitionné un plus beau triomphe. Les corps des guerriers Couteaux-jaunes furent ensevelis sous des amas de branches et de feuilles, mais ceux des ennemis furent laissés en pâture aux bêtes fauves. Les Couteaux-jaunes reprirent leur marche vers le lac Noir.

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