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Poussières de Paris

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Entends-nous, Svea, notre mère à tous!—Fais-nous lutter pour ton bien jusqu’à la mort!—Jamais nous ne te trahirons,—reçois-en notre serment, toujours inébranlable!—A outrance nous défendrons—le pays libre qui encore est le nôtre,—chaque parcelle de l’héritage—que tu laissas dans nos sagas et dans nos champs.—Mais, si, par la ruse, la félonie, par la discorde et la violence, tu es menacée—nous nous confions en l’Eternel—comme jadis nos Pères.

Il est beau alors, il est beau—d’être vainqueur dans le combat,—mais plus beau encore,—ô mère, de mourir pour toi!

Et les voix sonores et pures, unies dans un merveilleux accord, mieux qu’unies, mêlées et fondues s’enflent comme une mer, montent comme une sève et s’épanouissent en une espèce de floraison d’âmes et d’harmonies qui est l’âme même de leur race, à ces Suédois blonds et guerriers qui déchaînèrent Charles XII en ouragan sur l’Europe et gardent encore, eux, le solide amour du pays, le culte des traditions et leur sang intact de vieux Northmans.

Ils sont là, groupés, tassés sur l’immense scène du Trocadéro, leur casquette blanche à la main, tous étudiants de cette université d’Upsal où, mêlés à leurs sujets, les rois de Suède étudient deux ans, dociles à une vieille tradition du royaume; et, parmi les chanteurs assemblés là, il y a des médecins, des avocats, des magistrats, tous anciens étudiants, demeurés solidaires de l’université et venus avec les jeunes révéler et affirmer à Paris la patrie suédoise et l’union d’Upsal.

Et c’est une réconfortante chose que de voir et d’entendre combien ces braves gens à la voix si pure, si vierge, pour ainsi dire, aiment passionnément et fièrement leur Suède, dont ils célèbrent dans leurs chants et les joies populaires et les vieilles légendes.

Et c’est le chant de Suomi, tout retentissant du murmure des sapins et du mugissement des torrents, et c’est le poème d’Olaf Trygvason, la tragique et l’épique ballade sur la mort du vieux roi de Norvège trahi et coulé sur son navire par le roi de Danemark et pleuré par son fidèle Erling, et c’est, sautillant et léger comme le lièvre dans les bruyères, alerte comme le vent du matin, le «chant d’Ingrid», tout scintillant de rosée, tout brillant de soleil.

Holà! houp! fais-tu si hauts tes sauts
Sur la bruyère?

Puis, mélancolique, d’une nostalgie d’exil et de regret, voici la «chanson du Neck», entendue déjà sur les lèvres de la Nilsson dans l’«Hamlet» d’Ambroise Thomas, la légendaire et populaire mélodie que l’auteur du «Caïd» a mise dans la bouche d’Ophélie, rythmée par Barbier:

Pâle et blonde
Dort sous l’onde
La willis au regard de feu.

Et alors toute la joie à la fois simple et un peu brutale des paysans de là-bas, mise en musique par le génie de Sœderman dans la suite intitulée «Noces de paysans suédois».

Oh! la gaieté de la valse chantée du «cortège nuptial», le caractère allègre de la «chanson des souhaits». la joie un peu lourde, mais si fortement cadencée de la danse à la ferme et du chœur des buveurs.

De la bière forte, nous en boirons
Jusqu’à ce que nous ayons le hoquet;
Le tonneau, nous le viderons
Rien ne doit être gardé!
Du pied marquez la mesure, garçons!
Voilà comme il faut danser!

Mais, entre toutes ces mélodies, la perle, le joyau est l’émotion naïve, la simplicité touchante du chœur intitulé «A l’Eglise», sur ces délicieuses paroles, en l’honneur des mariés:

«Sur le chemin qu’ils vont suivre tous deux.
Dirige-les, Seigneur, par ta sagesse,
Et que, l’un sur l’autre s’appuyant,
Ils soient soutenus par ta grâce!»
Le couple s’arrête devant les degrés de l’autel
Où le pasteur les attend le livre à la main.
Il veut bénir cette union
Et nouer pour jamais ces liens sacrés.
Les vieilles sanglotent, et les vieux restent debout,
Les larmes aux yeux, les cœurs joyeux;
Et les filles d’honneur pensent certainement toutes:
«La prochaine fois, ce sera pour moi qu’on jouera la marche nuptiale!»

En l’honneur de ces braves gens qui nous mettent le cœur en fête, crions allègrement: «Vive la Suède!» comme ils crient eux-mêmes de tous leurs poumons: «Vive la France!»

Samedi 30 juin.—A l’Opéra-Comique. Mme Rose Caron dans «Iphigénie». —Il n’y a pas à dire, le plus beau rôle de toute la longue carrière de Brunehilde, de Salammbô et d’Elvire. Si persistante que nous soit demeurée à tous la vision de Mme Caron dans «Sigurd», quand, svelte et blanche dans un rai de lune et couronnée de verveine, elle effeuillait —de quelle voix délicate et pure!— et la sauge pourprée et les aveux de son âme dans le courant du torrent, comme maîtrise de style, comme silhouette héroïque et comme harmonie de gestes, on ne peut pas aller plus loin que Mme Rose Caron dans cette dernière création d’«Iphigénie». Malgré l’usure indéniable de la voix, elle trouve, au second acte surtout, des accents de tendresse d’une mélancolie si touchante qu’ils en effacent jusqu’au souvenir de Mme Raunay.

Mme Raunay, à la Renaissance! De quel dithyrambe ne l’avions-nous pas accueillie quand, droite et svelte sous les longs voiles de la prêtresse de Diane, elle nous apparut, l’automne dernier, dans la noble et attendrissante partition de Gluck? Mais, si belles qu’aient été les attitudes de l’Iphigénie de la rue de Bondy, rien ne peut lutter avec la grâce contenue, le charme de tristesse et de résignation, le parfum de pitié et de ferveur qui s’émanent, comme une atmosphère de beauté psychique, de la bouche, de la physionomie, du port de tête, de la démarche et du moindre geste de l’Iphigénie de la rue Favart, Iphigénie parfaite qui, pareille à une admirable statue sonore, plastiquement et musicalement donne toujours le mouvement.

Mercredi 4 juillet.—Rue des Nations, le pavillon de l’Allemagne. Les Watteau et les Lancret de l’empereur. Une courtoisie et une délicate attention de Guillaume, ce choix, parmi tous les tableaux de Potsdam, de toiles de l’école française et cet envoi à notre Exposition de chefs-d’œuvre uniquement signés de nos plus grands noms du dix-huitième... Et c’est Vanloo, et c’est Chardin, et c’est aussi Jean-Baptiste Pater. Mais le trésor et la merveille demeurent les Watteau et les Lancret.

Quatre Watteau, et les plus beaux peut-être, cette «Leçon de musique» et ces «Plaisirs champêtres» où, sur des fonds d’une mélodie heureuse, tout de feuillage roux et de lointains si bleus qu’ils rappellent ceux de Vinci, des femmes en longs déshabillés de soie changeante (les femmes de Watteau et l’élégance de leurs nuques!) errent, songent ou écoutent dans des poses lasses et vaguement pensives d’amoureux donneurs de sérénades, de souples et sveltes joueurs de viole vêtus en personnages de la comédie italienne... Et ce sont les plis ondoyants des longues robes de soie s’évasant en éventail, les jolis mouvements de taille des femmes accroupies dans l’herbe, la finesse des chevilles et des poignets des sonneurs d’aubades, la cambrure de leur torse sous le satin qui ploie, la pétulance et la gaieté des Trivelins entreprenants, assis au milieu des Cydalises, avec le détail exquis et complémentaire d’une nudité de naïade, femme ou statue, on ne sait, décorant une vasque ou quelque fragment d’architecture et de son sourire immobile encourageant les chansons quémandeuses et les propos galants. Antoine Watteau! Tout le charme de la mélancolie heureuse et souriante, toute la poésie d’un Décaméron de filles d’Opéra et de femmes de la cour dans des décors d’anciens parcs.

Lancret, à côté de ces Watteau, est représenté par quatre toiles célèbres: le «Colin-Maillard», le «Déjeuner de chasse» et les «Comédiens», dans cette jolie salle en rotonde inspirée évidemment de Versailles. Les huissiers interrogés ne peuvent me donner le nom du quatrième, qui représente une fête et des danses dans un parc. Lancret, que l’engouement de la mode préféra bientôt à son maître Watteau, dont il atteignit presque l’art dans la grâce et la silhouette, mais ne trouva jamais la maîtrise de couleur et de composition...!

L’Allemagne a donné à ces chefs-d’œuvre un cadre digne d’eux dans cette haute et vaste pièce, si noble et si claire avec ses boiseries blanches aux moulures d’argent. Adorable et d’un effet exquis, cet argent introduit dans la décoration à la place de l’or et baignant, pour ainsi dire, d’un givre lumineux l’ornementation des glaces et des trumeaux et jusqu’aux motifs du plafond. A noter, ce plafond avec son motif central: une grande toile d’araignée, dont les mailles rejoignent les quatre coins de la pièce, étirée en rayons par des Cupidons folâtrant au milieu d’attributs de pêche, le tout couleur de lune et de verglas luisant. L’Allemagne est d’ailleurs amoureuse et coutumière de ces décorations argentées, déjà admirées par moi dans les salons de la Résidence à Munich et dans les pavillons de chasse de Nymphenbourg.

A côté du grand salon, une série de petites salles, de cabinets et de petits boudoirs en rotonde, remplis les uns de Nicolas Lancret, les autres de Jean-Baptiste Pater.

Vendredi 6 juillet.—Fleurs d’exotisme. Sada Yacco, la Duse japonaise, dans «la Geisha et le Chevalier», au théâtre de la Loïe Fuller.

Certes, le spectacle le plus artiste et le plus Extrême-Asie de toute l’Exposition que cette pantomime tragique jouée, en pleine pitrerie blagueuse et montmartroise de la rue de Paris, par les comédiens et les mimes ordinaires de Sa Majesté l’empereur du Japon, la seule troupe autorisée, là-bas, au Pays-Bleu, à se montrer sur les planches. Des personnages presque sacrés dans leur métier quasi rituel, ces comédiens prédestinés de caste et de naissance et dont les gestes, les jeux de physionomie et de scène, si déconcertants d’imprévu qu’ils paraissent être, se développent réglés d’après d’imprescriptibles lois.

«La Geisha et le Chevalier», c’est l’éternelle histoire de la courtisane amoureuse: le coup de foudre et de passion ressenti par Katsouraghi, la plus célèbre des geishas, pour le chevalier Nagoya au cours d’une visite du jeune seigneur au quartier réservé des courtisanes; jalousie de Banza, autre chevalier épris de Katsouraghi, rencontre et rivalité, puis défi et duel arrêté par l’intervention de la geisha. Mais le bien-aimé Nagoya est lui-même fiancé.

Pour le retrouver sa jeune promise, la douce Orihimé, pénètre dans le quartier des courtisanes... et pour dérober son amant à la jalousie de Katsouraghi se réfugie avec lui dans un temple bouddhiste interdit aux femmes; mais l’amoureuse geisha en force l’entrée, en séduit les prêtres par ses danses, retrouve les fugitifs, les accable d’injures, de blasphèmes et de coups et, finalement arrêtée par un gardien du temple, expire de désespoir dans les bras de son amant. La trame, en somme, la plus simple, la plus enfantine, mais dont les attitudes, la gesticulation et la désordonnée et forcenée mimique de ces Japonais font une espèce de cauchemar d’opium, hallucinant et fantasque comme une série de masques d’Hokousaï, par moments élégant et fragile comme une estampe des Maisons vertes d’Outamaro.

Et ce sont, haut juchés sur ses patins de bois, dans l’ample retombée d’une robe brodée et peinte, les repliements de corps, l’ondulation couchée et les gestes précautionneux, étriqués et comiques de la geisha amoureuse, son gazouillis puéril et chantant, sa face étroite et rose, prodigieusement fardée, et surtout la déconcertante souplesse, le flou d’écharpe soyeuse de tout cet être frêle et minaudier, son aspect inquiétant et rare de bibelot vivant et d’intelligent petit animal.

Les acteurs Kawakami et Tsousaka combinent autour d’elle des poses et des attitudes de personnages de kakémonos et de combats de Samouraï. Démantibulés comme des pantins, héroïques comme des dieux de légendes, ils amusent et effarent. Leurs jeux de scène, merveilleusement réglés pour la joie des yeux et le triomphe de la couleur, opposent les uns aux autres les costumes et les mouvements dans un grouillement fastueux de mauvais rêve hilare. Que de horions et que de coups! Il y a de la clownerie dans leur fureur; et une terrifiée bousculade de prêtres bouddhistes, culbutés par la geisha et s’écroulant, les uns sur les autres, à plat ventre, impose à crier le souvenir d’une scène des Hanlon-Lees.

Il y a aussi de la terreur et de la folie dans leurs grimaces. Des contorsions de supplices, des recroquevillements de membres, des déformations imprévues d’anatomies devenant tout à coup ou bossues ou boiteuses, des accroupissements de cul-de-jatte, des étirements de doigts à la façon des deux frères Marco secouent sur l’assistance le rire convulsif de la grande hystérie et de la grande épouvante, la grande épouvante jaune, qui, dans l’Extrême-Orient, préside aux inventions savantes et aux raffinements médités des lents et voluptueux tortionnaires, l’Extrême-Orient, terre des supplices.

Après, ce sont, dans l’arc-en-ciel remué de toutes les nuances, les déplacements et les épanouissements de fleur et de vertige, les embrasements de voiles, de nuées et de clartés, tour à tour phalène, statue grecque ou calice, de la grande, grande artiste, artiste comme Sarah, comme Rose Caron et comme Ellen Terry, de cette Danseuse du Feu: la Loïe Fuller.

Lundi 9 juillet.—Le Grand Bazar. Huit heures du soir, sur la terrasse en rotonde qui domine les ombrages de Ceylan et les grands lys du Japon, embaumés, entêtants et si blancs, de la section du Yeddo. Sur la petite estrade de la salle du restaurant, des gigues anglaises et des cachuchas sévillanes; dehors, dans les frisselis des feuilles, des valses et des czardas hongroises pleurées ou violentées par l’archet de Dimiko. Ils et elles dînent:

«—Mais on est très bien ici. —Un peu mieux qu’à la Feria. —Plus fraîchement surtout! —Oh! ne me parlez pas des restaurants de la rue des Nations! On étouffe dans ces caves, impossible d’y établir des courants d’air, et les atmosphères pas renouvelées par ces temps d’Exposition et de trains de plaisir! —C’est vrai, c’est demain, les grands arrivages! —La période de la conquête, du 10 au 16; huit jours à l’Exposition: toute la province, toute la Provence surtout à Paris. —Le moment de filer à la campagne! —Où allez-vous pendant les fêtes? —A Dieppe. —Nous, aux environs de Paris. —Vous ne vous éloignez pas cette année? —L’attirance de la tour Eiffel. —Et du pont Alexandre. —Peut-être! —D’ailleurs, on s’éloigne très peu, cet été, de Paris. —Vous savez la villégiature à la mode? —Non! —Enghien et Montmorency! —Enghien-les-Bains? Non, vous en avez de bonnes! —Parfaitement. A cause du ménage Rostand. —? —Sarah vient d’y louer l’ancienne villa de Villemessant, pour se rapprocher de son poète. —A Enghien? —Parfaitement. Les Rostand sont installés dans le château des Dino, à Montmorency. —Villégiature princière. Il ne s’embête pas, l’auteur de l’«Aiglon»! —Dame! «Cyrano» avec Coquelin, l’«Aiglon» avec Sarah, c’est la grosse opération de cette année 1900: ce sont six cent mille francs, au bas mot, que le théâtre lui met dans la poche. Et l’on dit que les poètes meurent de faim! —Jamais quand ils ont déjà par eux-mêmes cent mille francs de rente! —Que voulez-vous dire? —Que la fortune ne nuit pas au talent. —Et les débuts de Mme Rostand à la Porte-Saint-Martin, dans le rôle de Roxane, qu’y a-t-il de vrai? —Tout est possible. Je l’ai vue jouer les «Romanesques» en plein casino de Luchon. —Mais à Paris? —Heu! cela ferait monter la recette. —Et les débuts de Mme Le Bargy? —Un vent de folie court sur la ville. —Au retour de Sarah, elle débute dans Juliette. —La «Princesse Mélissinde»... oui, j’ai lu! —Et Sarah aborde carrément le rôle de Roméo, celui du troubadour, créé par Guitry! —Et vous verrez qu’elle y sera parfaite. Cette Sarah, elle finira par jouer le Bon Dieu!»

Et les valses de Dimiko traînent alanguies, tourbillonnent enragées ou se lamentent presque. Au loin, très «basile-et-sophia», le château d’eau, gigantesque vitrail de pierreries changeantes et brasillantes, symbolise Byzance à l’Exposition.

Mercredi 11 juillet.—Affaires de Chine. Les oasis de l’Exposition. Le coin le plus frais et le plus ombreux du Trocadéro. Des pelouses et des massifs d’arbustes du vert le plus tendre et du vert le plus sombre, des arbustes nains, taillés, tourmentés, tarabiscotés, d’une joliesse bizarre et exquise, et, çà et là, entre des roseaux immobiles, de l’eau enjambée par des ponts de bambous. Au hasard des pentes des pavillons s’étagent, laqués de rouge avec des terrasses et des vérandas, l’air de gros mandarins coiffés de parasols sous la courbe successive de leurs triples et quadruples toits. A droite un grand mur de faïence, qu’on voudrait de porcelaine, clôt le soi-disant village, faïence hérissée de dragons, de serpents stylisés et d’effarantes arabesques où bâille l’embrasure d’un porche. Les hautes murailles d’une forteresse ferment le site à gauche: le Kremlin! Et, là encore, des grands toits de tuiles vernissées, des crénelures profondes, des donjons massifs coiffés de clochers bien asiatiques, tout un ensemble rébarbatif de citadelle barbare, dont le voisinage affine encore l’élégance gracieusée de ce jardin... chinois, car nous sommes en Chine, dans la section des Célestiaux.

Le restaurant chinois domine le tout, laqué de vermillon, éclatant et verni dans toute la hauteur de ses escaliers à jour, verni et éclatant dans toute la largeur de ses rampes de bambous et de ses galeries en terrasses, amusante, fragile et fantastique architecture, résumant en un seul type tous les modèles épars dans ce coin d’Extrême-Asie reconstitué. Des coolies, silencieux et doux, à la démarche glissante y servent, au choix des clients, des ailerons de requin à la sauce rouge, des potages aux nids d’hirondelle ou le vulgaire rumsteak pommes château; enjuponnés de toile bleu pâle, les cheveux d’un noir d’encre tressés en natte et les tempes soigneusement rasées, ils ont l’air intelligent, minutieux, timoré et attentif.

Dans les pavillons voisins on vend des soies et des pongées d’une souplesse quasi fluide dans leur trame résistante, des broderies d’une somptuosité délicate, des bronzes hilarants, des incrustations de nacre, des porcelaines tendres, des flammés d’un éclat intense et sourd, des jouets délicieux, de vrais objets d’art, figurines d’un mouvement et d’une vie comiques et exacts, inconnus en Europe de nos fabricants de jouets, des jonques et des péniches de bois de camphre et de cerisier à se mettre à genoux devant leur ingéniosité de détail et leur rendu d’exécution, des mythologies vivantes, toutes de dieux, d’oiseaux, de poissons, de fleurs et d’arbustes figés dans de la stéatite ou du jade et d’invraisemblables laques. D’autres Chinois les débitent et les vendent avec des révérences cérémonieuses et des gestes menus. Et de tous les objets exposés là, de ces architectures même s’émane et s’impose la sensation qu’on a affaire à un peuple studieux, laborieux, tranquille, ingénieux, poète, artiste et religieusement imbu de ses traditions, de son passé et de ses dieux, un peuple de dormeurs éveillés, volontairement attardé dans une civilisation puérile et magnifique, une civilisation de luxe et de poésie plus vieille de vingt siècles que la nôtre. Et ces Chinois travailleurs et tranquilles sont les mêmes qui, là-bas, égorgent, supplicient et massacrent; les Boxers des tueries et des incendies de légations de Pékin sont leurs frères; leurs frères, les sauvages tortionnaires de l’agonie de M. de Ketteler, les forcenés qui enterrent les Européens vivants jusqu’au cou, leur crèvent les yeux et leur arrachent la langue, les monstres jaunes qui regardent lentement et voluptueusement, pendant des heures et des heures, leurs condamnés râler, se convulser, se raidir et mourir!

Ces longs et timides enjuponnés de bleu sont de la même race que les massacreurs enrégimentés des femmes, des enfants de nos légations et de nos missionnaires, les bourreaux qui forcèrent un empereur à s’empoisonner et poussent à la folie la vieillesse terrifiée d’une impératrice, ceux qui, par une cruelle ironie et un sinistre à-propos du hasard, ont pour chef le prince Tuan!

Quelles maladresses ont bien pu commettre nos ingénieurs? à quels dangereux excès de zèle ont bien pu s’abandonner nos missionnaires? quelles exactions ont pu, hélas! commettre en Extrême-Asie Russes, Anglais, Français et Allemands pour avoir amené ce terrible réveil de meurtre et de fureur chez un peuple de sculpteurs, d’émailleurs, de brodeurs, de menuisiers et de prêtres studieux, débonnaires et rêveurs?

La colonisation de l’Asie restera la grande tache de sang du dix-neuvième siècle, a-t-il été écrit quelque part. Prenons garde que cette tache humide et grasse ne s’étende sur toute l’Europe!

La révolte atroce des Boxers est, à travers l’humanité, la réponse à la guerre criminelle déclarée aux Boërs.

Dimanche 15 juillet.—Billancourt. Une aubaine, la conversation assez documentée sur l’Indo-Chine et les peuples de l’Extrême-Asie d’un ancien officier d’infanterie de marine, il y a trois ans encore en garnison à Saïgon. Les atrocités de Pékin, si épouvantables qu’elles nous paraissent, à nous autres civilisés, sont peut-être expliquées par l’attitude des coloniaux. Si le Russe déjà Tartare ne heurte pas trop le Mongol et le Mandchou dans leurs coutumes et leurs traditions, la brutalité anglo-saxonne, la morgue allemande et le «struggle for life» yankee froissent et blessent profondément la race jaune. Nous sommes, nous autres Français, les moins antipathiques de tous les «diables étrangers» que sont les Européens.

Si l’on ajoute le scandale sacrilège et l’émoi religieux des cimetières bouleversés par les tracés des ingénieurs, les ossements des ancêtres et les tombeaux violés par les travaux des nouvelles voies; si l’on ajoute enfin la mauvaise foi anglaise, le travail sourd de tous les pasteurs protestants, déjà dénoncés par Jean de Bonnefon: tout le monde anglican attelé là-bas à ameuter l’indigène contre les catholiques, on comprendra quelle responsabilité énorme ont assumée, avec leur politique de ruse et d’équivoque, les bons voisins d’outre-Manche.

Lundi 16 juillet.—Billancourt. Chaleur torride. Les pelouses brûlent, les feuilles se fanent et se crispent au bout des branches dans une atmosphère de four. La Seine charrie des bancs de poissons morts; ce sont des flottaisons de charognes qui empoisonnent tout le fleuve... à croire que la Seine prend sa source à Londres. Très anglais, ce procédé d’empoisonner les fleuves. Furieux de ne pouvoir mettre en ligne un effectif imposant de troupes en Chine, occupés qu’ils sont au Transvaal, nos bons voisins viennent-ils pas de dépêcher à Tien-Tsin des régiments hindous contaminés de la peste?

La peste au camp des alliés! Les Chinois eux-mêmes n’auraient pas trouvé cela.

Mardi 17 juillet.—Le Grand Bazar. Huit heures et demie; le dernier dîner à l’Exposition. Au restaurant hongrois, tout au bord du fleuve. Ils et Elles dînent.

«—Mais c’est qu’il fait frais. —Qui l’eût cru? Vous l’avez commandée, cette brise. —Et il y a du monde. —Ne criez pas victoire. C’est un des rares restaurants qui fassent de l’argent. —Non... —Si. Ils sont six en tout qui ont la vogue, et je ne les nomme pas pour ne pas affliger les autres. D’ailleurs, on devait s’y attendre. On avait fait les concessions à raison de soixante restaurants en tout, et il y en a deux cent vingt et un? jugez des bouillons. —En revanche, les kiosques de marchands de comestibles et les buvettes font de l’or. —Naturellement. Les trois quarts des visiteurs mangent sur des bancs. Charcuterie et papier gras, c’est l’Exposition de la bonne franquette. —On dit que les kiosques de journaux vendent aussi des comestibles. —Parfaitement. Ça rapporte plus que du papier. —Et ça l’emploie. —Mieux: les dimanches, les water-closets débitent du pain avec du saucisson et du vin au litre. —Il faut bien que tout le monde vive. —Vous n’avez pas encore parlé de l’école anglaise. —Oui, le pavillon de la Grande-Bretagne, les Romney, les Reynolds, les Gainsborough, les Constable et les Turner! —Moi, vous savez, j’ai toujours un faible pour Burne Jones. Vous avez vu son «Laus Veneris»? —Et son «Cupidon et Psyché» et sa suite de tapisseries de haute lice, la «Conquête du Saint-Graal»! Moi aussi, j’aime beaucoup, mais il ne faut plus l’écrire sous peine d’encourir les foudres du syndicat. —Quel syndicat? —Mais le syndicat Rodin, les maîtres de la Rodinière. Défense esthétique d’aimer Burne Jones et Gustave Moreau: ces deux noms-là font entrer la critique en fureur, et, quand elle écume, la critique... —... ce n’est pas de l’écume de petite marmite... Ce pauvre Rodin! Egorge-t-on assez les autres en son nom! —Passe encore les sculpteurs, mais, en son nom, on tue les peintres. —Mieux: on ne peut même pas en parler. —Non... —Parfaitement. Ils ont monopolisé l’éloge: eux seuls savent apprécier le maître de la Volupté et de la Douleur. Aussi qu’y ont-ils gagné? Ils en ont dégoûté le public. Il n’y a pas un chat à l’avenue Montaigne. —Comment? Rodin ne fait pas le sou? —C’est la solitude, l’affreuse solitude de l’interdit. Le pauvre grand homme s’en plaint, mais, comme c’est un brave homme, c’est charmant de voir comment il s’en console. «Je n’ai pas la quantité, disait-il dernièrement, mais j’ai la qualité. Ainsi, dans la journée d’hier il m’est venu la comtesse Potocka et le poète Oscar Wilde.»

Mercredi 18 juillet.—Le Grand Bazar. Neuf heures et demie, la fête exotique. Une foule compacte, énorme, du Trocadéro au Champ de Mars; des têtes et des têtes serrées, tassées l’une contre l’autre: l’ensemble agglutiné et noirâtre d’un gigantesque ravier de caviar; des sueurs et des odeurs, des relents de godillots tièdes, de corsages mouillés et des touffeurs d’aisselles. Et, tout à coup, des ronronnements de tambourins, des glapissements de flûtes aigres, des mélopées et des sons de derboukas, tout un hourvari monotone et strident de musiques barbares. Ce sont les exotiques du Trocadéro qui défilent dans un sillage de poussière et de clarté. Et ce sont des grands poissons de papier lumineux et des lanternes en forme de tambours balancés au-dessus de la foule; des nègres les portent, vêtus de vareuses bleues, coiffés de chéchias rouges. D’autres processionnent appuyant sur leur torse de grandes feuilles de latanier. Des musiciens coiffés d’immenses panamas, des négresses enturbannées de madras: c’est toute la section malgache: puis voici les gandouras et les burnous de soie, les fronts ceints de cordes en poil de chameau des Arabes d’Alger; les sequins sonnaillants des souks de Tunis et les grègues bouffantes des danseuses du ventre, et la foule acclame, se bouscule et rit. Voici, drapés de bleu, les grands fellahs d’Egypte.

Précédées de mille bêtes lumineuses en papier transparent et peint, voici, harnachées on dirait de laque rouge et toutes luisantes de soieries bruissantes, les faces jaunes et camuses de gnômes indo-chinois. Un immense et long —long, oh! combien long!— dragon de soie verte écaillée d’or ondule et serpente en brusques remous au-dessus de la foule: tarasque de l’Extrême-Orient, chimère aux énormes yeux saillants échappée on croirait d’une pagode, c’est l’emblème religieux sacré, le palladium annamite. Douze hommes engouffrés sous les plis mouvants de la bête la font se cabrer et se mouvoir. Ensuite ce sont les nudités de bronze hérissées de plumes, enjoaillées de coquillages des brutes superbes du Dahomey, les dents blanches et les yeux blancs des guerriers de Behanzin. Les souplesses félines, les gestes de statuette, les tailles minces et les torses plats tout sonnaillants de grigris et d’amulettes des sveltes danseurs cynghalais terminent le cortège aux maigres sons du gamelun, le criard et triste orchestre indo-chinois.

Vendredi 20 juillet.—Auteuil. Cinq heures et demie, sur la petite place. Quarante-huit degrés au soleil, trente-huit à l’ombre: la plus grosse chaleur de l’année; que dis-je?... de l’année: du siècle.

Autour de la fontaine Wallace des ouvriers harassés font cercle, attendant leur tour. Les yeux mornes, tout en s’essuyant le front d’un revers de la main, ils se passent machinalement le gobelet. Avec des crissements de soie des feuilles séchées, devenues jaunes en deux jours, des feuilles de fin d’octobre se détachent des platanes, planent dans l’air chaud et tombent. Tout le macadam de la petite place en est jonché; les pas éreintés des promeneurs dérangent des tas de feuilles mortes. C’est l’automne, le précoce automne en plein mois de juillet.

Paris est en proie à Moloch!

Dimanche 23 juillet.—Neuf heures et demie du soir au bois de Boulogne. Des familles entières gisent affalées sur les gazons des pelouses, des familles entières sous les dessous de bois; les hommes en manches de chemise; les femmes, le corsage ouvert, la plupart en camisole: tout un Paris ouvrier et faubourien venu dans l’esprit illusoire de respirer un peu dans l’air étouffant des taillis. Partout des papiers gras, des litres vides et des détritus de charcuterie. Un Paris du 14 Juillet, que l’atroce chaleur de cette semaine répand comme une écume en dehors des murs, une coulée d’humanité suante et tiède, qui se répand, telle une onde, de Vincennes à Romainville et de Boulogne à Charenton. Le Bois tout entier fleure une odeur d’aisselle. Du côté de Boulogne, en descendant vers le fleuve, dans la cendre grise du crépuscule, les groupes éparpillés à travers les pelouses font songer au campement d’une énorme kermesse en plein air, à quelque fête flamande émigrée sur les bords de la Seine. La liberté des gestes et le débraillé des costumes sont, d’ailleurs, dignes d’un Teniers et c’est à la belle étoile que l’on soupe et que l’on aime.

Entre le pont de Saint-Cloud et celui de Sèvres, dans la fraîcheur relative des berges, la nuit est sillonnée de triplettes et d’automobiles à pétrole. Ici, la nature fleure la poussière et l’essence; tout à l’heure, elle empestait la sueur.

Lundi 23 juillet.—Huit heures du soir, à quai de l’île de la Grande Jatte, à bord de l’house-boat le plus fleuri de cet été. Ils et Elles dînent. «—Elle commence à sentir, cette Seine! —Aussi, dès demain nous descendons. Nous coucherons à Rouen mercredi et jeudi au Havre. —Si long que ça, d’ici Rouen? —Mais, chère amie, il faut compter avec les écluses et la grande semaine à Trouville... —Naturellement, puisque Gontran fait courir. —Alors, pas possible de vous garder pour demain? —Dîner à l’Exposition par cette chaleur? Oh! non! —Et cette soirée de gala chez la Loïe ne vous tente pas? la nouvelle pièce japonaise, Sada Yacco dans le «Sculpteur»? —Sada Yacco! Est-elle assez lancée! Il n’y a qu’elle qui fait prime à l’Exposition! —Elle est un peu mieux que Mérode en danseuse cambodgienne. —Vous êtes dur. Assez joli, moi je trouve, le grand insecte d’or qu’elle donne avec ses semblants d’antennes, ses longs doigts allongés d’ongliers de métal, mademoiselle Chou de Bruxelles!... —Oui, mais si peu d’Extrême-Asie! si d’Extrême-Montmartre! et puis démodée par Falguière! —Et puis, il n’y a pas à dire, cette Sada Yacco sait mourir!... —... comme Sarah elle-même... —Dites donc, vous qui savez tout, qu’y a-t-il de vrai dans la prétendue sortie de mademoiselle T... à mademoiselle P..., le soir du fameux bal où on les aurait priées de prendre la porte, la mère et la fille, parce que pas invitées? —Mais il y a l’absolue vérité. Cela s’est passé comme vous le dites... mademoiselle P..., qui est de toutes les fêtes ou qui veut en être, avec l’aplomb qui la caractérise est allée sans invitation au bal des T... —Parce que?... —Parce que ça lui plaisait, à cette enfant, et qu’elle en avait l’habitude. Voilà donc les P..., mère et fille, faisant leur entrée, toutes voiles dehors, dans l’hôtel du quartier de l’Etoile. Les maîtresses de maison ne bougent pas, incident qui aurait pu passer inaperçu si madame P..., la mère, pour prendre contenance, ne s’était avisée de complimenter madame T..., sur son bal. A quoi mademoiselle T..., qui a de la dent et de la tête: «Mais madame, vous n’avez pas d’avis à donner sur une fête à laquelle vous n’étiez pas priée...» —Tableau! —... de genre... Et qu’y a-t-il au fond de tout cela? —Rivalité de cœur, bataille de dots autour du plus beau des présidents. —Notre petit Morny!... —Vous l’avez nommé. Sa dernière fête a fait révolution. Aussi demandé qu’autrefois le joli comte Boni de Castellane.

Mardi 24 juillet.—Le Grand Bazar. Croquis d’Exposition. Trois heures; sous la chaleur torride, public de province ou de banlieue, reconnaissable aux filets à provisions et aux flopées d’enfants remorqués par chaque couple. Dans les parterres, plus une fleur, plus un lys au Japon, plus un iris d’eau à la Chine; des morceaux de journaux et des papiers gras décorent les parterres. Mais, en revanche, partout des stridences de flûtes et de lentes, d’affolantes et monotones mélopées tonitruent et font rage d’un bout à l’autre du Trocadéro: flûtes de roseau assourdissantes et aigres devant le théâtre égyptien, flûtes de bambou devant le théâtre indien, ouvert d’hier (quatre idoles trônent, accroupies sur une estrade, enturbannées de rouge et barbues jusqu’aux yeux); à l’Indo-Chine ce sont les miaulements hystériques et les continus cliquetis de métal du fameux gamelun; à la Tunisie, des dégueulandos, des barcarolles napolitaines; à l’Algérie c’est le badaboum et toute l’horreur canaille des danses du ventre, et là-dessus, des hurlements d’Apaches, des invites caressantes, des gestes de guenon et d’obséquieux appels de nègres aux yeux lubriques; autour de l’Egypte, enfin, revoici l’Orient de bazar et de pacotille d’un tas de Juifs félins, quémandeurs et souriants: une foire et un brouhaha à rendre fou le plus paisible des électeurs, la plus honnête des ménagères, le plus épicier des héros chers à François Coppée; la Salpêtrière installée en plein Paris 1900, sous une température de 35 degrés à l’ombre et de 48 au soleil; tout ce qu’il faut pour développer la neurasthénie dans une population déjà déprimée par la qualité de l’eau, la rareté de l’air et les veilles, une source de gains certains et de fortunes futures pour tous les médecins aliénistes et les maisons de santé du département.

Vendredi 27 juillet.—Saint-Cloud. Où vont les statues.

Qui se souvient encore du groupe des trois femmes qui dominait le fronton de l’ancien palais de l’Industrie? Qui de nous se rappelle la grande figure, on eût dit bénissante, dont les bras tendus commandaient la grande travée, aujourd’hui ouverte entre le grand et le petit Palais? L’administration des beaux-arts les a pieusement recueillis et, à grands frais... des contribuables, a dépêché et installé le dit groupe dans un des plus beaux parcs des environs de Paris, un ancien parc impérial, maintenant ouvert au public, le plus proche peut-être des fortifications, celui que la foule des dimanches préfère même au dessous-bois du bois de Boulogne; le parc, en somme, le plus populaire et, par cela même, peut-être le plus abandonné du ministère des beaux-arts, celui qu’une dévastation on dirait systématique déshonore et enlaidit chaque jour, celui dont les piédestaux, veufs de statues, attristent la belle ordonnance des allées et la mélancolie grandiose des perspectives.

J’ai nommé le parc de Saint-Cloud.

A ce parc mutilé et dont les nymphes et les demi-dieux ont disparu, M. Roujon a, compensation médiocre, envoyé les trois figures allégoriques qui alourdissaient jadis la silhouette du palais des Champs-Elysées. C’est la grande allée qui conduit de Saint-Cloud à Sèvres qui a hérité du groupe sans emploi. On peut le voir maintenant étaler prétentieusement ses proportions monumentales un peu plus loin que les triples escaliers d’eau de la légendaire cascade de Saint-Cloud; mais, comme les figures de l’ancien palais des Champs-Elysées ne sont pas à l’échelle des autres statues ni même à celle des arbres voisins, le nouveau groupe fait le plus piteux effet. Les statues, d’ailleurs, destinées à être vues d’en bas et à distance, sont placées à niveau d’homme. Gestes et proportions, tout en est grotesque: emphatiques et rigides, elles dressent au pied des hauts ombrages de grands fantômes de pierre dans le goût des féeries des théâtres Cocheries... Mais, de cela personne ne s’est soucié aux beaux-arts; trois statues étaient demeurées pour compte, il fallait bien les placer quelque part.

Saint-Cloud étant le parc sacrifié, c’est Saint-Cloud qui a hérité de ces trois Gigoudaines. Frais de transport, réparation des figures et établissement du nouveau piédestal ont coûté trente-deux mille francs.

Franchement, on aurait mieux fait d’acheter quelque Rodin!

Dimanche 29 juillet.—Bigorre, trois heures. Il pleut: une petite pluie fine et tiède, presque un brouillard qui noie les sommets environnants et met à mi-flanc des montagnes des couches de vapeur fumantes; les grands ombrages humides de ce pays en paraissent plus mouillés encore.

De la haute galerie de la maison que j’habite, je domine une route et, de l’autre côté de cette route, des jardins et des jardins qui s’enfoncent très loin dans la vallée et donnent, au crépuscule, l’impression d’une forêt. Ce sont des jardins de couvents, des parcs d’anciennes demeures provinciales, demeures de nobles; dont l’aspect extérieur comme les habitudes n’ont pas changé. Et des marronniers gigantesques, des magnolias en fleurs, des wellingtonias enguirlandés de clématites, toute une végétation monumentale et luxuriante, comme seules en produisent les Pyrénées, accueillent mes yeux partout où ils se posent, épanouis au hasard des pelouses et des tournants d’allée bordés de géraniums.

C’est dimanche. Les allées et venues des jardiniers et de la domesticité n’animent pas aujourd’hui les jardins. Il y a une fête sur les «Coustous», la promenade de la ville, une fête au Casino aussi: concours de grimaces à la fête populaire, concours de grimaciers à la fête mondaine. Et puis les vêpres, la grande distraction des petites villes dévotes, ont dû attirer à l’église pas mal de serviteurs de ces vieux logis. La route elle-même est déserte; elle ne se peuplera que plus tard, à l’heure où l’on va boire les eaux de Salut. Et de cet abandon sous la pluie s’émane, se dégage une atmosphère d’accalmie et de torpeur provinciale, combien précieuse après le tumulte et la fièvre de Paris!

Tout à coup, au tournant de la route, une étrange procession. Engoncées de cotonnades, coiffées de marmottes, des fichus de laine aux épaules, neuf créatures... neuf marionnettes paysannes s’avançaient de guingois, l’une boitant de la hanche, l’autre secouée d’on ne sait quel tremblement, celle-ci bossue, celle-là la taille déviée, poupées démantibulées, comiques et atrocement tristes avec leurs faces grimaçantes et leur démarche en saccades.

Elles s’avançaient trois par trois, se tenant par la main et se parlant avec des contorsions de tout le visage et des gestes de folles... Un Goya vivant que ces trois rangs de jeannetons paysannes gesticulantes et trébuchant. Quatre pauvres vieux les suivaient, quatre pauvres vieux très propres, moins agités, ceux-là, mais l’air si las dans leurs vestons élimés! de tristes faces usées de très vieux ouvriers et des gestes gauches, des mines empêtrées et navrantes. D’où pouvait bien sortir cette humanité de misère? J’avais commencé par sourire, j’avais maintenant le cœur étreint à en crier.

Trois religieuses fermaient le cortège et leur présence à la suite de ces malheureux m’expliquait tout. C’étaient les vieillards de l’hospice, les aliénés hospitalisés dans un des couvents voisins que ces trois sœurs conduisaient à la promenade. Leurs bonnets blancs, leurs longs voiles noirs et leurs chapelets cliquetants complétaient la procession. De temps en temps une des sœurs se dérangeait pour aller rectifier un geste d’une des folles, assujettir un fichu, remettre une égarée sur le rang, puis elle revenait prendre sa place entre ses deux compagnes.

Elles avaient dans le visage, et dans les yeux comme une lueur d’apaisement.

Le cortège passa et je me demandais quelle pouvait être la vie de ces trois femmes au milieu de ces gâteuses, de ces idiotes et de ces fous. Quelle abnégation et quel dévouement il faut pour consentir à une telle existence! quelle foi et quelle ferveur il faut avoir dans l’âme pour assumer une telle tâche sans trop de répulsion et de dégoût! Je me demandais aussi quelle religion nouvelle, quelle Eglise encore à naître, quand la foi chrétienne aura tout à fait disparu, pourra donner à ses adeptes la puissance de renoncement et de charité incarnée dans ces trois inconnues.

Lundi 30 juillet.—Dans la cour de l’hôtel de France, onze heures. Des groupes de baigneurs se pressent autour du tableau des dépêches: c’est le télégramme de Monza, la nouvelle de la mort d’Umberto tué par la main d’un anarchiste.

Le roi Humbert, la reine Marguerite! La presse européenne... que dis-je? le monde entier vont, pendant huit jours, être remplis de ces deux noms.

Le roi Humbert! Et, malgré moi, j’évoque la figure du mort, tel je la vis, alors en pleine santé, à Venise, au moment de l’embarquement du kaiser pour Jérusalem.

J’étais sur la lagune, en gondole, vis-à-vis du «Hohenzollern», dans un tas mouvant d’autres gondoles et de «vaporetti». Tout Venise costumé était là sur l’eau, une Venise de carnaval sortie des magasins d’accessoires pour fêter Guillaume II. Le kaiser faisait aux Majestés italiennes les honneurs de son yacht, et, quand, sanglé dans son uniforme d’amiral, il apparut, aidant la reine Marguerite à descendre l’escalier du bord, la Majesté impériale m’apparut singulièrement haute de taille auprès du roi Humbert, déjà tassé, quoique robuste, dans son uniforme de général allemand. Ses grosses moustaches ébouriffées, ses énormes yeux ronds aux sourcils broussailleux et noirs, sa nuque épaisse et son aspect brutal de sous-off ne pouvaient soutenir la comparaison avec la jeunesse et la force élancée du beau guerrier blond, que donnait le Kaiser.

La reine Marguerite, très parée, les cheveux visiblement teints et la physionomie altérée sous le fard, ne pouvait lutter non plus avec la minceur élégante, l’air de douceur hautaine et les cheveux précocement blancs de l’impératrice d’Allemagne.

Guillaume était le grand triomphateur de la journée.

C’était en octobre 1898. Deux mois à peine auparavant, Lucheni assassinait, sur un quai de Genève, l’impératrice Elisabeth d’Autriche. Quatre ans avant, c’était le tour de Carnot frappé à Lyon par Caserio.

Il faut qu’aujourd’hui ce soit le roi d’Italie qui tombe, à Monza, au sortir d’une fête, sous le revolver de Bresci. Le revolver! Et voilà que l’arme à feu apparaît dans l’attentat contre les souverains. C’est une ère nouvelle qui commence dans les annales de l’assassinat politique, et avec 1900 disparaît des mains des meurtriers la légendaire arme blanche qui, depuis Ravaillac, faisait dans le populaire désigner les rois sous l’épithète de «fruits au couteau».

Mercredi 1er août.—Une lettre de Paris. «Et vous avez manqué la cinquantième de «Louise» et le déjeuner au Moulin de la Galette, comme si les Pyrénées valaient la Butte. Poseur, va!... Et ç’a été très réussi, même la chaleur (36 degrés à l’ombre), et dans un décor... mettez de Jusseaume, mais nature cette fois, et un grouillement de foule, remous d’ouvriers et reflux de gigolettes, comme n’en a pas encore trouvé Carré même dans sa figuration de la «Vie de bohème»! C’est qu’aussi tout le quartier était en émoi. Songez: toutes les élégances de nos théâtres subventionnés, ça ne se voit pas tous les jours.

»Et quel banquet! Quatre cents couverts. A la table d’honneur, les ministres, Leygues, Roujon, Camondo; puis les triomphateurs de la fête: Carré et Charpentier; Heugel; les critiques; Courteline, Bauër, Mendès; les gens de la maison: Vizentini, Messager, Luigini, Jusseaume; les muses: la muse de Paris, mademoiselle Cortot; la muse de Montmartre, mademoiselle Stump, d’une distinction, ma chère! (plus qu’archiduchesse, princesse de Galles avec un nez d’une aristocratie et une robe! un La Gandara); enfin, toutes les fauvettes de l’Opéra-Comique: Guiraudon, Rioton, Mastio, Tiphaine, Gauders, Marié de l’Isle et Vilma.

»Couleur locale: on sert des frites dans des cornets de papier; chaleur tous les hommes s’éventent, les plus galants éventent leurs voisines, des jobards éventent leurs voisins. Là-dessus, speech subtil de Carré au ministre. Le ministre se lève, va répondre. Quelqu’un, au fond de la salle, chante: «V’là d’la carotte! elle est belle! V’là d’la carotte!» Cette réminiscence de «Louise» jette un froid; ce froid ne facilite pas le raccommodement Carré-Bernheim. Vous vous souvenez de l’article de la «Nouvelle Revue» et des motifs allégués par Bernheim: sa bonne foi surprise, son texte oblitéré, etc. La réponse de Carré avait été verte, mais juste. Et l’on espérait que cette fête au Moulin de la Galette, de la bonne galette chère à tous, réconcilierait les rivaux; on présente l’une à l’autre les parties adverses: «V’là d’la carotte! elle est belle! V’là d’la carotte!» Mais le raccommodage ne se fait pas; il fait trop chaud la colle ne prend pas.

»Le ministre part: on va s’amuser.

»Voilà l’plaisir, mesdames! voilà l’plaisir! En place pour les danses.

»Les grisettes invitées font les grandes dames, les chanteuses font les grisettes. Mastio est toute rose dans une robe rose. Un quadrille s’échevelle: c’est Tiphaine avec Fugère, c’est Tiphaine avec Bouvet. Et puis on va prendre le frais sur le haut du Moulin. Comme au fond d’un gouffre, on y découvre un Paris admirable sous un ciel d’orage à la Turner. «—Un Jusseaume! s’écrient les enthousiastes. —Non, pas de blague! répond ce jeune La Violette. C’est tout de même un peu mieux que mes décors! —Voilà qui nous change de Carolus Duran, insiste une peste. —Comment? —Mais oui: Carolus Duran, élève et maître de Velazquez.» D’ailleurs, je vous envoie le menu du déjeuner.

»P.-S.—Vous avez aussi manqué le banquet Raspail «Au bon Pécheur», le banquet de Bercy organisé en l’honneur du bon terre-neuve, le chien sauveteur célèbre dans tout le quartier. Ce bon toutou présidait, assis dans un fauteuil tendu de peluche rouge, une serviette au cou, passée dans un collier ciselé d’un travail exquis. C’était un beau spectacle; mais on ne saurait être partout. Vous manquez aussi, avec votre manie de villes d’eaux, le shah Mozaffer ed Dine, pour qui tout Paris a des yeux de chatte. Ce shah, avec toute sa suite d’uniformes chamarrés d’or et coiffée d’astrakan, est le lion du jour, mais il apporte dans ses sorties une fantaisie qui met tout le personnel du palais des Souverains sur les dents. Voilà un auguste visiteur qui pourra se vanter d’avoir donné du fil à retordre à la police. Jusqu’ici, il n’accepte aucun programme, il dérange tous les plans concertés de promenade et ne quitte pas le trottoir roulant; la rue de Paris, paraît-il, est aussi l’objet de ses prédilections nocturnes. Noblesse oblige: on n’est pas shah impunément.»

Dimanche 5 août.—Bagnères-de-Bigorre. Croquis de province. La chambre, qui sert ici de cabinet de toilette, domine d’abord toute une retombée de glycines mauves éparses sur le zinc en ce moment disparu d’une petite terrasse, puis une courette et, au delà de la rue, la plus passante de la ville puisqu’elle conduit aux Thermes, une villa, espèce de maison meublée dont chaque étage change de locataires trois ou quatre fois durant la saison.

Au rez-de-chaussée, derrière les lamelles de deux persiennes entrebâillées, un profil de vieille apparaît embusqué dès l’aube et, dans le clair obscur d’un petit salon sans jour, on sent qu’une curiosité aux aguets surveille et épie. Ce sont deux yeux de chouette levés vers ma fenêtre, chaque fois que je m’habille, qui m’ont révélé la présence de cette Sachette, la Sachette de «Notre-Dame de Paris», le spectre échevelé de la recluse de Victor Hugo, dont les mains griffues étreignent comme deux serres l’épouvante de l’innocente Esmeralda; et ce sont, en effet, les mêmes cheveux blancs et le même front osseux, le même nez en bec d’aigle et les mêmes lèvres minces dans une face de vieil ivoire. De temps à autre les persiennes entrebâillées s’entr’ouvrent, poussées par une invisible main, et la vieille s’accoude à la barre d’appui. C’est qu’un couple vient de passer ou, pis, quelque élégante et frivole jeune femme dénoncée à la vieille par l’envolement de ses écharpes; et puis les persiennes se referment et, tout le long du jour, à quelque heure qu’il soit, jusqu’à la tombée de la nuit, c’est le même manège, on dirait automatique, et le même jeu de persiennes poussées et refermées par une vieille maniaque tapie là, dans l’ombre, comme une araignée malfaisante et hostile.

O toute cette petite ville observée et guettée par cette vieille à moitié folle qui regarde, interprète, juge, invente, dénature et calomnie —cela, j’en suis sûr— tous les gestes et tous les regards qu’elle surprend! Dire que, la saison finie, pendant tout l’hiver et les longs mois de pluie, elle surveillera encore, sa maigre face collée aux vitres ruisselantes, l’indigène en béret et l’ouvrier tisseur des lainages du pays, demeurés les seuls passants!

O Bigorre, petite ville de mon cœur, dire que, derrière les rideaux de toutes tes fenêtres, dans l’ombre de toutes les persiennes, il est des paires d’yeux tout pareils à ceux-ci, qui regardent et surveillent des faces anxieuses, sœurs de ce masque de cire qui attendent et épient! Et c’est toute ton âme, ô province, toute ta petite âme oisive, malveillante, sournoise et dévote, qui transparaît aux vitres de cette fenêtre.

Lundi 6 août.—Venise en danger; une lettre de Paris:

«Cher monsieur,

«Je me permets de vous envoyer le dernier numéro de la «Revue de Paris» (1er août), où se trouve un article dont le titre indique le sujet: «Venise en danger.»

»Je sais que vous connaissez, que vous aimez Venise; que, par conséquent, vous avez souffert de tout ce qu’on prépare contre elle. Aussi vous serais-je reconnaissant de citer l’article en question, de noter que, même au point de vue utilitaire ainsi que je le développe, les crimes industriels qui tueraient Venise ne la tueraient pas dans sa beauté seulement, mais dans sa vie même, sa vie organique fondamentale.

»Il faut s’unir pour la beauté chaque fois qu’on le peut.

»Robert de Souza

Et, en même temps que la lettre, m’arrive le numéro de la «Revue». Dans un judicieux et savant article M. de Souza y dénonce et étudie sérieusement le danger qui menace la ville des Doges, Venise la blonde, endormie et bercée au flux et au reflux de l’Adriatique, qui, par les mille et un réseaux de ses «canaletti», lave et vivifie, en les protégeant contre la poussière dévastatrice, les façades encore dorées par places de ses anciens palais.

Il y a deux ans, j’avais déjà poussé le cri d’alarme en dénonçant la disparition de la «Casa Barbiere», ce beau palais «Veniere» si longtemps hospitalier aux artistes, menacé de tomber entre les mains d’une Compagnie anglaise qui veut y établir une usine. Une usine en plein Grand Canal, à cent mètres du palais Vendramin et de la «Casa d’Oro»! Ça ne serait pas la première, d’ailleurs; déjà une succursale de Murano y pousse ses suies et ses fumées qu’elle mêle à celles des vaporetti... des vaporetti sur l’eau lourde, où le Carpaccio a évoqué ses gondoliers. Dans le même article, je criais l’infamie d’un quai imminent, oui, d’un quai qu’il était question d’établir sur le même «Canale Grande», pour y permettre la circulation des fiacres, des automobiles et des bicyclettes; et ce fut, de ma part, un cri de détresse indignée dont M. de Souza s’est souvenu.

Aujourd’hui, le péril est plus grand encore. Non seulement le Grand Canal est toujours menacé par ces horribles Compagnies anglaises qui ont tout syndiqué à Venise, les verreries et les marchands de bibelots comme les grands hôtels, mais pis: sous prétexte d’assainir la Ville de la Mer, qui est la plus salubre de l’Italie, puisque les médecins y envoient maintenant se remettre les neurasthéniques, loin du bruit et de la trépidation de nos grands centres modernes, et que l’absence totale de poussière en fait un des rares endroits où l’air soit respirable encore; oui, sous ce prétexte, voilà que des ingénieurs proposent de démolir des quartiers entiers. Pour élargir les rues, on va de gaieté de cœur supprimer en tas vieilles églises et palais; à leur place on créera des voies nouvelles. Pis encore, ils proposent de combler les canaux et de les changer en chaussées, quand il est évident que, les canaux comblés et, devenue terrienne, Venise serait fiévreuse, pestilentielle et chargée de miasmes, comme les bourgades abandonnées de ses lagunes, telles que Torcello, Chioggia, villes mortes ou mourantes, mal gardées par un sol incertain sans être affranchies par les eaux.

Dernier crime enfin! Sous prétexte de faire surgir une ville balnéaire au Lido, «l’affreux Lido», comme disait Musset, et d’en faire un petit Brighton de l’Adriatique (opération anglaise naturellement, casino et grands hôtels), n’est-il pas question de relier par un chemin de fer la vieille cité et la watering-place à naître, quand un quart d’heure en vaporetti suffit; et pour la commodité des propriétaires de villas et des tenanciers d’hôtels, on parle d’installer la gare du nouveau chemin de fer... à la place Saint-Marc, entre les deux colonnes de la Piazzetta, sans doute, à moins qu’on ne jette bas, pour l’installer dans la cour des Doges, une façade du palais ducal!

Oui, nous en sommes là. «Venise (je cite du Souza) Venise magnifiquement libre comme un navire au large qui, pour sa fortune, ne dut jamais communiquer avec la terre que par des ailes: les ailes de ses ramiers et de ses voiles, les ailes des lions de Saint-Marc et des sirènes de son blason», Venise est menacée de chaussées et d’avenues comme un quartier de Londres; Venise perle des eaux est appelée, de par la toute-puissance des syndicats anglais et des ingénieurs, à s’enlizer dans un marécage.

«Une patrie d’art éblouissante, une patrie de miraculeuse beauté, Venise est en danger. Laisserons-nous s’accomplir la prédiction de M. Gabriel d’Annunzio, qui, sans espoir devant la fréquence des plus inutiles attentats, s’écriait: «Je ne donne pas quarante ans pour que le grand canal soit comblé, pavé en bois et sillonné de tramways.»

Mardi 7 août.—Bagnères-de-Bigorre. Autre tristesse. C’est une lettre de Paris qui me l’apporte avec la nouvelle de la mort d’Ary Renan. Ary Renan, le doux penseur, le peintre mystique, le critique d’art sensitif et d’autant plus averti, qui comprit le mieux et raconta le plus intelligemment peut-être l’œuvre prodigieuse de Gustave Moreau; Ary Renan, être rare et charmant, le disciple de Puvis de Chavannes qui approcha le plus du Maître et, en émotion maladive, quelquefois le dépassa; Ary Renan, pauvre être souffreteux et disgracié de la nature, dont l’enveloppe corporelle fut une prison d’art, où cet art s’affina.

Cet art prenant et pénétrant, cette peinture et ce style d’âme douloureuse et choisie, comme on sent qu’il les devait à la souffrance!... Etrange revanche des choses: ce fils du plus grand sceptique de ce temps, rien que par la douceur de son verbe et la ferveur de ses enthousiasmes, était un de ceux qui eussent fait croire à Dieu.

Ardent admirateur de la beauté et des maîtres, Ary Renan n’inventait pas de génies: il les faisait comprendre. Jamais il n’édifia sa gloire sur celle d’un autre; jamais il ne démolit un artiste pour élever un de ses confrères et ne piédestalisait pas. Gustave Moreau eut la chance de l’avoir parmi ses fidèles.

Ary Renan a beaucoup contribué à la renommée du Maître; c’était une âme et une probité égarée au pays des muffes.

Mercredi 15 août.—Quatre heures. Chaleur torride. Pas un souffle dans les grands arbres de l’immense jardin que domine le balcon. A l’abri des persiennes hermétiquement closes, c’est l’heure lourde de la sieste. Tout à coup des chants liturgiques, des proses latines psalmodiées par des voix nasillardes, un piétinement de foule m’attirent. Ce sont, derrière des oscillations de bannières espacées de dix en dix mètres, deux longues rangées de prêtres et de femmes voilées qui processionnent: foule paysanne, où les voiles blancs recouvrent de pauvres robes de filles du peuple, tandis que les voiles noirs engoncent des silhouettes presque espagnoles, tant elles sont rigides et sombres. J’ai déjà vu ces faces de cire jaune et ces prunelles ardentes dans l’Aragon et la Navarre. Des hommes suivent aussi, mais les femmes dominent; car la femme, l’éternelle enfant malade, a besoin d’être consolée et sa soif d’aimer l’attire plus près de Dieu. Des toilettes claires ferment le cortège, mais les Sociétés religieuses sont surtout recrutées chez les humbles; des rubans jetés en sautoir les distinguent les unes des autres et ce sont les «Dames de Sainte-Anne», et ce sont les «Auxiliatrices de Saint-Joseph», et ce sont les «Enfants de Marie», Marie, dont c’est aujourd’hui la fête dans l’Eglise catholique et romaine. Un décor de montagne et de station thermale sert de cadre à cette cérémonie, cérémonie un peu grotesque et pourtant si touchante dans l’élan et la ferveur de sa dévotion.

Marie, il est des noms qui pleurent, d’autres prient.
Marie a la candeur d’une rose fleurie,
Toute blanche, et Myriam, nom d’étoile et d’espoir,
Possède aussi l’éclat d’un astre. C’est le soir,
L’heure où les grands lys d’or referment leurs corolles.
Marie a la ferveur aussi d’une auréole:
«Ave Marie stella»; c’est l’heure où, sur la mer,
Le marin devient grave et regarde au ciel clair,
Si le nom vénéré s’inscrit dans les étoiles.

Vendredi 17 août.—Six heures et demie du soir. Bigorre. Le train m’emporte et déjà, dans la grande trouée de Campan, la petite ville où je viens de passer près d’un mois, la petite ville aujourd’hui familière depuis quatre ans que j’y reviens, attiré par le bienfait de ses eaux, Bagnères-de-Bigorre se fond dans la brume lumineuse et s’efface.

Petite ville dolente et dévotieuse dont j’ai souvent chanté les eaux courantes et l’air si pur, ce sont surtout tes bruits que j’ai aimés et dont j’emporte le souvenir, parce qu’ils se sont mêlés étroitement à ma vie: flûte de Pan du chevrier qui, tous les jours, à l’aube, descend de la montagne pour promener par les rues les pis gonflés de son troupeau, bruit du matin, celui-là, avec les cris aigres des vendeurs de journaux; sonneries de l’«Angelus» du soir, cloches si proches et pourtant si lointaines, j’entendis vos pareilles dans mon enfance provinciale. C’est vous que j’emporte avec moi dans le bruyant et populeux Béziers où m’appelle «Prométhée»; je vous regretterai bien des fois, et jusqu’au chant mélancolique du crapaud qui, rauque et doux, montait toutes les nuits sous mes fenêtres et dont la monotonie rythmait pour ainsi dire la respiration liquide de tant de sources murmurantes et chuchotantes!

Mardi 21 août.—Béziers, neuf heures du soir, les répétitions du collège. —Dans le préau de l’ancien collège Henri IV, tous les choristes de «Prométhée», une moyenne de deux cents hommes et de cent femmes environ, sont assis en cercle autour d’un piano juché sur une estrade, où se profile, échevelée et blanche, la tête aux larges yeux rêveurs de Gabriel Fauré. La musique du 2e génie et celle du 27e de ligne, obligeamment prêtées par leurs colonels, tassent plus loin leurs uniformes; la cour et ses platanes sont violemment éclairés par des lampions, lampions sur tous les pupitres et lampions à toutes les fenêtres du bâtiment collégial, des têtes de curieux s’y écrasent. Toute la bourgeoisie de la ville, pantalons blancs et toilettes claires, est là, installée sur des chaises et fait cercle autour des exécutants; dans l’ombre du jardin, c’est la rumeur de la foule qui tout à l’heure se taira, quand reprendra l’ensemble des chœurs; dehors, dans la petite rue du collège, de la foule et encore de la foule se tasse à la grande porte close, une foule presque assiégeante, venue pour saisir des bribes de musique au passage et guetter la sortie des artistes. Somme toute, toute la ville de Béziers est là enfiévrée, soulevée de curiosité dans l’attente du spectacle de dimanche, tout un Béziers encore vibrant du souvenir de «Déjanire» et impatient d’entendre «Prométhée», toute une ville enthousiaste de musique, consciente du rôle qu’elle prend d’heure en heure dans les annales de l’art et toute fière d’apporter, depuis les plus humbles jusqu’aux plus riches, leur concours à la grande œuvre de décentralisation fondée par Saint-Saëns, car ils chantent tous dans les chœurs de «Prométhée», comme ils ont chanté dans les chœurs de «Déjanire», les solides poumons biterrois. Dans la journée, ils sont forgerons, menuisiers, charpentiers, maîtres de chaix, tonneliers, vignerons; le soir, ils sont guerriers de Mitylène ou pâtres sauvages du Caucase et accompagnent de voix chaudes et sûres les strophes de Rousselière-Andros ou de Torrès-Enoë, rassemblés tous comme un troupeau docile par l’énergie de Castelbon de Beauxhostes, et tous les groupes attentifs dans l’ombre et à l’entrée des jardins, assis les uns sur les pelouses, les autres échoués sur les bancs, contiennent des sœurs, des fiancées, des amis, des parents des choristes de «Prométhée»; ensemble touchant et presque digne d’une cité antique que cet unanime et spontané concours d’une population à une œuvre de pure gloire civique.

En veston d’alpaga noir, pantalonné et coiffé de blanc, Camille Saint-Saëns assiste à toutes ces répétitions, sa présence est le véritable soutien de toutes les énergies. Si parfois les braves Biterrois des chœurs prononcent «Ernest» pour «Hermès», et «entrecôte» pour «holocauste», ils n’en ont pas moins tous la grande vénération du maître. Camille Saint-Saëns se sent à Béziers comme Wagner à Bayreuth, il s’y sent plus qu’admiré, aimé; tout est là.

Dans la foule pittoresquement baignée de clair obscur, çà et là, les hautes silhouettes de M. Vallier-Héphaïstes et de madame Fiérens-Bia; Ferdinand Herold promène la placidité de sa barbe blonde et de Max, qui attend sa réplique, la mélancolie hautaine de sa face de César.

Un émoi dans cette foule, un remous dans les groupes. C’est en ondoyante robe blanche, haut coiffée de rose et drapée d’hermine, l’entrée sensationnelle de mademoiselle Laparcerie, la «Déjanire» d’hier, la «Pandore» de demain. Cora, notre Cora. Un murmure flatteur la précède, une cour de poètes toulousains l’escorte, madame mère l’accompagne.

«Un peu en retard, chère. —Toujours exquise! —Quand arrive le marquis? —Nous l’attendons pour la seconde seulement. —Est-ce que le prince Henri viendra?»

Samedi 25 août.—Béziers, pendant la répétition générale de «Prométhée»; pendant le premier entr’acte, Ils et Elles causent. «—L’entrée de Max, hein? est-ce assez épatant? —Cette nudité dans l’envolement de ce grand manteau rougeâtre, on dirait de flamme et de sang. Extraordinaires, les mouvements que prennent les étoffes sous le vent, dans ce théâtre en plein air. —Et ce décor, ces foules évoluant dans ces trente mètres de praticables! —Les chœurs de Fauré sont d’un puissant! Je vous avouerai que je me défiais. —Laparcerie a de bien jolies attitudes. —Un peu trop jolies peut-être. Il y a eu une engueulade entre elle et Lorrain, à la répétition du matin. —Alors, fâchés le poète et la Muse? —Je crois que Lorrain ne pardonne pas Toulouse!... —Et les poètes Toulousains!... —Le fait est qu’ils sont tous là! —Accourus pour assister à la mort de «Prométhée»... —Mettons à la chute, les corbeaux du Titan. L’aigle ne suffisait pas. —A propos, qu’est-ce que fait l’aigle? —Mystère, on a parlé d’un cygne du plateau des Poètes préalablement noirci à l’encre d’un des détracteurs de la pièce. —Mais on a craint de démolir le décor. C’est très fort, un cygne. Bref, on parle d’un mécanisme d’Allez frères, manœuvré par un enfant. —Les corbeaux de «Prométhée», ça me rappelle un quatrain de Labordère au moment de la campagne menée par tout le jeune Midi contre Herold et Lorrain; le voulez-vous? —Dites...

De Prométhée plaignez le sort cruel:
Aux volailles célestes il fut toujours en proie.
Pour avoir dérobé jadis le feu du ciel,
L’aigle de Zeus lui dévorait le foie,
L’aigle de Zeus jadis... aujourd’hui, c’est une oie.

Un émoi dans les groupes: Jambon est blessé, les yeux, les cils et les mains brûlés par les pièces d’artifices destinées à simuler la foudre, pendant l’invocation au feu de de Max; la nouvelle court et fait le tour des gradins et des arènes. Dans le toril, où sont installées les loges des artistes, Jambon, la tête enveloppée d’ouate hydrophile, délire étalé sur une civière dont on a grand’peine à écarter la foule. Le docteur Sicard, le maire de Béziers lui prodigue ses soins. Castelbon, consterné, lui frappe la paume des mains; le blessé continue de divaguer avec, dans les yeux, de grosses larmes.

Dans les arènes la répétition continue et, à travers les escarpements et les roches du maître-décorateur étendu là, gémissant et atteint, la lente théorie des «pleureuses» descend et serpente, escortant la civière de «Pandore», de Pandore qu’elles croient morte et qui n’est qu’endormie, et dont le «lamento» de Gabriel Fauré mène en gémissant les funérailles.

Dimanche 26 août.—Béziers, quatre heures. La consécration de «Prométhée». La foudre aux Arènes! —La colère de Zeus éclatant sur quinze mille spectateurs réunis pour voir renouveler l’affront du Titanide aux Olympiens; grondements de tonnerre, éclairs et trombes d’eau, pluie torrentielle noyant les arènes vidées dans une panique et une ruée de foule; des femmes s’évanouissent de chaleur et de terreur, le décor très endommagé s’écroule, la foudre est tombée sur la roche même où, dans la mise en scène de Baudu, Prométhée de Max invoque le feu du ciel et tombe foudroyé par les dieux. Les artistes à demi nus ont dû être enlevés de force de leurs loges qu’avaient envahies les cascades d’eau courant dans le toril. La foudre sur «Prométhée»! Les auteurs ne pouvaient pas espérer une meilleure réclame.

Lundi 27 août.—Béziers, neuf heures du soir, hôtel du Nord, après la première.—Ils et Elles causent. L’élément est cette fois parisien. Il y a là Jacques Hébrard, du «Temps». René Maizeroy, du «Journal», Gustave Coquiot, de la «Presse». Lalo, critique du «Temps», dîne, lui, chez Castelbon de Beauxhostes avec la princesse de Polignac. Larroumet, venu exprès d’Uriage pour assister à la première de la veille, n’a pu trouver à se loger, tant les hôtels sont combles, et est reparti sans avoir pu assister à la représentation de la journée. «—Hein! vous devez être content? Cela a été un triomphe. —Le troisième acte est une merveille de mise en scène: la descente de Pandore parmi les hommes, le coffret d’Hermès entre les mains, pendant que le Titan leurré agonise et se lamente dans les hauteurs, cloué sur son rocher, ça se composait comme un Burne Jones. —Et l’émotion de la musique de Fauré, la sérénité du chœur final:

«Les dieux cléments nous ont souri»? —C’est peut-être la plus belle page qu’il ait jamais écrite. —Etes-vous remis avec Laparcerie? Elle a divinement joué ce troisième acte. —Son invocation aux «Océanides» était un bas-relief grec; elle l’a dit avec une sobriété de gestes, une chaleur de diction et une pureté de lignes... —Oui, elle a été dans cet acte à la hauteur de de Max, mais cela n’a pas été sans mal. Elle s’était mise en tête une entrée d’Ophélie tout enguirlandée de roses, un mètre cinquante de fleurs qu’elle portait noué à la taille, et qu’elle nous a servi à la répétition générale, dans ce décor du Caucase et cette atmosphère de gibet, c’était vraiment trop de fleurs! —Et puis, nous avions déjà eu cela à Orange, dans Wanda de Boncza servie sur une civière bordée de passe-roses, comme un turbot de banquet de comice agricole. —Et elle y tenait, à ces guirlandes, la belle Pandore? —Je vous crois, c’était une idée de sa mère. —Oh! alors! —Vous la boudez toujours? —Non, mais je l’avais prévenue que de Max serait un concurrent dangereux; il a composé son rôle avec une conscience et un art! C’est peut-être la plus belle création de sa carrière. —La douleur et la révolte faites homme. Tout de même, ils faisaient un bien beau groupe au troisième, quand il essayait de la protéger contre la colère des dieux. —Parbleu, il a joué le rôle au naturel. Dans la vie c’est un révolté.

Au bout de la table, René Maizeroy, fervent enthousiaste du Languedoc et de ses vieilles villes encore toutes vibrantes des souvenirs albigeois et vivantes de vieilles coutumes, raconte avec mélancolie un Toulouse qui n’est déjà plus, un Toulouse de gitanes et de vieilles fêtes locales, où, pendant la semaine de la Trinité, la rue du Thor se changeait en allée fleurie, en une espèce de couloir diapré et mouvant de toutes les nuances et de toutes les couleurs, une rue du Thor garnie dans tout son parcours d’étals de marchandes de fleurs et de queues ocellées de paons, de paons vivants que des gens de campagne venaient vendre à cette fête.

Vendredi 7 septembre.—Toulouse. «Je n’aime pas Toulouse, parce qu’il n’y a pas d’arbres, déclarait, à de récentes fêtes littéraires, une jeune tragédienne convoquée à un banquet de poètes, mais j’aime les Toulousains...» —«Parce qu’ils en ont», soufflait «in petto», un Parisien égaré dans ces agapes du pays d’Oc.

Le toast, comme bien vous le pensez, est aujourd’hui célèbre dans Toulouse. Toulouse, la ville des longs canaux ombragés de platanes, Toulouse, la ville des merveilleux jardins, le Jardin des Plantes, le Jardin royal, le Grand-Rond, si pittoresquement réunis, tous les trois, au centre de cinq longues allées d’ombre et de fraîcheur, Toulouse, la ville des promenades célèbres, où la mélancolie des canaux hollandais s’ensoleille de toute la gaieté des ciels bleus entre les transparences vertes de séculaires frondaisons; Toulouse, une ville sans arbres!

Comme c’est bien là un jugement de comédienne habituée à juger une pièce sur un rôle et un auteur sur un décor, et comme cette superficielle condamnation d’une ville, sans même l’avoir parcourue, sur la foi de trois églises et de trois ou quatre vieux hôtels visités, dénote dans toute sa naïveté l’âme puérile et complexe des cabots!

D’ailleurs, combien de Toulousains, en vous parlant de leur cité, s’en tiennent-ils fièrement à cette nomenclature: Saint-Sernin, le Capitole et les Allées! Pedro Gailhard, il est vrai, ajoute Saint-Etienne avec le juste orgueil d’avoir introduit dans la cathédrale du «Prophète» le large vaisseau de sa nef si curieusement ouvert sur les ogives hardies de son chœur; les poètes mentionnent l’hôtel d’Assézat en souvenir de Clémence Isaure; les architectes, toutes les constructions de Bachelier. Mais dans toutes les auberges de la ville, pas plus que dans les guides, quand jamais vous conseille-t-on les délicieuses et fraîches promenades des bords du canal, ce canal du Midi avec le beau bas-relief du cardinal de Loménie de Brienne, où viennent se relier, soleilleuses et mélancoliques et hantées de tant de pêcheurs, les vertes allées d’eau de quatre autres canaux?

Samedi, 8 septembre.—Toulouse. Cinq heures du soir, place du Ravelin. Une aubaine: la rencontre d’une noce gitane, les gitanes tant chantés par Armand Silvestre, aujourd’hui un peu disséminés aux environs de la ville, depuis les troubles d’il y a cinq ans, la fameuse descente de tous les ouvriers des faubourgs contre les Bohémiens de Saint-Cyprien, à la suite de la sanglante bagarre de la place du Capitole (un maçon aveuglé à coups de ciseaux, les deux yeux sortis de leurs orbites, par un Gitane tondeur de chien, les longs ciseaux cliquetants que promènent dans tout le Midi, de Bayonne à Marseille, les gars musclés de la tribu).

La tribu prophétique aux ardentes prunelles!

Le siège du quartier gitane par les ouvriers toulousains, les inondations de 1875, quand le maréchal de Mac-Mahon, accouru sur le lieu du sinistre, ne trouva à dire, devant tant de ruines, que la phrase demeurée légendaire: «Mon Dieu, que d’eau, que d’eau, que d’eau!» voilà les deux grands événements que vous ressassent, sans variante aucune, tous les cochers de Toulouse.

Mardi, 11 septembre.—Une lettre de Paris. —«Et vous avez manqué les luttes au «Village suisse,» la fin du championnat du tournoi de Paris. Les Pyrénées et le Languedoc vous retiennent et pourtant cet Appenzel de carton pâte avait son charme, animé par des gros bergers suisses aux prises avec nos gymnastes: c’était très Guillaume Tell, Chillon, Fuelen et Gessler. Je vais tâcher de vous narrer cela. D’abord le décor que vous savez, des rocs, des chalets et des chapelles. Au milieu, de bons gros gars balourds aux yeux de lait mouillé d’azur, tout frais, épris seulement de nourritures lourdes et de bolées de vin, des blonds rudes caleçonnés de toile s’agrippent aux gymnastes plus sveltes et plus fins, mais qui n’en ont pas moins le dessous; tombés d’abord, nos lutteurs le sont tout le temps, car les bergers sont têtus, obstinés et féroces quand ils ont la prise. Ah! on y va avec entrain, pas de «chiqué», c’est vite fait, on se bourre constamment et l’on va taper du crâne contre la balustrade et parfois contre l’estrade, où siègent les autres lutteurs. Dans les chalets, dans les allées, il y a un monde! L’eau tombe de la cascade, on s’égaie, on se sent devenu soi-même quelque chose de suisse, on a une âme de l’Oberland ou du Valais, et tout à l’heure on regagnera aussi sa petite case en bois aux fenêtres ornées de pots de géraniums à la forte odeur cuivrée qui, par ce temps doux, enchante.

Mais le tournoi est fini, les vainqueurs (on le prévoyait), sont les bergers. On va les couronner avec le cérémonial usité en Suisse. Un troupeau de filles, robe rouge et tablier bleu, monte sur l’estrade et chacune à tour de rôle couronne le vainqueur. Réjouissant à l’œil l’agenouillement de tous ces gros gars en face des promises, on a l’idée que la fille sent le lait et le garçon le suint des laines. Une fois couronné, le gars embrasse la fille, mais rudement, sans s’attarder. On les sent robustes et très gosses, bien plus heureux d’être promenés autour de l’estrade sur les épaules de leurs compagnons que de se frotter aux jolies joues roses des servantes; bons gros garçons sauvages aux crânes tondus ras, aux petits yeux bleus naïfs, aux fortes pattes de chiens patauds.

Après, il y a des chants variés d’Helvétie: chœurs de Berne et ranz des vaches de l’Oberland, et enfin illumination de la vallée avec cortège de filles, de gars, de vaches et de chèvres, un vrai défilé de jouets mécaniques, les gars miaulant, les filles piaulant dans l’échevèlement rouge d’une retraite aux flambeaux, et comme couronnement, la sortie avenue de Suffren et de la Motte-Picquet au milieu de la godaille de tous les estaminets ouverts, dans le public spécial de fillasses que vous savez, aggravé des gandouras de tous les Egyptiens disponibles de la rue du Caire! La rue du Caire en faillite, les chameaux vendus, les fellahs sur le pavé et s’ébattant avec toutes les jeunes cravates du quartier, un Grenelle aujourd’hui mâtiné d’Alexandrie et qui fait des avenues de l’Ecole militaire un des plus grouillants étals de luxure qu’on ait vu à Paris depuis l’autre Exposition. Ah! la «Rue amoureuse» de Maurice Beaubourg est dépassée, et de combien! et il s’en perpètre de raides dans les hôtels meublés du Gros-Caillou, en ce moment. Pour peu que les chaleurs reprennent, on va mettre les bancs aux enchères.

Samedi 15 septembre.—Bayonne, quatre heures et demie.

Fonda española
VASCONGONDA AJ HERNANI
perla tenida
por la señora doña Manuela

Telle s’annonce la première auberge rencontrée en sortant de la cour de la gare; et cette «entrada de la Fonda», ses portefaix échoués sur les bancs, un éventail à la main, l’attelage de mules toutes pomponnées de rouge et de jaune de quelque hidalgo de Biarritz venu cueillir un ami à l’arrivée du train, les petits bœufs à longues cornes qui font ici le charroi, caparaçonnés de toile et le frontail hérissé de toisons rousses sous l’aiguillon d’un toucheur au large béret, et devant tous les cafés, tant de consommateurs de limonade, tout cela et la chaleur et la poussière, et comme une odeur éparse de chocolat et de vanille, tout cela, en vérité, chante et proclame l’Espagne; et c’est l’Espagne qui vous accueille, comme accoudée aux cimes des Pyrénées, à l’entrée de ce Bayonne encore tout plein du souvenir du grand siècle de la dynastie des Bourbons et de la politique de Louis XIV, dans sa ceinture de fortifications de Vauban...; et ce sont les arches de deux ponts, l’encorbellement de tourelles du fameux Réduit, et, à perte de vue, les larges travées bleues de deux rivières: l’Adour et la Nive aux noms doux et fluides comme de l’eau coulant dans de la clarté; et c’est, en effet, de la clarté qui coule avec elles dans ce Bayonne aux quais ensoleillés, aux petites rues étroites et fraîches, à la cathédrale ajourée, aux remparts ceinturonnés d’avenues ombreuses et séculaires, Bayonne, ville-joyau de verdure et de pierre dont les vastes ciels ont la palpitation soyeuse des ciels espagnols, ces ciels de nacre lumineuse que Velasquez peignait derrière ses groupes équestres et dont il a fait l’enchantement de la fameuse «Reddition de lances de Bréda.» Bayonne a la prospérité aujourd’hui agonisante malgré l’apparente gaieté de ses cafés et de ses ponts, Bayonne dans laquelle, avant les ruineux traités de commerce avec l’Espagne, le Guipuscoa et la Navarre, laissaient, les jours de marché, deux millions par mois de pesetas, toutes les provinces basques venant alors s’y approvisionner, Bayonne, dont le transit et le commerce abandonnés des Basques de «tras los montes» font aujourd’hui la richesse d’Irun, Bayonne, devenue à Biarritz ce que Saint-Malo est à Dinard, vivant surtout du flux et du reflux et de l’excédent de la plage voisine, Bayonne, où les vieilles mendiantes, accroupies dans l’ombre des vieilles portes, à l’entour des glacis, remercient encore le passant charitable de ce vœu charmant et suranné: «Dieu vous préserve, mon mignon.»

Dimanche, 16 septembre.—Biarritz, onze heures du matin. Les élégantes et les snobs qui font profession de fréquenter les plages ont-ils jamais réfléchi à l’effet que font leurs silhouettes sur le bleu cru ou le gris-perle de la mer? Assurément non, car ils fuiraient comme un miroir grossissant le voisinage de l’Océan et éviteraient, tel le crayon vengeur d’un Forain ou d’un Caran d’Ache, que dis-je, pis, d’un Hermann Paul, l’immense toile de fond des vagues et du ciel.

Il n’y a pas à dire. Les vastes échappées du large si propices à l’esthétique des simples, les horizons de mer où se mettent si naturellement en vigueur la santé robuste et les gestes nécessaires des pêcheurs, des ramasseurs de sable et des matelots, le glauque écumant des lames et l’arabesque abrupte des roches, on dirait, posées là pour faire valoir les fortes carrures et les chairs brunes de hâle: tous ces cadres de nature et de beauté rude sont d’une vérité fatale aux mièvreries alambiquées des élégantes anémies et soulignent d’un trait cruel nos déformations de civilisés. A la mer, toutes les laideurs s’aggravent; les ridicules y deviennent de la satire, et rien de plus probant, à cet effet, que l’heure du shopping à Biarritz, dans la lumière crue de onze heures. Quadragénaires trapus culottés de flanelle blanche, grosses dames sanglées dans des draps beiges et dont le maquillage se violace, jeunes cercleux au dos voûté, à la poitrine creuse, les rotules apparentes sous les pantalons de tennis, longues Anglaises étiques aux chevilles osseuses, Parisiennes chlorotiques aux ventres ravalés et aux coupes saillantes sous la compression du nouveau corset, tout cela forme un défilé lamentable, une pitoyable procession de misères physiques, de prétentions bedonnantes de morgues satisfaites, d’élégances avachies et de ventripotent égoïsme devant un ciel de nacre frissonnante où les larges pieds nus et les jambes brunes des baigneurs biarrotes les écrasent de toute leur force saine, comme les fragments divins de Baïes et de Pompéï écrasent, à Naples, la déchéance et les tares physiques des mornes visiteurs du musée.

Lundi, 17 septembre.—Saint-Jean-de-Luz. A la grande partie internationale de «Blaid a Chistera», Saint-Jean-de-Luz, la plage lumineuse et calme contée par Scheffer dans «Grève d’amour», Saint-Jean-de-Luz, cher à Pierre Loti comme à René Maizeroy, qui en ont décrit dans des pages d’émotion et de charme les vastes horizons de mer et de montagnes, les mœurs à la fois savoureuses et rudes, la beauté de la race et les amours fleurant la bruyère et l’embrun... Et ce sont des passages entiers de «Reflets sur la sombre route» et du «Chemin de la croix» que je revis dans cet ensoleillé préau (gradins encombrés d’une foule passionnée et bruyante, piste sablée comme une arène), où, contre le grand mur blanchi à la chaux, le «Blaid», comme ils l’appellent ici, frappe et rebondit avec des sifflements de balle, la pelote frappée au vol par les gantelets d’osier des champions des deux camps, Espagnols et Français tous Basques d’origine, la main captive et déjà apparente sous le cuir trempé de sueur du chistera.

Cette partie de pelote, la souplesse féline des joueurs bondissant au-devant de la balle, rampant pour la cueillir quand elle rase d’un vol presque amorti le sol, les ruses d’Arrué, trapu et souple, ranimant la partie presque éteinte par la tactique d’Amoroto, l’échange des regards aigus des adversaires s’observant comme dans un duel, les voltes éperdues d’Araquistain tournoyant sur lui-même pour la happer au vol et, de ses deux mains réunies sur le chistera, renvoyant la balle dans une haute parabole claquer et rebondir contre le mur, tout ce déploiement d’adresse, de vigilance et de force je l’ai déjà vécu par Maizeroy dans une page publiée ici même le 21 août. Mais ce qui me grise et me transporte encore plus fortement que ce spectacle de souplesse et de beauté, c’est la fièvre communicative de cette assistance, son enthousiasme et ses cris de joie aux beaux coups, la passion que cette foule basque apporte au jeu national. Les gradins sont noirs de bérets, bérets de France et bérets d’Espagne, noirs de soutanes aussi, car tous les prêtres des provinces sont grands joueurs de pelote et, dans chaque village, dirigent les parties. Ils sont là, glabres et rasés sous leurs larges tricornes noirs, offrant, un peu gras, mais bien ciselé, le profil caractéristique de la race, cette race dont ils sont si fiers. (Six cent mille Basques seulement en France, deux arrondissements, Bayonne et Mauléon, et deux millions en Espagne.)

Mêlées au peuple, accueillies et aimées par lui, les soutanes encouragent les champions et donnent le signal des applaudissements. Aux fenêtres des maisons voisines, des têtes de curieux s’étagent. Pour mieux voir, des gamins du pays sont grimpés dans les arbres et suivent la partie par-dessus les murs. De tous côtés, des yeux plongent sur la piste. Il y a même des gosses qui se sont glissés à plat ventre sous les toiles de clôture et contemplent avidement, la tête au ras du sol.

De-ci, de-là, venus de Biarritz, de Saint-Jean-de-Luz et des stations voisines, des groupes de «prigs» et d’élégantes.

Mardi, 18 septembre.—La partie de pelote d’Anglet. Quand on prend de la pelote, on n’en saurait trop prendre. L’appétit vient en mangeant. Hier, à Saint-Jean-de-Luz, l’enjeu était de cinq mille; il est de six aujourd’hui. Ce sont presque tous les mêmes joueurs qu’hier, Diharce et Arrué dans le camp français, Araquistain dans le camp espagnol. Mais la joie de la partie du jour est Chiquito, le souple et rageur Mexicain de Cambo, toujours bondissant, éperdu, aux aguets de tous les coups qu’il veut faire, désertant même son poste pour aller au devant de la pelote et trahissant parfois son camp par excès de zèle, grommelant de rage quand il perd, trempé de sueur, la chemise plaquée aux épaules, dix-neuf ans à peine, la peau boutonneuse, sec, fébrile, opiniâtre, têtu.

C’est lui que l’assistance acclame «Chiquito! Hardi, Chiquito!» Et, soulevés d’enthousiasme par la dextérité, la promptitude de ses coups, des prêtres se lèvent, descendent sur la piste; et, du haut des gradins, des bérets et des chapeaux s’envolent qui viennent s’abattre sur le sable, comme aux beaux jours des «corridas». C’est la même foule vibrante et passionnée des plazza de San-Sébastian et de Saragosse, cette «furia» démonstrative de la race qui, il y a trois ans, dans les arènes en ruine de Fontarabie, faisait tout à coup se lever une femme du peuple, une haillonneuse Espagnole en train d’allaiter un «niño», et, devant l’éventrement d’une malheureuse rosse, la faisait brusquement arracher l’enfant de sa mamelle et crier, dans un exaltement sauvage, le gosse tendu à bout de bras vers l’animal à cornes: «Mira el toro!»

Mercredi, 19 septembre.—Bayonne; lettres de Paris. Il ne s’y passe rien en ce moment, mais on y passe beaucoup.

D’ailleurs il est délicieux ce Paris de septembre; l’air fin, doux, léger, apaisé est, dans les quartiers déserts, enveloppant comme une atmosphère de couvent.

Dimanche, à l’Exposition, une foule, un peuple, plus de six cent mille êtres entassés dans si peu d’espace, la population de trois grandes villes piétinant et tournant en rond entre le pont d’Iéna et celui de la Concorde et ces troupeaux humains admirant surtout les canons, le formidable attirail du Palais de la guerre, tels des moutons se bousculant pour voir des trousses de boucher.

Echappé de là, j’ai suivi à petits pas les quais de la rive gauche, j’y ai trouvé un Paris à l’abandon, comme vidé par une panique, délicieusement déserté. Quelle oasis et quel repos de voir l’admirable fuite de nos quais après les orgies de chaux et de plâtras du Trocadéro et des clochetons des Invalides, ces odieux clochetons et ces plus odieux dômes pareils à des bougies qui auraient coulé, et c’était charmant, après toutes ces horreurs provisoires, d’être accueilli par la colonnade du Louvre, les tours de Notre-Dame et même l’Institut, comme par de vieux amis qu’on aurait un peu délaissés. Je suis descendu jusqu’au pont Saint-Michel; la nuit semblait monter doucement du fleuve, la lune s’est levée sur la Sainte-Chapelle et j’ai poussé jusqu’à Bercy, au delà de la merveilleuse île Saint-Louis, où la Seine a des faux airs de Tamise.

Dans les théâtres, les revues commencent à sévir, il faut bien amuser la province, servir aux vingt mille maires convoqués aux Tuileries de la fanfreluche et de la femme, de la petite femme retroussée par Grévin. Pour le même public, Samuel a repris aux «Variétés», le trop connu «Carnet du Diable» comme Deval à «l’Athénée», va reprendre les «Demi-Vierges» et l’Ambigu, les «Deux Gosses», spectacle d’Exposition, de fin d’Exposition, soldes pas chers.

Samedi 22 septembre.—Onze heures et demie, aux Folies-Bergère, le coucher des maires. —Sont-ils tous là? En tous cas, une légende leur assigne, ce soir, le promenoir de l’établissement Marchand comme étape finale. C’est ici, au milieu du va-et-vient des filles, des œillades et des frôlements, que Paris veut, avec ou sans écharpes, les invités du gouvernement.

Dans les maisons hospitalières, les pensionnaires arboreront-elles, ce soir, les jarretières tricolores remarquées et dénoncées par M. de Goncourt, le jour des obsèques de Victor Hugo? Deuil national et fête populaire! Que de Quatorze juillet depuis ont revu ces jarretières!

Pourquoi la blague parisienne veut-elle aujourd’hui les bons maires éméchés, un peu bus et prêts aux guilledous? Au Théâtre-Français de la rue Blanche, entre Maria la Bella et mademoiselle du Minil, la même légende veut qu’ils n’aient pas hésité et ceux, menés là par M. Leygues pour entendre mademoiselle Moreno dire une fable, ont, paraît-il, lâchement abusé de la double porte pour filer à droite et se défiler; mais ceux-là, ce sont les honteux de l’adultère et, si mesdames les mairesses réclament, ils auront un alibi à leur donner.

C’est aux Folies-Bergère que nous sommes allés les retrouver.

Y sont-ils? En tous cas, le spectacle vaut le voyage; les habituées se sont mises en frais; que de ruches et de fanfreluches, toutes les perruches au perchoir. Ah! nous l’avons, la tenue de bataille. Ces dames sont là évidemment pour les maires, car elles n’ont d’yeux et de sourires que pour les quinquagénaires en redingotes; ce soir, la congestion fait prime, les hommes mal mis sont entourés, c’est le monsieur ventripotent qui triomphe sur le marché.

Ces faces cuites, ces nuques hâlées, ces coiffures hirsutes et ces tournures campagnardes sont-elles toutes municipales? Je n’oserais l’affirmer; mais, en tous cas, Paris fait un rude accueil à la province et, cette nuit, Vénus n’a qu’un rêve en tête, se ceinturonner d’une écharpe.

Oh! le gros monsieur mûr, effondré sur une banquette entre deux grosses poules aguicheuses, appuyées sur lui, familières, avec des mains fureteuses aventurées déjà aux poches du gilet!

Le coucher non, le lever des maires! quel dessin pour Forain! Forain! et devant tous ces gros hommes congestionnés, j’évoquais un croquis vengeur de l’auteur de «Leurs Mères», admiré, il y a huit jours, en province et représentant, émaciée, la tête de mort apparente sous la peau, l’agonie d’un colonial sur un lit d’hôpital et, penchée à son chevet, la cornette d’une religieuse, le soulevant et le faisant boire,

«Le Banquet des Sœurs», tel en était l’intitulé.

Dimanche 23 septembre.—Saint-Cloud, cinq heures du soir, dans les hauteurs vers Garches. —Le plus beau coucher de soleil, un ciel tendre, d’un bleu délavé, où traînent, vaporeux, des flocons d’ambre rose; là-dessus, les hautes cimes immobiles d’ormes et de marronniers, les longues travées ouvertes à l’infini des avenues; sur l’horizon pâle, des feuillages de peupliers déjà mordorés par septembre fusent comme de la fumée, et toute la foule ruée au bord de l’eau à cause de la fête. Les allées sont presque solitaires et, dans la paix de l’heure, c’est le recueillement auguste et la mélancolie voilée des vieux parcs.

Et tout cela a failli disparaître! Cette fraîcheur et cette solitude, convoitées par une Société d’agioteurs, ont dû être morcelées, dépecées et, sans la vigilance d’une certaine presse, devenaient la proie d’une bande noire qui en faisait des villas de rapport, tout un parc de cottages à l’usage des suburbains, ce que sont devenus les parcs de Garches et celui de Saint-Gratien, ce que va devenir le parc de Chaiges.

Oui, ce parc de Saint-Cloud, le plus populaire des environs de Paris, ce grand espace de pelouses et d’arbres, qui est comme un des poumons de la ville, puisque tous les faubourgs viennent y respirer, ce bien du peuple, en somme, et qui devrait être inaliénable, l’Etat a failli le vendre et le morceler. Une Société, anonyme d’ailleurs (de marchands de biens) avait flairé la bonne spéculation à faire, le marché a été près de se signer, mais l’alerte a été donnée, des journaux, avertis, ont poussé le cri d’alarme et le danger a été cette fois évité.

Jusques à quand?... Sentinelles, veillez!...

Lundi 24 septembre.—L’esprit de Gavroche. —Une heure après-midi, boulevard des Italiens, devant un Bouillon Duval. Toute une bande de Cooks y stationne, les hommes hésitants au milieu des femmes qui pérorent et consultent sur une carte le prix des plats affichés; tout un troupeau de pèlerins comme on en rencontre dans les trains de Lourdes: waterproofs pisseux, grosses chaussures lacées, vêtements fripés et mangés de poussière, les femmes en petit chignon serré sous des chapeaux de toile cirée, les hommes en casquette de voyage: tout le débarquement terne et maupiteux d’une nuit passée en chemin de fer; d’ailleurs l’œil en joie, des faces rondes et luisantes tout émerillonnées, des mines rougeaudes qui respirent la santé et la mer; l’émerveillement égayé d’une descente de train de plaisir (trois jours à Paris, départ le vendredi soir, retour le mardi matin, Bruxelles, Anvers, Audenarde, Ostende); car ces visiteurs sont des Belges. Je l’aurais parié, ils ont la rondeur et la prudence flamandes. «Le menu leur goûte. Maintenant il s’agit de savoir, savez-vous, ce que ça va coûter.» D’ailleurs, pas d’erreur possible, des hommes, sur leur casquette, des femmes, sur leur chapeau, portent «Ostende» sur une petite bande de papier.

«Toute une bourriche», résume Gavroche qui passe les deux mains dans ses profondes: «Malheur! les huîtres qui vont bouffer.»

Vendredi 28 septembre.—Kawakami chez la Loïe Fuller. —Car il n’y a pas qu’elle, cette touchante et maniérée Sada Yacco, d’un fard si délicat et d’une intensité si tragique dans son agonie de la Gesha et du Chevalier; il y a lui, Alojiro Kawakami, le mari et l’éducateur de la tragédienne, déjà remarqué à côté d’elle dans le «Chevalier et la Gesha» et tout à fait remarquable dans ce drame de «Késa» aujourd’hui au programme, la «Késa», où le Japonais, après la Japonaise, donne la plus terrifiante et la plus bouleversante agonie qu’on ait vue au théâtre dans la mort du jeune Morito.

«Késa», c’est l’histoire d’une jeune fille capturée par des brigands et arrachée du repaire de ces bandits par un jeune chevalier, «un ronin» qui la délivre et obtient de sa mère la promesse de sa main. Le drame ne commence que trois ans après l’aventure. Au retour de la guerre, Morito trouve sa fiancée mariée et, de fureur, jure de tuer la mère de Késa, qui l’a donnée à un autre. Pour sauver sa mère Késa promet à Morito de devenir sa femme, s’il tue son mari; elle lui donne la clef de la chambre nuptiale et convient, pour éviter toute erreur, de couvrir la lampe de son voile; mais cela n’est qu’une feinte. Eprise de son mari et pourtant fidèle à sa parole, Késa éloigne l’homme qu’elle a livré et prend sa place dans le lit nuptial. Morito la tue croyant tuer son rival puis, découvrant son erreur, il s’ouvre le ventre.

La situation de «Késa» est presque celle du dernier acte du «Roi s’amuse» quand, pour sauver François Ier, la fille de Triboulet va s’offrir aux coups de Saltabadil; il y a aussi dans cette agonie d’âme d’une volontaire condamnée des réminiscences de la mort de «Desdemone». Sada Yacco y est délicieuse, elle joue de son voile, du fameux voile-signal avec une pudeur et une tristesse attendrissantes; dans sa scène d’amour avec Morito, quand elle met son voile entre elle et lui et s’en enveloppe, comme d’une égide, contre son désir, cette petite idole de l’Extrême-Orient donne des lignes de statue grecque; et sa résignation, ses sursauts de douleur étouffés quand, pliée en deux sous la lampe, elle trace au pinceau sur le papier de riz ses adieux à la vie, le testament de sa mort, tout cela, en vérité, est d’une émotion vécue et pénétrante; mais tout ce charme et toute cette tendresse disparaissent dans le réalisme effroyable avec lequel, crispé d’angoisse, révulsé d’épouvante, les yeux comme désorbités, les cheveux droits sur la tête, Kawakami prépare le meurtre, l’exécute et, le crime une fois accompli, son erreur découverte, trébuche le long de l’escalier et, claquant des dents, sans un mot, sans un cri, avec un étranglement de tout l’être, râle, halète des spasmes et enfin s’éventre en travers des degrés.

Scène, en vérité, shakespearienne que cette fin sanglante, coup sur coup, des deux amants et l’effroi, la démence et la fuite à tâtons des autres acteurs devant les cadavres! Un Shakespeare du Japon mis en scène par Hokousaï. D’ailleurs, dans les coulisses la Loïe Fuller, qui me présente le couple, m’apprend que Kawakami a joué du Shakespeare ou presque, au Japon: «Othello» et le «Marchand de Venise» avec la scène de la livre de chair existent dans le théâtre japonais ou du moins presque identiques, et ces pièces ont douze cents ans. Kawakami, vêtu d’un macferlane et coiffé à l’européenne, me le confirme en anglais; Sada Yacco, minuscule et pliante, gazouille avec un grand salut un babil incompréhensible et charmant; elle a la pâleur d’une feuille de papier de riz et, chose étrange, ressemble de près étonnamment à Bartet. C’est le même visage étroit avec la lèvre en cerise, le même sourire boudeur. Le 9 novembre, le couple repart pour Tokio; en 1902, ils reviendront en France.

Parisiens, fervents de MM. C. Coquelin et Guitry, vous, si avides de nouveautés, allez donc voir Kawakami.

Vendredi 12 octobre.—Au Grand Bazar, une oasis.

Au milieu des piaulements de binious et de ronflants tutu panpan, dépaysé parmi les parades foraines du village breton et du Mas provençal, un coin de calme et d’art résume tout l’effort d’une élite studieuse de sculpteurs, d’architectes, de peintres et de tisseurs, l’«Art nouveau» de M. Bing.

Bing, l’érudit japonisant, dont les recherches furent si étroitement liées à celles de M. de Goncourt, Bing qui, pendant trente ans de sa vie, vécut familièrement avec l’art de l’Extrême-Orient des époques les plus lointaines et puisa dans l’étude de l’art japonais l’amour de la nature, la science de la composition, le secret de la fantaisie et le culte de la ligne, que déjà depuis dix ans, il s’efforce d’introduire dans le moderne style, le style qui porte déjà son nom, et dont les premiers essais rudimentaires n’avaient jusqu’ici donné que de vagues bégaiements.

En effet, l’année dernière encore, rue de Provence, en dehors des vases de Tiffany, des verreries de Kepping, des reliures de madame Walgren, des cuirs travaillés de madame Thaulow et de quelques tentures ingénieusement décolorées au vaporisateur, l’«Art Nouveau» n’avait surtout donné que des promesses. La raideur anglaise, la pesanteur flamande empêtraient encore les meilleures tentatives des artistes embrigadés par Bing. Par horreur de la facilité et de la volute usée du dix-huitième siècle, ces messieurs tombaient dans un style inquiétant inspiré à la fois de l’acajou de Maple et du meuble de cuisine; les voussures et les ornements teintés coulaient comme de la pâte en filaments uniformes et s’engorgeaient aux angles des corniches: selon un mot heureux, le style était larveux.

Eh bien, cette fois le dernier pas est fait, le Rubicon est franchi, le «Style nouveau» est né, le style de 1900, éclos sous l’inspiration de M. Bing, qui depuis dix ans encourage, conseille et combat tour à tour ses collaborateurs; et cette maison de l’«Art Nouveau» perdue dans un coin des Invalides, non seulement l’opinion publique l’a consacrée en France, mais le goût de l’étranger vient de la reconnaître, puisque de la plupart des objets exposés là des Musées d’Europe se sont rendus acquéreurs; et dès l’antichambre de cette demeure type, appropriée aux besoins modernes, la première chose qui vous frappe, ce sont les noms des Musées de Budapest, de Gratz, de Berne, de Crefeld, de Drontheim et même de Tokio inscrits sur des pancartes, autour d’une délicieuse table de merisier, signée Colonna, une table d’une forme et d’un mouvement que n’eût pas désavoué Cressent.

Ainsi l’Allemagne, la Suisse et le Japon même viennent s’inspirer à l’Art Nouveau et, cet hommage de l’étranger, nous le retrouvons à chaque pas, à travers les pièces et le mobilier de l’habitation modèle (ici, c’est Copenhague qui a acheté) élaborée par M. Bing... Et c’est la salle à manger de E. Gaillard, au buffet et au dressoir de noyer ornementés de cuivre, où le métal minutieusement ouvragé épouse presque voluptueusement les moulures et les panneaux des meubles d’une élégance solide; leur ligne évoque enfin sans la rappeler les plus beaux modèles du dix-huitième siècle; des chaises recouvertes de cuir teinté par madame Taulow séduisent par leur confort et la simplicité de leur courbe: une étrange tapisserie de J.-M. Sert, une orgie de nymphes et de faunes presque jordanesque apportant des quartiers de venaison avec des cruches pleines et de croulantes grappes de raisin, perpétue en grisaille sur les murs le triomphe de l’Abondance.

Le salon jaune et vert de Colonna me séduit moins; il est pourtant de teinte exquise et d’une jolie audace dans le choix des nuances. Ce sont les meubles en citronnier moiré avec incrustations de bois teintés, qui me séduisent. Ces meubles, ils sont doux au toucher comme de la soie et ont des reflets bougeurs de somptueux lampas; le fini des détails, la préciosité dans le simple de leurs cuivres ciselés, comme autant de bijoux, font de chacun d’eux des pièces de collection, chacun d’eux est un objet rare et, chose délicieuse, l’ensemble entier se tient. J’avoue préférer le style de Colonna à celui de Gaillard. On peut dire de Colonna que son meuble est élégant et frêle avec solidité, mais la grâce et le charme de la demeure sont pour moi le cabinet de toilette de de Feure. Je ne sais rien de plus doux et caressant à l’œil que ses sièges recouverts de drap gris-bleu pigeon brodé de roses de soie blanche, rien de plus délicat au toucher comme au regard que ses meubles de frêne de Hongrie moiré, à peine ornés de motifs de cuivre argenté, comme si un clair de lune baignait éternellement toute la pièce: aux murs, une merveilleuse soierie, tissée d’après les indications de Bing sur des cartons de de Feure, éternise des ramages bleus et gris sur une trame d’argent.

La chambre à coucher, non terminée, étale sur un lit de Gaillard un fastueux couvre-lit comme, jusqu’ici, je croyais seuls les Japonais capables d’en broder; impossible de pousser plus loin la décoloration colorée dans la nuance; des rideaux et un fond de lit dessinés par de Feure font de la pièce un «rosarium» de soie et de fils d’argent; mais jusqu’ici toutes les pièces sont éclairées par le plafond, un plafond lumineux, tendu d’un vélum de nuance tendre, et dont le jour tombe comme bluté et fondu.

Le boudoir de de Feure allume enfin ses ors devant une baie Window, mais combien discrètement, des ors amortis et doux comme du laque, et c’est une émeute et une révélation que cette rentrée de la dorure dans l’«Art Nouveau», dont il semblait banni: consoles d’encoignure, écran de cheminée, chaises volantes et adorable petit tête-à-tête, dont la gracilité et la raideur ingénue font songer à la fin de Louis XVI; une tapisserie de soie au petit point épouse strictement la forme des sièges de ses bouquets de fleurs décoratives; aux murs, les mêmes nuances de crépuscule et d’aube, dont de Feure semble avoir surpris le secret, fleurissent dans des rosaces et des fleurs de rêve les eaux on dirait miroitantes d’un lac.

Jeudi 18 octobre.—Onze heures du soir, à l’Olympia, Little Tich, le miraculeux nain des music-halls des Etats-Unis et des Trois-Royaumes, la grimace faite homme, l’humour dans la grotesque, le rire et l’esprit dans le fantômatique, Little Tich, génial de laideur et de souplesse étirée, avorton effarant de contournements, Little Tich, gnôme échappé d’un «Christmas tale» de Dickens, gobelin et farfadet qu’on se figure très bien jouant à saute-mouton sur des comptoirs de bar qui seraient aussi des tombes; et ce sont des gigues de White-Chapel et des pudeurs de M. Prudhomme, cachant sous un chapeau son pied déchaussé et là-dessus, des malices de lutin en goguette, des clignements d’yeux complices, des redressements de tout son être et des prétentions de petit homme à faire pouffer, Little Tich, qui ressemble à la fois à un Constantin Guys et à un Daumier.

Little Tich a abandonné cette fois sa silhouette de va-nu-pieds de Londres, sa redingote effrangée, son pantalon en guenille et la prétention bien anglaise du camélia qui fleurissait ses haillons; il aborde une étonnante Espagnole, une frétillante et vertigineuse Manola de cauchemar, qui sous ses longs accroche-cœurs se cambre, se déhanche, se déclanche et se tortille et tout à coup, empêtrée dans sa mantille, trébuche et s’étale par terre comme un pantin démantibulé; et la Manola se relève, boitille sur ses jambes tordues, et raide sur ses reins ankylosés, la danseuse promène sur la scène la misère grotesque d’un joujou faussé, jusqu’à la minute où gambillant sur la musique, cette parodie de l’Espagne se remet à mimer œillades et sourires, et terrible comme une des planches des «Caprices», véritable Goya animé, l’air à la fois d’un bouffon de cour et d’une vieille duègne, elle tourne sur elle-même comme une toupie humaine et disparaît, s’évanouit, grotesquement cambrée, fantastiquement hanchée, lubriquement hilare.

Lundi 22 octobre.—«Paris-Trouville». Sem m’apporte les épreuves de son nouvel album. —Déjà en juin dernier, Sem avait remué le monde du pesage par son premier album. Paru la veille du Grand Prix, il portraicturait en les cinglant tous les gros bonnets et les habitués des courses, mais le trait était si sûr et la ressemblance saisie si frappante dans la déformation, que les victimes du caricaturiste ne crièrent pas; mieux, ce furent les sportsmen épargnés qui réclamèrent. Le trait de plume de Sem consacrait, son ironie pour ceux qu’elle atteignait devenait de la gloire.

C’est cette gloire qu’il distribue aujourd’hui dans «Paris-Trouville» à pleines poignées de sel et d’orties et les trente-trois planches de son nouvel album sont le défilé typique de toutes les notabilités de plage et de pelouse du monde parisien... et c’est frappant à crier, le tremblement de doigt de tel habitué du pesage et son port de canne en discutant la cote avec tel autre bedonnant et replet, l’air d’un casoar.

Le nom, il est écrit dans la silhouette et le profil et c’est Adam et c’est le vicomte d’Harcourt, Oppenheim et le prince Murat, Poniatowski et de Laforge notés avec une telle acuité d’observation que je défie bien quiconque de les envisager, une fois son album parcouru, sous un autre angle de vision que le dessinateur. Quelques silhouettes de femmes agrémentent la nouvelle publication de Sem, et c’est, fagoté tel un morceau de bois affublé d’oripeaux, le dégingandement célèbre de Balthy, la charge effroyable de Polaire traitée comme une momie lubrique, le profil de mouton ébaubi d’Emilienne d’Alençon, la pâleur décomposée de Wanda de Boncza et quelques autres habituées des courses et des premières, si spirituellement chargées par le crayon de Sem, que je laisse au public la joie de les reconnaître.

La croupe et le corsage en offrande de la Poule nous reposent un peu de cette Apocalypse, et puis ce sont des habituées du Bois. Cette praline rose hérissée d’ouate, tous les Acacias la reconnaîtront, c’est le monsieur dit: le Polichinelle. Voici le rictus effarant de l’Homme qui rit. Cette veste de drap rouge et cette toison blonde dans une charrette anglaise, que salue un mannequin haut dressé sur des bottines trop longues, le pantalon blanc retroussé sur les chevilles: c’est Sacha, saluée par Caran d’Ache; dans le coin de la même planche, ce fantoche démantibulé qui sourit, c’est Balthy; puis voici, terrible comme un personnage d’Hoffmann, l’Homme en bois et sa perruque, l’Homme en bois, cauchemar des Acacias et de Biarritz.

Missie..., verdâtre et veule, conduit un phaéton et clôt le défilé.

Une amusante étude d’un monsieur de chez Maxim à ses différents degrés de gaieté (une demi-saint-marceau, s. v. p.) repose un instant de ces spectres, mais la synthèse de l’œuvre est dans les trois planches consacrées à Trouville. «La dernière boutique où l’on cause», où le crayon de Sem évoque quelques types bien parisiens, un trio de marquis autour de la mère Doucet faisant admirer à du Tillet les finesses d’un vieux Saxe. Après, une table de baccara étale, l’œil mort et le torse affalé, une brochette de noctambules; il y a même le fameux monsieur qui taille avec des gants; la trogne joviale d’un bon pochard égaie seule cette chambrée funèbre. Trois princesses de haute marque, sinistres de stupeur et de lassitude, dominent de leurs joyaux cette dernière veillée. C’est, dans toute son horreur, la tristesse d’une joyeuse nuit de joyeux viveurs.

Mais la dernière planche est la plus belle. Sur une plage de sable absolument déserte, devant une mer morne et un horizon ensanglanté, affaissé, chancelant presque, un couple l’homme et la femme, processionne à petits pas, précautionneusement appuyé sur des ombrelles de bain de mer; leurs silhouettes font l’horizon plus vaste, ils pérégrinent péniblement; autour d’eux c’est l’ombre, la tombée de la nuit, le vent de mer qui se lève, la solitude.

Les Isolés..., et la silhouette saisie est celle de deux souverains séparés du monde par une invisible étiquette; l’homme est le plus puissant de Paris, de France et peut-être du monde entier.

Samedi 3 novembre.—Le Grand Bazar, derniers frissons, la fête des chrysanthèmes.

C’est le Japon qui déjà nous a envoyé ses plus merveilleux bibelots, le Japon des laques d’or, des armures fabuleuses et des ivoires séculaires du fameux pavillon impérial, le Japon de Sada Yacco, la vivante figurine d’art de cette Exposition finissante.

C’est le Japon qui nous aura donné aussi la plus belle fête de ces derniers six mois, sinon la plus belle, la plus réussie, la plus intéressante et la plus pittoresque avec la floraison de tous ses chrysanthèmes, leur échevèlements de crinières et de houppes, leurs contournements de monstres fleurs, les uns, griffus comme des chimères, les autres réguliers et presque religieux comme des bouddhas de jade vert.

Dans toute cette féerie de nuances, dans tous ces hérissements de pétales, c’est le scintillement multicolore des lanternes et des fleurs lumineuses reliant entre eux tous les pavillons. Sur la pièce d’eau où fleurirent au printemps de si fantasques iris de l’Extrême Asie, des nénuphars de porcelaines s’attendrissent de délicates lueurs; la transparence du bassin les dédouble, et, dans toutes ces clartés et ces reflets étoilant le clair-obscur de floraisons artificielles et vraies, de figures peintes sur papier de riz et d’autres brodées sur soie, la foule circule émerveillée, s’attroupe avec des cris de joie devant tel détail charmant et puéril, s’aborde et se félicite, frôle avec intérêt la souplesse on dirait fluide des Japonais, virant de-ci de-là dans la fête, pour aller finalement se tasser aux petites boutiques de l’ancien bazar, converties en minuscules maisons de thé, et s’y réconforter de breuvages brûlants.

Tout ce qu’il y a de Japonais dans Paris est là, fier et ravi de faire à l’Europe les honneurs de ses mousmés et de ses chrysanthèmes. «—Quelle coiffure compliquée et quelle noirceur de chevelure! C’est bien la tache d’encre de Chine sur la pâleur de papier de riz des légendaires Kakemonos! —Et comme elles sont petites! C’est bien la femme-enfant. —Dites la femme-poupée.»

Ce sont les Japonaises du Tour du Monde qui viennent de passer, la croupe bossuée par l’énorme nœud qui semble les plier en deux sur leurs hauts patins de bois.

Lundi 5 novembre.—A travers l’agonie, dernières promenades.

Le Grand Bazar. —Aux Invalides, la bijouterie. Là, c’est le Palais des Illusions, la joaillerie française s’est surpassée et, avec son sûr instinct, c’est là que la foule se rue, reflue, stationne et puis revient du matin au soir. La curiosité, l’admiration et un peu de stupeur aussi y arrêtent la grande coulée de visiteurs devant l’étincellement des émaux et des pierres fines, mais, malgré tant d’efforts d’imagination et de main-d’œuvre dépensés dans les splendeurs offertes de-ci de-là, c’est aux vitrines classiques que je m’arrête et, si peu versé que je sois dans l’art de la joaillerie, l’opinion publique aussi me donne raison, puisque c’est devant les merveilles du pur art français, de la joaillerie pour ainsi dire du Premier Empire et du dix-huitième siècle que s’entasse, compacte et lente à s’en aller, la foule!

Diadèmes de grosses émeraudes en poire et de brillants, souvenir évoqué on dirait de la Malmaison et de l’impératrice Joséphine, colliers de miraculeuses opales d’Australie arrondies, parfaites, comme incendiées de reflets et séparées, les unes des autres, par des rondelles de diamants; saphirs reliés entre eux par des nœuds de diamants dont les lacs et les ondulations molles étageront sur les épaules d’énormes flammes bleues; collier de fabuleuses perles, fabuleuses, en effet, si l’on réfléchit que dans sa coquille une perle met trente ans à acquérir de dix à douze grains, et que les perles exposées là, en pèsent jusqu’à cinquante-trois; un collier de légende presque, puisque son origine se perd dans la nuit des siècles: diadème en chutes d’eaux, dont les aigrettes de diamants fusent et retombent en pluie brillantée, tel un jet liquide hors d’une vasque; collier de chien où le brillant serti, taillé et ouvragé comme du métal, se marie heureusement au sang lumineux du rubis; une splendeur de pierreries et de montures, où la simplicité des motifs s’affirme, triomphante enfin des ingéniosités du modern-style et de ses inventions baroques; œuvres de choix, où l’on sent que le goût le plus sûr a éliminé les formes abracadabrantes et tourmentées, qui sont aujourd’hui la tare des plus beaux joyaux, pour rendre à la pierre seule le rang qu’elle occupait encore il y a trente ans; exposition du joyau vraiment parure du cou, du front et des épaules de la femme en merveilleux hommage rendu à sa beauté.

Des orfèvreries d’art d’une minutie de travail et d’un fini de main-d’œuvre, comme en produisit seule la Renaissance ou comme en offre encore dans les Musées d’Allemagne la préciosité de certains reliquaires, opposent à la souplesse exquise de ces bijoux des groupes d’or massifs sertis et gemmés de pierres fines, religieux dans «Christus Vincit» avec son peuple de figurines ciselées en plein métal et ses fresques de bas-reliefs, patriotique dans la belle statue en or de la France; et c’est une joie de plus de constater le souffle d’une ferveur et d’une foi au-dessus de toutes ces merveilles de luxe et de somptuosité élégante; mais c’est encore aux colliers et aux rivières que je reviens. Ce qui m’enchante en ces joyaux de lumière, c’est la souplesse des montures invisibles, la douceur flexible et comme caressante de toutes ces pierres brillantes et dures, la fluidité pour ainsi dire de toutes ces choses taillées et froides qui dans la main vivent et ondoient.

Certes, il a résolu un des plus grands problèmes de l’art de la bijouterie, celui qui a pu donner à des pierres inanimées avec la forme le mouvement, c’est-à-dire la vie sans laquelle il n’est point de beauté. Exposition Chaumet.

Mercredi 7 novembre.—La journée gratuite, à l’Exposition. Toujours l’agonie, derniers frissons, clôture. L’entrée est pour rien et jamais il n’y eut moins de monde à travers le désert du Trocadéro. Seulement, en prévision du public gratuit les salles du Grand Palais, qui contiennent les splendides mobiliers du siècle, sont aujourd’hui interdites aux visiteurs, les portes en sont fermées. Sur un avis officieux de M. Lépine beaucoup d’exposants ont hermétiquement clos leurs vitrines; la population ouvrière, convoquée «gratis pro Deo» au spectacle du Grand Bazar n’inspire pas grande confiance à qui lui en fait les honneurs; partout, les brigades de police sont renforcées, partout des cordons de troupe armée semblent attendre plutôt des émeutiers que des visiteurs.

Déploiement de force inutile, précaution superflue. Les ouvriers invités sont restés qui dans l’atelier, qui dans l’usine. Les temps sont durs et l’hiver ne s’annonce pas assez prospère pour sacrifier de gaieté de cœur une journée au chômage.

Paris laborieux travaille. Les vrais pauvres n’ont pas osé se risquer par fierté, et, comme toujours, de cette fête offerte au prolétariat parisien c’est la banlieue qui profite.

En effet, comme le déclare un sergent de ville à un petit bourgeois questionneur, il faut qu’un ouvrier soit bien pauvre pour ne pas avoir quinze sous dans sa poche et ne pouvoir offrir cinq tickets de quinze centimes à sa femme et à ses trois gosses. C’est une journée de cinq ou six francs qu’il lui aurait fallu perdre pour profiter de l’invitation. A ce compte-là, le plaisir gratuit était plus cher que le plaisir payé.»

—Ah! si ç’avait été un dimanche, l’entrée gratuite pour tous, c’eût été une autre chanson!

FIN

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