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Poussières de Paris

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Comme la Ménade en délire,
Comme le souffle ardent de son dieu,
Comme la pâle Tysiphone
Dans le vol noir de ses cheveux,
Déjanire accourt, furieuse,
Les doigts crispés, les yeux ardents.

Des clameurs! Interrogeant l’horizon, le revers de la main sur les yeux, la foule se porte en avant et mime la terreur et l’attente, et, sur un char attelé de quatre chevaux, quatre chevaux mal maintenus par quatre hommes suspendus à leurs mors, Déjanire entre au galop sur la piste; Déjanire et Phénice, Cora Laparcerie et Odette de Fehl; Déjanire et son grand manteau orangé déployé comme une nuée derrière elle. Déjanire! Hercule aura beau invectiver le destin et les dieux; Philoctète maudire les rigueurs de l’Héraclide et la tendresse d’Iole; Iole, blanche et pure dans sa robe de vierge, développer des gestes étudiés d’après les plus authentiques Tanagra, maintenant je ne connais et je ne verrai plus que Déjanire!

A la minute où elle a mis le pied sur le proscenium, elle a conquis la scène et le public, elle est à la fois la pièce et l’intrigue, et la fable et l’intérêt du drame: elle est Déjanire!

Déjanire impérieuse, Déjanire outragée, menaçante, irritée, et puis tendre, implorante, toute de caresse et de langueur, Déjanire éperdue se traînant à genoux, les bras jetés, comme deux liens, autour du torse cabré d’Hercule. Et quelle éloquence dans le moindre geste, quel sentiment et quelle pensée dans chaque attitude!

Son entrée d’épouse et de reine offensée dans le gynécée où gémit la princesse captive devenue sa rivale, la mimique de son apostrophe à Iole... puis, à l’acte suivant, quand elle a décidé la jeune fille à fuir le palais d’Œchalie et à la suivre à Calydon pour échapper à l’amour du héros, son apparition furtive à la porte du palais, enveloppée de la tête aux pieds dans son manteau d’or safrané, toute sa souple nudité comme sculptée dans les plis de l’étoffe, et le geste dont elle en écarte la traîne au-dessus de son front, le rythme de la voix et des attitudes pendant le récit du meurtre de Nessus, et la remise à Iole du coffret qui contient la précieuse tunique destinée à rallumer l’ardeur de son époux.

Comme me le chuchote le marquis de Castellane à mon oreille:

Reine de l’attitude et princesse de geste.

Nous en avons deux maintenant.

Mais voici le dernier acte, le plus tragique et le plus propre au développement des masses et à l’émotion!

Autour du bûcher nuptial, la foule se presse pour assister à la cérémonie; les Œchaliennes et les Héraclides se livrent à des danses, et le cortège descend les marches: les présents qu’Hercule destine à sa nouvelle épouse sont portés par de nombreux serviteurs.

Iole sort du gynécée; elle offre à Hercule la tunique de Nessus: Hercule va la revêtir et prie Iole d’aller de son côté se parer du voile nuptial.

Et Déjanire!... L’angoisse et l’ardeur mal contenue de l’épouse répudiée et amoureuse encore, retirée à l’écart et figée dans l’attente du prodige, cette immobile et passionnée statue de deuil que donne alors Laparcerie, toute voilée de crêpe noir, telle une aurore sous une nuée, et muette et droite, et comme raidie dans du silence et de la douleur!

L’inoubliable et saisissante figure de bas-relief et d’éternité qu’atteignent là la grandeur et la simplicité de son attitude: une des plus belles choses que j’aie vues, jamais au théâtre, en vérité, et tout à l’heure, quand, dévoré par le feu de la tunique empoisonnée, Hercule, la poitrine saignante, hurlera, tonnera de douleur, et essaiera en vain de l’arracher de ses épaules, avec des meuglements de taureau; en vain, au milieu de l’épouvante du peuple et la colère des dieux, Déjanire se traînera-t-elle, éperdue, auprès de l’Héraclide agonisant avec des cris d’horreur et de détresse; en vain quand le bûcher libérateur s’enflammera, aura-t-elle, pour tomber poignardée dans les bras de ses femmes, des grâces et des affaissements de colombe blessée, rien n’effacera, rien ne pourra effacer l’impression de grandiose et d’esthétique par elle atteinte, au moment où, muette et voilée, la reine de Calydon attendait l’arrêt même de son sort!

«Saint-Saëns! Saint-Saëns! Castelbon de Beauxhôtes! Castelbon de Beauxhôtes!» Ce sont toutes les arènes en délire, les douze mille spectateurs des gradins, debout, les bras tendus, les paumes retentissantes, qui acclament et réclament à grands cris et le musicien de Déjanire et l’organisateur, l’homme d’initiative, et d’enthousiasme et de foi artiste à qui Béziers est redevable de ce spectacle, M. Castelbon de Beauxhôtes, l’âme et l’impresario de ces représentations, le Biterrois qui, le premier, en eut l’idée, demanda la pièce à Gallet, la partition à Saint-Saëns, sut réunir les fonds, chercher, amener les artistes, commanda le décor unique à Jambon, et de tous ces éléments divers fit l’ensemble prodigieux qui fait aujourd’hui de Béziers une sorte de Mecque artistique, un pèlerinage national de Beauté, la rivale d’Orange, un Bayreuth français.

«Bravo, Saint-Saëns! Bravo, Fauré! Castelbon sur la scène! Vive Castelbon!»

On crie, les chapeaux volent, on tapage, on acclame; des spectateurs envahissent la piste.

Quel enthousiasme! Oh! c’est beau, le Midi! Dans le toril et les écuries convertis en coulisses, un peuple de figurants se rhabille; des choristes demi-nues s’enfuient ou plutôt s’envolent dans un frisson de tuniques et d’étoffes... Cela sent la sueur, le fard, l’œillet et l’orangeade; un relent de sang s’y mêle d’une âcreté fade: nous traversons la place où l’on achève les chevaux, lo matadère. Ces baraquements de planches: les loges des artistes. Ici, Laparcerie; ici, Segond-Weber; ici, Dorival, Hercule; plus loin, Beryl; là, Odette de Felh, très allurale Phénice. Une des loges s’entr’ouvre: un bras nu, un coin d’épaule de femme, une voix. «Apportez-moi un poète.» Un poète, mais oui. Autre entrebâillement de porte, autre demi-nudité entrevue, une autre voix: «Qu’on m’envoie un poète.» Encore un poète... Mais il en pleut donc? Le fait est qu’ils pullulent. Il y avait Congrès, hier, en l’honneur des fêtes de Déjanire, et tout le Parnasse et tout le symbole du Midi ont donné: il en est venu de Lyon, de Toulouse, d’Agen, de Dax et de Marseille, toutes les jeunes revues du Languedoc et de la Provence ont dû, la soirée de la veille, déclamer leurs rimes au théâtre. Je reconnais et salue au passage Maurice Magre, Varenne, Louis Payen et Pol de Levengard... L’Odéon.

Autre loge, autre voix: «Il n’y a donc plus de poètes, ils sont déjà partis? —Je vous crois, Laparcerie les a tous dans sa loge, Laparcerie, «princesse de sang, de mort et de luxure», comme écrit en dédicace d’un poème enivré un poète qui certes la connaît mal ou ne la connaît pas.

Il prend Laparcerie pour Déjanire! Oh! c’est beau la jeunesse!

Dans les arènes, la foule s’écoule: devant un marchand de limonade, une femme est arrêtée avec un enfant. «Veux-tu faire une petite pompette?... combien le verre, monsieur? —Vingt centimes. —Et que vous ne la donnez pas, votre marchandise; donnez tout de même. (A l’enfant.) Hé! mon joli miroir, et pompe donc, et ne le suce pas!»

Il me semble être à Marseille! Ah! le Midi! Les voitures regagnent au grand trot les allées; au loin les clameurs continuent:

Vive Castelbon! Vive Saëns! Vive Fauré, Laparcerie!

Et dehors il y a des couples beaux et sains, des gars découplés et rieurs, et de jolies filles en cheveux, attablés, et qui boivent; les vendanges ont commencé hier. Ah! comme nous sommes ici loin de Rennes, et des Labori, et des Picquart.

Béziers, noble cité, sœur des cités latines,
Merci.

Dimanche 3 septembre.—Toulouse, allées La Fayette. —Courses de taureaux à Bayonne: Frascuelo, Mazantini et toute la cuadrilla; à Luchon, le soir, concert aux Quinconces et embrasement de parc; à Bigorre, inauguration du buste de Roland, le chanteur campagnard: discours, déclamations de vers sur les Coustous et toutes les sociétés de musique de la ville; fête populaire et officielle; toutes les Pyrénées en joie, depuis Bigorre jusques au pays basque, et, comme de partout des lettres me sollicitent, je me terre prudemment en Toulouse et, faute du don d’ubiquité, me tiens coi. Et puis je me suis attardé à me laisser vivre en ce riche et joyeux pays de Biterre, et je ne suis plus au courant des journaux, je ne sais plus rien de l’odieuse Affaire.

Comme elles me rassurent et me confirment dans mon opinion première, la ferme attitude et les dépositions nettes et précises des généraux en réponse à la phraséologie vide et déclamatoire des témoins de la défense. Autant de plaidoyers individuels où chacun vient expliquer les motifs de ses tendances, exposer ses opinions, mais n’apporte aucun fait, aucune preuve: des hypothèses, des manuels de méthodes philosophiques et des redondances... quelle misère! et le déplorable défilé des officiers défroqués, et le comique des nullités prétentieuses de l’Ecole des Chartes; là-dessus, les questions insidieuses, les traquenards et les gestes papelards de Me Demange, «l’air d’un maître d’hôtel essayant de placer au conseil de guerre des morceaux douteux», et comme finale, les coups de tête ou plutôt de hure de Me Labori, le sanglier du Syndicat, fonçant sur les témoins de l’accusation, les défenses en arrêt, et essayant de culbuter dans le maquis de la procédure MM. du Breuil et de Cernusky; Labori, par son attitude, ses provocations et ses violences arrivant à charger encore son client, Dreyfus, devenu non pas sympathique, mais un objet de pitié de par la maladresse et l’arrogance de ses partisans!

Et les manifestations de la presse étrangère aux débats, je ne sais quelle dame Crarford réclamant la communication des pièces secrètes! Comme il apparaît maintenant dans son ensemble, le vaste complot ourdi depuis trois ans par les cosmopolites contre la France. Par quelles ramifications et quelles sapes profondes nos ennemis, réunis sur un terrain d’occasion, ont fait, depuis 94, un lent et sûr chemin! Comme il ressort maintenant clairement que Dreyfus n’a été qu’un prétexte, que le mal vient de plus loin et que la vieille haine européenne, en marche depuis les guerres de l’Empire, a saisi avec joie le motif offert par les juifs pour s’allier et marcher contre nous et nous ruiner par l’anarchie, et cela au nom de l’Humanité et de la Justice... la Justice de l’Europe, qui a assisté impassible aux massacres d’Arménie et laisse tous les jours égorgiller un peu plus l’Irlande sous la main de la Grande-Angleterre, notre amie de demain!

Et comme je sais gré à Maurice Barrès et à Jules Lemaître qui me donnent dans leurs articles un aperçu net et vrai de ce cloaque qu’est l’assistance du procès de Rennes, et, rares exemples d’écrivains au-dessus des influences salonnières et des ordres de banque du Syndicat, me permettent en les lisant de m’éveiller en patrie!

Dans l’air chaud et parfumé d’odeur d’absinthe et de vanille, une volée de cloches s’ébranle, annonçant la sortie des vêpres; la foule sort des églises; c’est l’heure de retourner admirer à loisir la nef vide de Saint-Sernin.

Mardi 4 septembre.—Bigorre. L’heure du courrier: une lettre de Saint-Gervais-les-Bains, Saint-Gervais-Savoc, Saint-Gervais la catastrophe.

«Ne conseillez jamais, même à votre pire ennemi, de venir à Saint-Gervais... C’est mortel. Pas la moindre distraction, pas le moindre casino, pas le moindre journal! On est ici d’un arriéré invraisemblable. Ni l’établissement des bains, ni l’hôtel des Bains ne sont abonnés à une seule feuille parisienne, et il faut se précipiter le matin à la gare et se battre pour se procurer un numéro du Petit Journal ou du Lyon républicain. Quant au Journal, au Figaro, au Gaulois, ignorés ici complètement... Que dites-vous d’une station pareille par ce temps où les nouvelles sont si palpitantes? Et quel établissement! L’autre jour, on nous a refusé la douche faute de linge. On n’a pas de peignoir de rechange, et quand il pleut par malheur, le linge ne pouvant sécher d’un matin à l’autre, il faut s’en passer. A l’hôtel des Sapins, qui est le premier d’ici, pas de meubles: un lit, une petite commode, une table de nuit, et c’est tout. On ne sait où fourrer ses affaires, et les vêtements restent empilés dans les malles. Et quel triste public de baigneurs! Un tas de bonnes familles de province, pas de jeunesse, pas de femmes: rien que des vieux malades ou des trôlées de nourrices et d’enfants! Pas le moindre visage de connaissance; c’est d’un bourgeois à faire frémir: un tas de merciers et d’épiciers de Toulouse, de Genève et de Lyon. La grande distraction, ici, c’est de se donner des surnoms: à la table d’hôte, nous avons Don Quichotte, Sancho Pança, Cyrano et Louis XIV (une vieille femme qui rappelle à s’y méprendre un profil de cire de la chambre à coucher de Versailles.)

Si pourtant, la famille de Cassagnac, la mère et les deux fils, deux grands gaillards bruns et découplés, tout le portrait de leur père, accompagnés d’un père jésuite dont ils servent la messe à tour de rôle (le fleuret et l’autel!). Nous avons aussi la comtesse de Kergolay, qui vit seule et retirée, ne parlant à personne; le docteur Roustan de Cannes, aimable, parisien et causeur.

Ah! j’expie cruellement les orgies de coquillages de notre dernier séjour à Venise... Il y a un an, vous souvenez-vous, comme c’est déjà loin! Vous y retournez, vous... Heureux mortel. Mais au moins, en Bigorre, vous soignez-vous?

J’ai reçu une amusante lettre de Biarritz, de notre amie miss Flarck... Il paraît que Rennes ne possède pas toutes les petites vérités en marche, et le golfe de Biscaye en réunit quelques-unes, tout un lot de jolies syndiquées qui clament et proclament l’innocence de Dreyfus et la divinité de Picquart. Ils sont tous divins, dans l’ineffable parti: Picquart est divin, Sarah est divine, Réjane est divine aussi. Avez-vous remarqué que tous les comédiens sont dreyfusards? Il y a dans cette affaire un côté théâtral, une atmosphère de mélodrame et de complot ourdi qui les enchante et ravit: le parfum des coulisses; mais le Labori est leur maître à toutes et à tous. Quel tempérament et quelle science des effets dramatiques! C’est un grand acteur pour le boulevard du Crime; malheureusement, il retarde, son jeu est démodé; trente ans plus tôt, il eût été le cabot idéal. Excellent en 1860, pour l’année 1899 il a forcé les effets: c’est l’homme qui rate... et qu’on rate.

Et les arrestations et les perquisitions gouvernementales, qu’en dites-vous? Ces gens-là feront partir les fusils tout seuls. A ce propos, croyez-vous à la balle de Labori?

Gerde près Bigorre, 14 septembre.—«Kill d’Herodo»—fils d’Hérode... Des gars en béret, au cours d’une querelle, viennent de se lancer l’injure à la tête: «Kill d’Herodo», fils d’Hérode... L’invective, passée dans le peuple et le dialecte, est fréquente de Saint-Bertrand de Comminges à Bayonne, dans la Bigorre et le pays basque... le souvenir d’Hérode est encore vivant dans ces montagnes. Salomé y vécut.

«Elle suivit ses parents à Rome et partagea leur exil dans les Gaules. Le voyage sur mer l’attrista. La manœuvre des voiles l’inquiétait. Les splendeurs de la capitale de l’empire, les hommages que lui attirait sa grâce étrange et le bruit de ses aventures qui l’y avait devancée, ne dissipèrent point sa mélancolie.

»Près de Lyon, l’âpreté du paysage lui fut une souffrance. Les voies blanches qu’on venait de construire, le fleuve glauque bouillonnant, les plaines rases et la nudité des collines lui faisaient regretter la mollesse des campagnes d’Orient, et elle s’affligeait d’être éloignée du pays des grenadiers, des palmes et des cèdres qui versent une ombre transparente... Ses regards tournés à l’Est devinaient, au delà de cette nature sèche, les longues fleurs rouges et les digitales pareilles à des flammes qui, là-bas, figuraient sur les murs des cités, d’héroïques incendies, et le scintillement des rivières qui s’écoulaient sans hâte vers des lacs tranquilles... Elle cherchait en vain un attrait chez les hommes: les yeux d’acier des Gaulois la glaçaient.

»En Espagne, elle se sentit moins étrangère. Le Tétrarque disgracié s’était établi dans une province méridionale de la Péninsule. Elle y retrouva quelques souvenirs de la terre bien-aimée, dans les feuilles larges des plantes, l’haleine des orangers, les plantations symétriques d’oliviers, l’ondulation des champs de maïs. La peau brune des habitants, leurs yeux sombres, une préférence pour les étoffes multicolores, lui rappelaient, dans une atténuation qui adoucissait son regret, la Galilée et son peuple.

»La Galilée!!!»

La Possession de Charles-Henri Hirsch. Et voilà que toute la prose voluptueuse, nostalgique et savante de M. Charles-Henri Hirsch s’évoque et fleurit dans mon souvenir: toutes les morbides et vénéneuses pages consacrées par lui à la gloire de Salomé, une injure en patois pyrénéen me les a soudain déployées devant les yeux; le début de l’histoire de Salomé, comme il me devient présent surtout.

«Salomé ne vit même pas la tête saignante dans la coupe où, tout à l’heure encore, les figues enflées de lait et les raisins cendrés de Béthunie qu’on dirait pleins de soleil, entouraient des grenades fendues, resplendissantes comme le feu. Elle ouvrit presque ses yeux longs, toujours à demi fermés, sur le bourreau qui apportait l’offrande.

»C’était un géant de Nubie. Il avait sur les reins une peau de tigre d’où le torse, nu, s’élançait tel une colonne d’ébène, avec les bras noueux. L’immobilité de son visage fascinait...

»Toute la nuit Salomé avait pleuré.

»Insensible à l’amoureuse prière de ses yeux longs et aux paroles de miel qu’elle avait murmurées en le frôlant, le Nubien l’avait quittée à la porte pour rejoindre sur le chemin un jeune garçon vêtu d’une tunique hyacinthe que fermait la ceinture bigarrée des courtisanes.

»Elle les avait vus disparaître sans pouvoir contenir ses larmes.

»Comme elle avait éprouvé le pouvoir de sa beauté sur les hommes, l’indifférence de celui qu’elle préférait la faisait souffrir immensément. La douleur lui inspirait les pires desseins et la mort n’apaisait pas ses rancunes. Pour oublier, elle cédait à des soldats, sans jamais se donner d’amour. Personne n’avait encore assouvi ses désirs. Ils étaient infinis et devaient remplir le monde, avec la renommée de son habileté à la danse.»

Et voilà qu’après Gustave Flaubert, et Gustave Moreau, et le doux Laforgue, et l’obscur et preneur Mallarmé, et l’Anglais Wilde lui-même, et tant de peintres de la Renaissance italienne et de la vieille Allemagne, et les Cranach, et les Luini, je subis à mon tour la redoutable emprise de la goule légendaire et biblique, surgie du fond des siècles avec ses lourds bijoux, ses colliers cliquetants, ses caleçons fendus, ses parfums, et ses fards, Salomé, fleur vénérienne et toujours jeune des civilisations disparues; Salomé, récemment rajeunie par M. Henri Hirsch, et dont le spectre et la luxure viennent de m’être imposés, dans le calme et montagneux pays de ma cure, par une patoisante invective: Kill d’Herodo, fils d’Hérode!

Lundi 9 octobre.—Trois heures, entre Arles et Marseille, dans un wagon de première. —Ah! ce Midi soleilleux, bon enfant, facile et bavard, où rien ne tire à conséquence, les propos qu’on y entend, les aveux qu’on y surprend. Deux bons vivants, tous deux quadragénaires et d’aspect cossu, yeux vifs, ventres replets, grosses chaînes d’or et larges feutres, l’un monte à Arles et l’autre à Miramar, après force tapes et bourrades, devisent et s’interrogent gaîment.

«Et ça va bien, les affaires, tu es content! —Mais oui, ça va, ça vient, et toi? —De même, et le ménage, madame Pétécoul va bien? —Mais oui, elle se devient à merveille. —Et ta bourgeoise? —La mienne de même. —Tant mieux, et tes deux fils, ils doivent être grands? —Plus grands que moi, deux gars superbes; si tu les voyais! L’aîné surtout, Marius. Il a des yeux; toutes les filles en veulent, elles lui courent toutes après; lui, un vrai coq, il ne boude pas le cotillon le coquin, et c’est bien ce qui navre sa pauvre mère; mais que veux-tu, il a vingt ans, je n’y peux rien. —Et l’autre? —L’autre, le cadet, aïe, lui Baptistin, c’est autre chose, il se préfère.» Et le train file à toute vapeur le long des eaux mornes de l’étang de Berre.

Samedi 14 octobre, Paris.—Une lettre... adressée à Marseille de Paris; elle me rejoint ici; on me croit encore dans le Midi: «Restez au soleil, puisque vous y êtes; attardez-vous dans cette Provence qui vous inspire et vous ravit. Ici, c’est la boue dans les rues, la boue dans le ciel, la boue dans les yeux, la politique... Le Paris de l’Exposition, le Paris yankee, le Paris forain des foules cosmopolites, se bâtit tous les jours, crevant les chaussées de tranchées, hérissant les squares de palissades, déshonorant les quais, encombrant les places et gâtant d’heure en heure un peu plus irrémédiablement le Paris des artistes, des bibliophiles, des amoureux de belles architectures et des fervents du vrai Paris... Que nous réserve la ville d’échafaudages qui empiète aujourd’hui sur le lit même de la Seine? Je n’ose y songer, tant je la pressens grosse de mécomptes, sinon de désastres. D’ailleurs, rien dans les théâtres qui vaille la peine d’être vu: partout de lamentables reprises.

»Froufrou à la Comédie vaut la Dame de Monsoreau à la Porte-Saint-Martin; à l’Odéon, Ma Bru, s’éternise; au boulevard les concessions à perpétuité sont la Dame de chez Maxim et le Vieux Marcheur. Parole! la Dame aux Camélias manque à la série; je suis tout étonné de ne pas la voir sur l’affiche du théâtre Sarah-Bernhardt. Sans cela, ce serait le cycle complet des rossignols. Yvette Guilbert, aux Folies, y semble la Fauvette du Temple; c’est toujours la suite des vieux galons, vieux habits. Yvette a engraissé; elle s’est faite lourde et ronde; elle a perdu toutes les arêtes et toutes les acidités de son talent de poupée macabre. Qu’est devenue la fantastique mademoiselle Macchabée, qui détaillait au pèse-gouttes de la névrose et de l’épouvante aux bons bourgeois? Elle a même renoncé à ses gants noirs, elle n’a plus sa robe vert livide, et c’est aujourd’hui une grasse madame dodue, cossue, qui grasseye et imite Judic. Encore une qui est mûre pour l’Exposition.

»Si, une pièce nouvelle, autant dire mort-née, car d’ici trois jours elle aura vécu, et la même quinzaine aura vu l’acte de naissance et l’acte de décès: la Bonne Hôtesse, de M. Janvier de la Motte. Il a remis encore une fois à la scène les salonneux de Mon Enfant. Nous avions déjà vu cette grosse dame dans le Monde où l’on s’ennuie de Pailleron et Révoltée de Jules Lemaître. La Bonne Hôtesse est une mauvaise action. Jamais l’aimable femme, peut-être un peu grotesque, qui a posé pour le portrait ne prit plaisir à protéger l’adultère, et c’est calomnie pure que d’en avoir fait une complaisante et voyante de faiblesses d’autrui. Très sévère sur la morale, la chère défunte (car la pauvre femme a fini par en mourir) se piquait, au contraire, d’avoir un salon psychique, un salon pour âmes, où les cerveaux seuls s’échauffaient, mais où les sexes ne se pénétraient pas.

»Les familiers y portaient des dessous de nuances atténuées, assortis à l’arc-en-ciel défaillant de leurs âmes. Ce salon abrita cependant quelques flirts: quelques-uns aboutirent au divorce, des intellectuelles y détournèrent des philosophes; M. Bergeret s’y déprava. De tout cela, M. Janvier de la Motte s’est souvenu, mais un peu tard: les actes après décès ne comptent pas.

»Les vrais tréteaux restent à la politique; la Cour du roi Pétaud est le titre de la pièce; les journaux officiels appellent cela la Haute-Cour. Pour la besogne qu’on y mène, c’est, vous le savez, plutôt la Basse. Las de platitude (on en demande trop vraiment à ce brave homme), M. Béranger s’en prend aux photographes. Il poursuit comme des obscénités les instantanés que l’on tente de faire de ses interrogatoires et traite la Vérité en carte transparente. Ah! les temps sont bien changés. Ce n’est plus la Vérité qui marche: c’est la pauvre Suzanne entre dix-huit vieillards.

»Autre incident gai: le président Melcot a joué le Roman chez la portière, et madame Gibou a tenté de servir du mauvais café à un confrère. Une dame, en dînant chez M. Melcot, avait raconté qu’elle avait dîné chez M. Grosjean, où dînaient, ce jour-là, toute sorte de gens que le Syndicat eût fait volontiers saisir au collet par les agents; mais le jour où l’on prit les renseignements, c’étaient des menteries et des boniments; une dame du Midi avait fait le cancan, histoire de se donner un air important. Les dames du Midi sont très à l’évent; le mensonge hystérique après l’historique. Où allons-nous donc, mon Dieu! mes enfants! Et M. Melcot est très melcontent. Scène de revue pour fin d’année. Voyez-vous Félicia dans ce rôle! Quel succès.

»A part cela, rien de drôle: le général de Galliffet continue à être le collaborateur assidu du Figaro et à communiquer à M. de Rodays les arrêtés du ministère avant de les communiquer à l’Officiel. Le Figaro a mené une assez belle campagne en faveur de l’armée pour mériter cette faveur. Le premier au combat, le premier à l’honneur.»

Dimanche 29 octobre.—Paris, l’horreur du retour, tous ces livres que je trouve en arrivant empilés sur ma table. Les éditeurs n’ont pas chômé pendant mon absence; déjà, dans le train qui me ramenait, hier, j’avais l’épouvante de tous ces volumes en embuscade dans mon logis, car une force supérieure m’oblige à les feuilleter, sinon à les lire.

Voici enfin (et ceux-là, je les mets à part pour les relire, car je les ai déjà parcourus et délectés par morceaux dans la Vie Parisienne, la Revue Blanche et le Mercure), voici donc les Femmes du Colonel de cette chère Gyp; la Câlineuse, de M. Hugues Rebell, et la délicieuse Route d’Emeraude, d’Eugène Demolder.

Voilà enfin le second livre de la Jungle, de Kipling. Une lettre l’accompagne; elle est datée de Shizar (Petit Thibet) et a été écrite le 1er octobre:

Vous le saviez donc, perfide, que vos Pall-Mall étaient le pain de mon exil et l’aliment de ma solitude, que je n’en ai pas manqué un depuis mon départ et que je trouverais votre souvenir indulgent! J’ai lu vos appréciations sur Tim, le Tim de la Vie Parisienne, au bord d’un torrent de l’Himalaya,—le coolie qui m’apportait mon courrier m’a rencontré par hasard au retour d’une visite à un glacier; j’ai immédiatement donné votre nom à un pic, c’est une distraction que je m’offre dans ces régions peu connues. Elle est sourcilleuse... J’ai lu avec joie l’article de Paul Adam sur vous, et avec trouble votre mention de la scène à faire de Max dans Héliogabale; j’ai mille fois été sur le point de vous écrire, je vous ai fait des vers! La preuve, les voici. Je comptais les envoyer au Mercure.

En tout cas, je voulais vous parler de la traduction de Kipling que j’ai faite avec Fabulet. Le second volume paraît dans quelques jours, on vous l’enverra comme on a fait du premier. L’avez-vous lu? Je ne pense pas, car vous auriez éprouvé le besoin d’en parler; en tout cas vous allez prendre le second et lire une seule nouvelle que je recommande à votre admiration: elle s’appelle le Miracle du Purun-Bhagat. Faites cela pour moi, je ne suis pas inquiet de ce que vous ferez ensuite. Entre parenthèses, le premier livre de la Jungle est à sa huitième édition. Mais assez sur ces jungles-books, dont je ne vous parlerais pas tant si je ne les trouvais si conformes à votre génie.

Vous allez donc à Venise, homme heureux; j’y ai passé, il y a trois ans, quatre mois inoubliables. Je logeai Palazzo de Mula, sur le Canale Grande, un vieux logis du quatorzième siècle avec une vue extraordinaire; je voyais une église par jour et j’avais une grande passion à Padoue, tous les dimanches, la passion et moi, nous explorions la Vénétie: Chioggia, Este, Trévise. Vicence, où j’ai passé une nuit de toutes les nuits... J’ai peur que ceci vous arrive trop tard; mais rappelez-vous d’aller voir à Arquâ, dans les monts Euganéens, la maison et le tombeau de Pétrarque. Shelley passa un hiver tout près, et, si vous le demandez, on vous montrera, sur le registre, les noms de Byron et de la Giuccioli. Le vin d’Arquâ est exquis.

Une autre chose adorable à Venise et que personne ne connaît, c’est l’île de San Francesco del Deserto.

C’est là que saint François d’Assise fit le miracle des oiseaux. Vous la trouverez entre Murano et Torcello (vous connaissez Torcello, naturellement). Sentinelles extrêmes de la lagune vénitienne; deux couvents: Saint-Georges-des-Algues et Saint-François-du-Désert... Cher pays! Que vous dire de celui-ci? J’ai laissé mes chevaux ici, il y a quinze jours, à cause de l’impossibilité des chemins, et je reviens hier, ayant fait trois cent soixante kilomètres à pied, sans un jour de repos, par des passes de cinq mille mètres et sur des monts de six mille, le tout culminant dans le panorama de deux glaciers: l’un, le Biafo, le plus long du monde; l’autre, le Baltoro, dominé par quatre ensembles de pics de huit mille mètres, à l’Ouest et au Sud, tandis qu’au Nord se dresse la seconde cime de l’Himalaya et de la Planète, à près de dix mille mètres dans le ciel. Au loin, c’est la Chine. Toute arithmétique ne vous dit peut-être pas grand’chose, mais vous auriez été comme moi ravi de voir un spectacle certainement unique sur ce globe dreyfusard.

Et quelle vie, cher ami! quelle glorieuse et libre vie nomade parmi de la Beauté toute neuve—qui se donne pour la première fois!

Je pars après-demain avec toute ma caravane pour le Ladakh, le vrai Petit-Thibet bouddhiste, le pays des Lamas-Rouges, le long de l’Indus, à travers des districts polyandres. Je regagnerai le Kashmir dans six semaines, après trois mois en tout de cette vie inimitable; puis je verrai le Sud de l’Inde et Java, d’où je rentrerai peut-être au printemps si l’Affaire est finie, remettant le Pacifique à plus tard.

Je veux un de nos soirs de faubourg et d’absinthe,

afin de vous parler d’Asie et d’en rêver avec vous, et je serai plein d’entrain à notre prochain dîner.

Adieu, soyez heureux et répondez-moi, si vous pouvez.

Votre
Robert d’Humières

Mardi 31 octobre.—Nouveau-Théâtre, pendant le deuxième acte de Tristan. —Eh bien! non, je ne suis pas mûr, dussé-je encourir les foudres de M. George Vanor! Les térébrances, les vibrances, et les piétinements sur place, les reprises et les surprises de cet interminable duo d’amour qui n’aboutit jamais, ces efforts vers une explosion attendue, oh combien! à travers tant d’accords, tant de cris et de phrases torturés par le même leitmotiv, tout cela me donne la migraine, et la Litivine a beau être admirable (cela est convenu et j’en conviens), la métaphysique même de cet amour passionnément allemand me dépasse et surpasse, et j’en arrive à oublier les délicieuses sonorités de la chasse du roi Mark et la nostalgie mélancolique de ces appels de cor dans la nuit, et j’aspire avec une impatience de neurasthénique, atteint de claustrophobie, à la chute du rideau pour pouvoir sortir.

Oui, je sais, le premier acte est un chef-d’œuvre; la chanson du matelot dans les vergues: «O fille d’Irlande», tout le récitatif d’Iseult racontant à Brangiane sa haine et son amour, le chant de guerre de Kourvenal, les bruits de mer et de cordages de l’orchestre, tout cela est merveilleux et formidablement génial; toutes les phrases du breuvage, surtout, et le grésillement orchestré du philtre, quand son ardeur monte et flambe dans le cœur des deux amants pour éclater en cris de stupeur et en aveux enivrés sur leurs lèvres, tout cela est incomparable et sans précédent dans le monde musical; mais, Dieu! que madame Brêma est insistante et lourde, comme elle appuie sur tout ce rôle de suivante tragique! Avec quelle pesanteur elle joue à l’avant-scène, empiétant sur le rôle d’Iseult, qui devient sa rivale pour un spectateur non averti! Qu’elle est Allemande, bon Dieu! et d’un art massif et cruellement voulu! C’est une fatigue de suivre son jeu figé dans de longues attitudes, un surmenage que de l’écouter prendre toujours sa voix d’en bas et d’en racler, pour ainsi dire, les motifs de la partition.

Et puis, vraiment, il y a trop de chauves-souris dans cette salle. D’où sortent tous ces bandeaux plats que je n’avais pas revus depuis les premières de l’Œuvre, ces faces blêmes de maîtresses d’esthètes, ces grosses dames en tuniques grecques et ces jeunes gens haut cravatés et colletés de velours comme autant d’Alfred de Musset? L’atmosphère est lourde de snobisme, de germanisme, de piquardisme et fleure l’encens raréfié des petites chapelles. Comme je suis loin du soleil et de la brise du large! Et puis cette sensation atroce de se sentir encagé dans son fauteuil d’orchestre et de ne pouvoir sortir sans faire scandale, cela est vraiment au-dessus de mes forces. Dans les couloirs, on se congratule et l’on se pâme. Je ne suis pas au diapason de toutes ces extases, je ne suis plus Parisien.

Deux habits noirs près de moi. —Heureusement que nous allons avoir la Prise de Troie, à l’Opéra; c’est la réponse de Gailhard à Lamoureux. Vous rentrez pour le troisième acte? —non, j’ai vu les têtes, ça me suffit. Venez-vous au Cirque Medrano voir la demi-finale des luttes? —Oui, allons voir les lutteurs.

Mercredi 1er novembre. —La Toussaint, le Monument aux Morts, le Bartholomé, au Père-Lachaise; les chrysanthèmes, la visite aux cimetières, tous les clichés connus.

En pleut-il, des sonnets, depuis le commencement de la semaine, sur le frissonnant défilé d’humanités de Bartholomé! Les vers s’y mettent déjà comme à une très vieille gloire, et c’est comme une décomposition de plus dans ce cimetière, que tous ces alexandrins s’attaquant aux nudités épeurées et plaintives du Maître de la Mort.

Je n’irai pas le voir aujourd’hui.

Les chrysanthèmes! Combien de premiers-Paris de ce matin ont leurs marginalia encombrées de ces fleurs, fleurs d’imprimerie tant que cela en dégoûte. Leur odeur amère emplit toute la pièce où je m’attarde à relire dans la Route d’Emeraude le chapitre neigeux et frais de Gésina. Gésina, après la cantharide et l’odeur de venaison et d’orange des pages brûlantes de Siska! Devant moi, comme pour réhabiliter les fleurs dépréciées par l’actualité du jour, triomphent les dernières photographies de Cora Laparcerie gaînée dans une étroite robe ramagée de fougères et que coiffent, comme un jeune Gismonda de deux énormes touffes de chrysanthèmes, deux temporaux de fleurs qui la font hiératique, Japonaise, et telle une idole, mystérieusement attirante dans sa nudité souple jaillie d’une robe feuillagée et bruissante.

Une autre femme de théâtre m’apporte le mot de la journée: Eugénie Nau, qui part le soir même pour Bruxelles et vient m’annoncer son engagement à la Porte-Saint-Martin, dans la reprise des Misérables; elle doit y créer le rôle d’Eponine, la petite prostituée résignée et éprise de Marius à côté de Berthe Bady, la Bady de Lépreuse, de Ton sang, dans l’inoubliable figure de Fantine. Mesdemoiselles Eugénie Nau et Berthe Bady, deux engagements dont on ne peut que féliciter la direction Coquelin.

Eugénie Nau revient du Père-Lachaise où elle a voulu voir le monument de Bartholomé. La foule y était grande et parmi les curieux des gens de lettres et de théâtres affluaient; je m’informe des noms et comme Nau me cite entre autres une antique gloire de Cythère, comme je me récrie et clame: «Mais que pouvait bien faire ce vieux débris au Père-Lachaise? C’est très dangereux à son âge de s’aventurer là-dedans: les gardiens auraient très bien pu l’empêcher de sortir!» Nau, qui a de la littérature: «Bah! elle venait rafraîchir ses souvenirs; elle doit bien en avoir quelques-uns au Père-Lachaise, collaborateurs ou victimes au jardin des Complices!»

Dimanche 5 novembre.—Dans la féerie tout en or du parc de Saint-Cloud, par le plus beau dimanche de ce fol automne, déjeuner à la Faisanderie, chez Ringel d’Illzach, dans l’ancien pavillon des gardes des chasses de l’empereur, qu’occupe maintenant, toute l’année, le sculpteur de la Perversité et de la Marche de Rakovski.

Ringel, l’homme des cires peintes et modelées à la manière florentine et des transparents masques de verre, le Benvenuto Cellini des veillées légendaires, le pistolet au poing, autour d’une de ses œuvres proscrite par les tardives pudeurs d’un jury (les artistes n’ont pas oublié la si amusante épopée de la garde montée par lui autour de sa Perversité de 1878); Ringel, dont Gustave Coquiot vient dans la Presse de camper, il y a quinze jours, la curieuse et vivante silhouette de praticien aux gestes agiles de clown, attentif et léger; Ringel s’est fait aujourd’hui paysan, et, en dehors des cinq heures passées, par jour, à son atelier de la rue Chardon-Lagache, à Auteuil, vit retiré, toute l’année, dans les hauteurs de Garches, sur la route de Marnes, à l’ombre des futaies du vieux parc impérial.

Plus de soirées au théâtre, plus de descentes aux parlottes littéraires du Napolitain ou de la Nouvelle-Athènes, plus d’apparitions aux premières, plus de visites aux expositions des rues de Sèze et Le Peletier; Ringel se couche maintenant à neuf heures et se lève à l’aube, boit le lait de sa chèvre et mange les œufs de ses poules, et, robuste, musclé et svelte, rissolé par le grand air, l’allure d’un Velasquez dans son velours bleu déteint de compagnon charpentier, mène l’existence d’un sage loin des fumées et du fumier de Paris.

Ses masques le consolent des visages qu’il ne voit plus, et la souple nudité de ses statues, de l’horreur des bedonnantes et quadragénaires célébrités de nos boudoirs.

Et c’est une joie de le voir, dans la lumière attiédie de cette belle journée, accueillir les arrivants dans sa châtellenie des bois, d’une bonne poignée de main cordiale, les asseoir à table et, chaleureux et gai, présider ce déjeuner de plein d’air dans ce décor lumineux de pelouses aux tons roux et de futaies dorées.

Il y a là Coquiot, l’ami du maître, le Coquiot des Bals publics et des Dimanches parisiens; Odette Valéry, étrangère et étrange avec ses larges prunelles d’agate et son torse moulé dans un étroit corsage, échancré sur un cou rond et fort de jeune empereur romain, Odette Valéry et sa croupe mouvante, «la croupe du roi de Thune», chuchote un des convives. —«J’y voudrais boire», ajoute un autre. Il y a aussi Rose Demay et son profil de Gavroche, Rose de Paris et même de faubourg, si Odette est d’Athènes; et puis des sculpteurs, des poètes, tous grisés de soleil, d’odeurs de feuilles et de liberté, avec, dans le regard, la joie de tant de beauté apportée là par les femmes.

Et, comme on boit chez Ringel une eau merveilleusement fraîche et pure, l’ivresse gagne toutes les têtes et chacun cause, et s’excite, et divague. —Regardez-moi ces branches défeuillées, leur effet sur ce ciel tendre, une agate arborisée, n’est-ce pas, l’on dirait? Est-ce assez fin? —Et les toits rouges de Garches dans la rouille des collines, quelle aquarelle, comme ça se compose! —Et les yeux d’Odette, ces yeux de pierre dure, et le calme robuste de cette chair froide, comme on sent qu’elle est de la race des statues, la belle race! —J’aime autant l’absinthe battue de Rose Demay. —Une mominette, elle est d’une jolie meurtrissure; et regardez-moi ces traînées d’ouate rose dans ce ciel bleu et frais! —Est-ce assez convalescent? Vous ne regrettez plus les ciels du Midi? —Ah! le Midi, c’est une autre note, il y a plus de plastique dans les choses et dans les êtres; ici, il y a plus d’art. —A propos, vous avez vu le monument de Bartholomé? —Oui. —Ça vous enchante? —Moi, je trouve ça de la cire fondue: les hanches coulent et fluent, les torses sont poitrinaires, les deux figures qui entrent au tombeau ne sont pas du nu, ce sont des mannequins; mais c’est de la sculpture poétique, il y a des intentions dans les poses, du sentiment dans les groupes. Ça fera très bien, réduit au centième chez Barbedienne, ça se vendra à cent mille aux Anglais Cook de l’Exposition. —Vous êtes sculpteur, monsieur? —Oui. —Pourquoi demandez-vous cela? —Pour en avoir la certitude. C’est comme moi, je trouve Leconte de l’Isle très inférieur, mais il est vrai que je suis poète. —C’est une leçon? —Non, un constat. —Vous avez désolé Coquiot, c’est un fervent de Bartholomé. —Bartholomé, Mercié, Falguière, je n’admets que Rodin. —Et Ringel, puisque vous êtes chez lui.

Lundi 6 novembre.—Casino de Paris, dans une loge, trois habits noirs; ils causent. —C’est bien l’endroit le plus terne de Paris. —Mais les femmes y sont jolies. —Angèle Héraud surtout, n’est-ce pas! Elle a fini de danser? Je te crois. Moi, je viens toujours ici après le ballet. —Ne pleurez pas, vous allez la voir, l’Autre, dans ses danses grecques modernes. Modernes est de trop, elle est de tous les temps.

Ton corps est un beau fruit dont la saveur enivre,
Ta croupe est une coupe où je veux boire encor,
Ton aisselle est un vase aux ciselures d’or
Où la sueur d’amour met comme un goût de cuivre.
Viens!

—C’est chaud. —Et mérité. —On mérite toujours ce qu’on inspire. Le malheur est qu’elle ne danse pas. —Comment? —Voyez le programme, c’est Labounskaya qui la remplace. —Cette grosse Charlotte russe! Ah! non, cette meringue à la crème à la place du sorbet au raki que j’espérais déguster, ce n’est pas de jeu; et puis, il y a son danseur, avec un nœud de satin sur le ventre, tantôt vert, tantôt rose et bleu de ciel! Cet arc-en-ciel enrubanné ne me dit rien qui vaille. Partons, allons à la fête de Montmartre. —Mais il y a le Championnat, restons pour les lutteurs. —Je ne les aime que dans les foires, dans la sciure de bois, au claquement des toiles, dans le brouhaha des parades. Il faut l’ambiance des foules, et des foules de faubourgs à ce spectacle de force. Ici, ils ont un air lavé et postiché d’athlètes pour femmes du monde. Allons plutôt les voir au cirque Medrano ou chez Marseille. Il tombe justement une petite pluie fine qui complète tout à fait Montmartre. A propos de Montmartre, vous avez manqué un beau spectacle au lion de Belfort. —? —Chez Juliano, la Goulue, en coquetterie avec une panthère, une passion au Désert, oui, la nouvelle de Balzac présentée au public par l’ex-danseuse du Moulin-Rouge. —Non. —Si. —La Goulue se couchait tout entière sur la bête affalée dans sa cage et la bouche de la femme entrait dans la gueule du fauve; et la bête pâmée, les paupières appesanties, les prunelles luisantes, s’étirait et râlait sous le baiser humain. Mais la police est intervenue. —Et l’on a fait cesser le spectacle. —Et Béranger continue à présider le Sénat; il n’y a plus de plastique en France.

Mercredi 8 novembre.—A l’Opéra pendant le deuxième acte de Salammbô, dans une loge: —Je ne retrouve plus du tout l’opéra de Reyer. —Vous ne prétendiez pas retrouver le Flaubert! —Vous dites des bêtises: Flaubert s’écoute et Reyer s’entend. Mais, du moment qu’on avait accepté le massacre du roman à la scène, je croyais trouver des décors et une interprétation. —Mais ça vous avait plu, la première? —Oui, avec Sellier dans Matho et Caron Salammbô. Mais Bosman dans la fille d’Hamilcar, et Lucas dans le Libyen, c’est mieux chanté au théâtre de Toulouse. —Mieux joué surtout, car Bosman a de la voix. —Oui, c’est une bonne utilité et la première des seconds rôles, parfaite dans l’Hilda de Sigurd; mais elle n’a ni la ligne, ni le caractère pour jouer la sainte Thérèse carthaginoise qu’était Salammbô. —Ah! dame, quand on a vu Caron! —Qui n’avait qu’un geste, mais qui le déployait si bien. —Et puis, l’orchestration me paraît d’un maigre! —Ah! ce n’est plus du Wagner. —C’est un fait. Quand on a entendu Tristan et Iseult, si dure qu’en soit la partition, on ne peut plus entendre d’autre musique. —Vous y venez donc? Je vous croyais rétif à Wagner? —Moi, c’est-à-dire que je le sens trop pour l’écouter sans fatigue. C’est la musique élémentale par excellence: cela vous prend comme le bruit du vent ou la plainte de la mer. Wagner, c’est la voix même de la nature, et les autres c’est le langage des instruments. On ne supporte pas un ouragan comme un solo de flûte; les sonorités de Wagner m’enchantent, me ravissent et m’accablent; je sors de là anéanti comme d’une grande débauche, et les grandes débauches sont toujours suivies... —De déperdition de forces nerveuses, nous le savons. —Oui, offrez-vous ma tête, mais je vous soutiens que ceux qui prétendent admirer et saisir une œuvre de Wagner à la première audition, mentent effrontément par pose et par chic: c’est de la mélomanie de snobs, de la prétention d’imbéciles en mal d’intellectualité. On se décerne ainsi des brevets de facultés supérieures. Ce sont comme les clichés de justice et d’humanité en cours dans le monde des écrivains déclassés, ces petites déclarations d’immortels principes vous ouvrent toujours la porte d’un grand salon juif, et l’on passe même parfois à la caisse auparavant. —Pas d’allusion, la musique adoucit les mœurs. —Et la basse-cour apprivoise les oies. —Si vous parlez de Béranger!

Jeudi 9 novembre, 10 heures du soir.—A la fête de Montmartre. —Entré chez Juliano, moins pour ses lions que pour la Goulue et la légende de sa panthère. C’est avec des lionnes qu’opère maintenant l’ex-étoile des bals de Montmartre, mais prudemment, en tenant toujours à distance, avec la fourche du belluaire, son quatuor de fauves engourdis. La Goulue, grasse à faire craquer le maillot qui la moule, évolue dans l’ondoiement d’une traîne de satin vert chou-fleur attachée à sa trousse; c’est aussi brutalement laid que possible, mais d’une laideur canaille qui eût enchanté Rops. La séance finie, je m’informe auprès de la dompteuse de la panthère qu’elle aimait. —Ne m’en parlez pas, m’est-il répondu, je l’ai perdue, on me l’a empoisonnée. Des jaloux! —Des jaloux! Un homme ou une femme? —Les deux!

Et sur cette réponse byzantine, qui symbolise bien cette fin de siècle, la Goulue fait volte-face et s’en va.

Dehors, des boniments: le Musée des horreurs, le Pétomane, Alfred Dreyfus dans sa prison.

Mardi 14 novembre.—De Prométhée à madame Aubernon. L’annonce d’un Prométhée au théâtre des Arènes de Béziers ne laisse pas que d’inquiéter les organisateurs des représentations d’Orange. Si M. de Max y incarne la figure héroïque du légendaire allumeur de feu, ce ne sera pas la faute de la dynastie des Mounet qui ont fait tout au monde pour y jouer Œdipe. Aujourd’hui, c’est M. Paul Mariéton, le félibre des félibres, qui essaie d’organiser une semaine du Midi en essayant de faire coïncider à huit jours de distance les représentations d’Orange et celles de Béziers. Et puis, il y aurait, paraît-il, encombrement de Prométhées sur la place; M. Mariéton en a lui-même deux dans son lot de manuscrits: un de M. Lionel des Rieux, un de M. Grandmougin, et un autre enfin de M. Pedro Gailhard, musique de Vidal, sans parler d’un autre Prométhée sur le métier. Prométhée serait-il un article de province? Et sur ce mot de province, Paul Mariéton, ce Provençal de Lyon, m’en raconte une bien bonne sur cette chère madame Aubernon.

L’aimable femme, madame Geoffrin au petit pied qui croyait régenter la cour et la ville, affectait des ignorances un peu impertinentes pour tout ce qui n’était pas Louveciennes et Paris.

Nul n’aura de l’esprit que nous et nos amis.

Hors de son salon, pas de salut: hors de Paris, pas d’Académie, et madame Aubernon, c’était l’Académie. Un soir qu’elle était en verve autoritaire: «La province, mais qu’est-ce que c’est que ça?» disait-elle à Mariéton, et l’ami de Mistral, avec son plus gracieux sourire: «Mais la province, madame, c’est votre salon.» Mariéton n’y remit jamais les pieds. «Mais, veut-il bien ajouter, je suis le seul des gens qu’elle a reçus qui ne l’ai pas mise en livre ou au théâtre. J’ai dîné chez elle sans jamais en rien écrire: les autres ont eu plutôt des digestions bruyantes.»

Mercredi 15 novembre.—Dix heures, à l’Opéra, la Prise de Troie. Après le deuxième acte, propos de couloirs. —Moi, je trouve ça pompier, oh! mais pompier en diable! —Vous êtes difficile: la douleur d’Andromaque est une page. —Et puis, il y a les bras de mademoiselle Flahaut. —Destinée tragique que la sienne, c’est la première fois qu’on l’applaudit et elle ne chante pas. —Succès de mime pour un contralto. —Oui, elle chante avec ses bras, et cela constitue une très belle voix de théâtre, mon cher. C’est la statue de la Douleur même qu’elle donne là dans Andromaque. —Vous y reviendrez? —Je reviendrai. —Pour les lutteurs? —Vous êtes absurde, il y en a cinquante tous les soirs au Casino de Paris, et sur les six qui sont en scène, il y a trois modèles pour ateliers. —Vous les connaissez? —Je puis même vous les nommer: Bibi Poirée, de l’atelier Rochegrosse; Eugène Lorrain, de l’atelier Gérôme; Quéniat... —Inutile, je ne sculpte pas... et Crest, de l’écurie Lebaudy. —Ne parlez pas si haut, Malvina Brach est là, et Crest est son modèle.

Même soir, à la sortie. —C’est une cantate, ce n’est pas un opéra. —Et la finale est d’un commun! —J’aime assez, moi, cette Marseillaise de l’égorgement de Cassandre. —Cette Delna, quelle voix! C’est comme une eau qui coule. —Oui, mais il ne faut pas la regarder; vous avez vu ses mains? —Palmées! Oh! ce geste unique et comique, les doigts étalés, les paumes tendues, on dirait des pattes de canard. —Un canard à voix de rossignol. —Vous trouvez cela très ridicule, ce cheval de bois du deuxième? —Non... d’abord il est très Phidias, et puis toute cette foule qui le précède, attelée à des cordages, son entrée à la manière d’un vaisseau halé dans un port, cela a du caractère. Il n’y a pas à dire, les chœurs de cette entrée sont superbes, et puis quel beau décor! —Vous avez aimé cette apparition d’Hector? —Le spectre vert! Heureusement, Naudette Stanley était dans la salle, je me suis hypnotisé sur elle pendant toute la scène. —A distance? —Non, dans sa loge. —Vous m’en direz tant. Qu’est-ce qu’ils nous donneront, à l’Opéra, après la Prise? —Un opéra de Joncières, Lancelot du Lac. —Vous avez des tuyaux? —Des tas, je vous dirai cela demain au cercle.

Vendredi 17.—A l’Opéra.—A la seconde de la Prise, dans une loge, après le troisième acte. —Il y a une très belle salle. —Vous trouvez? Toutes les loges sont données, personne n’est encore revenu. —Là-bas, c’est bien madame Fourton, dans cet entre-colonnes? —Ou madame Bernardacki; elles n’ont pas la même voix, mais elles se ressemblent. —Comme la Norwège à la Russie.

Autre loge. —Vous aimez ces lutteurs? —Je trouve Renaud bien mieux qu’eux tous. —N’est-ce pas qu’il est beau? —Et le costume grec n’avantage pas. —Au théâtre. —Vous l’avez vu en Grec à la ville? —Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. —Expliquez-vous! (Bruit d’éventails et chuchotements.)

Autre loge. —C’est bien elle à l’amphithéâtre? —Elle a toujours son nœud de velours noir. —C’est un vœu, elle a juré de le porter tant que Picquart ne serait pas rentré dans l’armée. —Elle avait déjà cessé de chanter durant l’emprisonnement de Dreyfus et elle a une voix splendide. —La protestation du silence; elle a retrouvé sa voix, maintenant? —Mais arbore toujours son nœud: la dame au nœud révisionniste, c’est une profession de foi. —Une déclaration de principes. —Naturellement, elle devrait chanter dimanche au Triomphe de la République. —Elle aurait du succès, elle a le physique. —Oui, l’air d’une statue de Dalou. —Beauté populaire.

Dans l’aquarium, deux habits noirs. —Apéritif en diable, ce corsage à jours losangés. —Le corsage à lucarnes, elle est au Casino tous les soirs. (A une petite femme blonde.) Bonsoir, Hélène; nous partons toujours pour Saint-Pétersbourg? —Cimenter l’alliance russe; on ne s’appelle pas Chauvin pour rien. —Le chauvinisme à l’étranger! exquis, je l’enverrai à Déroulède (Hélène Chauvin.) Datez votre lettre de chez Maxim’s.

Dimanche 19 novembre.—Le Sauve-qui-peut du Président ou le Triomphe de la République. —Après la bagarre d’Auteuil, celle de la place de la Nation. M. Loubet n’a pas de chance: à Auteuil, il s’esquivait devant les coups de canne; aujourd’hui, il détale devant les drapeaux: les départs précipités de son Président semblent la caractéristique de la troisième République.

A Auteuil, les classes dirigeantes le huaient avec voies de fait sur son gibus; aujourd’hui, les classes dirigées lui secouent des loques rouges dans le nez et l’accueillent avec les cris de: «Vive la Commune! A bas l’armée!» et «Mort aux flics!» C’est une présidence troublée.

—Ça ira, les bourgeois on les pendra... et que faut-il au bon républicain! Du plomb, du fer, un peu de pain, voilà les cris pacifiques avec lesquels le peuple de Paris —(celui qu’on nous affirme être le peuple)—il y en a un autre!— accueille le triomphe du régime actuel. On ne procédait pas autrement à l’égorgement des aristocrates à la veille des massacres de l’Abbaye; même figuration dans le défilé de tantôt, que dans la bande armée de piques et de faux qui se ruait il y a un siècle à Versailles; égoutiers et dames de la Halle. «Dansons la Carmagnole, et vive le son du canon.»

Comment MM. Trarieux et de Pressensé n’ont-ils pas conduit leurs troupes au Luxembourg? Il y avait là des prisonniers désarmés, et c’est un peu moins loin que Versailles.

Le Triomphe de la République... non, de la Révolution! Seulement, les insurgés de 89 criaient éperdument: «A la frontière,» et à la frontière d’alors, c’étaient Jemmapes et Valmy et le siège héroïque de Verdun. Aujourd’hui, c’est: «Plus de frontières» que braillent les hordes libertaires, ce qui supprime le courage en même temps que la Patrie, le service militaire et les em...dements.

Doux pays! ces partisans de la liberté ont assommé un officier de paix, et dans la nuit malmené les habits noirs et les robes décolletées du bal de l’Hôtel-de-Ville. Ç’a été un pillage, une orgie; des femmes ont été bousculées, frappées, des mains de pochards ont palpé des épaules nues; on se battait autour des buffets; sous un escalier, on ramassait ivre-mort un conseiller municipal et, pour faire évacuer les salles au pillage, à trois heures et demie, on éteignait le gaz.

Le Triomphe de la République! le mardi-gras des dreyfusards! A quand le mercredi des Cendres?

Et pendant les saturnales, l’alliance est en train de se faire entre l’Angleterre, la Russie et l’Allemagne: naturellement, notre indignité nous exclut.

Le Triomphe de la République!

Mardi 21 novembre.—Au Père-Lachaise. —Dans la mélancolie de ce tiède novembre, retourné voir le monument de Bartholomé. L’emphase et la redondance des figures de Dalou m’ont donné, avec la nostalgie des formes pures et frêles, l’idée de ce pèlerinage, et dans le cimetière, aujourd’hui désert, les groupes symbolisant la détresse et l’effroi du Maître de la Mort prennent, dans la clarté jaune de ce jour d’automne, une grandeur émue et significative... C’est une pauvre humanité qui s’achemine là, défaillante d’angoisse et de terreur, vers la porte fatale, et j’admets, devant ces torses déjetés et ces hanches fuyantes, tous les reproches qui ont été faits au sculpteur: l’anatomie de presque toutes ces figures est défectueuse; mais n’est-ce pas une humanité de misère déjà déchue et presque frappée, puisque déjà, pour la plupart, entrée dans la mort? Une suprême pitié se dégage de toutes ces nudités chancelantes, tassées les unes contre les autres, quelques-unes écroulées de désespoir et prostrées d’épouvante, et c’est le tragique affaissement de la figure assise, les coudes aux genoux, et pleurant, voilée de sa chevelure, et c’est la courbe, l’ondoiement de tige de la femme nue qui, désespérément, refuse d’écouter l’homme penché à son oreille et ne veut pas être consolée; et c’est le geste, le baiser d’adieu de la jeune fille à la Vie, délicieuse nudité accroupie, comme trop faible pour se soutenir et dont le bras mince lance un dernier appel à la joie du soleil. Leurs blancheurs menues processionnent et souffrent contre la pierre de l’hypogée, merveilleusement enveloppée dans la cendre du crépuscule. C’est bien un peuple d’ombres qui se presse, pleure et hésite au seuil de l’inconnu; autour d’elles, s’étagent des mausolées et des tombes, et dans la solitude du cimetière, le long des chemins bruissants de feuilles mortes, c’est ce détail exquis, puéril et touchant, d’un bouquet de violettes insinué furtivement, glissé sous la porte de bronze d’un caveau funéraire: une idée certainement d’une âme restée très jeune ou d’un tout petit enfant, que cette furtive offrande posée sous cette porte, quand on aurait pu la suspendre aux grilles, et, comme un billet doux, poussée plus près du mort.

Mercredi 22 novembre.—Cinq heures, au Café de Paris, au thé qu’on essaie d’y lancer en concurrence à ceux du Palace et du Ritz-Hôtel. Public excessivement smart ou se piquant, du moins, de le paraître; atmosphère ouatée, parfumée, chuchoteuse et délicieusement amortie, atmosphère de chambre de malade presque, mais de malade élégante; probablement la réputation, sinon la vertu des jolies buveuses de thé de cinq heures, car beaucoup de Tendresses escortées de leurs flirts. Pourtant égarées là, mais avec des maris, quelques femmes du monde, venues en curieuses regarder picorer les poules. On cause.

Dans le poulailler. —Elle en a une chance, cette Augustine, elle a mis la main sur le gros sac. —Et n’est pas prête à le lâcher, oh! elle le tient! Ce qu’il est gentil avec elle, lui qui était si raide avec les autres! —Mais on ne s’appelle pas de Lierres pour rien, «je meurs où je m’attache». —Ils vont partir au Caire, vous savez. —Le Caire cet hiver, ça sera dur pour les Français. —A cause? —Eh! des affaires, le Transvaal, des Boërs et des débours. —Des giries tout cela; j’arrive de Londres et l’on m’a reçue... —A draps ouverts; mais attends le Rire de demain. —Tu as vu le numéro? —Je ne te dis que ça, tout entier de Willette, un V’là les English! qui ne va pas les faire rire à Londres. Ce qu’ils vont être exaspérés! —Oh! ce sera un prêté pour un rendu. Tiens, Georgette Villois! —Moi, je la gobe, cette femme-là. —Elle a des yeux! —On dit qu’elle entre à l’Olympia. —Pour créer? —Le rôle de la Morphine dans un ballet de Maizeroy. —La Morphine! tu n’es rien rosse. —Bon! Jane Derval. —Et ses cochons.

Côté smart. Ils et Elles. —Une trouvaille, ce gilet vert. —De chez qui? —De chez Charvet. —Et combien? —Dix louis. —Matoche, le prix d’une bague d’art. Votre opale, vous ne l’avez plus? —Elle me portait la guigne. —Vous allez demain au Vaudeville? —Le Faubourg. Andral et Sizos. Moi, le Vaudeville sans Réjane, ça ne me chante qu’à demi, c’est comme la Renaissance sans Sarah; quand j’y ai vu la Meute avec Lina Munte et Cerny, ça m’a fait l’effet d’une église désaffectée. —Vous n’aimez pas Abel Hermant? —Si, le Frisson de Paris comme roman à clé. —Il abuse des clés, ne trouvez-vous pas? —Oh! ses clés ne sont que des passe-partout, elles n’ouvrent que les portes-cochères, on a tout juste les potins d’antichambre. —Ceux que tout le monde sait. —Et demain, vous avez des tuyaux sur la pièce de demain? —Le Faubourg? non, si, de vagues réminiscences de la princesse de Chimay, et un héros campé comme Sabran-Pontevès, un pur racé, petit manteau bleu des classes pauvres de la Villette. —C’est tout ce que vous savez? —Ah! j’oubliais, Guitry, paraît-il, nous réserve un autre Guitry. —Enfin! —Un nouveau Guitry. —Tant mieux. —Un Guitry inspiré et façonné par un milieu d’artistes (de vrais, ils ne s’embêtent pas dans la jeune école), un Guitry à gestes philosophiques. Philosophiques! cela il faut l’écrire! —Le mot est d’une femme de la bande, d’une maîtresse, si vous voulez. Oh! on ne fréquente pas impunément la fine fleur des humoristes; nous allons voir, paraît-il, le Guitry élève de Tristan Bernard et de Jules Renard. —Le Guitry définitif, quoi! —Vous avez des tuyaux sur les Misérables? —La pièce de la Porte-Saint-Martin? On a allongé le rôle de Fantine; Coquelin est ravi de Bady, il paraît qu’elle y est admirable, elle va même y chanter... vous savez, la fameuse chanson: Les bleuets sont bleus! les roses sont roses; oui, la chanson du roman. —Elle a donc de la voix, Bady? —Comme Laparcerie, on va la faire chanter dans Prométhée. —Laparcerie, une des trois souplesses de Paris. —Nommez les autres? —Mais, Lucy Gérard et Bady, je parle des souplesses de théâtre. —Et Hading? Ah! souplesse déjà plus mûre; avec ce système-là, naturellement Sarah aussi. —Et Félicia Mallet, si nous parlons travesti. —Et Lavallière. —Ce que je grille de la voir dans Oreste. —A propos de travesti, vous savez ce que va monter Sarah après l’Aiglon? —Non. —Le Faust de Marlow. —Le rôle de Marguerite? —Non, de Méphisto. —Serviteur fidèle, vous en avez de bonnes, pourquoi pas les Enfants d’Edouard? Oh! la jolie femme là-bas et l’adorable toque tout en violettes. —Vous ne la reconnaissez pas? elle est avec son mari pourtant, madame Lucien Muhlfeld.

Samedi 25 novembre.—Aux Variétés, la Belle Hélène:

Il nous faut de l’amour, n’en fût-il plus au monde,
Dis-moi, Vénus, quel plaisir trouves-tu?

Une reprise presque sacrée que celle de ce soir et qui a le caractère d’une manifestation: manifestation aussi curieuse dans son genre que la première au Nouveau-Théâtre de Tristan et Iseult. Après les Wagnériens quand même, les Offenbachistes irréductibles, la Belle Hélène, Meilhac et Halévy, Schneider et Silly, la distribution de la première, Grenier dans Calchas, Ménélas Kopp et Couderc Agamemnon, et dans Parthénis et Lœéna, les deux courtisanes de Nauplies, Amélie Latour et je ne sais quelle autre grande impure d’alors! Le grand genre ce soir est de s’en souvenir, de citer des noms et des dates, mieux, d’y avoir assisté. Chose amusante, ce sont les tout petits jeunes qui ont les mémoires les plus nettes; les vieux chevronnés, les piliers croulants de la Critique, n’avouent que la reprise avec Judic et Dupuis.

Que donnera Simon-Girard dans la reine de Sparte? Reine de bateau-lavoir, murmurent des grincheux, dont M. Muhlfeld recueille le propos; l’un y aurait voulu la belle Germaine Gallois, celui-là y regrette Méaly. Brasseur a créé, paraît-il, un étourdissant Ménélas, un fantoche hoffmanesque, dans le goût de son Duc d’En-face; mais, au troisième acte, Guy, en Agamemnon, le mettra dans sa poche, et c’est le flux et le reflux à travers les couloirs des indiscrétions d’avant le lever du rideau, débinages et papotages, au milieu desquels reviennent incessamment les noms de Mariquita, de Samuel et de Landolff.

Landolff, Samuel, Mariquita, c’est-à-dire l’imprévu dans le luxe et la fantaisie des costumes, le génie même de la mise en scène et la prodigalité dans les décors, tous les atouts en un mot, sans parler de la carte biseautée et parfois transparente qu’est mademoiselle Lavallière; Lavallière, l’androgyne fétiche et la pensionnaire porte-veine de la Maison, Lavallière dans Oreste, dans le rôle de Silly!

Ses autres créations, paraît-il, n’existent plus auprès de celle-là; elle y est le Gavroche attique, le petit Bob de la Grèce et voilà que sur elle tous les mots sont dits.

Quant à Simon-Girard, un monsieur informé, qui n’écrit pas dans les feuilles, veut bien m’avertir qu’elle y sera plutôt la bonne Hélène. Il achève de me tuyauter en me donnant en sous-titre à la reprise de ce soir ses deux phrases énigmatiques: la Belle Hélène aux Variétés en l’an dix-huit cent quatre-vingt-dix-neuf, l’année où de Samuel expire le privilège.

L’invite à Ludovic ou la levée d’interdit.

Lundi 27 novembre.—Basile et Sophia, de Paul Adam. A travers les phosphorescences d’une civilisation pourrie, c’est, exécutée avec une rare inquiétude de vision et dans un style gemmé, coruscant et pourtant fluide, l’évocation peut-être la plus curieuse qu’on ait faite de Byzance depuis le fameux roman de Jean Lombard.

Le livre est d’ailleurs dédié au puissant écrivain de l’Agonie, et c’est là un acte de probité pieuse dont il faut louer l’auteur de la Force, du Mystère des foules et de tant d’autres œuvres, belles et fortes; mais la chose ne nous étonne pas de M. Paul Adam.

Par les temps troublés que nous traversons, M. Paul Adam est à la fois un écrivain et un honnête homme et c’est dans cette honnêteté qu’il puise cette impassibilité dédaigneuse dont il stigmatise les coquins de ses livres, impassibilité autrement cinglante que les plus passionnées indignations.

L’aventure des deux Arsacides à travers les intrigues, les émeutes et les factions des Verts et des Bleus; leurs ambitions et leurs calculs autour de la loge impériale, et, de luxure en luxure, la montée lente de leur infamie jusque sur le trône où les assoit un crime; toutes ces étapes d’un frère ruffian et d’une sœur prostituée, décidés à toutes les audaces et à toutes les bassesses pour arriver à l’Augustalité, constituent une œuvre d’art d’une vie si chaude et si intense, qu’il en est de certaines pages comme de ces philtres de Thrace qu’on ne pouvait respirer impunément.

Que M. Paul Adam nous montre Sophia en jeteuse de couronnes, debout, sur l’Epine, entre les jambes de bronze de saint Christophe, et là, du milieu de l’hippodrome, pâle comme une perle sous les plis alternés de ses robes vertes et bleues, dominant l’ouragan des attelages et des chars; ou bien qu’il nous détaille avec l’initiation des Purs les stupres de la communion paulicienne, les grands nègres en croix, tour à tour possédés par les dévotes hystériques de la secte; soit qu’il déchaîne sur les toits en terrasses et les dômes émaillés de Byzance l’émeute multicolore, assourdissante et prompte de ses vingt mille perroquets, ses descriptions, d’une écriture à la fois raffinée, vivante et grandiose, ont la couleur, le mouvement, le contact et le parfum. A les lire, on sent l’odeur des foules et le fumet des croupes des juments; à les relire, on a la sensation des chairs froides des femmes et de l’acier rude des casques des soldats. Et quelle profonde et cruelle connaissance des lâchetés de l’histoire et des instincts de la bête humaine! Et puis, il y a Bardas et l’érotique et délicieuse figure d’Eudoxie Lugerina, la concubine impériale; la débauche épaisse et les caprices brusques de Michel, l’adolescent joufflu; la veulerie des fonctionnaires, la dévotion entremetteuse d’Euphrosine, et des scènes de viol et d’incestes tragiques, comme celle où les deux favorites de Michel livrent au jeune empereur sa propre sœur Thécla.

Pourriture splendide et fardée de Byzance, le cocher macédonien, et sa sœur la Paulicienne, Basile et Sophia.

Mardi 28 novembre.—Les Cantharides de Paris. Aux Variétés, à la fin du deuxième, pendant la bacchanale, quand les rois titubants et couronnés de roses déroulent dans la chambre d’Hélène l’effarante théorie de masques et de grimaces de Guy-Agamemnon, de Baron-Calchas et de Brasseur-Ménélas, svelte et frisque, sanglé de mauve et si court vêtu qu’on ne peut plus douter de son sexe, cet éphèbe aux gestes saccadés et si drôlement démantibulés de polichinelle, ce Polyte de l’Orestie si cyniquement voyou, si consciencieusement ivre et pourtant, dans sa canaillerie, si Grec de la vraie Grèce par l’esprit de ses jambes et la pureté de ses formes, ce pochard de Sparte qui va, dodelinant sur des épaules gamines un mystérieux visage d’ange de Gozzoli! Ces grands yeux en cavernes, cette bouche ciselée, cet ovale de visage amaigri presque souffrant, s’il n’y avait l’entrain endiablé de son rire, cet Oreste, fils d’Agamemnon, qui met en rumeur les femmes et les hommes de Paris et tient béants tous les habits de l’orchestre, cette cantharide mauve de la reprise d’Offenbach, mademoiselle Eva Lavallière dans le rôle de Silly.

L’autre, la cantharide d’or, à la Scala, vers dix heures moins le quart, entre le répertoire trop connu de Fragson et les valses chantées de Paulette Darty, Polaire! l’agitante et l’agitée Polaire. Le petit bout de femme que vous savez, une taille douloureuse de minceur, mince à crier, mince à se briser dans un corsage étroit jusqu’au spasme, la plus jolie maigreur! et dans l’auréole d’un extravagant chapeau de gommeuse, un galurin orange empanaché de feuilles d’iris, la grande bouche vorace, les immenses yeux noirs, cernés, meurtris, bleuis, l’incandescence de prunelles, l’éperdue chevelure de nuit, le phosphore, le soufre et le poivre rouge de cette face de Goule et de Salomé, qu’est l’agitante et l’agitée Polaire!

Mais cela n’est rien. Quelle satanée mimique, quel moulin à café et quelle danse du ventre! Haut troussée de jaune, gantée de bas à jours, Polaire gambille, se trémousse, frétille, balle des hanches, des reins et du nombril, mime toutes les secousses, se tord, se cambre, se cabre, tortille du..., fait des yeux blancs, miaule, pâme et... s’évanouit... et sur quelle musique et sur quelles paroles!

La salle, figée de stupeur, en oublie d’applaudir. Seuls, les vieux messieurs enthousiasmés rappellent.

Hildebrand, Hildebrand
Com t’es excitant!
Tu joues toujours dans le vif!
Ah r’dis-moi ton motif!

La cantharide d’or et la cantharide mauve, mademoiselle Lavallière et mademoiselle Polaire.

«Quand les peuples sont blets, les mouches s’y mettent.»

Mercredi 29 novembre.—Les défenseurs de la République. M. de Galliffet, dont le sabre protège en ce moment les hauts faits de la Haute-Cour (suppression de témoins, escamotage de plaidoiries et tout ce qui s’en suit), n’eut pas toujours en odeur de sainteté le régime auquel il doit son portefeuille. —Au beau temps où il était encore dans l’active et d’opinion monarchiste, étant à la division de Lille, il lui arriva de donner une fête et de réunir, avec la haute société de la ville, les autorités, celles de la mairie et de la préfecture, voire même un peu de menu fretin du conseil général et des gros bonnets électoraux...: situation oblige. Vers les minuit, un des maîtres d’hôtel vient prévenir en catimini le général qu’il n’y a plus de champagne à l’office: les sommeliers sont dépourvus, le buffet à sec; et l’homme ajoute même qu’on ne peut plus compter sur la citronnade ni sur la marquise, tout a été bu.

Alors le général, en stratégiste habitué à tourner la défaite et même à la changer en victoire: «Plus de champagne! Qu’on dise aux musiciens de jouer la Marseillaise: les gens propres s’en iront. Resteront les muffes, on leur donnera de la bière.»

Les muffes! le général leur avait déjà donné du plomb, mais c’était quelque vingt ans avant.

Samedi 2 décembre.—Date lilia. Mademoiselle Masteaux à l’Opéra-Comique. Qu’elle est douce et reposante à regarder et quelle rosée aux lèvres, après le poivre de Cayenne et la rascasse de mesdemoiselles Polaire et Lavallière, la frêle et blonde Angiola du deuxième acte de Proserpine! Quel charme contenu dans le geste, et la candeur de ses paupières baissées, et la candeur plus touchante encore de ses larges yeux grands ouverts, le charme de cette démarche glissante, la pureté délicate de ce profil et la suave, la délicieuse figure du Pérugin donne là mademoiselle Masteaux dans la petite novice amoureuse de la partition de Saint-Saëns.

Et quelle voix! une voix à vous ravir au ciel, comme le chantonne à mi-voix Squaroca, le Saltabadil aux gages de Proserpine, et c’est l’ensoleillé décor du cloître, sa charmille découpée en formes de couronnes et de croix, les ébats des petites novices sous l’indulgente surveillance des nonnes, les toits de tuiles d’une romantique Florence, et, à la grille du porche, poussée par les mendiants et les éclopés de la ville, toute la troupe des miséreux auxquels Angiola et les nonnes distribuent si gentiment du pain et des soupes, aux sons de quelle prenante et magistrale musique!

Cette partition de Saint-Saëns, comme elle nous repose aussi des vulgarités de la Prise de Troie et de certaines longueurs, mais si métaphysiques des duos de Tristan! Quelle plénitude de force et quelle abondance d’inspiration, et puis madame Nuovina a de si splendides épaules et M. Isnardon de si belles jambes! Que ne puis-je en dire autant de celles de M. Clément! Tous trois ont d’ailleurs de la voix, de très belles voix et rossignolent à miracle.

Date lilia.

Lundi 4 décembre.—Les trois clous de l’Olympia: les gigues renversées de M. Vanola, Léonidas et ses quarante-cinq pensionnaires, la Loïe dans ses nouvelles danses. —Quelle prestesse et quelle agilité possède donc dans ses chevilles et dans ses pieds ce jongleur acrobate étalé sur une sellette de bateleur, et, d’une souple détente du jarret, d’un invisible effort des reins en apparence immobiles, faisant bondir et voltiger, que dis-je! tourbillonner, valser, giguer et mazurker, sur tous les rythmes et toutes les mesures, un léger tonneau de bois au bout de ses orteils? Ses pieds frétillants, tantôt pointés pour lancer le tonneau, tantôt à plat pour le recevoir, battent de tels entrechats et font baller avec une telle précision le barillet qu’ils animent, que cela en devient une joie de raison pure, pimentée de tout l’imprévu d’une vision inverse: un danseur au torse immobile, dont les pas et les jetés-battus mettent en branle les objets qu’ils touchent, et les pieds dansants font danser.

Léonidas et ses quarante-cinq pensionnaires, quarante-cinq toutous de toutes tailles, de tous poils et de toutes races: gordons, épagneuls, sloughis, chiens du Saint-Bernard, bulls et fox-terriers, jusqu’aux glabres et charnus chiens comestibles de la Chine, en passant par les bichons, bouffis de graisse et comme truffés, des vieilles marquises, et le comique et intelligent caniche et l’élégante et sotte levrette! Tous et toutes ont répondu à l’appel: ils évoluent comme les quadrilles d’un corps de ballet, obéissent au doigt et à l’œil, font les beaux, les pattes de devant en manchon, drôlatiquement dressés sur leurs pattes de derrière, processionnent par petits bonds saccadés et peureux, les levrettes effarées et comiques, angoissées et hésitantes, les gordons et les épagneuls patauds et bons enfants, avec des yeux humains et de larges langues roses pendant hors de la gueule! Oh! leurs mines désopilantes, la drôlerie des tournures des uns, le déjà vu de l’arrière-train des autres et le caricatural de toutes ces dégaines de chiens, que le panache de la queue souligne!

Des chiens savants, me dira-t-on, bah! le beau spectacle! Mais ceux-là surpassent tous les autres. C’est un ballet, un véritable ballet de chiens, bien plus qu’une exhibition. Soit qu’ils miment une variation, un pas de deux ou exécutent un ensemble, l’effet obtenu est tel qu’on le croirait réglé par madame Mariquita; le jeu du ballon bondissant et rebondissant sur le museau d’Azor m’enthousiasme autant que le pas de trois de mademoiselle Lavallière; la levrette Mirza, affublée d’une jupe-cloche, d’un talma et d’un bonnet à fleurs, et appuyée des deux pattes de devant sur une voiture d’enfant, qu’elle pousse en gouvernante de chiens en bas âge, rappelle à la fois de gestes et de profil mademoiselle Moreno de la Comédie-Française; d’autres chiens empêtrés de falbalas sont autant d’effroyables madame Gorgibus, et c’est un sabbat dessiné, on croirait, par Granville et retouché par Capiello, tant cette armée de bestioles travesties rappelle dans son comique nombre de nos illustres contemporains et de nos plus charmantes actrices, surtout si vous ajoutez à la troupe tout un bataillon de chats, de minets souples, indolents, langoureux et lustrés, des chats à emplir les rêves et les nuits de mademoiselle X..., qui en porte un maintenant sur sa tête.

«Oui, ma beauté, comme jargonnent ces dames, une innovation de Lewis, nous les portons maintenant sur nos chapeaux.»

Mardi 5 décembre.—Chez Georges Petit, rue de Sèze, beaucoup d’appelés et peu d’élus. A tout seigneur, tout honneur. Whistler avec cinq des symphonies dont il a l’habitude, or et violet, rose et argent, bleu et or, or et rose, etc. C’est toujours la magie de nuances, le mariage heureux et pourtant imprévu des tons les plus simples et les plus savamment dégradés, la science des complémentaires pratiquée par le visionnaire le plus voluptueux et le pinceau le plus caressant des trois îles, mais c’est à son étude dite Rose et Brun, que nous nous arrêtons, remués et chatouillés par l’atmosphère moelleuse dont il a enveloppé son philosophe; oh! le petit œil malin et presque fripouillard de ce vieil homme en redingote marron, le rose ivoirin de son crâne!

Une incantation charnelle se dégage également impérieuse de la nudité de femme, apparue dans de longs voiles, qui s’intitule Rose et Argent; mais, si alliciante qu’elle soit, nous avons déjà vu cette souplesse de tige et ces retombées d’étoffes dans les fresques de Pompéï. Les figures d’Or et Violet et de Bleu et Or sont également des réminiscences du musée de Naples; mais que dire des autres?

Les rios de Venise de M. Alfred Smith, le Centaure et la Nymphe, de Franz Stuck, Franz Stuck, le Baudry bavarois, un Baudry sensuel qui aurait dans les veines quelques gouttes de sang de Rops, et dont l’intensité de vie a conquis l’admiration de M. Jean de Bonnefon. Dire que c’est sur la foi de photographies de tableaux de Stuck, admirées, villa Reine, à Asnières, que j’entrepris, il y a deux ans, mon voyage de Munich! Je ne vivais plus, dans l’espoir et l’attente de visiter l’atelier de Franz Stuck.

Munich, Franz Stuck! J’en suis revenu avec l’admiration des Rubens, qui sont incomparables à la Pinacothèque.

Et d’autres suivent, combien connus, mais qui ne me retiennent pas, Grimelund, Harrisson, Umpheys-Johnston, Legout-Girard, Prins et Réalier-Dumas: c’est un désert d’impressions. M. Franz Charlet trahit dans ses femmes maures et son asile en Flandre une dangereuse obsession de François Millet, le grand Millet des paysans. Charlet, Millet, les deux noms riment, mais non pas les talents.

M. Besnard, membre d’honneur, continue à voir et à peindre jovial et groseille. Une jeune femme en papier buvard et coiffée d’étoupes roussâtres se tord de rire en respirant un bouquet de roses en stuc, évidemment cueillies dans le salon pompéien de M. de Max. Du même, un portrait d’enfant nous montre un malheureux gosse surmonté d’une expressive tête de Juive, une tête chevaline et ambrée, échappée d’un ghetto d’Amsterdam.

«L’affaire Dreyfus en germe» chuchote à mon oreille l’ami qui m’accompagne et, me désignant la jeune fille rose et aux cheveux d’étoupe, miss Etoupettes; et dire que ce Besnard a eu, que dis-je, a parfois encore un immense talent!

Pour nous remettre d’une alerte aussi chaude, presque à la sortie, le Pont de Neuilly et les Bords de la Seine, de mademoiselle Delasalle, une artiste douée d’un beau don de déformation pour avoir trouvé dans la banlieue de Paris ces ciels enflammés de soufre et d’or vert, on dirait de Toulon, et ces silhouettes de parcs et de verdure, on dirait croquées sur les bords de la Garonne, à Toulouse!

Jeudi 7 décembre. —Une perle! Dans la Clef des songes, le volume que feuillettent et consultent attentivement ces dames, mettons ces demoiselles, toujours inquiètes en vue de leur avenir et de leurs digestions difficiles..., on soupe si tard à ce café de Paris!

Page 4, à la lettre A, Asperge.—Bonheur domestique (authentique).

Dimanche 10 décembre.—Dans le salon-hall un peu trop modern style déjà décrit. Ce qu’Elles en disent, ce qu’ils en pensent: —«Alors la Loïe? —Ses nouvelles danses! Qu’est-ce qui a bien pu lui conseiller cela? —Parbleu, on voit bien ce qu’elle a voulu faire, un ballet de Loïes avec tous ses gestes et ses attitudes répétées dans des glaces, mais elle n’a pas réfléchi que sa danse est coupée, morcelée dans chaque glace même, et que ce sont des tronçons de Loïe, ses mains, ses bras et son cou amputés qui s’agitent à l’infini dans des compartiments d’aquarium. —Aquarium! Oh! c’est le mot, je me croyais à l’Acclimatation. —Celui de l’Acclimatation est mieux. Et puis quel horrible décor! Ces pendeloques de toile grisâtre pour imiter des stalactites, on dirait des peaux d’éléphant. —Et ça s’appelle la Danse des Sylphes! —L’avez-vous pourtant assez prônée, cette Loïe! —Que voulez-vous? Le mieux est l’ennemi du bien: elle a voulu trop bien faire. —Et son truc de l’Archange! Vous aimez cela? —La Loïe en chemise de nuit sur ce garde-manger qui, lentement, sort des dessous et la piédestalise, telle une mère Gigogne en un simple appareil? Mais c’est hideux, c’est une couveuse. Cela m’a rappelé la grotte des Trolls dans Peer-Gynt. —Pauvre Loïe! Mais il y a sa mère. —Oui, en mantelet d’hermine, l’air d’un portrait de M. Ingres, raide, droite, qui vient s’accouder, tous les soirs, au rebord d’une avant-scène, avec toute une suite de clergymen et de young ladies: on dirait l’Armée du Salut. Et là, pâle, les lèvres décolorées, d’une distinction de pairesse anglaise, mais presque fantômale, elle suit de deux grands yeux vides les danses de la Loïe; et puis, à la fin du spectacle, elle se dresse lentement et lui envoie des baisers. Et la Loïe, qui ne danse que pour elle, se penche dans l’envol de ses longues robes blanches, et, de son haut piédestal, lui renvoie gentiment ses baisers. N’est-ce pas que c’est touchant? —Oui, un chapitre de Dickens... Vous n’étiez pas à l’Odéon, hier? Pourtant, Laparcerie... —Je devais y aller; mais j’ai lu, dans le Gaulois, un extrait de la pièce: Blanche de Castille, le comte Hugonnel, Robert Sorbon, ça m’a fait peur! —Je vous comprends: vous savez que Segond-Weber est parfaite. —Oui, je sais, France... d’abord! ou la revanche de Segond-Weber.

Mardi 12 décembre.—50, Chaussée-d’Antin, à la Société d’Editions Littéraires et Artistiques, l’exposition Lévy-Dhurmer. Si M. Lévy-Dhurmer était personnel, M. Lévy-Dhurmer aurait du génie. Les vingt-huit peintures et pastels, qu’hospitalise la librairie Ollendorff, rappellent à la fois le faire de Giotto, la manière de Vinci, le talent de Burne Jones, voire même d’Holbein le jeune et de Leconte du Nouy.

C’est un mélange heureux d’imprévues réminiscences, une perpétuelle hantise de toutes les écoles, un voyage exquis à travers tous les musées avec une tendance, mieux, une attirance évidente du peintre vers les décors de Léonard, les figures chères aux préraphaélites, la magie du clair de lune et les somptuosités glauques des algues, des coraux et des madrépores. Il était une fois une princesse est un Gustave Moreau, les Mystères de Cérès, si voluptueusement bleus, promènent des personnages d’Alma Tadema dans l’azur fluide d’un bon Leconte du Nouy; la Jeune fille à la médaille pourrait être signée Agache; Notre-Dame-de-Penmarc’h, une peinture solide, minutieuse et brillante, est un Dagnan-Bouveret réussi; le portrait de Madame C... est un Thévenet, et à travers tant de figures mystérieuses, symboliques ou légendaires, profils de songes, s’ils n’étaient de souvenirs, c’est au pastel intitulé Une malade, ainsi qu’au beau tumulte or et roux de la Bourrasque, que je m’arrête, requis vraiment par une cuisine savoureuse de couleurs. Là, se révèle au moins une palette personnelle.

D’une adorable imagination aussi, les féeries d’aquarium intitulées: la Vague furieuse et le Crabe, et un pastel d’un joli sentiment: les Bergers; et nous nous y laisserions peut-être prendre, si M. Lévy-Dhurmer en exposant les masques de MM. Coquelin Cadet, Jules Claretie et J. Cornély, ne nous avait révélé dans trois saisissantes caricatures un vrai tempérament de polémiste.

Mercredi 13 décembre.—105, rue de Courcelles, chez Myrille de Myrillon, la jeune femme de lettres et un peu héroïne de ses romans, si cruelle dans ses livres pour ceux qu’elle a aimés au vrai sens du mot, si, du moins, fidèle à ses amis.

Myrille de Myrillon a pris au sérieux son rôle de princesse enchantée, le personnage qu’elle incarna jadis sur la scène d’un music-hall dans le rôle de la fée Oriane. C’est William Busnach qui, cette fois, l’a préfacée.

Très blanche, très frêle, d’une souplesse de tige, roulée dans des tapis de fourrure d’un gris d’argent, Myrille de Myrillon s’ennuie par ce jour jaune et triste de décembre; à ses mains diaphanes, gemmées de toutes les pierres de la Russie et de l’Allemagne, une bague étrange étincelle, lourde et comique, que j’ai vue il y a un mois au doigt de M. de Max. Madame Valtesse (de lettres aussi, sous le nom de la Bigne), distrait les ennuis de Myrille, et quelques autres jeunes femmes encore; et Myrille se désole, en quête d’un préfacier pour son prochain volume Idylle saphique.

Que Myrille de Myrillon se rassure. Le préfacier est tout trouvé. M. Georges Vanor, le conférencier du Baiser, devant un public exclusif de femmes... Parfaitement, voyez l’affiche, M. Georges Vanor, conférences de la Bodinière, traitera du Baiser. Les hommes ne sont pas admis.

Eleusis, Eleusis, nous avons, à Paris, un temple de la Bonne Déesse!

Jeudi 14 décembre.—La comtesse de Castiglione. —On sait de quel mystère la favorite de Napoléon III avait entouré le déclin de sa beauté. Désespérée de voir se faner la splendeur d’une chair aimée par un roi et par un empereur, la comtesse de Castiglione s’était retirée du monde, cloîtrée vivante dans un petit appartement de la rue Saint-Honoré, tout près de chez Voisin, d’où on lui apportait ses repas; et, là, dans l’obscurité des persiennes toujours closes, devant des miroirs voilés, pour que son image même ne lui apparût plus, ne sortant qu’à dix heures du soir, masquée d’une épaisse voilette, elle vient de s’éteindre dans le désir et la volonté de mourir invisible, loin des yeux, toute à son passé, elle, cette attardée dans notre temps, qui n’aspirait qu’à l’oubli:

Le silence et la nuit sur la beauté fameuse,
L’oubli sur le scandale!

Or, il s’est trouvé que les volontés de la morte ont été trahies; les sommes d’argent que la comtesse de Castiglione avait affectées aux journaux pour qu’on ne parlât pas de son décès n’ont pas été remises à temps à destination; la presse s’est emparée de sa mort et les chroniques prévues ont été publiées: mieux, un homme s’est trouvé, et du monde de madame de Castiglione, pour forcer la porte de cette recluse qui voulait disparaître ignorée, et aller contempler sur son lit le mystère espéré du cadavre.

C’est une attitude si exquise que cette fantaisie macabre, et les jolis frissons de peur dont se plissent, le soir, les épaules moirées des snobinettes, quand leur sont contés, par le menu, les rides de la morte et les plis de son linceul.

Nous avions déjà l’exhumation de madame Desbordes-Valmore, les visites à l’hôpital et les fleurs au tombeau de Verlaine, l’oraison funèbre de Leconte de l’Isle, le lamento de Rodenbach et les couronnes à M. Henri Becque; l’autopsie de madame de Castiglione va-t-elle clore enfin la série? C’est effarant, cet amour du cadavre.

Il est donc sous le ciel des choses plus funèbres
Que Juliette morte au fond de son tombeau!

Dimanche 18 décembre.—Venise en danger; Venise, mal défendue par une municipalité coupable ou imbécile, va voir déshonorer, pis, moderniser l’allée de palais et d’eau du Canale Grande.

C’est le peintre Maxime de Thomas, retour d’Italie, qui me navre de l’odieuse nouvelle. Je l’eus comme voisin, il y a dix-huit mois, dans la ville des Doges, pendant près de six semaines. Sur ce même Grand Canal, de Thomas habitait le palais Dario, ce joyau d’art presque mauresque, et moi, dans le palais Veniere, un long rez-de-chaussée de palais dix-huitième demeuré inachevé, un grand appartement avec terrasse et escalier baignant dans l’eau, entre les gris d’étain du Grand Canal même et les citronniers d’un immense jardin, un des rares jardins de Venise, le jardin de la Casa Barbiere, dont les cyprès noirs et les frondaisons luisantes vont disparaître et n’enchanteront plus l’œil entre l’Académie et les Dômes de la Salute.

Ce palais Veniere, d’illustres hôtes l’avaient eu comme demeure; Sudermann, avant moi, avait occupé la même chambre, le Sudermann de Magda et de la Salomé; Hugues Rebell y avait revécu la Nichina... et cette oasis de verdure en plein désert d’eau et de pierres historiques qu’est Venezia va être rasée. Une faillite met le palais Veniere en adjudication; il est convoité par le syndicat anglais, naturellement, des verreries de Venise, pour être démoli d’abord et remplacé ensuite par une fonderie, une usine, un horrible établissement industriel installé en plein Canale Grande, presque en face le palais de Desdémone.

Comme si ce n’était pas assez de la honte de tous ces anciens palazzo transformés en hôtels, hôtel de Paris, hôtel de la Lune, avec leurs atroces grosses lettres d’or masquant la dentelle de pierre ajourée des balcons! Et ce grand jardin du palais Veniere va disparaître pour permettre aux bailleurs de fonds londoniens d’écouler la hideur tarabiscotée, multicolore et ridicule de ces verroteries fanfreluchées de rubans et de dentelles, lisérées de bleus et de si vilains roses, qu’on fabrique aujourd’hui sous le nom de verres de Venise, les verres de Venise, cette autre décadence dont les seuls beaux spécimens sont identiquement copiés sur d’anciens modèles.

Mieux, non, pis; ces Vénétiens parlent d’innover un trottoir le long du Grand Canal pour y attirer les bicyclistes; la bicyclette au pays des gondoles, quel titre pour une pièce de M. Tristan Bernard!

Auteurs gais, proses de vélodrome!

Et les journaux, ce matin, annonçaient la catastrophe d’Amalfi, l’éboulement d’une partie de la montagne et la destruction des Capuccini, le merveilleux couvent transformé en auberge pour les touristes de la Corniche. Amalfi, les Capuccini, la splendeur même du golfe de Salerne, un des seuls paysages du monde avec Taormina en Sicile, Innsbruck en Autriche et Neuschwanstein en Bavière.

Les dieux s’en vont!

Vendredi 22 décembre.—A l’Opéra-Comique, la seconde d’Orphée. Ils et Elles, dans une loge; la mise en scène de Carré, la musique de Gluck: naturellement, de l’enthousiasme. —Ce Carré! —Il n’y a que lui. —Est-ce compris! —Ce bois de cyprès et de bouleaux dans les ténèbres de ce crépuscule qui saigne, ces troncs d’arbres comme des fûts de colonnes, ce tombeau que l’on voit à peine et ces libations silencieuses, ces théories de femmes muettes, drapées de voiles prune et violet! —Deux couleurs qu’on n’ose jamais au théâtre. —Naturellement, elles sont d’un effet sûr, mais il faut des éclairages réglés. —Et les éclairages de Carré! —Et la débutante, comment la trouvez-vous? —Mal costumée. —On ne la voit pas. —C’est peut-être une chance. —Le fait est que la robe est ou trop courte ou trop longue; on dirait qu’elle va sauter à la corde. —La voix est belle. —Avec des trous. —Je ne trouve pas, elle est émue, certainement, puis le rôle est écrasant. Vous en doutez-vous, du rôle? —Raunay! —Mais Orphée n’est pas le rôle d’Iphigénie, Orphée n’est pas dans la voix de Raunay.

Entr’acte: C’est superbe. Je n’aime pas l’amour Pompadour; l’air d’un pastel de Latour dans son buisson de myrtes, mais cette mise en scène est géniale. —Et la musique donc (Il lorgne.); mais il y a une très jolie salle; Héglon, Félicia Mallet; tiens, Xavier Leroux, Laparcerie dans une loge. —Et sa mère! —Là-bas, M. et madame Le Bargy; décidément, je ne viendrai plus qu’aux secondes, c’est beaucoup moins muffe qu’aux premières. —Il y a beaucoup moins de professionnels.

A la sortie, en mettant les manteaux. —Quelle soirée! —J’y reviendrai. —Tu parles, oh! ce séjour des âmes heureuses, ce Puvis de Chavannes, car c’est un Puvis, c’est le Bois vu de Longchamps avec des lauriers en plus (Stupéfaction.), mais oui, Puvis n’a jamais peint que le Bois de Boulogne, mais dans des tonalités mauves qui déroutaient l’œil et l’esprit. Ici, ils ont ajouté l’eau et les fameux éclairages dont Carré restera l’inventeur, mais c’est Puvis, un vrai Puvis, vous dis-je. —Un Puvis avec personnages de Botticelli, vous n’avez pas reconnu la fresque, la fameuse fresque de Florence? —La Primavera! —Parfaitement. Un moment, les danseuses reproduisent exactement les groupes, les trois figures dansantes, les autres en théories; et la ballerine à la chevelure blonde toute semée de fleurs, des fleurs tressées sur son corsage, et la figure même de Sandro, celle à laquelle ressemblait tant Sarah Bernhardt. —Sarah Bernhardt? —Oui, il y a quinze ans, dans Cléopâtre. —Et la débutante? —Mon impression? S’est attaquée à trop forte partie, ne sait ni marcher, ni pleurer, ni... —Si, elle chante. —Et Eurydice? —Bréjan-Gravière, c’est une Eurydice de char de blanchisseuses; cette ombre frêle a des appas de charcutière. —Et des yeux de Bébé-Jumeau. —Mais elle chante. —Oui, elle chante. —Que vous faut-il de plus à l’Opéra-Comique? —La mise en scène vous gâte, vous voulez maintenant des nymphes dans les rôles. —Des nymphes, vous l’avez dit.

Samedi 23 décembre.—Le monde d’aujourd’hui.—Un mot, non un aveu, d’une des plus belles madames en vedette de la société dreyfusarde: —Nous sommes allées très peu dans le monde cette semaine; il n’y a pas eu de premières.

Quand les salons se ferment, on ouvre les théâtres.

Lundi, 24 décembre.—Dans la nuit de dimanche à lundi, chez Voisin, ils réveillonnent, et comme les soupeuses appartiennent au monde du théâtre, c’est du théâtre qu’ils causent, et de Coquelin et de Sarah, les gloires du siècle, ce siècle qu’ils résument à tous deux, et par l’âge et par le talent. —Et bien, l’Aiglon, ç’a été un succès de lecture? —Mais il y a eu des larmes avant. —Comment? —Ç’a été surtout une réconciliation. Les effusions ont été précédées d’une terrible scène, boulevard Pereire. —Non! —Comme je vous le dis, la pièce a cinq actes, il n’y en a que trois de faits, deux sont encore sur le chantier, et Sarah a bondi à la nouvelle. —Songez, l’Aiglon, c’est son Exposition. —A moins qu’elle ne reprenne la Dame aux Camélias. —Elle la reprendra. —Ou bien Médée ou la Princesse lointaine. —Médée surtout. —Mais revenez à vos moutons; comment Sarah a-t-elle accueilli ce plat du jour Rostand, ce demi-poulet ou plutôt ces trois quarts d’Aiglon. —Mais comme une trahison, par des cris et des larmes; elle a sommé Rostand de finir la pièce, et, comme la lecture était annoncée pour le jour même, l’a enlevé dans son cab, emmené au théâtre, et on a lu les trois actes de l’Aiglon. —Superbe! Superbe! mais il y a un mais. —Encore! —Il se trouve que le premier rôle n’est pas celui du duc de Reichstadt, qu’il y a à côté un personnage de vieux grognard héroïque et dévoué, une espèce de Champaubert, qui dirige toute l’action. C’est ce rôle-là qui soutient la pièce, et pour ce rôle imprévu dans le premier scénario, Rostand réclame et veut Coquelin, le Coquelin de Cyrano. Il n’en voit pas d’autre dans le rôle, en dépit de Sarah qui propose Calmettes. Il ne s’ennuie pas, M. Rostand, Coquelin et Sarah dans le même drame; il tiendra le succès de l’Exposition, mais Coquelin chez Sarah, c’est cent mille francs de moins dans sa caisse. —Et voilà le succès de lecture de l’Aiglon. —Je vous crois, un vrai succès d’émotion. —Oh! une bombe n’aurait pas plus ahuri, tombant dans un potage. —Avez-vous des tuyaux sur les Misérables? —Non. —Sarah et Coquelin, quelles inoubliables figures! Ils survivront à ce siècle. —Comme les momies aux Pharaons.

Lundi 8 janvier 1900.—Marseille. Là, le courrier, les lettres de Paris soigneusement reléguées, mises en quarantaine à la poste restante pour échapper à tous et à toutes, être bien à moi durant ces deux derniers jours.

Le badysme! Toutes célèbrent la jeune gloire d’hier, la nouvelle étoile enfin descendue des hauteurs du «Balcon» de Baudelaire sur la scène de la Porte-Saint-Martin.

Vous me demandez des détails sur les Misérables... Mon Dieu, mon cher ami, le grand événement de la soirée a été le triomphe de votre amie Berthe Bady, Bady qui nuance et scande si merveilleusement vos vers. Touchante et frissonnante à la répétition générale, elle a été superbe à la première. La salle était debout, et on interrompait chaque phrase presque d’un applaudissement. Votre ami Rochefort criait tout haut dans les couloirs: «C’est du grand art... c’est admirable!» Et les enthousiasmes se propageaient, ardents, jusque dans les coulisses; on en parlait encore le lendemain et le surlendemain aux premières du Vaudeville et des escholiers... Maintenant, ce que l’ex-Belle au Bois-Dormant, d’Henry Bataille et de Robert d’Humières, a fait de ce rôle de Fantine, il faut le voir: cela ne se raconte plus. De rien, elle a fait tout; d’un bout de rôle, une grande figure. Vous reviendrez, ne serait-ce que pour cela!

La pièce? Les décors et les costumes, copiés d’après des éditions populaires des Misérables, ont un charme prenant et réellement exquis. Ils sont tristes, mélancoliques et passés comme certaines pages de Balzac. Le rôle n’est pas fait pour Coquelin; mais il a dans la vieillesse de Jean Valjean un désarmant optimisme à la Béranger, un républicanisme vieillot tout à fait joli et particulier. Mais ce que tout cela est loin de l’ancien forçat! C’est l’abbé Constantin du bagne. Le rôle est d’ailleurs par trop monotone dans le sublime; cela finit par donner l’impression d’un agent de propagande électorale socialiste chrétienne. La barricade, sur laquelle on comptait pour susciter des mouvements populaires aux petites places et garnir le poulailler, a laissé tout le monde très calme: c’est une émeute à recommencer. Somme toute, grande réussite. Rostand verdissait un peu dans sa loge, à mesure que s’affirmait le succès, car on comptait sur quelques représentations des Misérables et l’on voyait déjà Coquelin, dans l’Aiglon, à côté de Sarah: on l’avait même mieux que désiré: quelque peu imposé, ma foi! Sarah peut maintenant dormir tranquille: Coquelin est forcé de rester chez lui. Il paraît qu’elle va prendre Brémond pour le remplacer; ce ne sera pas tout à fait la même chose, mais il y aura économie... Le cauchemar de la grande tragédienne est dissipé!... Le joli serait que Rostand réclamât et imposât Bady, la gloire de l’année, pour créer le duc de Reichstadt chez Sarah; pour récupérer sa pièce, il en serait bien capable. Il paraît que Le Bargy guette et n’a pas renoncé à créer le rôle à côté de Guitry dans le fameux grognard... Quant à Bady, ne croyez pas que je me paie votre tête. C’est une épidémie depuis dix jours: tous les auteurs la veulent pour interpréter leur rôle, et la famille Hugo prétend l’imposer aux Français pour la reprise de Marion... Ainsi va le monde!

A côté? Le théâtre Maguera tient, paraît-il, un succès, enfin! dans la Reine de Tyr de Jacques Richepin. A la Gaîté, les sourires en porcelaine émaillée et les maillots de M. Lucien Noël emplissent les loges, et la musique de Ganne les deuxièmes balcons; la pièce s’appelle les Saltimbanques. Au fond, c’est la Mignon déjà désorganisée par Ambroise Thomas, tout à fait mise en pièces par Ordonneau Maurice: cela, n’en doutez pas.

A perpète... perpétue du Decourcelle à l’Ambigu.

En somme, Orphée, à l’Opéra-Comique, et Iphigénie, à la Renaissance, aident seuls à supporter le froid et la boue de Paris. Gluck triomphe, Gluck est le grand dieu du jour; le chevalier aimé de la reine est devenu le roi de Paris. La vogue de Wagner elle-même en pâlit... Bady, chez Coquelin, tient le record avec lui. Qui sait ce que l’année nous réserve? En attendant, la devise de ce mois commençant est: Bady Gluck, Gluck Bady!

Une nouvelle cependant!... Des Mathurins, Francis de Croisset émigre à l’Athénée-Comique; ce jeune seigneur semble voué aux Deval. Croisset s’agite et Wiener le mène, comme le disent les auteurs gais.

Vendredi 19 janvier.—A l’Opéra-Comique, dix heures, au moment où, la main sur les cordes de sa lyre, Orphée apparaît en silhouette sur le ciel d’orage du merveilleux tableau du second,

Laissez-vous toucher par mes larmes,
Spectres, larves!

sur la dramatique orchestration de Gluck, rythmée par les mouvements d’ensemble de tout un peuple d’ombres blêmes, les maigres bras tendus de formes enlinceulées et verdâtres, échelonnées là par un artiste passé maître dans la science de la mise en scène, le long des praticables du plus étonnant décor.

Dans une loge. Ils et Elles causent. —C’est du Gustave Doré. —Non, du Carré, ce qui vaut mieux. —Moi, ces nudités bleuâtres drapées de suaires, savez-vous ce que cela me rappelle? —Dites, ne nous faites pas languir. —«Languir!» Comme on voit que vous venez du Midi! Se languit-on toujours de vous à Marseille? —Tu parles, on se l’espère. —Comme on se la manze, l’oranze, mais cela est du toulousain. Elles vous rappellent donc les larves de Carré? —Mais les figurines de madame de Fumery, dans les vases de Lachenal, vous vous souvenez, ces ondoiements de femmes souples, autour des poteries, ces gracilités de dos et d’épaules, sous des coulées de cheveux en flots et des remous d’étoffes? —Et la matière d’une douceur étrange, d’un bleu verdi de turquoise qui meurt! Oui, il y a de cela, mais laissez-nous écouter la musique.

Pendant l’entr’acte. —On a été très dur pour mademoiselle Gerville-Réache, elle a de la voix. —Et n’est pas si maladroite que cela, je l’ai beaucoup aimée dans le bois de cyprès du premier. —Le rôle est écrasant, songez donc. —Si vous aviez vu Crema!... qui écrasait si bien le rôle de Brangiane, dans «Tristan». Ah! je pense, elle était de taille à tenir celui-ci. —«Tristan»! Pauvre Lamoureux, vous savez qu’il en est mort. —Comme Bertrand est parti, lui, de son enterrement: il a cueilli son influenza aux obsèques. —Et Capoul cingle vers les côtes de France pour le remplacer à l’Opéra. —La malice des choses. Lamoureux monte «Tristan» au Nouveau-Théâtre et Capoul devient directeur de l’Opéra, aux côtés de son ami Gailhard. —Tristan Bernard intitulerait ça «La Revanche de Toulouse». —Mais il s’agit d’Yseult et non pas de Bernard. —Vous ne le guérirez pas, il est influenzé de coq-à-l’âne, il a pris ça aux auditions des «Auteurs gais»: le vent qui souffle à travers le Gymnase l’a rendu fou. A propos, vous allez demain à la conférence de Franc-Nohain? «La Grenouille et le Capucin», ça ne vous chante pas, ce titre? —Ah! Franc-Nohain, quel génie! «Le pied s’en va depuis l’Empire». —Mais Claretie nous reste aux Français.

A un des invités qui rentre dans la loge. —Eh bien? —C’est du délire, on est émerveillé de cette mise en scène, je viens de rencontrer Pozzi et Georges Petit; ils ne tarissent pas. —Pozzi! où est-il? —Là-bas, à l’orchestre. Chut! on reprend.

Pendant le second, au tableau des ombres heureuses. —Mais c’est la fresque de Botticelli. —Dans un décor de Puvis. On l’a déjà écrit. —Cette mademoiselle Charles, quelle souplesse et quel esprit! —Oui, elle fait danser les statues; on voit que Mariquita a passé par là. —Mariquita et Carré. —Ah! voici Gerville, vous savez qu’elle est très bien, on a été d’une injustice pour elle! —Halte-là, c’est qu’elle est maintenant autrement mieux qu’à la première. Si vous l’aviez vue, même à la seconde! Ce soir, elle joue, elle ose; il y a quinze jours, elle était en bois, toujours empêtrée dans le même geste, avec une pauvre face toute crispée d’angoisse et une voix qui ne sortait pas. —Mais c’est qu’il y avait un motif à tout cela! —Ah? —On aurait perdu la tête à moins, songez. —Dites-nous... —Elève de Rosine Laborde, il y a deux ans qu’elle travaillait le rôle avec elle; c’est sous sa direction qu’elle l’avait répété chez Carré, quand trois jours avant la première, je ne sais qui lui met en tête d’aller trouver madame Pauline Viardot. «C’était elle qui avait créé le rôle, une création inimitable, elle devait aller la voir, lui demander conseil; la démarche s’imposait, elle ne pouvait s’attaquer au rôle d’Orphée sans avoir été trouver l’ancêtre, etc., etc. Bref, cette pauvre Gerville-Réache se laisse endoctriner, va trouver la créatrice, l’auguste, la vénérée! Madame Viardot la reçoit, lui fait chanter le rôle et, naturellement, démolit tout ce qu’avait enseigné madame Laborde, si bien que voilà la débutante à la veille de la première désorientée, dépaysée dans un rôle qu’elle possédait et ne possédait plus, terrorisée, annihilée, dans la crainte de mécontenter madame Laborde et l’effroi de ne pas satisfaire son public. Avouez que son embarras des premières représentations s’explique. —Mais aussi quelle idée d’aller consulter madame Viardot! Voyez-vous, dans dix ans, Laparcerie ou Bady, à la veille de créer la «Tosca», allant consulter Sarah pour l’interprétation du rôle! Si vous vous en tenez à l’accueil fait à la Duse, jugez des bons avis qu’on leur donnerait. —Irez-vous à la «Gitane?» —J’attendrai les comptes rendus pour m’y risquer. —Oh! alors... —Quoi, alors? —Rien. Vous n’irez pas.

Samedi 20 janvier.—L’emploi smart d’une soirée en janvier 1900.—Dîner au café de Paris; dans la salle de gauche, en évitant soigneusement le fond de la salle de droite réservée à ces demoiselles et dite le «Poulailler». L’absence totale des valeurs anglaises sur le marché (les affaires du Transvaal ne font pas celles de Londres) ont singulièrement aigri le caractère de ces dames, l’avenir est sombre, la Côte d’Azur est veuve d’étrangers, et si l’on ne peut pas se refaire à Monte-Carlo comme les autres hivers!!!

Pour se consoler ces dames doublent, triplent et quadruplent la dose de morphine et débarquent au café de Paris, singulièrement excitées, et il en résulte un caquetage et un abatage tel que les petites femmes du monde qui s’aventuraient, il y a un mois, parmi les impures, ont complètement déserté la droite pour la gauche et se tiennent maintenant tassées à l’entrée de l’établissement. Les autres défilent.

Neuf heures et demie, aller aux Folies-Bergère, siffler la reine Victoria passant en revue les troupes du Transvaal et applaudir le défilé des Boërs au cinématographe déroulant toutes les scènes de la guerre de l’Or.

C’est le dernier chic: on piaille, on hurle, on se chamaille, on vocifère les légendes du «Rire» et, si on soupçonne son voisin d’opinion contraire, on lui met son chapeau en accordéon; l’obscurité régnante aide à l’impunité des déprédateurs. C’est de l’obscurité justicière, on se croirait à la Haute-Cour. Quand le cinématographe déroule une scène de massacre le dernier cri est de lancer celui-ci: «On demande un sénateur!» Vu la nuit persistante, on peut aussi pincer et explorer le corsage des voisines, une exploration au Transvaal, et la «Chartered» devient le charme raide, pour parler la langue de M. Francis de Croisset. Portons les armes aux défenseurs de Prétoria!

Dix heures et demie, aller à l’Ambigu, figurer dans l’acte du restaurant de nuit d’«A Perpète».

Une sortie de théâtre élégante, toute fanfreluchée de mousseline de soie et de fleurs à exhiber, et la joie est de pénétrer dans les coulisses, avec une carte apostillée de Pierre Decourcelle, et de souper à la limonade, au milieu des filles et des escarpes du drame, non du méli mélodrame de MM. Le Pelletier et Xanrof! Escarpes en habit noir, chevaux de retour échappés de Nouméa, cambrioleurs et voleurs modern-style, assassins au chloroforme, quelle délicieuse sensation pour une petite âme de 1900, de se frôler et de se frotter à tout cela. Et puis on voit de près Castillon, le beau Castillon, dans le rôle de l’ingénieur, Castillon qui, Castillon que... parfaitement, avec Lucien Noël, celui qui les trouble toutes. Et puis, enfin, pour les hommes aventurés là avec quelque chérie, il y a l’attrait de «la Rouge», cette splendeur de chair et de forme qu’est mademoiselle Suzanne Munte, la plus grande fleur humaine que possède Paris avec mademoiselle Armande May, de la «Fronde» et mademoiselle Flahaut, de l’Académie nationale de musique.

Onze heures et demie, même soir, retourner aux Folies-Bergère voir Kara-Ahmed trépaner Pytlasinski et se documenter pour réfuter l’article que le «Temps» publiera, demain soir, contre les luttes.

Une heure du matin, aller s’abreuver de soda chez Larue et regarder souper mademoiselle Mariette Sully, flanquée de quatre cavaliers, mademoiselle Balthy ornée de deux, et M. Fordyce en strapontin dans un jeune ménage... Le dernier cri, avoir passé la soirée avec le marquis de Castellane et posséder les derniers tuyaux sur le bateau lancé par le «Figaro».

Dimanche 21 janvier.—22, rue Monsieur-le-Prince, quatre heures et demie, dans l’atelier de M. Antonio de la Gandara (pour la description, voir dans un dernier «Phocas», l’inventaire de l’atelier de Claudius Ethal), atelier nu très haut, intentionnellement froid, l’air d’une pièce hantée, où deux toiles, deux portraits de femme, l’un datant de dix ans, l’autre d’hier, dressent dans la nuit tombante comme deux spectres attifés d’étoffes.

Le premier, celui d’il y a dix ans, d’un faire plus moelleux et moins sec que ceux que le peintre signe aujourd’hui, évoque le charme félin et rose d’une femme étonnamment blonde, une créature à la carnation de fleur, aux yeux violets d’une expression ambiguë, une femme slave par le mystérieux de la physionomie et de la pose, et que je reconnais pour une actrice, aujourd’hui disparue du théâtre, Sarah Valanoff. L’autre, qui sera un des portraits sensationnels de l’Exposition de 1900, montre, assise sur un somno tendu d’un satin bleu glacé, une énigmatique femme du Premier Empire, gaînée dans un fourreau de satin bleu lunaire. Le nu des bras et des épaules luit du blanc froid des nénuphars; de grands yeux étonnés, à la fois aqueux et sombres, s’irradient dans la pâleur d’un visage de nymphe, une chevelure brune la coiffe de nuit. Sa pose, avec l’eurythmie de ses deux bras écartés de sa taille, est celle d’une pythonisse attendant le dieu; ils ont, ces bras frêles et froids, la courbe lente d’un cou de cygne, et, dans les luminosités bleues qui la baignent, cette femme est surtout lunaire et nocturne, elle est Hécate aux trois visages, elle est prêtresse d’Arthémis en Tauride, ou la Léda de Pierre Louÿs, et cette délicieuse et sombre figure, où l’on voudrait voir une nymphe de l’Erèbe, est le portrait de la comtesse de Noailles.

Samedi, 27 janvier.—Trois heures et demie, à la Bodinière, les chansons de la «Fleur de Lys».

Sur la scène c’est M. Georges Vanor, le Vanor du «Baiser» (conférence réservée aux femmes) qui, aujourd’hui, nous documente sur la chouannerie, les guerres de Vendée, les atrocités des Bleus et les exploits des faux blattiers du Bocage; paysans déguenillés, groupés en farouches martyrs autour de généraux en soutane, nobles tombés aux mains des pourvoyeurs de guillotine, délivrés et mis hors des prisons de la République par une poignée de chouans déguisés, gars du Roy surpris agonisant dans les haies, et dont les bleus arrosent les blessures avec de la poudre, puis les représailles des soldats branchés aux arbres de Machecoul; toutes les sauvageries et tous les héroïsmes dont frémit et palpite l’inoubliable prose d’un Balzac, d’un Victor Hugo et d’un Barbey d’Aurévilly. Une espèce d’atmosphère épique agite la salle, et c’est l’atmosphère des «Chouans» et c’est aussi celle du «Chevalier Destouches» et celle de l’«Ensorcelée» avec sa hautaine et tragique figure de l’abbé de la Croix-Jugan. Victor Hugo n’a pas trouvé mieux dans «Quatre-Vingt-Treize» et pourtant quel beau souffle de tempête bouleverse et fait vibrer les pages du roman!

M. Vanor, qui a de l’érudition, cite à propos ses auteurs en entrelardant, toutefois, ces citations d’allusions politiques et de coups de boutoir à messieurs nos gouvernants. Un public spécial les accueille d’un murmure approbateur, au passage, et cela tournerait à la conspiration en chambre si, le masque énergique, le geste sobre et indigné avec des yeux de menace, mademoiselle Eugénie Buffet ne se dressait de temps à autre, telle une belle fleur violente, et d’une voix sourde et concentrée, qui tout à l’heure éclatera frémissante, ne souffletait toutes les lâchetés du dernier siècle et les veuleries du nôtre, de ses chansons de la «Fleur de Lys».

«Jean Cottereau», le «Mouchoir de Cholet» et la coquetterie meurtrière, les répons émouvants de la «Messe en mer», le sourire d’agonie du «Dernier Madrigal», la joie héroïque d’«A la santé du Roy» et la mélancolie légendaire de «la Cloche d’Ys», toute la poésie de broussaille, de grève et de suprême escarmouche des gars du Bocage et des blattiers du Roy; et Eugénie Buffet, l’ex-Nini Buffet de la «Sérénade du Pavé», tonne et pleure, soudain, grandie à la hauteur d’un Tyrtée royaliste; des voix d’hommes lui répondent, moqueuses ou tristes, toujours profondes et c’est un chœur, tantôt de chouans proscrits, tantôt de matelots; des hululements de chouettes glapissent entre deux refrains: ce sont les «hou! hou!» bien connus des gens de M. de Charette, le cri de ralliement des compagnons de Jean Cottereau, et, gaînée dans une longue robe blanche, Eugénie Buffet s’agite, tel un grand lys tumultueux, dans le répertoire rouge et blanc de M. Théodore Botrel.

Dix-sept cent quatre-vingt-treize, les Chansons de la «Fleur de Lys!»

Mercredi 31 janvier.—14, rue La Rochefoucauld, le legs Gustave Moreau. —Sur l’emplacement de l’ancien petit hôtel, habité par le peintre des «Salomé» et de l’«Orphée», un véritable musée s’élève, musée et mausolée aussi, puisque les hautes salles, les claires et vastes salles de deux étages édifiées sur les plans de l’auguste mort, y contiennent toute l’œuvre laissée par le maître, l’œuvre inconnue du public jalousement dérobée aux yeux des amateurs, le trésor occulte, pour ainsi dire, de toute une vie de labeur solitaire et de rêve grandiose; et c’est un étourdissement qui vous prend dès le seuil, un étourdissement et une admirante stupeur à la vue des chefs-d’œuvre entassés là par un seul homme, et comme un vertige aussi à la pensée qu’une vie unique a pu suffire à l’amoncellement de tant de toiles, qui sont en même temps des pensées et des rêves, et quels rêves et quelles hautaines pensées!

C’est là que Gustave Moreau apparaît non seulement comme un grand peintre, mais aussi comme un prestigieux et génial poète, un symbolique et divin penseur, le véritable frère en évocations légendaires et mythologiques des Leconte de l’Isle, des Gustave Flaubert et des Richard Wagner. C’est l’œuvre d’un maître sorcier, qui rutile et flamboie, tel un trésor de prince hindou, dans l’hôtel de la rue La Rochefoucauld. Il y a de l’incantation dans toutes ces figures évoquées du fond des siècles et du mystère et, telles des fleurs magiques, jaillies de la nuit des temps et épanouies dans des bleus et des violets de gemmes rares et de ciels nocturnes par la seule puissance d’un pinceau. Gustave Moreau seul a compris et rendu la divinité, et quelles nostalgiques architectures au-dessus de ses rois vieillards et de ses Moïse enfants! dans quels imposants Saint-Marc il fait danser ses Salomé! sur quels trônes il fait asseoir ses rois Hérode! dans quelles solitudes effroyables et livides il égare ses héros: «Hercule au lac Stymphale», «Hercule et l’Hydre»! dans quelles mélancolies de forêts et de soleils couchants il fait pleurer Orphée! de quelles étoffes de songe, tissées de sardoines et d’étoiles, il drape la nudité pensive de ses princesses Hérodias ou Hélène!

Une main pieuse a classé toutes ces aquarelles, pendu aux murs toutes ces toiles déjà de son vivant, Gustave Moreau avait abandonné son hôtel et s’était retiré dans un appartement de la rue Pigalle pour permettre aux architectes d’élever le musée de son œuvre, musée dont toute sa fortune a fait les frais; et, sur l’acceptation de cette œuvre colossale, une des œuvres, sinon l’œuvre du siècle, l’Etat, auquel l’illustre mort l’a léguée, ne s’est pas encore prononcé. Depuis deux ans, la succession est ouverte et le ministre des beaux-arts n’a pas encore su prendre une décision. Si l’Etat refuse, le legs Gustave Moreau va à la Ville de Paris; si la Ville de Paris se récuse, toute l’œuvre colossale du peintre demeure à M. Rupp, l’exécuteur testamentaire et l’ami du mort.

M. Rupp, qui a voué à Gustave Moreau un culte et une admiration connus seulement en d’autres siècles, se désole et se désespère de l’indifférence de l’Etat vis-à-vis d’une des gloires de ce temps.

L’Etat a accepté d’emblée le legs Cernuschi, qui n’est, en somme, qu’une collection d’amateur d’objets de l’Extrême-Orient, d’une valeur marchande bien plus qu’artistique.

Grâce à M. Paul Escudier et un peu aux menées de toute une bande de critiques plus avides de réclame que de justice, mais qui, cette fois, avait bien choisi le tréteau de leur parade, Rodin, notre grand Rodin, déclaré gloire nationale, a obtenu du Conseil municipal un emplacement particulier pour exposer son œuvre, et nous avons applaudi des deux mains au pavillon Rodin, devenu le grand attrait du Paris de 1900.

Alors, pourquoi cette indifférence, sinon cet oubli volontaire de la gloire d’un grand artiste français, sinon du plus grand du siècle, avec Delacroix et Puvis?

Samedi 3 février.—A l’Opéra-Comique, «Louise», de Gustave Charpentier.

Voilà l’ plaisir, mesdames, voilà l’ plaisir!
N’en mangez pas, mesdames, ça fait grossir!
Voilà l’ plaisir, messieurs, voilà l’ plaisir!
N’en mangez pas, messieurs, ça fait mourir!

Sur ce banal refrain des rues dramatisé en leitmotiv et dont le cri traînant emplit toute la partition, M. Gustave Charpentier, musicien et poète, a voulu nous montrer le Paris des fêtes et du luxe, bruissant au pied de Montmartre, la Butte sacrée, tel un gouffre, un enfer où viennent s’abîmer les virginités des filles des faubourgs; un Paris minotaure fatal à la jeunesse et à la beauté, qu’il attire et qu’il engloutit pour les vomir ensuite en détresse et en misère aux bas quartiers des pauvres et des déchus.

Voilà l’ plaisir, mesdames, voilà l’ plaisir!

Voilà le cri du monstre, l’appel de la ville-sirène, qui vient troubler dans sa mansarde la petite apprentie échouée, après sa dure journée, entre le père ouvrier et la mère ménagère; c’est encore le cri qui la trouble au seuil de l’atelier; le cri qui la saluera, reine et muse, au milieu de la mascarade et des cortèges en liesse des peintres de la Butte; le cri qui l’arrachera, à peine de retour dans le logis familial, au chevet d’agonie de son père.

Voilà l’ plaisir, mesdames, voilà l’ plaisir!

En somme, c’est le vertige de Paris, le Paris du Moulin-Rouge, de l’Olympia et des Folies-Bergère, le Paris des music-halls et des bals publics, sur les sens excités et la précoce imagination de la petite ouvrière. Paris! la ville qui les prend toutes, déjà maudite au dernier acte de «Germinie Lacerteux», par madame de Varandeuil, comme M. Charpentier la fait couvrir d’anathèmes par son chiffonnier symbolique et son non moins symbolique père!

Willette, dans sa fameuse fresque du Chat-Noir, intitulée: «Miserere», nous avait déjà montré ce Paris de luxure et de perdition, entraînant du haut de Montmartre toute une chevauchée de nudités fragiles et délirantes: cocottes haut troussées, premières communiantes, blanchisseuses éveillées, petites femmes pantalonnées de batiste et corsetées de satin noir; tout le sabbat moderne de la prostitution se ruant à la curée de l’or.

Sur cette donnée, pas très neuve, sinon «chatnoiresque», Gustave Charpentier a écrit la symphonie la plus séduisante, la plus papillotante et la plus colorée qu’on ait jamais encore entendue dans une salle subventionnée. C’est l’Opéra «modern-style» dans toute sa gloire; on ne peut pas pousser plus loin l’art tumultueux du pittoresque. C’est de la musique de peintre, tant elle rend savoureusement ce qu’elle veut dire. Les cris de Paris qui s’éveille, le duo des amants enthousiasmés et leur salut à ce Paris de joie et de boue resteront, comme tout le premier et tout le dernier acte, des pages documentaires de la musique de demain.

Pour encadrer cette aventure banale d’une petite fille qui se dérange, M. Jusseaume a peint quatre décors que M. Emile Zola pourrait revendiquer pour illustrer «Une Page d’amour»: Paris vu de la mansarde, cette mansarde du premier tableau, estompée comme un Carrière, le Paris des échafaudages, des démolitions et des grimpettes du vieux Montmartre, tout bleuâtre dans la brume, et puis tout rose dans l’aurore; puis c’est le Paris du 14 Juillet, un Paris d’illuminations aux lignes faufilées de points d’or avec, dans le ciel, des fusées de feu d’artifice et des pluies d’étoiles; et, enfin, vu de la mansarde du premier, un Paris sinistre et noir, aux allures de bête embusquée dans l’ombre, le Paris où Louise va s’engouffrer pour toujours...

Louise, c’est mademoiselle Riotton, la fragilité capiteuse et blonde; le rapin séducteur, c’est M. Mareschal; le père Préjugé, comme nous l’apprend le livret, c’est l’inimitable Fugère.

La mise en scène est de Carré, et c’est tout dire.

Le public aurait-il accepté l’œuvre de M. Charpentier sans cette mise en scène??

Le public loue fort la musique; les peintres la figuration, et les musiciens les décors, naturellement.

«La belle carotte! qui veut d’la belle carotte?» chante un des cris de Paris, à l’acte de Montmartre; cela aurait fait aussi bien un leit-motiv que «Voilà l’plaisir, mesdames», prétend un jeune maestro dans les couloirs.

Lundi 5 février.—La pluie, la torrentielle et monotone pluie, le Paris de boue, d’humidité et de ténèbres rousses que salue si éperdument l’enthousiasme de Louise dans l’opéra de M. Charpentier. Besoin de rêver, de m’arracher à la tristesse et à l’ennui de la réalité. Du rêve, de la féerie: je retourne 14, rue Larochefoucauld.

Avec Gustave Moreau je suis sûr de pouvoir m’isoler dans du fabuleux et du grandiose. Une des preuves incontestables du génie du peintre, c’est l’obsession enracinée chez lui, la hantise presque occulte de certains types et de certaines figures; et dans cette salle du premier, où je rôde, sollicité par plus de soixante toiles, combien d’Orphées, combien d’Hélènes errant, maillées d’or, sur les remparts de Troie! Combien de Salomés dansant devant Hérode! combien de sirènes jaillies, pareilles à trois fleurs diadémées, d’une même tige, et combien de cygnes posant impérieusement leur bec sur des têtes de Léda, dénoncent et proclament la persistance de sujets caressés et chéris dans la pensée du maître? Et quel labeur énorme décèlent ces tableaux entrepris et repris jusqu’à cinq et six fois! Une esquisse, entre autres, une magistrale et énorme esquisse me requiert et me retient. Je dis «esquisse»; c’est un vrai tableau: les «Rois Mages», à peine ébauché, celui-là; une lente et pourtant ardente chevauchée de trois figures de femmes drapées de lourds manteaux, toutes trois couronnées d’or, les yeux fixés sur une étoile. Une théorie d’enfants les précède: enfants chantant, l’air de néophytes, avec des branches de lys appuyées sur leur cœur. Ils marchent par rangs de quatre et six, et, derrière le premier rang, ce sont d’autres enfants encore, jouant du théorbe et des cymbales, et leurs profils et leur attitude font songer aux merveilleux musiciens de Donatello. Derrière les cavaliers, une foule de figures à peine indiquées se presse: toute l’Humanité. C’est, montée à la hauteur d’un symbole, la légendaire Marche à l’étoile, marche triomphale de tous les peuples, où les trois figures couronnées évoquent, la pensive, l’Europe, l’extatique, l’Asie, l’ardente, l’Afrique; et leurs regards différenciés les caractérisent chacune.

Mercredi 7 février.—Arrivisme et réclame.—Chez le coiffeur. —L’artiste qui m’accommode, entre une barbe et un shampoing, veut bien me confier qu’il a un sujet épatant de pièce, une pièce qui ferait courir tout Paris et qui en ferait, un argent! Toutes les femmes du monde iraient, pour sûr. Et, sans me proposer tout à fait une collaboration, Figaro condescend à m’en communiquer la donnée... Un peu scabreuse à raconter... Bah! avec des périphrases... Bilitis, une Bilitis moderne pour obtenir les faveurs d’une jeune Grecque du quartier Monceau se donne à l’amant de celle-ci, amant complaisant et partageur qui, en échange des lèvres de Bilitis, consent à une substitution d’alcôve et substitue la Mytilénienne amoureuse à sa propre personne auprès de son amie... Scène de déshabillage des deux femmes, clou certain, etc.

Et, comme j’objecte la raideur de la situation: «Ça n’est pas plus fort que du Francis de Croisset, m’est-il répliqué, et ça en fait, un argent, sa machine. —Vous avez donc vu la pièce? —L’ «Oreille coupée», nous l’avons tous vue: l’auteur se fait servir ici et il nous apporte chaque fois des billets, mais avec recommandation de chuter et de siffler tout le temps. —Bref, le chahut organisé. —Et ce que ça remplit la salle?

La bonne, la belle, l’adroite réclame!

Dimanche 11 février.—Une heure du matin, au pont de l’Alma. Le «Vieux Paris» sous la neige. —Le Paris des hauts toits, des pignons fantasques, des tourelles et des clochetons surgi depuis trois mois sur les bords de la Seine, en vue des visiteurs de l’Exposition, le Paris de Robida, épanoui là comme une illustration de la «Passion de maître François Villon», le beau roman de Pierre d’Alheim; le Paris des clapiers, des étuves, des bordeaux, des cabarets de la Pomme de pin, des vieux cloîtres et des petites chapelles, le Paris de Louis XI, du poète Gringoire, de la cour des Miracles, du capitaine Phébus et de Quasimodo, tout à coup dégagé des constructions en carton peint et des fragiles échafaudages d’un ingénieux décor par la toute-puissante magie de la nuit et de la neige.

Et c’est une fantastique planche de Victor Hugo qui se silhouette, cette nuit, sur le bord du fleuve, avec tous ses toits encapuchonnés de blanc et ses sculptures ourlées de givre; et c’est la floconnante et moelleuse, et lente neige, dont la descente silencieuse évoque, en plein Paris de 1900, sur un ciel de mouvante hermine, cette vision de la vieille cité, la cité d’Olivier le Daim et des compères Tristan et Coytier.

On voit arriver de Norvège,
Avec les premiers froids d’hiver,
De grandes abeilles de neige,
Leurs essaims blancs couvrent la mer.
Elles vont en Bohême, en Flandre,
Tourbillonnant par les cieux froids,
Par l’horizon couleur de cendre
Et les pignons sculptés des toits.
Aux clochetons, aux girouettes,
Aux balustres des vieux balcons
On voit en blanches silhouettes
Luire et trembler leurs gros flocons.
Dans un reflet crépusculaire
L’essaim blanc voltige en tremblant
Et, comme sous un grand suaire,
Les quais, les ponts, tout devient blanc.

A l’Opéra le bal masqué bat son plein. Ici, c’est la solitude étincelante des quais et des berges. Les cochers refusent de marcher; le fiacre dont j’étais descendu pour m’aller accouder au parapet du pont et regarder couler l’eau noire entre la féerie argentée des rives (tous les échafaudages de l’Exposition soulignés dans leurs moindres détails d’un trait vif et brillant), mon fiacre ne consent à s’ébranler que pour la forte somme; et, jusqu’à Auteuil, ce sera le morne et pâle abandon d’une steppe, avec une seule rencontre: toute une file de voitures de la Compagnie Richer en détresse, avec leur équipe nocturne, et s’échelonnant du Trocadéro à Passy, leurs grosses roues enlisées dans la neige et ne pouvant pas avancer.

Même jour, onze heures du soir, dans le monde. Après l’étincelante vision de la nuit dernière, l’étincelante causerie du premier causeur peut-être de ce temps. L’aubaine d’un paradoxal, et vertigineux et divertissant entretien de M. Catulle Mendès, énonçant ses opinions sur le théâtre.

C’est le «Béguin», de M. Pierre Wolff, qui en a été le point de départ. M. Catulle Mendès est ravi de la pièce. Il n’y en a pas, mais qu’importe? M. Catulle Mendès s’y est amusé; il n’en demande pas plus à un auteur. Au théâtre, tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux. Il n’a jamais compris les restrictions de certains critiques: «cela est ou n’est pas du théâtre». Dès qu’une chose est représentée sur une scène, pour lui, elle est une pièce. Ainsi, il a vu, la veille, à l’Odéon, cinq actrices évoluer, à demi costumées, dans le clair-obscur d’un décor de forêt, et il les a entendues réciter, chacune à leur tour, de vagues sonnets sur de plus vagues musiques: il y avait des costumes, un décor, des actrices... Il a donc assisté à une pièce. C’est la négation de la composition même, et, dans la bouche du plus précieux artiste de ce temps, de celui dont tout le théâtre et tout le roman sont justement le triomphe de la composition, la thèse soutenue a du piquant et du charme. De là, de merveilleuses observations sur le génie latin et le génie saxon, le besoin d’intrigue et d’action que réclament les races latines dans les pièces qu’elles applaudissent, et, si désarticulées qu’apparaissent les comédies de la jeune école, presque toutes tombées dans le dialogue, la charpente classique toujours présente dans un semblant d’exposition et de dénouement, tandis que les races saxonnes, au fond plus éprises de réalité et de pittoresque, ne demandent au théâtre qu’une suite de scènes et de tableaux, des tranches de vie, pour ainsi dire, qui vont parfois jusqu’à l’incohérence; et, comme preuve de la différence des deux tempéraments, Mendès nous cite l’exemple de l’«Avare», l’«Avare» de Molière, représenté en Allemagne en dix-sept tableaux, scène par scène, et la «Tragique Histoire d’Hamlet, prince de Danemark» divisée chez nous en cinq actes.

Lundi 12 février.—La «Double Maîtresse», de M. Henri de Régnier. —Le plus joli livre, en vérité, qu’on ait commis depuis trois ans: érotique, galant, voluptueusement encadré de paysages d’Italie et de descriptions de vieux parcs; un des romans les plus français que j’aie lus depuis la «Rôtisserie de la reine Pédauque», de M. Anatole France, plein de déguisements et de mascarades avec les mille et une friponneries de l’amour, le hardi et le clandestin du plaisir, le détail des petites maisons et le récit des petits soupers, tout ce que le libertinage inventif du dix-huitième siècle imaginait pour aiguiser et faciliter le désir; mais, en plus de tous ces condiments à la Crébillon fils, une mélancolie, une pitié attendrie pour les êtres et les choses, un souci de vérité, de décor et de coins de nature, où s’affirme l’influence des frères de Goncourt, et, depuis l’enfance compassée et la triste jeunesse en tutelle de Nicolas de Galandot, tenu en chartre privée et même purgé par autorité maternelle, jusqu’à la piteuse et tragi-comique fin du héros, tombé entre les mains du plus cynique et joyeux couple de fille et de ruffian romains.

Ce sont, à travers une intrigue ténue et serrée comme la plus belle toile de Frise, des reconstitutions d’intérieurs du temps et de personnages de l’époque, à ravir les bibelotiers, les historiens et les érudits. Et quelle variété dans les types, depuis la dure et prude madame de Galandot jusqu’à la galante et frivole Julie de Mausseuil, si curieusement corrompue par le gros de Portebise et si bien préparée par lui à devenir la belle Julie des soupers du Régent, et la délicieuse gouache du ménage du Fresnay, tout préoccupé de musique et de friandise; les innocentes et dangereuses tentatives de la petite Julie pour déniaiser son lourdaud de cousin, tout, enfin! Et ce bon abbé d’Hubertet, qui élève chez lui des petits sujets de la danse, jusqu’à cette fragile et délicieuse figure de la Damberville, l’étoile de l’Académie de musique, d’un charme irréel et libertin de pastel signé, on dirait, Latour; tout dans cette «Double Maîtresse» satisfait l’imagination, le goût et les sens par un heureux et pondéré mélange d’érudition artiste et de sensualité spirituelle.

Du même auteur les «Médailles d’argile», d’une poésie à la fois chaude et classique, déjà pressentie dans l’«Aréthuse» du poète.

Mercredi 14 février.—Trois heures, quai Malaquais, Ecole des beaux-arts, à l’exposition des Alfred Stevens.

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