Poussières de Paris
«Stevens, le dernier —et peut-être le premier!— de ces petits maîtres flamands qui furent des grands maîtres, puisqu’il surpasse Terburg et ne le cède point à Van der Neer;
»Stevens que j’appellerais volontiers le sonnettiste de la peinture, pour l’art qui lui fait concentrer harmonieusement, en des panneaux exquis, tous les reflets des miroirs et des satins, des laques et des émaux, des yeux et des gemmes;
»Stevens, le subtil monographe de l’éternel féminin...»
(Comte Robert De Montesquiou.)
En dépit du cher comte, qui vient de faire communier tout le faubourg sous les espèces d’Alfred Stevens et la présidence de la comtesse Greffulhe, l’exposition des Beaux-Arts me semble plutôt un document de l’histoire du costume qu’une œuvre de grand art. Ce sont les maladroites et curieuses modes de l’Empire notées par un œil de peintre et non un œil d’artiste, car, en dehors du châle de l’Inde dont il a drapé merveilleusement ses modèles, il n’a su tirer de l’époque dont il fut témoin ni la déformation, ni l’idéalité qui consacrent un maître.
Dans une pâte, une richesse et une saveur de tons qui font de Stevens le premier coloriste flamand des coloristes français, il a rendu, en les aggravant parfois d’afféterie et d’une pointe de sentimentalité de romance, la prétention des robes à volants, la nullité des corsages à Berthe, la canaillerie bourgeoise du pouff et la majesté oisonne de la crinoline.
Il y a de lui des «printemps», des «rêveries» des «femme à la colombe» et des «femme à l’ombrelle» tout auréolées de tourterelles et de papillons, depuis trente ans guettées par la chromolithographie; la composition en ferait sourire un directeur de journal de modes d’aujourd’hui. Mais, à côté de cela, une palette inimitable, un amour de la chair de la femme et une science quasi sensuelle dans le rendu du derme et du grain de la peau. Un Monsieur en somme, et un très gros monsieur dans les annales de la peinture de chevalet... mais que M. Alfred Stevens surpasse Terburg et Vermeer, M. de Montesquiou le persuadera peut-être à des Belges, mais à des Parisiens, jamais.
Mais de magistrales études de châles et de leurs plis sur des tailles de femmes affaissées ou cambrées dans de soyeux intérieurs, et c’est la «Douloureuse Certitude», «Souvenirs et Regrets», d’un dessin serré assez rare chez Stevens et d’un coloris doux et blond qui fait vivre la chair, et c’est aussi la figure de la «Liseuse» toute blanche sur une peau de lévrier blanc, symphonie exquise de douceurs fauves et de blancheurs atténuées; c’est encore la «Femme allaitant un enfant», qu’on me dit être madame Stevens donnant le sein à Léopold, figure chef-d’œuvrale de vie, et de mouvement où la gorge de la nourrice et l’avidité de l’enfant qui tète sont traités par un maître, et enfin, vrai morceau de musée, d’une pâte blonde et solide déjà patinée on dirait par l’admiration des siècles, un petit portrait d’enfant, le portrait de M. René Péter, digne de tous les trésors de la Haye et de Harlem.
Devant celui-là, il faut s’agenouiller.
Sur le quai Malaquais, toute une file d’équipages: l’œuvre est patronnée par madame Greffulhe, lancée par M. de Montesquiou. C’est une répétition de pèlerinage au pavillon des Muses, comme la préface du charmant comte Robert est une délicate flatterie à la famille de Chimay.
On est belge, savez-vous?
Jeudi 22 février.—Paris qui s’en va. Une lettre d’inconnu me signale la démolition de l’ancien pavillon de chasse du duc du Maine et le morcellement d’un des plus beaux parcs de Paris, parc jusqu’alors demeuré intact, et, chose incroyable, épargné jusqu’à nos jours par la pioche des entrepreneurs. C’est rue du Château, une étroite et populacière rue située derrière la gare Montparnasse, que s’étendait le beau domaine royal. Une vieille dame habitait un des étages du pavillon se réservant de louer les autres à d’hypothétiques locataires, puisque nul n’était admis à les visiter et que, fidèle observateur des ordres d’une maniaque, le concierge de l’immeuble ne laissait pénétrer personne même dans le jardin, et tout cela va disparaître. Nous n’avons plus le culte du passé. Cet amour de la tradition, qui fait la force et la grandeur de l’Angleterre et de l’Allemagne, toute une nouvelle société s’est efforcée de l’abolir en nous, et y a presque réussi; les hommes d’aujourd’hui n’admettent plus ce qui les a précédés: il faut que tout date de leur avènement dans le pays; et la vieille France, condamnée parce que les vieux souvenirs français sont gênants, doit disparaître des monuments publics, de nos rues et de nos places, comme elle est déjà rayée des cerveaux des enfants dans les nouveaux manuels d’éducation. Et, à l’appui de ce qu’il avance, mon inconnu me cite la place Vendôme, aujourd’hui déshonorée par des enseignes de couturiers et de magasins de luxe, la belle ordonnance de ses façades à jamais compromise dans son harmonie par le goût différencié des fournisseurs; et toute cette belle place, d’un style si pur et si noblement français, menacée, dans un temps prochain, du même sort que la place des Victoires, naguère un des plus beaux lieux de Paris, avec sa ceinture de grands hôtels Louis XIV précédés de jardins, le tout aujourd’hui démoli et devenu un carrefour de maisons de commerce; mais les Conseils municipaux de la Démocratie ont été si heureux de voir se gâter à plaisir les beautés d’un Paris monarchique, dont le souvenir leur est même odieux! On ne défend pas ce qu’on n’aime pas.
Dimanche 25 février.—Une lettre de Nice. —«Et Julien le costumier vient de débarquer, le Carnaval peut se lancer.
»Il y a ici les mille et une créatures; jamais on ne vit pareil déballage de demoiselles de tous rangs, de toutes rues et de toutes races, c’est plus Côte d’Azur que la Côte d’Azur elle-même, et c’est intéressant comme un spectacle qui ne peut avoir de lendemain. Malgré cela, il est temps de boucler les valises; tant de joie devient à la longue écœurante, et, dans quinze jours, je m’embarque en automobile pour regagner une patrie moins prostituée.
»C’est ici que vous auriez dû écrire «Histoires de masques». Dès l’aurore, c’est le masque qui est roi, la folie et l’orgie ont pris possession de la ville; mais les taciturnes comme moi sentent s’aggraver leur mélancolie devant cette Salpêtrière du Soleil.
»Vous me demandez des nouvelles. Lesquelles? On parle d’un vendeur du «Journal» enlevé par une étoile de la rampe, du mariage de Melba avec le violon Joachim. «Messalina» règne toujours à Monte-Carlo et Isidore de Lara est le maëstro le plus acclamé de l’univers dans la principauté de Monaco. Ici, les Russes russifient et reçoivent quelques leçons de chant sans distinction de rang et de sexe, c’est la continuation de l’alliance; les batailles de fleurs ont été plus encombrées, mais aussi moins riches en décors; beaucoup de monde, plus que les autres années, mais de plus en plus vulgaire: les nababs se font rares.
»Les tendresses de Monte-Carlo attendent aux arrivées des trains les rajahs qui ne viennent pas. Liane a risqué un nouvel empoisonnement, cette fois pour un baron du Bas-Rhin; la baronne Chocolat vous attend, Rose Demay perd ce qu’elle veut; toutes ces dames sont ici en famille, les Lévy-Kohn de Londres sont à Monaco.
»Il y a un bien gros scandale à propos de la dauphine d’Ibérie, une scène effroyable qui aurait eu lieu à un déjeuner chez le baron X... entre l’Altesse et le comte Tripetta; les détails s’en chuchotent sous le manteau, mais je ne puis rien vous affirmer, je ne suis pas assez sûr de mes tuyaux.
»Je vais me renseigner, et, si des détails peuvent vous intéresser, «a la disposicion de usted».
Vendredi 2 mars.—Salle Georges Petit, les aquarelles de Rochegrosse pour l’illustration de «Salammbô».
Une œuvre colossale en vérité que ces cinquante-deux aquarelles pour illustrer le rêve punique de Gustave Flaubert, une œuvre qui a demandé quatre ans de labeur à l’artiste, un séjour de neuf mois à Tunis, en face du Bou Cornin, des marais de sel, et combien de journées d’étude contemplative entre la Goulette et la Marsa! Mais grâce à l’âme d’enfant, pétrie par un poète, qu’est M. Georges Rochegrosse, la vision, si prompte chez les imaginatifs, a surgi pour lui de l’ambiance des regards et des choses. Il a perçu Carthage vivante encore autour de lui; les indigènes rencontrés, leurs profils de dromadaires, leurs toisons laineuses et leurs noirs yeux puniques ont fourni à sa fantaisie l’appui d’une réalité évocatrice. Il a vu le culte de Moloch et connu celui d’Astarté et, le texte de Flaubert en main, il a lu dans les hiéroglyphes des faces humaines et des ruines légendaires la cruauté de l’or, les mercenaires en croix, les lions suppliciés aux avenues de la ville immonde, les flaques rouges du défilé de la Hache et, plus tragique encore que les charniers, la tourbe des parasites lécheurs de sanie, et les suffètes au teint de lèpre blanche, et la pourriture des ventres obèses et des goîtres lourds, et, sur cette société en décomposition, l’odeur des sanctuaires et des charognes; Carthage enfin, Carthage vaincue en vain par Rome et le génie latin, la Carthage étouffante et suant l’or et la gloutonnerie cruelle, que Flaubert éclaira du terrible soleil d’Afrique.
Toutes ces horreurs somptueuses, tous ces rêves effarants et grandioses d’une religion de stupres, les aquarelles de M. Georges Rochegrosse nous les donnent, œuvre imprévue surtout dans les grouillements de foule, les effondrements de corps, d’armes et de machines des sujets de bataille; et la reconstitution visionnaire des architectures donc et l’ingéniosité de composition de certaines planches dont les marges sont comme encombrées de trompes d’éléphant.
A côté de l’œuvre du peintre, celle de la collaboratrice; les bleus translucides et les violets nocturnes, gemmés d’opales et de sardoines, du Zaïmph, le voile de la déesse, reconstitué par madame Rochegrosse, et les joyaux lunaires tout de perles verdâtres et bleuâtres, de coquillages et de scarabées composés par la vaillante jeune femme de l’artiste pour la «Salammbô» qu’elle lui posa.
Mardi 6 mars.—Les belles chéries, elles jabotent (il est cinq heures) dans le petit salon bleu et or; elles parlent influenza, naturellement, complications, suites et décès de la grippe. Ce ne sont qu’enterrements; à Londres, ils meurent comme des mouches; le Midi lui-même est contaminé: petite vérole et typhoïde; Paris est triste à en mourir, et sans les travaux de l’Exposition... Les travaux de l’Exposition! L’une trouve ça ignoble. Paris est une tranchée ouverte; ce ne sont que remblais, déblais et démolitions; toute la ville perd ses entrailles. D’où tant d’épidémies; tous ces miasmes... Paul Escudier a la jaunisse. «—Avez-vous des tuyaux sur l’«Aiglon»? —Et l’«Education de prince», aux Variétés? —Quelle interprétation: Brasseur, Lavallière, Mégard et Granier! —Il a toutes les chances. —Vous avez vu sa lithographie par Bataille? —Il ne l’a pas trop esquinté. —Bataille n’éreinte que ses amis; les passants, il les respecte. —Vous avez vu son Lorrain et son Henri de Régnier? —Des exécutions. —Et le Muhlfeld donc: l’air d’un oiseau carnassier! —Et il a fait un joli Vandérem. —Ce Bataille, c’est le chercheur de tares dans toute sa cruauté. —Il les découvre. —Il les fait naître. —Son album sera documentaire pour la postérité. —Et sa pièce? L’ «Enchantement», au Gymnase? —On répète autour de son lit: il est aussi influenzé. —Est-ce Bady ou Hading? —Hading. —Hading dans une pièce de Bataille! Alors, Bady? —Oh! mes beaux yeux, pleurez! —Et il paraît que, pour recevoir Hading au lit... —Vous dites? —Mais on répète à son chevet. —Oui, pour ses répétitions privées, Bataille arbore des chemises roses. —De soie, ma chère! —Oh! ça, c’est une version d’Edmond Sée. —Oh! alors, ce n’est plus l’influenza: c’est la peste! —Et Fregoli? —Assez! je l’ai vu trois fois. —C’est qu’il n’y a rien à voir au théâtre. —On ne peut pas toujours voir «Louise». —Moi, je suis retournée au «Béguin». —Encore! Mais vous en avez un dans la troupe, de béguin: Grand ou Gautier? —C’est ce qui vous trompe; je ne gobe que Lérand. —Le Foucher de «Madame Sans-Gêne» et le M. Dupont de ses trois filles. S’est-il assez composé! —Mais ce rôle de Naudet est délicieux. —Un peu emprunté à «Amants». —Mais plus poussé. —Oui, c’est d’un joli effacement, d’une note délicate et atténuée. —Et il y a des mots charmants dans cette pièce: la scène de reprise entre Paul et Yvonne: «Console-moi de tout le chagrin que j’ai pu te faire.» —C’est très humain. —Très femme, surtout. —Ça m’a étonné de Pierre Wolff. —Pourquoi? C’est une aventure personnelle. —Tout comme «Amants» et la «Douloureuse»: ces messieurs n’ont qu’à sténographier. —On appelle ça vivre sa vie. —C’est un peu plus vécu que «Diane de Lys». Avouez. —Est-ce assez dix-huit cent cinquante, la chaise de poste et l’ambassade. «Nous partons pour l’Allemagne ce soir.» —Vrai, c’est plus coco qu’«Antony» et qu’«Elle me résistait je l’ai assassinée». —Je n’ai pas retrouvé Bartet. Bien bourgeoise au troisième acte. —Vous ne l’avez pas retrouvée? Prenez garde! vous faites son éloge: cela prouve qu’elle se renouvelle. —Les hommes sont-ils assez ridicules! —Des chiens savants, n’est-ce pas? sauf cependant Baillet. —Albert Lambert est à crier. —Et Fenoux? Quel Devéria avarié! —Les acteurs de la «Dame aux Camélias» tenaient mieux à la Renaissance. —La pièce aussi. —Mais c’est Sarah qui l’avait montée. —Bartet est bien charmante dans sa robe verte, corsage à pointe et col plat. —Oui, la douleur lui sied. —Et, dans sa robe de deuil, tout en crêpe, au quatrième, est-elle assez mélancolieuse! —Le noir est le fard des blondes. —Aussi toutes les veuves le deviennent. —La femme est le seul animal qui blondisse en vieillissant. —Moreno, pourtant... —En effet, très bien, avec ses acacias qui allongent encore sa tête vipérine. —Oui, quelle parfaite duchesse de Maufrigneuse elle évoque avec sa souplesse blanche de levrette... empoisonneuse. —Quant à Renée du Minil, au quatrième, avec sa robe grise à volants et son chapeau à bavolet, elle m’a rappelé Bob Walter. —Et Persoons, dans sa robe de velours noir, et même la petite Henriot, dans son tulle bleu pâle! —Ah! celle-là est exquise! —Quelle ingénuité! Et jolie! A propos, avez-vous vu la dernière création de Suzanne Després? —Dans «Poil-de-Carotte», de Jules Renard? Je ne vais jamais chez Antoine: cela me fait l’effet d’un théâtre de quartier. —On n’y joue plus que du Trarieux. —Et l’«Empreinte»? Que dit-on de l’«Empreinte»? —D’Abel Hermant? —Une suite aux «Beau Four». —Comment, «Beau Four»? —Mais oui, le «Faubourg», que le lac de Genève lui a inspiré. —Son «Char de l’Etat» est pourtant bien amusant. —Oui, l’affaire Dreyfus retournée; mais à ce char-là personne n’a collaboré. —Alors, à votre avis, il faut se méfier des muses? —Des muses du picquardisme surtout. —A ce propos, vous savez que le beau colonel y a dîné? —Non. —Parfaitement, avec Zola, dans l’intimité: une curiosité qu’a eue la petite comtesse. —Oh! les snobinettes!
Mercredi 7 mars.—Saint-Cloud, rue Dailly, dans l’atelier de Gaston Latouche. Gaston Latouche, pourrait-on dire, le peintre des faunes et des cygnes (oh! sa féerie en or fluide de tous ces cygnes nageant dans l’éclaboussement ambre et perlé d’une vasque jaillissante de je ne sais quel Versailles, ces fameux cygnes à propos desquels la critique compara le peintre à Turner), Gaston Latouche, le maître des nuances et des reflets, le commentateur visionnaire des intérieurs du dix-huitième et des jeux auliques des anciens parcs, l’homme des jaunes surtout, ces jaunes en fusion transparents comme de l’aventurine, fins et nacrés comme des laques et bouillonnants, flavescents dans des roux et des orangés de crépuscule et d’incendie, Gaston Latouche, une des sensibilités d’œil les plus averties que je sache, et un métier d’artiste d’une souplesse et d’un mouvement, pour ainsi dire tournoyants. «Tournoyants» je maintiens le mot, en souvenir d’une mince plaquette intitulée le «Tournoiement dans l’art» où un paradoxe ingénieux exaltait la vibration et le mouvement dans la poésie comme dans la peinture, en opposition au hiératisme et à son immobilité.
Dans son atelier souterrain, assez semblable à la crypte de quelque abbaye, Latouche nous fait les honneurs de ses prochains envois: envois pour la nouvelle Association de peintres, qui s’ouvrira samedi prochain chez Georges Petit, envoi pour l’Exposition universelle...
Et c’est le «Matin», une fantasmagorie de coin de parc, où s’animent les ébats de nymphes et de faunes, on dirait descendus de leurs piédestaux; debout, dans la vasque d’un jet d’eau, des nudités de femmes se dressent et se peignent; un chèvre-pied s’ébroue et renifle de joie sous les stalactites liquides d’une nappe d’eau retombante; il est tout balafré d’ombres vertes qui le font étrangement vivant; dans le fond, des silhouettes de faunes déchirent les longs voiles de brume d’une figure épeurée, qui doit être la «Rosée»; des cimes de hêtres mordorés fusent dans le ciel: c’est chimérique et charmant.
Puis, c’est l’ «Adieu», la nuque et le dos nacrés d’une délicieuse femme en peignoir, donnant ses mains à baiser à un cavalier presque invisible dans l’embrasure d’une porte; le décor est celui de la chambre à coucher de Louis XV à Versailles: eau pâle des hauts miroirs, or fondu des consoles, délicats lambris en grisaille. «Innocence» nous montre une ronde de jeunes marquises accroupies autour d’un terme de faune qui s’anime; les ombres et les feuillages de la clairière sont en or, un or amorti et doux de feuille de platane en octobre. Et ce sont d’autres toiles encore: des intérieurs de chapelle succèdent aux évocations Louis XV, d’imprévues aquarelles d’une facture absolument déroutante aux tableaux à l’huile, des croquetons de Venise à des notations de Saint-Cloud et de Versailles. Les heures passent légères et roses comme teintées par le pinceau du maître. Et un invincible attrait me ramène toujours devant un groupe confus d’amours et de satyres érigeant une vasque au milieu d’un bassin, dans une allée abandonnée de parc, le tout grouillant de luminosités vertes et bleues, qui donnent à l’eau du bassin le ton gemmé d’une queue de paon; et le peintre n’a mis que deux jours à fixer cette vision prestigieuse.
Nous remontons dans l’habitation. Dans le salon vaste, clair et d’un agencement inconnu aux tapissiers à la mode, madame Gaston Latouche et sa fille offrent le thé aux visiteurs.
Jeudi 8 mars.—Une aubaine: Degas raconté par Forain, Forain, l’inimitable et l’admirable causeur, parce que notateur d’une observation sagace, exercée, toujours en éveil et doué d’un esprit imprévu, primesautier, tout français, un esprit que l’autre génération ne connaîtra plus, l’esprit à la fois léger et profond, Forain qui a le mot et l’épithète, en somme, le dessin et la légende. Et c’est, rapportée de Degas cette critique définitive: «Whistler fait mystérieux dans le clair obscur; Manet, lui, peignait mystérieux dans le clair»; et ce testament de Degas à son peintre et ami: «Au cimetière, s’ils veulent prendre la parole et faire des discours, tu leur sauteras à la gorge et tu diras: «Degas..., il aima le dessin... et un peu moi»... Et chaque mot, qu’il détache comme à l’emporte-pièce, d’une voix mordante, découpe l’idée, silhouette le personnage et fait flèche. C’est une joie de l’entendre, un régal que de suivre son geste accompagnant la phrase. L’auditoire est sous le charme, et l’auditoire c’est Octave Uzanne, Jean de Mitty, Grosjean, Maurice Barrès. Et, sur la déclaration d’Uzanne, de son horreur pour le truqué, le mensonge du théâtre, cet art juif, et la psychologie de commande des comédiennes, c’est cette anecdote authentique rapportée par Forain: L’attendrissement de romance d’un auteur dramatique s’extasiant sur la délicatesse d’âme d’une ancienne maîtresse, une sociétaire de la Comédie-Française (ne la nommons point), et citant cette aventure à l’appui (c’est Forain qui parle, imitant à miracle la voix tremblée, la diction presque psalmodiée de l’amant): «Une âme exquise, des trouvailles de cœur... Ainsi, au début de notre liaison, un matin d’avril, l’idée nous vint d’aller déjeuner ensemble dans le bois de Sèvres, à l’étang de Villebon. Nous marchions sous bois; tout à coup nous voilà devant une pelouse, une pelouse toute fleurie de pâquerettes. Elle, alors, devant cette floraison, eut un mot charmant: «De la neige oubliée», me dit-elle.
Nous pouffons. Là-dessus, entre Musurus, qui nous annonce que la Comédie-Française est en feu; le théâtre de Molière brûle une heure avant la matinée.
De la braise oubliée sans doute... Et la commission des théâtres l’a visité la veille!
Samedi 10 mars.—Deux heures, Saint-Honoré d’Eylau, au convoi de la petite Henriot. On sort de l’église, et la badauderie parisienne entasse là des rangs de curieux venus pour voir les cabots et les ministres. C’est avec plus d’élégances, plus de fourrures et plus de retenue, l’enterrement de la petite Delobelle. Toutes les faces glabres pontifient; Mounet-Sully, seul, semble vraiment navré, et son aspect fait peine. Tous et toutes se comptent de l’œil. Madame Réjane affiche d’adorables larmes; il y a là de bien beaux yeux rouges d’authentiques pleurs, mais les lèvres ne le sont pas moins d’authentiques fards. On se sourit avec des yeux de cinquième acte. Toutes, je veux le croire, sont profondément émues: la victime était si jeune! et ses vingt ans, sa joliesse plaident pour elle; mais aucune des belles pleureuses n’a négligé son maquillage. Mademoiselle Moreno seule est vraiment pâle, et mademoiselle Sorel, vraiment rose: mais la palme de la beauté demeure à mademoiselle Mégard. Dans la foule, Paul Hervieu, Maizeroy, très ému, lui, car il connaissait la morte, Lehideux, Grosjean, Caran d’Ache; l’événement est très parisien.
Le catafalque est une monumentale gerbe de fleurs, une montante avalanche de daturas, de gardénias et de roses blanches; il s’ébranle dans la foule avec des allures de galère enrubannée et fleurie de fête galante; les fêtes de la Virginité et de la Mort.
Dimanche 11 mars.—Venise à Paris. Rien des échafaudages qui dressent le théorème de leurs silhouettes géométriques le long de la Seine, rien des coupoles et des façades de palais qui transforment le panorama du fleuve en je ne sais quelle monstrueuse ville du vingtième siècle, à moitié Amsterdam, à moitié ville des doges, mais surtout très Byzance; mais vingt études de la «Regina della mare e della sorella della luna», vingt tableautins sur Venise, reine de la mer et sœur de la lune, vingt toiles éveilleuses de rêve et consolatrices sous les ciels froids et gris d’un printemps grincheux.
L’exposition de mademoiselle Marie Sommer à la galerie Georges Petit, et voici les «Derniers rayons de soleil sur le canal Grande», le «Quartier Ogni Santi», «Fondamenta Nuova» et la mélancolie de la lagune morte, «San Trovaso», l’ «Eglise della Salute», qui fut un mois mon horizon des fenêtres du palazzo Veniere, que j’habitais; le «Pont des Soupirs», naturellement; la «Giudecca» et l’infinie tristesse de ses canaux bordés de prairies; la solitude de «San Francesco del Deserto», et tant d’autres souvenirs! toutes mes heures vénitiennes, toutes mes songeries déjà lointaines évoquées par une palette soleilleuse: le ton de brique écorchée des vieux palais, la dorure ternie des statues, les noirs profonds des embrasures de porte, le gris bleuâtre des très anciens balcons, toute la vie des pierres du vieux Venise reflétée et doublée dans l’eau lourde, l’étain figé des canaux animé et enflammé par la lèpre des façades et la zébrure des ciels; tout Venise, enfin, et sa décomposition splendide, toute sa somptuosité de pourritures sublimes, que seul Barrès a su rendre et chanter, exprimées cette fois par une amoureuse et une compréhensive de sa déchéance grandiose.
Chez le même Georges Petit, l’exposition de la Société nouvelle, l’exposition Gabriel Mourey... Alexander, Aman Jean, Brangwyn, Latouche, et Le Sidaner, etc., etc... rien que des noms de peintres chers, rien que des talents aimés, sympathiques, si personnels et si vrais... Mais ce serait beaucoup de peinture pour aujourd’hui... J’ai trop de Venise dans la tête: je reviendrai.
Je vais prendre le bateau-mouche à la Concorde et je descends la Seine entre une double rangée de donjons, de terrasses, de dômes et de palais... Oh! cette traversée de l’Exposition au crépuscule! quel spectacle vaudra cette immense allée d’eau bordée d’alhambras, de généralifes, de pagodes, de cathédrales et de kremlins?... C’est le tohu-bohu architectural d’un rêve de fumeur d’opium; toutes les époques ont entassé là, sur les bords du fleuve, des spécimens de monuments hétéroclites, fastueux et bizarres. Quel dommage qu’il n’y ait pas un beau coucher de soleil ce soir!... Oh! toutes ces villes hindoues, birmanes, et italiennes, et espagnoles, se détachant sur un ciel d’or! L’Exposition de 1900 nous promet pour la fin de cet été de bien beaux Turner!
Lundi 12 mars.—Les superstitions de madame Sarah Bernhardt. Par déférence pour la Comédie-Française, la «Maison du feu», qui débutait hier soir à l’Académie nationale de musique, madame Sarah Bernhardt, qui est très bonne et a oublié l’accueil fait à la Duse par nos aimables sociétaires, le banquet d’Armenonville et les stances de M. de Féraudy, madame Sarah Bernhardt a reculé sa répétition générale, ce qui mettait la première de «l’Aiglon» à mardi soir, un 13.
Or, comme madame Sarah Bernhardt est superstitieuse, elle a délibérément reculé de deux jours, et l’œuvre de M. Rostand affrontera le feu du public jeudi soir.
Madame Sarah Bernhardt (cette âme exquise d’artiste!...) est coutumière de ces faiblesses. D’ailleurs, madame Sarah Bernhardt ne serait pas de théâtre si elle ne professait pas le culte du fétichisme, dont sont atteints pas mal de directeurs. Après l’opération qu’elle subit, il y a deux ans, rue d’Armaillé, dans la maison de santé du docteur Pozzi, elle prit l’horreur subite de ses opales, les merveilleuses opales qui larmaient et ruisselaient le long de ses dix doigts: elles l’avaient trahie, disait-elle; elle ne voulait plus les voir, les pierres traîtresses! Toutes ses bagues furent envoyées chez le joaillier, et Lalique, à la place des gemmes condamnées, des opales maudites, y enchâssa tout un jeu de turquoises, la turquoise, la pierre qui porte bonheur. Madame Sarah Bernhardt eut désormais des mains céruléennes. Les mains pâles baignées de lueurs blêmes et changeantes seyaient mieux à sa beauté impérieuse et délicate; l’opale la faisait davantage «Princesse lointaine». Quelle gemme napoléonienne arborera l’impérial travesti de demain?
Je ne le verrai pas, car je pars. J’avais retardé d’un jour mon voyage pour applaudir la tragédienne dans l’uniforme blanc déjà porté par M. de Max; les superstitions de la femme, en retardant indéfiniment la première, m’ont privé de ce plaisir. Je ne verrai donc pas Sarah coiffée de ses seuls cheveux coupés court, Sarah, qui a sacrifié à la vérité et à la plastique du rôle une toison d’or universellement célèbre (un coffret de bois de rose a reçu la précieuse relique, d’indiscrets reporters ont pris soin de nous en informer). Madame Sarah Bernhardt coiffée à l’enfant, cela était pourtant tentant, et cela me tentait; mais il est vrai que j’éviterai aussi le public de la première et les propos de couloirs d’une salle d’invités... Il y a des compensations!
Même jour, au «Journal», six heures du soir. Un joli mot de Whistler. C’est Jean de Mitty, le Mitty de «Napoléon» et de «Stendhal», qui sera demain le Mitty de «Brummell», qui me le rapporte.
Un richissime Américain visite l’atelier de la rue du Bac, et, en amateur sagace, émoustillé, affriandé par la cuisine savoureuse des études du peintre (tant de symphonies en or et rose, en bleu et gris, en fauve et vert!), mais en même temps en Yankee sûr du pouvoir de sa fortune: «Combien?» demande-t-il négligemment au peintre en lui montrant les murs de l’atelier. Alors, Whistler, imperturbable: «Combien? Quatre millions.» Et, comme l’amateur se récrie, «Mes prix posthumes», conclut modestement le portraitiste de Théodore Duret.
Mercredi 14 mars.—A la salle Georges Petit, à l’Exposition de la Société nouvelle. Gabriel Mourey, rencontré hier dans les couloirs de la maison Ollendorff, m’a tellement pris à partie pour que je ne quitte pas Paris sans être allé voir ses peintres que j’en ai manqué le rapide de 8 h. 25... Bref, m’y voici. J’arpente à mon tour les dédales du temple. Tous à la cimaise. Les voilà bien, les avantages des expositions particulières!
Et c’est, à l’entrée, le panneau (Venise et paysages), de M. Eugène Vail. Les Lucien Simon ne lui font pas trop de tort, et Simon, ce sont pourtant les magistrales études du «Cabaret breton» et du «Jour de pardon». Oh! le dessin serré et la substance éclatante des rouges et des blancs de ce bon peintre. Les Cottet, autre bretonnant, me prennent moins; les Griveau, moins personnels encore, attristent l’œil de leur sécheresse. Mais voici les féeries d’or fluide de Gaston Latouche.
Les Henri Martin ne m’enthousiasment point: c’est d’une maîtrise déjà routinière. Et la véritable attraction de la Société nouvelle réside, il me semble, avec les intérieurs de Walter Gay, déjà nommé, dans les mélancolieuses études de province de M. Henri Duhem (oh! son «Soir de givre» et son «Humble Jardin») et dans le Bruges mystérieux et crépusculaire des six envois de Le Sidaner: une interprétation, on dirait, des «Vies encloses», de Georges Rodenbach. C’est le même charme pénétrant de tristesse, de résignation et de songerie quiète, quelque chose à la fois d’apaisé, de provincial, de lointain et de très doux qui dort et trouble cependant, nostalgique comme une oraison psalmodiée de béguine, dans l’eau morte de ses «Berges» et de l’étude intitulée le «Miroir»... Et l’impression de logis-fantôme, de maison Usher, que donnent les grandes fenêtres bleuâtres de son «Orangerie», et le mystère d’au delà de ses pignons enveloppés de brouillards.
Les «façades ensoleillées», d’Emile Claus, et ses maisons tout en rose sous le jeu d’ombres des pommiers de leurs vergers d’hiver m’étonnent encore sans tout à fait me charmer. D’Alexander, un portrait d’homme hors pair; j’aime moins ses études de femmes; d’Albert Baertsoen, une «Neige» tout à fait étourdissante, une neige qui, par ses ombres vertes et ses merveilleux gris impose le souvenir de Whistler. De Brangwyn enfin, une éclatante et prestigieuse tapisserie persane, qu’il intitule «Potiers au bord de l’eau».
Même jour, cinq heures et demie, sur le boulevard, une rencontre. —Et vous partez toujours ce soir! —Toujours ce soir. —Heureux veinard! Et vous brûlez l’«Aiglon»? —Je le trouverai au retour. L’oiseau a bec et ongles; avec une presse aussi soignée, la centième est assurée. —Oui, j’ai lu les interviews. Mais vous manquerez une belle chose; la première sera curieuse. —J’emporte le «Roi de Rome», de Pouvillon. —Comme provision de route? —Non, comme consolation. Je le lirai à Marseille en songeant à M. de Max, demain soir.
Jeudi 15 mars.—Madame Sarah Bernhardt dans l’«Aiglon».
Je suis resté.
L’«Aiglon» a été le triomphe de madame Sarah Bernhardt. Elle a été l’Hamlet blanc, le mélancolique et nerveux et charmeur Habsbourg dans lequel, par instants, se révolte et bouillonne le fougueux sang corse, le fils de l’Homme brisé et convulsé sous la serre de Metternich, qui le dompte en le traînant devant la glace, la glace fatale où surgit, évoquée par lui, la lamentable file des ancêtres, et Jeanne la Folle, et Rodolphe de Souabe, et Philippe II, et Charles-Quint, et c’est à la lueur des autodafés et des torches des cryptes que le blond, le trop blond fils de Marie-Louise, voit s’ébrouer et s’envoler, hélas! les Aigles et leurs sœurs les Victoires que Bonaparte avait mis en lui!
Paris n’acceptera jamais le bleu de ses yeux bleus.
Comme personne avant elle et personne après elle, madame Sarah Bernhardt a personnifié le petit prince français, blanc dans son costume de colonel autrichien, comme une hostie expiatoire, le petit Bonaparte au front de nostalgie et d’énergie parfois, mais bien allemand et déjà exsangue de sang latin quand il se cabre et tournoie, secoué d’épouvante au milieu des rumeurs plaintives et des voix d’outre-tombe de la plaine de Wagram.
Un neurasthénique comme M. Edmond Rostand pouvait seul évoquer, avec cette acuité de visionnaire, les transes et les cauchemars du neurasthénique épique qu’a été le duc de Reichstadt.
Le drame, tout en tirades, a été surtout goûté des comédiens.
Le «Roi de Rome» par le Roi de la Gomme.
Je suis resté pour la grande tragédienne. Maintenant, je pars!
Lundi 19 mars.—Marseille. Une lettre de Paris: «Je vous retiens! Vous me demandez de vous adresser en Riviera une impression de première sur l’«Aiglon», parce que vous quittez Paris mardi, et l’on vous a vu à la répétition générale!
»Que vous apprendrai-je que vous ne sachiez? que vous dirai-je que n’ayez vu? L’enthousiasme d’une salle d’amis admirablement composée et triée et surchauffée depuis des jours et des mois; les partisans douteux mis sous la surveillance immédiate des fanatiques, dans un habile méli-mélo de loges et de fauteuils; toute une police embrigadée allant, à chaque entr’acte, rendre compte à l’Empereur... non, au duc de Reichstadt, dans sa loge, de la tiédeur des uns et du zèle des autres; toute la phalange sacrée aux écoutes des propos de couloirs. Bref, le triomphe organisé d’avance, les ovations à chaque entrée de Sarah, d’ailleurs émouvante, épique, tragique, admirable, et l’orage des bravos et des hourras déchaîné à chaque chute du rideau dans une folie, un hourvari, un tumulte et un délire comme en connurent seules les arènes de Rome au temps des Césars, et le cirque à Byzance. Mendès, le buste hors de sa loge, debout, applaudissant à tout rompre; mademoiselle Feydeau, pâle, les yeux étincelants; l’air d’une jolie Euménide; Coquelin cadet encombrant de ses «ah!», de ses «oh!» et de sa mimique affolée l’encombrement des couloirs; Busnach baigné de douces larmes: «On n’a rien fait de pareil depuis Hugo! —Pas même Meurice, allons, dites-le!» Et tous les pitres, tous les cabots, tout ce qui, dans Paris, touche à la scène et au théâtre, se congratulant, se cajolant, égosillés de joie et criant au chef-d’œuvre; Cabotinville manifestant comme un seul homme en l’honneur de son auteur favori, préféré, le seul qui sache écrire pour les comédiens!
»D’ailleurs, vous avez lu la critique! Tous ont marché. Victorien Sardou, seul, a connu cet ensemble et cet accord parfait dans l’admiration et l’éloge, et encore, vous le savez comme moi, Sardou n’a-t-il jamais amené à résipiscence ni Mendès, ni Bauër. Et pourtant vous le savez comme moi, Sardou et Rostand, c’est le même théâtre, tout d’habiletés et de trucs, trop théâtre même: épisodes et petits faits cousus et rapportés, un travail de marqueterie historique, émaillé de trouvailles de bibelotier, travail, à mon avis, bien supérieur chez Sardou que chez Rostand, qui englue le tout d’une très médiocre poésie et, malgré tout, n’a encore commis ni la «Haine», ni une «Théodora».
»Mais allez donc faire entendre cela à un public tympanisé par les cymbales de toute la presse et affriandé, mis en goût et tenu en éveil par les sensationnelles interviews que vous savez, les costumes de velours noir du sympathique et jeune maître, et sa main fine et pâle de seigneur florentin pour accueillir les reporters! Quelle réclame! «Quel génie! quel dentiste!» comme gouaillait Oudry dans les «Saltimbanques».
»Et dire que cela, vous, vous ne l’avez pas dit. Vous n’avez rien dit du «Roi de Rome» d’Emile Pouvillon. Vous avez, comme les autres, «dithyrambé» sur l’épique Hamlet blanc et fait bénéficier l’auteur du triomphe incontesté de l’interprète. Vous avez flanché, mon cher, et pourtant, vous, vous n’avez pas de pièce reçue chez madame Sarah Bernhardt, et vous n’avez aucun espoir d’y être joué un jour. Donc, vous étiez en toute indépendance.
»Vous avez trahi là tous les poètes, les Henri de Régnier, les Stuart Merril, comme vous avez trahi les Vielé-Griffin, les Verhaeren et les Henri Bataille, auxquels une critique qui sait ce qu’elle veut oppose soi-disant de bonne foi les hexamètres de «Cyrano» et de la «Samaritaine».
»Du théâtre, certes, M. Rostand fait du théâtre, mais pas celui que nous aimons. Il y a dans son drame joli et pimpant dans ses détails comme un Debucourt (après la fête costumée du quatre, quelqu’un a prononcé le nom de Watteau, en souvenir, sans doute, des «Romanesques»); il y a dans son drame un acte d’exposition délicieux, chatoyant, exquis: celui de Baden-Baden; mais, déjà au second, la trame de la pièce montre les ficelles!
»Oui, je sais, le sentimental qui est en vous a aimé la scène de «Je déchire, je déchire», et celle entre Marmont et le duc de Reichstadt; je vous accorde même la leçon de tactique et le truc des soldats de plomb, qui fournissent une belle tirade, déjà lue ailleurs, dans les «Châtiments», je pense... La belle tirade abonde dans l’«Aiglon»; c’est même écrit surtout en monologues. Mais le rôle de Flambeau, dit Flambard, le vieux grognard qui les repeindra, les soldats de plomb. Vous acceptez ce fantoche de la Grande Armée, vous et sa verte semonce au maréchal Marmont? Mais, mon cher ami, les soldats de l’Empire avaient le respect de leurs officiers, si nous avons le mépris des nôtres! Vous me direz que c’est du théâtre. Soit, mais de l’affreux et routinier théâtre, aux effets faciles et prévus!... Flambard, dit Flambeau, ou Flambeau, dit Flambard... Et l’apostrophe de Metternich au petit chapeau et la terreur du même Metternich, halluciné devant Flambard montant la garde en uniforme de grenadier... en plein Schœnbrunn, dans l’appartement du prince, et c’est les souvenirs de Raffet. Mais cela est de l’Ambigu et se supporterait à l’Ambigu, si c’était signé Decourcelle! L’homme qui a écrit la «Princesse lointaine» doit, dans son for intérieur, mépriser la grossièreté de tels effets: c’est de l’imagerie d’Epinal destinée au public des troisièmes galeries, des coups de théâtre dédiés aux titis du poulailler. Mais il faut bien remplir la salle, et M. Rostand a songé à sa trois centième.
»Vous avez aimé et loué la scène du miroir, où Metternich évoque aux yeux du jeune prince terrorisé les fantômes de toute sa race! Moi, pas. Elle est tout entière dans Shakespeare (voyez Macbeth dans l’antre des sorcières), et dans «Hernani», à la scène des portraits. Je vous fais grâce du reste. A partir du quatre, malgré le luxe et le papotage du bal masqué, le public bâille ostensiblement. L’«Aiglon» n’en fera pas moins le tour de l’Europe, parce que toutes les ficelles ont été merveilleusement graissées, la réclame savamment cuisinée, et que notre Sarah y est de premier ordre!
»D’ailleurs, la pièce a eu les parrains qu’elle mérite, l’enthousiasme de MM. Coquelin cadet et William Busnach. Mieux, l’«Echo de Paris» publie ce matin une lettre versifiée du vicomte de Borrelli à l’auteur de l’«Aiglon». Le cher vicomte acclame et proclame M. Edmond Rostand triomphateur et libérateur: cela, c’est le sacre!
»L’«Aiglon», écrit M. de Borrelli: l’«Aiglon» nous a délivrés d’Ibsen, d’Hauptmann, Strindberg, Bjornstjerne Bjornson, Dostoïevsky et autres gêneurs; nous sommes du coup retournés au théâtre du père Alexandre Dumas, c’est-à-dire cinquante ans en arrière.
»Je trouve tout naturel que les «Deux Orphelines», le «Vicomte de Bragelonne» et même «Education de Prince» fassent des salles combles et des tas d’argent comme les «Deux Gosses»; mais c’est du théâtre et non pas de l’Art, et il ne faut pas alors nous citer Victor Hugo, Shakespeare et Schiller. Dans ce théâtre, Sardou, à mon avis, demeure l’homme supérieur, avec un bien autre souci d’exactitude et de vérité dans l’épisode et le détail. Sardou et Rostand resteront les auteurs de madame Sarah Bernhardt. Et malgré «Izeïl», et malgré même «Médée», et «Lorenzaccio», parce que Musset, et «Hamlet», parce que le grand Will, notre grande et géniale Sarah aura surtout été la muse de ce genre de théâtre, parce qu’elle est le théâtre elle-même,
mais par cela même, c’est le métier qui le veut.
... Souvenez-vous de Donnay... En somme, le théâtre de l’Insincérité.»
Toute violente qu’elle soit, cette lettre a de l’accent dans sa violence et n’est pas sans justesse, toute restriction faite sur les personnalités.
Le piquant est de l’avoir reçue et transcrite pour le «Journal» à Marseille même, le pays de la bouillabaisse et de M. Edmond Rostand.
Mardi 20 mars.—Cannes. Une lettre de Paris. —«Mon cher ami, je n’ai pu profiter du coupon Donnay, n’étant pas rentré ce jour-là chez moi. Mais, si vous tenez à des renseignements sur Mégard, Diéterle, etc., j’irai les chercher avec un double plaisir. Il paraît que c’est joué à ravir, mais que la pièce n’est pas de grand crû, mais de la légère tisane frappée; ces dialogues de la «Vie parisienne» mis à la scène sont loin du «Mumm» de «Douloureuse» et d’«Amants». Granier y est parfaite; là-dessus, l’avis est unanime.
»Pour Henri Rivière, son exposition est sans intérêt; c’est l’éternelle répétition d’un éternel procédé et une facture compliquée de détails sans importance et qui disséminent l’effet. Si vous voulez quand même des lignes, je vous les enverrai sans retard en me contentant d’analyser les décors. Mais il y a, en ce moment, des expositions meilleures. A ce propos, je m’étonne que, dans votre dernier Pall-Mall, dans votre prose consacrée aux Venise de Marie Sommer, vous ayez omis de parler des huit toiles envoyées là par Forlina... Forlina quel est ce peintre? Un Vénitien sans doute. Comment le remarquable envoi de ce coloriste vous a-t-il échappé? C’est d’une bien autre facture que les luminosités or et rose de mademoiselle Sommer, d’un métier solide et puissant. L’eau y est traitée à la manière de Thaulow, tout en vibrations de lumière et d’ombres papillotantes, chatoyantes. Cela miroite, et cela rêve, et cela vit. Et la truculente cuisine des couleurs dans le rendu des pierres et des briques des monuments! Il n’est pas possible que vous ayez vu son «Clair de lune», par exemple, ou ses «Derniers Rayons»: vous les eussiez signalés; cela, j’en suis certain.
»Dans votre paragraphe consacré à la Société nouvelle, est-ce aussi à dessein que vous avez oublié Prinet, Dauchez et Aman-Jean? Ce sont pourtant là de bons peintres. Je sais que les intérieurs de Prinet pâlissent un peu auprès de ceux de Walter Gay: ils n’ont ni leur enveloppement ni leur élégance, c’est plus sec et plus neutre. Mais il y a là un parti pris de peindre sobre et neutre bien intéressant. Les ciels de Dauchez demeurent un peu durs; mais quelle mélancolie dans ces mornes étendues de plaines et de marécages! J’aime moins la nouvelle manière d’Aman-Jean. Il a rompu la trame de clair-obscur au fond de laquelle il enfermait ses personnages; ils se sont évadés de la mystérieuse tapisserie dont il les faisait captifs; mais maintenant ils se contorsionnent et se cambrent avec des gestes d’acrobate dans des éclairages rougeâtres et violents. La manière de Besnard l’obsède évidemment; j’aimais mieux la sienne.
A l’Ambigu, la «Duchesse de Berry», autre drame historique... L’«Aiglon» suffit. Et enfin les transes et les angoisses des hauts seigneurs de la Comédie, la Comédie, un moment sans asile, dans la rue, comme de vulgaires ambulants, et enfin hospitalisés à l’Odéon, qui déménage. Ginisty passe l’eau et s’installe au Gymnase... au Gymnase, oui, au «théâtre de Madame», où Tarride et Jeanne Hading sont engagés pour l’«Enchantement» de M. Bataille (Henry). Enfin, hier, aux Folies-Bergère, spectacle plutôt coupé d’incidents: pall-mall débuts de Jane Derval, de Rita del Erido, de Séverin et de Guerrero dans la «Flamenca»: la Corse et l’Espagne, Madrid et Ménilmontant. Un Chinois a renversé sur l’orchestre un baquet d’eau qu’il devait escamoter. La «Flamenca» a plu: c’est de la tauromachie «ad usum Lutetiæ». Et Séverin s’est enfin esquivé du sempiternel suaire-souquenille du Pierrot des Funambules; il remplit également bien sa culotte et son rôle de toréador aimé et tragique. La Guerrero, fort jolie, a mimé de façon plaisante, inattendue. Otero, elle, débute samedi au Gymnase. C’est la pantomime endémique. «Catullus nobis hæc otia fecit...» Mais la grande comédie de la semaine va être l’interpellation qui nous est promise à la Chambre pour jeudi: le gouvernement va être pris à partie et sommé de s’expliquer sur la décoration Paquin... Le ministère du commerce fleurissant du ruban des braves la boutonnière d’un couturier... Au ministère des beaux-arts, on eût compris; mais du commerce!... Renseignements pris, ce ne sont pas les mérites esthétiques du monsieur qu’on a récompensés, mais son dévouement à la bonne cause.
»M. Paquin a été décoré, il est vrai, le mardi gras, ce qui permet au ministre interpellé de répondre que cette paquinade est un travesti: décoration de carnaval, une diversion d’un gouvernement qui se divertit.
»M. Lewis, le modiste bien connu, va, paraît-il, fonder un journal où la cause des employées de maisons de couture sera énergiquement défendue; titre: les «Droits de la femme».
»A quand la décoration de M. Lewis?»
Samedi 24 mars.—Nice, la dernière bataille de fleurs. Sous un ciel dur, on dirait plâtreux, et devant une mer d’un bleu cru, les attelages enrubannés défilent; des barrières contiennent et retiennent la foule. Devant le Cercle de la Méditerranée, des toilettes voyantes et des échafaudages de fleurs artificielles et de plumes signalent le public des tribunes. La lumière brutale de trois heures accuse violemment la cernure des yeux, la fanerie des teints cuits et le crépi violacé des fards; ces dames étaient mieux jeudi, sous le masque. Aux balcons et aux terrasses des grands hôtels en façade sur la Promenade, on parle anglais, allemand, italien, espagnol du Sud et surtout rastaquouère; un public de paquebot jargonne et foisonne de l’hôtel West et End à la place Masséna, et jamais je n’ai eu aussi profonde la sensation de détresse et d’exil.
Entre temps, landaus, victorias, drags et buggies défilent, décorés de fleurs criardes, d’un jaune violent et d’un violet maussade sous ce mistral et ce soleil. Que sont devenues les odorantes symphonies en blanc, en mauve et en rose des œillets, anémones, narcisses et giroflées du marché des Ponchettes, la féerie de nuances des matins niçois, aux étals des marchandes de fleurs?
Dans un break tout de mimosas, des hommes ont arboré des complets blancs et des canotiers à ruban orange qui font paraître leurs faces éreintées plus avachies et d’un brun plus sale. Le mauvais goût des ornementations fleuries horripile dans ce cadre faux et luxueux de restaurants et de grands hôtels; le bleu de la mer, l’arête des montagnes en prennent un aspect factice et voulu abominablement théâtral. La Juniori, de fondation, ici, dans toutes les manifestations de plaisirs niçois, passe et repasse, très comité-des-fêtes, dans une voiture criblée d’œillets trop roses et d’anthémis trop jaunes. Les cris des vendeurs de journaux assourdissent. C’est l’heure du «shopping» devant les somptueux étals de la rue Masséna et de la place. J’ai hâte de gagner la promenade solitaire du Château par les ruelles colorées et grouillantes du vieux Nice.
Dimanche 25 mars.—Vintimille. —Pendant qu’à Nice le concours des automobiles fleuries attire le roi et la reine de Saxe, il nous a plu d’aller rôder dans la sauvagerie de la vallée de la Roya et l’incurie, tout italienne, d’une petite ville de frontière.
Amusant, le vieux Vintimille, haut perché, comme le vieux Monaco, sur sa presqu’île en éperon dans la mer. Ce sont les mêmes rues, étroites et montantes, pavées de larges dalles, comme celles d’Eze et de Roquebrune, avec des arches et des voûtes enjambant d’une maison à l’autre; rues froides et baignées d’ombre, que les offices du dimanche font désertes, toute la population tassée dans les sanctuaires lambrissés et peints en trompe-l’œil des églises du littoral. Et ce sont de pauvres étalages chamarrés de foulards multicolores et d’indiennes voyantes, chers aux race latines. Dans la solitude des rues, c’est la rare silhouette d’un bersagliere empanaché de plumes de coq. Et, dans cette ville froide et muette, on aurait la sensation d’une cité vidée par une panique de tremblement de terre ou de peste, sans la sonnerie cuivrée d’un fortin voisin, caserne moderne surgie des ruines de l’ancien château des marquis de Vintimille. A chaque bout de rue, c’est, encadré entre deux maisons, souvent peintes, le bleu du large et le bleu de la mer; des citronniers y égrènent l’or de leurs fruits, et derrière nous, les cimes grises et violacées des Alpes se hérissent de pinèdes et de bois d’oliviers.
Auprès de la gare, dans le mouvement de la nouvelle ville, une trouvaille de chapellerie dédiée au ministère du commerce: le portrait d’Alfredo Dreyfus orne la coiffe de satin blanc des chapeaux. Le capitaine est toujours le grand Français de l’Italie. Nous tenons l’adresse de ce chapelier à la disposition du ministre qui a décoré M. Paquin (Isidore).
Lundi 26 mars.—Monte-Carlo.—Pansémitisme. A la villa Hersilia, aux Deux-Moulins. M. Raoul Gunzbourg, l’ingénieux metteur en scène des divertissements russes et monégasques de Pétersbourg et de Monte-Carlo, l’ethnographe érudit que le feu tsar chargea de limiter les frontières de l’Oural sur les populations asiatiques, nous communique de curieuses observations sur les races. A l’entendre, trois races seules couvrent le globe, multipliées à l’infini par des abâtardissements, qui sont la race jaune, la race blanche et la race noire. Cham, Sem et Japhet, et, dans la théorie exposée par Gunzbourg, Sem, à lui seul, résume toute la race blanche. Les théories d’Humboldt, les légendes du «Cosmos» disparaissent. Le plateau du Caucase, la descente de la race pure vers l’Est et vers l’Ouest et le mythe du Celte et de l’Hindou apparentés à travers les distances s’effondrent. Nous autres Aryens, nous ne sommes plus que des sémites déchus, et la race pure est celle d’Isaac et d’Ismaël.
Cette conception du pansémitisme est curieuse à écouter dans la bouche de l’homme qui a inventé le panslavisme. A table, Henry Fouquier, qui conférencie mercredi, Baron, des Variétés, et quelques métis aryens protestent; je suis du nombre.
Mardi 27 mars.—Monte-Carlo, au César-Palace. —Dans le hall blanc décoré de plantes vertes et doucement éclairé par des électricités tamisées de soie myrthe, dîner avec Frank Harris, le grand publiciste anglais et l’historiographe de Shakespeare, Frank Harris, un des plus gros remueurs d’affaires de Londres, et Henri Davray, le traducteur attitré de Wells, dont le «Mercure» vient de publier la «Guerre des mondes».
Après le déjeuner sémite d’hier, le dîner aryen. Frank Harris, enthousiaste, lui, de la Sicile et de l’Hellade, amoureux de la lumière et des mythes ensoleillés de l’archipel ionien, se réclame énergiquement du polythéisme grec et y reconnaît le caractère même de la race pure.
Celtes, Hindous, Basques même, amoureux des forces du monde et poètes d’instinct comme tous les êtres sensibles à la beauté extérieure, ont peuplé les éléments de dieux. Le polythéisme est l’hommage ému de l’homme à la nature, et le premier joug que la race sémite ait imposé à l’univers, c’est justement le christianisme, cette religion juive née à Bethléem, développée à Jérusalem, étroite de morale et sanglante et triste, ennemie de la beauté et des libres instincts de l’amour, la religion de Jéhovah implacable et exclusive, réclamant du sang et des supplices, comme Moloch et Baal. Et, pendant que la conversation artiste et verveuse va du palais Pitti à la pinacothèque de Munich, avec des haltes aux temples de l’île de Philé et aux «Peseurs d’or» de Rembrandt, la pluie crépite aux vitres, la neige floconne sur les montagnes de la Turbie, et un hiver attardé attriste le paysage de promontoires et de golfes de la Riviera, comme le deuil même du catholicisme a enténébré la joie d’exister des vieilles civilisations. Et c’est la prière sur l’Acropole, la divine prière de Renan qui nous hante... «Et cette splendeur, cette extase et cette beauté divine, un petit Juif est venu qui a chassé tout cela.»
Mardi 17 avril.—Toulon. L’«Adversaire», de Bernard Douay. La fièvre, une atroce fièvre prise à Cannes, influence du mistral ou rechute d’influenza, me cloue dans ma chambre d’hôtel. Et, de dehors, c’est le plus beau soleil, le ciel limpide et le bleu de la rade, un soleil de Pâques en triomphe depuis dimanche et et qui doit noyer de lumière les côtes boisées de Sainte-Mandrille, de Tamaris et de Balaguet! Trois jours d’excursions perdus! Des brassées d’œillets soufre et orange, que j’ai envoyé chercher au cours Lafayette, me consolent de leurs corolles de parfums et de clartés; l’air vif entre à flots par mes fenêtres ouvertes, et les rumeurs aussi de vie et de gaieté de ce mardi de Pâques. Et je prends mon mal en patience parce qu’un livre aussi me console et me conforte comme un cri de France et comme un cri de guerre longtemps attendu et enfin poussé.
L’«Adversaire»! Quel adversaire? Ecoutez plutôt un des personnages du livre, M. de Jagellon, en parler. Je transcris:
«—Vous vous demandez sans doute, continua Jagellon, pourquoi, quand je parle ainsi, je hante céans. J’y ai souvent réfléchi moi-même. C’est peut-être qu’au fond je les aime... Leur haute philosophie pratique les rend d’un commerce agréable. A force d’avoir roulé à travers les peuples et les patries, ils ont usé tous leurs angles; ils sont lisses et doux à manier comme des galets... Enfin, c’est une loi profonde de nature que ce qui périt aille à ce qui se décompose. Peut-être y a-t-il une joie farouche pour le passé qui meurt en moi à mesurer ce que le monde perd de noblesse en changeant de maîtres. Car ils sont les vôtres. Les mailles du filet d’or sont tissées plus solidement sur les peuples que ne furent jamais celles du réseau de fer de la féodalité. La féodalité financière durera sans doute plus longtemps que l’autre. Et ce n’est pas MM. Jaurès, Clémenceau et consorts, qu’ILS emploient à mater les dernières forces qui leur sont rivales, qui leur feront obstacle.
»—Vous le dirai-je...
Le regard de Jagellon, tout à l’heure railleur, s’éclaira d’une lueur mystique.
»Cette domination actuelle du peuple «témoin» me frappe comme une des preuves terribles que Dieu, dans son omniscience, appesantit sur la chrétienté qui le nie. Parce que vous oubliez la Vérité du Christ, dont Israël, indestructible et dispersé, demeure comme la vivante pierre de témoignage, le Seigneur l’élève au-dessus de vous et pose son pied sur vos têtes, afin que l’énigme de sa mystérieuse existence vous convainque enfin, et vous force à revenir à lui.»
C’est assez explicite, l’«Adversaire». Et, en regard de cette page un peu sainte-russie, cette profonde, aiguë et spirituelle étude d’âme parisienne, une âme d’élite et élégante bien connue des milieux parisiens.
«Cette âme chatoyante et débile, elle la connaissait comme une petite maison à elle, dont toutes les portes secrètes, les escaliers dérobés lui étaient de longue date familiers. Elle la connaissait d’autant mieux qu’elle pouvait se dire avec orgueil qu’elle l’avait sinon construite, du moins aménagée selon ses plans et ses goûts. Et le monde s’était accordé à admirer son œuvre. Elle avait pris cet homme encore incertain de son propre génie, tâtonnant pour trouver sa voie hors l’obscurité. Ame de seconde main pour ainsi dire, comme en produisent les civilisations vieillissantes, dont la sève créatrice a tari et qui ne sont plus peuplées que de formes et d’échos. Dans cette presse de sensations ténues, reflets de reflets, éclairs de miroirs à facettes, qui le fatiguaient sans résultat de leurs vibrations courtes, s’effaçant l’une l’autre, pareilles aux rides d’un étang mort, cette femme avait jeté le petit morceau de bois sec —cela seulement— autour duquel avait pu s’opérer enfin la cristallisation brillante. Qu’était-ce donc pour accomplir ce prodige? Précisément: rien; la Négation, le Néant. Autour du Vide universel, gentiment réduit aux proportions d’une salonnière, il avait tissé de fils d’araignée la formule ironique et voluptuaire de l’existence qui fut l’Evangile des adultères de cinq à sept. Elle lui avait insufflé ce mépris parfait de l’âme humaine, dont l’élégance ravit ses contemporains. La rencontre de ces deux êtres, ç’avait été comme la mainmise d’Israël sur l’âme de Paris, anémiée par la défaite: Sem vengeant son long abaissement en empoisonnant la race des «goym» de cette science exclusive des basses parties de l’homme où l’ont parqué lui-même deux mille ans d’opprobre.»
L’«Adversaire», signé du nom Bernard Douay, un pseudonyme qui cache mal une des femmes les plus brillantes de la colonie danoise, est dédié à M. Maurice Barrès.
Dimanche 22 avril.—Onze heures du matin avenue des Acacias. Dans la fraîcheur verte du Bois, rajeuni par Avril: des feuillages légers comme des fumées; du côté de Suresnes, des horizons clairs et doux, on dirait peints au pastel, et, sous l’émoi des feuilles nouvelles, dans le bleu du matin, que chauffe déjà la montée du soleil, la promenade au trot des buggies, des tonneaux et des charrettes, avec les chevaux steppant, lustrés et peignés comme des filles, dans des harnais de cuir fauve et de nickel; un luxe gai et matinal, où tout est clair et vif, lavé et frais à l’œil, le vernis des souliers des promeneurs comme le visage émoustillé des promeneuses. Et, dans l’émerveillement de cette belle matinée de printemps, toilettes claires, chapeaux fleuris, jaquettes impeccables, attelages astiqués et luisants, acteurs et décors seraient dignes du pinceau de Caran d’Ache —Caran d’Ache, qui fait les cent pas, escorté de Cappiello et de Jane Thylda, cambré et sensationnel dans un nouveau complet dont le carreau congestionne et ameute— oui, en vérité, tout serait digne de ce pinceau élégant et précis sans la trépidante irruption des autos, et des triplettes à pétrole, et leur hideur brutale, encore aggravée par les grosses lunettes des chauffeurs, l’allure de masques à bésicles des nobles seigneurs qui les montent.
Engoncés de peaux de bêtes, écrasés dessous des casquettes monumentales, c’est l’effarante laideur du vingtième siècle qui passe... et l’odeur de ce pétrole dans cette allée tout odorante de senteurs de jeunes pousses et du sillage embaumé des femmes.
Helleu les guette, embusqué là sous un arbre, Helleu, le notateur des attitudes et des cambrures de la femme, attentif et charmé... Il défile tant de jolies tailles, les matins d’avril, dans les allées du Bois, et c’est, en lumière sur le clair-obscur des taillis; le «shopping» escorté de flirts de jeunes et frêles femmes du monde ou du théâtre, fleurs d’avant-scène et de premières descendues triomphalement affronter ce matin, la clarté du grand jour et le décor vert du Bois.
Un groupe. «—Vous voilà revenu? —A mon grand regret! —Cette Exposition pourtant? —Je n’y mettrai pas les pieds. Je veux la voir finie. —En juin, alors? —Mais les palais des Puissances! C’est ce qu’il y a de plus beau et ça se voit de la Seine? —Oui, ce sera bien quand ce sera cuit. —N’appelez pas l’incendie! —Je veux dire estompé, patiné par le temps. Ça serait très bien dans cinq ans. —Vous êtes dur. —Mais juste. J’y passe tous les jours sur le bateau, et je vous jure que c’est bien mieux le soir, quand ça s’enveloppe des brumes. Il y a alors des effets de ville hindoue très amusants. —Vous êtes l’homme des soirs! —Oui, l’après-midi est hostile: il y a un jour cru de midi à trois heures... —... qui conseille la sieste... L’êtes-vous devenu, l’homme du Midi! —Et comme j’ai raison! Regardez-moi ce ciel. Il fait beau temps, et nous sommes au Bois; regardez-le bien; il est couleur de suie. —Que voulez-vous! l’azur étroit des villes...»
Autre groupe. «—Cette Académie Goncourt? —Ça n’a pas fait grand bruit. —Pourtant Céard... —Droit à l’ancienneté. —Alors Paul Alexis aussi. —L’Alexis de Zola, ce vieux pâtre oublié sous le hêtre de Médan. Alors aussi Toudouze... —... qui, pendant vingt ans, consciencieux et fervent, prit, tous les dimanches, son aller-et-retour Saint-Lazare-Auteuil. —Pour figurer au Grenier. —Honneur au courage malheureux. —Moi, après le succès de la «Double Maîtresse», je m’attendais à Henri de Régnier. —Prrtt! Lui, la vraie Académie l’attend. Mais votre candidat, à vous, qui eût-il été? —Georges Lecomte. —Georges Lecomte? —Oui, avez-vous lu «Espagne»? —Non. —Eh bien, lisez «Espagne» et la «Maison en fleurs».
Autre groupe. «—Vous avez été dur pour Rostand! —Non. J’ai vu l’«Aiglon» à Marseille. —Et... —C’était mieux à Paris, quoique Jeanne Grumbach... —Voyons, elle ne fait pas oublier Sarah? —Non, mais elle n’en impose pas le souvenir. —Et le rôle de Flambeau? —Par Jean d’Aragon? Le Flambeau est sans pitié. —Comme le Gendarme de Tristan Bernard. C’est un rôle qui tue son homme! —Et Guitry le joue vrai, et voilà pourquoi il y est absolument inférieur. Ce Rostand, c’est lui le roi de l’attitude et le prince du geste. —Encore? Ça recommence? Vous êtes impitoyable! —Bah! «les morts que je fais se portent assez bien». C’est l’«Aiglon» qui l’a mis dans cet état, si vous voulez la vérité. Les trois actes qu’on l’a mis en demeure d’achever, son inspiration partie, coupée par le revirement d’opinion que vous savez. Le moyen d’écrire un duc de Reichstadt épique quand on est devenu dreyfusard? —Chut! une amie de la maison qui passe.»
Sous un immense chapeau enguirlandé de violettes s’avance la jolie madame Lucien Muhlfeld. «Oui, une amie intime des Rostand.»
Mardi 24 avril.—Neuf heures du soir, à l’Opéra-Comique, le «Juif polonais». Pouvait-on aller plus loin dans l’art des éclairages et de la mise en scène que ne l’a été M. Albert Carré dans la reprise d’«Orphée» et la création de «Louise», de Charpentier? Non, semblait-il, quand on se rappelle l’ingénieuse plantation du bois de cyprès où dort le tombeau d’Eurydice, le Puvis de Chavannes peuplé de nymphes botticellesques du «séjour des ombres heureuses» et surtout la tragique et ténébreuse descente d’Orphée aux enfers, ce décor de ténèbres et d’épouvante où les profondeurs de l’abîme s’éclairent de gestes blêmes et de masques verdâtres de larves et de spectres.
Puis il y eut, pour encadrer la musique papillotante et chatoyante de «Louise», les échafaudages et les hautes maisons du réveil de Montmartre, tout le pittoresque de la Butte s’animant aux clartés de l’aube, et puis enfin l’étourdissant panorama de Paris un soir de 14 Juillet, cet horizon de dômes et de toits tout crépitants d’étincelles, de fusées et de feux de Bengale dans le bleu profond de la plus belle nuit d’été, et la mise en scène déconcertante de grouillement, de mouvement et de vie: lanternes vénitiennes, oripeaux et paillons, du couronnement de la muse dans le jardin du poète.
Je ne reviens pas ici sur la valeur des œuvres. En dehors de la «Prise de Troie», de Berlioz, l’Académie nationale de musique n’a pas, depuis deux ans, monté un opéra équivalent à ceux de MM. Charpentier et Erlanger. Eh bien, dans la dernière création de la salle Favart, M. Albert Carré, si l’on peut dire, s’est encore surpassé. Je ne parlerai pas de la musique, d’une science d’orchestration toute moderne, sérieuse et prenante et d’un charme frais dans les scènes pittoresques, donnant tout le parfum d’idylle et de bien-être de la prose d’Erckmann-Chatrian. L’interprétation est également hors pair, et Victor Maurel, dans le rôle de Mathis, joue, mime et chante le personnage de l’aubergiste assassin par amour de son foyer, comme ne l’ont jamais joué le créateur du rôle à l’Ambigu et l’acteur qui le reprit quand le «Juif polonais» passa au Théâtre-Français.
L’émotion du public a été grande, et la scène de la folie, où Mathis s’épeure et divague en valsant, frénétique, aux fiançailles de sa fille, sur l’air bien connu de la valse du Lauterbach, demeurera une des belles créations de sa carrière.
Madame Gerville-Réache, l’Orphée d’hier, dans le rôle de Catherine, et de Carbonne dans celui du docteur complètent une interprétation d’élite. J’ai moins aimé, dans Suzel, mademoiselle Guiraudon, si exquise dans la Mimi de la «Vie de bohème» et la Cendrillon de Massenet. Elle a toujours sa voix de fleur qui chante, mais le costume alsacien l’engonce et lui fait des gestes de poupée, à l’unisson, d’ailleurs, du jeu de M. Clément, raide comme un morceau de bois dans son rôle de gendarme. Mais ce qu’on ne saurait trop louer et assez répéter, c’est le soin et la minutie, le culte du détail et de la vérité apportés dans la reconstitution de l’atmosphère du drame, le poêle en faïence et les boiseries de l’auberge, le froid prenant des effets de neige de cette nuit de Noël, l’adorable, la pittoresque et touchante descente à la messe, tout le village dans le décor d’aubépines, de frondaisons légères et de ruelles escarpées, campé là par Jusseaume sur un fond de vallée où revit toute l’Alsace. Je reviendrai sur les effets de la cour d’assises, au troisième acte, où des surgissements de fantômes et la mise en valeur d’une main de magnétiseur sur le crâne du patient révèlent plus qu’un metteur en scène de talent, mais affirment presque un artiste de génie. Ce sera là, je crois, le clou de l’Exposition.
Dimanche 29 avril.—Le Grand Bazar. Ce qu’ils en disent, ce qu’ils en pensent. —«Alors, vous la boudez toujours cette Exposition? —Vous avez tort: il y a des coins charmants. —Tu parles! —Plâtras et patatras. Quel jour inaugurons-nous une passerelle? —Pour une imprudence! Si l’on peut dire!... —Attendez les autres: c’est une ère qui commence. —La statistique des cadavres. Vous les comptez? Les pyramides ont coûté plus d’hommes. —Mais elles auront duré davantage. —Bénissez le ciel que ces architectures-là ne restent pas. Ça vous enthousiasme, vous, le style nougat? Vous avez vu les palais de l’Esplanade, tous ces dômes en couvercle de soupière: c’est l’apothéose de la marmite, le style soutien... non, souteneur de l’Etat. Et la porte Binet, la fameuse salamandre avec la dame mannequin qui accueille l’univers! Le populaire en a fait justice, car il ne manque pas de bon sens, l’ouvrier parisien. Vous savez comment on l’appelle, la dame à Binet? —Non. —Flora Paquin. —Paquin, couture. —Allons, je vois que c’est un parti pris. Il est de bon ton de la débiner, cette Exposition, et vous marchez tous comme un seul homme, parce qu’entre chapeaux à huit reflets et robes à ventre avalé il a été convenu... Eh bien, ce que vous faites là, mes petits, c’est du dernier snob. Vous obéissez à un mot d’ordre et, ce qui est du dernier stupide, vous dénigrez sans avoir vu. —Mais les palais du Champ de Mars, ce tohu-bohu de boîtes à jouets mises à sac, ce brouhaha de dômes et de coupoles jaillis là au petit bonheur, vous trouvez ça beau, vous, cette champignonnière en délire de faux Kremlins et de pagodes? —Ce que vous dites là tient d’autant moins que rien de tout cela ne restera. Ça, c’est la foire de Nijni-Novgorod pour les agences Cook et Lubin. Mais il y a des merveilles que vous ne voulez pas voir dans cette Exposition: les deux palais aux Champs-Elysées, le petit surtout. C’est la continuation du style de Trianon dans ce qu’il y a de plus pur; les proportions sont exquises. Mais vous êtes aveugle par rancune: c’est le gouvernement que vous boudez à travers l’Exposition. Cette travée de palais est unique, vue des Champs-Elysées. Et le pont, le pont Alexandre III, quelle courbe dans le vide! Mais c’est beau comme un théorème de géométrie, cette ellipse d’acier enjambant tout le fleuve. Ah! j’aime moins les bronzes des lampadaires, cela est certain: l’ornementation est surchargée; mais les quatre pylônes à chaque bout avec leurs lions en or ont une fière allure, et, l’Exposition finie, quand on aura balayé les gâteaux de Savoie de l’Esplanade, pour peu qu’on dore les armatures des toits des deux palais, mais très légèrement, pour leur ôter leur aspect de halle vitrée et les appareiller au dôme des Invalides, vous verrez que cela fera très, très bien. —Vous croyez? —Parfaitement, et ce sera un coin de Paris vingtième siècle que vous pourrez opposer à la place de la Concorde et aux deux palais de Gabriel. —Le ministère de la marine et le Garde-Meuble? —Absolument comme je vous le dis. Vous verrez et vous jugerez, les choses une fois mises en place. —Quel enthousiasme! Vous voulez vous faire décorer le 14 juillet? —Vous émargez aux fonds secrets. Il y a huit jours, vous déclariez ne pas vouloir y mettre les pieds. Quel revirement! —Je vois, je crois. —J’ai vu! La foi m’inonde! —Polyeucte, va! Moi, je n’ai vu que la rue des Nations. —Le bord de l’eau. —Oui, la rangée des palais. Eh bien, mon ami, voilà ce qui devrait rester. Ce n’est que de la reconstitution, mais ça vous a un autre air que le style nougat. La Hongrie est une merveille; l’Italie chahute comme couleur, mais a de l’arabesque; l’Autriche est d’un joli à se mettre à genoux devant; la Belgique nous a sorti une de ces maisons de ville dont elle a le secret. Ah! le style d’Audenarde est autrement mieux que le style Binet! Monaco nous a envoyé une tour presque aussi haute que celle de l’Allemagne, l’Allemagne peinte et dorée comme un logis du vieux Bâle. A nous, Holbein! C’est un décor et, je suis désolé de le constater, le plus réussi de l’Exposition. Et il n’est pas de nous: c’est l’étranger qui nous l’envoie. Voyez-vous le Vieux Paris à côté de cela? —Et la rue de Paris donc! —Moi, je n’aime que le Trocadéro. —En effet: comme hideur, on n’ira jamais plus loin. 78 est une date; la porte Binet n’atteint pas encore à ça. —Je n’y mettais pas tant de malice. J’aime le Trocadéro à cause de... —A cause?... —Oui, parfaitement, tous ces petits beuglants exotiques: danses du ventre, soukhs de Tunis, rue d’Alger, thé de Ceylan, Andalousie au temps des Maures. —Et morues «a la disposicion de usted». —Moi, je regrette la rue du Caire. —Parbleu! Quel voyou que ce d’Héloë!
Mardi 1er mai.—Le Grand Bazar. La rue de Passy à sept heures du soir. —Dans la tiédeur de la rue échauffée, parmi le fracas des tramways et des omnibus, à travers la course un peu ralentie des apprentis et des employés de bureau regagnant au logis le souper du soir, un arrêt et une joie, ou plutôt une stupeur joyeuse qui met toute la rue en gaieté.
Et voici les femmes aux fenêtres, les commerçants aux seuils des boutiques; les ouvriers en train de s’absinther au comptoir des marchands de vin sont du même coup dehors; l’œil rigoleur et la mine allumée, ils regardent. Et trottins en cheveux, vestes plâtreuses, cravates flambantes de garçons coiffeurs, cottes de velours d’ouvriers puisatiers, tabliers blancs de garçons bouchers, redingotes élimées, jaquettes fleuries de muguet malgré l’usure, tabliers bleus de cuisinières et camisoles claires de blanchisseuses, tout ce petit monde se presse, se bouscule, se coudoie et se fait place avec des yeux ronds, des mains peloteuses et des bouches hilares pour voir défiler sur deux rangs, telle une procession, tout un exode d’Arabes en burnous, de nègres enturbannés et de mamamouchis en gandouras de soie voyante, escortant de leurs silhouettes exotiques tout un troupeau de femmes enveloppées du haïck, hermétiques et voilées.
Deux grands flandrins d’un noir d’ébène ouvrent la marche, dégingandés et simiesques dans des vestes de soie vert et or; ils portent haut deux grands étendards aux couleurs du Prophète, très fiers. Les gandouras et les burnous suivent, pieds nus, sur deux rangs; au milieu oscillent de lourds paquets d’étoffe blanche qu’écarte au sommet un triangle de peau brune et tatouée, tel un loup de soie fauve posé sur deux yeux noirs, le peu de visage que le Coran permet aux femmes de laisser voir: les odalisques et les danseuses des cafés maures de la rue d’Alger.
Tous ces banquistes d’Orient campent pêle-mêle à quelque cent mètres de là, à Passy même, et, soir et matin, leurs oripeaux de soie, leurs yeux d’émail et leurs gestes de singe amusent et mettent en joie la rue, un peu comme un groupe de masques un jour de carnaval, mais de masques d’Orient. La curiosité du quartier n’en est pas encore fatiguée. Paul quitte son bureau, et Nini son atelier dix minutes plus tôt pour jouir tous les soirs, du coup d’œil; lui, donnerait tout pour connaître une Mauresque; elle, voudrait bien qu’un des nègres au drapeau la regardât. Il flotte dans l’air un peu de l’atmosphère de la «Princesse lointaine».
Au bout de la rue, les arbres du Ranelagh fusent dans le crépuscule des frondaisons d’une transparence verte; des escouades d’ouvriers maçons boivent, installées sur les trottoirs, devant les débits de vin. La procession sainte défile, lente, au milieu de la chaussée, forçant innocemment, inconsciemment aussi, fiacres et tramways à s’arrêter. C’est un rêve de l’Islam qui passe; la rue sent la sueur, l’absinthe, le muguet fané et un peu l’Arabe.
Mercredi 2 mai.—Quatre heures; à l’Olympia, dans les coulisses, pendant la répétition de la «Belle aux cheveux d’or». —Perrinet-Thalès a tué le géant Dagmar, et sur les luisantes armures des chevaliers massacrés, la cuirasse d’argent du chevalier blanc, le bouclier d’acier du chevalier bleu et le casque radieux du chevalier d’or, il vient de traverser le ravin périlleux, guidé par le sceptre en fleurs de la fée Urgande. Et maintenant c’est le trois, l’obscurité subite, le claquement des portants à transformation, brutalement rabattus, cette fois, en longs roseaux; la descente des frises des triples gazes qui simulent les brumes, et le groupement des danseuses, libellules et nénuphars, derrière les gazes flottantes de l’«étang du Sommeil».
Et, dans l’affolement des machinistes, les recommandations suprêmes aux électriciens pour les éclairages, la musique de Diet chuchote et bruit comme un battement d’ailes, rythmant par petits bonds la valse hésitante des phalènes. Derrière les roseaux, sur scène, c’est l’effarement de Curti, le maître de ballet, endoctrinant une dernière fois ses danseuses, et avec de grands gestes, les mains comiquement jointes, très italien de mimique et d’accent: «Mesdames, ze vous en supplie, zouvenez-vous bien que vous êtes des flours. De la graze, de l’abandonne dans les poses! Zouvenez-vous, vous n’êtes plous des femmes, mais des libelloules, tout ce qu’il y a de plous zoli sous le ciel, la libelloule et les flours! Soyez pouétiques: de la poésie, beaucoup de poésie! Sonzez à cela, le réveil des nénouphars caressés par des insectes. Ayez la poudour des flours.»
«Qu’est-ce qui m’a donné cette salope?» C’est la voix de Thalès remarquant l’absence d’une figurante sur la galère, où il est en train de grouper les joueurs de viole et les pages roses et blancs de la Belle aux cheveux d’or.
«On m’a pris ma perruque? Je ne trouve pas ma perruque!» C’est la Belle elle-même, Hélène Chauvin à demi-nue, qui court d’une coulisse à l’autre en quête de sa toison qu’elle ne retrouve plus. Les cheveux d’or de la Belle sont demeurés dans son manteau; c’est Polette de Seyr, la fée Urgande, qui les lui donne. Tout s’arrange.
Contre un portant. —«Granier est dans la salle. —Granier? —Où ça? —Dans cette loge, tout en rouge. —Hein? quelle reine de Silistrie! L’a-t-elle assez pigé, le «caviar et confiture» de la prononciation des grands ducs! l’est-elle assez, balkan, chaîne-de-l’oural et moscovite! Et sa scène de guzla, quand elle s’offre à Brasseur! C’est tout de même un peu mieux que Réjane. —Enfin, voilà quelqu’un de mon avis! —Alors, au vôtre, c’est la première actrice de Paris? —Assurément, et la plus en forme. Depuis «Amants», comme naturel, comme diction, comme entrées et sorties de scène, je n’ai jamais rien vu de tel. —Et la pièce? —La pièce? J’aime moins la pièce, mais tous les actes dont elle est deviennent si amusants! —Guy aussi! Oh! étonnant. Mais regardez-moi Granier: quelle taille! comme elle est redevenue mince! —L’influenza. —Non, un bon médecin. —Ou un bon masseur. —Tiens. Renée Du Minil, là-bas, dans cette loge. —Et sa mère. Là, le masseur s’impose. —Et le bon rôle aussi: on ne lui donne que des pannes. —Tiens, Rose Demay! —Ancienne pensionnaire de la maison. Elle guettait ce rôle de la «Belle aux cheveux d’or». Parce qu’écrit pour Liane. —Peut-être; mais l’auteur la voulait pour la fée. —Quelle fée? —Celle que crée cette jolie fille de Marseille, cette grande blonde souple, Polette de Seyr. Quelle silhouette! C’est Lorrain qui l’a fait engager; elle chantait au Palais de cristal. —Alors, ils sont tous de Marseille ici: Talès, Polette; les Isola, d’Alger. Et Chauvin? —Comme Gunzbourg, de Saint-Pétersbourg et de Monte-Carlo. —Vous en avez de bonnes! Mais regardez danser Campana. Quel ballon! Comme elle fuse du sol! On ne danse pas mieux à l’Opéra. —Parbleu! c’est une Italienne: elle a la danse dans le sang, cette fille-là. —C’est la «libelloule» elle-même. —Qu’ont-ils aux Folies-Bergère?... Tiens, Thylda. —Où ça? —Dans le promenoir. —Son engagement chez Marchand finit le 15: elle cherche peut-être un rôle. —Vous l’avez vue dans «Cythère»? —En ingénue. C’est tout à fait écrit pour elle. On voit que l’auteur y a pensé. —Ça vous a plu, ce ballet? —On y voit Thylda couchée dans un pucelage. —Comment, un pucelage? —Oui, un grand coquillage: ça s’appelle comme cela. —Très bien, j’y suis. —Et Thylda dort là-dedans? —Oui, au troisième tableau, avec Ducastel; toutes les deux sommeillent dans ce pucelage. —Mâtin! tout Paris voudra voir ça.
Vendredi 4 mai.—Le Grand Bazar.—Coin de l’Exposition. —Au thé derrière le pavillon de Ceylan, section anglaise, un coin frais et calme du Trocadéro, où, sous des ombrages par quel miracle intacts, on prend le thé par petites tables autour d’un kiosque tout en claires-voies d’une netteté réjouissante à l’œil avec ses piliers laqués et ses nattes de couleurs. De grands gaillards à face de bronze, sveltes et blancs dans des vestes de piqué boutonnées sur des tabliers faisant jupe, y déconcertent par leurs longs cheveux noirs tordus en chignon et le luisant de leurs yeux d’émail; des barmaids, fraîches et roses, font avec eux le service. C’est déjà le coin achalandé, adopté par les élégantes et les curieuses qu’hypnotisent la démarche souple et les prunelles veloutées des hommes de Ceylan. On m’en désigne un qui déjà ne compte plus ses conquêtes.
Quelques belles. —«Je ne les trouve pas aussi bien que cela. —Regrettez-vous les âniers? —Pourquoi pas les ânes, pendant que vous y êtes? —Montrez-moi celui qui... le ravageur de cœurs. —Ce petit? Mais il me viendrait à l’épaule. —Avouez qu’il a un joli profil. —Il rappelle beaucoup «la Gandura». —Le peintre? —Le peintre, naturellement; pas l’acteur, celui qui a préparé la princesse Chara à Rigo. —Le fait est qu’il lui ressemble. —Moi, je trouve à tout ce qui n’est pas européen un air animal, même Pépé, le danseur gitano à l’«Andalousie», dont nous sortons. Moi, il me fait peur, cet homme avec son teint d’olive verte et ses cheveux ramenés en rouflaquettes. —Il vous fait peur? Vous savez que c’est le coq de son troupeau de gitanes. Deux hommes y suffisent: lui et le capitan. —Mes compliments! Elles doivent être voraces: elles sont si laides, ces danseuses! —Vous trouvez? —Oh! moi, je les trouve atroces. —Celles des Folies sont mieux. —C’est-à-dire que je préfère leurs danses; mais, au fond, kif-kif bourricot, olives et pruneaux, pruneaux et olives. —Mais celles de Marchand sont de Séville, tandis que celles-ci sont de Grenade, non plus des cigarières, mais des gitanes de cavernes, celles qui campent hors de la ville et couchent dans d’anciennes carrières; très honnêtes d’ailleurs, ne forniquant qu’avec des mâles de leur sang et tout à fait rebelles à l’étranger, mais, malgré cela, tout à fait méprisées tra los montes, au ban de la société, là-bas. Savez-vous ce que m’a raconté Rosero, leur «manager»? Quand il est allé les chercher en Espagne, il a fallu faire venir les gitanes dans un train à part: les Madrilènes et les Andalous ont déclaré qu’ils ne partiraient pas si on les faisait voyager avec les maudits de Grenade. Et, ici, il a fallu aussi les loger à part, très loin des autres Espagnols, qui n’auraient pas admis de coucher sous le même toit qu’eux. Et pourtant tout ce peuple vit du tambourin et de la castagnette, du tango et de l’habanera. —Ce qui prouve que l’homme est partout le même et que le climat n’y fait rien; préjugés de caste, haines de race. —Le Christ devrait bien revenir. —Bah! on ne le crucifierait même plus; il pérorerait pour rien dans les carrefours: Jean Rictus chante aux Quat’ z’arts. —Le Pavillon japonais ouvre demain. —Madagascar aussi. —Ça commence donc, enfin? —Ça commence. On dit que les soldats malgaches...
Lundi 7 mai.—La Délivrance. C’est dans la joie que Paris s’éveille, encore étonné d’avoir secoué le joug. Les candidats dreyfusards sont restés sur le carreau, et les sièges gagnés par les nationalistes ont donné du revif à toute une population accablée et quasi découragée de tous les trafics dont elle est témoin depuis deux ans. La lutte a été chaude, mais c’est un peu du bleu de France que l’on voit ce matin dans le ciel et dans les yeux. Quelle alerte et belle matinée! On dirait que la nature est en fête, tant l’air est léger et limpide!
Levé de bonne heure, je n’ai rencontré que des regards brillants et des mines heureuses; et c’est bien le peuple de Paris que je croise depuis une heure, bureaucrates et employés, ouvriers et trottins de modiste se rendant au labeur quotidien; les repus et les stipendiés font encore la grasse matinée à cette heure, cuvant le mauvais vin de leur déboire ou de leur succès. Et, sur la place Clichy, où je flâne avant de me présenter rue Moncey, chez mon ami Paul Escudier, que je tiens à être un des premiers à féliciter, lui, le premier élu de la veille, le conseiller de Montmartre renommé avec la plus forte majorité, j’assiste à des petites scènes bien amusantes, des riens qui, pour un observateur, sont tout un enseignement: les mines réjouies et les clignements d’yeux amicaux des sergents de ville de service aux vendeurs des feuilles ennemies du gouvernement, leur bienveillance marquée pour les crieurs de la «Libre Parole» et de l’«Intransigeant». Ce sont les deux journaux que s’arrache et se dispute la foule des laborieux qui descend vers Paris. Le premier «Rochefort» et le premier «Drumont» excitent la curiosité de tous ces opprimés du capital: des ouvriers, des employés en vêtements propres et usés paient dix centimes les feuilles à un sou des deux violents polémistes, et si grande est la joie du triomphe de leur liste qu’ils ne réclament pas la monnaie et disent au camelot: «Gardez tout.» C’est la revanche, anodine encore, de la petite épargne contre la tyrannie et l’agiotage de la ploutocratie cosmopolite, la première fanfare de clairon en réponse aux cymbales d’or de la colonie asiatique installée chez nous. Le sang gaulois si longtemps exploité se réveillerait-il? Paris sent la poudre et la joie.
Et dire que c’est à M. Joseph Reinach que nous devons ce mouvement de toute une ville, à M. Joseph Reinach et au discours de Digne!
M. Reinach, de Francfort, déclarant avoir accordé une trêve à la France (le temps sans doute à ses coreligionnaires de s’enrichir pendant l’Exposition), mais qu’on reprendrait les hostilités dès la clôture du Grand Bazar, là-bas, au bord du fleuve, et que, coûte que coûte, on réhabiliterait et on réintégrerait dans l’armée décimée le malheureux otage de leur haine, l’exténué et excédé gracié de Carpentras, qui ne veut même pas les recevoir quand ils tentent auprès de lui de pieux pèlerinages et a consigné à sa porte l’ex-colonel Picquart et Zola!
Et le «Temps» appelle ce ressaisissement du peuple parisien par lui-même une «bigarrure»! C’est une «fissure» qu’il fallait écrire, une fissure dans le plâtras et le pisé du grand caravansérail d’opinions et de consciences qu’ils avaient voulu élever sur notre sol gaulois. Mais la façade se lézarde, le sol tremble, et, après la clôture, nous renverrons, avec les exotiques du Trocadéro les cosmopolites de Paris d’où ils viennent.
Assez de chameliers et de chameaux. Que tout ce monde retourne à la Mecque. C’est le suffrage universel qui, cette fois, y pourvoira.
Mardi 8 mai.—Le Grand Bazar, coin d’Exposition.—Trois heures et demie, la promenade dans les feuilles. Un charme, un bien-être et une gaieté des yeux qu’une heure passée sur ce trottoir roulant. Rue des Nations, dans les branchages et les feuillages tendres des hêtres du quai d’Orsay, l’exode devient délicieux et cela sera certes un des clous de l’Exposition que cette sensation d’immobilité dans la vitesse et ce voyage à vol d’oiseau (je dis «d’oiseau»... mettons «de pinson» et «de moineau franc») à niveau de toit et de cime d’arbre. Mais le voyage sera-t-il jamais plus agréable que maintenant, dans la jeunesse des frondaisons, leur légèreté papillotante à l’œil, la clarté verte des pousses nouvelles et la fraîcheur de tout un printemps attardé, bourgeonnant clair et frissonnant? Et, pendant que les groupes en extase se laissent emporter, appuyés aux rampes, c’est un défilé d’architectures sculptées et peintes, des rencontres imprévues de chevets de cathédrale, de grands toits guillochés et ouvrés de lucarnes (le palais de l’Autriche) de tours dorées comme celle de l’Allemagne, de loggias comme celle de Monaco, des bow windows de l’Angleterre, et des phares et des campaniles ajourés de la Suède et de la Finlande. Tout cela se succède dans un désordre apparent mais voulu, sur des fonds d’eau bleue qui sont la Seine et des armatures de fer et de serres vitrées qui sont l’Horticulture du cours la Reine et les deux palais des Champs-Elysées, de l’autre côté de l’eau.
Ce qu’on y entend. —«Vous aussi? —J’y passe mes journées. —Hein? quelles sensations voluptueuses! Je me sens devenir hirondelle. —Et moi colis. —Non, télégramme entre les cinq fils d’un poteau: c’est tout à fait la même hauteur. —Charmante, cette Exposition vue à travers les feuilles. Comme tout y gagne! —J’y viens tous les jours. —Moi aussi, et sans nous rencontrer. —C’est là le charme: on se rencontre toujours partout où l’on va. —J’y reviendrai. —Moi aussi. C’est une autre patrie que j’ai retrouvée là. —Ne le dites pas trop. —A cause? —A cause du mot «trottoir».
Mercredi 9 mai.—Le Grand Bazar, coin d’Exposition: le théâtre égyptien au Trocadéro. Une colonnade à hauts pilastres d’un temple du Nil. D’épaisses murailles la dominent, montent dans le ciel avec des airs de forteresse; dans la façade, çà et là, des moucharabiehs surplombent pour rappeler que les harems du Caire ont remplacé maintenant, en Egypte, la cour des Ptolémée, Thèbes aux cent portes et les lointaines Memphis.
Le théâtre égyptien: Des sons de derboukhas y ronronnent; des flûtes de roseau y glapissent, la flûte aigre et stridente des Arabes, déjà entendue dans le Sahara, à la lisière des oasis et des cris s’y mêlent, gutturaux et rythmés dans une mélopée qui voudrait être gaie et qui bourdonne triste, si triste et monotone, si désespérément. La foule intriguée et amusée fait cercle, et des yeux s’écarquillent, et des cous se tendent pour mieux voir. Les uns empaquetés d’étoffes blanches avec la face reculée dans des enturbannements de soies voyantes, les autres gaînés dans la longue robe noire des fellahs, cinq musiciens (tout un orchestre): deux Egyptiens, deux Druses et un Syrien, dont les profils étranges, l’indolence du geste et le regard profond et gouaché déconcertent. Et ce sont des tambourins assourdis de drap rouge que frappe toujours au même endroit une fatidique baguette, de bizarres instruments de bois, dont les cordes effleurées, résonnent comme du bronze, et la flûte bariolée des sables au son continu et plaintif: toute une musique engourdissante de nirvâna et d’envoûtement.
Indifférents aux regards, dans une nonchalance animale et si ensommeillée qu’elle n’en est plus hautaine, ils tapent sur les tambours, grattent sur leurs instruments et forment, entre ces hautes colonnes, un groupe à la fois barbare et légendaire, qui n’est d’aucun pays ni d’aucune époque, d’Asie, d’Afrique, surtout d’ailleurs, mais cependant bien d’une autre race.
Le spectacle est en dedans, bonimenté d’une voix grave par un gros Levantin en costume du Caire, qui est un juif d’Orient.
L’Orient! Et c’est une aubaine et un plaisir rare que d’entendre en parler, de l’Orient, dans ce cadre et devant ces êtres, par madame Judith Gautier, la fille du grand Gautier, rencontrée là au hasard et trouvée devant ces musiciens, les yeux agrandis, attentive à leurs mélopées somnolentes qu’elle vient pour surprendre et noter.
Un grand travail qu’elle entreprend là et commence déjà à mener à bien, cette notation de toutes les musiques exotiques de l’Exposition.
A l’intérieur, ce sont, paraît-il, des danses du ventre, des remous de nombril et des ondulations de serpent, une figuration de trois cents nègres, Egyptiens et Syriens mimant des scènes de leurs pays, des épisodes de fête, de mariage et de combat dans des décors et des jeux de lumière aménagés par un barnum de là-bas.
Nous pourrions entrer les voir, mais il me plaît davantage d’écouter et de regarder Judith Gautier me raconter son érudition et ses projets de sa voix douce d’eau qui parle, la voix charmante et caressante de madame Judith Gautier... Et ce merveilleux cerveau d’orientaliste, échauffé au contact de cet Orient d’exportation, anime et transfigure dans un verbe on dirait écrit, tant il est pur, les objets et les êtres de notre entourage. Comme elle sait lire dans les yeux enveloppants et farouches de ces Druses, la bonne autoresse de la «Marchande de sourires» et du «Dragon impérial»! Elle y lit la sauvagerie, l’audace, la lâcheté, le dévouement, le lucre et la luxure, toutes passions instinctives des peuples raffinés et puérils. La derboukha et la flûte de roseau ronflent toujours. Au café cairiote, où nous sommes assis devant des tasses fumantes, une délicate et frêle Egyptienne, quatorze ans à peine, au visage d’ambre clair modelé finement, nous sourit de toutes ses petites dents d’émail et de ses deux grands yeux verdâtres; une soie mordorée la gaîne et la fait semblable à quelque serpent luisant. Elle se tient près de nous immobile et muette, amenée là par un nègre à qui nous l’avons demandée; sa grâce de jeune animal intéresse madame Gautier. Elle s’appelle Fatma, naturellement, comme son cornac se nomme Mohammed: l’on sent si bien que ce sont des noms d’emprunt pour l’Exposition! Hiératique et souriante sous ses cheveux châtains tressés en petites nattes, Fatma impose dans son exotisme l’idée d’une héroïne de Pierre Louys ou de Pierre Loti. Une horrible matrone, d’une bouffissure toute levantine, avec des yeux bistrés et des bajoues pendantes, la surveille du comptoir, engoncée, la matrone, dans une pelisse de peluche bleu saphir d’un modernisme canaille, la pelisse des filles du Moulin-Rouge et des banquistes de la foire de Neuilly. Fatma, elle, déguste à petites gorgées un sorbet au citron qu’elle a demandé en zézayant au nègre qui nous l’a amenée. Madame Gautier a tiré son carnet et, sur un coin de table, la crayonne de profil.
Jeudi, 10 mai.—Le Grand Bazar, coin d’Exposition. Celui qu’eût aimé Goncourt: le clos japonais, avec ses hautes palissades, ses pelouses vertes, ses pagodes aux toits recourbés et lambrissés d’écailles, le bruit jaseur de ses cascades et dans le gazon ras des pentes, la neige mauve des paulownias en fleurs, les paulownias sans feuilles, tout en fusées violet pâle, embaumant ce décor de calme et de fraîcheur.
Au fond, c’est le bariolage aérien des lanternes, des grosses lanternes de papier peint accrochées devant les boutiques des marchands, et, du pavillon, où Octave Uzanne, rencontré, me force à goûter le fameux «saki» (une horreur, ce vin de riz célébré par tous les poètes de l’Extrême-Orient), c’est, dans le clair-obscur de ce coin frais et sombre, la joie d’y noter les larges taches de clarté de clématites énormes et de pivoines folles.
Des merveilles, ces pivoines du Japon, que j’admirais, jadis, chez l’auteur de la «Fille Elisa», dans le jardinet d’Auteuil, les blanches surtout, d’un blanc de papier de riz, échevelées et soyeuses, et comme violemment ouvertes sur des pistils d’un jaune d’or. D’autres flambent d’un rose de Chine ou d’un orangé rouge d’orange sanguine, encore avivé par le voisinage des clématites. Des mousmés, la taille remontée par l’énorme nœud de leur ceinture, font le service en silence, amusantes par le trait net de leurs grands sourcils. Dans le café en face, ce sont des Japonais qui servent; on mange des gâteaux et des feuilles de lis en sucre offerts sur des serviettes de papier historié et joli. Les portes du grand pavillon d’exposition aujourd’hui closes ajoutent à tout ce décor exotique un air de mystère. On y voit, paraît-il, d’inestimables laques; mais le public n’est pas admis aujourd’hui.
«—C’est autrement mieux que la rue d’Alger! Quel coin canaille et vulgaire! —Le café avec des cantinières de zouaves! L’infamie de cela! Ces malheureuses figurantes de Montmartre affublées d’uniformes, ça m’a rappelé les revues de barrière! —Et, dans le fond, cette vieille mère zouzou avec ses médailles. —Et l’Ouled-Naïl d’à côté, celle qui fait la porte du «Harem du Rachid de Mistikuya», cette guenuche tatouée empaquetée d’un vieux rideau sur une robe de soie rayée bleu et jaune! et l’horreur de ces tresses de crins noirs et de son diadème de plumes! Et les danses du ventre qui se trémoussent derrière, et le repaire que l’on devine à l’intérieur aux cris et aux musiques qui y tapagent! —Mohammed Vermine et Gouapette Fatma... Il y a bien plus de tenue aux Indes anglaises. —Vous avez vu Ceylan? —Ils ont des perles! —Et des saphirs bleu paon, je ne vous dis que cela! —Vous avez vu les faïences du Danemark, leurs poissons et leurs grenouilles, et le blanc de leurs porcelaines? Il n’y a pas à dire, ils nous dament le pion. Leur céramique... —Il faut dîner au restaurant hongrois. —On m’avait dit qu’à l’espagnol... —Dîner? C’est encore bien noir, cette Exposition sans électricité. —A propos de restaurant, avez-vous vu le «Pavillon-Bleu» de Saint-Cloud, l’établissement qu’il a installé près de la tour Eiffel, vis-à-vis le «Palais lumineux», près du petit lac? C’est délicieux d’architecture, très modern-style; mais ces poutrelles peintes en bleu sont d’un effet charmeur! —Oh! si vous parlez d’architecture, allez voir le musée de marine de l’Allemagne, dans l’allée Nicolas II, de l’autre côté du «Tour du Monde»: il y a une espèce de phare de Hambourg, mi-hollandais et mi-saxon, qui est une merveille de couleurs et de lignes. C’est peut-être ce qu’il y a de plus complet dans toute l’Exposition! —Moralité: jusqu’ici, les étrangers nous font la pige. —Allez-vous à l’«Enchantement» ce soir? —La première de Bataille, la première d’un ami? Jamais! On dirait que tout le monde vient là comme à une exécution: c’est le soir où la Critique condamne! —Mais le public ne ratifie pas toujours le jugement. —C’est toute une révolution dans l’art dramatique que tente là Bataille. Bataille, un beau nom pour engager la lutte! Cette bataille-là! ce sera la victoire, et une vraie victoire littéraire... enfin!...
Mardi 22 mai.—A l’Odéon, l’«Enchantement», d’Henry Bataille. L’«Enchantement»! Quelque chose de louche et de malsain qui trouble, comme une ivresse équivoque qui décage les appétits et désagrège la volonté. Les meilleurs y deviennent mauvais, les mauvais y deviennent pires; c’est comme un philtre et c’est comme une contagion aussi; c’est une atmosphère de folie créée et installée dans la maison par le foyer d’amour qui est une petite fille qu’on croit d’abord vicieuse, parce que l’instinct a chez elle toutes les audaces, et qui n’est, en somme, qu’un pauvre petit être douloureux et plaintif.
Janine, pendant le flirt très sage de sa grande sœur Isabelle et de son fiancé Georges, deux amoureux d’habitude, sinon de raison, s’est prise pour son futur beau-frère d’une espèce d’affolement farouche qui la conduit jusqu’au suicide, suicide ou plutôt tentative de suicide, qui met l’homme bien-aimé dans la situation la plus ridicule entre les deux sœurs, énervées, attendries et en larmes, et cela le soir même de ses noces.
Le plus simple serait d’envoyer la petite suicidée au couvent; mais Isabelle, nature idéalement fausse, pseudo-femme supérieure, éprise de grandes idées et surtout de grands mots, s’est mis en tête de guérir l’enfant malade. Elle croit se devoir à cette œuvre et, campée dans son rôle de sœur maternelle, pour mieux surveiller la convalescence de cette petite âme contaminée, elle installe le mal au foyer conjugal. Oui, elle impose cette petite fille incandescente à Georges, mari débonnaire et peut-être flatté de cette passion enfantine, et voilà, du coup, l’amour, la jalousie, l’hypocrisie et tout l’attirail du mensonge sentimental à demeure dans le ménage: autant dire le feu dans la maison.
Les procédés du dialogue et de l’intrigue... le plus bel éloge à faire de la pièce, c’est qu’il n’y en a pas. L’«Enchantement» est vrai comme la vie, triste comme l’amour, aveugle comme la force, hardi comme la beauté. C’est une œuvre puissante et osée, où la complexité des caractères, le comique et le dramatique, douloureusement mêlés, font monter à la fois le sourire aux lèvres et les larmes aux yeux, et, comme tous les vrais spectacles observés de la vie, c’est une œuvre d’un enseignement supérieur et d’une haute immoralité.
C’est, enfin, la vérité et la pitié au théâtre et la première trouée dans la quincaillerie mal étamée du panache et du faux romantisme. Une bouffée d’air vif et de sincérité circule enfin dans l’atmosphère empuantie des séculaires coulisses. Avec Henry Bataille, c’est enfin de la vie et un jeune, c’est-à-dire du sang nouveau, sur la scène encombrée de vieux clichés, de vieux pots à fard et de tirades rances, le premier coup donné, et victorieusement, à l’art vieillissant, sinon déjà fossile, des mensonges désuets et des procédés!
Vendredi 25 mai.—Le Grand Bazar, au petit Palais. Entre les meubles de Crescent et les commodes en bois satiné signés Riesener, les terres-cuites de Clodion et les Antoine Watteau de collections particulières, section de l’art français, du dix-huitième siècle, un bibelot sans prix, une merveille exquise de fantaisie et de style: la pendule à jeu d’orgue et l’orchestre de singes en vieux saxe, ayant jadis appartenu à la duchesse du Maine.
La pendule est à musique et joue peut-être encore des menuets de Lulli; mais la curiosité en est le peuple de vieux saxe.
Il faut aller voir ces vingt babouins enrubannés, figurines roses et vertes, hautes au moins d’un doigt, jouer, dans les poses les plus divertissantes et de l’air le plus sérieux du monde, qui d’un violon, qui du basson, qui du hautbois, qui de la flûte, et même de la viole de gambe et de la viole d’amour... le comique achevé des mines et contremines de cet orchestre costumé, la diversité surprenante des attitudes de ces babouins et de ces guenons attifées à la mode de la Régence et le côté mélomane de leurs figures solennelles et enamourées... Du Lulli sûrement que joue tout ce petit monde cérémonieux et pâmé. Et tout un siècle revit dans ces amours de singes musiciens, prétentieux, délicats et gourmés! Ne pas manquer de s’y arrêter et d’y vivre une minute de Versailles, une minute de mouches, de falbalas, de menuets et d’élégances poudrées dans le recul des heures à jamais mortes.
Samedi 26 mai.—Toujours le Grand Bazar. Ce qu’ils en disent, ce qu’ils en pensent. Au Thé de Ceylan, cinq heures. Deux groupes. «—Ce n’est pas éclairé le soir. —Encore une légende! Tous les soirs, ça rutile. —Le palais de l’Electricité pourtant... —Il y a eu un accident; ce n’est pas la faute du gouvernement. —Ni de l’architecte, n’est-ce pas? Il faut entendre monter les plaintes et les malédictions! —Le chœur des mécontents, quel clou pour les revues de fin d’année! —Riez! Le ministère pourrait bien tomber contre ce mécontentement-là! —Oh! là là! Il a les reins solides, le ministère, pour une bigarrure de l’opinion parisienne! —Oh! oui, la fameuse bigarrure: les nationalistes au Conseil et Lucipia à la porte. Vous lisez le «Temps»: ça se voit; vous êtes le vieil abonné. Essayez donc un peu d’aller au théâtre égyptien le soir: vous verrez s’ils ont de la lumière! —Pourtant? —A propos, vous savez comment on l’appelle, la Parisienne de la fameuse porte? —Flora Paquin! Oui, nous savons; c’est Isidore qui a fourni les modèles du manteau et de la robe! —Flora Paquin, c’est déjà vieux; tout le monde le sait. Non, un autre nom tout neuf. —La Victoire de Chameaustrass! —De Chameauthrace... —Oui, de Chameau en souvenir de l’autre, celle du Louvre, la belle Victoire ailée du musée, celle de Samothrace... —Le fait est que le sculpteur a dû y penser: c’est la même attitude, la même pose accueillantes. —Oh! la raideur en moins et l’envolée en plus! —Madeleine Lemaire donne un bal costumé mardi, le bal dit de l’Exposition... —Oui, le bal où tout le monde veut être invité. Je connais des gens qui font des bassesses... —Chaque costume doit rappeler un monument de l’Exposition.»
Autre groupe. «—Moi, j’ai dîné l’autre mardi rue des Nations. Il faisait un froid! —L’autre mardi? Parbleu! le dernier saint de glace. Le gouvernement n’y est pour rien, avouez! —Et puis ça rabat l’étranger sur Paris; ça fait gagner les théâtres. —Pour ce qu’on nous y donne!... —Le fait est que la reprise sévit; mais la reprise plaît à l’étranger. —On dit la Loïe merveilleuse. —A l’Olympia, et renouvelée: des effets de couleurs inconnues dans le prisme. —Et «Cythère» aux Folies? —S’y taire depuis que Thylda a quitté. —On dit que Nau dans la «Clairière»... —Mais c’est un peu bien loin, le théâtre Antoine; pourquoi pas Cluny, pendant que vous y êtes?... —«Zaza» au Vaudeville! —«Zaza», fini; «Zaza», c’est «Madame Sans-Gêne» maintenant! —Vous avez vu la «Robe rouge»? —Le magistrat qui fait sa carrière sur le cadavre d’un accusé... J’ai craint une allusion à l’Affaire et me suis abstenu. —De peur de vous passionner? —La veuve Henry est-elle admise à poursuivre Reinach? —Après l’Exposition peut-être! —Vous avez revu «Cyrano»? —Non... Quelle ovation pour célébrer la guérison du jeune et sympathique auteur!... Hugo, Banville, Heine et Mathurin Régnier, quelle chambrée! Aucun maître n’a été oublié! —Oui, on a étranglé quelques poètes! —Quelques jeunes?... —Naturellement! —Ça rétablit la hiérarchie dans les lettres. —Rostand est un heureux mortel. —Les dieux l’admettent! —C’est l’entrée vivant dans l’immortalité! —Et l’«Aiglon», toujours la grosse recette? —Onze mille! Sarah a introduit un cinématographe à l’acte de Wagram; ça fait salle comble. Le champ de bataille s’anime: les morts défilent, hurlent et râlent... et Jean Lorrain fait une tête!... —Une tête?... —C’était la fin de son second acte dans «Ennoïa», la pièce que Sarah lui a gardée cinq ans dans son tiroir et qu’il a enfin réclamée! —Alors? —Alors non; mais moralité: ne jamais confier un manuscrit à un directeur. Les auteurs ont la mémoire inconsciente: voir d’Annunzio, Sardou et autres producteurs.
Dimanche 27 mai.—Reflets du Grand Bazar. 11 heures du soir, la fête des Invalides. De la lumière et du bruit, de la poussière, de la joie, de l’entrain et les farces un peu grosses d’un public de barrière, mais quel vertige de clarté!
Dans un fracas d’Apocalypse, les manèges de cochons, de girafes, de chameaux, d’automobiles et de bicyclettes, le roulis circulaire des montagnes russes, tout cela tourne, passe, flamboie, rutile et scintille, étincelant d’oripeaux, de dorures et de miroirs, emportant, dans un cycle en vérité dantesque, des remous de jupes, des éclats de cuirasse, des lueurs de casque, des envolements de blouses et des flammes éparses de soies et de chevelures, crinières, mantelets et chignons.
La lumière électrique incendie à blanc couleurs et silhouettes; l’atmosphère lourde pue le vin bleu, la sueur, le musc et le pétrole. Des cochons passent, fantastiques, chevauchés par des noirs, les Sénégalais du Trocadéro, d’une splendeur sombre dans l’envolement de leur gandoura blanche; tous les soukhs de Tunis, toute la rue d’Alger, turbans et chéchias, galopent en débandade, qui sur les autruches, qui sur les léopards des manèges voisins; toutes les casernes permissionnaires, toutes les brasseries de femmes du Gros-Caillou leur font la haie, enthousiastes, et, couronné de fleurs, avec deux petits Arabes en burnous, je reconnais dans un wagon de montagnes russes le charmeur de serpents du jardin de Djelbirb, à Tunis, le psylle haillonneux aux prunelles de jais noir de la place des Conteurs.
Lundi 28 mai.—La journée des pickpockets. L’éclipse annoncée et la curiosité parisienne ont fait le jeu de ces messieurs.
A partir de trois heures, sur les trottoirs, ce n’étaient que grosses dames, trottins et apprentis, toute la flâne de la rue arrêtée, occupée à découvrir l’éclipse à travers des morceaux de verre noircis; des camelots obligeants circulaient dans la foule, trop heureux de les prêter aux badauds. Mais, une fois le client absorbé dans sa contemplation lunaire, gare aux poches: rafles de chaînes, cueillettes de montres, éclipses de porte-monnaie.
Même jour.—Sept heures. Au Grand Bazar, le coin des exotiques.
Au Trocadéro, l’heure où les attractions font trêve, l’accalmie où derboukhas, tambourins et flûtes de roseau cessent de secouer les danses du ventre. Almées, Ouled-Naïls, Bédouins et danseurs maures regagnent les proches Passy ou les lointains Grenelle pour aller pitancer (les badaboums reprendront à neuf heures, après le repas du soir), et, sous les marronniers du boulevard Delessert, ce sont des processions de femmes voilées, des groupes de fellahs, d’amusants ensembles de Druses et de noirs, toute la figuration du théâtre égyptien et des soi-disant harems algériens qui fait les cent pas, se hâte ou s’attarde, offrant des attitudes, des profils et des silhouettes à la curiosité artiste des flâneurs.
Heure favorite et coin bien connu des peintres et des littérateurs, mine inépuisable de tableautins et de chroniques. Et c’est madame Louise Desbordes, la peintresse des étranges femmes-fleurs, une familière des exotiques, retrouvée là, contemplative et ravie, sur la même chaise que l’avant-veille devant le pavillon de l’Algérie, et c’est madame Judith Gautier, une habituée aussi, toujours en quête de renseignements pour son étude sur la musique d’Orient.
Attablé devant le café égyptien, Lucien Muhlfeld cause longuement avec Kaby Ben Amor, le trop fameux courtier pisteur de Tunis, et se documente pour un piquant Courrier de Paris du «Journal».
Mardi 29 mai.—Toujours le Grand Bazar. Dix heures du soir, au Pavillon Bleu. «—Et ça fait de l’argent la pièce de Bataille? —Tous les soirs, deux mille, et c’est la vingt-cinquième. Le public grogne un peu à la scène des deux sœurs, au troisième acte; mais il y mord quand même, en dépit de la critique. —Et les Français qui ne font que quinze cents là-bas, de l’autre côté de l’eau. —L’autre côté de l’eau! A ce propos, vous connaissez le mot prêté à Ginisty.... Ginisty, directeur au Gymnase? On lui demandait s’il était content de sa nouvelle installation et de ses recettes au boulevard. «Pas mal, pas mal, a-t-il répondu, mais ma clientèle a bien du mal à passer les ponts.» —«Si non e vero, e bene trovato.»
Dans l’embrasure des larges fenêtres, d’un modern-style amusant, le ciel nocturne s’encadre, d’un bleu profond, d’un bleu de saphir exaspéré par le jaune clair des boiseries et des murailles; de l’autre côté du petit lac, le Palais lumineux flamboie, allumant comme des lanternes japonaises dans l’interstice des feuillages. Du jardin, des valses tziganes montent, dansent et pleurent, raclées par un orchestre invisible. A une des fenêtres ouvertes, un des musiciens se penche avec des contorsions de torse et des roulements de prunelles qui semblent accompagner son rythme. «Vovos Elek, me chuchote-t-on à l’oreille, le plus demandé des tziganes de Budapest et un peu mieux que Rigo, n’est-ce pas?»
Et pas une femme à table pour nous glisser à l’oreille: «Donne donc cinq louis au tzigane.» Il n’y a que des hommes: Dulong, l’oseur de tant de jolies architectures du Champ de Mars; Soulié, autre architecte, autre artiste; Lafitte, l’homme de tous les sports; Chincholle, qui vient de porter un toast; Octave Uzanne, etc.
Onze heures. «—Branle-bas sur le pont: c’est l’heure où Madeleine Lemaire s’habille en porte Binet pour son bal. —En porte Binet! Non, cette chose monstrueuse et grotesque... —Oui, elle en paraîtra coiffée, comme jadis du buste de Dumas, feu madame Aubernon. —Madeleine Lemaire coiffée de la porte Binet! Ses pires ennemis n’auraient pas trouvé cela!»
Mercredi 30 mai.—A l’Opéra-Comique, dix heures. «Hænsel et Gretel». Le charme frais, l’émotion attendrie de l’éternelle légende des enfants perdus dans la forêt, le plus fin joyau d’art peut-être de toute cette année que cette représentation —dans quel cadre exquis et voulu!— du conte théâtral de madame Adélaïde Wette et de M. Humperdinck.
Et, dans des décors d’une réalité légendaire, intérieur de chaumière et forêt de sapins, déjà rencontrés en Allemagne, aux bords des lacs du Tyrol bavarois, ce sont les chansons, les danses, les querelles, les extases, les angoisses et les épouvantes d’Hænsel et de Gretel, fuyant la correction maternelle pour tomber aux mains de l’horrible fée Grignotte, l’ancestrale ogresse de toutes les histoires et de tous les contes de fées, l’abracadabrante «baba Yaga» des légendes russes, si merveilleusement rendue avec ses gestes hésitants, ses mines voraces et sa démarche cauteleuse par Mme Delna, Delna, qui vient de trouver là une création en tous points digne de son talent comique et l’unanime succès une fois déjà rencontré dans «Falstaff».
Autour de sa silhouette fantômatique et grotesque de «maman Lèchefrite», ce sont les ébats et les mines effarées des deux plus jolies poupées de Nuremberg qu’aient jamais rêvées buveur de bière et fumeur d’opium: Rioton-Gretel et de Craponne-Hænsel, toutes deux si gosses, si démantibulées de gestes et d’une terreur si touchante dans l’ombre crépusculaire et hantée de la forêt; et c’est, silhouette exquise de rêve, Mlle Mastiana dans l’«Homme au sable», à côté de —vision matinale trop vite évanouie— Mlle Daffetye dans l’«Homme à la rosée». Et alors des trouvailles de mise en scène où se reconnaît le génie de Carré: l’escalier d’or où s’étage en deux rangs d’ailes harmonieuses la descente des anges penchés sur le sommeil des enfants; les mirages de l’étang, où l’horreur des souches grimaçantes s’aggrave de phosphorescentes prunelles de hiboux et la chevauchée à travers les sapins de l’ogresse, le fatidique balai du sabbat entre les jambes.
A la partition colorée et chantante de M. Humperdinck, d’une orchestration si substantielle et si savante, d’un charme populaire de vieux lieds et de rondes célèbres en pays de Rhin, la traduction de M. Catulle Mendès prête une poésie ailée et puérile qui restitue à toute l’œuvre son atmosphère wagnérienne, son parfum de petite fleur légendaire tombée de la couronne d’Elisabeth dans les «Maîtres chanteurs».
Vendredi 1er juin.—Le Grand Bazar. Ce qu’ils en disent, ce qu’ils en pensent, ce qu’il faut avoir vu: «—Les tapisseries tissées de fils d’or au pavillon de l’Espagne. —Les Watteau de l’empereur au pavillon de l’Allemagne. —Les Espagnols à la feria. —Les ciboires, les ornements d’église et les vêtements d’apparat bossués d’émaux du pavillon de la Hongrie. —Le mobilier de l’Angleterre. —Les faïences du Danemark. —De l’extase pour la Finlande est bien portée. Remarquez l’atmosphère de calme et d’honnêteté dégagée par les peuples du Nord; venir se reposer dans l’ombre fraîche de leur vertu de la luxure brutale de l’Orient, sujet de conversations et de chroniques. —Divagations tout indiquées sur les clochetons et les toits ajourés de la Suède et de la même Finlande; les opposer aux moucharabiehs et minarets plâtreux de l’Algérie, vomir sur les soukhs tunisiens, dithyramber encore, au besoin, sur le phare de l’Allemagne, conspuer le style italien. —Au petit palais, n’admettre que le dix-huitième siècle, reconnaître à première vue un Riesener d’un Crescent, se pâmer sur l’enseigne de Watteau, la fameuse enseigne, éviter de parler des «Trois Grâces», la trop clamée et réclamée pendule de M. de Camondo (le sujet commence à être rebattu), découvrir si possible d’autres Falconnet, affecter le plus profond mépris pour les œuvres entassées dans le grand palais, dédaigner la peinture contemporaine, être très documenté sur l’exposition des voitures, carrosses de sacre, berlines de l’émigré, coucous, pataches et diligences, connaître par le menu les noms des propriétaires des anciennes vinaigrettes: pour éviter les gaffes, relire au besoin le beau livre d’Octave Uzanne. —Ne pas se vanter de dîner tous les soirs à l’Exposition: on vous croirait sans famille ou au ban de vos relations; éviter de dire: «Nous en sommes à notre trentième restaurant», pour ne pas s’entendre répondre: «Ça fait l’éloge de votre estomac.»
Bal Madeleine Lemaire. Paraître très informé sur la genèse de chaque costume, admirer sans restriction le fabuleux rajah bleu turquoise de M. de Montesquiou, savoir que les bijoux étaient prêtés par Sarah. —S’étonner de la mise en loge des Altesses et de la complaisance des invités consentant à défiler la parade devant la princesse Hélène et les grands-ducs, lancer d’un ton indigné: «Moi, jamais je n’aurais voulu me donner en spectacle», pour risquer aussitôt cette restriction perfide: «Bah! il y avait tous les théâtres».
Scandale du jour, fausse nouvelle «—Et ce mariage Pougy-Lorrain? Qu’y a-t-il de vrai dans tout cela? —Le plaisir que Liane a à le démentir. —Et Lorrain à le laisser croire. —Pourquoi? —Par rosserie pour rappeler des mariages précédents —identiques— et embêter le ménage... —Ne le nommez pas.»
Samedi 2 juin.—Le Grand Bazar. La merveille du Trocadéro et peut-être de toute l’Exposition, le Pnom et la pagode des Bouddhas, à l’Indo-Chine, derrière les pavillons de la Martinique et de la Réunion.
Très haut dans les arbres, au-dessus des longues feuilles des bananiers, les toits recourbés d’une pagode luisent, éperonnés d’or et lambrissés, comme d’autant d’écailles, de petites tuiles de nuances délicates. Ils luisent très haut dans le ciel, ces toits on dirait laqués, gardés le long d’une vaste terrasse par vingt chimères, vingt monstres hilares, moitié dogues et moitié requins, écartant tous une croupe rebondie d’où s’élance une rigide queue verticale.
C’est la pagode des Bouddhas. Une admirable frise représentant une guirlande de bayadères court le long de la terrasse; des idoles mitrées veillent quatre par quatre, enclavées dans un pylône, aux bords des parapets. Ce sont des déesses accroupies, la fleur de lotus à la main, et leur solennité tranquille encadre, aux quatre coins du temple, le rire immense et répété des monstres. Une énorme coupole aux enroulements de turban hindou se renfle et s’effile derrière les toits; elle couronne un vaste cube de pierre, percé de trois ouvertures; quatre géants flanquent l’entablement du dôme et le gardent, appuyés sur des massues. Architecture religieuse et barbare, un peu menaçante et pourtant harmonieuse, tant elle est voulue. Chaque angle, chaque ligne, chaque statue y renferme un symbole, et tous les détails d’ornementation concourent, on le sent, comme dans les cathédrales gothiques, à l’affirmation d’un dogme ou d’une foi. C’est le lent et magnifique épanouissement d’un mythe inscrit dans la pierre et le métal, un «credo» d’architecture où chaque marche d’escalier, chaque statue a un sens mystique. Et une grande admiration vous prend pour les peuples disparus (car la race Khmer, dont ce monument atteste la puissance, est depuis longtemps abolie), et une grande admiration, dis-je, vous prend pour ces peuples lointains chez qui l’idée religieuse fut si forte qu’à travers les siècles et les espaces la reconstitution rapetissée d’un de leurs temples nous impose, à nous autres modernes, le respect d’une ferveur et le regret d’une foi.
Un raide escalier y conduit par quarante marches, gardées par dix monstres, les mêmes dogues hilares, dentés comme des requins: ils sont là musclés et trapus, toutes les cinq marches, escortant de leur grimace immobile la lente montée des visiteurs... autrefois, des pèlerins. Deux géants appuyés sur des massues font sentinelle à la porte du temple, à niveau de la terrasse... et, le long des lourds parapets, à la pointe recourbée des toits, comme au faîte de grands mâts plantés çà et là parallèles aux arbres, des clochettes tintinnabulent avec des cliquetis de métal, mélancoliques et mystiques sonneries qui, là-bas, dans les forêts de l’Inde, dénoncent l’approche des lieux saints à la dévotion des fidèles comme à l’effroi des parias.
De chaque côté de l’escalier, à niveau des soubassements du temple, deux petits dômes enturbannés se bombent et tirebouchonnent au-dessus de deux cubes de pierre: l’entrée des souterrains.
Dimanche 3 juin.—Le Grand Bazar, neuf heures du soir. Marchera-t-il? Ne marchera-t-il pas? C’est du château qu’il s’agit, le château d’eau dont les frises illuminées devaient éclairer tout le Champ de Mars pendant que, dans le cintre, des fontaines jaillissantes, des retombées d’eau liquide et des cascades d’écume devaient offrir à l’ébahissement des foules une apothéose hydraulique incendiée de toutes les lueurs et de toutes les nuances du prisme.
Des hauteurs du Trocadéro jusqu’au fond du Champ de Mars, une marée humaine, un océan de têtes curieuses se tient figé, enlizé par la masse même des groupes, dans l’attente du spectacle promis. Cette foule! On n’y jetterait pas une aiguille! Les trains de plaisir de la Pentecôte y ont versé, depuis le matin, de véritables caravanes. Les journaux du lendemain publieront la statistique des entrées avec les recettes fabuleuses du trottoir roulant: plus de six cent cinquante mille visiteurs auront fait réaliser à la Compagnie du trottoir-clou de l’Exposition, pour ce seul dimanche, quatre-vingt-dix mille francs de recette. On est revenu aux plus beaux jours de 1889. Mais que de papiers gras, que de débris de charcuterie et que de litres vides sur les degrés des palais, les gazons des rares pelouses et les assises de la tour Eiffel!
Oui, tous les trains de plaisir ont donné, tous les arrivages de province et de banlieue et tous les faubourgs ouvriers aussi. Public de kermesse, tout ce monde a dîné dehors, sur des bancs ou sur des chaises, les autres assis par terre, à la bonne franquette, comme en plein bois de Vincennes ou de Boulogne; personne d’entre ces pèlerins de M. Picard n’est rentré dîner au logis ou à l’hôtel: tous ont emporté le panier de provisions, avec le rond de saucisson et le cervelas à l’ail obligatoires.
Aussi la cohue est-elle énorme et mal odorante. «Ça fouette», selon l’expression consacrée dans l’argot imagé de l’atelier. C’est, mêlée à la senteur âcre de la poussière, l’odeur de paquebot mal tenu spéciale à la foule, car tout ce monde a beaucoup marché depuis l’aube. Mais, dans l’excitation de la joie de voir enfin fonctionner le château d’eau et l’électricité, tous surmontent leur lassitude, tous attendent, heureux, les yeux fixes et la bouche bée.
Marchera-t-il ou ne marchera-t-il pas? Tous les journaux, depuis deux jours, annoncent pour ce soir... enfin, le fonctionnement complet de cette huitième merveille. Des cris d’admiration anticipée courent à travers les groupes. Quand ça va-t-il commencer? Tout autour, l’embrasement des palais éclairés «a giorno» fait plus obscur et plus noir le grand trou d’ombre où dort encore l’hypothétique apothéose du château d’eau.
Eh bien, le château d’eau marche mal ou plutôt ne marche pas. Les frises s’allument bien, rouges et vertes, comme envahies dans leurs détails d’ornementation par des serpents versicolores; mais les jaillissements d’eau et les cascades des bassins étagés du bas s’obstinent à demeurer dans l’ombre. Cela ne s’éclaire que sous les projections intermittentes de la tour Eiffel.
Parfois, comme des lueurs vertes sourdent au ras de terre, des lividités vaporeuses s’échevèlent peut-être à un mètre au-dessus de la foule; mais le motif central demeure noir. Et, tout à coup, toutes les frises s’éteignent. Quand elles se rallument, les lueurs vertes des jets d’eau s’évanouissent à leur tour: impossible d’obtenir un ensemble. C’est une déception pour tous et pour toutes que ces crissements d’eau et ces vagues blancheurs écumantes devinées dans le clair-obscur.
Jeudi 7 juin.—Le Grand Bazar, au Petit Palais.
A droite en entrant, dans la claire et haute rotonde en lanterne qui termine chaque galerie, parmi la lumière fine et pure des grandes fenêtres Louis XVI ouvertes sur la travée du fleuve et la verdure des jardins, trois bibelots merveilleux requièrent et retiennent au seuil des longues salles, où triomphe l’art français du dix-huitième siècle: un traîneau et deux chaises à porteurs.
Le traîneau: Une immense tortue d’eau s’écartèle, éperdue, sur deux montants dorés et peints, à soixante centimètres du sol, une énorme tortue brune à la tête et aux pattes dardées hors de sa carapace dans la tension d’un violent effort. Elle soutient une conque dorée du plus pur style Louis XV, où s’enchâssent un siège et des coussins de vieux velours vert. La sellette du cocher s’érige en arrière sur la queue dressée d’un dauphin; des branches de chêne en or moulu courent le long de la coquille.
Aujourd’hui immobile et remisé dans une galerie de musée, ce traîneau, qui dut jadis emporter sur la pièce d’eau des Suisses les terreurs amusées de quelque favorite, toute de zibeline et de velours sous le loup de satin qui protégeait du froid, raconte d’anciennes splendeurs entre deux chaises à porteurs du temps, l’une de cardinal, dont le panneau principal porte encore les insignes entre des nudités de déesses envolées sur fond d’or; l’autre, bibelot choyé de quelque petite maîtresse, encadre de guirlandes et de fins rinceaux du plus pur style rocaille des marines on dirait de Claude Lorrain, tant elles sont pompeuses et décoratives dans le vert de leurs eaux et l’ambre de leurs ciels.
Mais ne cherchez pas à connaître la provenance de ces pièces précieuses. Une déception cruelle attend au Petit Palais les amoureux nostalgiques du passé: aucune autre indication n’existe que le petit carton écrit à la main, mentionnant, au-dessus de quelques-uns, qu’ils appartiennent à des marchands.
Le catalogue du Petit Palais n’existe pas... en français, mais tout le monde peut lire en anglais la nomenclature détaillée des trésors entassés là. Il fait bon d’être d’outre-Manche. «Les Anglais chez eux», telle pourrait être la devise de ce temple de notre art rétrospectif. Son catalogue en français ne paraîtra que dans quelques jours. Or nous sommes le 7 juin; l’Exposition est ouverte le 15 avril.
Samedi 9 juin.—Pour Jean de Bonnefon. Le Saint-Siège en coquetterie avec le ministère et le gouvernement.
A un des derniers dîners du comte d’Haussonville, en plein orléanisme intransigeant et militant du Faubourg, le nonce se répandait en éloges et en aménités sur le ministère actuel, se félicitant des bons procédés de nos Excellences vis-à-vis Rome et la papauté, vantant l’urbanité de Pierre et de Jacques et ne se plaignant que d’une chose: le quartier affecté à la résidence apostolique, ce quartier de Monceau, un peu trop mondain, un peu trop élégant pour le caractère ecclésiastique d’un mandataire papal. C’est le faubourg Saint-Germain qu’il eût fallu à la nonciature pour y trouver un logement plus en rapport avec son caractère. Une première mise de fonds de cinquante mille francs eût fait le reste. C’était à la jeunesse catholique, à la noblesse française de se remuer, de se saigner un peu pour assurer au représentant du Saint-Père une résidence digne de lui. Et, comme l’assistance, un peu refroidie par les précédents éloges du monsignor, accueillait sans enthousiasme l’insinuation domiciliaire et son appel de fonds, notre Italien, sans se démonter: «On dit M. de Rothschild très aimable, très généreux et d’une cordialité parfaite quand on veut bien s’adresser à lui; il est on ne peut mieux disposé pour nos œuvres et l’intérêt de l’Eglise prime tout, n’est-il pas vrai? Comme la première vertu chrétienne est l’esprit de sacrifice, peut-être devrais-je lui rendre visite, aller trouver M. le baron?»
A quoi un des convives, un peu impatienté: «Vous y êtes déjà allé, monseigneur!»
Dimanche 17 juin.—Le Turf à domicile. Il y a huit jours, c’était la grande poussière, la grande chaleur et la grande cohue du Grand Prix de Paris, six cent mille curieux de province et d’ailleurs rués à Longchamps et mijotant au soleil sur le gazon de la pelouse; il y a huit jours, c’étaient les ovations au roi de Suède, le triomphe de Semendria et le jeu de massacre de la tribune officielle.
Aujourd’hui, dans l’ombre fraîche des persiennes closes, c’est la contemplation muette, secouée de petits rires, de tout le pesage évoquée par Sem dans son album le «Turf». Ils défilent tous, les gros propriétaires et les entraîneurs, princes du paddock et rois de la cote, et c’est, silhouettés avec une verve bon-enfant et à peine caricaturale, les carrures et les maigreurs, les dos voûtés ou les sveltesses connues des hautes personnalités des courses; leur tenue habituelle a même été saisie, le chiffonnage de leur cravate et la façon de porter en arrière ou en avant la jumelle ou la sacoche. Et c’est la barbe blanche et carrée de M. Aumont à côté du petit pardessus mastic de M. Edmond Blanc. Voici la canne de M. Abeille et le melon-cap de Morand, le pince-nez de Veil-Picard, la moustache et le pantalon tirebouchonné du baron Finot, la rose rouge de M. Schickler, les sourcils méphistophéliques de Rochefort, et les favoris en nageoires du baron de Rothschild, et c’est Pratt, et c’est, démantibulé et ressemblant à crier, M. Ledat. La lorgnette et la canne de Brémond voisinent avec l’ombrelle et la cravate à pois de Saint-Albin, et c’est Deschamps, voûté et pensif, et c’est la baronne de Rothschild et, merveilleux entre tous, les trois joyaux comiques de cette série: le prince Troubetskoï indiqué par trois traits de maître, le comte Boni de Castellane, pincé, sanglé, cambré, d’une jolie prétention précautionneuse et proprette, l’air d’un chat de marquise déguisé en clubman, et alors une Polaire écrasée sous l’auréole d’un immense chapeau rouge, l’air d’une goule d’Egypte hilare et lubrique avec son long sourire et ses yeux plus longs encore, sur une taille de guêpe exaspérée, douloureuse de minceur.
Lundi 18 juin.—Le Grand Bazar. Coins d’Exposition. La douleur d’Aïscha. A l’«Andalousie», dans la petite courette des Ouled; huit heures du soir, avant la représentation.
Les Ouled viennent de dîner, et, avant de descendre dans le patio dallé de la cour des Lions, l’amusante reconstitution du Généralife où les visiteurs peuvent les admirer tous les soirs, pittoresquement groupées autour de la fontaine, affalées en tas dans les oripeaux barbares du désert et des poses abandonnées de fauves au repos, elles «farnientent» et prennent le frais sur la petite terrasse de terre battue, fumant, qui une cigarette, prenant, qui une tasse de kaoua, disséminées au hasard des chaises, toutes bruissantes de joyaux et de soie, le coude aux tables, le geste las et la pensée ailleurs.
C’est l’heure où les Ouled songent à la patrie absente. Oh! le bois de palmiers de l’oasis de Biskra!
Dans un petit groupe formé de trois Ouled, l’une tient une lettre déployée à la main et furtivement s’essuie les yeux: elle pleure. Une curiosité me prend et aussi une pitié. La lettre est écrite en arabe; j’ai longtemps habité l’Algérie, je m’approche de l’Ouled: «Vous vous ennuyez ici? vous regrettez l’Afrique? —Oh! oui, ici, jamais sortir, jamais libre. Si j’avais su, serais jamais venue... Je compte les jours... Encore cinq mois! C’est mes parents qui ont voulu! Les reverrai-je jamais?» Et elle me montre la lettre.
Aïscha (elle s’appelle Aïscha) n’est pas une Ouled, c’est une danseuse.
Elle est née à Constantine et danse à Biskra dans le café-concert des spahis, auprès du quartier de cavalerie; ses parents viennent la voir deux fois par an dans l’oasis. Aïscha n’est pas une vulgaire Ouled, une fille du désert vouée par sa naissance même à la prostitution; elle n’est pas de la tribu décriée: c’est sa famille qui lui a fait embrasser la carrière de danseuse, comme elle l’a contrainte à suivre un barnum à Paris pour l’Exposition.
Paris! Elle est venue aussi un peu par curiosité de ce Paris qu’elle ne visitera jamais, ce Paris qu’elle sent gronder, rire et haleter derrière les murailles de l’Andalousie, et où on ne la mène jamais! Les danses commencent à deux heures de l’après-midi et finissent à onze heures et demie du soir. Aïscha et ses compagnes partiront fin octobre sans connaître la grande ville monstrueuse et sonore dont le mirage les a sûrement attirées du fond du Sahara, au delà des immensités bleues de la Méditerranée. Et une langueur de prisonnière accable le front et les yeux d’Aïscha. Une lettre reçue, ce soir même, de Constantine a réveillé sa peine et la danseuse arabe pleure.
D’autres danseuses, toutes sonnaillantes d’anneaux, cuirassées de pierreries et luisantes de soie, se sont approchées de nous, curieuses. Leurs grands yeux noirs gouachés de kohl nous observent; leurs regards cherchent à comprendre, à saisir.
Là-bas, au théâtre espagnol, les contorsions de Pepe le gitane commencent à attirer la foule, qu’appellent les «olle» et les battements de main de sa troupe... et j’abandonne la courette des Ouled et la douleur d’Aïscha.
Mardi 19 juin.—Le Grand Bazar. M. de Max, directeur de théâtre; un drame de M. le comte de Pesquidoux au théâtre égyptien.
C’est dans ce cadre que M. de Max va monter et incarner le «Ramsès» de M. de Pesquidoux, le poète mondain, qui donna, il y a un an, une «Salomé» au Nouveau-Théâtre.
Ramsès au théâtre égyptien, les Pharaons dans le temple de Dandour, sous la colonnade de Philæ et parmi les Osiris et les dieux à tête de chien des Memphis et des Thèbes aux cent portes de l’Egypte légendaire, voilà de la couleur locale ou je ne m’y connais pas.
Et l’on parle d’un décor prestigieux, d’une Memphis verte tout en bronze et en marbre vert, avec toute une figuration vêtue de vert, un immense et mouvant joyau d’émail vert, ciels de turquoise malade, costumes mordorés et glauques, où, parmi des lueurs de métal et des frissonnements de palmes, M. de Max, drapé d’étoffes changeantes et vertes, paré de colliers de jade et casqué de l’épervier d’or, apparaîtra comme un grand scarabée humain à côté de madame Eugénie Nau en Juive, l’unique et délicate blancheur de ce drame... de clair-obscur et de cauchemar...
Mercredi 20 juin.—Le Grand Bazar. Au Trocadéro. Le Stéréorama mouvant. Une des plus belles choses de l’Exposition, le coin hanté, visité par les artistes et les peintres, une vision d’art et de réalité comme n’en ont jamais encore donné les panoramas et maréoramas des précédentes Expositions, une joie et une émotion, toute l’envolée et la sensation du départ, de la vie libre des traversées dans la mélancolie et la gaieté des ciels changeant d’heure en heure, sous la large et remuante caresse de la mer.
Et c’est Bône apparue dans les gris de lin et le rose émoi d’une aurore en mer; des barques de pêcheurs sortent du port; les vagues remuent des paillettes de nacre. Puis voici le bleu profond et la dureté d’émail de la Méditerranée au large. Des lames courent, éperdues, dans des festons d’écume; des lueurs tombent d’un ciel orageux qui les étament; elles déroulent un remous de plomb en fusion sous un horizon blanc de vapeurs... Le cap Carbon s’y dresse; ses pentes d’un gris qui se violace, montent, grandissent et pointent en éperon sur vous..., un promontoire de roches abruptes d’une douceur à l’œil de soie et de pétales de fleurs: ce sont des mauves et des roses atténués et fondus où les montagnes ont l’air de grandes arabesques... O lumière de l’Algérie! Puis voici les fumées et les hautes coques de l’escadre. Alger apparaît comme une carrière entre les hauteurs vertes de Mustapha et les rochers de Saint-Eugène. Voici sa kasbah soleilleuse et blanche et son aspect de vieille falaise. Qui reconnaîtrait une ville dans cette brèche de pierre calcaire? C’est Alger pourtant!
Et puis voilà la mer encore, une mer d’huile caressée par une lumière jeune et calme et enfin, dans des zébrures d’or rose et des floconnements de braise éparse sur du vert, voici Oran et Mers-el-Kébir dans l’ardeur enflammée d’un coucher de soleil!
Le bruit de la machine à vapeur, qui fait mouvoir les cylindres invisibles où se développent toutes ces toiles, ajoute encore à l’illusion: c’est bien le halètement d’une machine de paquebot, l’effort continu, trépidant d’une hélice. On est à bord d’un steamer.
Auprès de moi, dans l’ombre, une dame chancelle, se cramponne éperdument au bras de l’homme qui l’accompagne. On la conduit au banc qui règne au fond de la salle, on la déplace, on la fait asseoir. L’illusion est trop forte: la spectatrice a le mal de mer.
Une réflexion: «Epatant! murmure un peintre. Il n’y a plus de peinture: tous les tableaux f... le camp à côté de cela!»
Et l’auteur de cet émerveillement est un M. Gadan, un nom hier inconnu et que maintenant il faut retenir.
Vendredi 22 juin.—La «ville en feu». Dix heures du soir, sur le pont de la Concorde. La ville en feu, c’est l’autre ville, la provisoire, celle dont les palais, les restaurants, les mosquées, les buvettes, les pagodes et les beuglants, les tréteaux et les cathédrales flambent et rougeoient, tous les dimanches, pour la foule et, tous les vendredis, pour les privilégiés à cinq tickets, du pont de la Concorde à la passerelle d’Iéna: le Paris de l’Exposition silhouetté, ce soir, dans un reflet d’incendie sous la voûte nocturne, apparue plus profonde et comme reculée devant toutes ces lueurs.
Le château d’eau marche enfin et dans un braisillement de vitrail encadre sous son fronton versicolore des jaillissements et des cascades de saphirs et de rubis liquides, puis de topazes et de sardoines («Orgeat, absinthe, limonade, bière!» comme goguenardaient déjà les curieux devant les fontaines lumineuses de 1889). Le Trocadéro, faufilé de gros points d’or dans tous les détails de son architecture, échafaude dans la nuit un Orient de ramadan et de bazar: minarets auréolés de lampions, dômes et terrasses illuminés a giorno pour la grande joie des yeux, amusés par ces jeux de l’électricité et des ténèbres. Mais le grand spectacle est dans la travée sombre et miroitante du fleuve, dans la Seine brusquement étranglée par les palais de la rue des Nations et les serres de la rue de Paris et charriant dans ses eaux des reflets et des flammes, la Seine changée en une coulée de lave incandescente entre les pierres des quais et les piliers des ponts.
Oh! la magie de la nuit, de la nuit multiforme et changeante! La porte Binet et ses grotesques pylônes devenus d’émail translucide y prennent une certaine grandeur. Symbole de ce temps, c’est une porte de Byzance, le dôme de je ne sais quelle entrée de Tiflis ou de Samarcande que domine la «Parisienne». Paris, ville d’Orient, Paris conquis par le Levantin, voilà ce qu’enseigne à la foule, s’écrasant sur les ponts et dans les Champs-Elysées, le quotidien incendie de la monstrueuse foire qui bat, là-bas, son plein.
Dans les groupes. «—Ça devient presque beau, cette architecture salamandre. —Oui, quand on ne la voit pas! —La nuit arrange tout. Et puis c’est de l’architecture provisoire: ça ne restera pas. —On a voulu nous éviter des regrets... attention délicate des architectes de M. Picard!... —Aussi, ce que Paris me paraît beau depuis l’Exposition! J’y découvre tous les jours d’anciens coins qui me ravissent. —En dehors des guichets? —Naturellement! —Ainsi, du pont Alexandre (et celui-là, je vous l’accorde, il est d’une belle audace), le grandiose du Louvre et du pont Neuf apparus après les verdures des Tuileries. —Et les fonds de Billancourt et des coteaux de Meudon, le vaporeux même des usines de Javel, commandées par la grande «Liberté» du pont de Grenelle, comme cela se compose, le soir, vers les six heures, vu du pont d’Iéna! —Et les dômes du Sacré-Cœur, dont on a tant médit, comme ils couronnent bien Montmartre et en font une jolie ville italienne, on dirait d’un primitif, vus de l’avenue Montaigne! —En effet, ils s’échelonnent bien, ces dômes romans, et vous consolent quand on sort de la rue de Paris. —Ils en ont pourtant fait couler, de la bonne encore! L’a-t-on assez insultée et vilipendée, cette architecture du Sacré-Cœur! —Mais c’était avant le Manoir à l’envers. —Et la fresque des «Bonshommes Guillaume». —Et l’île Saint-Louis? Jamais je ne l’ai tant aimée que maintenant. —Et le chevet de Notre-Dame! —Vous voyez que l’Exposition a du bon.»
Dimanche 24 juin.—Au Val-Meudon, chez Rodin, une heure après midi.
«Ce qui entend le plus de bêtises, c’est un tableau un jour de vernissage», est-il écrit dans le journal des Goncourt. Ce qui a fait couler le plus d’encre et de toutes les nuances, c’est bien ce pauvre grand Rodin, que les uns ont voulu voir satanique, les autres mage, astrologue et même thaumaturge, quand il est simplement un grand artiste amoureux et fervent de la beauté sous toutes ses formes, la beauté multiple et diverse, dont il a su saisir et fixer les aspects sous son pouce de sculpteur génial.
Il est là, présidant la table, amusant à regarder avec sa longue barbe d’anachorète, ses petits yeux embusqués sous son grand front de penseur, toute la sensualité de sa nature éprise de beauté indiquée dans la vibration des narines et la mobilité du long nez bougeur: tête fruste, intelligente et madrée de faune devenu ermite et qui, sous la bure du moine, guetterait encore la dryade dans le mystère des soirs. Il y a là Thaulow et sa femme, tous deux bien norvégiens avec leurs tailles de géant et leurs regards limpides; l’air d’un roi de légende en vérité, Thaulow, avec sa belle barbe ondée et ses grands yeux rieurs, mais d’un roi Gambrinus, monarque débonnaire et grand buveur de bière. Il y a là Escudier et sa face nerveuse Paul Escudier, le promoteur du pavillon Rodin et de l’exposition de l’avenue de Montaigne; il y a là de Braisnes et d’autres encore.
On parle du congrès féministe, du roi de Suède et de la soirée de la veille. Rodin en a rapporté le programme. L’Institut ne s’est pas mis en frais: on dirait un prospectus de parfumeur. Thaulow, qui en sa qualité de Norvégien goûte juste le roi de Suède, explique sa popularité dans une phrase définitive: «Il descend si bien le perron du château!» Escudier, qui, l’avant-veille, a reçu le congrès féministe à l’Hôtel de Ville, est forcé de constater, à quelques exceptions près, l’inélégance des femmes progressistes et leur indéniable laideur. «—Mais que veulent-elles, en somme, toutes ces féministes? —Quand une femme se préoccupe tant de la question sociale, c’est que les hommes ne s’occupent plus d’elle. —Le rêve de la féministe, je vais vous le dire, moi: avoir un homme pour elle seule, tandis que l’homme rêve de se partager toutes les femmes des autres. D’où le désaccord... —... éternel. —Question sociale, question sexuelle. —En somme, ce qu’elles veulent, c’est autre chose. —Et ce que c’est femme!»
Par les fenêtres ouvertes, c’est le plus merveilleux panorama peut-être des environs de Paris, toute la vallée de la Seine dominée et commandée depuis le pont de Billancourt jusqu’à celui de Saint-Cloud, toute la travée du fleuve profondément encaissée entre deux coteaux de verdure, les hauts ombrages de Bellevue et de Meudon moutonnant à l’infini jusqu’aux cimes lointaines du parc de la Manufacture et, sur la coulée d’eau luisante de la rivière, la douce et noble grisaille de pierre du vieux pont de Sèvres: un fond de paysage qui fait songer à ceux de Watteau et que Rodin, ce voluptueux et ce caressant amant de la beauté, contemple avec des yeux si clairs qu’on les dirait lavés de larmes.
Lundi 25 juin.—Le Grand Bazar. Dix heures du soir, dans le grouillement de la rue de Paris. —Tous ceux et toutes celles qui veulent être vus sont là; manteaux du soir mousseux, mousselines de soie, ruches et franfreluches, raglans flottants et cravates blanches. Boniments sur les tréteaux, parades et lazzi. Etalé sur deux rangs de chaises, c’est Paris qui regarde dédaigneusement se bousculer la province; vautrée sur les mêmes chaises, c’est la province qui regarde curieusement défiler tout Paris.
Dans les feuillages, de grosses oranges lumineuses, qui sont autant de lanternes vénitiennes, prolongent de l’Alma aux Invalides une chimérique foire de Neuilly.
Ils et Elles causent. «—Comme vous arrivez tard! —Ne m’en parlez pas! Nous sortons de «Ramsès». Ça a commencé à neuf heures moins le quart. —Ça vaut la peine? —Il y a un beau décor. —Et ça a marché? —L’électricité, mal. —Au Trocadéro, parbleu! —Et la pièce? —Elle doit être de Reinach. —? —Comment? —Oui: il y a là dedans un bon Juif, un invraisemblable Juif de la captivité d’Egypte qui, de désespoir de voir sa fille aimée par le Pharaon, lui plonge un poignard dans le sein. —Virginius d’Israël. Le fait est rare—... et peu biblique, quand on songe que Mardochée fit mariner six mois dans les aromates et les fards sa nièce Esther, qu’il destinait à Assuérus, et que les grands-rabbins de Béthulie dépêchèrent Judith à Holopherne pour délivrer la ville assiégée. Les bons Juifs d’alors ne répugnaient pas à se servir des femmes pour dénouer et précipiter les événements. —Oui, le père juif de M. de Pesquidoux est un unique exemple... —... qu’ils n’ont pas suivi d’ailleurs, car vous vous souvenez, au moment de l’Affaire...»
Et le groupe s’enfonce dans les groupes.
La façade de la Loïe Fuller rutile et flamboie dans un savant et subtil éclairage des longues draperies qui la décorent; l’innombrable figuration des Auteurs-Gais —paillasses, paillettes et paillons— se cambre, s’agite et chatoie et se ploie.
Devant une des baraques, un pitre lugubre ressasse ce boniment de mauvais présage: «Entrez, mesdames et messieurs, entrez! Demain, il sera peut-être trop tard. Vous pouvez recevoir sur la tête une passerelle: nous sommes à l’Exposition (sic).»
Mercredi 27 juin.—Au Trocadéro, trois heures. L’union chorale des étudiants d’Upsal.