Poussières de Paris
Briséïs, la captive d’Achille, les intrigues d’Agamemnon, la colère du fils de Thétis contre le roi des rois contraint de rendre enfin sa conquête, la dissension au camp des Grecs et la splendeur épique du poème d’Homère. J’en veux presque à MM. Mendès et Mikhaël de m’avoir fait espérer les féeries d’or et d’airain de l’Iliade pour m’offrir la fable fanatique et sombre de la Fiancée de Corinthe; mais il y a la musique de Chabrier, la caresse enveloppante, toute de brise alizée et de parfums du large; le chant d’aurore et de mer matinale des rameurs de la galère d’Hylas, il y a le duo balbutiant d’amour puéril et charmeur des deux fiancés sur le banc de marbre, dans l’ombre des lauriers roses, il y a la plainte et la crainte de Briséïs redoutant pour Hylas les courtisanes des mauvaises îles et les embûches des traversées lointaines, il y a... il y a tout cet acte enfin, troublant et nostalgique par le mystère des autres inachevés, tel un fragment de fresque retrouvé, une de ces merveilleuses peintures de Pompéï, dont les personnages survivants font d’autant plus regretter les figures disparues, les couleurs périmées, et l’ensemble aboli.
Samedi 13 mai.—La mort de Henry Becque.
Sa carrière fut longue et peu remplie. Aucune de ses œuvres n’eut un succès éclatant et immédiat. Il était venu au monde sans fortune et s’en va de même... Néanmoins, il fut glorieux, moins peut-être qu’il ne le désirait, mais presque autant qu’il le méritait, et plus assurément qu’une foule d’ennemis ne lui aurait permis s’il leur en avait demandé la permission. Son nom était universellement connu, même par ceux qui ne connaissaient pas son œuvre. Il jouissait d’une grande considération, surtout parmi les écrivains dramatiques de la jeune génération, qui l’avaient élu pour maître. On le recherchait presque autant qu’on le craignait. Il dînait en ville tous les soirs. Il était officier de la Légion d’honneur. Un fauteuil à l’Académie lui était réservé. Sa pauvreté officielle et «reconnue d’utilité publique» lui avait valu différentes pensions assez larges. Il était entretenu comme un grand fonctionnaire, et sa fonction, depuis quinze ans qu’il s’était mis volontairement à la retraite, était de faire des mots cruels. Reconnaissons qu’il les faisait bien et avec bonheur.
Le morceau funèbre pourrait être signé du mort lui-même, c’est du Becque posthume, et du meilleur. Quel portrait! Le pauvre cher défunt ne l’aurait pas mieux buriné; mais oyez la suite:
C’était un homme qui avait du caractère, et le caractère peu endurant. Il était violent, amer, sarcastique, dépourvu d’indulgence et d’un esprit désobligeant. Il ne pardonnait pas à ses ennemis, et on dit qu’il ne ménageait guère non plus ses amis. Il aimait beaucoup à haïr. Il faut dire, à sa louange, que ses haines, comme ses rancunes, n’avaient rien de bas, de personnel, ni même peut-être de très profond; elles étaient l’aliment nécessaire de son génie si particulier, et elles entretenaient constamment sa verve. S’il invectivait souvent certains hommes, c’est qu’il n’aimait pas leurs idées et qu’il était dans son tempérament assez direct de s’attaquer plus volontiers aux hommes qu’aux idées, car ceux-ci lui offraient plus de prise que celles-là. Ou bien, c’est qu’ils lui avaient fait tort en quelque chose. Il était du reste assez facile de le contrarier, et je crois qu’il était né susceptible, facilement irritable, et plutôt malveillant.
Il ne suffisait pas, quoi qu’on en ait dit, d’avoir du succès pour devenir son ennemi. Mais il ne pardonnait pas les succès faciles et obtenus par des moyens de mauvais aloi, car sa conscience d’artiste ne lui en avait jamais permis de tels. Au demeurant, c’était un fort honnête homme de lettres et aussi un fort honnête homme qui ne fit jamais de tort à personne qu’avec des mots. Il est vrai que, contrairement au dicton, quelques-uns de ses mots ne s’envoleront pas et resteront comme des écrits.
Il n’aimait pas beaucoup la plupart de ses confrères. Il n’aimait pas non plus beaucoup les directeurs!... Ah!... Il n’aimait pas non plus beaucoup les critiques. Il avait ses raisons pour cela, et il les donnait volontiers sans trop se faire prier. Il racontait sur les uns et sur les autres beaucoup d’anecdotes où ils ne jouaient pas, en général, des rôles très favorables.
Mais il aimait beaucoup la société des femmes, et je crois qu’elles ne détestaient pas la sienne. Il était fort galant et empressé auprès d’elles. Il savourait leurs mots et d’autant plus qu’elles le régalaient davantage par leur bêtise, leur cruauté ou leur rosserie, et réalisaient ainsi son idéal qui n’était point tendre. Ai-je besoin de dire qu’il était fort misogyne.
Et cette page, parue en tête d’un grand quotidien du matin, est anonymement signée Tout-Paris; pis, l’impression en petits caractères décourage presque le lecteur. Quelle prudence et quelle modestie! Parmi tant d’encre sympathique répandue sur la tombe du mort, j’ai pensé que ces quelques lignes étaient celles qui lui ressemblaient le plus. Comme Henry Becque les eût aimées, ces lignes, surtout écrites sur un autre; et même imprimées de son vivant, je crois qu’il les eût préférées à l’éloge de certains.
Voilà pourquoi je les reproduis.
Mardi, 16 mai.—Onze heures, aux Folies-Bergère. —La souplesse étirée et robuste des corps d’acrobates et des nudités de danseuses, l’aspect de longues fleurs des unes dans le remous des jupes évasées en calice, les jambes fines apparues comme deux pistils, le cambrement brisé des tailles renversées en arrière, tels des grands lys après la pluie, et, balayant soudain le sol, les flots éployés des chevelures; tout cela en vérité forme un vivant, capiteux et captivant spectacle... et après la valse-tourbillon des Dante, cette valse où, vibrante comme une tige d’acier et puis fluide, on dirait comme l’eau, une si étrange fille se contourne et se ploie avec des mollesses d’étoffe, après les exercices de force des hallucinants Paxton, pareils à deux Dioscures dans la soie brillantée de leurs maillots blancs: c’est la gaieté, la furia, la fleur de sang, de santé et de joie, le parfum d’œillet, de jeunesse et de jasmin aussi de cette incomparable fille, toute de souplesse et de déhanchement dans sa mantille et ses pampilles noires, qui a nom la Guerrero.
La Guerrero, c’est-à-dire l’Andalousie en personne cambrée et cabrée dans une Malagueña qui flambe, pétille et qui sent bon, la Guerrero, le plus délicieux visage que j’aie encore vu depuis Miss Saint-Cyr, sur la scène des Folies, la Guerrero, ce bijou rose et noir, cet œillet de chair vive, cette jonquille qui danse, ce grelot d’or d’une veste de torero.
Un vrai spectacle où conduire une femme grosse; on serait sûr d’améliorer la race, si toutes les Parisiennes, en voie d’être mères, allaient voir jouer chaque soir les muscles des Paxton et la taille onduleuse des Dante et de la Guerrero.
Jeudi 18 mai, 9 h. 1/2.—La fête de Vaugirard, boulevard Pasteur, à l’angle des rues de Sèvres et Lecourbe. C’est là que le mouvement, le tumulte et le brouhaha sévissent, c’est le rond-point choisi par tous les manèges: manèges de chevaux de bois, manèges de cochons, balançoires, ballons et montagnes russes. Tous sont pris d’assaut, et, chargé de familles, tout cela tourne, se croise, se rencontre ou paraît se rencontrer, s’effleure et se frôle presque, emporté dans tous les sens, sens parallèles et sens inverses, dans un tourbillon de lumière et de cris.
C’est un vertige: des paillons luisent, des jupes s’envolent, des têtes se renversent, des animaux se cabrent, fantasques et chamarrés d’étoffes: une vraie charge de l’apocalypse.
C’est une chevauchée de garçons et de filles: les uns gouaillent, les autres délirent. Que de chatouilles, que de bras éperdus et que de rires, que de virginités compromises! C’est la course à l’abîme se ruant en cercle au-dessus des têtes et des épaules de la foule; il y a là des vestons et des blouses, des chapeaux, des casquettes et des casques de cuirassiers permissionnaires; et tous, bouches bées, les yeux écarquillés et ravis, regardent monter dans le ciel les couples des balançoires, passer dans une trombe, sur le dos des licornes, les couples des manèges, Polyte avec Titine et Mélie avec Dumanet; des prunelles s’allument quand se découvre une cheville; et ce fracas qui roule là-haut, dans les cimes d’arbres, c’est le wagonnet des Montagnes-Russes. C’est un sabbat, c’est une féerie, et l’assourdissante rumeur des orgues! Et tout cela, dans la lueur verte et mouillée, comme laiteuse, des marronniers en fleurs, toute une avenue d’arbres pareils à de grandes girandoles de cire, et parmi les feuillages, c’est le papillotement continu, le clignotement imprévu de tant de lampions et de tant de verres de couleur! là-bas, dans le carrefour, c’est l’incendie tournant, ce sont les geysers de flammes des manèges en marche, et les omnibus passent, ébranlant les pavés, et passent aussi, hués par la foule, des fiacres et des fiacres. L’azur nocturne est troué d’un va-et-vient de balancelles; la Grande Roue de l’Exposition, illuminée, se profile en clartés au-dessus des toits; c’est fou, abracadabrant, grouillant et coloré comme un tableau de Cornélis de Moor: c’est compliqué, fantasque et virevoltant comme une composition de de Feure. A l’angle de la rue de Sèvres, sous un immense dôme peint de pseudo-fresques de Tiepolo, tournoie un manège de lapins blancs gigantesques; ils galopent trois par trois, les oreilles droites et droite la queue, enrubannés de bleu-céleste et mordant sournoisement un énorme louis d’or: c’est le clou de la fête.
La foule se rue sur les lapins, les femmes surtout. Oh! la joie des petites apprenties enfourchant l’animal détesté... la course aux lapins: Parisiennes, quel symbole!
Le manège concurrent est installé près de la rue du Château, des pancartes en promènent l’annonce dans la foule: «Elles arrivent, les Vaches sont arrivées.» Les vaches et les lapins; les cochons ont vécu, les cochons sont détrônés.
Les vaches et les lapins, l’engouement et la joie populaire de Paris, à la veille de 1900. Quel document pour la postérité!
Lundi 22 mai.—Théâtre Sarah-Bernhardt: la Tragique histoire d’Hamlet, prince de Danemark. Hamlet, le rôle le plus complexe et le plus difficultueux peut-être de tout le théâtre de Shakespeare, mettons même de tout le théâtre, celui, dont la philosophie hésitante et triste a fourni le plus de gloses et de commentaires aux penseurs comme aux critiques, le personnage dont l’interprétation a déchaîné le plus de polémique et passionné et divisé le plus de partisans: l’Hamlet gras et robuste, sorte de géant blond, l’irrésolu et mélancolique Hamlet des Anglo-Saxons, qui veulent voir dans le prince à l’haleine courte de Shakespeare un Danois lymphatique et lourd de bière aux indécisions tout à coup écroulées en colères de brute, puis l’Hamlet raisonneur et soudain égaré, espèce de fou furieux déjà mûr et barbu, qu’ont imposés ici, à l’imagination des foules, l’Hamlet-Faure de l’opéra d’Ambroise Thomas et l’Hamlet Mounet-Sully de la traduction de Paul Meurice, et enfin l’Hamlet rêveur et halluciné, marchant à travers les brumes de sa folie parfois feinte et réelle parfois, volonté tour à tour naufragée et surnageante, que tout Londres applaudit et chérit dans Irving, un Hamlet imberbe, cette fois; et puis, s’il faut les nommer tous, l’Hamlet travesti qu’abordèrent déjà la tragédienne Leroux et la Diligenti dans ses tournées de Milan à Nice;... personnage d’autant plus écrasant que chacun après la lecture (et tout le monde a lu Shakespeare), s’est fait un idéal différent du héros, héros de drame ou de légende, selon les tempéraments: autant de moules à briser, pour qui veut imposer à nos souvenirs un autre Hamlet de sa création.
Il appartenait à la créature d’énergie et de volonté qu’est madame Sarah Bernhardt d’avoir cette généreuse audace.
Dans une ingéniosité de mise en scène qu’elle a trouvé moyen de renouveler, elle donne un Hamlet contracté, volontaire, obstiné, aux yeux aigus et à la bouche amère; un douloureux et torturé Hamlet, ivre de dégoûts et de tristesse, dont les éclats de fureur ont plutôt l’air de spasmes; un Hamlet malade de la maladie du siècle, dont les nausées se crachent en soudaines invectives, conseils à Ophélie, bourrades à Polonius, pour retomber dans des lassitudes qui sont des dédains accablés.
Cet Hamlet-là est peut-être un peu cousin germain de Lorenzaccio... à moins que le souvenir obsédant d’une création fameuse n’ait gêné mon libre arbitre! madame Sarah Bernhardt avec son profil délicat et pur, la souplesse nerveuse de son corps si jeune, sa bouche de menace et ses yeux qui parlent, a peut-être, à mon gré, trop de race et trop de félinerie italienne pour l’indolent et lourd prince de Danemark; le Danois devient presque un Florentin avec elle; mais cela tient à la finesse même de son physique.
Toutes ses scènes avec Polonius, ses dialogues avec Ophélie, ses reparties aux comédiens, ses façons d’éconduire Guildestein et Rosencrantz, le ton dont elle dit «des mots, des mots», son «Va-t’en au couvent!» à son effarée et implorante fiancée, ses couplets sur la flûte et sur le nuage à forme de belette, puis de chameau, sa tristesse écœurée des railleries, la fatigue énorme de son mépris pour cette cour cynique et criminelle de sicaires et de complaisants; tout cela est merveilleux et saisissant de composition, de mimique et d’attitudes.
A l’acte de la comédie dans le palais, pendant la représentation du Meurtre de Gonzague, madame Sarah Bernhardt a, pour surprendre le trouble et l’aveu du roi, des rampements et des fixités d’yeux de chat sauvage, une façon d’approcher sa torche de la face du coupable qui donne froid dans le dos, et la captivante mise en scène d’un archaïsme si précieux de tout cet acte!
Dans la salle, quantité d’Anglais et d’Anglaises, curieux de voir interpréter le rôle d’Irving par mistress Sarah Berneart, quantité surprenante aussi de dames en cheveux courts, en jaquette de drap et petit col d’homme, que tous les John Bull de l’assistance s’obstinent à prendre toutes pour autant de Louise Abbéma.
Jeudi 25 mai. —31, rue Washington, dîné chez madame Judith Gautier, la fille du grand Théo, cette médaille syracusaine devenue, par la culture d’elle-même, une Japonaise d’Hokousaï, face régulière et pâle, on dirait modelée dans du kaolin, sous les cheveux noirs comme de l’encre de Chine.
Madame Judith Gautier est aussi directrice de théâtre, un merveilleux théâtre de marionnettes, où à la fois impresario, machiniste, décorateur, régisseur et costumier, elle modèle et sculpte de ses mains les personnages des drames qu’elle représente. Un petit cercle d’élus a déjà applaudi sur cette scène la Valkyrie et Parsifal pour l’œuvre de Wagner, et Une larme du Diable, de Théophile Gautier; et les drames wagnériens furent bel et bien joués avec chœurs et orchestre comme à Bayreuth. Cette année, enfreignant les statuts de la Société des auteurs, madame Judith Gautier monte sur sa scène un drame en vers dont elle est l’auteur, Tristane.
Comme elle me dit elle-même en me communiquant les maquettes des décors: «Cette fois, j’aurai tout fait, les acteurs et la pièce» et comme je m’extasie sur l’ingéniosité de ces maquettes: «Que serait-ce si vous aviez vu celles de la Valkyrie? soupire-t-elle; j’avais alors un collaborateur précieux, un jeune peintre, René Gérin. Pauvre garçon! mort à trente ans! Voyez s’il avait du talent...» Et prenant une lampe, elle l’approche d’un grand tableau où trois sirènes à la chevelure d’algues bercent le sommeil d’un chevalier d’une musique de coquillages, de madrépores et de coraux. «Quelle jolie imagination! et pourtant, ce n’est qu’une ébauche!»
Sur l’andrinople des murs, autour de nous, dans le salon, rasant presque les coussins des divans, c’est une galopade grimaçante de dieux indous, de masques japonais, d’armes d’Orient, de foukousas et de Bouddhas çà et là, un portrait de Wagner, le dieu du lieu, un autre de Gautier, puis un de Leconte de Lisle, et des pochades, dont l’une de Sargent, représentant la maîtresse de céans, interrompent cette fresque de soie et de bronze. Sous le rond lumineux de la lampe, nous feuilletons maintenant les albums du Japon. Il y a là des estampes amusantes aux détails exquis et minutieux: des poissons et des fleurs; des singes se balançant dans des guirlandes, et toute une animalité s’ébroue, souriante et malicieuse, parmi une végétation de rêve, que je préfère même aux scènes de personnages et de guerriers. Une page me requiert entre toutes, celle où deux lapins, un noir et un blanc, s’allongent en courant sur la crête des vagues; et l’atmosphère de ce logis de chimère et de rêve, l’ambiance même de cet appartement parisien où la fille de Gautier s’attarde et se complaît dans des évocations d’un Orient légendaire, me semblent résumés dans cette estampe du Japon, représentant la galopade de deux lapins-fées sur la mer!
Dimanche 4 juin.—Aux Acacias, onze heures du matin. Soleilleuse, poussiéreuse, avec ses maigres ombrages et ses verdures comme farineuses, c’est, sans contredit, la plus laide et la plus banale des avenues du Bois; aussi la mode l’a-t-elle adoptée; et sous les tricycles à vapeur et les automobiles, qui la sillonnent à des allures de locomotive, elle s’étend, ce matin, plus particulièrement laide encore, déshonorée par les buvettes en plein vent et les éventaires de flore commune installés là en vue de la Fête des Fleurs, la fête de la veille qui va se continuer aujourd’hui après le Prix d’Auteuil.
Sur tout son parcours, ce sont des tables dressées, des bâches tendues et des tréteaux les uns chargés de piles de verres, les autres de tas de pivoines et de bleuets amoncelés par les marchands; des litres rafraîchissent à l’ombre dans l’eau douteuse de seaux en zinc; des papiers gras jonchent déjà les gazons et dans les taillis, des fleuristes populaires ont apporté leurs chaises et ficellent fiévreusement des petits bouquets de deux sous, tandis que, vautrés dans l’herbe, les hommes ronflent à poings fermés, cottes de velours et vestes de toile bleue de rôdeurs de barrière, qui se réveilleront vendeurs à l’heure de la fête. Dans toute la travée de l’avenue, c’est une colonne d’âcre et chaude poussière, et le bois cher à M. Alphand fleure aujourd’hui une odeur canaille et commerçante de matinée du 14 Juillet.
De rares promeneurs, mais d’une élégance vernie, nickelée presque, des robes trop neuves, des jaquettes trop sanglées, des bijoux trop voyants et parmi les chaises de la Potinière, un bavardage à voix trop haute, des voix de tête aiguës, tout un vacarme de perruches en délire, mais pas une figure où l’on puisse mettre un nom; mademoiselle Charpentier, cependant, la fille de l’éditeur, mademoiselle Frantz Jourdain, Lucien Muhlfeld, Helleu, le peintre des élégances frêles; Zadoc-Kahn, et dans les teuf-teuf qui descendent à fond de train sur Longchamp, toutes les têtes des courtiers du bibelot et des commissaires-priseurs des ventes célèbres, tous les profils aperçus, l’avant-veille encore, aux enchères de la vente Talleyrand-Valençay, très peu de Viv’ l’armée pour parler le langage du jour, mais pas mal d’amis du colonel Picquart et de petites madones de la Revision... L’arrêt de la Cour de cassation, l’arrestation de du Paty de Clam et le retour de Zola, songez quelle victoire! On sent que tout ce monde-là est en joie et vient étaler là son triomphe. Deux promeneurs mélancoliques: «Nous sommes vaincus. —Nous n’y avons pas mis le prix, que voulez-vous?»
Devant le tir aux pigeons, toute une escouade de braves Pandores, les sergots réquisitionnés pour la fête déjeunent gaiement, installés sous les arbres.
Midi et demi.—Au Pavillon d’Armenonville, à l’avoine. —Ici, de la fraîcheur, une lumière douce, atténuée par de profonds et grands ombrages, un cadre d’élégance affinée et de haut luxe; le miroitement des argenteries et des cristaux à travers les glaces sans tain de la véranda, l’ombre verte des feuilles reflétées dans les tables laquées de bleu tendre, et parmi les ébrouements des chevaux, les cliquetis des mors et des gourmettes, les grincements des roues et les étincellements des harnais, des shake-hands, des jolis rires, des propos à bâtons rompus, des bonjour pour le plaisir de montrer les dents et de tendre une petite main surchargée de bagues, un va-et-vient de robes claires et de souples tailles gaînées de broderies sous d’imprévus virements d’ombrelle.
Ce sont les édifices extravagants et pointant haut vers le ciel des chapeaux de femmes, que lance aujourd’hui la mode; les premiers pantalons blancs arborés en même temps que les grands feutres gris à ruban de couleur par les hommes, et c’est Balthy anguleuse et dégingandée, tel un croquis de Toulouse-Lautrec, et c’est Cahen d’Anvers dans une charrette-tonneau bondée de jolies femmes, et c’est Nelly Newstraten, rose de la tête aux pieds dans une écumante robe de guipure, et si blonde, Nelly qui déjeune avec un grand seigneur vénitien, et combien d’autres encore! Les uns arrivent, les autres passent. Impossible de trouver une table, et parmi les nuances fondues des toilettes et du décor, pareil à une gerbe rouge de coquelicots, sanglé de vestes écarlates, l’orchestre prévu des Tziganes versant là sur tous ces déjeuners la veulerie égrillarde de leurs polkas et la fadeur langoureuse de leurs valses.
Propos d’une heure: quelques tables: —Vous avez vu les Acacias ce matin? —Oui, ils étaient tous sortis. —Très gai, l’avenir qu’ils nous réservent; ça va être pour nous la captivité d’Egypte...
A une table plus loin. —Ballot-Beaupré est insoupçonnable, c’est une conscience, tandis que votre Quesnay... —Ballot-Beaupré, je vous conseille d’en parler.
Autre table. —«Les La Gandara, moi je ne sors pas de là; sa princesse de Brancovan-Chimay sera un des portraits du siècle; avez-vous remarqué les mains, comme c’est traité, et quelle race dans la raideur un peu voulue de la taille; on sent que cette femme-là s’assoit sans jamais s’appuyer, comme nos aïeules au grand siècle, et cette maigreur, et la tête trop petite, accentuée encore par la volumineuse coiffure; et je vous fais grâce du fini des étoffes: il fait chanter le satin comme Velasquez. —Oui, on sent que cette petite femme-là est née pour être duchesse, mais j’aime autant le portrait de madame Salvator; c’est campé comme un personnage de musée, et la trouvaille des deux mains mettant la rose à la ceinture, on dirait un objet d’art, je ne sais quelle précieuse et vivante agrafe! Quel motif de fermoir pour Lalique! Voyez-vous, en jade, là, ces dix doigts posés sur une fleur d’émail, et puis le rose mat de la bouche, est-ce assez la manière de Whistler —Ou de Vélasquez. —Vous l’avez déjà dit, vous savez de qui il a commande pour portrait? —Non. —De Joseph Reinach; il est en pourparlers pour peindre mademoiselle Reinach. —Naturellement, peintre attitré des princesses, il peint la fille du souverain: c’est la consécration officielle du talent. —Mieux, je parie qu’il a demande d’achat pour le Luxembourg.
Autre table. —Et vous n’avez pas vu Marchand? —Non. —Vous avez perdu: très intéressant, tête sympathique, des yeux clairs regardant droit devant eux, un air de force et de confiance, le sourire un peu triste. —Il y a de quoi. —Mais si simple et un joli geste de mains croisées sur la poitrine, l’air apôtre. —Oui, Jules-Lemaître l’a dit, une tête de missionnaire. —Qui connaîtra le martyre. —Et la foule, la rue, si vous aviez vu sa physionomie ce jour-là! ça valait la peine. —Oui, l’atmosphère des fêtes russes à la venue du tsar. —Soit, mais tout l’élan d’un peuple, l’ivresse des foules vers le symbole d’une force. —Oui, le besoin de se donner un maître. —Au lieu d’en avoir trois cents, j’aimerais mieux un seul. —Oh! oh! Seriez-vous du coup d’Etat! —Coup d’Etat, quelle folie! Oh! ils en ont eu assez peur; l’ont-ils assez escamoté, le héros de Fachoda? On avait même caché son itinéraire, et l’absence de drapeaux aux monuments, et les brigades centrales campées dans les massifs des Champs-Elysées, tout à coup debout pour barrer le passage à la foule ruée, hurlante de joie, derrière le landau de Lockroy et, si la police n’avait pas joué des poings... —Et du plat du sabre. —Peut-être, mais il faut l’ordre avant tout; oui, sans cela cinq cents voyous entraient à l’Elysée derrière la voiture du ministre. —Seriez-vous révolutionnaire à ce point? —Non, j’attends.
Autre table. —Et madame Paulmier, dans la foule, sous le balcon du Cercle militaire. —Oui, et criant à tue-tête: «Vive l’armée!» —Dans la matinée j’ai vu bousculer par des agents un pauvre homme qui n’en disait pas plus. —Alors, ce soir-là, il aurait fallu arrêter plus de cinq cents femmes, c’étaient les plus enragées. —Le mystère des foules, l’ivresse de la force. —C’était beau quand même, ce balcon pavoisé, toutes ces chamarrures, ces dorures d’uniformes tassées autour de la poitrine de ces moustaches grises, l’émotion de tous ces officiers, de tous ces généraux en s’entendant acclamer par le peuple, les fleurs jetées du balcon sur les manifestants, toutes les fleurs envoyées depuis le matin au Cercle militaire que les officiers lançaient sur la foule en remerciement, et la face illuminée, presque extatique de Marchand, la poitrine haletante d’émotion, trop ému pour parler et, au moment où il allait le faire, Lockroy le prenant gentiment par la taille et lui faisant quitter le balcon, Marchand et sa tête brunie de héros doucement emmené par le petit vieillard blanc. Et le lendemain, il partait dans sa famille en congé de convalescence, et voilà comment on évite les révolutions.
Trois heures.—Auteuil, au pesage, devant la tribune des courses. —Que de toilettes en guipure et en broderie écrues! Onduleuses, étroites, moulant les hanches, jamais les robes n’ont été si merveilleusement adéquates au corps, et jamais les femmes n’ont eu si accusé l’aspect de longues fleurs sur tiges ou de merveilleuses vipères dressées sur elles-mêmes. Mais que de broderies, mon Dieu! Il y a abus; on croirait que toutes se sont donné le mot pour s’enrouler dans leurs stores, les stores en broderies bise et crème des somptueux appartements.
Tout à coup, des cris: «Vive Loubet! Vive le Président!» Ils retentissent à l’entrée du pesage: ce sont les amis de l’Elysée qui l’acclament. Cette ovation se passe derrière la tribune; M. Loubet vient d’y pénétrer avec les ministres et le président du conseil. Devant la pelouse, des cris de: «Vive l’armée!» répondent; c’est comme une traînée de poudre, la foule se porte en masse devant la tribune présidentielle, hurlant et vociférant des «Vive l’armée!» et «Vive la France!». Les «Vive Loubet!» sont étouffés, et comme des agents interviennent, malmenant les manifestants, on crie maintenant à tue-tête: «Panama!» et «Démission!» M. Loubet se lève et répond en saluant à ceux qui l’acclament. Sous la tribune, ce sont des scènes de pugilat, des injures, des gifles et des coups de poing; des femmes frappent à coups d’ombrelles, on se traite de juif, de faussaire, d’Esterhazy, de Prussien et de Paty de Clam. —M. le comte de Dion, venu se camper sous la tribune avec quelques jeunes gens pour y crier: «Vive l’armée!» est bousculé, appréhendé, frappé et jeté à terre par les agents: on l’emmène. Le tumulte est indescriptible, la mêlée générale. Dans l’effarement, l’escalier qui conduit à la tribune présidentielle est demeuré libre: un homme s’y précipite, l’escalade et arrive à niveau du Président, l’interpelle avec violence et lève sa canne. Le huit-reflets de M. Loubet est bossué, l’homme immédiatement cerné par la police est saisi, frappé et emmené sanglant: c’est le baron Christiani.
Quatre heures. —Derrière la tribune, même tumulte, même foule hurlante et houleuse, altercation très vive du comte Boni de Castellane et du préfet de police, M. Blanc. Des escouades de sergents de ville arrivent au pas de course: encore des pugilats, et encore des arrestations. Puis, voici un détachement des gardes républicains à cheval demandé en toute hâte à la préfecture. Vive l’armée! encore; ce sont les gardes qu’on acclame; ils viennent assurer le départ des ministres et du Président. M. Dupuy, déjà sur le perron avec M. Lockroy et son secrétaire M. Ignace, scrute obstinément dans la foule; les cris augmentent, les gardes repoussent la foule de la croupe de leurs chevaux; ils ont le sabre au clair, et sous la protection de la force armée, M. Loubet monte dans la première voiture avec le général Bailloud. Les autres suivent, et l’Elysée défile entre les sabres au clair et les cuirasses de l’escorte. A la sortie, des œufs crus lancés par la foule viennent s’écraser dans le landau du Président, M. Loubet s’essuie la joue, c’est la journée des œufs après celle des harengs.
M. le Président de la République a pu savourer, aujourd’hui, toutes les joies de la popularité.
Lundi 5 juin.—Onze heures du matin, au Bois, entre le champ de courses et la mare d’Auteuil. C’est la solitude de l’été sous les couverts comme sur la pelouse, tant la journée s’annonce accablante; les tribunes, toutes proches, apparaissent lointaines, comme évaporées de chaleur; des cris de cigales dans les gazons ardents; un silence fait de mille bruits d’insectes et d’herbes qui se fanent; le silence crépitant des lourdes matinées d’août. Pas une amazone, pas un cavalier sous la verdure immobile des allées; à l’ombre chaude d’un chêne, un groupe de faucheurs déjeunent, leurs faulx posées près d’eux.
Un bruit de grelots, un glissement rapide et velouté dans la poussière; pantalonné de blanc, le torse droit dans le veston de drap noir, le panama sur les yeux, c’est M. Henri de Rochefort qui passe à bicyclette; madame de Rochefort le précède, quelques amis les accompagnent, une victoria les suit.
Le temps de soulever mon chapeau, ils sont déjà loin! Loin, les acclamations, les cris et le tumulte de la journée d’hier!
Je rentre en traversant la piste même du steeple, paysage anglais coupé de haies et de rivières, qu’une passerelle de bois traverse en semaine, pour la commodité des piétons; dans les osiers et les lentilles d’eau des grenouilles coassent, leur chœur rauque et monotone monte au soleil comme le chant même de la prairie, et, à plat ventre dans les graminées, un charpentier, un des ouvriers employés à la réparation des tribunes, guette, épie la rêverie somnolente des grenouilles, et allongeant brusquement le bras au fond de l’eau, cherche à saisir l’une d’elles. Voilà un électeur que n’a guère ému, j’en suis sûr, la manifestation dont les feuilles, aujourd’hui, sont pleines; et l’ami qui m’accompagne et qui a lu dans mon sourire, résume en trois phrases courtes la philosophie de la situation. «La grenouille, le peuple la pêche, les députés la mangent, il y en a même qui l’épousent.»
Même jour, dix heures du soir.—Hamlet, l’avant-dernière représentation de madame Sarah Bernhardt. Salle comble, l’annonce du départ de la tragédienne ne laisse plus une place au bureau, la moyenne des recettes est de dix mille; mais le prince de Danemark est bien las, il a joué deux fois dans la journée d’hier, le soir et en matinée, et sa voix demande grâce. Un ami, qui revient de la loge de l’artiste, me dit qu’Hamlet rayonne; madame Sarah Bernhardt est une ardente révisionniste et les événements de samedi, ceux de la veille aussi, qui donnent gain de cause à ses amis, la mettent en joie. Comme je m’informe des visiteurs de la loge, sur le nom du docteur Pozzi (je viens de le voir dans la salle). —«A propos, elle va fonder un dîner, le dîner des opérées, toutes celles que Pozzi a guéries; naturellement, aucun homme, excepté l’opérateur. C’est Sarah elle-même qui en prend l’initiative avec Séverine.»
Séverine! madame Sarah Bernhardt! Toutes unies dans le culte du colonel Picquart, c’est la communion nouvelle, la religion des belles âmes et des intelligences hautes; et puis il n’est pas mauvais de proclamer l’amour de l’Innocent à la veille d’une tournée à l’étranger. A Londres comme à Milan, à Naples comme à Munich et même à Bruxelles. Allemands, Italiens, Anglais, Hollandais et Belges, tout le monde est révisionniste, et c’est l’acclamation de la femme avec le triomphe de l’artiste.
Dans la salle, au balcon, vêtu de gris cendre, le gris velouté et doux des costumes de femmes, le Sâr Joséphin Péladan, Sâr, Mage et Ethopoète; une barbe, et une chevelure assyriennes le dénoncent à la curiosité du public; la Sârine auprès de lui, coiffée d’un volumineux chapeau blanc, où s’érigent deux ailes de cygne, le casque de Lohengrin... Que de gestes, que de cycles!
Jeudi 8 juin.—A l’Opéra-Comique, Cendrillon.
Ah! le joli conteur qu’est M. Albert Carré, et quels bons illustrateurs de son texte il a trouvés dans Carpézat, Rubé et Jusseaume. Madame de la Haltières et ses deux pécores de filles sont parties au bal de la cour, et Cendrillon Cendrillonnette est demeurée assise, seule, au coin de l’âtre, où elle rêve, et du prince et des splendeurs du bal; et voici que les tapisseries s’animent, que le fond de suie de la cheminée s’éclaire et sous leurs grandes ailes de phalènes, voici l’essaim des fées et des lutins, fées diaphanes et farfadets bleuâtres tissant au clair de lune la robe d’apparat, la robe argentée et changeante qui fera princesse l’humble Cenerentola du conte; puis voici, affalé sur son trône et incurable de mélancolie, le Prince Charmant Emelen, le prince obstinément silencieux et désespérément inattentif au concert champêtre des jolis sonneurs de viole et de flûte d’amour; puis voilà l’adorable ballet des dames joueuses de mandoline.
Oh! le joli plongeon de leur robe bouffante sous le galant manteau de cour, les saluts et les passades de leurs cavaliers en pourpoint busqué vert-amande et le papillotement, le mouvement et la coquetterie altière de ce divertissement de Mariquita, que pourrait signer Roybet, tant il chatoie de satins et de velours... Et le Corot du troisième acte, la symphonie lunaire de l’arbre des fées avec les rondes de nymphes dans les lointains de brumes, et la descente lente, lente de la branche de l’arbre au-dessus des amants... et la véranda toute ruisselante de fleurs du quatrième, la ville vue à vol d’oiseau à travers des échevèlements de pivoines, de roses et de volubilis frissonnant et mouvant comme dans une estampe d’Hokousaï; et dans le palais italien l’apothéose, à travers les colonnades de marbre, d’onyx et d’agate, le défilé des princesses, celles d’Orient et celles des Pôles, des Byzantines et des Barbares venant tenter en vain l’emprise d’un cœur que le prince n’a plus.
Mais voilà, la musique est de Massenet et les coccinelles sont couchées et l’inspiration du musicien a imité les coccinelles. La Cendrillon qu’il nous donne n’est que la petite fille d’Esclarmonde et de Manon, et combien affaiblie! une très neurasthénique petite fille qu’il faudra conduire à la Bourboule, pour la débarrasser de gênants souvenirs.
Mais M. Albert Carré demeure un bien beau conteur; que n’a-t-il aussi écrit la musique!
Vendredi 16 juin.—Leurs derniers vendredis; quatre heures et demie, à la sculpture au milieu de la jolie colonnade en hémicycle du Champ de Mars, devant l’Eve de Rodin. Un suave et deux délicieuses. —Non, par cette chaleur nous conduire ici, c’est de la folie! —Regardez le Rodin, ça vous rafraîchira. —En effet, cette Eve donne froid, si jamais l’on m’y repince. —Oui, c’est bien la dernière fois. —Fleuve du Tage, je fuis vos bords heureux. —De quoi vous plaignez-vous,—je vous ai révélé les Auburtin. —La pêche au gangui, une belle mer bleue, mais que de soleil! j’en avais chaud. —Je vous crois, en rade de Marseille. —Mais sa forêt de la mer est d’un glauque frigide. —On avait besoin de cela après l’Anquetin; vous aimez les Blanche? —Oui, c’est un peintre. —Mais quelles détestables opinions; antirevisionniste, il retarde. —Mais sa peinture avance, j’aime surtout ses Liseuses en blanc, parce que le portrait de l’Ouvreuse avec madame Willy et le chien. Vous savez? Monsieur, madame et bébé. —Vous en êtes là, un peu vieux, mon cher, je préfère son Chéret. —Peuh! le Paganini du pinceau, ça plafonne. —Comme une affiche, c’est un symbole. Tout ça ne vaut pas la petite femme en jaune de Prinet. La petite femme au canapé, c’est peint comme en 1840, mais cela vous plaît à vous; vous êtes rétrograde, vous étiez mercredi chez Bailby? —La revue de Francis de Croisset, étourdissante, ma chère. —Dire que je n’ai pas vu ça, on ne va pas la donner chez Marguerite Deval? —Non, Félicia a créé un Hamlet, non! C’est inimaginable comme elle a pigé les trucs de Sarah, le décorticage le plus féroce, le débinage le plus spirituel des tics et des procédés de la Divine, quelle caricaturiste que cette Félicia! Que n’ose-t-elle jouer cela à la Renaissance, elle ferait courir les foules. Eh! l’Hamlet prodigue. —Non, prodige. A propos, est-ce que l’infante Eulalie y était? —Non, ni elle, ni la comtesse de Lima.
Samedi 17 juin. —La conspiration de l’Œillet blanc, le complot de muscadins, la dernière invention de M. Dupuy, le legs du ministère d’hier au ministère de demain... Dire que nos gouvernants n’ont trouvé que cette bourde pour expliquer la mobilisation de troupes de dimanche; un véritable corps d’armée mis en marche autour de la promenade de M. Loubet à Longchamps: trente mille fantassins et cavaliers, sortis de toutes les casernes de Paris, pour protéger le Président contre un coup de main de royalistes, prudemment déposés à l’ombre.
Et l’interrogatoire des accusés, celui du comte de Dion entre autres, renouvelé, on dirait, des tribunaux comiques de Jules Moinaux, et, à la réponse du comte de Dion: «J’ignore complètement le club de l’Œillet blanc, et me demande même où le tribunal a puisé les renseignements établissant l’existence d’un cercle de ce nom», le président de la correctionnelle ne trouvant que cette brid’oisonnerie: «L’existence de cette Société a été affirmée par la presse.»
La presse renseignant la police et la magistrature... le club du Canard blanc, alors!...
Ce pauvre Œillet blanc! si M. Charles Dupuy, au lieu d’être le lourd et madré Auvergnat qu’il est, était un tant soit peu Parisien, il eût hésité avant de lancer ce chimérique bateau de l’Œillet, prudemment averti par un joyeux souvenir, car cet Œillet blanc a existé il y a quelque quinze ans... hélas! Société ultra-élégante et féministe, dont j’ai failli faire partie, sollicité que je fus par le président du cercle d’en être le chroniqueur!
Le président, non, la présidente, car cette Société de l’Œillet blanc, composée de mondaines, de femmes de théâtre et de peintresses, tout unies dans le but de la glorification de la femme, avait comme présidente et fondatrice madame Louise Abbéma elle-même.
Parfaitement. Des noms? Hé, si j’en crois mes souvenirs, mademoiselle Cerny, alors pensionnaire de M. Porel à l’Odéon; madame de Guerre, la sculpteuse; madame Manoël de Grandfort, l’écrivain, en étaient membres; j’omets à dessein les noms de femmes du monde. C’était même plus qu’un club, c’était un régiment dont mademoiselle Abbéma était le colonel. Madame Sarah Bernhardt, sollicitée, déclina l’honneur et le titre de maréchal; enfin, détail piquant, M. Joséphin Peladan, mage, sâr et éthopoète, dirigeait la conscience esthétique de ces dames comme aumônier confesseur; car c’était un régiment de beauté, se mouvant en beauté et se devant à lui-même d’évoluer en beauté, bien avant les théories d’Ibsen. Et tout un roman à cycle du sâr raconta en détail la vie et la psychologie de ses ouailles.
Mais où sont les œillets d’antan?
Dimanche 18 juin.—Trois heures du matin, chez Maxim’s. —Dans le décor fade et lumineux du restaurant remis à neuf: fresques mythologiques et frises de glaces rondes enroulées, on dirait, dans des volutes de bois clair: des faux Ranson pour le motif des encadrements et des pseudo-Franc Lamy pour fresques, ensemble hétéroclite, à la fois brutal et pastellisé qui sonne le glas du Modern Style, des robes de soie fastueuses et pâles, des miroitantes sorties de bal, des chevelures empanachées, des épaules nues, des diamants et même des jaquettes tailleurs; un parterre de femmes trop parées sur plate-bande d’hommes, pareille à un jeu de dominos blanc des plastrons immaculés et noir mat des habits noirs. On soupe par petites tables, les petites tables à globes roses, et sur le va-et-vient des garçons, vogue le térébrant crescendo des valses versées par l’éternel orchestre des tsiganes écarlates, bedonnants et sanglés, œillades et effets de torse, l’insolent escadron des Rigo, tout bouffis de graisse jaune, avec des moustaches en virgules cirées et des gros yeux en boule bordés de deuil comme des billets de faire-part. Et d’autres soupeurs arrivent, on se bouscule, on s’installe. Pas mal de mondaines et de ménages d’artistes, mêlés, cette nuit, au public des cocottes; les uns sortent de la soirée Ollendorff, les autres de la redoute de Gil Blas.
—Georgette Leblanc, quel triomphe, elle a dit le Balcon, de Baudelaire. —Comme Bady! —Non, c’est autre chose et puis quelle ligne, quelle attitude! Cet élan de tout son être, comme jailli hors du sol, dans cette gaîne de velours noir, et la soudaine éclosion des bras et de la gorge, cette nudité sertie comme une fleur de chair rare hors de cette tige d’ombre. —Et vous l’avez éreintée dans Carmen. —Naturellement. Mon admiration n’a pas signé le bail. —Et la revue de Max Maury. —Hé, heu, il y a une scène drôle. —La parodie du Vieux Marcheur, la série des amoureux du quatrième avec les pancartes, Un Monsieur monte. —Oui, d’un raide, mais Chambéry est impayable, il a des révérences, des plongeons de croupe et de buste devant les clients sérieux, c’est l’idéale sous-maîtresse de... —Parfaitement, ce garçon-là a la science innée du travesti; moi, je rêve pour lui d’une revuette avec Balthy, lui en fâcheuse androgyne, petit costume Belbœuf, cheveux courts, chapeau cape de Londres, en peintresse fin de sexe, et Balthy en cotte de velours et en veste, ceinture rouge et casquette, en fin déménageur!
Et les nouveaux venus s’abordent, échangent une phrase, un bonjour, mais peu de couples fusionnent; l’affaire, l’odieuse, l’interminable, la sempiternelle Affaire a divisé en deux camps bien tranchés les meilleurs compagnons de l’ancien Paris viveur: ici, le ménage Caran d’Ache soupe avec Fordyce et le peintre Paul Robert; là, les Alexandre Nathanson avec Hermann Paul et Privat d’Anglemont, ex-anti-dreyfusard qui se défend encore.
Parmi les soupeuses de la garenne, une stupéfiante aux cheveux couleur d’étoupe empanachés de plumages mauves et roses; le maquillage est comme praliné, les seins ballottent dans une robe sans corset couleur chair; des perles fausses s’étagent sur un cou rosâtre et poudrederisé du ton des bonbons fondants, et sous ces plumes ébouriffées en crest cette élégance exagérée, érupée et factice, prend un aspect tout clownesque et comique: c’est le grotesque abracadabrant d’un pitre du Nouveau-Cirque, d’un Footit en falbalas de marquise, la folie de prétention d’un chienlit de Bullier, et c’est aussi la vision sinistre d’un voleur à la tire déguisé en femme. Cette fille est vraiment extraordinaire, elle arrive, à force d’extravagance de maquillage et de parure à la beauté d’un symbole, à une grandeur caricaturale: c’est un Beardsley et c’est aussi un Rowlandson; tout le dix-huitième siècle fardé, maniéré, sec, hautain, libertin et cruel se cambre et s’échevèle en cette orgie d’aigrettes, et de plumes, et de mauve, et de rose; c’est la chevalière d’Eon et c’est la marquise de la Houspignolles, et c’est peut-être aussi le marquis de Sade.
Trois jeunes gens en habit noir s’empressent et galantisent autour de ce spectre ou de cette volaille. Les soupeuses de Paris, ah! le beau livre à faire; mais on y perdrait sa santé, toute son énergie, et il faudrait tabler sur vingt-cinq louis par soir.
Mardi 20 juin.—59, rue Lepic, à la soirée Léandre, minuit et demi:
Ces sensualités rythmées de M. Francis de Croisset, c’est la voix chaude et captivante de mademoiselle Laparcerie qui, tour à tour, les mord et les caresse; une voix savante, un peu sombrée, qui, par moments, devient rauque et défaille, comme un roucoulement de colombe pâmée d’amour.
Une musique de Thomé souligne et soutient les gestes et la voix de la tragédienne; comme une ardeur s’émane de toutes ses attitudes, et le public d’artistes entassés là, peintres, graveurs, journalistes et poètes, croient voir s’animer et prendre vie dans la personne même de la diseuse, la voluptueuse image de Théréa.
Dans l’assistance des visages connus, Thaulow, Henry Bauër, Jules Huret, Willy, l’ovale allongé, le sourire à la Vinci de mademoiselle Moreno, le profil arrêté, impertinent de Félicia Mallet et, splendidement belle, mais un peu massive, madame Clovis Hugues apparue sur l’escalier de la loggia.
Vendredi 23 juin.—La cuisine des mots historiques. —Les mots qu’on leur prête, les mots avec lesquels l’anecdote, cette médisance de l’histoire, les clouera au pilori de la postérité, sont-ils inventés pour les besoins de la cause? Qu’importe, s’ils sont vraisemblables et ressemblent à ceux qui les ont soi-disant prononcés.
Mots du soir d’Auteuil échappés, paraît-il, à madame Loubet, après la bagarre du pesage et du coup de canne; la pauvre femme, encore trépidante et bouleversée par les émotions de la journée des huées et des œufs: «Mais c’est indigne, ces cris de Panama, jetés à la face de mon mari; il est absolument étranger à l’Affaire. C’est une calomnie et c’est une victime: c’est tout à fait l’affaire du Collier.»
M. Emile Loubet comparé à la reine: Se non e vero, bene trovato.
Samedi 24 juin.—A Saint-Philippe-du-Roule, midi et demi, le mariage de Pierre Louys, le dernier événement littéraire de la semaine. La bénédiction nuptiale de l’auteur d’Aphrodite aura clos la série des cérémonies élégantes où il faut être vu, où l’on doit se faire voir.
Naturellement, tout Paris est là, le Paris des revues littéraires, le Paris politique (MM. Leygues et Hanotaux), le Paris des salons (les ménages Ganderax et de Bonnières) et même le Paris cosmopolite, puisque la duchesse Paul de Mecklembourg! tous ces Paris-là venus bien plus pour M. Jose-Maria de Heredia que pour le poète harmonieux et l’écrivain sensuel de Bilitis; événement très parisien, comme dirait M. Arthur Meyer, dont les incidents sensationnels et les gloses à commentaires sont fournis par la robe de madame une telle, plus ou moins en beauté, et la tenue du jeune marié. La redingote à collet de velours de M. Pierre Louys, sa cravate mauve et son pantalon gris perle réunissent tous les suffrages. On ne se mariera plus que comme ça; on trouve aussi très bien que M. Pierre Louys ait pris comme premier témoin M. François Coppée; cela est très crâne et a une belle allure indépendante par ces temps de dreyfusisme intellectuel. MM. René Maizeroy et Jean de Mitty ont le succès de boutonnière: on remarque l’œillet blanc de l’un et les bleuets de l’autre, on n’est pas impunément du Petit Chapeau. Madame Henri de Régnier a une bien jolie robe d’un cerise mourant, couleur robe dite singe malade, c’est elle qui veut bien m’en informer, et la princesse de Caraman-Chimay, d’une souplesse mouvante dans une robe si ajustée qu’on la dirait peinte sur elle-même, a plus de grâce encore que son portrait. MM. Paul Hervieu, Abel Hermant et Vandérem, impeccables et lustrés, semblent sortir de chez le même tailleur; M. Auguste Dorchain, avec des gestes d’Antigone, dirige la marche chancelante de M. Sully-Prudhomme. On cherche des yeux la comtesse Diane, elle n’y est pas; madame de Bonnières, d’une fragilité d’héroïne de keepsake dans une humble petite robe de faille noire (on n’est pas plus volontairement simple) promène une langueur si lasse, une beauté si frêle, qu’à la porte de la sacristie, il lui faut une chaise pour s’asseoir; trop faible pour se risquer dans la foule, elle attend patiemment le défilé et recueille les hommages au passage, madame de Bonnières et sa cour; madame Valette, la Rachilde de la Tour d’amour, délicieusement amincie, elle aussi, le profil amenuisé et d’une pâleur de perle, arrive à lui ressembler. Dans un groupe de mondaines, affairée et très agitée, la comtesse Récopé. Enfin, moulée dans une robe vert Nil ou plutôt vert du Rhin tant l’étoffe en est pâlement glauque, voici la baronne Deslandes (la petite Ilse de l’île bienheureuse).
Dimanche 25 juin.—Versailles, les fêtes en l’honneur du général Hoche. Versailles et la solitude de ses grandes avenues ensoleillées, que ne parviennent pas à animer les trôlées de promeneurs et de badauds; il en est venu pourtant des environs et de Paris tout proche de ces trains de plaisir, et de la gare Saint-Lazare et de la gare Montparnasse, et par les tramways de l’avenue de Versailles; les foules processionnent depuis l’aube, attirées là par la charpente du feu d’artifice qu’on tirera le soir. Il y a eu revue de huit régiments dans la matinée. La fête des cyclistes militaires organisée par le Journal a amené aussi pas mal de monde, mais les peuples endimanchés paraissent disséminés dans les interminables voies rayonnant en face du château de Louis XIV.
Le grandiose de ses avenues est tel que les buvettes, les tirs et les restaurants installés sous leurs ombrages ne leur donnent même pas une physionomie foraine; malgré les lampions et les oriflammes, c’est la ville morne et c’est la ville morte, la nécropole et, pis, la caserne, la vaste et froide cour de prytanée militaire où les heures sont sonnées par les fanfares de quartier... atmosphère de préau de prison qui se dégourdit seulement dans les rues avoisinant la petite place; là les mains de filles attirent les uniformes; là c’est la lourde promenade de pantalons à basane; là, ce sont aussi des fanfaronnades pataudes de pauvres permissionnaires engoncés et farauds, toute la pauvre joie de collégiens pressés de jouir de leur jour de sortie et courant vite, dans leur détresse d’êtres abandonnés et simples, retrouver là un peu de famille et de foyer absents. Sur les avenues, attablés aux devantures des cafés, les sous-officiers prennent l’absinthe! Hoche, né en 1768, soldat à seize ans, général à vingt-neuf ans!!!
Mardi 27 juin.—Paulo minora canamus, 27, rue Christophe-Colomb, la soirée de la baronne Deslandes, audition d’œuvres de Gabriel Fauré, récitation par mademoiselle Brandès des Perles rouges, de M. de Montesquiou.
Tout petit incident dans les annales mondaines, mais gros événement pourtant dans le rayon des cénacles et des chapelles littéraires que cette officielle réconciliation des deux âmes longtemps rivales et divergentes dans leurs prétentions à régenter la mode et diriger le goût.
Hortensias bleus d’un côté, iris noirs de l’autre, s’est-on assez longtemps fait la guerre à coups de poètes, de peintres et de tapissiers; Ossit, pseudonyme littéraire de madame Deslandes, avait à peine inventé Oscar Wilde, que M. de Montesquiou exhumait madame Desbordes Valmore; tous deux allaient se faire peindre à Londres et le Burne Jones de l’une répondait au Whistler de l’autre. Y eut-il jamais personne au monde dont les portraits en pied furent plus exposés que ceux de madame Deslandes et de M. de Montesquiou; c’était la course à la réclame. Tous deux avaient leurs poètes, leurs musiciens, leurs peintres attitrés; tous deux, des journaux dévoués à leur gloire; chacun prétendait imposer des nuances et des fleurs, des styles de meubles et de bijoux; le comte aimait les chauves-souris, c’était même là le titre de son premier livre; la baronne avait riposté en affichant une soudaine passion pour un énorme crapaud de bronze en permanence dans son boudoir et s’appelait elle-même la princesse aux grenouilles; et c’était une guerre latente, sinon ouverte, entre l’iris et l’hortensia, la grenouille et la chauve-souris.
Et voilà qu’aujourd’hui l’on fusionne et l’on s’aime! Enterrement des vieilles rancunes, réclame bien entendue ou bien épithalame, et les curieux de la galerie sont navrés.
Vendredi 30 juin.—L’agonie du Salon, le dernier jour de deux Sociétés, la fin des avenues de toile peinte et du hall aux statues de la Galerie des Machines, l’heureuse fermeture... Oh! oui, la chute implorée du rideau sur les dix-huit mille horreurs, pis, les trente-six mille insignifiances du Champ de Mars et des Champs-Elysées... avec la bonne nouvelle, enfin confirmée, de la formation d’un troisième Salon... car, en dépit des démentis, il est né et il existe ce troisième Salon d’une élite, et l’année 1900 verra les envois de la Société nouvelle des peintres et des sculpteurs.
Salon d’une élite! et, en effet, que de promesses et de sécurité dans la liste publiée des membres du nouveau groupe! Et comme elle rassure et nous fait espérer, la Société d’artistes qui réunit les noms de M. Albert Baertsoen, Aman Jean et J. W. Alexander; puis, voici Franck Brangwyn, l’homme à la vision prestigieuse, le peintre aux toiles rutilantes, harmonieuses et fondues comme d’admirables tapis persans; Charles Cottet, le maître de l’observation sincère et puissante, le Cottet du Finistère et des Bretons; André Dauchez et la mélancolie prenante de ses paysages, la sécheresse voulue, la consciencieuse étude de ses terrains et ses ciels, André Dauchez, le poète austère et combien attendri des vastes étendues, le Dauchez des marais, des berges abandonnées et de la rase campagne... Gaston La Touche, fantaisiste lumineux, qui se souvient de Turner, peintre de somptuosité et de rêve, dont je revois encore la vasque et le jet d’eau s’échevelant dans le fondu d’un crépuscule de féerie, parmi un tourbillon de cygnes nageant... le Sidaner, cette poésie et cette intimité, le coloriste de l’ombre, le Sidaner et ses canaux de La Haye; Henri Martin, René Menard, classique et nostalgique comme un soir de la grande Grèce; René Prinet et la grâce exquise, la sobriété de haut goût de ses intérieurs; Lucien Simon, le Monsieur des Lutteurs bretons, un des hommes de demain, disons même, d’aujourd’hui, et, alors, le maître de tous et la gloire du Champ de Mars de cette année, la palette la plus savoureuse, l’homme à la matière admirable, le poète du ciel et de l’eau; Fritz Thaulow, dont les deux toiles me hantent encore... Oh! le bleu profond et si léger pourtant du ciel de sa cour de ferme, l’ombre portée des branches de pommiers sur les terrains vert-de-grisés d’humidité, et le vitreux, le glauque, on dirait strié de fiel, du large remous de ses vagues, dans son coin de mer démontée.
Si, à ces noms de peintres, on joint ceux d’Alexandre Charpentier, de Camille Lefebvre et du grand Constantin Meunier, du côté des sculpteurs, on voit à quelle forte partie vont avoir affaire, en l’an 1900, les vanités remuantes et réclamières du groupe du Champ de Mars et les vieilles gloires ankylosées de ces pauvres Champs-Elysées, sultanes invalidées des médaillés de la critique et du monde officiel.
Pour bien accentuer leur programme, les séparatistes ont élu, comme président de leur groupe, un tout jeune homme, ardent propagateur et passionné champion des idées nouvelles, érudit et solide écrivain, peut-être encore plus apprécié à Londres que parmi nous, M. Gabriel Mourey, l’heureux traducteur des poèmes de Swinburne, plus heureux notateur encore des choses et des visions londoniennes et cela nous est une joie que de féliciter la nouvelle Société de son choix; rien ne pouvait mieux signifier les tendances et les aspirations d’art du troisième Salon que cette élection du pamphlétaire averti, indigné et convaincu du Règne de la Laideur.
Samedi 1er juillet.—La fête de Neuilly, oh! l’étrange et troublante lumière, que retenait le ciel, ce soir, longtemps après le soleil tombé, et comme la transparence de cet horizon livide et translucide, au-dessus des massifs du Bois de Boulogne, vous conseillait de vous attarder au bord de la Seine dans la fraîcheur des pelouses de Longchamps plutôt que d’aller à cette fête!
soupire un beau vers d’Henri de Régnier; ce soir, c’est l’antithèse même de ce vers, qui flotte dans ce ciel lumineusement blême:
Mais c’est Neuilly, Neuilly et l’ignominie de ses interminables arcades de verres de couleur, autant d’œufs rouges et verts allumés dans l’ombre; ce sont deux kilomètres de grosses boules lumineuses violant brutalement le ciel de cette douce soirée, qui, meurtrie, se fonce, défaille et s’évanouit.
Sous ces éclairages, de la foule et du bruit: manèges et ménageries grouillent, tournent, glapissent, odorent ferme et rugissent dans du mouvement, de la sueur, de la sottise et du hourvari. C’est la hideur habituelle aux foules foraines aggravée ici de prétention et de snobisme, car elles doivent être vues chez les lutteurs, et sous leurs longues mantes de mousseline jonquille et de cachemire cendre de rose, elles aiment à battre des mains et à s’énerver, au milieu de l’élégance morne des hommes de leur monde, pour les pectoraux suants et velus de tel ou tel, toutes convaincues qu’elles soient du mensonge de la parade et du convenu de l’issue de chaque lutte; mais il leur plaît de prendre des attitudes et de risquer des gestes, elles se passionnent à froid, sûres d’être regardées pour elles. Les exercices d’Arpin ne sont que des prétextes à simagrées d’effroi ou d’enthousiasme, et sur la sciure de bois de l’arène, comme aux fauteuils à deux francs des premières, c’est partout du chiqué, du chiqué, pour parler l’argot des voyous et des forains, le chiqué, cette blague de l’émotion qui nous pourrit tous. Le tangage et le roulis des manèges de bêtes, mal de mer momentané qui engourdit les dyspepsies en appuyant délicieusement sur les lombes, ont moins de succès cette année. Toutes, naturellement, ont chevauché les lapins. Il y avait une drôlerie hardie dans cette cavalcade, mais ce n’est déjà plus la vogue des cochons de l’année dernière; on a toujours le cheval qu’on mérite, et la suprématie de la femme s’affirmait mieux sur le goret sensuel et poussif que sur le lapin furtif et narquois. Il y a même, cette année, des manèges de chats: s’y risquer est presque un aveu et beaucoup hésitent; les vaches ont moins d’amazones que de cavaliers: c’est la revanche de l’homme humilié par le cochon. Les manèges d’écrevisses, qui devaient tourner à reculons, ont été discrédités par les feuilles dreyfusardes, les cavaliers de ces crustacés ayant été traités d’antirevisionnistes.
Le Carnet des heures de la presse a consacré aux dompteurs un très curieux passage d’une observation très exacte des ménageries. Les hommes y verdissent, le nez sur leur mouchoir visiblement bouleversés par une intolérable odeur de toison et d’urine; les femmes, elles, et les plus élégantes, vont, viennent, rient et sourient à la lionne comme à l’Hamadryas et semblent comme chez elles dans cette atmosphère d’ammoniaque... Pourquoi? On a cru longtemps qu’elles venaient là pour le dompteur: quelle méprise, quelle incommensurable méprise! Elles viennent là pour les fauves, elles coquettent avec le tigre et aguichent l’orang-outang; il y en a même qui risquent des œillades à la tigresse. Elles se savent belles et veulent éprouver leur beauté sur les fauves; anesthésiées par le désir de plaire, elles ne sentent même plus l’effroyable remugle des sexes moites et des litières.
Les poupées n’ont pas d’odorat.
Samedi 8 juillet.—Bergen, la petite ville aux maisons peintes, où le Kaiser vient d’imposer sa visite à notre marine à bord de l’Iphigénie... Bergen et ses pêcheurs, son port grouillant d’embarcations, ses quais bâtis sur pilotis et ses logis, on dirait de poupées, dédoublant leurs façades roses, jaunes et vertes dans l’eau profonde et bleue des fiords; Bergen, où se tient le plus grand, le plus important marché de poissons de l’univers; Bergen, où l’on voit des barbues de cinquante kilos et où un saumon de vingt livres est vendu couramment quatre francs...
Une lettre d’amis en ce moment en route pour le Cap Nord, le soleil de minuit et la région glacée des aurores boréales, me donne en quelques traits de plume un croquis de Bergen, pareil à une illustration de quelque conte d’Andersen.
Les Norvégiens, très fiers de Bergen, l’appellent pompeusement la Venise du Nord.
Venise, que de souvenirs!
Il n’y a pas un an, j’y voyais le Kaiser s’embarquer pour la Terre-Sainte et, dans une pompe d’apothéose, y dater son exode pour l’Orient, où sa croisade avait surtout pour but l’abaissement de la France et de notre influence en Syrie et au Saint-Sépulcre, auprès des sujets du sultan. Et la Venise des doges et de Saint-Marc avait alors été le lieu élu par lui pour encadrer ce prestigieux départ d’empereur chrétien et conquérant.
Et voilà qu’à neuf mois de distance, le Kaiser, voyageur et impresario de lui-même, choisit la Venise norvégienne, la Venise brumeuse aux petites maisons de bois peint des pêcheurs, pour y faire des avances à cette France qu’il voulait abaisser en novembre, en présence de la reine Marguerite et du roi Humbert.
Nous sommes, d’ailleurs, dans l’ère des gracieusetés et des avances. Avant la visite à bord de l’Iphigénie et le cordial discours à l’Ecole des aspirants, c’est un chirurgien français que le Kaiser avait tenu à faire venir en consultation à Berlin pour sa propre santé impériale. Doyen, à peine de retour il y a une quinzaine de jours de Potsdam, où Guillaume II le comblait de prévenances et d’honneurs.
Avant ces invites à la France scientifique et à notre corps médical, Guillaume II avait eu la préoccupation de plaire à la France des artistes et des lettres: il avait fait monter par ordre à Berlin un opéra inédit d’un musicien français; malheureusement, il y eut cette fois méprise, et l’attaché aux beaux-arts en est encore tout piteux: l’opéra, une fois monté et représenté à Berlin, on découvrit que le musicien français était belge. M. L. B.... le maestro joué par ordre, avait bénéficié de la terminaison française de son nom.
Les tournées de Guillaume II sont loin d’ailleurs d’être toujours triomphales: la fameuse mission Cook en Orient a même été un assez joli four. M. Gheusi, actuellement à Constantinople et qui a visité les lieux parcourus par l’Empereur, publiait hier dans le Gaulois un article assez concluant sur la bonne impression laissée par le Kaiser à Damas: Guillaume II n’y eut pas la notion orientale des pourboires; le mark allemand ne se prêta pas aux combinaisons du baschich ottoman et l’Asie, encore éblouie des fastes et des magnificences des califes des Mille et une Nuits, l’Asie, déçue par ce Kaiser pratique et économe, a déjà effacé sous les coups de pierres et les pâtés d’ordures le nom du visiteur auguste gravé sur une plaque de marbre, intercalée dans l’autel de Jupiter solaire, dans les ruines grandioses de Balbeck.
Dimanche 9 juillet.—L’odeur des foules. —Six heures du soir, la dernière réunion d’Auteuil; à la sortie des courses... un grouillement de parieurs, de bookmakers et de sportsmen bon marché foisonne devant la gare et dans la rue d’Auteuil; sueur et poussière; tout ce beau monde a rudement peiné durant le jour: assauts des baraquements du pari mutuel, allées et venues pour un tuyau, piétinement sur le terre-plein de la pelouse, émotions des paris sans parler des kilomètres préalablement avalés, car pas mal d’amateurs sont venus à pied. Aussi toutes les tables des marchands de vins sont prises, les trôlées de consommateurs débordent sur les trottoirs, devant chaque café; la plupart sont nu-tête, ou en manches de chemise; on s’est mis à l’aise pour boire à la fraîche: on l’a bien gagné. Quelques-uns ont emmené avec eux leur famille, femmes en camisole et mioches mal mouchés; tout le Gros-Caillou, Javel et le Point-du-Jour, ont donné. Aussi, que de tricots, de cottes de velours et de pantoufles en tapisserie! Ces messieurs de Montmartre se révèlent par des cravates sang de bœuf et des complets gris pommelé, et de tous ces pieds harassés, de toutes ces aisselles moites et de ce linge humide monte une odeur de hareng-saur, de saumure et de marée qui est l’odeur des foules en été.
En hiver, la foule des faubourgs et des banlieues exhale, à l’assommoir comme au bal musette, une âcre et fade odeur de hanneton, que Georges Eckoud, l’auteur des Communions et du Cycle patibulaire, a très consciencieusement notée.
L’odeur du hanneton est reconnue à la préfecture pour être l’odeur spéciale du vagabond, de l’homme qui couche sous les ponts, l’odeur du forçat et du prisonnier.
Mardi 11 juillet.—Le Paris des échafaudages. Il s’élevait depuis bientôt six mois, comme une nouvelle ville dans la ville, en vue de l’Exposition, mais cette fois la cité fée vient de surgir aux yeux brusquement, tout à coup et de toutes parts, géométrique et parallèle d’une délicatesse infinie dans son enchevêtrement de voliges et de poutrelles, telle une magique Venise de charpentiers... Et soudain, apparents par la hauteur atteinte avec leur joli ton de bois clair, ils donnent, ces échafaudages, à nos quais, à nos places, à nos monuments trop blancs et pierreux des douceurs teintées d’aquarelle, et du pont d’Iéna à celui de l’Alma escortent et accompagnent l’eau boueuse du fleuve de portiques élancés et de frêles galeries à jour.
Ce défilé de charpentes légères où s’effilent çà et là des pignons, des toits pointus et des clochers, le Vieux Paris de 1900! Les tours de Notre-Dame semblent le saluer de loin, et quand les nuits de lune, la frêle architecture du Paris reconstitué se mire dans la Seine, la cathédrale assise là-bas dans son île paraît se rapprocher; mais quand les échafaudages auront disparu, que restera-t-il de cette cité fée?
Que restera-t-il du Sacré-Cœur, dont l’ensemble pesant s’alourdit d’heure en heure et paraît s’accroupir au-dessus de Paris, au sommet de sa butte, quand il sera sorti de l’aérienne dentelle des charpentes qui l’irradient autour de ses deux dômes, telle une toile d’araignée gigantesque?
Quelque Trocadéro mystique, plus hideux que le vrai Trocadéro sans doute, et ce monument lubrique, avec ses deux tours tendues en avant, comme deux jambes écartées, voudra dire: religion et piété.
Et nous en sommes là de par le déplorable goût de nos architectes à redouter la disparition des échafaudages, à jouir du mensonge de leur fragilité provisoire et à désirer la prolongation de leur durée, tant nous craignons, douloureusement avertis par d’atroces expériences, les monuments qu’ils nous préparent!
Le règne de la laideur, par eux, est amoindri, atténué.
Et nous en arrivons là, à préférer l’ébauche à l’œuvre, à glorifier l’échafaudage. Gustave Coquiot, l’écrivain subtil et passionné de l’aspect des êtres et des choses, des bals publics, des villas et de la Seine, qui aime Paris, ses beautés et ses tares, en artiste et en amoureux, la Seine qu’il a dévotieusement décrite et que nous remontons entre une double rangée d’architectures illusoires, de portiques et de propylées, me donne l’explication de l’absolue beauté de l’échafaudage et de sa supériorité sur la chose bâtie.
«L’échafaudage est une épure, me dit-il, une équation; il a la beauté parfaite d’un théorème, il repose sur la raison pure et doit son équilibre à des lois aussi nécessaires qu’un système de Descartes ou qu’une pensée de Pascal, d’où son caractère éternel dans sa fragilité!»
Et j’admire et je me tais devant tant de subtilité; une objection me vient pourtant aux lèvres: Si l’échafaudage a nécessairement la beauté, comment expliquer l’indéniable, la prodigieuse laideur de la tour Eiffel, qui est l’échafaudage type, l’échafaudage idéal avec ses montants, ses arcs-boutants et son armature de fer, la tour Eiffel, cette gigantesque charpente sans proportion et sans légèreté, plantée comme un chandelier de cuisine sur ce Paris, qu’elle déshonore?
Encore si on l’avait peinte en bleu-gris, couleur du ciel indécis des horizons parisiens, au moins se serait-elle confondue avec l’air et les nuées, et aurait-elle, imprécise et fantômatique, pris une irréalité qui en aurait corrigé la lourdeur!
Mais non, nos édiles ont décidé de la badigeonner du haut en bas en jaune d’ocre, un jaune de déjections, qui fait du chandelier Eiffel un colossal obélisque ordureux, symbole vivant, sans doute, de la bêtise et du terre à terre de ce temps.
Mercredi 12 juillet.—Ce qu’ils en pensent. Entre le Bas-Meudon et Billancourt, sur la terrasse à balustres de pierre de la plus ombreuse et de la plus discrète des villas du bord de l’eau, dans l’île!... quelques délicieux et délicieuses sont étendus, qui sur des rocking-chairs, qui sur des fauteuils en bambou retour de l’Inde, poses accablées; sur des tables, des sodas, des brochures, des revues, la Revue Blanche, le Mercure, la Vogue, la Revue de Paris, et des livres; mais personne ne lit, la journée est trop chaude; des nattes sont étalées sur le dallage en marbre de la terrasse; pas une saute de vent ne fait trembler les cimes des peupliers, l’heure est atrocement lourde, les bateaux-mouches seuls en passant sous l’arche du pont apportent un peu de fraîcheur en déplaçant un peu de l’air de la voûte. Ils et elles sont en alpaga beige, en batiste à fleurs ou en piqué blanc:
—Qu’est-ce qui parlait d’aller dîner aux Ambassadeurs ce soir? —Ah ben! mon cochon, celui-là en a une couche! —Ne le nommez pas, nous ne voulons pas le maudire. —A Paris, de cette chaleur, quand nous avons ici la Seine. —Pour aller entendre Yvette! Vous savez qu’elle ne fait plus un sou. —Allons donc! ils ont tous les soirs salle comble. —C’est le four le plus noir. —Après celui de Sarah à Londres. —Mais laissez donc: Hamlet a fait le maximum. Salles de curieux; ils ont tous voulu voir mistress Sarah Bernhardt dans le rôle du grand Will, mais la critique a été terrible... ment injuste: en Angleterre, ils n’admettent que des Anglais dans le rôle. C’est un rôle national. Il faut être des trois royaumes pour comprendre et interpréter Shakespeare: c’est un théâtre fermé. —Comme leur cercle. —Soit, n’empêche que l’Hamlet de Sarah était bien plus un étudiant d’Oxford que le prince d’Elseneur; cela, avouez-le. —Je n’avoue rien, et puis, il fait trop chaud; ces discussions esthétiques délacent trop l’atmosphère. —Justement, il n’y en a pas. —Taisez-vous, vous êtes insupportable, et passez-moi ce livre de Jean d’Hoc, l’Aventure sentimentale. —Voilà, et lisez-nous quelques passages. Tenez, celui-là, c’est très rafraîchissant:
—Oui... c’est bien l’homme des mots qu’on égrène à genoux.
—Un bon élève de Verlaine, ce Jean d’Hoc.
Et les bateaux-mouches continuent de filer sur le fleuve, les cimes de peupliers d’être immobiles dans l’air; les éventails des femmes seuls voltigent d’un mouvement, très las, comme de lourdes palmes: l’atmosphère est étouffante; mercredi, 12 juillet, la plus chaude journée de l’année.
Vendredi 14 juillet.—Billancourt, au bord de l’eau. —Clara d’Ellébeuse ou l’histoire d’une ancienne jeune fille, de Francis Jammes: Naïve et tragique aventure d’une petite âme de dix-sept ans dans le cadre démodé, suranné d’une vieille demeure estivale: quelque chose de tendre et de touchant comme un livre d’enfance tout à coup retrouvé, la délicate et simple histoire d’une petite fille scrupuleuse, que son innocence même conduit au suicide; le tout mêlé d’intimes et familiers paysages, préaux de pensionnat et de pelouses d’ancien parc, paysages rehaussés de détails exquis et précis dont je n’ai jamais rencontré la qualité d’émotion autre part... Tout chante, enchante, peint et porte dans ce style liquide et frais de M. Francis Jammes; les mots y acquièrent une sonorité et un sens auparavant insoupçonnés... «Il est midi. La canicule tombe des ormeaux bleus et noirs où éclate le cri d’une cigale. L’air tremble et sue. Un souffle chaud, empli d’âmes de fleurs lourdes, se traîne...» Plus loin: «Clara d’Ellébeuse s’éveille sous ses boucles et bâille contre son bras nu. Elle est ronde et blonde, et ses yeux ont la couleur du ciel quand il fait beau temps. Le soleil de ses anciennes grandes vacances fait bouger, sur les rideaux transparents d’indienne à ramages, à la fenêtre de l’Est, l’ombre du tulipier.» Et puis ce sont des souvenirs de la Pointe à Pitre, un drame d’amour romantique entre un Joachim d’Ellébeuse, un grand-oncle de l’héroïne, et une certaine Laura Lopez, jeune créole exilée, dont Clara surprend, avec la correspondance le secret douloureux, secret dont elle mourra! Car elle mourra, pauvre petite âme troublée, par les illustrations du Musée des familles et la crainte de son confesseur... Et ce sera le suicide de la tendre héroïne dans le petit cimetière du village, parmi les jacinthes blanches en fleurs, entre le caveau des d’Ellébeuse et la tombe de cette Laura..., bref, un des plus jolis livres que j’aie jamais eu la joie de lire et qu’il faut lire au plus vite, brillant comme une fleur, tiède comme une larme, et mélancolique et touchant comme un bracelet en gourmettes et à petit boulet d’or qu’on portait en 1850 et que nous avons tous vu au poignet de nos mères!
Clara d’Ellébeuse? Puissiez-vous avoir la sensuelle et délicate joie de feuilleter ces pages innocentes et passionnées, dans le silence d’un vieux parc, à l’heure où l’azur vibre aux cimes d’arbres luisantes dans la solitude de l’été!
Samedi 15 juillet.—Lendemain de fête. Rentré à Paris en hâte pour y prendre mon courrier.
Dans la rue chaude encore des danses prolongées jusqu’au grand jour, un halo de poussière âcre flotte en colonne jusqu’aux balcons des cinquièmes; entre les feuillages de l’estrade où l’orchestre se démena toute la nuit, éteintes et fripées, des lanternes vénitiennes sèment de lamentables oranges en papier peint et déteint, et toute la rue sent la sueur et l’absinthe... Et dire qu’ils recommenceront ce soir!
Dans la loge de mon concierge, un pot de géranium s’épanouit sur la fenêtre, dans lequel une main patriote a planté deux drapeaux tricolores, deux petits drapeaux de jouets d’enfant.
Oh! joies populaires! Et je ne puis m’empêcher de songer à la boutade de M. Edmond de Goncourt, le cher et grand défunt dont je vois presque les toits de ma fenêtre (je les devine plutôt derrière les hauts ombrages de la villa Montmorency): M. Edmond de Goncourt qui, dans son horreur des fêtes nationales et des manifestations de joies chauvines, prétendait que, le jour de l’inhumation de Victor Hugo, toutes les filles des maisons publiques avaient arboré des jarretières tricolores ornées d’un crêpe funèbre sur leurs professionnels et classiques bas noirs.
Dimanche 16 juillet.—Surlendemain de fête. Dix heures du soir, Boulogne, au coin de l’avenue de Versailles et du boulevard de Strasbourg. —Un petit bal de marchand de vin y grouille et remue, installé sur la chaussée avec les obligatoires ombrages de lauriers-roses en caisses et des éternelles lanternes en papier, un petit bal de quartier où toutes les familles sont venues, en voisines regarder se trémousser leur progéniture, car, Ils et Elles dansent encore.
C’est une maladie endémique, une épidémie renouvelée de celle du moyen-âge que ces danses du 14 Juillet abattues tous les ans, à époque fixe, sur la ville et y faisant rage pendant trois jours.
Le croirait-on? Ces banlieusards dansent un pas de quatre, le pas de quatre cérémonieux des beaux soirs de Deauville et de Biarritz, et il faut voir avec quel sérieux tous ces jeunes premiers en casquette et en cotte de velours mènent leur danseuse par le bout des doigts, et avec quels saluts, quels cambrements de torse! tous pénétrés de leur importance et quelques-uns, ma foi, vraiment élégants.
L’élégance réelle des corps jeunes et des tailles souples. Ces demoiselles en corsage clair affectent des petits airs pincés tout à fait divertissants; on tient à faire voir qu’on peut être distinguée quand il le faut: on sait aussi avoir de bonnes manières, tout comme dans le grand, ma chère!
Entassés sur les bancs du marchand de vin qui n’a pas perdu sa journée et ne perdra pas sa nuit, les pères et mères de toute cette jeunesse se prélassent, s’emplissent de bocks et, l’estomac noyé de liquide, se félicitent et s’attendrissent sur les grâces de leurs garçons et de leurs demoiselles... Ça finira peut-être par un mariage, est-ce qu’on sait!
Tout à coup, une espèce de tapissière, lancée au grand trot, s’arrête, une voiture de blanchisseur; les guides, jetées à toute volée, retombent lâches sur le collier du cheval; et, prestement descendu, un gros gars jovial et faraud tend les bras en avant pour y recevoir une gosseline, une petite femme mince en tenue de travail; et, plantant là voiture et cheval au beau milieu de la chaussée, le blanchisseur et la blanchisseuse entrent bravement dans le bal, et gai, gai, gai, aux sons des crincrins attaquant une polka, se mettent ensemble à en suer une.
Minuit, sur le pont de Billancourt. —La lune brille très haut, dans le ciel, au-dessus des grands ombrages de l’île; tout est noir sur la berge, les guinguettes sont éteintes; un cor de chasse sonne encore des fanfares, là-bas, du côté de Meudon, dans quelque villa et, comme un incendie, le Pavillon de Bellevue flambe rouge dans l’ombre. Son reflet flotte en fanal, entre les mille et une facettes de miroir du fleuve baigné de clair de lune; dans un frôlement, c’est le glissement sans grelots, à lanternes éteintes, de bicyclistes qui regagnent Paris.
Mardi 18 juillet.—Levallois, villa Chaptal, huit heures du soir; des souvenirs, des souvenirs, des souvenirs....
La table est mise dans le jardin, des phalènes errent mollement autour de la lampe et, tandis que le valet de chambre remporte dans l’habitation deux Monticelli et un Jongkind que Gailhard a tenu à me faire voir, l’amphitryon, de sa voix chaude et bien timbrée de toulousain, scande des racontars, des anecdotes de jeunesse, souvenirs de théâtre, de baryton et de directeur, souvenirs sur souvenirs que le conteur essaime et remue d’une main nonchalante où pointe le feu d’un cigare.
«—Ce pauvre Albert Wolff, il était d’une laideur de déshérité, mais il avait au jeu une chance infernale, une chance qui enrageait tous les autres pontes; mais aussi un à-propos qui désarmait et lui conquérait les rieurs. Je me rappelle, un soir, au cercle de la Presse, un soir où il abattait neuf comme tous les autres soirs, un joueur malheureux, exaspéré de sa série, à chaque gloussement de Wolff, annonçant de sa voix de sérail la carte de son jeu... neuf! neuf! neuf! mâchonnait, lui, de coléreux: chameau! chameau! chameau! Wolff enfin, ramasse et se lève; il emportait, ce soir-là, une bagatelle de cinquante louis, et un de ses amis lui demandant où il allait maintenant. «Où je vais? Au désert!» gloussait, de sa petite voix, le fameux figariste et, le dos rond, il s’esquivait et rentrait effectivement chez lui retrouver son lit, le désert...
Jeudi 21 juillet. —«Le corps humain, quelle source de joies et de surprises inespérées pour l’œil de l’artiste! Depuis quarante ans que je l’étudie, je découvre tous les jours en lui des aspects que j’ignore... Mes modèles, c’est quand ils quittent la pose qu’ils me révèlent le plus souvent leur beauté; il en est des attitudes et des mouvements comme des vagues de la mer: elles et ils varient à l’infini; toute la beauté humaine est contenue dans la fable de Protée. Toute une vie, toute une œuvre d’artiste arrive à peine à fixer, je dis fixer, pas même, à ébaucher, à saisir quelques aspects de la nature, la nature aux formes mouvantes et illimitées.»
C’est Rodin qui parle, le Rodin de l’Eve et de la Porte de l’Enfer, le Rodin du Balzac tant attaqué et tant discuté, exalté par les uns et renié par les autres, le Rodin des dithyrambes, des huées et des polémiques, Rodin à l’œuvre duquel le Conseil municipal, pour une fois sorti de ses errements et de ses préjugés, vient d’accorder tout un emplacement et presque un square à la grande gloire de l’an 1900.
Paul Escudier est aussi à cette table, où les convives charmés ont fait soudain silence pour écouter parler le Maître, enfin départi de sa réserve ou de sa timidité; Paul Escudier, le jeune et le remuant conseiller municipal dont l’intelligence et la volonté surent, Dieu sait à travers quelles difficultés, écarter les objections, vaincre les partis pris et réduire à néant les animosités soulevées autour du projet Rodin, ce projet imposé et enfin voté grâce aussi, il faut le dire, à l’aide de MM. Quentin-Bauchart et Labusquière, projet qui, au milieu des tracasseries inutiles et des petitesses dont nos édiles sont malheureusement coutumiers, restera à leur honneur pour le rejaillissement de renommée, que l’œuvre de Rodin spécialement exposée va nous valoir devant l’étranger.
Et tandis que le sculpteur achève sa phrase dans le silence et le recueillement de l’assistance, il me plaît de comparer les deux hommes, l’artiste créateur, le pétrisseur de rêve et de réalité, l’homme dont le cerveau enfante et dont le pouce anime, le sculpteur de conception grandiose et d’exécution géniale, et, presque vis-à-vis de lui, le dilettante, l’homme politique et moderne, d’intelligence avertie et de culture affinée, le Parisien en éveil qui, à travers les soucis d’une situation à garder ou à prendre, les intérêts de la ville à défendre et les sollicitations des partis, a su, conseiller municipal de Montmartre (et pesez ce mot, Montmartre, l’art de la Butte!), a su imposer aux politiciens étroits de l’Hôtel de Ville ce Titan de l’Humanité; et c’est en opposition à la physionomie aiguë du conseiller, face pâle et tourmentée de nerveux, petite tête d’aristocratie et de volonté, yeux clairs et mobiles dans un visage de roux, comme en ont peint Porbus et Clouet, l’air presque d’un Valois, s’il ne rappelait aussi un portrait d’échevin flamand sous la régence de Marie d’Autriche, au gré du souvenir bourgeois têtu de Gand ou même Charles-Quint; et c’est donc en opposition à cette fine et coupante physionomie, l’aspect de bonhomie et de timidité un peu fruste de Rodin, sa barbe de fleuve ou d’apôtre, ce visage en apparence fermé, le nez et le front d’un seul plan comme dans certaines faces d’anachorète, les yeux on dirait endormis sous les sourcils en broussailles, derrière le verre des lunettes, le geste tâtonnant et hésitant des mains, l’air d’ennui que l’artiste traîne un peu dans ce salon comme un chèvrepied au milieu de l’Olympe, et c’est l’image du faune qui s’impose à moi et qui me reste; le faune capturé par Apollon et mené par l’oreille, au milieu de l’empyrée, pour avoir traité la forêt en femme, et qui tout à l’heure éblouira et terrifiera les dieux quand il entonnera son hymne à la Beauté, et c’est le poème même de Victor Hugo, l’aventure de Pan, de sa Légende des siècles, qui m’empliront tout et m’apparaîtront dans la réalité quand, l’œil tout à coup allumé derrière ses lunettes, le rustique et le timide que semble être Rodin va s’animer dans l’éloge passionné des formes mouvantes de la Nature et de la Beauté!... Et dans ce long visage d’anachorète, sous ce front rocheux de solitaire, tressailleront de vibrantes narines, s’épanouiront d’imprévues pommettes; et des mains tout à coup devenues éloquentes aux veines gonflées des tempes, et jusque dans l’œil inspiré éclatera une divine et formidable sensualité.
La sensualité frissonnante, intense et douloureuse qui court le long de ses gorges et de ses torses, le cri de volupté, désir et convoitise, désespoir et regret, qui tord des muscles dans ses marbres et y fait palpiter de la chair, la joie de vie et de souffrance de l’Homme et son Rêve et des Femmes damnées, l’audace de ses symboles, leur infinie tristesse, le Premier baiser, la Dernière étreinte, l’ivresse éperdue et peureuse de ses monstrueux chèvrepieds, la cruauté inconsciente, l’indifférence imméritée et pourtant vengeresse de ses femmes, l’hallucinante séduction de leurs nudités, tout Rodin et son œuvre me sont tout à coup expliqués, tout et même l’immense effort de son Balzac dans la soudaine illumination de ce visage artiste, révélation de tout un être qu’Escudier, penché à mon oreille, résume d’une phrase: «Rodin, c’est le faune guettant la Beauté.»
Vendredi 22 juillet.—Une heure, rue de Rivoli. Paris fournaise, la chaleur la plus torride, une odeur de bitume et de terre échauffés; de tout le sol éventré pour les travaux du Métropolitain montent des effluves et des bouffées, effluves d’étuve mal tenue et bouffées de brasier; le jardin des Tuileries crépite dans du soleil et de la poussière, le ciel est bas, comme craquelé; des trôlées de provinciaux, d’Anglais Bon Marché et de nègres coloniaux processionnent en s’épongeant, sous les arcades; sur la chaussée, des équipes de terrassiers, Piémontais blonds aux moustaches cendreuses, Bretons trapus aux joues cuites de soleil, yeux verdâtres de Celtes sous des fronts bas ternis de poussière, peinent fort, suent ferme et odorent. Des camelots dans la foule: le marchand d’éventails: Un sou mon petit vent du Nord, Demandez mes petits vents du Nord. Le marchand de journaux: Demandez l’Antijuif, voyez le portrait du Traître!
Le traître est délaissé pour le petit vent du Nord, le vent du Nord ne vient plus de Bretagne: l’Affaire de Rennes laisse on ne peut plus froids les Anglais de Cooks et les messieurs colorés, en ce moment à Paris.
Dimanche 21 juillet.—Après dîner stagnante et torride. —«Que je serais malheureux si j’avais des seins et étais nourrice! Ou si, un de ces musiciens militaires, je devais, sanglé dans un uniforme, souffler dans un trombone des Danaïdes, au jardin public! Ah! être une mouche dans une cuisine au carrelage arrosé, en province! Ou plutôt une éponge passive, un corail au fond de la mer... ou une fleur de rideau dans le salon propret et nu d’une vieille fille à Quimper!»
Vendredi 28 juillet.—Aux Ambassadeurs, au concert annuel offert par Jules Rocques à ses abonnés, la fête de Cabotinville, car ils sont tous là, les Mastuvu des beuglants, et ceux que les engagements expirés font maîtres de leurs loisirs avant le départ pour le bagne estival des villes d’eaux et des bains de mer, et ceux qui ne figurent pas au programme de la fête, et ceux qui ne reprendront le collier de misère que ce soir: ils sont venus applaudir et débiner les bons camarades et les petites amies, tous frais, bien rasés, les cuisses moulées dans des pantalons tendres, tous uniformément coiffés de chapeaux carrés de picador.
Des demoiselles les accompagnent, du bâtiment ou de celui d’à côté, des grues aussi, de tout poil et de toute espèce, troupeau de volailles bruyantes, voyantes et pavoisées de toutes les nuances des jardins en fleurs; tout ce monde papote excité, rougeaud, l’œil émérillonné et la chair moite: on sort de table et l’on va voir des filles, songez!
En effet, sur la scène, la toile à peine levée, des femmes grasses et charnues sont là, groupées en cercle, la poitrine offerte; la légendaire et désuète «corbeille», aujourd’hui disparue des cafés-concerts. Les seins saupoudrés de farine, le bas de la face coupé comme d’un trait rouge par le fard mouillé des bouches: c’est l’étal, le morne et sexuel étal; à tour de rôle, les poupées se lèvent et bêlent, ou tout à coup émoustillées, se trémoussent sur des musiques de ménageries ou de gourbis, on boit, des marronniers, déjà cuits par juillet, des feuilles choient et tombent dans les verres. C’est, à la lumière crue du plein jour, la hideur, maquillée le soir par le clair-obscur et le jeu des éclairages, de cette chose hideuse: le café-concert.
Des danseuses espagnoles suivront, tout le clan déhanché des fausses Otero et des Guerrero au rabais, l’inquiétante armée des «noires comme des taupes», toutes une fleur rouge piquée derrière l’oreille, et toutes si chevelues des aisselles que les narines se crispent alarmées! Il sévit une telle chaleur.
Et c’est l’intermède d’une revue, et puis défile le dessus du panier des concerts, et c’est Sulbac, et c’est Jane Avril, flexible, et longue, et mince, mince, et sa danse, un gigottement preste et fol, un pas fouetté qu’elle mène avec une grâce de fille heureuse de jouer avec ses jambes comme avec des lanières! Et ce sont encore des danseuses, et des robes orange, et des robes turquoise, et des robes rouge-sang et bouton d’or, et dans des clameurs et dans du délire voici Polin, l’imperator des Dumanet, accueilli avec de tels trépignements de joie que la vision de mademoiselle Guilbert défaillante de dépit s’impose immédiate dans l’air.
Mais la voici qui fait son entrée, entrée savante, entrée voulue après l’ennui d’un numéro plutôt répugnant: une lutte de femmes.
Sèche et les lèvres en fil de couteau, l’air d’une chauve-souris dans une robe gris-cendre, mademoiselle Guilbert annonce l’Idiotie du café-concert, et d’une voix acide blague les Grosses Dames, puis, neurasthénique, épuisée, mademoiselle Guilbert débite ingénument pour la neuf cent quatre-vingt-dix-neuvième fois l’Eros vanné de M. Maurice Donnay, que le public applaudit à tout rompre, cette fois enfin reconnaissant à l’artiste de la sincérité de son répertoire et de la conscience de son choix.
Pour finir, les torsions de ventre cosmopolite de mademoiselle Fougère; d’abord en Espagnole, ajustée d’orange et de brun chocolat, et puis en Bersaglière avec le ruban de l’Annonciade en sautoir sur de jolis dessous et de savoureux coins d’épaule. Mademoiselle Fougère roule les mots comme des cailloux dans une bouche vraiment appétissante, et sait mettre en valeur la provocation hardie d’une croupe de picador.
Clôture, et maintenant, jusqu’à l’année prochaine: Mastuvus coiffés de sombreros, demoiselles aux cheveux vrais et faux éclaboussés de toute la flore des jardins, la foule s’écoule, heureuse et repue. Propos de sortie: —Vous êtes donc encore à Paris? —Non, je suis à la campagne, dans la forêt de Marly. —Et vous êtes venu exprès pour cette fête? —Oui, tous les ans, j’y viens avant de quitter définitivement Paris, l’ipéca final, je viens m’y griser une bonne dernière fois de l’horreur de ça et du boulevard; alors je vomis mon Paris et je pars pour trois mois, guéri de tout regret, de tout revenez-y... n, i, ni, fini et bien fini, Paris et ses plaisirs, Paris et ses potins, Paris et son snobisme, son immense snobisme et ses petites gloires. —Et vous allez? —Moi? à Luchon ou à Allevard.
Lundi 31 juillet.—Rue de Grenelle, au ministère de l’instruction publique et des beaux-arts, les dernières audiences de M. Leygues: Le comte Prozor, le traducteur de Tolstoï, d’Ibsen et de Dostoïevski, le comte Prozor de la Puissance des Ténèbres, de l’Ennemi du peuple, des Revenants, de Peer Gynt et de la Dame de la mer, le comte Prozor, que j’ai retrouvé dans l’antichambre du ministre, où nous attendons tous deux notre tour, me documente assez curieusement sur son ami Tolstoï, et prend un évident plaisir à démentir la fameuse légende établie sur le cordonnier qui serait devenu l’écrivain de Guerre et Paix et d’Anna Karénine. Tolstoï ne s’est jamais fait cordonnier par humilité ou zèle nihiliste; à un moment donné, très surmené et exténué par vingt ans de production continue, tout travail intellectuel lui étant interdit, pour occuper ses journées et tromper son ennui, il eut l’idée de demander à un cordonnier de son village de lui apprendre à confectionner une paire de chaussures. Il fit de la cordonnerie pour passer le temps; les reporters s’emparèrent du fait et créèrent la légende: mais il ne parvint même jamais à tailler un talon de soulier parfaitement rond, ce qui est, paraît-il, la difficulté du métier.
De là, naturellement, la conversation tombe sur l’Affaire, et de l’Affaire remonte à l’empereur d’Allemagne qui n’est pas du tout pour les Allemands le grand homme qu’il est pour nous. Ses côtés décoratifs, sa perpétuelle agitation étonnent et détonnent au milieu du sérieux des cerveaux de là-bas, et le Kaiser se trouve être bien plus près du caractère français que de l’esprit de ceux de sa race. Son amour affiché des artistes et des littérateurs n’est, d’ailleurs, pas encore près de leur faciliter l’accès de la cour; il n’y a qu’en France, affirme le comte Prozor, où l’art est une aristocratie et prête un véritable prestige à l’artiste. En Allemagne comme en Russie, en Autriche comme en Angleterre, la noblesse et la haute société ont la curiositéC’était un géant de Nubie. du poète comme du sculpteur, du peintre comme de l’écrivain, mais ne les tiennent pas moins à distance respectueuse.
En attendant, ce sont les députés et les sénateurs qui pénètrent chez le ministre, sur la présentation de leur carte; le comte Prozor est enfin reçu. Quand passerai-je? Je ne suis ni cadet de Gascogne, ni Allemand, ni Russe; j’ai bien peur de ne pas encore être reçu aujourd’hui.
Mardi 1er août.—Maisons-Laffitte, dans une des jolies villas de l’avenue Eglé: Eglé, Cléante, Araminthe, Tyrcis! quelles suggestions dans tous ces noms! et comme ils évoquent bien les lointains bleus et les hauts ombrages de l’ancien parc à la Watteau, qu’est encore, à certains endroits, le parc de Maisons. Huit heures du soir, la table est mise parmi les hautes roses trémières du jardin, l’ombre de leurs grandes hampes fleuries tremble sur la nappe. Ils causent: —Et vous avez eu le courage de voir ça? —Et en pleine canicule! —La douceur d’y croire, la douceur de ne pas l’aller voir surtout, ça dépasse tout ce que j’imaginais. —Et même ce qu’en a dit la presse? —C’est une honte d’avoir reçu ça aux Français, c’est même au-dessous de l’imagerie d’Epinal! Epinal, c’est brutal, mais naïf; mais ça c’est de la bondieuserie de l’Augustinerstrasse à Munich, c’est une douceâtre et rondouillarde chromo-lithographie allemande. Une fable bête comme une panade et des phrases comme celle-ci: Des yeux chéris où ton image est peinte. —Non. —Et des vers de cet acabit:
—Et ils ont reçu ça à l’unanimité? —Mieux, ils viennent de lui en recevoir une autre. —Ah! c’est beau le décret de Moscou, et nous pouvons être fiers du Comité. —L’auteur est si bon garçon! —Et il donne de si bons dîners.
Nos sociétaires connaissent leur répertoire. —C’est beau, la fortune. —Et les Romanesques? —Toujours le joli décor, le fameux «le long, le long, le long du mur», et Leloir, merveilleux en portrait de famille dans l’avisé Bergamin. —Et la nouvelle interprétation? —M’a fait regretter l’ancienne, la petite Henriot n’est pas la Sylvette qu’était Reichenberg. —Vous regrettez Reichenberg, vous? —J’y arrive. —Et Beer, dans Percinet? —Percinet, Coquelinet, vous voulez dire, on ne pastiche pas à ce point l’accent d’un comédien, Frontinet, si vous aimez mieux; Effrontinet même au besoin; mais jouer avec ce physique de valet, le Léandre de conte bleu créé par Le Bargy, il ne manque pas d’aplomb, ce petit Beer. —Et Straforel, par Coquelin II? —Joué en pitre, comme tout ce qu’il fait; il serait si bien au Palais-Royal: d’ailleurs, public d’été, tous les trains de plaisir de province, il y avait toute une loge de bicyclistes. —En costumes? —En costumes. Jamais je n’ai tant aimé les vers des Romanesques. —Je vous crois, après du Jacques Normand. —Parole d’honneur, j’ai l’idée que c’est Rostand qui lui fait recevoir ses pièces. —Vous n’êtes pas rosse à moitié. —Je vous assure qu’il en prépare une pour Sarah.
Jeudi 3 août.—Au fil de l’heure, au fil de l’eau, Poissy, dans l’île aux Bœufs, dite aussi l’île de Migneaux... L’île de Migneaux, que de souvenirs!
Le soir tombait, soulignait d’un trait rouge les lointains coteaux de Triel, et dans l’île de pêcheurs où nous étions venus dîner en tête-à-tête, relativement sûrs de ne rencontrer âme qui vive dans cette auberge de canotiers; de vastes pelouses de folle avoine ondulaient devant nous, pareilles à des vagues, avec au bord des berges, des frissons argentés de roseaux et de saules.
Du côté des Migneaux, un grand rideau de peupliers, de ces peupliers d’Italie au feuillage éternellement inquiet, jalonnait ses hautes quenouilles, à la fois grises et vertes, sur la profondeur orangée du ciel; au loin, de l’eau luisait.
C’était comme un soir des temps antiques, un soir de légendes et d’idylle, comme en ont noté, dans d’impérissables rythmes des poètes amoureux, inspirés de jadis: une fraîcheur montait des berges en même temps qu’un vent léger s’élevait dans les feuilles, et, délicieusement ému, je gardais le silence, les yeux attachés sur les siens, comprenant que l’instant que nous vivions était irréparable, unique, et que la fuite de l’heure n’en amènerait jamais le retour.—(Tiré de Buveurs d’âmes.)
Après neuf ans passés un hasard me ramène ce soir dans l’île... Les hautes quenouilles des peupliers sont aujourd’hui immobiles sur l’or enflammé du ciel; à droite et à gauche, c’est toujours la grande allée d’eau sombre doublant les hauts ombrages de Migneaux et de Villennes; mais un restaurant parisien a remplacé l’auberge de pêcheur; il y a maintenant un lac, des escaliers compliqués entre des balustres, des tables sous véranda, des balançoires et des tonnelles, et sur la terrasse du restaurant des couples de dîneurs; le propriétaire du lieu, qui s’y connaît, a fait photographier par un amateur les différentes vues de l’île qui paraîtront l’été prochain en album et seront distribuées à qui de droit, dans Paris, pour lancer le site et l’établissement avec... On veut bien m’en communiquer la primeur.
«Mon petit Rosa Bonheur», insiste le propriétaire, en me faisant remarquer une curieuse vue de prairie semée de bétail. De l’autre côté de l’eau, dans le noir des ombrages et de la nuit, la trépidation d’une automobile et une voix d’homme hélant et réclamant un madrier pour caler les roues. «Ce sont mes pensionnaires. On y va; ils rentrent de Meulan; ils sont partis depuis six heures. Ohé le passeur!...» Et c’est, accompagnée d’un homme en casquette de chauffeur, l’entrée d’une grande femme blonde, cache-poussière d’alpaga, des flots de tulle blanc lui encageant la tête, qui, gantée de frais, rayonnante et toute rose, déclare qu’on ne respire vraiment bien qu’en teuf-teuf, jeunesse exubérante de santé et de grand air.
O ma petite auberge d’il y a neuf ans où ne fréquentaient que des pêcheurs!
Maison triste et charmante, ô maison du passé, au fil de l’eau, au fil de l’heure.
Vendredi 4 août.—Maisons-Laffitte: la baignade des forains. —Par l’étroit raidillon encaissé de grands murs de villas, qui conduit à la Seine, ils remontent disséminés par groupes, les forains dont la dernière séance a lieu ce soir. Ils viennent de se baigner dans l’émoi des feuilles et la fraîcheur des grands peupliers de la berge, dans le joli établissement de bains froids dont on voit le ponton du pont du chemin de fer. C’est là que les familles des boursiers et des coulissiers en villégiature à Maisons viennent prendre le frais, le soir de six à sept, avant d’aller cueillir les pères et les maris à la gare; et c’est un clapotis, et une joie de se tremper dans l’eau et de s’y sentir revivre, rafraîchi par la caresse fluide du fleuve, qui font des bains de Maisons-Laffitte une minuscule plage de casino.
Depuis quinze jours que la fête bat ici son plein, les forains sont devenus assidus de l’endroit, et, tout ragaillardis par le bain, les voici qui reviennent, et ce sont, les cheveux crépus encore emperlés d’eau, minces sous les camisoles de percale claire, les deux danseuses de la baraque de la Danse du ventre. Un jeune colosse blond les accompagne, de la baraque d’Adrien Marseille, celui-là, Raoul le Boucher. Ce grand brun est le pétomane, en blouse dans la journée, en habit rouge le soir, et voici Ajax connu pour l’avoir vu cet hiver aux Folies-Bergère, et voici Marius de Rennes, le modèle de l’atelier Gérôme, et le clou des tableaux vivants, une gloire foraine rencontrée jadis à Toulon (excusez du peu), Raoul de Bel-Castel, tout l’armorial des entresorts.
Brun, olivâtre, trapu, les cheveux grisonnants, méridional d’allure et d’assent, Olivier de Perpignan, vieux rempart du Midi, dont les camarades blaguent le physique, déclare d’une voix tonitruante: «Té! si vous m’aviez connu zeune, z’étais si mignon qué ma pauvre mère, elle, a usé plus de cent francs de çandelles pour me regarder dormir!»
Boutade emphatique qui me remémore la réponse quasi-shakespearienne entendue, il y a dix ans, dans la bouche d’un forain désemparé et triste, échoué lui, dans je ne sais quelle fête d’hiver. Comme on lui demandait s’il avait une famille, des enfants, une femme: «Moi, répondait le bohème, je suis marié avec la lune, pour engendrer le brouillard.» Vraie boutade de bouffon dans la lande où rôde le roi Lear.
Samedi 5 août.—Le dernier dîner de la saison. Poissy dans l’île. La table est dressée sous la véranda, devant le grand bras du fleuve et les coteaux de Triel; un vase bleuté de Lachenal, d’après madame Fumery, s’y contourne en spirale sous l’ardente chevauchée d’une nudité de sorcière; autour d’elle, un orchestre de grenouilles, en vieux saxe, s’évertue, et, çà et là, entre les couverts, des crapauds de bronze et des magots de grès japonais, très grimaçants et très hideux, grouillent parmi des jonchées de glaïeuls roses: délicate attention à un ballet déjà oublié, la Princesse au Sabbat.
Ils et elles dînent. «Cette fois, est-ce bien sérieux, au moins, vous partez? —Et pour trois mois. —Alors, ça tient toujours, ce séjour à Venise? —Si ça tient, je ne pars que pour ça. —Mais vous commencez par Luchon: de la santé d’abord et de la joie ensuite. —Oui, vous dépenserez là-bas vos réserves et rentrerez encore malade à Paris. —Courte et bonne, que voulez-vous! Le présent est à nous, l’avenir est à Dieu. —M’avez-vous apporté des livres, au moins! —Mais oui, Voluptés, de Maxime Formont, ça vous plaira, et Reflets sur la sombre route. —Du Loti: cela se lit toujours; cela se relit surtout. Ah! son Désert et sa Galilée! Que faut-il relire pendant cet été? —Mais du d’Annunzio, du Renan, du Paul Adam ou de l’Anatole France! —Vous vous moquez, Bysance, est-ce bien de Jean Lombard? —Très beau, mais connaissez-vous l’Agonie? —L’Agonie? —Oui, son roman sur Héliogabale. —Sur Héliogabale? —C’est surtout cela qu’il faut lire. —Vous savez qu’on en a tiré une pièce? —Ah! —Tout un drame en vers et qui sera joué cet hiver. —Qui ça et où ça? —Villeroy, l’auteur d’Héraclée, et au Cirque d’Hiver. —Au Cirque d’Hiver? —Oui, avec un déploiement de foule et de mise en scène inouï, extraordinaire, une série... de représentations limitées, dix soirées en tout et cent francs le fauteuil; c’est un richissime Américain qui en fait les frais. —Et l’interprétation? —Hors pair... Marie Laurent dans l’aïeule Mœsa, Segond-Weber dans l’impératrice Sœmia, Laparcerie dans la Vestale, Liane de Pougy dans la Courtisane et de Max dans Héliogabale. —De Max dans Héliogabale! Il sera superbe. —Et le drame est osé? —Je vous crois, à la fin du troisième, à l’acte du Palatin: Héliogabale, tout en écarlate, en prêtre du soleil, coiffé d’une tiare en cône, avec, enchâssée au frontal, la fameuse Pierre Noire, apparaît au milieu des huées et des clameurs du peuple tassé au pied des terrasses, et les insultes de la foule ameutée montent avec d’horribles invectives: —«Es-tu prêtre ou grande prêtresse? Es-tu l’Auguste ou bien l’Augusta?» Ce sont, crachées et vomies sur le César asiatique, toutes les ordures de bouges de Suburre et des poètes des Attelanes. Alors, César, avec un geste d’une obscénité grandiose et que cherche et n’a pas encore trouvé de Max, quelque chose comme une épique bazane, se tourne vers le peuple, et dans une pose cynique: «Qui je suis? La Vestale que je violerai cette nuit, te le dira demain!» C’est chaud, vous en avez de bonnes! —Ah! l’an 1900 nous en promet des raides. —Nous n’aurons pas froid aux yeux, pendant l’Exposition.
Et le dîner continue dans la chaleur lourde, suffocante; pas une feuille ne bouge... Au loin, dans un ciel d’encre, des grondements d’orage: tout près, des luisances d’eau sombre entre des herbes pâles, la Seine.
Dimanche 6 août.—A la Morgue, lendemain de catastrophe. —Entré là, par hasard, au courant d’une promenade dans la Cité et dans Saint-Louis-en-l’Ile, le long de ces vieux quais ombragés et discrets, dont les anciens hôtels gardent seuls dans la ville yankee, qui partout s’élève, le vrai caractère de notre Paris... La veille des départs, quand les malles sont faites, c’est là que j’aime à rôder une dernière journée, du terre-plein du Pont-Neuf, où cavalcade l’immobile statue du Vert-Galant, à la pointe de Saint-Louis-en-l’Ile, que surplombent les lourds entablements de pierre et la haute rotonde de l’hôtel Lambert... Quai de Béthune, quai de Bourbon, quai d’Anjou, coins de province aux noms discrets et charmeurs, où chaque vieux logis a une histoire; c’est l’hôtel Lauzun et tous ses souvenirs, des amants de la Grande Mademoiselle aux bibelots du baron Pichon; plus loin, ce grand balcon de fer forgé, où se balance un écriteau à louer, l’appartement naguère occupé par Linné et, débouchant toutes sur le fleuve, des rues étroites et fraîches, demeurées de jadis, les rues Le Regrattier, des Deux-Ponts, Poulletier, Bretonvilliers, dont les rues des Nonnains-d’Hyères, du Petit-Musc et de la Cerisaie semblent le prolongement de l’autre côté de l’eau; et c’est, pareil à un Canaletto, tout ce coin d’architectures et d’eau dormante, que forment et Saint-Paul et son dôme, et Saint-Germain et sa tour, au-dessus de la baignade des chevaux des Célestins.
Ah! tout ce décor dolent et pourtant si vivant de la Seine, qu’a si bien saisi Gustave Coquiot, le bijou de pierre guilloché de l’hôtel Walesky et de sa loggia, le décor hollandais de l’estacade, un Ruysdaël, on dirait, installé en plein Paris moderne, et, après le panorama soleilleux de Bercy avec le chaos plâtreux de la Montagne-Sainte-Geneviève, où ballonne un faux Saint-Pierre de Rome, la hideur de notre Panthéon... la fraîcheur et le friselis des feuilles en émoi de Saint-Louis, en retour auprès du pont Notre-Dame avec le chevet de la basilique en silhouette hardie et si gothiquement fine sur le bleu évaporé du ciel.
Devant la Morgue, une affluence de foule arrête notre voiture. Une curiosité de l’ami que j’accompagne m’y fait entrer, et, le dirai-je? pour la première fois de ma vie. Comment se comporteront mes nerfs devant le funèbre étal? J’en ai le cœur pincé d’angoisse. Je redoute une émotion que je pourrai toujours attribuer à la chaleur et j’entre bravement.
L’étal m’est une déception: quatre noyés sont là, couchés derrière une vitre épaisse, dans une buée verdâtre, comme dans la cage de verre d’un aquarium. Sont-ce des cadavres? J’ai la sensation d’avoir devant moi quatre figures de cire; l’appareil frigorifique donne à ces chairs mortes un aspect gras et vernissé que j’ai déjà vu au musée Grévin. La foule défile, d’ailleurs indifférente; des fillettes entrent en curieuses, qui ressortent et puis rentrent avec des amies; des ménages endimanchés détaillent curieusement les cheveux et les cils des morts. C’est tout juste si on n’amène pas les enfants voir la gueule que font les macchabées: le père voudrait bien, mais c’est la bourgeoise qui ne veut pas. C’est un plaisir de quartier.
La foule me semble pourtant plus surexcitée qu’à une fête ordinaire, et puis il y a renfort de gardes municipaux. Je m’informe; on vient de transporter dans les caveaux les victimes non reconnues de la catastrophe d’hier: les tués de Juvisy, je n’y songeais pas. C’est pour le coup que j’ai bien envie de m’en aller; mais mon ami insiste et je prends sur moi de faire passer ma carte au commissaire de service.
Ganneron, du Journal rencontré, là, dans la salle d’attente, me présente au juge d’instruction et l’on veut bien m’admettre à l’épreuve d’une reconnaissance. Un petit couloir à traverser, et me voici avec les sergents de ville dans une salle blanchie à la chaux, où sont rangés onze cercueils. Un ouvrier avec un bandeau sur l’œil et un jeune homme d’une trentaine d’années sont déjà venus là pour réclamer des morts, et, un à un, les couvercles de bois blanc glissent sur les boîtes.
C’est un cauchemar. Bouffies, tuméfiées et noirâtres, les têtes apparues ont des faces de nègres, des faces congestionnées et huileuses, avec du sang coagulé dans les narines et d’atroces prunelles révulsées sous des paupières, où on ne voit que du blanc.
Ce sont des cadavres d’étranglés, des chairs injectées qui évoquent des idées de supplices, des yeux jaillis de leurs orbites comme dans les plus horrifiantes planches de Goya. Tout à coup, autour de moi, des cris et des pas qui s’empressent: un des hommes admis là vient de reconnaître son père et sa mère, et le malheureux se débat dans une attaque de nerfs.
Je m’esquive, honteux de moi-même et poursuivi par une suffocante odeur d’éther.
Ah! dehors, c’est bon la foule et le soleil! L’ami à qui je transmets ces détails ne veut plus rien savoir; sa curiosité s’est brusquement éteinte.
«Si nous entrions à Notre-Dame? —Non, il fait encore trop jour, et l’on voit les vitraux, les ignobles vitraux dont le Chapitre a déshonoré les ogives où flamboyaient, avant la Commune, la braise ardente et l’or en fusion de splendides verrières. Il n’y a plus de mystère à Notre-Dame qu’avec la nuit tombée. Allons simplement sur le Pont-Neuf contempler au soleil couchant la féerie de la Seine bordée de palais.»
A côté de nous, dans la foule, trois horribles vieilles au nez rongé, vendent aux enfants des bonbons et des oranges. Ce sont les Pasques de la Morgue. «Cocher, au Pont-Neuf, et de là à la Colonnade du Louvre.»
Mercredi 9 août.—Neuf heures du soir, Saint-Cloud, Pavillon-Bleu, dîner avec Mounet-Sully et La Gandara... Les fêtes d’Orange! Les Cigaliers et les Cigales auront Mounet-Sully dans Alceste et Paul Mounet dans Athalie, pour le rôle de Joad, avec madame Favart dans la reine d’Israël... madame Favart!... Et l’on avait compté sur madame Sarah Bernhardt dans la Médée de M. Catulle Mendès et dans la Samaritaine de M. Edmond Rostand.
C’est presque un désastre. Mariéton éperdu a beau multiplier les invitations, ce sont les représentations de Béziers et les deux cents musiciens dirigés par Saint-Saëns en personne avec Laparcerie dans Déjanire qui tiendront cet été le record du théâtre antique dans tout le Midi soulevé.
Gascons contre Provençaux. La défection de madame Sarah Bernhardt aura donné le pas aux Cadets de Gascogne. Photime devait bien cette palme à l’auteur de l’Aiglon... Défection de madame Sarah Bernhardt! Aux Beaux-Arts, on est là-dessus assez explicite. Paul Mariéton, déçu et compromis fulmine, tonne et détonne; M. Catulle Mendès, en jeu avec sa Médée, avoue avoir reçu de son interprète, en ce moment à Belle-Isle, une lettre explicative de vingt-quatre pages, mais toujours chevaleresque et appuyé sur l’épée qu’il mit si hardiment au service d’Hamlet, déclare que madame Sarah Bernhardt ne saurait jamais avoir de tort.
Mounet-Sully, lui, à propos de madame Favart, déclare qu’il n’y eut jamais qu’une Doña Sol, l’Athalie de demain... Amusante, la critique de l’Hamlet de la place du Châtelet par celui de la Comédie-Française... Entretemps, les Tziganes font rage; d’étincelantes, de passionnées improvisations entraînent et soulèvent, tour à tour violentes et caressantes comme les vents de la Pusta à travers les ajoncs et les genêts parfumés de leur pays.
«Ils jouent ce que leur âme rêve», conclut La Gandara, le peintre de la princesse de Chimay, qui comprit si bien l’âme de Rigo; et, versé tout à coup sur le terrain des chansons populaires, l’entretien se termine sur cette habanera espagnole entendue un jour par Mounet-Sully sur les lèvres d’un muletier:
Il y a encore les Parisiens à Paris.
Lundi 14 août.—Dernière vision. —Paris, dix heures du soir: un Paris morne aux rues désertes, vide d’habitants, un Paris à peine éclairé et dont l’atmosphère brûle, une ville de solitude et de chaleur gardée par des équipes de puisatiers qui, à la lueur du gaz acétylène, éventrent les chaussées, piochent, halètent et peinent. Tout à l’heure quai de Passy, c’était, devant les murs de l’usine à gaz, la veillée accablée et bougonne de toute une escouade de sergents de ville échouée sur des bancs... La grève d’hier.
Maintenant, devant le Trocadéro, c’est, béante sous des torses et des bras nus qui se démènent, l’énorme tranchée ouverte en vue du Métropolitain... Peut-être la grève de demain?
Nous gagnons la gare d’Orléans à travers une ville morte et chaude, en proie de place en place à des chantiers nocturnes, le long d’un fleuve sombre bordé d’échafaudages. Dans les rues étouffantes, aux approches de la gare, l’animation reprend; d’humbles silhouettes se hâtent encore avec des bouquets ou des pots de fleurs dans les mains... Vers quelles destinations inconnues? De prétentieux papiers ajourés déshonorent et les roses et le pot de géranium; les dernières fêtes à souhaiter, c’est demain le 15 août, l’Assomption de Marie.
Mardi 15 août.—Bordeaux autre ville morte au bord d’un fleuve aux eaux de boue, aux quais déserts; j’en ai le regret de la Seine... Oh! ce fleuve et les quais de Bordeaux un 15 août!
Tout ce qui se respecte ici est à Royan: Royan, comme une immense machine pneumatique, a pompé, attiré sur sa plage poudreuse quiconque n’est pas à Luchon, Bigorre ou Arcachon: quiconque ici n’a pas sa bastide au milieu de ses vignes dans le haut ou le bas Médoc, arbore aujourd’hui sur la plage aux fritures un tumultueux complet de toile blanche: Royan, le Trouville des Bordelais.
Pas une âme sur les quais. Sur la baie jaunâtre de la Gironde, pas même un de ces petits bateaux plats, chargés en semaine de morue et de paille et dont le débarquement donne à la morne étendue des berges un faux aspect de vieille estampe. J’erre au hasard par de petites rues étouffantes et sombres, aux volets clos, aux portes closes, et dont les trottoirs exhalent une âcre odeur de saumure et de sel; dans l’une d’elles, un pantin de carton flotte et se dandine à hauteur du premier étage, au bout d’une ficelle: penché à une mansarde sous les combles, un enfant s’amuse à l’agiter ainsi dans la solitude de la rue chaude, un pauvre enfant que je ne vois pas! Là-bas, dans la poussière et l’air qui brûle, grésillent les allées de Tourny.
Mercredi 16 août.—Bordeaux. —Ils sont enfin revenus: les Bordelais sont rentrés de Trouville, Royan nous les a rendus; ils fourmillent rue Sainte-Catherine, ils arpentent le cours de l’Intendance, ils font les cent pas place du Théâtre, ils prennent le frais aux tables des cafés, astiqués, sanglés, haut cravatés de soies voyantes, pantalonnés de blanc, coiffés de sombreros d’afficionados, les larges feutres gris lancés à Biarritz et très anglais de raideur et d’attitude (on voit qu’ils y tendent de tous leurs efforts), arrivent à ressembler à d’élégants Brésiliens, mais à des Brésiliens muets dans la plus triste et la plus ennuyeuse des villes!
Bordeaux, la ville des merveilleuses églises, Saint-Jean, Sainte-Catherine, la cathédrale; le Bordeaux du Palais Galien et des allées de Tourny; le Bordeaux des marchés rutilants, savoureux et gourmands; le Bordeaux des grands crus et de la chère exquise! en avoir fait cette ville de gourme protestante, de pose triste et suante d’ennui! Mauvais goût méridional et morgue anglaise, c’est là tout l’aspect de Bordeaux. Ah! combien je regrette la gaieté bon enfant et l’entrain et le bruit de Marseille, Marseille à la vie débordante. Heureusement, rencontre de Cora Laparcerie; ses beaux yeux noirs ensoleillés et doux me remettent un peu de joie au cœur; elle part, elle aussi, le lendemain, pour Royan, mais sera le 27 à Béziers. «N’oubliez pas, vous y venez, vous avez promis. —Oui, j’irai, Déjanire!»
Jeudi 17 août.—Bagnères-de-Bigorre. —Bigorre et sa somnolence heureuse de petite ville assoupie sous un éclatant ciel bleu; Bigorre et le jet d’eau jaseur de son jardin public aux beaux ombrages, ses rues étroites aux maisons closes, aux toits irréguliers et sa large allée abritée de platanes de ses fameux «Coustous», la promenade des oisifs attablés aux cafés et des naturels du pays échoués sur les bancs; Bigorre et l’Adour torrentueuse et bleue sur un lit de pierrailles, Bigorre et son cirque lumineux de montagnes indécises et grises de chaleur.
O petite ville de mon cœur, on a changé ta physionomie benoîte et provinciale, on a troublé ton reposant ensommeillement. Là aussi, l’Affaire, la terrible Affaire et le procès de Rennes ont partagé la population en deux camps, et aux Coustous, dans l’étonnante estampe du siècle dernier que forment toutes ces vieilles demeures à balcon de fer forgé apparues dans l’ombre verte des platanes, vous croyez peut-être que baigneurs et touristes, installés au frais, sont venus humer leur café en écoutant l’orchestre du Casino juché sur une estrade ornée de branches de pins, comme l’estrade de musique d’une gouache de Saint-Aubin? Non pas: tous et toutes y sont venus lire les nouvelles et dévorer les feuilles de Paris et de Bordeaux que vient d’apporter le dernier train.
Les camelots inondent aussi la ville: «Demandez le Journal, l’article de Barrès; l’article de Judet. Qui veut le Petit Journal, l’Aurore, la Libre Parole, le Gaulois, la Petite Gironde, le Petit Parisien?» Les crieurs font prime, vont de table en table; chaque groupe commente les nouvelles, discute les événements, se roule des regards torves; on se mesure de l’œil, on affiche, on étale hostilement la feuille que l’on lit; chaque attitude est un défi, il y a une provocation dans le geste avec lequel on déplie son journal. Tout ce monde de flâneurs est près d’en venir aux mains. L’attentat Labori a déchaîné toutes les haines; le Comité du Salut public siège en permanence; Sébastien Faure dénonce et la milice arrête... L’Affaire nous aura fait reculer d’un siècle; nous sommes en 93.
Mercredi 23 août.—Bigorre. —Une lettre de Paris... Croquis d’émeute: —«Vous êtes loin des muffes, vous! Mais, ce qui me console, c’est, qu’en ce moment, ils sont en train de se casser soigneusement les mâchoires. J’ai revu Gavroche, pas plus tard que dimanche dernier, au plus beau de l’émeute: un gosse qui, grimpé sur le dos d’un agent et accroché à son cou par le bras gauche, lui pilait du poing droit dans le nez et les yeux. Et le petit était preste et rageur; il devait se venger de tous les horions que lui avait octroyés l’autorité.
»Le «fort Chabrol», c’est ça, aussi, un plaisir de quartier; un 14 Juillet de l’émeute. On s’attroupe, on braille, mais, somme toute, on s’amuse. Ceux qui s’embêtent, ce sont les agents et les gardes, et Jules Guérin qu’on ne laisse pas dormir. Le bougre a maintenant le faciès d’un fanatique, les orbites creuses, les yeux luisants et une résolution véridique dans ses poings qui martèlent de coups, par instant, la barre d’appui de sa fenêtre. Les petits marchands de glaces arborent des pancartes «fusils à vendre»; les anarchistes tiennent la rue et les journaux conservateurs les appellent «ouvriers parisiens qui n’approuvent pas les doctrines antisémites»! Les Dreyfusards bafouillent et écrivent «la Rue livrée aux Antisémites.» Ils ne peuvent plus s’entendre.
»Ces gueules d’anarchos: tous de seize à vingt ans. J’ai vu là la racaille des ergastules, les bas fonds de maisons centrales, des faces blêmes et vertes, des triques sèches de voyous rageurs, des lèvres pincées de vieilles filles soumises, des gueules jaunes aussi de soldats malades et de garçons plongeurs. La Rue! elle puait, elle malodorait vraiment: elle sentait l’égout, le vin bleu, les odeurs humaines, et le soleil ardait, faisait sur les nuques, sur les fronts, aux plis de toute la trogne, ruisseler la sueur. Villégiatures d’été!
»Les cuves des théâtres sont vides, la Comédie s’exténue; aux cafés-concerts, c’est l’annuelle venue de la province et de l’étranger: on nous promet, à Marigny l’arrivée de J. Jeffries, le fameux boxeur américain. On se cassera la gueule partout.
»Tout ce qui ne boxe pas va à bicyclette, et c’est des automobiles aussi; toutes les routes puent désormais: sueur et pétrole, pétrole et sueur. C’est bon, l’air pur de la campagne à la fin du dix-neuvième siècle!
»Le monument de Bartholomé au Père Lachaise est achevé; quant à l’architecture et à la sculpture, c’est une merveille.
»Odette Valéry, par ses danses, a troublé des gens qui étaient allés aux villes d’eaux pour s’y soigner, sinon s’y guérir. J’ai lu qu’un médecin demandait l’interdiction de ces spectacles scandaleux. Pauvre fille, elle est la bête impure!
»Les temps sont troubles. Un journal libertaire demande la mise en jugement de nos princesses de Lamballe et votre ami Coquiot, qui, l’autre lundi, à propos du portrait de La Gandara, dénonçait à l’opinion la beauté de la comtesse de Noailles.
»La Gandara, vos dîners du Pavillon-Bleu. Revenez-y. On hante le parc de Saint-Cloud, les pages d’Hugo (les Misérables) consacrées à Tholomyes et à Fantine revivent; mais la grisette est bien défunte; elle a maintenant, celle qui la remplace, un égout dans la bouche. Elle hante les vidangeurs.
»Le décor est toujours là, mais ce ne sont plus les mêmes couples. Des fourrés du parc il y a des filles qui surgissent en tas: des émules des revisionnistes, des démolisseuses de l’armée! J’en ai vu une qui n’avait qu’un bras! Une autre cognait aux arbres une rotondité d’aérostat, toute la semence d’une caserne. Et le soleil était bon, le ciel léger.
»J’ai revu aussi Ringel le sculpteur, installé là en pleine forêt, dans une ancienne faisanderie de l’empereur! Oh! ses masques! Il fait maintenant du motocycle comme un enragé. Il vit en philosophe, cultive son jardin et mange, aux saisons favorables, des petits pois onctueux et des pêches juteuses et douces. C’est un sage!»
Mardi 29 août.—Béziers, quatre heures de l’après-midi, aux Arènes:
Et la coryphée remonte lentement les degrés qui conduisent à la scène, balaye de ses longs voiles les dalles du proscenium: encore un escalier, et les portes de bronze du gynécée se referment sur elle.
Sur la piste, un orchestre de trois cents musiciens éclate: le bâton de Fauré les conduit; les arènes sont combles. Dans l’immense hémicycle des gradins est entassée, vibrante et haletante, attentive et en joie, la foule multicolore et gesticulante des courses de taureaux: larges sombreros de feutre gris, pantalons blancs, vestons clairs, fleurs éclatantes des chapeaux et nuances fleuries des corsages de femmes, tout cela papillote et remue au soleil comme un mouvant kaléidoscope, et sous la gaze comme sous le feutre, c’est l’éclair des yeux et des sourires, et, chauffée de soleil, la face de médaille de la race latine.
Tout le Midi est là: on est venu de Toulouse; Narbonne et Perpignan sont émigrées sous les allées Paul-Riquet; Agde a donné, et tous les environs de récoltes et de vignes; on est même venu de Marseille, et d’Arles en Provence, et d’Avignon en royaume d’Avignon; on est même venu de Paris, car dans ce tohu-bohu de clartés et de couleurs, je reconnais des visages: le marquis de Castellane, le prince Edmond de Polignac, Ferdinand Herold, le poète; la baronne de Lansdorf, Durand, l’éditeur. D’Esparbès, qui assistait à la représentation du dimanche, est parti hier... Et pendant que le chœur des Héraclides défile et évolue avec le chœur des Œchaliennes autour du proscenium, l’œil ne peut se rassasier de la merveille, jusqu’alors inconnue, de la gigantesque et prodigieuse décoration de Jambon, un décor de plein air envahissant le tiers de ces arènes où s’entassent douze mille spectateurs, et d’escaliers en escaliers, de praticables en praticables et de portiques en portiques, montant par de vertes pelouses et des jardins plantés d’oliviers et de cyprès jusqu’aux remparts d’une Acropole antique, toute de palais, d’arcs de triomphe et de temples: héroïque silhouette se profilant dans le vrai ciel, non plus dans des frises, mais dans le bleu aujourd’hui presque blanc de chaleur du ciel de Béziers...
Des glaciers d’un côté, des crêtes rocheuses de l’autre se hérissent en demi-cercle autour de l’Acropole, et, avec les jeux de l’ombre, se violacent ou s’éclairent, selon l’heure, harmonisés avec l’espace et la couleur de l’air par le talent d’un prodigieux artiste.
Et l’orage de la partition de Saint-Saëns, déchaîné par l’orchestre et les chœurs, tour à tour gronde, menace, et s’apaise, et soupire.