Poussières de Paris
POUSSIÈRES DE PARIS
Dimanche 1er janvier:
Et cet amant fervent de la vie, de la vie avec ses joies et ses douleurs, dont il a rendu les plus fugitives nuances, vient de mourir, à peine âgé de quarante ans. Cette année 98 l’a emporté, comme elle en a emporté tant d’autres; elle a cruellement fauché parmi le clan des artistes (puisqu’on ne peut plus écrire intellectuels, l’intellectualité étant devenue un parti politique). Oui, elle a été farouchement meurtrière de poètes et de penseurs, cette veule et vénéneuse année 98. Déjà lourde de mensonges et de trahisons, elle a été aussi assassin: elle a tué chez nous Gustave Moreau, Puvis de Chavannes, Stéphane Mallarmé, Auguste Lauzet; en Angleterre, Burne Jones. Et voilà qu’en s’enfuyant comme une voleuse, elle nous ravit le pur et délicat poète que fut M. Georges Rodenbach.
M. Octave Mirbeau a dit ici la genèse de cette poésie ardente et triste; mieux que personne, M. Mirbeau a expliqué les frissonnements de cette âme de sensitif, en racontant l’enfance de Georges Rodenbach passée toute dans les cimetières de Bruges, cette Bruges-la-Morte dont il a noté, dans un style de reflets et de larmes, l’atmosphère de jadis reflétée dans l’étain des canaux et pleurée goutte à goutte par la chanson des carillons.
Poète de la vie, certes, mais poète de la vie attristée par la perpétuelle obsession du néant, poète déjà frappé de mort et poursuivi dans toutes ses œuvres par le souvenir d’une enfance assombrie; et dans la mélancolie de ce 1er janvier, la plus morne journée de l’année, celle dont M. Edmond de Goncourt a pu écrire dans son journal: «Le jour de l’An, pour moi, c’est le jour des Morts», c’est à Rodenbach que je songe, Rodenbach dont je n’ai pas voulu suivre le convoi par horreur du mensonge des visages de circonstance et de la banalité prévue des discours. Il me semble que c’est un peu de son âme que je respire à travers les pages feuilletées de son ultime et dernier poème, le Miroir du ciel natal. Oui, tout Rodenbach s’évoque dans la résignation et la somnolence apaisée de ces beaux vers:
Mercredi 4 janvier.—Ce qu’ils en disent, ce qu’ils en pensent. —«Et vous y êtes allé, à ces luttes? —Oh! le Casino de Paris m’a suffi, depuis que j’ai vu Pons y étrangler Pytlasinski. —C’était ignoble? —Je vous crois: Pytlasinski était plein de sang. —Aussi ignoble que la séance des lutteurs turcs au Cirque d’Hiver? —Celle où Yousouf?... —Parfaitement, celle où Yousouf essayait, à travers le caleçon de cuir... de préparer son adversaire à entrer au sérail... —Quelle horreur! Et dire qu’Héloë n’en manque pas une! —Comme on écrit l’histoire! je n’ai été que deux fois au Casino. C’est surtout la physionomie de la foule qui m’amuse; les spectacles de force y développent une atmosphère spéciale très curieuse à observer: les femmes ont, en regardant ça, une acuité d’œil et un brusque avancement de mâchoire très démonstratifs. J’ai vu là de vraies figures d’une fête sous Néron, tant elles étaient atroces et crispées de luxure, de vraies physionomies de meurtre! Pour peu que ces spectacles durent et que l’Affaire s’éternise, d’ici peu on se massacrera dans les restaurants de nuit. —Non. —Attendez un peu les bals de l’Opéra; je guette mes contemporains à la sortie, chez Paillard ou au café de Paris, à l’heure du chaufroid de bécasses. Une fois les femmes grises, pour peu que les hommes parlent révision, on se tuera, je vous le dis.»
Jeudi 5 janvier.—Ce qu’ils en disent, ce qu’ils en pensent. Autres délicieux. —Et aux Folies-Bergère? —Oh! ceux-là valent la peine; il y a là Sabès et Pietro II qu’on peut regarder. Moi, je n’admets que les lutteurs du Midi. —Constant le Boucher, pourtant? —Constant le Boucher! Oui, c’est tout à fait la jeunesse de Guitry. —Non. —Vous ne l’avez donc pas regardé? Vous avez vu Georgette Lemeunier? —Deux fois. Hein, comme c’est joué! —Au naturel, c’est Guitry dans les rôles de Guitry. Il a vraiment trop l’air de se moquer du public. Un rôle, il faut sembler y croire. —Moi, je le trouve parfait. —Mais vous êtes vous-même un petit Guitry; et puis, il n’y a pas de pièce. —Voilà qui m’est égal si je m’amuse. —Avouez que cette erreur du bijoutier, ces bagues envoyées l’une pour l’autre, faire reposer quatre actes là-dessus, ce n’est pas du théâtre, c’est trop facile. —Trop facile! Essayez donc pour voir. —Si c’était mon métier. Et puis une pièce jouée par Réjane, ça a toujours du succès. —Servez Calice. —Resservez au contraire, car au fond c’est la même pièce. Si vous regardez bien, c’est toujours Amoureuse de Porto-Riche, accommodée par Vandérem aux endives tragiques ou par Donnay potage bonne femme au kari. —En effet, il devient bien popote, Maurice. —Vous savez que Réjane ne veut plus jouer que des rôles de femmes honnêtes. —La conversion de Zaza. Je l’aime mieux autrement. —Le fait est que c’est surtout une amoureuse. —Ah! elle joue avec sa peau, elle a la science innée du frôlement. Déjà, dans Viveurs, elle avait une façon de prendre contact avec Mayer. —Et dans Zaza, une manière de mettre ses seins sous le nez de Gautier. —Cette Réjane, quand elle joue, toutes les maisons de nuit font recette. —Quand Réjane va, tout va. —Qu’est-ce qu’on reprend à la Renaissance? —La Dame aux Camélias. —Et avec quoi ouvre le théâtre des Nations? —Avec la Tosca. —J’aime autant retourner voir la Reine Fiammette. —Vous avez aimé Yahne là-dedans? —L’idéale mercière? Aucun abandon, aucune nature, tout cela est sec, étudié, voulu; pas de recul dans le passé; elle a l’air d’une petite bourgeoise costumée tout le temps. Savez-vous qui j’aurais voulu là-dedans? —Dites? —Lucy Gérard. C’est bien la petite folle du rôle. —En effet... Avez-vous vu Otero valser la valse tourbillon?
Samedi 7 janvier.—Aux Folies-Bergère, entre quatre et cinq dans les limbes d’une répétition. Sur scène, le clair-obscur d’un décor de roches et de montagnes peint par Jusseaume, trente danseuses, engoncées de lainages et en jupons de dessous, évoluent d’un pas frénétique sous la direction de Mariquita, debout devant le trou du souffleur. Nous sommes dans la chaîne libyque, et les danseuses qui tourbillonnent et s’agitent, étroitement épaulées l’une à l’autre et comme enchaînées par une guirlande de bras, figurent la ronde du sabbat au milieu duquel Tylda, reine des sorcières, torturera demain Jeanne Margyl, princesse d’Egypte. L’orchestre, dirigé par Ganne, entonne maintenant une sorte de marche sacrilège sur le thème du Dies iræ, et tout le corps de ballet, s’écartant et se groupant en quatre files humaines, figure une énorme croix de Saint-André qui tourne et vire sur le mode funèbre au pied des montagnes abruptes, tout à coup apparues singulièrement reculées sous la lune montante, et mon impression de messe noire et de rites maudits est encore aggravée par mon voisin de loge, le sculpteur Carabin, qui me raconte ses souvenirs d’enfance paysanne dans la superstitieuse Alsace, l’Alsace, où la croyance au sabbat, encore vivace dans l’esprit des populations, veut que la sorcière, surprise par l’aube hors de son logis, n’y puisse rentrer que dépouillée de tout vêtement, sa nudité voilée sous la chevelure éparse... Des paysannes ont été ainsi souvent rencontrées au coin d’une ruelle de village, à l’orée des champs, et comme je hoche la tête, Carabin, pour me convaincre, me raconte la sauvage et belle légende de la pauvresse, la mendiante de campagne qui, le jour de Noël, monte sur le Ballon d’Alsace, et là, s’y étant mise nue, secoue du charbon pilé sur les champs de tous ceux qui lui ont refusé l’aumône dans le courant de l’année; et ce charbon jeté est la malédiction qui stérilise la terre des avares.
Ce qui prouve que toujours les artistes se rencontrent.
Mercredi 11 janvier.—Galerie Georges Petit, exposition annuelle des femmes-artistes. Il ne faut pas frapper une femme même avec une fleur, mais pourquoi ces dames s’acharnent-elles à broyer tant de bleus et de jaunes inutiles sur tant de pavots, de bleuets, de roses et de capucines! Et je passe les œillets et les roses-trémières, et les chardons que j’oubliais (chardons, éventails, un rien comme vous voyez), toutes pauvres et innocentes corolles, toutes attristées et déconfites de se voir portraiturées, peinturlurées et exposées dans des cadres dorés ou laqués de blanc ou de vert.
Que de beaux cadres! et que de beaux noms! Des noms connus même, du moins par les maris, Brouardel, Fleury, Métra, Dampt et Séailles, et que de Madeleines, comme si toutes aspiraient à signer Lemaire. Beaucoup d’aspirations en somme, beaucoup de convictions, pas mal de prétentions et même de la sincérité; oh! cela, je n’en doute pas; l’enfer est pavé de bonnes intentions, et les toiles de ces dames en sont pleines; mais sur quarante peintresses représentées, chacune, par une moyenne de six envois, pourquoi n’y en a-t-il que trois qui m’attirent et me retiennent? Madame Madeleine Carpentier, encore une Madeleine qui fait vraiment l’aquarelle comme l’autre, même perfection de dessin, mais plus d’humidité et de moelleux dans la matière. Madame Carpentier envoie des violettes de Parme, des anémones simples et des prunes, mais surtout des artichauts et des pêches qui condamnent toutes les fleurs et natures mortes exposées auprès des siennes.
Madame Hélène-Gertrude Cohen, des tableaux de genre, des petites figures de femmes Louis XV dans des intérieurs du siècle dernier: des intérieurs froids et secs aux tons délavés, où de mélancoliques et frêles madame de Warens, à moins qu’elles ne soient d’Epinay, s’accoudent en peignoir à des petites tables de marqueterie ou s’accotent, nonchalantes, à des canapés un peu raides, tendus de vieux lampas à gros bouquets.
Et les déshabillés d’un bleu de lin ou d’un mauve assombri s’éparpillent en jolis plis sur le satin des meubles; les tailles qu’on sent fines et souples ont, les unes des redressements de guêpe, les autres d’adorables langueurs, telles les Belles Ecouteuses chères à Paul Verlaine et c’est le Bouquet et c’est au Boudoir, délicieux tableautins à peine peints, mais si savamment nuancés de coquetteries et de nonchaloirs.
Enfin, Louise Desbordes: le mystère de l’eau, l’attirance et le sourire ambigus des profondeurs glauques, des ténèbres mouvantes des étangs et de la mer.
Des luminosités les traversent et, dans de l’or en fusion, de la chair ou de l’ivoire s’irradie découpé, déchiqueté, enroulé autour de souples tiges, ivoire ou chair qui sont des visages de nymphes ou de fleurs.
Et c’est le Printemps et c’est Méduse, légende des algues ou tout simplement des fleurs. A côté de ces fantasmagories un précieux, un hallucinant paysage représente les quais de Paris vus du pont de Sully, un Paris de brume et de rêve à l’heure où s’allument les premiers réverbères et cette élève de Stevens me fait pour la première fois songer à Whistler.
Jeudi 12 janvier.—A l’Opéra-Comique: A Fidelio, une loge de délicieux, c’est le second acte: —Il est tout à fait bien, ce décor. —Cette citadelle de briques rouges! Vous allez voir comme elle va s’éclairer tout à l’heure au soleil couchant, et quelles belles ombres portées; inutile de demander de qui elle est. —C’est un Jusseaume? —Naturellement. —Très Vélasquez le gouverneur et ces arquebusiers de Philippe III. —Si vous nous laissiez écouter Beethoven! —Si on ne peut plus admirer la mise en scène! —Surtout chez Carré. (Un silence, puis les hostilités reprennent.) —Décidément Caron est maladroite au travesti. —Vous perdez toujours la belle occasion de vous taire; ce n’est pas un travesti, puisque Léonore est déguisée en homme pour parvenir jusqu’au cachot de son mari, son travestissement ne doit tromper que le geôlier et la garnison de la citadelle, mais non le public qui, dès son entrée en scène, doit savoir qui elle est: le rôle est très bien composé au contraire. —Oh! vous d’abord, dès qu’il s’agit de Caron. —Oh! comme la citadelle rougit, on dirait le feu. —Mais non, c’est un crépuscule d’Espagne; les premiers plans s’obscurcissent, tandis que les lointains et les hauteurs s’exaspèrent dans la clarté: vous n’avez donc jamais vu un soleil couchant à Valence ou à Grenade, ou même à Alger? —Oh! vous savez, moi, quand je vais à Monte-Carlo!... —C’est vrai, vous avez découvert la Riviera. Il paraît qu’il y fait un temps de chien. —Comme ici, pluie et vent. —Si vous consentiez à nous laisser écouter cependant.
Pendant le dernier entr’acte, dans les couloirs: —Mais c’est tout à fait l’Affaire, ce livret de Fidelio; ce Beethoven avait tout prévu; le bon geôlier ou le major Forzinetti. —Vous délirez, vous la voyez partout, l’Affaire; il faut soigner ça, mon cher. —Superbe, hein! tout l’acte, ce trio, puis ce quatuor. —Cet acte, dans le noir; je croyais lire les Mystères de l’Inquisition; et puis, ce prisonnier dont on creuse la tombe dans son cachot, ça m’impressionne, moi. Si on allait faire un tour aux Folies? —Allez, monsieur, allez, vous êtes bien de votre siècle; allez subodorer la sueur de vos lutteurs.
Vendredi 13 janvier.—L’Elysée à Georgette Lemeunier, ou le spectacle dans la salle... Tous les yeux sont en effet fixés sur la grande avant-scène de droite, où Monsieur Félix Faure vient de faire son entrée avec Mademoiselle et Madame, Mademoiselle toute scintillante de jais noir, Madame épanouie en un superbe velours mauve broché sur satin blanc: dans la pénombre de l’avant-scène, des chapeaux clairs et des fracs, la Cour. La Cour à Fontainebleau, la Cour à Rambouillet, la Cour au Vaudeville. Monsieur Félix Faure s’installe entre Madame et Mademoiselle; il bedonne un peu, Monsieur Faure, et en bon souverain ne trompe pas son peuple, car il offre exactement la silhouette vulgarisée par Hermann Paul. Sur scène, c’est le papotage élégant de Réjane et de Suzanne Avril, avocates, l’une du mariage et l’autre de l’adultère; mais la salle est toute à l’avant-scène présidentielle, chacun escomptant, dans son for intérieur, la joie d’observer et de dévisager le Président pendant l’acte politique, l’acte du fameux déjeuner où l’on parlera de l’Affaire.
L’acte a eu lieu, Monsieur Faure a sauvé la situation en gardant obstinément sa lorgnette collée sur ses yeux durant toute la scène entre le Magistrat et le Général; mieux, il a évité de lorgner les acteurs, et, pour ne marquer aucune préférence, absolument neutre entre la magistrature et l’armée, cette lorgnette diplomatique, il l’a obstinément tenue braquée dans la salle.
Mademoiselle Emilienne d’Alençon, qui se trouve être ma voisine de baignoire, prétend être l’objet et le but des regards de Monsieur Faure. —Peut-être qu’il me prend pour... —Et j’ai toutes les peines du monde à convaincre la douce enfant que cette attitude de nos gouvernants est voulue par le Protocole.
Samedi 14 janvier.—Cinq heures du matin, rue Pirouette, aux Halles, à l’Ange Gabriel. On n’est pas des saints, mais on n’est pas non plus des bœufs: public de loupeurs, de maraîchers, de filles, de garçons bouchers, de calicots en bordée et de rôdeurs des Halles. On a commencé par Maxim’s, et, du Grand Comptoir au Caveau, on s’est échoué devant une soupe au fromage et des huîtres, escortés d’une bande de joyeux inconnus, tricots marrons et casquettes molles, attachés à nos pas depuis le Grand Comptoir.
C’est Mademoiselle Odette Vallery, qui nous vaut ce cortège et cet honneur, Mademoiselle Odette Vallery, jeune Grecque un peu cosmopolite aussi, émigrée de la Scala de Milan sur la scène des Folies-Bergère, Mademoiselle Odette Vallery, la souple, la nerveuse, la bien musclée aussi, la chercheuse d’inconnu, voire même d’impossible, qui a voulu, cette nuit, connaître les bas-fonds de Paris et demandera demain, si la lubie lui prend, de remplacer de Max dans le duc de Reichstadt, Mademoiselle Vallery fait, cette nuit, la tournée des grands-ducs.
Au fond de l’étroite salle en boyau à l’atmosphère épaisse tant elle est bondée de consommateurs, Pierre et Jacques tour à tour se font entendre; chacun en pousse une de sa façon: Pierre vocalise et Jacques déclame les Cuirassiers de Reichshoffen, après Ma Gigolette elle est perdue! tout le répertoire populo. Deux demoiselles de la rue Joubert, deux superbes filles, ma foi, reprennent les refrains en chœur; le maître de l’établissement dégoise lui-même pour amuser sa clientèle, et je vois le moment où l’on va demander à Odette Vallery de vouloir bien esquisser un pas, tout comme il y a huit jours, les soupeurs du Café de Paris, le demandaient, à la même heure, à la señora Carolina Otero.
Aux millions près, c’est la même atmosphère et le même public, mais nous n’aurons pas à répondre l’apostrophe devenue légendaire de la belle malagaise. Il n’y a ici que des loqueteux, des ouvriers et, à part notre bande d’artistes, des turbins et des gens de métier, quelques-uns inavouables d’ailleurs; nous sommes tous pauvres, il n’y a que des chrétiens. Dehors, c’est l’heure où les maraîchers déchargent leurs légumes autour des pavillons incendiés de lumière électrique. Paris s’éveille, c’est l’heure du mal aux cheveux, de la gueule de bois et des calamiteux retours en fiacre dans l’aube grognonne et la boue de six heures du matin; la pluie bat aux vitres et l’on a les moelles transies. Et maintenant, dormir jusqu’à midi.
Vendredi 20 janvier.—Le «Monsieur aux camélias»; les soiristes n’ont pas exagéré, c’est le «Monsieur aux camélias». M. de Max semble vouloir gâter à plaisir des dons admirables.
Servi par un physique, une voix et un tempérament qui le classent immédiatement après Mounet-Sully, il compromet ce capital dans des mièvreries, des pâmoisons gracieuses et des râles qui en font le plus dangereux parodiste du jeu de madame Sarah Bernhardt. A propos du Roi de Rome, la presse a lancé le mot travesti; il y a de la vraisemblance dans cette rosserie. Corseté comme un vieux beau sous l’habit de satin blanc du duc de Reichstadt, un tour de cou de velours épinglé sous le menton, haut cravaté, sanglé, busqué, il se cambre, plie sur les jarrets, marche sur les pointes, pirouette, roucoule, gémit, tousse et s’abandonne, et, sous sa perruque blonde bouclée à l’enfant, arrive à ressembler à une Déjazet tragique, lui, Napoléon II, le futur Aiglon.
L’Aiglon, que doit créer en 1900 madame Sarah Bernhardt, si bien que le Nouveau-Théâtre semble paraître, sans s’établir pour cela, prendre à tâche de démolir les établissements rivaux. Aux Courses, un mois avant le Résultat des Courses, malice évidente de M. Paul Franck à M. Antoine; Roi de Rome, un an avant l’Aiglon de M. Rostand.
M. de Max a cependant des moments superbes et c’est justement là ce qui enrage de le voir tour à tour si bon et si mauvais. Il donne princièrement sa main à baiser à la princesse Camarata pendant le bal de la cour; sa scène de révolte contre le prince de Metternich (ils prononcent tous Metterniche! pourquoi?) est jouée avec une émotion et un mouvement admirables; son ode à la Colonne, alternativement reprise par lui et le demi-solde Chambert, fait prime dans les milieux bonapartistes et chaque soir emplit à heure fixe toutes les loges.
M. de Max est une mode, il est de bon goût de venir conspirer rue Blanche en l’écoutant; mais, s’il est un déclamateur passionné, M. de Max est un amoureux déplorable: il s’agenouille comme M. Mérante, ses duos d’amour relèvent du maître de ballet. D’ailleurs M. de Max révolutionne le cœur des danseuses, et quant à son agonie, elle est aujourd’hui classique: râles, petits spasmes et adieux au miroir, c’est, à côté de la mort de Croizette dans le Sphinx et de celle de madame Sarah Bernhardt dans la Dame, l’agonie à grand orchestre du «Monsieur aux Camélias».
Le «Monsieur aux Camélias», le duc de Reichstadt! et M. de Max a créé le roi Christian III des Rois, le Yoghi d’Izeïl, l’évêque Sophron de Gismonda, le vieil empereur byzantin d’Héracléa et le provençal aventurier tout de langueur et de rêve de la Princesse lointaine. M. de Max se doit une revanche à lui-même dans quelque rôle de vieil évêque, de vieux pape ou de vieil empereur.
Samedi 21 janvier.
8, chaussée d’Antin, chez Landolff, 7 heures du soir, dans un des salons d’essayage.—Debout devant une grande glace, Jane Margyl, la Princesse au Sabbat de mercredi prochain, essaie son costume du un: le gaz flambe haut dans la petite pièce claire; et, gaînée dans sa robe d’or de reine orientale, son lourd manteau ocellé de bleu, déployé derrière elle comme une immense queue de paon, Illys s’étudie et s’épie dans l’eau de la vaste glace, et, soucieuse de ses effets, joue là au naturel, dans le petit salon du costumier à la mode, son rôle de coquette et futile princesse aux miroirs. Deux essayeuses sont accroupies à ses pieds, occupées à disposer savamment les plis du manteau. Fine et souple dans ses habituelles robes tailleur, madame Landolff les dirige et les observe; et, sous l’ibis diamanté qui la diadème, Margyl évolue, lente et majestueuse, règle sa marche et tente des effets.
Je ne l’avais pas rêvée si nue, je l’avais songée plus hermétique, plus close, le manteau royal lui descendant des tempes et tombant à plis droits sur le devant de sa robe, énigmatique et à peine entrevue sous les pendeloques de turquoises et d’opales, moins féerique et plus princesse, sorte de pyramide d’or et d’émail mouvante à la façon des Esclarmonde et des Théodora. Je risque une objection, manifeste un désir; mais Margyl résiste, Margyl est belle et le sait, et, comme Aphrodite, tient à faire la royale aumône de sa beauté aux spectateurs. Conflit.
Ah! il n’est pas facile de costumer une jolie femme! La femme, être de coquetterie immédiate, ignore toujours les effets réflexes de l’idée suggérée et la grande puissance, que dis-je, la triple et sûre incantation du mystère, du masque et du voile, et je me désespère: mais madame Landolff m’a compris. Le temps d’ouvrir une porte et la voici qui, avec des mètres de gaze bleu-ciel et quelques fils de perles fausses, échafaude autour de la tête de Margyl des ennuagements d’azur, des enroulements de nacre, des fumées et des lueurs, l’enveloppe de légères retombées de tulle, et, de toutes ces brumes et de toutes ces clartés évoque une impérieuse et hiératique princesse d’Egypte et de légende, Illys!
Lundi 23 janvier.—A l’Opéra-Comique, Manon. Je ne sais pas si jamais en France on a poussé plus loin que M. Albert Carré la science et l’art de la mise en scène.
Manon! avant lui, c’était la partition, toute d’élégance et de passion, du seul cri d’amour du dix-huitième siècle: Manon, c’étaient les airs fameux populaires dès la troisième représentation, et populaires demeurés depuis bientôt vingt ans qu’on les chante, les adieux à la petite table: «N’est-ce plus ta main que ma main caresse?» la valse, le duo de Saint-Sulpice, les ensembles de l’hôtel de Transylvanie, etc., etc. Manon! ce fut surtout Heilbronn, Manon! ce fut aussi Sanderson.
A-t-on jamais chanté Manon depuis? et voici qu’avec un Des Grieux d’un invraisemblable physique pour le «cher Chevalier» et une Manon un peu de province, M. Albert Carré, plutôt trahi par l’interprétation, grâce à une ingéniosité de décors et de costumes inconnus avant lui, arrive à nous reconstituer, on dirait estampe par estampe, le chef-d’œuvre de l’abbé Prévost!
Oh! la vie et le mouvement de tout ce peuple de bateleurs et de belles promeneuses et de flâneurs qui vont et viennent sous les charmilles taillées en arcades du bord de l’eau, dans l’acte du Cours-la-Reine, la danseuse de corde évoluant entre ses deux poteaux, les marchandes de parfilage dans leurs boutiques en plein vent, les grâces et les minauderies des caillettes et le pourchas des abbés galants, le ridicule du financier Guillot, l’hôtel des Invalides au fond, dans un décor qui s’enfuit et recule, et cette délicieuse entrée du corps de ballet de l’Opéra, de ces dames de l’Académie de musique dans le comique et fastueux costume du temps, corps baleinés et tonnelets, coiffures d’héiduque empanachées et des pompons partout sur le torse allongé des danseurs comme sur le corsage guêpé des danseuses, et le plongeon des révérences et le taqueté des pointes et toutes ces pirouettes d’ensemble inclinant à la même seconde l’édifice volumineux de toutes les coiffures.
Ah! ce divertissement de Manon! Si mademoiselle Chasles, jolie comme un Latour sous le rouge et la poudre, a l’air de la Camargo elle-même, M. Albert Carré a plus que du talent et madame Mariquita pas beaucoup moins que du génie.
Mardi 24 janvier.—Boulevard Pereire, quatre heures du soir, le plus beau coucher de soleil de cet hiver, un ciel soyeux du jaune évaporé, mais cependant intense de la jonquille et du citron, un horizon d’or pâle sur lequel les fumées des cheminées s’exaspèrent en bleu et les squelettes des arbres dépouillés en violet, tour à tour arborescences d’agate et longues spirales d’encens dans une atmosphère d’aventurine.
C’est fin comme une aquarelle et rutilant comme de la laque. Oh! la magie de certains crépuscules parisiens, crépuscules d’hiver atténués, délicats et touchés de si belles lueurs pourtant, quels décors de Rubé, de Chapron et même de Lavastre pourraient lutter avec ces transparences et ces évanouissements dans la couleur, quel peintre fixera jamais la ténuité de ces silhouettes!
Et je songe qu’en ce moment aux Folies-Bergère, où l’on répète devant la presse les trois tableaux de mon ballet, la maladresse voulue des éclairages incendie et brutalise des décors peints pour les lumières bleues et des costumes combinés pour chatoyer dans le clair-obscur.
Et je songe à Landolff, et je songe à Jusseaume: ce sont eux qu’on égorge en ce moment; et dire que je n’ai pu les défendre! Je n’ai pu faire comprendre aux intéressés que tout est mensonge et fiction au théâtre et que les ciels en toile peinte et les portants en carton, les chairs fardées et les étoffes pailletées de faux cabochons ne peuvent exister que dans des lumières truquées et que la première condition de toute bonne mise en scène est l’enveloppement.
Mercredi 25 janvier.—Neuf heures du soir: Au bord du Quai.
C’est soir de première; dehors, il gèle, et, du coin de mon feu, où je les lis, les nostalgiques vers du poète belge m’emmènent au pays des canaux et des landes, au bord des quais, dans quelque bonne petite ville ensommeillée de Flandre.
Samedi 28 janvier.—Théâtre Sarah Bernhardt, la Tosca. La Tosca! la pièce de Sardou qui fut la plus malmenée par la Presse: une pantomime, écrivait Francisque Sarcey; du sadisme, prétendit Jules Lemaître en protestation contre les horreurs du troisième acte, ce fameux acte de la torture, que ne put supporter la sensibilité de mademoiselle Brandès. Il y a plus de onze ans de tout cela, et personne n’a encore oublié le sensationnel évanouissement de la jolie pensionnaire des Français, à la vue de Mario rentrant en scène avec du sang aux tempes; pâmoison d’autant plus touchante, que la jeune actrice, experte en l’art de manier le rouge et le blanc de théâtre, ne pouvait se méprendre sur les plaies de M. Dumény et que sa pâleur, son abandon et sa défaillance furent tout à l’éloge des dons d’émotion de M. Sardou, qui négligea pourtant de lui confier un rôle.
Traité de fait-divers par les uns et de truquage par les autres, le drame de la Tosca n’en fit pas moins salle comble, ce fut un nouveau et colossal succès à l’actif d’un auteur qui déjà ne les comptait plus; tout Paris voulut y frissonner d’angoisse et de terreur. L’habile, qu’est M. Sardou, avait choisi pour son intrigue un cadre si savamment troublant! On pouvait si bien se croire au milieu d’une scène de la Terreur, dans ce coin d’Italie corrompue et sombre avec le grand nom de Bonaparte claironnant à la cantonade et précipitant les événements! Le baron Scarpia, marchandant à la Tosca sa complaisance et la vie de son amant, faisait songer aux Fouquier-Tinville et aux Carrier de Nantes; la Révolution française avait dû voir de semblables horreurs, des femmes, des filles de ci-devant dans la longue robe blanche à taille courte de madame Sarah Bernhardt, se traînant, les matins mêmes d’exécution, aux pieds des égorgeurs d’aristocrates et rachetant, pantelantes et à demi-violées, la vie d’un père ou d’un mari déjà monté dans la fatale charrette, et cela par des baisers enragés de luxure, où l’amour devait avoir le goût du sang.
C’est cette atmosphère de libertinage, d’agonie et de sadisme, qui fit accourir tout Paris frémissant; et puis il y eut les côtés bibelots, l’art des reconstitutions, dans lequel M. Sardou est passé maître; le Debucourt du premier acte avec Sarah en fourreau de mousseline de soie rose et sa gerbe de fleurs sous le bras, Sarah et son chapeau Directoire, en feutre vert grenouille, sa touffe de plumes et son écharpe verte! Et puis, après le Debucourt, il y eut un Worms, l’acte du palais Farnèse, le Worms du Luxembourg, le Worms des femmes Empire en fourreau de satin blanc, ceinturées d’orfèvrerie, les bras nus gantés plus haut que la saignée, et le front bas diadème de perles; le Worms des soirées de musique dans des intérieurs somptueux et froids de palais romains pavés, dallés, comme mouillés, de marbre, et puis il y eut la Sarah de ce deuxième acte, la Sarah en fourreau de satin glacé, coiffée de laurier d’émail comme une muse de la Malmaison, et sa fameuse révérence au moment d’entonner la fameuse cantate, la révérence à jarrets pliés, qu’on eût dite enseignée par Vestris tant elle courbait majestueusement la Tosca devant Sa Majesté Caroline de Naples, la révérence demeurée légendaire avec le frétillement d’un coquin de petit pied pointant au bas de la robe, un pied cérémonieux et moqueur, solennel et impatient, vif et joli comme un bec d’oiseau.
Et puis, il y eut la pièce et il y eut, longue, harmonieuse, presque nue sous les plis droits et serrés de la draperie antique, mais d’une nudité chaste, une nudité de nymphe grecque ou d’archange de Botticelli, il y eut la Sarah des autres actes, c’est-à-dire la tragédie elle-même, la grandeur et la noblesse de la ligne et de l’attitude, l’âme devenue soudain tangible et visible dans la simplicité d’un bas-relief d’Egine et la volupté d’un Prud’hon. Or, cette Tosca, je ne l’avais pas retrouvée depuis, même aux reprises de la Renaissance. Etait-ce le cadre trop étroit? le souvenir du théâtre de Donnay flottant dans l’air, le scepticisme de M. Guitry demeuré dans la salle, mais le drame de Sardou m’y avait paru étouffé, étriqué, la Tosca semblait y retenir ses gestes de peur d’y crever les décors.
Je retrouve aujourd’hui ma vision première, et quand, dans sa robe blanche de victime, la Tosca, qu’un monstre de luxure vient de torturer durant les douze heures d’une longue nuit, s’empare lentement du couteau qu’elle vient de découvrir sur la nappe, quand l’homme enfin frappé, elle s’avance pâle et triste et si calme dans la lueur des deux flambeaux élevés au bout de ses bras, pour les déposer de chaque côté du cadavre, j’ai retrouvé la Tosca d’il y a onze ans et j’ai pensé que madame Sarah Bernhardt était ici dans son cadre, que ses gestes n’y crevaient plus le décor, qu’elle pouvait tout oser avec un Scarpia enfin digne d’elle; que M. Calmettes est plus qu’un acteur de comédie; que madame Sarah Bernhardt est dans son élément dans le grand drame, qu’elle est, avant tout, la femme du costume, de l’épopée, du rêve et de l’au-delà de l’espace et du temps, et que son théâtre mérite enfin son nom, le théâtre Sarah-Bernhardt.
Mercredi 1er février.—Au Luxembourg, dans la salle Charles Hayem. Un don royal, une offrande de quinze cent mille francs à deux millions que vient de faire à l’Etat le collectionneur du boulevard Malesherbes.
J’y retrouve les plus beaux Gustave Moreau de sa galerie, ces coruscantes et nostalgiques aquarelles où l’art du lapidaire semble lutter avec celui de l’émailleur pour sertir des conceptions de poète. Théogonies d’Orient et stupres des religions antiques, il y a là, fixés, que dis-je? burinés et en même temps sculptés dans des violets de sardoine et des bleus de lapis, le mystère et la philosophie des plus belles fables des vieux mondes. C’est Œdipe et le Sphinx et son attitude si étrangement inquiète d’éternel voyageur; le Jeune Homme et la Mort, et le léger enveloppement du voile de la déesse s’enroulant autour de l’éphèbe prédestiné. Au milieu des deux œuvres éclate et fourmille le tapis persan de la Péri; et puis, voici la merveille des merveilles, la fameuse aquarelle de l’Apparition, la Salomé dansant devant Hérode dans sa nudité cuirassée de joyaux, le geste fatidique de son bras tendu vers la tête décollée du prophète, et l’énigmatique et muette figure voilée du bourreau: figure sombre, comme tout l’Orient mystérieux de la Bible et que nous retrouvons dans une autre petite aquarelle voisine, comme dans toute cette architecture de splendeur et de rêve, empruntée on dirait à un prestigieux Saint-Marc: voûtes de porphyre, de métal et de jaspe sous lesquelles Gustave Moreau aime à asseoir la songerie accablée de ses rois; puis voici le Phaéton précipité dans la mer, entre la fureur du lion du Zodiaque et la gueule menaçante du serpent Python; enfin cet émail et ce prisme, l’Amour et les neuf Muses, et un tableautin on dirait du Vinci, un chef-d’œuvre, on croirait de l’école lombarde, une Descente de croix pleurée, par une Pieta, et puis d’autres encore, le camaïeu tendrement gris et blanc de la Plainte du poète et le plus beau peut-être à mon gré parmi tous ces dons, la Bethsabée sur la terrasse, admirable par la composition du jardin de ruines et de verdures dont s’entoure la femme d’Urie, frondaisons d’un vert sombre et pilastres rougeâtres d’une douceur de velours et d’un éclat de gemmes dans la sourde intensité de la couleur.
Un très beau portrait de M. Charles Hayem, signé Delaunay, et, lui faisant face, une toile magistrale représentant M. Franck,—M. Charles Hayem est le gendre de M. Franck,—le Franck de l’Institut, de la Kabbale et des Origines du peuple hébreu, sont là pour imposer à la foule ignorante le souvenir du donateur.
Samedi 4 février.—L’attirance des chefs-d’œuvre. Au Luxembourg, retourné là ou plutôt ramené par l’obsession des Gustave Moreau, admirés il y a trois jours. Il y a de l’envoûtement dans les œuvres de Gustave Moreau, et ce n’est pas par hasard que Fourcaut l’a appelé un maître sorcier. Retourné aussi pour voir le portrait de Verlaine, la peinture de Chantalat, qu’une Société de fervents du poète a presque imposé à l’Etat. Elle est vivante et sourit étrangement à travers une grisaille fauve empruntée à Carrière, la peinture de M. Chantalat; le côté faunesque et triste de l’auteur des Romances sans paroles et de Parallèlement y menace, y inquiète et y survit; on y voit, embusqué sous les paupières, ce terrible regard qui mûrissait les enfants; mais un autre portrait me sollicite d’un homme que j’ai bien plus connu, celui de M. d’Aurévilly.
Le d’Aurévilly de Lévy, le sensationnel portrait du Cercle des Mirlitons, il y a quatorze ans, celui dont le portraituré disait avec un grand geste d’insouciance hautaine: «Mes ennemis me reconnaissent... moi, pas.»
Sanglé dans une redingote à plis, une cravate noire bordée de dentelle d’or bouffant sous le col, M. d’Aurévilly lève haut un nez en bec d’aigle et crispe une bouche aux lèvres serrées et fines, ponctuée par les deux virgules d’une moustache teinte; le menton pointu mais volontaire, le regard dédaigneux, la narine retroussée et vibrante, tout cela est vu de bas en haut. Insolent, campé, busqué et musqué, M. d’Aurévilly plafonne, M. d’Aurévilly plastronne aussi, mais c’est le plastron d’un grand seigneur qui offre aux attaques sa poitrine toute grande et l’on attend la riposte prête à siffler en flèche de cette bouche tendue comme un arc le: «Je vous ai déjà donné hier», fastueusement reproché à Bourget qui, à l’avis de ce remueur d’idées, multipliait trop ses visites, ou bien le fameux: «Je n’ai rien à y mettre», répondu, à la porte de Gil Blas, par le piteux Nicolardot, congédié la veille et revenant humblement tendre la main.
Lundi 6 février.—Rue Broca, au diable vauvert, plus loin que le Panthéon et le Val de Grâce, dans le voisinage du boulevard de l’Hôpital et du marché aux chevaux, au centre même d’un quartier autrefois de crime et de misère, entre les rues de la Santé et Mouffetard, l’hôpital Broca, qui fut autrefois l’hospice de Lourcine. Lourcine! un nom presque sinistre dans les annales populaires; Lourcine, dont les salles jadis réservées aux vénériennes s’ouvrirent plus tard au dénuement des femmes du peuple en mal de grossesse et à la détresse des filles-mères; Lourcine, effroi des unes et refuge des autres; Lourcine, dont le nom cité à propos d’une femme évoquait une tare; Lourcine, où l’épidémie puerpérale était si notoirement en permanence, que les plus misérables préféraient le grabat de leur taudis à la propreté infectieuse de ses salles; Lourcine, enfin, où la Germinie Lacerteux de M. de Goncourt va échouer comme une bête à l’abattoir, après avoir donné à Jupillon l’argent économisé pour ses couches...
L’initiative et la persévérance opiniâtres, la volonté d’un homme de science et de pitié en ont fait, aujourd’hui, l’hôpital Broca, la maison de salut de la femme atteinte dans la source même de la vie, au plus intime de son être, une chaire pratiquante de gynécologie, une salle enseignante de chirurgie, où, tous les jours, les savants de la province et de l’étranger peuvent venir assister aux opérations du Maître de l’ovariotomie et apprendre de lui l’art de prolonger la vie à de pauvres êtres, que la médecine eût jadis condamnés irrémédiablement.
Ces opérations, il y a dix ans encore, seules les femmes de l’aristocratie et de la haute finance pouvaient en bénéficier; les soins minutieux d’antisepsie qu’elles réclament, les conditions de calme, de confortable et de bien-être nécessaires à la convalescence, la cure pour ainsi dire morale, indispensable pour mener à bien la guérison physique, le traitement de toute heure et de toute minute qu’exige, pour être menée à bien, une opération qui atteint aussi profondément l’être nerveux qu’est la femme, tout cet ensemble d’exigences imposait aux opérées des intérieurs ouatés, sinon de haut luxe, mais du moins de maisons de santé coûteuses, interdites aux petites bourses; et quand un cas de gynécologie se présentait dans les hôpitaux, les suites d’opérations se compliquaient trop souvent d’accidents fâcheux. Talent d’opérateur à part, il y avait là une question de milieu et d’atmosphère, et la femme de l’ouvrier, comme la petite rentière, atteintes dans l’intimité de leur être, étaient par cela même vouées fatalement à la mort; il y avait là une criante injustice dans cette chirurgie apte seulement à sauver les riches, tandis que les pauvres étaient infailliblement condamnées.
Un homme a remédié à tout cela, et quel homme! le chirurgien même, que sa science et son habileté ont fini par imposer à la vogue, comme le plus adroit et le plus heureux des opérateurs; celui dont le bistouri délivre et guérit, et le chirurgien des banquières et des princesses opère aujourd’hui les pauvres et les humbles dans un hôpital voulu, fondé et organisé tel par lui.
J’en visite, ce matin, les bâtiments neufs, récemment édifiés sur les jardins de l’ancien Lourcine. Un interne m’en fait les honneurs: hauts plafonds, hautes et larges fenêtres, le jour coule à flots dans ces grandes salles blanchies à la chaux et comme teintées de la tendre laque bleue des mobiliers anglais; des revêtements de faïence montent jusqu’à mi hauteur des murs. Partout c’est une impression de netteté et de clarté qui rassure et égaie; les échaudoirs, les fours stérilisateurs pour les pansements et les vêtements des infirmières, tout cela reluit d’un calme éclat dans la belle lumière. Comme nous sommes loin de la pierre grise et morne des anciens bâtiments du siècle dernier affectés aux autres hôpitaux de Paris, Beaujon, la Pitié, Laënnec. Jour d’hôpital, jour de prison, maison de géhenne et de souffrance!
Tout, ici, au contraire, a la clarté, la gaieté rajeunie d’une heureuse convalescence, et, dans les quelques salles que nous traversons, entre deux rangées de lits de femmes couchées, je ne rencontre aucun de ces regards de bête malade que j’ai trop vus ailleurs. Non, mais dans les faces trop blanches, mais reposées, dans les yeux agrandis, mais si clairs, il y a de la gaieté et du sourire, de la reconnaissance pour la grande blouse et le tablier de l’interne qui m’accompagne et qui, pour toutes ces femmes, ne représente pas le bourreau, mais un libérateur.
Mieux, aux murs de certaines salles courent et se déroulent des fresques riantes, des figures de déesses et de fées, allégories consolatrices de la jeunesse et de la santé parmi des paysages de rêve et de soleil; et c’est, peinte par Georges Clairin, toute une théorie de nymphes accueillantes aux longs cheveux criblés de fleurs; un horizon de roches et d’eaux lumineuses les auréole, qui peut être aussi bien la Riviera à Vintimille que l’idéale baie de Naples; puis voici l’harmonieuse composition d’Auguste Lauzet, l’Invitation au voyage, admirée, l’année dernière, dans son atelier de Marseille. Dans une autre salle, des grandes esquisses, où je reconnais les rochers de Capri, me révèlent le pinceau de Dubuffe, et dans un vaste hall converti en atelier, je surprends, à l’état encore d’ébauches, des grandes toiles qui seront demain des fresques de Kœnig et de Ballery-Desfontaine; des galères de songe et des sommeils enlacés de femmes florentines dans des paysages de calanques, toute la poésie de lumière et d’indolence que la Faculté ordonne aux délicats hiverneurs du Midi et qu’un chirurgien psychologue et artiste a tenu à imposer aux yeux avides d’espoir et d’irréalité des lentes convalescences. «Car j’ai voulu (et c’est le docteur Samuel Pozzi qui maintenant me parle) j’ai voulu que mes opérées n’aient devant elles que des spectacles de douceur, de gaieté et de calme; la réalité ici n’est que trop douloureuse; j’ai voulu leur infuser du rêve, d’où cette idée de fresques. On ne parle aux enfants que par l’imagination et les sens, et la femme malade est un enfant; j’ai fait un appel aux artistes, et tous ceux dont vous venez de voir les noms m’ont donné spontanément leur temps et leur talent; mais j’ai fourni les couleurs et les toiles, et cela représente quelque dix milliers de francs... Dépenses inutiles, objecteront certains grincheux; je ne le crois pas. Chez un malade, il n’y a pas que le corps qui souffre; c’est le cerveau et le système nerveux que j’ai voulu soulager et que je soulage avec ces fresques. D’ailleurs, l’idée n’est pas de moi, je n’ai fait que la reprendre à la Renaissance. Vous avez visité l’Italie? Rappelez-vous les Titien, non, les Tintoretto de l’Ospedale à Venise, les faïences d’Urbino de l’hospice à Pistoya, ce sont les plus belles du monde; et les décorations de l’hôpital de Beaune, en France, toutes du Bourguignon, et enfin les beaux Murillo de l’hôpital de Madrid. Ce que la piété catholique a fait jadis pour les malades de la Renaissance, j’ai essayé de le demander à la pitié moderne pour les opérées de nos jours.»
Mardi 7 février.—Roueries de femme. Dans sa loge (la loge d’une des plus belles, d’une des plus en vogue etc). Onze heures; comme elle n’est que du trois, elle est déjà presque rhabillée; somptueuse robe de mousseline de soie blanche brodée d’énormes papillons gris-perle et d’iris bleuâtres sur fond rose changeant. Elle soupe, ce soir comme tous les autres soirs, au Café de Paris, et démaquillée de son fard de théâtre, mais remaquillée pour la ville, elle fait jouer sa taille souple sur ses hanches remuantes en s’étreignant à la ceinture, debout devant sa haute psyché; une amie est là qui l’attend, car le baron est en bas à la sortie des artistes.
—«Mais qu’est-ce que tu as donc là sur le cou, demande l’amie en désignant une tache rouge sur le derme blanc de l’actrice, on dirait un... —Tais-toi, je me suis fait ça avec mon rouge, il est même assez mal réussi, attends.» Et s’emparant de son bâton de raisin, elle travaille et finit artistement l’ecchymose factice. —«Mais tu es folle! tu ne vas pas sortir comme ça? —Tu crois? il est jaloux comme un tigre et je lui demanderai dix mille demain: il faut qu’il croie que c’est de Ritta.» Et avisant une énorme gerbe de lilas semée de grosses roses rouges et jaunes, la gerbe de dix louis de Paul Néron: —«Surtout, prends-la, qu’il la voie bien.» Mais auparavant la jeune femme ôte la carte piquée sur une des tiges, la carte d’un cercleux connu, et la remplace par celle d’une de nos jolies mondaines, la femme d’un grand banquier de Bruxelles (sic).
Mercredi 8 février.—A l’Odéon, les Antibel! les Antibel, quelque chose comme les Héraclides ou les Atrides du Quercy, une famille de paysans tragiques, poursuivie par la vengeance d’une morte, comme jadis les races de rois coupables par la colère des dieux.
M. Pouvillon, qui possède à fond George Sand et son Cladel, s’est également souvenu de Phèdre et a merveilleusement joué de l’inceste dans un nouveau Benoît Le Champi. M. Paul Steck, le dessinateur et le conseil de M. Ginisty, s’est souvenu, lui, bon Provençal, d’Alphonse Daudet et de l’Arlésienne, si bien que ce drame héroïque de paysans Quercynois, se déroule dans le merveilleux paysage de la Sainte-Baume. Ce sont les cimes déchiquetées et bleuâtres du Garlaban et du Baou du Roy, leurs murailles de falaises épiques qui dominent toute l’action sur des ciels tour à tour ocre rouge et de cendre, des ciels savamment mouvementés et dégradés, selon les heures, nuances infinies du paysage où se révèle une science d’éclairage jusqu’alors inconnue à l’Odéon. Il y a aussi de jolies scènes et surtout de jolis groupements de personnages: la lecture de la lettre de Jan par la petite Miette et l’émotion grandissante de l’Ancienne en écoutant la prose de son gars sont d’une sincérité parfaite; le retour du marsouin à la ferme natale, son amour spontané pour sa marâtre éclatant en haine, tout cela est bien gradué et d’un beau mouvement. Au dernier acte, les attitudes de la Jane et de Jan sont réglées de façon à faire songer à l’Angelus de Millet, et il y a de la grandeur dans le geste meurtrier d’Antibel, levant sa faux sur son fils; bref, un parfum d’honnêteté et de passion saine et sauvage court et réconforte à travers cette pièce, malgré qu’elle repose, somme toute, sur un inceste.
Madame Tessandier a bien campé sa figure de l’ancienne, vieille aïeule vindicative qui ne peut admettre près de son fils, veuf, la présence d’une autre femme. Chelles, dans Antibel, a de la vigueur et de la rondeur; Janvier est toujours le paysan idéal, Jan, le Tonkinois incestueux, joue avec un dos trop rond; on le voudrait plus émacié, plus rongé d’amour et de fièvre. M. Dorival devra maigrir. Mademoiselle d’Arcylle, comme physique et comme jeu, m’a rappelé madame Liane de Pougy. C’est la même mièvrerie exquise, mais si peu paysanne. Somme toute, le succès de la soirée en a été la curiosité; on était venu là pour voir comment se tirerait de ce rôle de servante de ferme mademoiselle Cécile Sorel, et l’on a applaudi mademoiselle Sorel!
Car mademoiselle Sorel n’est pas seulement une des plus jolies femmes de Paris, mais c’en est aussi une des plus élégantes; ses robes et ses chapeaux font loi, mieux, son ameublement préoccupe les collectionneurs; son installation de l’avenue des Champs-Elysées est une des plus belles que je sache: le goût le plus sûr, la sélection la plus avisée ont présidé au choix de la tenture et du meuble; c’est du sublimé dix-huitième siècle, un arrangement qu’auraient dirigé à la fois M. Groult et M. Jacques Doucet. La malignité publique a même prêté à mademoiselle Sorel des liaisons gouvernementales sinon princières; la vraisemblance eût voulu, en effet, une favorite dans cette installation digne de la Dubarry ou d’une Pompadour: c’était vous dire avec quelle joie on eût trouvé mauvaise ou simplement maladroite dans son rôle une femme aussi comblée de faveurs.
Déception! Mademoiselle Cécile Sorel a été une actrice. Naturelle, simple, conseillée à miracle, elle a consenti à être une vraie paysanne, et les bras rougis, le visage masqué de hâle, la gorge libre sous la chemise de toile bise, elle a été la faneuse, la sarcleuse d’herbe, la trayeuse de vache et la fille de ferme. Tout Paris en la voyant a pu croire respirer la senteur des foins et l’odeur de l’étable, et mademoiselle Sorel n’a pas créé une ribaude, mais une femme honnête; mieux, mademoiselle Sorel a failli être violée en scène et tout Paris a été volé qui était venu pour assister à ce viol.
Mademoiselle Sorel a plus qu’aucun talent d’actrice; à la scène même, elle demeure spirituelle.
Jeudi 9 février.—A Toulouse, non, pardon, villa Chaptal, à Levallois-Perret, chez Gailhard, dans l’atelier voisin de sa villa mauresque.
Il y a là Gailhard pétrissant la glaise et raffermissant à coups de pouce le muscle d’épaule d’une superbe gaillarde nue, une nymphe tueuse d’aigles d’au moins quatre mètres; il y a là Gheusi du Gaulois, l’auteur de la Cloche du Rhin et des Danses grecques; il y a là mademoiselle Bréval, la Brunehilde de la Valkure et la Hilda de la Burgonde, fier et calme profil de vierge guerrière, et il y a là Badin, le sculpteur de la Fontaine d’or, l’année dernière admirée au Champ de Mars, Badin, le neveu de Gailhard même, en train de modeler un bien curieux bas-relief, toute une descente d’anges longs vêtus de robes traînantes au-dessus d’une Florentine de la Renaissance assise à un orgue; des vitraux et des arceaux de cathédrale jaillissent derrière les anges descendant en spirale, et coloré d’acides, teinté et bruni par des huiles, tout le bas-relief semble baigné dans une lumière diffuse et diaprée de vitrail.
C’est somptueux, mystique et musical, très vénitien, d’une piété élancée et décorative de moine d’Italie.
Gailhard, Gheusi, Badin, et l’on attend à déjeuner Vidal... J’avais bien dit que nous étions à Toulouse; mieux, il n’est question que d’un divertissement de danses grecques, exécuté par Sandrini cet été à Toulouse, devant M. Leygues et les Cadets de Gascogne, lors de la fameuse tournée des Cape de dious, et qu’enthousiasmé, réclame pour une de ses réceptions M. Paul Deschanel! C’est tout le Midi de Joseph Montet qui bouge, le seul Midi dont il faut être, paraît-il, car l’autre n’existe pas; déshonorée par les Italiens et les Levantins, la Riviera et la divine Provence... et moi qui pars demain soir pour Marseille! Ah! ces Cadets! Et le dîner d’Esparbès dont je ne pourrais être! Me permettrait-on seulement d’y assister, à moi qui suis Normand et presque d’outre-Manche. Ah! ces terribles d’Artagnan de Gascogne!
Samedi 18 février.—Galerie Kleinmann, rue de la Victoire, les Bottini, cinquante aquarelles: Bals, Bars, Théâtres, Maisons closes.
Silhouettée d’un trait mince, l’air de frêles découpures sur des fonds d’une somptuosité sourde, c’est toute la flore de Montmartre évoquée et saisie dans ses cadres familiers. Le pinceau d’un artiste, épris de gracilités et de tons chauds, l’a surprise et fixée; et, dans des décors capiteux de couloirs de théâtres et de maisons de filles, au milieu des luisances nickelées de buvettes et de bars, c’est le défilé un peu spectral et aguichant des élégances phtisiques, des chloroses fardées et des pâleurs, et des langueurs d’anémies, l’air de petites bêtes malfaisantes et malades, des petites prostituées de la place Blanche et de la Butte, Bérénice et autres petits calices de fleurs faisandées, pleurées par Jean de Tinan et célébrées par Maurice Barrès.
Ballerines impubères du Foyer de la Danse, figurantes de Music-Hall, gigotteuses salariées du Moulin Rouge, idoles amoureuses de la Souris et du Hanneton, soupeuses et rôdeuses; délicates, anguleuses, effarantes et macabres, invraisemblables de minceur avec de larges yeux dévorés de luxure et des grandes bouches saigneuses de fard, c’est sous le carrick rouge à trois collets, l’énorme feutre empanaché de la noctambule ou dans les grègues bouffantes de la cycliste le charme sûr, mais frelaté, le ragoût de piment et d’odeurs d’hôpital, le baiser au picrate et au phénol de la Dame aux Camélias et du Manchon de Francine, mais tout cela rajeuni dans des cadres d’une brutalité toute moderne par un artiste inquiet et obscur; c’est maladif, cynique et solliciteur. Il y a là des insexuées et de fâcheuses androgynes, des bouches de proie et d’agonie, des morphinées, des éthéromanes et des buveuses d’absinthe, il y a de pauvres petites filles qui n’ont pas mangé de la journée, des pourritures naïves et des ferveurs émaciées de Lesbos, il y a beaucoup de pitié aussi dans tout ce vice, mais il n’y a pas de hideur.
M. Bottini a négligé de portraiturer leurs mères! C’est la boue de Paris, son atmosphère fuligineuse et lourde de miasmes et de gaz qui ont décharné ces jolies nudités blêmes de mangeuses de pommes vertes; il y a aussi de l’élégance innée, de la somptuosité même dans les attitudes et les gestes de ces petites filles de concierges. Leur beauté de cimetière et de théâtre est le crime de Paris, mais elle en est aussi la parure et la fleur. Rats d’Opéra, lys du Rat Mort, pierreuses et diamanteuses, Bottini a silhouetté toutes ces filles-fantômes sur des fonds opulents et sourds allant du rouge de laque au rouge tan, fonds réveillés çà et là de bleus paon et de charme plutôt imaginé que vu dans la réalité, mais d’une tonalité savoureuse et savante. Il a été beaucoup parlé de M. Bottini ces temps-ci, et à propos de lui des noms ont été cités, Goya et Constantin Guys par les uns, Degas et Forain par d’autres. A la vérité, M. Bottini connaît ses maîtres et s’en souvient, mais sa vision est bien personnelle, sa couleur surtout requiert et enchante. J’aime moins son dessin qu’on dirait volontairement lâché et que je crois inexpérimenté, tant il est maladroit; dessin malheureux qui a fait dire à quelqu’un: «Oh! Bottini. Un Goya de Montmartre qui s’inspire de Forain et peint comme un Degas qui dessinerait mal.»
Lundi 20 février.—Faubourg-Saint-Honoré, 233, chez Valgren, Des Buveuses de clair de lune. Malheureusement, l’épithète n’est pas de moi; mais elle s’applique si adéquate à l’élancement fuselé, à la souplesse étirée du rameau et de tige des figurines de Valgren, elle convient si justement à la sorte d’arabesque mystique qu’affectent les longs corps chastes et trop longs, mais si chastement frêles et longs, de ses femmes, que je le risque et le maintiens, ce vocable de poète romantique, Buveuses de clair de lune. Et c’est, en effet, le clair de lune et son philtre argenté de songe et de féerie que boivent, ardemment penchées sur de longs et sveltes calices, ces statuettes elles-mêmes, si sveltes et si longues, qu’on dirait d’étranges filles-fleurs. Moirées d’inquiétantes patines, comme baignées de reflets d’eau glauque et plus loin de reflets de lune morte, dans quelle matière inconnue vivent-elles de leur vie dolente et chimérique, dans du bronze, de l’argent terni ou de la cire peinte? On ne sait. La fluidité de leurs corps allicie et déconcerte, les cheveux coulent comme de l’eau, comme de l’eau choient leurs épaules et fluent leurs hanches fines, c’est une coulée d’eau que leur robe qui traîne et, dressée dans un élan de ferveur, toute leur grâce mélancolique et pure fond et se dissout dans l’écume d’un flot, le floconnement d’une brume!
Ce sont des nixes, ce sont des elfes, ce sont des fées, mais ce sont aussi des femmes, car ce sont des symboles de désir, de regrets, d’abandons et d’attirances; ce sont aussi des Rêves, des Désespoirs, de l’Angoisse et de la Douleur.
Elles boivent du clair de lune et nous en abreuvent, car leur attitude, ici brisée et attristée, plus loin gracieusement adorante, nous verse l’ivresse de la Beauté en nous en communiquant la joie, la fièvre et aussi le frisson. Elles nous en donnent la nostalgie; la nostalgie, fille des illusions de l’Amour et de l’Art, et ce sont des contes d’Andersen, et ce sont aussi de brumeuses légendes du vieux Rhin qui revivent pour moi dans les poses simples et voulues de ces femmes; un coin d’enfance et de rêves danois fleurit dans cet atelier de sculpteur-poète et d’artiste visionnaire, qu’est le Finlandais Valgren.
Vendredi 24 février.—Marseille!... du soleil, mais un petit froid vif, comme un motif aigu de fifre, dans l’allégresse ensoleillée de la symphonie d’odeurs et de couleurs du marché aux fleurs des Allées (Prononcez les Allllées!), les Allées de Meilhan, leurs allées, d’où le vieux port apparaît dans une brusque traînée de lumière, aquarelle fauve et dorée, gouachée de terre de sienne et d’ocre, entre les devantures de la Cannebière et son prodigieux mouvement; la Cannebière, le légitime orgueil de tout Marseillais. Il fleure la jonquille et la violette, le marché aux fleurs des Allées, mais discrètement, froidement; les marchandes et leurs gerbes de roses thé grelottent; les fleuristes ont la pâleur mate et délicate de leurs fleurs, mais les mimosas égrènent une si belle clarté d’or: printemps du Midi, printemps menteur.
Sous les platanes, les flâneurs des Chartreux et les nervi du Course font les cent pas, gouaillent, se croisent et s’accostent; la nomination du nouveau Président met tout le Midi en joie: M. Loubet est de Montélimar, c’est le nougat national, c’est surtout un enfant du pays, un Provençaou, té, comme toi et moi... Et Marius et Baptistin s’en félicitent avec des étreintes comme pour une lutte, des bras passés autour du cou, des accolades et des bourrades: «Hé! mon bon, c’est la bonne affaire; nous l’avons, té, le gars Loubet!»
Samedi 25 février.—Marseille: un hôtel de la rue Tubaneau, une des rues chaudes avoisinant le cours Belzunce; croquis de trois fenêtres pris de l’étal en plein vent d’un vendeur d’oursins et praires... Onze heures du matin...
Première fenêtre: Un Arabe en burnous s’y profile, visage de patriarche pensif; attentivement penché sur un vieux soulier, il en rapetasse la semelle, les doigts noirs de poix, et tape et coud et cloue; barbu, blanc et chenu, on dirait quelque ancestral Eliézer; dans une cage suspendue en dehors, un merle gai siffle et sautille.
Seconde fenêtre. Deux Marseillais en bras de chemise, les reins sanglés de la tayolle, deux nervi, je le jurerais, s’y font la barbe devant un morceau de miroir; couple faraud, jovial et désinvolte, dont l’un savonne et l’autre rase les joues de son compagnon!... La troisième croisée, enfin: Une hallucinante figure assise y sirote une tasse de chocolat, un cabotin ou une vieille femme: engoncé dans un plaid, coiffé d’un capulet rouge, à la fois funambulesque et dantesque, est-ce un cardinal en voyage ou une vieille comtesse de Die! tête hoffmanesque qui fait songer à la fois à un prince de l’Eglise et à quelque vecchia strega (vieille sorcière).
A la porte, deux marins, deux navigateurs lutinent une fillasse en cheveux, solide et brune; heureux trio qui ne se dérange même pas devant le bagage que descend le garçon d’hôtel! Un voyageur en capa noire doublée de velours rouge suit le bagage, le sâr Peladan ou un hidalgo.
Au milieu de la rue un portefaix du port pilote trois Indous enturbannés de blanc et long gaînés de toile noire. A dix pas, le course bruit et grouille.
O Marseille, porte de l’Orient et palette de sensations et de couleurs!
Mardi 1er mars.—Nice. —La baronne de Rhaden, l’écuyère du Nouveau-Cirque, la souple et svelte baronne de Rhaden, nerveuse comme un cheval de race, et si pâle, si pâle, si étrangement pâle sous ses cheveux si blonds, tels une fumée d’or. Une légende tragique la précédait à Paris, où ses débuts affolèrent à la fois les clubs, les écuries, les boudoirs; il y avait, disait-on, du sang à l’ourlet de sa robe, la robe d’amazone qui la gaînait à la fois si délicate et si fièrement droite. Femme d’un officier hongrois, le baron de Rhaden, des hommes s’étaient tués pour elle, et belle d’une beauté décevante et froide, belle de l’impérieuse beauté de la neige qui ne fond pas, elle apportait avec elle, toute passionnante et trouble, une atmosphère de drames, de suicides et de duels! Tout Paris hennit, cabré de désir, à cette odeur de femme et de mort: René Maizeroy fanatique écrivit pour elle un bloc-note où il la comparait à une héroïne de d’Aurévilly, et en effet cette centauresse aux yeux clairs et au profil si calme faisait songer à l’impassible et terrible amoureuse du Bonheur dans le crime: tous les sensitifs, tous les friands de littérature et d’émotions fines se plurent à rêver des Diaboliques devant cette écuyère titrée et mariée qui, d’un coup de sa petite main gantée de peau de chien, quitte à les renverser après sur la piste, faisait si dextrement prendre le mors aux dents et aux hommes et à son cheval; et puis, la baronne venait de si loin!!
La baronne de Rhaden... je la retrouve ici au programme d’une troupe italienne au Cirque de Nice, et j’ai l’impression d’une déchéance: la baronne de Rhaden au Cirque de la rue Pastorelli... Une curiosité néanmoins m’y fait entrer, dans ce cirque; l’écuyère tragique était encore si jolie il y a cinq ans, la dernière fois que je la vis..., la baronne hongroise est encore svelte et souple, mais le masque s’est virilisé, durci, elle manie toujours merveilleusement sa bête au milieu d’un corps de ballet travesti en écuyers, culotte blanche et habit rouge, et je regrette le plastron immaculé et l’habit noir de M. Loyal.
Mon idole d’antan m’apparut ici amoindrie, diminuée. Nice, ville cosmopolite et rastaquouère, démode et démonétise, il me semble, les talents et les femmes; c’est par excellence la ville refuge des santés compromises, des réputations avariées, des talents finis, des tares et des suprêmes avatars; toutes les déchéances y viennent prolonger au soleil factice une agonie dont on ne veut plus ailleurs, et autant, par exemple, le nom de la baronne Rhaden m’attriste et me gêne sur cette affiche de la rue Pastorelli, autant j’admets et comprends au programme du Casino le nom de madame Tarquini d’Or.
Mercredi 2 mars.—Fleurs de Nice, autre épave. Onze heures du soir, dans un bar des Anglais de la place Masséna, bodega ou posada selon qu’y miaule entre dix et onze un orchestre de bar-maid irlandaises ou de guitaristes espagnols. Quatre Napolitains tourmentent des mandolines dans celui où nous sommes attardés, ce soir: au comptoir, juchés sur les hauts tabourets, cinq ou six dégusteurs de cocktail, figures louches de croupiers de cercle ou des bookmakers...: un petit Italien assez joli, quinze ans à peine, se déhanche, mime une tarentelle... Entrent deux femmes, deux rôdeuses en quête du monsieur de la nuit, le visage plâtreux, reculé entre des bandeaux crêpés et bouffants, comme au fond d’un manchon d’astrakan noir: volumineux mantelet de velours à la mode de l’an dernier, épaisse voilette rabattue sur les yeux, l’air de bêtes nocturnes et malfaisantes avec leur face de morte et leur rictus saigneux de fard...
L’une d’elles vient à nous, se nomme et nous interpelle, la baronne Chipola. C’est elle et sa grâce simiesque, son visage allongé et son sourire aigu de gitane; la baronne Chipola a un œil au beurre noir; n’importe, elle s’installe, et avec des cajoleries, des minauderies et des boniments de romanichel en parade, c’est la fatale bouteille de champagne et les fâcheuses cigarettes du khédive, quatre francs le paquet, qu’elle nous extirpe d’abord; suit le vulgaire tapage du louis prévu, réduit par nous à un louis de voyageurs, les dix francs qu’on ne refuse pas à la fille en dèche. «J’ai tout perdu à Monte-Carlo, j’ai joué sur le 17 plein et c’est le 11 qui est sorti, c’est bien ma veine... Je touche trois mille demain, mon amant m’a télégraphié ce soir. Venez-vous souper au London House. C’est moi qui vous invite, j’y loge, j’y suis descendue, parole d’honneur... Allez demain à Monte-Carlo... Vous verrez, j’y fais sauter la banque, cette fois j’ai une martingale.»
Nous déclinons ses offres et évinçons la dame. A peine dehors: —«Monte-Carlo, nous tuyaute un Niçois qui nous accompagne, elle se gardera bien de s’y risquer, on l’a expulsée des salles, la principauté lui est interdite, elle y a vécu deux mois sans mettre un sou en banque, rien qu’en faisant le tour des tables, les jetons lui sautaient dans les poches, oh! une dextérité de main... pas sa pareille pour étouffer les orphelins, madame—la Mort aux gosses, quoi, ou Gare aux poches, le phylloxéra des joueurs.»
Vendredi 4 mars.—Nice. —Le Phare du Littoral, hier très tard dans la soirée, m’a appris la triste nouvelle.
Le Journal reçu ce matin me la confirme, endeuillé d’un encadrement noir: Fernand Xau est mort, Fernand Xau, qui fut le créateur et l’âme même de ce Journal, Fernand Xau, à qui nous devons tous dans la littérature l’exceptionnelle situation faite à la plupart d’entre nous dans un journalisme avant lui hostile et fermé aux artistes de rêve et d’imagination. J’ai télégraphié à Grasse la veille, dès le douloureux événement, appris très tard dans la nuit, et j’attends la réponse à ma dépêche, la réponse qui m’autorise à aller là-bas, à la maison mortuaire.
Grasse, Fernand Xau! et voilà que dans mon souvenir s’évoque et se précise, visions de calme et de chaleur, le doux paysage ensoleillé au milieu duquel je trouvais Xau, installé à peu près à pareille époque, l’année dernière, dans sa villa des Quatre-Chemins. Ancien mas provençal perdu dans un repli de terrain avec à l’horizon les hautes montagnes de Grasse, chaud cagnard du pays du soleil à l’abri de la brise de mer et des vents, comme il fleurait bon la lavande, le thym et la menthe sauvage, le cher abri trouvé par Xau pour y rétablir, il l’espérait du moins, une santé irréparablement détruite! et, si atteint qu’il fût par son mal, si maigre qu’il fût devenu avec sa voix changée, ses joues creuses et sa mine défaite, nous voulions nous faire illusion et espérer avec lui... Il y avait de telles ressources de volonté, une si tenace et si belle énergie dans ce Breton obstiné et trapu, et je le revois me faisant gaiement les honneurs de sa retraite de convalescent, admirant et me faisant admirer les cinq hectares d’oliviers, verger biblique aux troncs noueux et tordus s’étendant tout à l’entour de l’habitation, le jardin fleuri d’iris, le puits moussu dans la courette et la gloriette et la tonnelle. Et madame Xau nous suivait, dévouement attentif et ferveur touchante désormais attachés à une ombre. Et c’est à ce dévouement et à cette douleur que vont aujourd’hui mes pensées, car, avec une précision cruelle, je me souviens aujourd’hui d’une phrase échappée à madame Xau dans ce calme et somnolent décor d’oliviers et de soleil, phrase typique et dont la joie confiante, ce jour-là, me fit peur: «Je voudrais toujours demeurer ici, jamais je ne me suis sentie si heureuse!»
Et ce télégramme qui n’arrive pas! De toute façon je ne pourrais pas partir avant cinq heures. Nice aujourd’hui m’étouffe! et c’est sur le Montboron, dans les pinèdes et les pierrailles, que je rôde et cherche à tromper l’angoisse d’attendre qui m’oppresse, le Montboron, dont la masse énorme menace en promontoire, entre le port de Nice et de la baie de Villefranche... Oh! le merveilleux panorama qui s’offre de ces hauteurs! Ce sont des lieues et des lieues de mer et de montagnes qui se déroulent à l’infini dans le bleu du ciel et le bleu du large.
Ici c’est le miroir uni du petit port de Nice, la baie des Anges, et alors, dans des lointains qui se violacent, la pointe d’Antibes, la courbe du golfe Juan et jusqu’aux cimes vaporeuses de l’Estérel, au delà de Cannes; de l’autre côté, c’est le bassin clair et profond de Villefranche, propice aux escadres, la petite ville bâtie en amphithéâtre, la pointe Saint-Jean, chère aux pêcheurs, et au delà, dans des brumes lumineuses de nacre bleuissante, les contreforts ruineux et déchiquetés des Alpes, depuis Beaulieu jusqu’au Carnier, les sommets d’Eze et de la Turbie avec Monte-Carlo au ras de la ligne des flots, là-bas, là bas...; paysages de golfes et de promontoires, visions de roches et d’eau, d’azur et de lumière qui me rappellent la splendeur ensoleillée des rivages de Sicile, et voilà qu’au détour d’un sentier de pierrailles, entre des verdures grises de genévriers, s’échelonne un troupeau de chèvres; un petit berger aux jambes enveloppées de toison de brebis les conduit; c’est l’accoutrement même des montagnards de Taormina. Svelte et brun, musclé et agile, c’est avec ses cheveux crépus et ses larges yeux humides, silhouette et profil, un vrai pâtre sicilien; il flotte ici un parfum de la Grande Grèce...
Quelle douceur de vivre dans ce paysage antique, et je songe à la phrase entendue l’an dernier, dans le verger fleuri d’iris de Grasse, à l’ombre dentelée d’idylliques oliviers: «Jamais je ne me suis sentie si heureuse, je voudrais toujours demeurer ici.»
Dimanche 5 mars.—La Turbie, à l’Eden Hôtel. Les costumes de Messaline. C’est madame Héglon qui m’en fait les honneurs: madame Héglon, l’incomparable Dalila de Samson, la Hilda de la Cloche du Rhin, la remarquable et remarquée Pyrrha de la Burgonde, la divine Astarté de l’Opéra de Xavier Leroux, que nous applaudirons l’an prochain.
Madame Héglon est ici à la Riviera, où elle va créer la Messaline d’Isidore de Lara. Entre Bouvet et Tamagno, personnifiant deux frères ennemis, elle incarnera l’ardente et l’insatiable impératrice, lassata, sed non satiata, de Suétone et de Juvénal.
Créature de luxure et de perdition, MM. Armand Silvestre et Eugène Morand, ont, paraît-il, transformé en amoureuse, avide d’inconnu, cette grande figure libertine de la décadence romaine et, dans leur livret, les caprices effrénés de l’Augusta se réduisent à une passade avec un poète des rues et une nuit d’amour avec un gladiateur. Après une Nuit de Cléopâtre, c’est bien plutôt une journée que la vie de l’héroïque débauchée, un épisode, que l’histoire de l’impératrice; mais ne soyons pas indiscrets, la future interprète se repent déjà d’en avoir trop dit et je dois me borner à raconter ce qu’on me montre: les merveilleuses tuniques et les splendides manteaux (on les dirait peints par Alma Tadema) dans lesquels se draperont tour à tour la grâce impérieuse et l’ardeur lascive de la femme de Claude.
C’est d’abord la robe safran du premier acte, une transparente étoffe orange, toute constellée de rosaces d’or, la robe de Messaline dans son palais; de hautes arabesques marron clair, en broderie, en forment la bordure; un immense manteau mandarine complète le costume; c’est orageux et chaud de couleur, comme un soir de vendanges de la campagne de Naples. Puis, voici la robe de Suburre, la tunique de Lyscisca la courtisane; une avalanche de fleurs brodées sur un tissu qu’on dirait de nacre, où transparaîtra la nudité de la prostituée, et le manteau bleu, couleur de nuit, d’un bleu qui sombre et se dégrade et dont s’encapuchonnera Messaline à la façon d’un Tanagra pour pénétrer dans le bouge. De larges iris, mauves, jaunes et violets, et d’éclatants pavots couronneront alors le front de Messaline, et c’est bien l’impériale et enivrante courtisane de Suburre, que j’évoque sous cette pluie de gaze et de pétales, en regardant madame Héglon en train de déployer maintenant, sous mes yeux, la splendeur rouge de son manteau d’impératrice à l’acte du cirque.
Dehors, c’est la nuit et la Méditerranée, dont on entend râler dans les ténèbres la plainte douce et monotone; toute la Turbie est endormie, quel silence! Le train, qui me ramènera à Nice, ne passe que dans une heure; je sens autour de nous la solitude hautaine de la montagne et il me plaît que la tragédienne lyrique, qui porte si bien son beau nom d’Héglon, ait choisi pour séjour, au lieu de Nice ou de Monte-Carlo, ce promontoire de roches et de cimes ardues, où le Dante exilé erra, il y a trois siècles: la Turbie, jadis refuge d’aigle, aujourd’hui nid d’aiglonne, en face de la mer.
Lundi 6 mars.—Une lettre de Paris. Fragment: «Je ne vous raconterai pas le Lys rouge, vous l’avez lu, restez-en là. Du poète Choulette, personnage exquis dans le roman, il ne reste rien dans la pièce; Réjane y arbore une robe surprenante, qu’on dirait rêvée par Sarah, tant elle la fait nue et cependant voilée. Est-ce de la soie peinte ou du tulle imprimé? on ne sait. C’est jaune, c’est rose, c’est chatoyant surtout, avec des fleurs qui se dégradent et se foncent partout où l’étoffe plaque, et je vous jure qu’elle plaque cette robe-là, mon cher; quand Réjane s’asseoit, on voit la nacre des genoux sous la robe.
»Il y a aussi le décor de Fiesole, vaporeux, lumineux, bleuâtre, avec des clochers à l’horizon et, à la cantonade, des cloches qui tintent; des sons filés se répandent, puis s’éteignent. C’est voluptueux comme une page d’Annunzio et mélancolique comme un vers de Rodenbach; c’est surtout de l’Anatole France. Le malheur est que madame de Bécassinet est toujours dans la salle et, quand on songe que la délicieuse héroïne de ce Lys rouge a été écrite d’après les yeux de hibou de cette dondon, prétentieuse et boulotte, rouge comme une tomate et haute comme une botte, on ne sait si l’on doit déplorer ou envier l’imagination des poètes. Moi, la présence de cette Polymnie me coupe tout mon enthousiasme et Dieu sait si j’aime Anatole. Réjane a beau être charmante, la grâce de l’interprète ne peut faire oublier la hideur de l’original.
»Il y a aussi l’exposition de Vogler, chez Vollard, rue Laffitte. Avez-vous une opinion sur ce peintre? Moi, il me paraît tout à fait supérieur. Il rend comme personne l’atmosphère humide. Il y a de lui trente-sept toiles dont une douzaine d’effets de neige tout à fait délicieux. La neige par un temps sec avec un ciel d’un bleu pur, tendre, fin, un ciel de porcelaine de Sèvres et les terrains ouatés de blancheurs des petites maisons tapies au fond d’un vallon cotonneux. Il y a aussi de la neige par le dégel, de grands arbres roux sous un ciel tout sale et des ombres violettes, de grandes traînées de bleu qui se violace, qui font des trous dans le givre. C’est d’un impressionnisme moins exaspéré que Monet, moins sec que Pissarro, solide tout de même; une peinture plantureuse qui se rapprocherait plutôt de Manet avec une palette où le bleu remplacerait les anciens bitumes. Il y a aussi un effet de brouillard sur la Seine et un effet de pluie en pleins champs dont je ne vous dis que ça. L’eau qui tombe cache la moitié du paysage, tandis que des gris très fins enveloppent la partie visible d’une lumière argentée et diffuse. C’est à en avoir la nostalgie de la pluie.
»Vous avez aussi manqué la fête foraine du boulevard Diderot. Imaginez-vous qu’on a eu l’idée de faire tourner des chevaux de bois à l’emplacement même de Mazas. En passant près de la gare de Vincennes, j’ai lu sur des grandes pancartes ces mots suggestifs: Fête à Mazas...
»J’ai été voir: à la lueur de lampes Popp, un grand terrain jonché de gravats avec, tout autour, des matériaux de démolitions et de hautes palissades. C’est là que campent les banquistes. Pas mal s’y firent des cheveux blancs derrière de hautes murailles. Peu nombreux, les banquistes. De grands espaces vides séparent les baraques, tels de vastes carrefours noirs coupés de lumières blafardes; tout cela est pauvre et sordide. Des fillasses empaquetées de maillots rose vif gigottent sur des tréteaux; deux dromadaires dépaysés promènent un regard morne sur des groupes de badauds en casquettes. Quelle variété de casquettes! Elles s’ornent de rouflaquettes, coiffent des faces émaciées et chafouines, de gros visages papelards et des bajoues livides; têtes de gosses ou de souteneurs déjà mûrs, toutes sont glabres, du glabre des pensionnaires des maisons centrales. Fête à Mazas! Attraction pour les chevaux de retour, joie de baguenauder en liberté où l’on vécut à l’ombre d’interminables heures qui s’appelaient des plombes. Evidemment, nombre de ces badauds ont connu un Mazas moins gai. Quelques messieurs bien mis dans cette foule, attirés, eux aussi, par des souvenirs personnels? Chi lo sa. Peut-être étaient-ils des illustres fournées qui firent de Mazas un endroit très parisien pendant les temps difficiles célébrés par Forain dans le Doux pays!
»Aux Français, l’Othello d’Aicard intéresse surtout les deux Mounet qui y rugissent, moins bien que Tamagno pourtant; aux Funambules, porte close. L’établissement est fermé pour cause d’insuffisance de recette. L’Enlizement a enlizé le succès. Liane auteur a tué son théâtricule. Il faut toujours tuer quelque chose; elle avait mieux réussi son suicide. Le public n’a pas du tout mordu à la littérature de la jolie femme. Ses sourires demeurent ses œuvres les plus éloquentes.»
Mardi 21 mars.—Monte-Carlo. —La première de Messaline; ce qu’ils en pensent, ce qu’ils en disent, huit heures et demie dans l’atrium. Deux sorties de bal en tulle pailleté et semé de fleurs; l’une, en tulle gris cendre, garniture de plumes et d’acacia rose, l’autre, en tulle jonquille, broderies d’argent, semis de violettes de Parme; chapeaux catapultueux. Deux smokings fleuris d’œillets blancs les accompagnent. Ils et Elles viennent de se casser le nez à la porte. Le spectacle est commencé, les ordres émanés du palais sont obéis à la lettre; on n’entre pas pendant la représentation: les huissiers sont inflexibles; fureur des deux sorties de bal qu’essaient en vain de calmer les smokings:
«Alors, nous n’entrerons qu’au second acte? —Apparemment. —Et nous allons faire l’atrium comme des grues? —Nous ne sommes pourtant pas à Bayreuth! —Il paraît que si. Vous savez que l’orchestre est invisible, en contre-bas de la scène, comme là-bas. —Alors, ce monsieur se prend pour Wagner.... le Bayreuth des rastas...?»
Une demi-heure après, le quatuor une fois installé aux fauteuils: —«Il y a une très belle salle. —Tout Cannes et tout Monte-Carlo. —Oh! cette jolie femme, là-bas, quelles épaules! —Et quel corsage, Blanche Thyl. —Cette barbe blonde auprès d’elle. —Le Doyen. —Oh! mes ovaires, racontez-moi le premier acte. —Oh! ça, non, vous le lirez demain. —Le décor, bien? —Oui, mais pour moi, il n’y en a qu’un de vraiment réussi, celui du quatrième: la loge impériale, de Lavastre; les autres sont terriblement italiens. —On dit Héglon superbe. —Au quatrième surtout. —Alors, la pièce commence au quatrième? —Je ne vous dis plus rien, vous êtes insupportable. —Chut, voici le rideau.»
La toile se lève sur l’acte de Suburre: «Oh! c’est parfait, comme ça grouille, comme ça remue! Mais il est délicieux, ce décor,—un peu celui de la Martyre. —Oui, mais bien mieux mis en scène; on voit que Morand a passé par là. —Et l’imprévu des costumes! Charmantes, les deux petites courtisanes montées sur la table. Et comme c’est éclairé. —J’aime moins la citharède aveugle.
—Cette femme drapée de bleu? —Héglon, Messaline, vous allez la revoir. —Ah! Bouvet.
—Déjà! —Quelle adorable voix! Mais cette «nuit d’amour, répands sur moi, répands ton onde» est du bon Gounod, ou je n’ai pas de mémoire. —C’est comme le refrain de la bacchanale! j’ai entendu cela sur les quais de Naples: c’est une chanson du basso porto. —A Messaline, maintenant. —Est-elle bien drapée! un Tanagra. —Et l’idée de cette résille d’or posée comme un masque! Est-elle assez goule avec cette face métallique et figée, où les deux yeux vivent seulement. —Elle a bien dit son invocation. —Oh! attention, vous allez rire: c’est l’entrée de Myrrhon.
—L’air est joli, mais Soulacroix et sa couronne de roses. —Ce gros homme glabre entre ces deux jolies filles, on dirait leur mère! —Et il va rebisser le morceau; raccroche-t-il assez son public! —Moi, je le trouve très barrière de l’Ecole. —Oui, très Suburre. —Ah! l’entrée d’Hélion:
La voix claironnante de Tamagno éclate et tonitrue; stupeur sur la scène et stupeur dans la salle; puis, tous les étrangers de l’assistance s’effondrent en applaudissements: —Vous aimez cette voix-là, vous? —Oui, comme phénomène, ça me fait l’effet d’un exercice de force, d’un acrobate introduit dans une comédie. —Moi, c’est plus fort que ma volonté, je crois entendre une sonnerie de régiment, et j’ai envie d’aller chercher ma gamelle. —Une gamelle de dix mille francs. Et le débinage continue, d’autant plus féroce qu’aucun de ces quatre délicats et délicates n’ont payé leur place au bureau; fauteuils de faveur, fauteuils de dénigrement.
Vendredi 24 mars.—Une Lettre de Paris (fragment): «Et vous n’aurez pas vu Sarah dans Dalila! D’un rôle vide et démodé, elle avait fait merveille. Avez-vous remarqué le goût des acteurs de talent pour les pièces bêtes? Ils peuvent mettre du leur autour, mieux, ils font la pièce! Nous avons donc revu la femme fatale, mangeuse d’hommes, Sapho d’un grand monde de paravent, sirène du second Empire à qui le jeune premier poitrinaire dit à certain moment: «Vous êtes, ce soir, belle et froide comme une bacchante au repos.» Tout cela datait comme un tableau de Winterhalter, corsages à la Berthe et crinolines, ce temps où tout poète devait être élégiaque et phtisique, où la pâleur seule était intéressante, où celles enfin, que nous appelons les grandes amoureuses, étaient des monstres de perversité parce qu’elles attelaient à trois ou quatre! Pauvres petites chattes! on les canoniserait, maintenant.
»Je parle à l’imparfait, car naturellement Dalila a déjà cessé de vivre, la pièce n’a pas tenu l’affiche.
»Sarah, ensorceleuse de poète, y apparaissait pourtant dans un étonnant costume, une de ces robes dont elle a le secret: fourreau de satin blanc brodé de larges fleurs dans le bas, épaules nues, rivières de diamants en épaulettes et deux écharpes! et quelles écharpes! l’une, de soie légère vert Nil autour des reins, les deux pans en retombée sur le devant de la robe; l’autre, de gaze jaune serin, comme glissée du cou sur les bras et s’arrondissant sur la croupe en schall.
»L’éloquence que Sarah prêtait à ces écharpes, vous la devinez! Tantôt roulées en corde, tantôt déployées comme des ailes, elles étaient le soulignement de chaque attitude, elles s’envolaient au bout d’un bras, se ramenaient d’un geste frileux sur les épaules pour se rejeter en arrière, coudes au corps, en accompagnant la dignité ressaisie! C’était puéril et charmant. Mais, c’était et c’est toujours notre Sarah de divines attitudes. Et la coiffure en boucles à l’enfant avec une grappe de glycine rose en oreille de chien sur l’oreille! Que n’avez-vous vu cela, mon cher! Un portrait de Devéria, non, un père Stevens de la bonne époque, Dalila, Sarah!
»Magnier était bien un peu musclé pour un jeune poète poitrinaire, le Monsieur aux Camélias; j’aurais préféré de Max; mais il réalisait assez bien le type du pseudo-tzigane aimé d’une princesse; Dalila l’enivrait de luxe et des parfums d’Orient de ses mouchoirs.
»Il y avait beaucoup de mouchoirs dans cette pièce, celui que trouvait le poète musicien dans un bosquet, celui aux parfums d’Asie, celui enfin où il crachait ses poumons et qu’il apportait, trempé de sang à la princesse, pour l’attendrir.
—»Tous les poètes crachent le sang, lui répondait Dalila. L’amour littéraire était gai sous l’Empire.
»Il y avait encore un dernier tableau: un merveilleux clair de lune sur la mer avec des arbres et des ruines au premier plan, un Carle Vernet. Il y passait une berline noire traînée par des chevaux noirs, emportant le cadavre de la jeune fiancée morte d’avoir été délaissée... la gracieuse Thomsen, tout à fait exquise de naturel... Malheureusement, malgré tant de grâces et tant d’écharpes, le public a résisté à cette berline, à Carle Vernet et à tous ces mouchoirs: c’était tout à fait un livret pour Raynaldo Hahn.»
Dimanche 16 avril.—Paris, le retour. Un Paris noyé dans une petite pluie fine, un ciel couleur d’ardoise, d’un gris très doux, la joie de retrouver les quais, les tours de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle, et les silhouettes aimées du vieux Paris.
Paris, la vieille pierre y a des tons fins et pourtant profonds, inconnus sous les ciels crus du Midi; là-bas, tout est fauve et safrané, de Vintimille à Marseille; ici, c’est un bleu très tendre qui dort sous tous les gris; et puis, les jolies verdures pâles pareilles à des fumées qui flottent aux bords de la Seine.
Mais déjà l’enchantement cesse: c’est l’affreuse trouée de la Cour des Comptes, où s’élèvent déjà les bâtiments neufs de la gare d’Orléans, c’est tout ce coin de quai veuf de ses beaux ombrages et la blancheur morne d’énormes blocs de pierre sur l’emplacement de la petite forêt vierge jaillie des ruines d’un palais. Le fiacre roule toujours, et voilà que je retrouve de moins en moins mon Paris à mesure que j’avance: deux mois l’ont-ils pu changer à ce point?
Voici la masse énorme, toute en hautes colonnades, du nouveau Palais de l’Industrie, au milieu des Champs-Elysées, puis, la seule arche droite et massive du pont Alexandre; elle enjambe tout le fleuve et obstrue une perspective que je ne reconnais plus; le Trocadéro en paraît tout enfoncé dans la Seine; on a gâché le Cours-la-Reine! Que de tranchées! que de palissades! des baraquements s’y élèvent déjà: tout grillagé de vert, c’est le théâtre des Bonshommes Guillaume; puis, ces clochetons, ces pignons, ces tourelles, pans coupés et fenêtres à meneaux, la rangée de vieux logis moyenâgeux qu’on me dit être le Vieux Paris; logis encore plâtreux d’un blanc triste et froid sur ces bords de Seine; plus loin, c’est le jardin du Trocadéro, déjà bouleversé, le jardin du Trocadéro où l’on creuse et où l’on pioche, où l’on détruit et où l’on bâtit: Section de l’Inde française, l’Andalousie au temps des Maures. Une armée d’architectes et de démolisseurs s’est donc abattue sur la ville; jamais on n’en a si profondément fouillé et remué les entrailles; on sent l’influenza embusquée et tapie dans toutes ces fosses et tous ces trous.
L’Influenza, fille de l’Exposition, devant tous ces terrains saccagés, je ne m’étonne plus qu’elle soit si pernicieuse.
Même jour, onze heures du soir. Aux Folies-Bergère, Labounskaya dans ses danses, mademoiselle de Labounskaya, étoile russe au ciel de l’Alliance et comète historique a, pour nous, l’attrait d’un passé presque politique. C’est la Lola Montès d’un pays plus lointain que la Bavière et pourtant moralement plus près de nous, immoralement aussi; les danses et les danseuses ont toujours joué un grand rôle en Russie; il y a un an, les annales humoristiques des Romanoff nous étaient révélées dans un livre piquant: Sur les Pointes, qui restera une des œuvres les plus curieuses de ce temps.
Mademoiselle de Labounskaya danse-t-elle? c’est un mystère à éclaircir.
Cette longue mante de satin changeant dans laquelle elle se cambre, se renverse et se livre, et puis, qu’elle traîne et déploie ensuite en drapeau derrière elle; ses attitudes abandonnées et toujours ce corps en offrande, tout cela constitue-t-il une danse? En Russie, peut-être, mais en France, assurément pas, même aux Folies-Bergère. Mais, quelle tumultueuse robe mademoiselle de Labounskaya a ce soir, machinée comme les dessous d’un théâtre, avec ce devant fendu en triangle sur le ventre et la rondeur des cuisses apparue dans des écartements de gaze, telle à une lucarne d’idéal... une robe d’une transparence argentée soulignée par d’aguichantes jarretières de velours noir, une robe que l’on dirait signée Félicien Rops, tant elle est d’un goût obscène et tentateur; impossible d’aller plus loin dans le canaille et le joli.
Un danseur, tout de blanc vêtu, pirouettant et maniéré avec, sur l’abdomen, un énorme nœud de satin rose, complète cet ensemble; il a le costume du roi de Rome, ce danseur, et s’appelle Maxagora... de Max angora, chuchote-t-on dans la salle.
Mardi 18 avril.—Galerie Georges Petit, rue de Sèze, aux Pastellistes. Aman-Jean, Léandre, Helleu, Lévy-Dhurmer, je ne veux retenir que ces quatre noms, sans prétention de faire là une critique ou décerner des couronnes; c’est à ces quatre peintres que je vais, impressionné, attiré par l’ensemble de leur envoi sans même avoir consulté le catalogue, requis par la qualité de la vision.
Oh! la merveilleuse Mère France qu’expose cette année Léandre sous le titre de Romance, quelle vérité et quelle ironie dans cette grosse mafflue pinçant de la guitare, quelle mesure dans l’exagération, quel tact dans la déformation, qui d’un portrait fait un symbole, et quelle fraîcheur, et quel éclat dans la couleur! A côté, un mélancolique et calme paysage, une gentilhommière se reflétant dans l’eau, une eau bleue déjà sombre de crépuscule, a le charme apaisé d’un vers de Francis Jammes.
Helleu envoie d’élégants et fins portraits de femmes et toute une étude d’hortensias: femmes et fleurs sont peintes dans des gris fauves et atténués sur des fonds d’une sobriété voulue et un peu sèche, qui met dans un étrange relief la hardiesse du dessin: encore un peu, cela serait macabre; toute la maigreur est accusée dans ces sveltes Parisiennes. Peinture d’artiste et affinée, presque maladive de recherche tant l’impression en est volontaire; on dirait que le squelette, le troublant squelette adoré des décadences apparaît dans la femme comme dans la fleur.
Helleu est décidément le peintre des Avrils frileux et des fragiles automnes, ses hortensias hallucinent comme des spectres, ses femmes ont le charme élégant et précis des bois dépouillés par l’hiver. De Lévy-Dhurmer, un masque de Paul Ollendorff.
Aman-Jean, lui, a consenti à sortir de ses limbes ses ondoyantes et vivantes figures de femmes; ses portraits, même les plus modernes, semblaient jusqu’ici peints derrière la trame obscure des siècles. Jusqu’ici, il avait tissé de merveilleuses tapisseries; cette fois, il a rompu le canevas qui tenait captives les têtes de ses portraits, il en a éclairé la pénombre, et du mystère archaïque, mystère un peu enfantin en somme, il a fait dans un éclairage violent, osé et tout ensemble exquis, de vraies chairs et de vraies chevelures, des yeux d’eau et des bouches en fleurs.
Besnard continue à éclairer ses figures à l’intérieur comme des lanternes vénitiennes, Besnard père, entendons-nous. Les paysages et les scènes rustiques de M. Lhermitte ont les vibrations énervantes d’un cinématographe. Pourquoi?
Mercredi 19 avril.—A l’Opéra-Comique, la répétition générale du Cygne. Trois clous. L’agilité, la grâce lascive, la hardiesse et la joie de respirer et de vivre de mademoiselle Chasles, dans le rôle du faune, le petit faune hilare et dansant qui conseille à Pierrot d’arrondir le dos et d’agiter comme des ailes ses larges manches de satin blanc.
Deuxième clou, la plastique impeccable, la majesté, la ligne onduleuse et les beaux bras levés, implacables et nus, de madame Dehelly, dans la Tyndaride Léda: on n’accueille pas plus amoureusement le Cygne, on n’est pas plus Diane outragée et vengeresse en tendant l’arc et en visant le coupable... Pierrot ou Actéon.
Troisième clou, le délicieux pas du déshabillement, une trouvaille de Mariquita, cette trouveuse, que ces groupes de femmes se dévêtant en cadence, et tour à tour agenouillées l’une devant l’autre, puis enlacées et désenlacées déjà s’aident à la nudité et s’enlèvent et leurs peignes et leurs voiles dans une série adorable de poses, parmi l’éclat barbare de miroirs de métal; et puis, il y aurait aussi les plongeons trépidants des quatre Ethiopiennes tournoyant en cadence au rythme des cymbales, l’envol de leurs larges manches dorées, la vision grecque du cortège et l’idylle licencieuse de la Tyndaride au bain; puis, s’il fallait tout citer, il y aurait aussi la poésie, le lointain, le clair-obscur et le bleuté du décor. M. Catulle Mendès me pardonnera-t-il d’aimer moins l’entorse donnée par lui à la légende par la comédie italienne introduite dans un mythe arien?
Dans la fable antique, Léda, de femme, devient presque déesse en aimant l’oiseau qui cèle un dieu; en faisant le cygne mortel, en le faisant tuer par Pierrot, M. Mendès a changé la reine de Sparte en femelle, puis, en oisonne puisque la reine enamourée pousse la méprise jusqu’à prendre ensuite Pierrot pour un cygne, du satin blanc pour de la plume et un homme pour un oiseau.
On n’est pas plus spirituellement impertinent et cruel; les erreurs de la Léda de M. Catulle Mendès sont une délicieuse satire de la bêtise de la femme, une espièglerie de poète, une outrance de lettré amusé de jongler avec les mythes et les symboles, une irrévérence d’aède vis-à-vis des dieux..., d’ailleurs le plus joli ballet du monde, encadré à souhait dans une mise en scène d’Albert Carré et musiqué avec une langueur et une volupté tout à fait imprévues, du moins insoupçonnées chez M. Lecoq.
Le coq, le cygne, le moyen aussi de ne pas écrire une musique ailée avec un tel nom et un tel titre.
Et l’homme-neige a tué l’oiseau-lys.
Mardi 25 avril.—A la Scala, dans une loge, deux sorties de bal de tulle clair et de plumes, trois habits noirs; c’est un peu avant la revuette, Fragson est en scène. —Moi, il ne m’amuse plus. —C’était bon deux ans après la mort de Gibert, on ne vit pas huit ans sur un cadavre. —Oui, quand on croyait entendre l’autre, ça allait encore: mais, à Paris, les morts vont vite, on a «oublié». —Vous êtes dures, mesdames. —A propos, et Lucien Noël? Vous l’avez vu dans la nouvelle pièce de la Gaîté? —Non. —Il paraît qu’il a une culotte, ah! mesdames, pour une culotte, quelle culotte! —Et celle de Fordyce dans la revue que nous allons voir, vous m’en direz des nouvelles. —Un poème. —On dit prose en argot.
Dans une loge à côté, une sortie de bal de tulle sombre et de fleurs, un smoking et deux habits noirs. —Et vous réhabituez-vous à Paris? —Difficilement. —Vous jouez les Calypso? —Comment? —Calypso ne pouvait se consoler du départ de Nice. —Quel horrible à peu près; et qu’avez-vous vu depuis votre retour? —Oh! rien encore, le Cygne. —Ballet de génération spontanée! Vous savez qu’on a supprimé les trois œufs de Pâques de l’apothéose. —Je le regrette, c’était très gentil, ces petits Pierrots dans l’œuf. —Oui, les Funambules sur le mont Olympe, une suite au moineau de Lesbie de Catulle, Pierrot cygne ou le moineau de Léda. —Il y a une très belle salle. —Oui, à cause de Fordyce...
Quarante minutes après, la toile tombée sur les applaudissements. Dans la première loge. —Eh bien, un peu longuet, ça gagnerait à être coupé: mais Fordyce est étourdissant. —A-t-il assez bien pigé Delmet! et quel brio dans ses danses, tous les talents. —Tous! et quelles performances! —Oui, ce pantalon gris est une révélation. —Odette Valéry elle-même. —Non, vous exagérez, mais enfin la Direction a bien fait les choses, elle a suppléé à ce qui manque à Balthy: Fordyce en a pour deux. —Sans compter qu’il parle comme Caran d’Ache, il dit trrrésor et cherrrie avec le trrriple grrrasseyement de Caran. —Trrrès rrrusse en effet, caviarrr et confiturrre, on ne rrroule pas les r plus abominablement. Fordyce est tout à fait l’homme de ces petites revuettes. —Et Balthy?... —Oh! plus mystérieuse que jamais, avec quoi peut-elle donner le coup de rein qui fait si drôlement évoluer sa jupe?... —Très mystérieuse en effet. —Moi, je la trouve langouste atmosphérique. —Atmosphérique est le mot, ça ne veut rien dire, mais c’est tout à fait ça. —C’est picraté et décousu, clownesque, macabre et vraiment hilare; elle dit à miracle les couplets de la Grande Roue, et puis, c’est si drôle d’entendre ici chanter quelqu’un avec une voix! —C’est surtout neuf.
Dans la seconde loge. —Moi, je n’ai lu que l’Anneau d’Améthyste. —Et ça vous a enthousiasmé? —Enthousiasmé. Il n’y a que des juives converties là-dedans, c’est observé par un Maître. Si M. Bergeret était moins indépendant, ce serait un livre tout à fait admirable; la scène du fiacre est digne de Balzac, et l’officier de fortune, l’officier taré, entretenu par madame de Bourmont, cette chère Elisabeth, quel chef-d’œuvre! Si France nous avait donné un portrait de professeur aussi bien campé, aussi vrai que celui de son officier! —Si, si, si, avec des si, on changerait le monde; il faut prendre France comme il est et l’aimer sans si. —C’est Max Lebaudy qu’il a voulu peindre dans le jeune de Bourmont à la caserne? —Comme Esterhazy dans Raoul Maruex. —Vous avez lu les notes de Daudet? —Non, j’en suis à l’Inimitable. —Ou les notes de la Nouvelle Athènes?... —Le mot est de Juliette, la première de chez Doucet; M. La Jeunesse est très populaire, rue de la Paix. —Vous parlez par énigmes. —Je vous présenterai Fanny.
Une heure après, chez Maire. —Oh! Vieux Marcheur, c’est impossible. —La pièce m’a déjà déplu aux Variétés, entendre encore la parodie! —Le Vieux Marcheur vous a déplu? du Lavedan, vous blasphémez. —Je n’aime pas les vieux au théâtre, c’est pénible. —D’autant plus que Brasseur devrait bien changer son jeu, il n’a pas varié depuis la somnambule, la fameuse somnambule de Paris qui marche. —Et quelles voix de fausset! ils jouent tout ça un ton trop haut avec des voix de tête fatigantes. —Pas Granier, pourtant. —Oh! elle, toujours parfaite, une façon de se ployer en deux. —Des révérences à plongeon étonnantes, oh! elle a de la hanche, et Lender n’est pas mauvaise du tout, vous savez. —Comment donc. Très bonne au premier acte et d’une veulerie bien fille. —Et au quatrième donc, quand elle entre en roulement de la cave au grenier. —Ah! oui, quand elle supplée, je trouve qu’il manque d’eau, moi, ce quatrième acte. —D’eau? —Mais oui, réfléchissez. —D’Héloë, vous êtes ignoble.
Autre groupe. —Et comme expositions, qu’avez-vous vu depuis votre retour? —Oh! rien absolument que les Abbéma qui viennent d’ouvrir. —Ah! oui, ses femmes et fleurs, suite d’éventails chez Georges Petit, à la rue de Sèze, très vaporeux. —On voit ça toute l’année aux vitrines de Duvelleroy. —C’est ce qui vous trompe, elle s’est révélée. Elle envoie, cette année, trois portraits, deux d’officiers surtout dont je ne vous dis que ça; elle est très cocardière, mademoiselle Abbéma. Ce qu’elle réussit bien l’uniforme! —Mieux que les fleurs. —Notre amie est un vrai peintre d’hommes.
Mercredi 26 avril.—Avant l’Exposition, 20, rue Thérèse, quelques Lalique. —En attendant les faux Lalique, dont vont être inondées toutes les vitrines, section des Champs-Elysées et section du Champ de Mars, monté admirer quelques originaux au second de la rue Thérèse. C’est dans les émaux que triomphe cette année le maître joaillier révélé par M. de Montesquiou: émaux translucides d’une qualité de nuances et d’une intensité d’éclat qui en font de véritables pierreries; la gemme est cette fois détrônée ou du moins mise en échec par un émailleur de génie. Ce sont toujours les aspects de nature qui fournissent à Lalique ses plus beaux motifs d’ornementation; deux chaînes de cou aux décors inspirés, l’une par la pomme du pin et l’autre par le chrysanthème, défient dans leur ingénieuse simplicité les plus beaux spécimens de musée connus; feuilles et fleurs, cette fois, ne sont plus stylisées, mais reproduites dans leurs formes et leurs couleurs propres. La perle baroque et l’opale brute ont, cette année, la préférence de Lalique. C’est tout en merveilleuses perles de couleur, perles grises, perles roses et perles bleues même, toutes baroques, d’un orient admirable et comme baignées de reflets de lune et de mer, la chaîne de cou de la baronne Oppenheim, d’énormes iris d’émail les relient entre elles; puis, voici, chardons bleus et feuillages argentés sur fond de corne blonde, le peigne de madame Sarah Bernhardt. Des paons ocellés de diamants et de saphirs s’irradient dans des pendentifs, des plumes de paon s’égrènent entre les chaînons et les perles de colliers.
Ici, un dragon d’émail glauque et céruléen, frère des paons par le reflet changeant de ses écailles, se crispe et se convulse en vomissant des nuages découpés dans de l’opale, et ces prismes tourbillonnants sont une agrafe; opales aussi, découpées en fumée, le motif de ce pendentif; plus loin, ce sont des volutes d’écaille blonde que crachent, en jets de feu, les serpents d’une tête de Gorgone, peigne arrogant de quelque Euménide; enfin, pour clore ce musée de joaillier poète, un carcan de perles arbore dans son fermoir un délicat profil de reine égyptienne couronné, envahi, environné, noyé d’une remuante ascension de grenouilles, des grenouilles en émail vert translucide, dont les corps en relief et en creux enserrent d’un grouillement glauque le front pensif de la princesse Illys.
—La Princesse au Sabbat! veut bien me dire Lalique, je me suis inspiré de votre ballet.
Inspirer Lalique! Comment n’être pas sensible à une flatterie si délicate.
Jeudi 27 avril.—A l’hôpital Saint-Antoine, au diable vauvert, là-bas, là-bas, bien au delà de la Bastille en plein faubourg populeux, salle Bichat. C’est l’heure de la visite, de deux à trois. Autour de chaque lit, ce sont des groupes de parents et d’amis, venus réconforter le malade dressé sur son séant, en chemise bien propre et qui sourit ragaillardi; la salle très blanche et dont les murs semblent laqués sous les couches de Ripolin fleure bon le lilas, la mandarine et l’orange; et en effet, il y en a sur tous les lits, les infirmières sont tassées à l’entrée, laissant les malades aux familles. Il n’y a qu’un lit où je ne vois personne; un homme à la barbe longue s’y tourne et retourne impatiemment, une main posée sur ses yeux. Je m’informe. C’est un malheureux artiste, un chanteur, qui, il y a deux ans, était encore au théâtre, Figaro dans le Barbier, et Obéron dans Obéron. Il a perdu la vue, ses yeux se sont usés à déchiffrer les partitions à la lumière meurtrière des loges et des foyers de répétition, et, aveugle, sa situation perdue, il doit à sa sœur, surveillante dans l’hôpital, ce lit numéroté où son agitation douloureuse m’a averti de son désespoir.
Ces détails, c’est le convalescent que je viens y visiter qui me les donne, un artiste aussi, un danseur, mais lui entouré, choyé de toute sa petite famille, sa femme, figurante à la Scala, son frère, machiniste aux Folies-Bergère, et jusqu’au bébé de six ans qui défile tous les soirs dans le pensionnat des petites filles, au troisième acte du Vieux Marcheur, celui de la Scala, entendons-nous, la parodie. Ils sont tous là, la femme, l’enfant et le frère, tous émus de ma visite avec sur les lèvres des remerciements et le nom de Jane Thylda, Jane Thylda, qui a eu l’idée de cette collecte en faveur d’un camarade malade, et, la somme trouvée en un clin-d’œil, un soir, dans les coulisses, m’a prié puisqu’elle joue en matinée elle-même, de porter ces dix louis pour elle à l’effarant corbeau de l’antre de Plango, à la sauterelle fantastique qui la terrifiait chaque soir à l’acte du Sabbat et la forçait à danser la ronde maléfique entre le nain Youmafre et le crapaud Croachis.
—Monsieur Marcenay, il paraît qu’il est bien bon dans son rôle de vieux magistrat, m’a dit ma femme, soupire le corbeau Blancard; vous ne l’avez pas vu, vous, Monsieur, dans le Vieux Marcheur? Il parodie M. Guy des Variétés, et tout le monde dit qu’il est superbe: c’est un ami; ce que j’aurais voulu le voir!
Et c’est touchant cet intérêt d’artiste pour un autre.
—Et c’est aujourd’hui notre centième et je ne suis pas là, gémit le pauvre Blancard.
Autour de moi, ce sont des allées et venues d’infirmières, des recommandations de parents, des adieux, des doléances de malades que l’on quitte, les Blancard, mari, mère et frère me remercient encore une fois et je me sens vaguement l’âme de Séverine.
Vendredi 28.—A la Porte-Saint-Martin, Plus que Reine. —Les lettres de Paris à Nice m’ont trompé. Elle est charmante, elle est charmante, elle est charmante, elle n’imite pas Sarah, elle a consenti à être elle-même, et quoiqu’elle n’ait ni le type, ni la taille, ni le teint, ni la couleur des cheveux de Joséphine, cette créole, la Plus que Reine qu’est madame Jane Hading est coquette à souhait, câline à miracle, et arrive surtout à donner l’impression d’une femme vraiment bonne. C’est la bonne Joséphine, avec, sur les épaules et sur les seins, une nacre et des blancheurs rosées que n’a jamais eues l’impératrice.
La pièce, c’est du Frédéric Masson découpé en tranches, anecdotique au premier tableau du Palais-Royal, tragique à l’acte de Fontainebleau et de la porte murée, où l’épouse répudiée va se heurter le front, intéressante en somme comme une suite d’estampes.
M. Coquelin, pour jouer Napoléon, a arboré un faux nez; il avait déjà abordé les nez d’emprunt dans Cyrano; faux nez dans le Rostand, faux nez dans le Bergerat, c’est une vocation tardive, mais c’est une vocation. L’appendice extravagant et riche en métaphore du cadet de Gascogne seyait mieux au type de M. Constant Coquelin que le nez impérieux de César; il y tâche de tout son talent, mais le rate de même. On ne refait pas un profil:
En revanche, M. Desjardins est beau comme une médaille antique dans Lucien Bonaparte et, qu’il soit de Frédéric Masson ou de madame Campan, M. Bergerat a écrit un bien beau quatrième acte.
Malheureusement, les autres s’en ressentent.
Samedi 29 avril. —Au théâtre Sarah-Bernhardt, les coulisses d’un samedi littéraire. Dans la loge de la grande artiste, vaste, aérée et claire avec son salon Liberty, tout encombré de fleurs (fleurs rares et poétiques qu’on sent choisies par Sarah elle-même, arums, iris et clématites, et les plus bleues parmi ces clématites), c’est la légion sacrée, comme a écrit Sarcey, la légion des amis de la première et de la dernière heure, les inséparables. Mademoiselle Louise Abbéma est leur chef, Loulou dans l’intimité, et c’est aussi Rostand, d’élégance impeccable, comme peint à même la peau dans des complets adéquats de drap uni et sombre, la face d’ascète creusée sur des hauts cols-carcans, où la cravate assortie au costume en continue la couleur. Madame Sarah Bernhardt, qui rit aux larmes, leur raconte et leur mime même un peu la parodie que M. Guitry vient de lui faire de Coquelin et de Jane Hading dans Plus que Reine. Madame Sarah Bernhardt parodiant Jane Hading. La chose a d’autant plus de piquant que maintenant madame Jane Hading ne l’imite plus.
Dans les coulisses, adossés à un portant, cette somptueuse et traînante robe de dentelle blanche, ce manteau de cour, cet éclat des yeux et des lèvres, cette fraîcheur éclairant l’ombre poussiéreuse de l’endroit, madame Héglon. Amenée là par M. Catulle Mendès, dont elle va dire les Chansons de route, Myriam Héglon, qu’hospitalise aujourd’hui, Sarah Bernhardt, est traitée par elle en souveraine; une fois n’est pas coutume. MM. Catulle Mendès et Xavier Leroux font escorte, le poète et le musicien; plus loin, c’est M. Guitry, en représentation aujourd’hui chez son ancienne directrice. M. Guitry a aussi son cortège: Jules Renard, dont il va dire une des amusantes Bucoliques; M. Tristan Bernard, tout le clan des auteurs gais enfin, les auteurs gais de M. Guitry, qui va triompher dans le Petit Lapin.
M. Gustave Kahn, l’autre organisateur de ces matinées, erre, assez désemparé dans les limbes du fond; on sent qu’il n’a amené personne. M. de Max rôde, dépareillé comme lui, dans le clair-obscur des vieilles toiles.
Sarah pénètre dans les coulisses, et aussitôt les groupes se rapprochent; il y a concentration subite autour de la Muse; mais la Muse en complimente une autre: la robe blanche de Sarah s’incline et se ploie devant la traîne neigeuse de madame Héglon. C’est l’entrevue de deux reines. Berthe Bady, Mellot, qui va créer ici Ophélie et Blanche Defresne, mélancolique et blonde comme une élégie, passent et repassent au second plan. Ulmann apparaît à la porte, et son retour paraît de bon augure à tous, après les bruits inquiétants qui avaient couru sur l’Aiglon. N’avait-on pas dit que M. Edmond Rostand, cédant aux prières de M. Le Bargy, avait porté sa pièce à la Comédie-Française? Sa présence dans les coulisses du théâtre Sarah-Bernhardt est un formel démenti à de tels racontars, et le concours de madame Héglon, l’éclat d’un heureux présage; tout cela est commenté, chuchoté, interprété par chacun et par chacune. Dans la salle, les applaudissements saluent les tirades des artistes en scène: mais le vrai spectacle, la comédie d’intrigue, est derrière le décor.
Dimanche 30 avril. Dans le monde.
Ces vers d’émotion et de charme de Henri Bataille, c’est mademoiselle Berthe Bady qui vient de les dire, après le Madrigal triste et la Nuit de Baudelaire. Elles les a dits, et avec quel don de sensibilité communicative et contenue, quelle simplicité de diction prenante et pourtant savante! Tous ceux qui l’ont entendue le savent, et même aussi le public puisque Edmond Sée, dans son feuilleton de la Presse ce matin même, vient de la consacrer par cette phrase: «Mademoiselle Berthe Bady est la vraie gloire des matinées du théâtre Sarah-Bernhardt, mais déjà dans le salon, où sa récitation vient de mettre un peu d’au-delà, la banalité des conversations reprend pour déplorer l’horreur de cette matinée du Vernissage.»
C’est bien fini, le vernissage est mort, la réunion des deux Salons a été son glas; ça n’a pas été journée des dix mille, mais des trente mille badauds, et, d’un tacite accord, le monde élégant désormais s’en abstiendra; autant inaugurer la foire de Neuilly ou la fête du Trône, d’autant plus que des kilomètres de toiles exposées là ne sont pas beaucoup meilleures que celles des baraques foraines. Quant aux envois de la sculpture, il y a des musées de cire ambulants qui les valent... Avez-vous vu les Rodin? et l’on cite le mot de Gérôme devant l’Eve du maître: «—Frémiet a donc exposé cette année?» Et tout le monde de rire.
Quelle salutaire idée j’ai eue en n’allant pas me fourvoyer dans cette cohue! Habits noirs et épaules diamantées continuent de salonner comme Arsène Alexandre ou Gustave Geffroy, et je songe en moi-même au mot de Goncourt: «Ce qui entend dire le plus de bêtises, c’est un tableau d’exposition, le jour du Vernissage.»
Lundi 1er mai.—Galerie des machines, aux deux Salons... pour faire comme tout le monde.
D’abord à la section des objets d’art, aux Champs-Elysées. On est cueilli, là, happé au passage par un tas de bibelots curieux et affriolants; c’est comme une halte avant de pénétrer dans le labyrinthe effarant des galeries.
Retrouvé là un joli groupe de Ferrari Renaud et Angélique, albâtre, acier, marbre et cuivre: un amalgame, un ragoût très savoureux de pierre et de métal, le mélange de sculpture et de ciselure déjà apprécié l’an dernier dans le groupe du Cygne et Léda. M. Ferrari est fidèle à son modèle: je reconnais la souple et fine nudité d’Angélique pour l’avoir admirée dans le sommeil abandonné de Léda. Très drôles et curieusement modelées, les sept étendues de femmes nues d’Henri Loisel, intitulées: Une semaine, et la jolie jeune femme, qui a posé trois d’entre elles, en est tout honteuse: le public la reconnaît et la déshabille sous le drap sombre de son costume tailleur. Retrouvé, là aussi, la féerie des émaux et des pierreries de Lalique. Quoique similaires, les vitrines de MM. Fouquet et Foy méritent d’être remarquées. Un merveilleux tapis; toute une flore de forêt, longues tiges vertes fleuries d’ombelles, blancheur de ciguë et d’orties, doit être de Ballery-Desfontaine; enfin, un buste de M. de Max me requiert. Etrangement maquillé et peint, il semble une cire et est de marbre: il représente, dans son rôle de Roi de Rome, le jeune et talentueux tragédien; ce sont bien ses cheveux roux, son pur et fin profil de diplomate, nez aux ailes vibrantes, bouche étroite et sans lèvres, menton aigu, galochard même, buriné, l’on dirait, dans de l’insolence et du flegme hautain; une très jolie créature est arrêtée devant, en extase, invraisemblablement mince avec une inquiétante opulence de hanches et c’est mademoiselle Odette Vallery en personne, l’étoile du music-hall de la rue Richer; et l’à-propos de la rencontre me fait songer à la bizarre destinée du comédien. Sculpté dans le marbre, il faut qu’on le maquille et qu’il prenne les aspects d’une cire peinte; traduit en buste, au lieu de l’exposer à la sculpture, on l’envoie aux objets d’art au milieu de bijoux, de bracelets et de peignes, et là, il faut qu’une femme se pose en point d’admiration devant lui, et cette femme est Vénus Callipyge elle-même.
La destinée de M. de Max est vraiment celle d’un empereur byzantin.
Mercredi 3 mai.—A la Comédie-Française, à la répétition générale du Torrent.
Le délicieux ironiste d’Amants et de Georgette Lemeunier, le fournisseur breveté des mots exquis, des impertinentes allusions, des mordantes boutades et des réticences cruelles de mesdames Réjane, Granier et de M. Guitry, le Maurice Donnay un peu chatnoiresque et d’autant plus charmant, le maître de l’adultère et des liaisons dangereuses, l’auteur dont nous raffolons toutes! le tendre et sceptique amoureux de Douloureuse, ce chef-d’œuvre, ému quand il se souvient et implacable quand il se reprend, a voulu cette fois, écrire pour mademoiselle Bartet, MM. Duflos et le Bargy et la Comédie-Française. Mieux ou pis, il a voulu réhabiliter l’amour et la passion auxquels il ne croyait pas naguère; cet amour et cette passion qu’il a si finement raillés même; que dis-je? il a voulu proclamer le droit à la vie, le droit de vivre sa vie (dangereuse thèse qui peut conduire au droit au meurtre, au droit à la débauche, et au droit au vol, puisqu’il établit déjà l’adultère), et pour nous faire accepter tout cela, le railleur et le joli faiseur de mots rosses qu’est M. Maurice Donnay nous a conduits au prêche.
Si charmeur et fin psychologue en chambre que soit M. Le Bargy dans le désillusionné Morins, si parfait abbé tout de bonhomie et d’indulgence que soit Féraudy-Bloquin, leurs consultations autour de la détresse de madame Lambert ne parviennent pas à intéresser le public à un malheur d’exception; la faute de Bartet n’a d’excuse que dans la bassesse d’âme de son honnête homme de mari, et si M. Donnay n’avait pris soin de faire de madame Versannes la plus adorable et la plus haïssable des poupées parisiennes, son type de Julien Versannes ne serait qu’un mari bien ordinaire, courtisan indiqué de toute jolie femme et prenant son plaisir dans un ménage voisin; mais il y a cet odieux Lambert, type œuvré de main d’artiste du bourgeois autoritaire, libre-penseur, sûr de lui-même, horrible produit des immortels principes et inévitable petit-fils de la Révolution, Lambert armé de la loi et des conventions contre toutes les délicatesses du cœur; et il y a aussi les jolis couplets de Le Bargy, et les sottises à fleur de peau et à cœur vide de cette jolie oiselle de madame Versannes.
Mademoiselle Muller y est délicieuse, et MM. Le Bargy et Féraudy ont trouvé, dans les deux raisonneurs, une occasion difficile de créer deux vrais rôles: la pièce a d’ailleurs tout ce qu’il faut pour réussir: une soutane d’abbé et un décor d’usine.
Coquelin cadet et M. Beer, chacun dans des rôles de célibataires, l’un humoriste et l’autre flirteur honoraire, ont des entrées de clown assez divertissantes.
Vendredi 5 mai.—Au salon. Ces dames:
«Je ne sais pas bien ce que je veux, mais je sais que je veux.» Oisonnerie délicieuse d’une femme de peintre rembarrant son mari. Réponse typique et rare d’une épouse en mal d’humeur et de névrose, et que me rapportait, avec la joie exultante d’un trouveur de trésor, un peintre ami de la maison.
Si cruellement qu’une femme ait jamais pu nous faire souffrir, ce genre de boutade nous venge et nous console de tout.
Décidément, la femme est un refuge. Et me consolaient-elles assez de certaines critiques salonnières, partis pris dogmatiques et rageurs d’écrivains têtus et sectaires, la reposante inconscience, la sincérité d’élan et la sympathie irraisonnée vers le joli, le poncif et le léché des trois exquises petites madames, mesdames de Versannes, de Versatile et de Futile aussi, que je me plus à suivre, aujourd’hui, à travers les Salons Champ de Mars-Champs-Elysées.
Etaient-elles assez mannequins de chez Doucet, avec leurs tailles longues et leurs hanches étroites, sanglées dans les robes plates et remuantes du jour; et la bonne odeur, oh! combien douce à respirer, que laissaient derrière elles, tel un troublant sillage, le fringant roulis de leurs croupes! étaient-elles assez délicieusement femmes, femmes de gestes voulus, de poses étudiées et de babillage puéril, et comme instinctivement, spontanément, elles allaient droit à la peinture qui devait leur plaire et qui leur ressemblait: «Les jeunes hommes de Courtois, sont-ils assez chair de pêche et duvetés, et les Carrier-Belleuse, ma chère! on voudrait être danseuse pour être peinte ainsi.» Oh! les trois charmantes poupées!
En vérité, je leur en aurais voulu si leurs préférences n’avaient été aux peintres mêmes que je leur devinais, car elles allèrent naturellement aux envois de M. Jean Béraud, à cause de Le Bargy, aux tableaux de Gervex, parce que les élégances de la scène du yacht, comme au portrait de M. Paul Robert, parce que le prince Henri, leur prince!
Les La Gandara, les retinrent un moment, parce que la princesse de Brancovan-Chimay et les étoffes si curieusement peintes... «Un peintre à la toilette, tant il comprend le satin! mais il n’embellit pas, il enlaidit plutôt.» Les nudités de Stewart, tachetées d’ombre et de soleil, leur plurent comme une inconvenance, l’une chuchota aux autres le nom de... Gordon Bennet et l’histoire des séances de modèle dans le parc, mais elles hâtèrent le pas devant les Simon, dédaignèrent les Cottet et pâmèrent en extase devant les Madeleine Lemaire... Oh! ce triptyque! cette femme en hennin, ces lys, ces roses et ces pains et les vers, la poésie, ma chère! Sainte Roseline, Rosa, la rose, ça se décline.
Roseline! Je reconnais le miracle de sainte Elisabeth de Hongrie, la transmutation des pains d’aumône en roses fleuries de la légende des saints; je reconnais aussi Juliette, l’ancien modèle de Picard, l’adorable Juliette des naïades des années précédentes, Juliette, la figurante unique de la Lépreuse. C’est elle qui, cette année, a posé la sainte moyen-âgeuse de madame Lemaire.
Vous n’avez pas gagné au change mademoiselle Juliette, et, rendue par Picard, votre beauté avait un autre caractère. Qu’est devenu le côté puéril et terrible à la fois de votre profil de petite nymphe primitive et la belle ligne inquiétante de votre menton trop long et de votre nez trop court sous l’entêtement du front bombé et bas; tout cela s’est édulcoré, fondu, adonisé, sous les doigts de peintresse et de modiste aussi de madame Lemaire, et comme sainte Elisabeth de Hongrie, vous êtes devenue Roseline, mousseline et vaseline! J’aimais mieux la Juliette d’autrefois.
—Maintenant il faudrait trouver le portrait de Rostand et celui de Deschanel. —On dit le Boutet de Monvel délicieux, une vraie tapisserie du douzième. —Oui, Jeanne d’Arc.
Et elles vont au Boutet de Monvel. Sont-elles assez gentilles! Je les embrasserais si j’osais, et quelles jolies nuques elles ont sous la soie dorée de leurs cheveux, des nuques d’une chair satinée, savoureuse et menue; comme je les aime d’être si d’accord avec elles-mêmes. Je suis sûr qu’elles vont hurler devant les Carrière: Carrière!
En effet, ça ne manque pas! Quel joli Salon elles écriraient, celles-là, si elles notaient leurs impressions.
Lundi 8 mai.—A l’Opéra, première de Briséïs, de MM. Ephraïm Mikhaël et Catulle Mendès, musique d’Emmanuel Chabrier.