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Psychologie de l'éducation

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The Project Gutenberg eBook of Psychologie de l'éducation

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Title: Psychologie de l'éducation

Author: Gustave Le Bon

Release date: March 4, 2010 [eBook #31505]
Most recently updated: January 6, 2021

Language: French

Credits: Produced by Adrian Mastronardi, Pierre Lacaze and the
Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
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(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PSYCHOLOGIE DE L'ÉDUCATION ***

Bibliothèque de Philosophie scientifique

Psychologie de l'Éducation

PAR LE

Dr GUSTAVE LE BON

L'éducation est l'art de faire passer le conscient dans l'inconscient.

NOUVELLE ÉDITION

Augmentée de plusieurs chapitres sur les méthodes d'éducation en Amérique et sur l'enseignement donné aux indigènes des colonies.

PARIS

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE, 26

1920

Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays.

PSYCHOLOGIE DE L'ÉDUCATION

PRÉFACE DE CETTE NOUVELLE ÉDITION

Cet ouvrage a eu beaucoup de lecteurs, 15 éditions successives et des traductions en plusieurs langues[1] n'ont pas épuisé son succès. Cependant son influence sur les universitaires est restée très faible. Encadrés par de rigoureux programmes, nos professeurs ne peuvent enseigner que les matières de ces programmes, et ils les enseignent naturellement avec les méthodes ayant servi à leur propre instruction.

[1] Sur la première page de la traduction russe on lit: «Cette traduction a été faite par le général Serge Boudaïevsky, sur le désir exprimé par Son Altesse Impériale le grand-duc Constantin Constantinovich, président de l'Académie des Sciences et directeur des Écoles militaires de la Russie.»

Bien d'autres raisons, d'ailleurs, s'opposent à la transformation de notre système d'éducation. On les trouvera exposées dans cet ouvrage. Elles montrent pourquoi les meilleures volontés restent impuissantes aujourd'hui.

Une preuve nouvelle de cette impuissance me fut fournie dans la circonstance que voici:

Après la lecture d'une des premières éditions de mon livre, un éminent sénateur, que je connaissais seulement de réputation, le professeur Léon Labbé, membre de l'Académie des sciences et de l'Académie de médecine, vint me voir pour m'annoncer son intention de prononcer un discours énergique au Sénat dans le but d'obtenir la réforme de notre enseignement. Le savant académicien revint plusieurs fois discuter ce sujet avec moi et il le discuta aussi avec quelques amis. Le résultat final de ces discussions fut que pour transformer notre système d'éducation, il faudrait d'abord changer l'âme des professeurs, puis celle des parents, et enfin celle des élèves. Devant une pareille évidence, l'illustre sénateur renonça de lui-même à prononcer son discours.

Dans mes précédentes éditions, je m'étais borné à dire quelques mots de l'enseignement à l'étranger. Considérant qu'il serait utile de descendre aux détails, j'ai consacré plusieurs chapitres de cette nouvelle édition, à étudier les méthodes d'éducation employées dans le pays où l'enseignement atteint son plus haut degré de perfection: les États-Unis d'Amérique. Cet exposé montrera combien profond est l'abîme qui sépare leurs conceptions des nôtres. Guidés par une psychologie très sûre, les maîtres américains savent développer chez l'élève l'esprit d'observation, la réflexion, le jugement et le caractère. Le livre joue un rôle très faible dans cet enseignement et la récitation un rôle nul. C'est exactement le contraire qui se passe dans notre Université. De l'école primaire à l'enseignement supérieur, le jeune Français ne fait que réciter des leçons. De rares esprits indépendants échappent à l'influence universitaire, mais la grande masse des élèves en gardent toute leur vie la funeste empreinte. Voilà pourquoi, si nous avons en France un petit noyau d'hommes supérieurs maintenant un peu notre rang dans le monde, les hommes moyens, vrais soutiens d'une civilisation, font de plus en plus défaut. Comment se formeraient-ils, puisque notre enseignement ne les crée pas?

Chaque page de ce livre apportera la preuve, fournie par les universitaires eux-mêmes, que tout leur enseignement consiste à faire réciter des manuels. Dans la plus réputée de nos grandes Écoles, l'École Polytechnique, la méthode est la même. L'élève se borne à apprendre par cœur, pour le jour de l'examen, des choses qui, n'ayant pénétré dans l'entendement que par la mémoire, seront bientôt oubliées.

Le très pauvre enseignement donné dans cette École a été fort bien jugé par un ancien polytechnicien, devenu inspecteur général des Mines, M. A. Pelletan, dans un mémoire publié par la Revue générale des Sciences du 15 avril 1910. En voici un court extrait:

L'instruction tournée uniquement vers les questions d'examen y perd tout caractère scientifique et n'exerce que la mémoire. Comme on ne demande au polytechnicien que d'apprendre son cours, et qu'on n'exige de lui aucun travail personnel, rien ne permet de distinguer sa véritable valeur: ceux qui ont beaucoup de mémoire et peu d'intelligence peuvent obtenir des notes de supériorité, même en mathématiques. On les retrouve souvent à la sortie dans les premiers rangs.


Si la transformation de notre enseignement est à peu près impossible, à quoi peut servir un livre sur l'éducation? Ne sait-on pas, d'ailleurs, que les piles innombrables de ceux qui paraissent journellement sur ce sujet n'ont guère d'autres lecteurs que leurs auteurs?

C'est justement ce que je me demandais lorsque, il y a plus de dix ans, navré de l'état d'abaissement où nous conduisait notre Université, je songeais à rédiger ce volume. Je me résignai cependant à l'écrire, d'abord parce qu'on ne doit jamais hésiter à dire ce qu'on croit utile, et ensuite parce que j'étais persuadé que, tôt ou tard, une idée juste finit toujours par germer, quelque dur que soit le rocher où elle est tombée.

Je n'ai pas regretté la publication de cet ouvrage. Il a eu des lecteurs nombreux, sur lesquels je ne comptais guère, et une influence spéciale moins espérée encore. Cette dernière ne s'est pas exercée sur une Université, trop vieille pour changer, mais sur une catégorie d'hommes auxquels je n'avais nullement songé.

Mes recherches ont fini, en effet, par trouver un écho dans une importante école, destinée à former nos futurs généraux. Je veux parler de l'École de guerre, très heureusement soustraite à l'action de l'Université. De savants maîtres, le général Bonnal, le colonel de Maud'huy, et bien d'autres y ont inculqué à une brillante élite d'officiers les principes fondamentaux développés dans cet ouvrage.

C'est dans la profession militaire surtout que devait apparaître l'utilité de méthodes permettant de fortifier le jugement, la réflexion, l'habitude de l'observation, la volonté et la domination de soi-même.

Acquérir de telles qualités, puis les faire passer dans l'inconscient, de façon à ce qu'elles deviennent des mobiles de conduite, constitue tout l'art de l'éducation. Les officiers ont parfaitement compris ce que les universitaires n'avaient pu saisir. Une nouvelle preuve m'en a été fournie par l'ouvrage récent de M. le commandant d'état-major Gaucher, Étude sur la psychologie de la troupe et du commandement, où se trouvent reproduites les conférences faites par lui à des officiers, pour leur exposer les méthodes d'éducation que j'ai développées, en me basant sur les données modernes de la Psychologie. Ce sera peut-être par l'armée que notre Université subira la transformation qu'elle refuse d'accepter.

Ce n'est pas seulement dans l'armée française que les principes d'éducation établis dans cet ouvrage commencent à se répandre. Au cours d'une fort remarquable étude publiée par The Naval and military Gazette du 8 mai 1909, l'auteur s'exprime ainsi:

«On n'a jamais donné une meilleure définition de l'éducation que celle due à Gustave Le Bon: «L'éducation est l'art de faire passer le conscient dans l'inconscient». Les chefs de l'état-major général anglais ont accepté ce principe comme la base fondamentale de l'établissement d'une unité de doctrine et d'action dans l'éducation militaire dont nous avions si besoin.»

L'auteur montre très bien l'application de ce principe dans les nouvelles instructions de l'état-major anglais. Ce dernier a parfaitement compris que ce n'est pas la raison mais l'instinct qui fait agir sur le champ de bataille, d'où la nécessité de transformer le rationnel en instinctif par une éducation spéciale. C'est de l'inconscient que surgissent les décisions rapides. «L'habileté et l'unité de doctrine doivent, par une éducation appropriée, être rendues instinctives.» On ne saurait mieux dire.

LIVRE PREMIER

LES ENQUÊTES SUR LA RÉFORME DE L'ENSEIGNEMENT

CHAPITRE PREMIER

Les conceptions des maîtres de l'Université en matière d'enseignement.

I

L'histoire des persévérantes et très inutiles tentatives faites depuis trente ans en France pour modifier notre système d'éducation est pleine d'enseignements psychologiques. Elle contribue à prouver combien les idées héréditaires des peuples régissent leur destinée et à quel point est illusoire cette indéracinable conception latine que les institutions, filles de la raison pure, peuvent se modifier à coups de décrets.

Depuis longtemps les voix les plus autorisées ne cessent de proclamer l'absurdité de notre enseignement. Tout fut tenté pour le réformer. Chaque modification n'a cependant servi qu'à le rendre plus mauvais encore.

On trouvera dans cet ouvrage les raisons de ces insuccès. Elles tiennent en partie, à l'ignorance profonde des causes réelles d'infériorité de notre enseignement. Un mal dont les origines sont méconnues ne saurait être guéri.

C'est en lisant les six énormes volumes de la dernière enquête parlementaire sur l'éducation qu'on peut le mieux constater l'étendue de cette ignorance. Comment les choses entrent-elles dans l'esprit? Comment s'y fixent-elles? Comment apprend-on à observer, à juger, à raisonner, à posséder de la méthode? Ces questions fondamentales n'ont guère été abordées. Les personnes ayant déposé devant la commission ont été à peu près unanimes à juger les résultats de notre enseignement déplorables. Pourquoi déplorables? Elles semblent l'avoir complètement ignoré.

II

Frappé d'une telle méconnaissance de certaines notions fondamentales de psychologie, je m'étais appliqué dans cet ouvrage à mettre en lumière les véritables raisons de l'infériorité de notre enseignement et à montrer que les programmes, causes supposées de tous les maux, y étaient très étrangers.

Si nos idées héréditaires pouvaient changer, mon livre aurait pu être utile. Je suis bien obligé de confesser que, malgré son succès de vente, il n'a pas—en France du moins—éclairé ni convaincu un seul universitaire. Les maîtres de notre enseignement en sont encore à chercher les causes d'une infériorité que je m'imaginais avoir mises nettement en évidence.

On aura une idée de leur impuissance à les trouver en lisant les discours sur l'Enseignement prononcés par deux des principaux directeurs de notre Université, MM. Lippmann et Appell, devant l'Association pour l'avancement des sciences. Étant donnés le nom et la situation de leurs auteurs, ces documents peuvent être considérés comme représentant d'une façon très exacte les idées directrices des chefs de l'Université.

D'accord avec la plupart de ses collègues, M. Lippmann fit voir que notre enseignement, à tous les degrés, était tombé à un niveau au-dessous duquel il ne peut guère descendre. Le savant professeur mettait fort bien en évidence les services rendus à l'industrie par les élèves des universités allemandes et l'incapacité de ceux formés par nos facultés et nos écoles à rendre de tels services. Il montrait «l'influence mondiale exercée par les universités allemandes qui fournissent aux usines d'Europe et d'Amérique une grande partie du personnel savant dont elles ont besoin». Pendant que la science et l'industrie allemandes grandissent constamment, les nôtres suivent une marche inverse et descendent un peu plus bas chaque jour.

Cette supériorité d'un côté, cette infériorité de l'autre étant bien constatées, l'auteur fut nécessairement conduit à en chercher les causes. Malgré tous ses efforts pour les trouver, il ne les a même pas soupçonnées.

Ses raisonnements possèdent cependant, à défaut de vraisemblance, une bizarre originalité. L'état misérable de notre enseignement tiendrait simplement, selon lui, à ce qu'il est d'origine chinoise et a été importé en France par les Jésuites! «Si l'on rencontre ici une ignorance par moments impénétrable, ignorance bachelière et lettrée qui nous rappelle la Chine, la raison en est bien simple: notre pédagogie nous vient de Chine. C'est là un fait historique. Notre pédagogie est celle de l'ancien régime. Elle sortit de l'ancien collège Louis-le-Grand, lequel fut fondé, on ne l'ignore pas, par des missionnaires revenus d'Extrême-Orient.»

Ayant ainsi découvert les causes du mal, le distingué académicien a cherché le remède. Rien n'est plus simple. Pour que l'enseignement devienne parfait, il suffirait de le rendre indépendant des fonctionnaires du Ministère de l'Instruction publique. «Il y a urgence, s'écrie-t-il avec indignation, à délivrer l'enseignement du pédantisme bureaucratique et à libérer les Universités du joug du pouvoir exécutif. Car celui-ci n'a pas cessé de peser sur les études supérieures en leur imposant sa pédagogie d'ancien régime. Viendra-t-il jamais un grand ministre pour retirer au pouvoir exécutif la collation des grades?»

Les bureaucrates incriminés ont appris avec effarement de quoi on les accusait. Il leur a semblé un peu stupéfiant qu'un professeur de la Sorbonne parût ignorer que les universitaires seuls fixent les programmes et font passer les examens destinés à l'obtention des diplômes délivrés ensuite par le pouvoir exécutif.

Il ne faudrait pas supposer que les idées analogues à celles qui viennent d'être exposées soient spéciales à un seul professeur. Tous les maîtres de l'Université en possèdent du même ordre. Ces grands spécialistes semblent, en vérité, perdre toute aptitude à observer et à raisonner dès qu'ils s'écartent de leur spécialité. Il n'irait pas loin le pays gouverné par un aréopage de savants, comme de candides philosophes l'ont plusieurs fois proposé.

On aura une nouvelle preuve de cette incapacité des chefs de notre Université à rien comprendre—absolument rien—aux causes de l'infériorité de leurs méthodes d'enseignement, en lisant un autre discours prononcé, comme celui de M. Lippmann, devant la même Association pour l'avancement des sciences, par M. Appell, doyen de la Faculté des sciences de Paris.

Ainsi que son collègue, M. Appell commence par une sévère critique de l'enseignement universitaire et constate qu'il ne peut développer l'esprit scientifique, les concours et examens n'étant, de l'école primaire aux sommets de l'enseignement supérieur, que des épreuves de mémoire.

Ces critiques sont excellentes, mais l'auteur n'ayant pas compris les causes du mal qu'il signale, les remèdes suggérés ou imaginés par lui sont d'une insignifiance véritablement excessive.

Chaque ligne trahit l'incertitude de sa pensée. On en jugera par les extraits suivants de ses projets de réforme:

L'administration voit le mal et cherche activement le remède: il consisterait surtout à établir des relations suivies entre les écoles normales primaires et l'enseignement supérieur (!!).

Plus loin, il propose «l'utilisation des universités pour l'enseignement scientifique» et, plus loin encore, considère comme une grande réforme la suppression d'une partie des cours du Muséum et la transformation de cet établissement en «Institut national des collections».

L'auteur a fini par sentir un peu l'extrême faiblesse de pareilles idées. Dans un article, il est revenu sur le même sujet et assure que:

La première réforme serait le classement des matières des programmes par valeur utilitaire, et la seconde l'application de ce rapport dans l'Université active comme dans son administration, tel enseignement restreint et tel autre élargi, telles chaires supprimées et telles autres créées.

On voit qu'aucun de ces éminents spécialistes n'est encore arrivé à soupçonner que ce sont les méthodes, et non les programmes, qu'il faudrait modifier. Proposer d'allonger ou raccourcir ces derniers, de supprimer certaines chaires ou d'en fonder d'autres, représente une phraséologie vaine, sans aucune idée directrice pour soutien.

Cette question de l'enseignement semble passionner les esprits aujourd'hui, puisque un troisième discours vient d'être prononcé sur notre système d'éducation à l'Association pour l'avancement des Sciences, par un éminent membre de l'Institut, M. Ch. Lallemand.

Nul besoin de dire que M. Ch. Lallemand n'est pas un universitaire. On le voit facilement aux judicieuses réflexions qui émaillent son discours.

L'auteur rappelle d'abord que le but de l'instruction est de former l'esprit. Il constate ensuite que l'Université ne sait enseigner ni le latin, ni le français, ni quoi que ce soit. D'un autre côté, sentant combien les réformes sont actuellement impossibles, il se contente de demander que le peu qu'on enseigne porte au moins sur des choses utiles, c'est-à-dire les langues modernes et les sciences, tout aussi aptes à former l'esprit que le latin.

Il faut croire que les critiques de M. Lallemand ont porté juste, car elles ont provoqué de véritables explosions de fureur chez les universitaires. Son auteur ne put même obtenir d'un grand journal quotidien l'insertion d'une réponse au violent article d'un des bien rares admirateurs de nos méthodes d'enseignement.

III

J'ai reproduit quelques passages des discours officiels les plus récents pour montrer combien est profonde, chez les maîtres de notre Université, l'incompréhension en matière d'enseignement. Tous ces spécialistes éminents sont, je le répète, excellents dans leurs laboratoires ou leurs cabinets de travail, mais dès qu'ils en sortent pour regarder et juger le monde extérieur, leurs chaînes de raisonnement deviennent singulièrement peu solides et leurs jugements très faibles.

L'incompréhension de l'Université ne lui permet pas de voir que la cause principale de l'infériorité dont elle gémit tient à la pauvreté de ses méthodes d'enseignement. Les lecteurs de cet ouvrage n'auront pas besoin d'en parcourir beaucoup de pages pour comprendre l'influence de telles méthodes et s'apercevoir qu'elles sont identiques dans toutes les branches de l'enseignement: supérieur, secondaire et primaire. Qu'il s'agisse d'une Faculté, de l'École Normale, de l'École Polytechnique, d'une école d'agriculture ou d'une simple école primaire, ce sont toujours les mêmes procédés. On pourra modifier, comme il arrive chaque jour, les programmes, mais ces modifications ne touchant pas aux méthodes, les résultats ne sauraient changer.

Ces derniers sont même devenus très inférieurs à ce qu'ils étaient il y a une trentaine d'années seulement, parce qu'on s'est figuré, en chargeant et compliquant les programmes, améliorer l'enseignement. La complication, la subtilité byzantine et le dédain des réalités caractérisent aujourd'hui notre instruction à tous les degrés. Il suffit de comparer les livres de classe actuels aux anciens pour voir avec quelle rapidité ces tendances se sont développées. Les auteurs des nouveaux manuels savent très bien quel genre d'ouvrages ils doivent écrire pour plaire aux maîtres dont leur avancement dépend, et naturellement ils n'en écrivent pas d'autres. Un professeur qui publierait aujourd'hui des livres comme les merveilleux ouvrages de Tyndall sur la lumière, le son et la chaleur, serait fort peu considéré et végéterait oublié au fond d'une province.

Bien entendu, l'élève ne comprend absolument rien à toutes les chinoiseries que, sous le nom de science ou de littérature, on lui enseigne. Il en apprend des bribes par cœur pour l'examen, mais trois mois après tout est oublié. C'est M. Lippmann lui-même qui a révélé à la commission d'enquête—et ici on peut le croire, car sa déclaration a été confirmée par le doyen de la Faculté des sciences, M. Darboux—que quelques mois après l'examen la plupart des bacheliers ne savent même plus résoudre une règle de trois. Il a fallu instituer à la Sorbonne un cours spécial d'arithmétique élémentaire pour les bacheliers ès sciences préparant le certificat des sciences physiques et naturelles.

De tous ces manuels si péniblement appris et si vite oubliés, il ne reste à la jeunesse ayant passé par le lycée qu'une horreur intense de l'étude et une indifférence profonde pour toutes les choses scientifiques. C'est encore M. Lippmann qui le signale. «L'esprit scientifique, dit-il, est moins répandu en France que dans d'autres contrées de l'Europe, moins répandu qu'en Amérique et au Japon. L'industrie nationale a profondément souffert de ce défaut et le manque d'esprit scientifique se fait sentir ailleurs que dans l'industrie. Quelle est la cause du mal? Il faut accuser notre instruction publique qui ne connaît que la pédagogie de l'ancien régime.»

Tout cela est fort vrai, mais encore une fois, ce ne sont ni les Chinois ni les bureaucrates, comme le croit M. Lippmann, qui causent le mal. L'Université jouit aujourd'hui d'une liberté absolue. Les pouvoirs publics ne lui refusent rien et l'accablent d'incessantes subventions. Elle changé constamment ses programmes sans modifier ses méthodes. C'est précisément l'inverse qu'il faudrait faire, et tant qu'elle ne le comprendra pas, les résultats de son enseignement resteront aussi lamentables.

On ne ressuscite pas les cadavres. Il n'y a donc aucun espoir que notre Université consente à se transformer, mais, alors même que, contre toute vraisemblance, elle voudrait changer ses méthodes, où trouverait-elle les professeurs nécessaires pour réaliser une telle transformation? Peut-on espérer de ces derniers qu'ils consentent à refaire eux-mêmes toute leur éducation? Le fait suivant montre avec quelle difficulté se rencontrent aujourd'hui en France des professeurs capables de donner un enseignement analogue à celui que reçoivent les étudiants des peuples voisins.

Lorsque, il y a quelques années, M. Estaunié fut nommé directeur de l'École supérieure de Télégraphie, qui n'avait fourni jusqu'alors que les résultats les plus médiocres, il essaya en vain d'amener les professeurs à transformer leurs méthodes d'enseignement. Ses efforts ayant été entièrement stériles, il lui fallut se décider à changer le personnel enseignant, bien que ce dernier renfermât des maîtres fort connus, et notamment un Professeur à l'École Polytechnique. Neuf professeurs sur treize furent remplacés. Mais grande fut la difficulté de leur trouver des successeurs capables de donner un enseignement utile, et l'auteur de ce coup d'État se demanda pendant quelque temps s'il ne serait pas nécessaire d'aller les chercher à l'étranger. Envoyer instruire leurs enfants en Allemagne, en Suisse ou en Amérique est malheureusement le seul conseil que l'on puisse donner aux familles assez riches pour le suivre. Il est navrant de constater qu'après tant de centaines de millions dépensés en France pour l'enseignement, nous en soyons là.

IV

Malgré la pauvre éducation supérieure qu'ils ont reçue, beaucoup de professeurs de l'enseignement secondaire sont très intelligents et pleins de bonne volonté, mais leur impuissance est complète. Ils appliquent les méthodes qui leur ont été enseignées et suivent des programmes dont ils ne peuvent s'écarter. Les attristantes confidences reçues après la publication des premières éditions de cet ouvrage m'ont prouvé que beaucoup de professeurs sont parfaitement renseignés sur la faible valeur des méthodes universitaires et savent fort bien que les élèves perdent inutilement huit à dix années au lycée. Mais, obligés de suivre scrupuleusement les instructions de leurs chefs, ils ne peuvent rien changer.

L'éducation, dans son acception générale, embrasse la culture des aptitudes morales et intellectuelles. De l'éducation morale, l'Université ne s'occupe aucunement. Des aptitudes intellectuelles, elle n'en cultive qu'une, la mémoire. Jugement, raisonnement, art d'observer, méthodes, etc., n'étant pas catalogables en matière d'examen, sont considérés comme entièrement négligeables.

Tout l'enseignement secondaire est fait à coups de manuels ou de dictées, que l'élève doit apprendre par cœur et réciter. «J'ai fait preuve d'une initiative très hardie, me disait un jeune professeur d'un grand lycée, en enseignant la botanique à mes élèves au moyen de plantes disséquées sous leurs yeux, au lieu de me borner à leur dicter des nomenclatures.» Toutes les autres sciences: physique, chimie, etc., sont enseignées par les mêmes procédés mnémoniques[2]. Quelques instruments, montrés de loin et fonctionnant fort rarement, constituent la seule concession à la méthode expérimentale, très méprisée par l'Université, bien qu'elle ne cesse en théorie de la recommander. Nous verrons dans cet ouvrage que la littérature, les langues et l'histoire sont aussi mal enseignées que les sciences.

[2] Toutes les prescriptions universitaires se sont bornées d'ailleurs à introduire quelques vagues manipulations de physique et de chimie dans les lycées. Mais, comme nous l'apprend M. le professeur Mermet (Revue Scientifique, octobre 1909), «les résultats obtenus sont déplorables». Comment pourrait-il en être autrement? Professeurs, parents et élèves dédaignent absolument ce qui n'est pas matière à examen et considèrent comme perdu le temps non consacré à apprendre par cœur les livres que l'élève devra réciter le jour de cet examen.

Avec ses méthodes surannées, l'Université a définitivement tué en France le goût des sciences et des recherches indépendantes. L'élève apprend patiemment par cœur les lourds manuels dont la récitation lui ouvrira toutes les carrières, y compris celle de professeur, mais il sera incapable d'aucun labeur personnel. Toutes traces d'originalité et d'initiative ont été éteintes en lui. Nous ne manquons pas de laboratoires—nous en possédons même beaucoup trop—mais leurs salles restent généralement désertes.

Quand, à de très rares intervalles, un candidat vient préparer dans ces inutiles et coûteux laboratoires la thèse nécessaire pour le professorat, on peut être à peu près certain que ce premier travail sera son dernier.

L'Université ne tolère d'ailleurs chez ses professeurs aucune indépendance, aucune initiative. La plus vague tentative d'originalité est réprimée chez eux par une méticuleuse et byzantine surveillance. Nous étions solidement hiérarchisés déjà par plusieurs siècles de monarchie et de catholicisme, mais l'Université nous a beaucoup plus hiérarchisés encore. C'est elle qui instruit les couches supérieures de la Société et tient en réalité la clef de toutes les carrières. Qui n'entre pas dans ses cadres ne peut rien être.

Jadis, avant la progressive extension du régime universitaire, la France comptait des savants indépendants qui furent l'honneur de leur patrie. Les chercheurs non officiels survivant encore, comme vestiges, d'un passé disparu, sont bien rares. Privés de moyens de travail, voyant se dresser devant eux l'armée universitaire et son redoutable appareil, ils renoncent à la lutte et ne seront jamais remplacés.

V

On trouverait en France des milliers de personnes capables de reconnaître l'état lamentable de notre enseignement, mais je doute qu'il en existe dix aptes à formuler un projet utile de réformes universitaires.

Elles ne se sont pas montrées, lorsqu'il y a quelques années, à la suite des révélations de l'enquête parlementaire, fut tentée la réforme de notre enseignement. Cette tentative aboutit, on le sait, au système dit des cycles, reconnu aujourd'hui comme très inférieur au régime, pourtant fort médiocre, qu'il remplaçait.

«Quelques années ont suffi, écrivait un ancien ministre, membre de l'Académie française, M. Hanotaux, pour mettre à l'épreuve et pour condamner le régime des cycles. Et ces cinq ans ont suffi aussi pour démontrer définitivement l'incompatibilité de l'enseignement secondaire tel qu'il survivait avec le régime actuel. Il faut en prendre son parti; le régime des mots est fini, l'éducation verbale a fait son temps... on a fait de nos générations un peuple d'écoliers, de candidats, de bêtes à concours. La prétendue supériorité intellectuelle et sociale s'affirme par l'art de répéter les mêmes mots et les mêmes gestes jusqu'à trente ans et au delà. L'énergie nationale s'endort dans ce ronron archaïque et vain: apprendre, copier, réciter.»

L'auteur, comme tant d'autres, a très bien montré le mal, mais malheureusement, sans indiquer les remèdes.

Cette incapacité à trouver le traitement d'un mal que chacun voit nettement est une conséquence des influences ancestrales qui nous mènent. Il y a des choses que les peuples latins n'ont jamais comprises et ne pourront probablement jamais comprendre.

D'autres nations, possédant des caractères héréditaires différents des nôtres, ont très bien su saisir ces choses si incompréhensibles pour nous. Il est évident, par exemple, que les Américains ont fort bien su résoudre le problème de l'éducation. Les Japonais, qui n'étaient pas gênés par leur passé, ont adopté en bloc les méthodes allemandes, et on sait à quel degré de supériorité scientifique, industrielle et militaire elles les ont conduits en quarante ans.

Et si le lecteur veut percevoir nettement la profondeur de l'abîme qui sépare les idées latines de celles d'autres peuples, je l'engage à lire quelques discours sur l'éducation[3], prononcés dans une occasion récente en Angleterre et à les comparer à ceux des universitaires français dont j'ai cité des passages au commencement de ce chapitre. Je ne puis, malheureusement, en donner que de trop brefs extraits:

[3] Ils ont été prononcés par M. Asquith, ministre des Finances, M. Haldane, ministre de la Guerre, et M. Lyttelton, directeur du collège d'Eton. On en trouvera des résumés dans le journal anglais Nature.

«Rien ne doit être plus éloigné du but de l'Université que de donner cette vague omniscience qui touche la surface de tous les sujets et ne va au cœur d'aucun. On peut juger de la façon dont l'Université remplit sa tâche par la façon dont elle développe la mentalité de ses élèves et leur goût pour la connaissance.»

Après avoir, de son côté, recommandé la méthode expérimentale, le Directeur d'Eton ajoutait: «Ses avantages sont d'exiger un service constant de la raison, de la patience, de l'exactitude, de l'aptitude à regarder et des plus précieuses facultés de l'imagination».

Résumant ces divers discours, le Directeur de la Revue, où ils sont reproduits, écrivait: «Si une bonne méthode scientifique est enseignée, peu importent les sujets qui seront étudiés par les élèves. Il y a aujourd'hui une désapprobation unanime pour le bourrage de phrases scientifiques et littéraires dont on surchargeait autrefois la mémoire».

VI

Je crois inutile d'insister davantage sur des questions qui seront longuement développées dans cet ouvrage. Nous y verrons combien sont inutiles, et vains tous nos projets de réformes. Que soient modifiés les programmes, comme on ne cesse de le faire, que soit supprimé ou non le baccalauréat, les résultats resteront identiques.

Ils resteront identiques, parce que, je le répète, les méthodes ne changent pas. On ne peut demander à des professeurs, formés par certains procédés, de modifier leur constitution mentale. Ils sont ce que l'enseignement supérieur les a faits.

C'est donc l'enseignement supérieur qu'il faudrait changer, mais comment y songer, puisque cet enseignement est dirigé, non par des bureaucrates, comme voudrait le faire croire l'académicien que je citais plus haut, mais uniquement par des universitaires?

Toutes les dissertations sur l'enseignement n'ont qu'un intérêt philosophique. La seule réforme utile de l'enseignement supérieur est complètement impossible en France. Il faudrait, en effet, que cet enseignement fût entièrement libre, qu'on réduisît des trois quarts les traitements affectés aux chaires des Facultés, mais en permettant, comme en Allemagne, aux professeurs de se faire payer par leurs élèves. C'est dans l'enseignement libre, laissant aux professeurs la faculté de montrer leur valeur pédagogique et leur aptitude aux recherches, que les Universités allemandes recrutent les maîtres de l'enseignement. On reconnaîtra évident, j'imagine, que si dans nos Facultés les professeurs et les préparateurs étaient payés par les élèves et, que les professeurs libres pussent y enseigner, le jeu même de la concurrence obligerait les maîtres actuels à modifier entièrement leurs méthodes, c'est-à-dire à mettre les élèves en contact avec les réalités, au lieu de transformer la science en manuels, tableaux et formules. Alors—et seulement alors—nos professeurs découvriraient que tout le secret de l'éducation est d'aller du concret à l'abstrait, suivant la marche de l'esprit humain dans le temps, au lieu de suivre un procédé exactement inverse, comme ils le font maintenant.

Jamais, évidemment, un Parlement français n'osera, sous prétexte de démocratie, voter de telles mesures. Lequel vaut mieux, cependant, d'un enseignement qui, s'il coûte peu aux élèves, ne leur sert à rien, ou d'un enseignement payé par eux et leur servant à quelque chose? Le système allemand a fourni ses preuves, le nôtre les a fournies également. D'un côté, suprématie scientifique et industrielle éclatante, de l'autre, décadence non moins évidente et qui s'accentue chaque jour.

Le poids de nos préjugés héréditaires est trop lourd pour que la réforme dont je viens de parler soit possible. Ce n'est pas vers la liberté de l'enseignement que nous marchons, mais vers son accaparement de plus en plus complet par l'État que l'Université représente. L'Étatisme est aujourd'hui en France la seule divinité révérée par tous les partis. Il n'en est pas un qui ne demande sans cesse à l'État de nous forger des chaînes.

Nous devons donc nous résigner à subir l'Université. Elle restera une grande fabrique d'inutiles, de déclassés et de révoltés jusqu'au jour, probablement lointain, où le public suffisamment éclairé et comprenant tous les ravages qu'elle exerce et la décadence dont elle est cause, s'en détournera définitivement ou la brisera sans pitié.


Comme conclusion de ce chapitre, je me bornerai à reproduire une page par laquelle je terminais, il y plus de vingt ans, un travail sur le rôle possible de l'enseignement. Elle est aussi vraie maintenant qu'autrefois et le sera sans doute encore dans cinquante ans.

«L'éducation est à peu près l'unique facteur de l'évolution sociale dont l'homme dispose, et l'expérience faite par divers pays a montré les résultats qu'elle peut produire. Ce n'est donc pas sans un sentiment de tristesse profonde que nous voyons le seul instrument permettant de perfectionner notre race, en élevant son intelligence et sa morale, ne servir qu'à abaisser l'une et à pervertir l'autre.

«Elle reste pourtant debout, cette vieille Université, débris caduc d'âges disparus, bagne de l'enfance et de la jeunesse. Je ne suis pas de ceux qui rêvent des destructions; mais quand je vois tout le mal qu'elle a fait et le compare au bien qu'elle aurait pu faire; quand je pense à ces belles années de la jeunesse inutilement perdues, à tant d'intelligences éteintes et de caractères abaissés pour toujours, je songe aux malédictions indignées que lançait le vieux Caton à la rivale de Rome, et répéterais volontiers avec lui: delenda est Carthago

CHAPITRE II

Documents psychologiques révélés par l'enquête sur l'enseignement.

Pourquoi les réformes sont impossibles.

I

L'enquête parlementaire publiée, il y a quelques années, sur la réforme de l'enseignement secondaire, constitue le document le plus complet que l'on puisse consulter sur l'état actuel de cet enseignement et ses résultats. Le psychologue qui voudra connaître les idées régnant en France au sujet d'une aussi fondamentale question devra se reporter aux six gros volumes où sont réunis les rapports des personnes consultées. Professeurs de l'Université et de l'enseignement congréganiste, savants, lettrés, conseillers généraux, présidents des chambres de commerce, etc., y ont exposé librement leurs idées et leurs projets de réforme.

Après l'examen de ces volumes, le lecteur est bien fixé, non pas certes sur les réformes à effectuer, mais au moins sur l'état mental de ceux qui les ont proposées. Ils appartiennent tous à l'élite intellectuelle généralement désignée par l'expression de classes dirigeantes.

Les qualités comme les défauts de notre race se révèlent à chaque page de cette enquête. Il faudrait au plus subtil des psychologues de longues années d'observation pour découvrir ce que ces six volumes lui enseigneront.

Bien que tournant toujours dans un cercle d'idées infranchissable pour des âmes latines, les projets de réformes ont été innombrables. Pas un seul cependant n'est parvenu à réunir tous les suffrages. C'est avec la même abondance de preuves, supposées irréfutables, que de très autorisés personnages ont soutenu les opinions les plus contradictoires. Pour les uns, le remède consisterait à supprimer l'enseignement du grec et du latin. Pour d'autres, tout serait parfait si l'on fortifiait au contraire l'enseignement de ces langues, du latin surtout, car, assurent-ils, «le commerce avec le génie latin, donne des idées générales et universelles». Des savants éminents, qui ne voient pas très bien en quoi consistent ces idées «générales et universelles», qu'on n'a jamais réussi à définir, réclament l'enseignement exclusif des sciences, ce à quoi d'autres savants non moins éminents s'empressent de répondre qu'un tel enseignement nous plongerait dans une couche épaisse de barbarie intellectuelle. Chacun exige au profit de ses idées personnelles le bouleversement des programmes.

Mais si tous les auteurs de l'enquête ont été unanimes à réclamer des modifications de programme, aucun ne s'est trouvé qui ait songé à demander des changements aux méthodes employées pour enseigner les matières de ces programmes.

Le sujet pouvait sembler d'une importance essentielle, et cependant il n'a pas été traité par les professeurs qui ont déposé devant la Commission. Tous possèdent une foi très vive dans la vertu des programmes, mais ne croient pas à la puissance des méthodes. Formés eux-mêmes par l'emploi exclusif des anciennes, ils ne supposent pas qu'on puisse en découvrir d'autres.

Ce qui m'a le plus frappé dans la lecture des six gros volumes de l'enquête, c'est l'ignorance totale, où paraissent être tant d'hommes éminents, des principes psychologiques fondamentaux sur lesquels devraient reposer l'instruction et l'éducation. Ils ne manquent pas, certes, d'idée directrice sur ce point. Ils en ont une, si universellement admise, si évidente à leurs yeux, qu'elle semble impossible à discuter.

Cette idée directrice, base essentielle de notre enseignement universitaire, est la suivante: par la mémoire seule les connaissances entrent dans l'entendement et s'y fixent. C'est donc uniquement en s'adressant à la mémoire de l'enfant qu'on peut l'éduquer et l'instruire. De là l'importance des bons programmes, pères des bons manuels. Apprendre par cœur des leçons et des manuels doit constituer les assises fondamentales de l'enseignement.

Pareille conception représente certainement la plus dangereuse et la plus néfaste de ce que l'on pourrait appeler les erreurs fondamentales de l'Université. De la perpétuité de cette erreur chez les peuples latins découle l'indiscutable infériorité de leur instruction et de leur éducation.

Ce sera pour les psychologues de l'avenir un sujet d'étonnement profond que tant d'hommes pleins de savoir et d'expérience, se soient réunis afin de discuter sur les réformes à introduire dans l'enseignement, et que nul n'ait songé à se poser des questions comme celles-ci:

Par quelle mécanisme les choses entrent-elles dans l'esprit, et par quel procédé s'y fixent-elles? Que reste-t-il de ce qui atteint l'entendement uniquement au moyen de mémoire? Le bagage mnémonique est-il un bagage durable?

Sur ce dernier point—la persistance du bagage mnémonique—la lumière devrait être faite depuis longtemps. S'il restait quelques doutes, l'enquête les aura définitivement levés. Puisque les rapports des professeurs les plus autorisés sont unanimes à constater que les élèves ne se rappellent absolument rien de ce qu'ils ont appris, quelques mois après l'examen, il est expérimentalement prouvé que les connaissances introduites dans l'entendement par la mémoire n'y restent que fort peu de temps.

Les méthodes fondamentales de l'instruction et de l'éducation universitaires sont donc certainement mauvaises, et il faut en rechercher d'autres. Les auteurs de l'enquête auraient rendu de réels services, en remplaçant par l'étude critique de ces autres méthodes, leurs byzantines discussions sur les modifications à faire subir aux programmes.

Et puisqu'ils ne l'ont pas fait, nous le tenterons dans ce livre. Nous y montrerons que toute l'éducation est l'art de faire passer le conscient dans l'inconscient. On y arrive par la création de réflexes qu'engendre la répétition d'associations où, le plus souvent, la mémoire ne joue qu'un bien faible rôle. Un éducateur intelligent sait créer les réflexes utiles et annihiler ceux dangereux ou inutiles.

Tout l'enseignement est ainsi dominé par quelques notions psychologiques très simples. Si on les comprend, elles servent de phare directeur dans les circonstances les plus difficiles. Ces notions, instinctivement devinées par certains éducateurs étrangers, sont à ce point ignorées en France que les formules qui les contiennent semblent le plus souvent d'insoutenables paradoxes.

II

Toutes les discussions de l'enquête ont donc porté presque exclusivement sur les réformes des programmes.

On n'avait cependant pas attendu les résultats de cette enquête pour les changer, ces infortunés programmes, cause supposée de tous les maux. La transformation de l'organisation traditionnelle de notre enseignement a été répétée une demi-douzaine de fois depuis quarante ans. L'insuccès constant de ces tentatives n'a éclairé personne sur leur inutilité.

La puissance merveilleuse attribuée à des programmes est une des manifestations les plus curieuses et les plus typiques de cette incurable erreur latine, qui nous a coûté si cher depuis un siècle: que les choses peuvent se réformer par des institutions imposées en bloc à coups de décrets. Qu'il s'agisse de politique, de colonisation ou d'éducation, ce funeste principe a toujours été appliqué avec autant d'insuccès que de constance. Les constitutions nouvelles, destinées à assurer notre bonheur ont été aussi nombreuses, et, naturellement, aussi complètement vaines, que les programmes destinés à assurer notre parfaite éducation. Il semblerait que les nations latines ne puissent manifester de persévérance que dans le maintien de leurs erreurs.

Les seuls points sur lesquels les dépositions de l'enquête se sont trouvées parfaitement d'accord sont relatifs aux résultats de l'instruction et de l'éducation universitaires. Avec une unanimité presque complète ces résultats ont été déclarés détestables. Les effets étant visibles, chacun les a discernés sans peine. Les causes étant beaucoup plus difficiles à découvrir, on ne les a pas aperçues.

Tous les déposants ont raisonné avec ces traditionnelles idées de leur race dont j'ai montré ailleurs l'irrésistible force. Il fallait l'aveuglement qu'engendrent de semblables idées, pour ne pas concevoir que les programmes ne sont pour rien dans les tristes résultats de notre enseignement, puisque, avec des programmes à peu près identiques, d'autres peuples, les Allemands par exemple, obtiennent des résultats entièrement différents.

Notre vieille Université est sortie bien affaiblie de cette enquête. Elle n'a même plus pour défenseurs les professeurs formés par ses méthodes. Leurs profondes divergences sur toutes les questions d'enseignement, l'impuissance des modifications déjà tentées, les perpétuels changements de programmes, montrent qu'il n'y a plus grand'chose à attendre de l'Université. Elle représente aujourd'hui un navire désemparé, ballotté au hasard des vents et des flots. Elle ne semble plus savoir ni ce qu'elle veut ni ce qu'elle peut, et tourne sans cesse dans des réformes de mots, sans comprendre que ses méthodes, son esprit, ont considérablement vieilli et ne correspondent à aucune des nécessités de l'âge actuel. Elle ne fait plus un pas en avant sans en faire immédiatement quelques-uns en arrière. Un jour elle supprime l'enseignement des vers latins, mais le lendemain elle le remplace par l'étude de la métrique latine. Un enseignement dit moderne, où le grec et le latin sont remplacés par des langues vivantes est créé, mais ces langues vivantes, l'Université les enseigne comme des langues mortes en ne s'occupant que de subtilités littéraires et grammaticales, de sorte, qu'après sept années d'études, pas un élève sur cent n'est capable de lire trois lignes d'un journal étranger sans être obligé de chercher tous les mots dans un dictionnaire. Elle croit faire une réforme considérable en acceptant de supprimer le diplôme du baccalauréat, mais immédiatement elle propose de le remplacer par un autre diplôme ne différant du premier que parce qu'il s'appellerait certificat d'études. Des substitutions de mots semblent constituer la limite possible aux réformes de l'Université. Elle est arrivée à cette phase de décrépitude précédant la mort, où le vieillard ne peut plus changer.

Ce que l'Université ne voit malheureusement pas, ce que les auteurs de l'enquête n'ont pas vu davantage, car cela dépassait les limites du cercle infranchissable des idées de race dont j'ai parlé plus haut, c'est que ce ne sont pas les programmes qu'il faut changer, mais bien les méthodes employées pour enseigner la matière des programmes.

Elle sont détestables, ces traditionnelles méthodes. De profonds penseurs, tels que Taine, l'avaient déjà dit avec force. Dans un de ses derniers livres, l'illustre historien montrait que notre Université est une véritable calamité, et nous conduit lentement à la décadence. Ce n'était pour le public que boutades de philosophes. L'enquête a prouvé que ces boutades constituaient de terribles réalités.

Si les causes de l'état inférieur de l'enseignement universitaire ont échappé à la plupart des observateurs, la mauvaise qualité de cet enseignement avait été fréquemment signalée avant l'enquête actuelle. Il y a bien des années que M. Henry Deville, dans une séance publique de l'Académie des Sciences, s'exprimait ainsi: «Je fais partie de l'Université depuis longtemps, je vais avoir ma retraite, eh bien, je le déclare franchement, voilà en mon âme et conscience ce que je pense: l'Université telle qu'elle est organisée nous conduirait à l'ignorance absolue.»

Dans la même séance, l'illustre chimiste Dumas faisait remarquer qu'il «avait été reconnu depuis longtemps que le mode actuel d'enseignement dans notre pays ne pouvait être continué sans devenir pour lui une cause de décadence.»

Et pourquoi ces jugements si sévères, prononcés tant de fois contre l'Université par les savants les plus autorisés, n'ont-ils jamais produit d'autres résultats que de perpétuels et inutiles changements de programmes? Quelles sont les causes secrètes qui ont toujours empêché aucune réforme utile d'être réalisée?

III

Il est aisé de voir les inconvénients d'un ordre de choses quelconque, institutions politiques ou éducation, et d'en faire la critique. Une critique négative est à la portée d'intelligences très modestes. De telles intelligences ne sauraient découvrir ce qui peut être modifié, en tenant compte des divers facteurs, race, milieu, etc., qui maintiennent solidement les choses créées par le passé. Le sens des possibilités est malheureusement une des aptitudes dont certains peuples, les Français surtout, sont très dépourvus.

Quand on examine de près les réformes radicales proposées par diverses personnes consultées dans l'enquête, il est facile de prouver, non pas seulement qu'elles sont sans valeur théorique, mais qu'elles n'ont en outre aucune chance d'être appliquées.

Elles n'en ont aucune, pour des raisons diverses que nous examinerons, mais dont la principale est qu'elles heurteraient une opinion publique toute-puissante aujourd'hui. Notre enseignement, et surtout nos méthodes d'enseignement, sont aussi mauvais que possible, mais correspondent aux exigences d'une opinion qu'ils ont d'ailleurs contribué à former.

Un simple coup d'œil jeté sur quelques-unes des réformes suggérées, fait comprendre pourquoi elles sont irréalisables dans la pratique.

On propose, par exemple, de transférer dans les campagnes les lycées établis dans les villes, comme l'ont fait depuis longtemps les Anglais, afin de donner aux élèves de l'air et de l'espace pour leurs jeux. La réforme peut sembler parfaite, mais comme les statistiques recueillies dans l'enquête révèlent que les quelques lycées édifiés à grands frais et avec luxe à la campagne n'arrivent pas à se peupler, parce que les parents tiennent à garder près d'eux leurs enfants, le projet apparaît de suite impraticable. Comment forcer en effet les parents à changer leurs idées sur ce point?

On nous propose aussi de remplacer le grec et le latin inutiles par des langues vivantes fort utiles. De tels changements peuvent être salutaires, mais comment les réaliser, puisque nous voyons par l'enquête que ce sont précisément les parents qui réclament énergiquement le maintien de l'enseignement des langues anciennes, persuadés, j'imagine, qu'elles constituent pour leurs fils une sorte de noblesse les distinguant du vulgaire. Comment l'État leur ôterait-il une pareille illusion?

On nous propose encore de donner aux élèves, si étroitement emprisonnés et surveillés, un peu de cette initiative, de cette indépendance qu'ont les élèves anglais. Rien ne serait plus désirable, assurément. Mais comment obtenir des directeurs des lycées de tels essais, quand nous lisons dans l'enquête que les tribunaux ont accablé d'amendes ruineuses de malheureux proviseurs, parce que des enfants auxquels ils avaient voulu laisser un peu de liberté, s'étaient blessés dans leurs jeux?

Une des plus naïves réformes suggérées, bien que ce soit une de celles qui ont réuni le plus de suffrages, consisterait à supprimer le baccalauréat. On le remplacerait par sept à huit baccalauréats, dits examens de passage, subis à la fin de chaque année, afin d'empêcher les mauvais élèves de continuer à perdre leur temps au lycée. Excellente peut-être en théorie, cette proposition, mais combien illusoire en pratique! La statistique relevée par M. Buisson nous montre que pour 5.000 bacheliers reçus annuellement, il y a 5.000 élèves environ évincés, c'est-à-dire 5.000 jeunes gens qui ont perdu entièrement leur temps. Cela donne une bien pauvre idée des professeurs et des programmes qui obtiennent de tels résultats. Mais voit-on les lycées, qui ont tant de peine à lutter contre la concurrence des maisons congréganistes, et dont les budgets sont toujours en déficit, perdre 5.000 élèves par an! Les jurys qui prononceraient de pareilles exclusions,—dont profiteraient bien vite les établissements congréganistes,—seraient l'objet de telles imprécations de la part des parents, et d'une telle pression de la part des pouvoirs publics, qu'ils se verraient vite obligés de devenir assez indulgents pour que tous les élèves continuent leurs études. Les choses se retrouveraient donc bientôt exactement ce qu'elles sont aujourd'hui.

D'autres réformateurs nous proposent de copier l'éducation anglaise, si incontestablement supérieure à la nôtre par le développement qu'elle donne au caractère, par la façon dont elle exerce l'initiative, la volonté, et aussi, ce qu'on oublie généralement de remarquer, par la discipline. La réforme, théoriquement excellente, serait irréalisable. Adaptée aux besoins d'un peuple qui possède certaines qualités héréditaires, comment pourrait-elle convenir à un peuple possédant des qualités tout à fait différentes? L'essai d'ailleurs ne durerait pas trois mois. Je ne connais pas de parents français qui consentiraient à laisser leurs fils revenir du lycée tout seuls, sans personne pour leur prendre un ticket à la gare, les faire monter en omnibus, leur dire de mettre un pardessus quand il fait froid, les surveiller d'un œil vigilant pour les empêcher de tomber sous les roues des trains en marche, d'être écrasés dans les rues par les voitures, ou d'avoir un œil poché quand ils jouent librement à la balle avec leurs camarades. Si les fils de ces pères vigilants étaient soumis au régime de l'éducation anglaise, faisant leurs devoirs quand ils veulent et comme ils veulent, se livrant sans surveillance aux jeux les plus violents et les plus dangereux, sortant à leur guise, etc., les réclamations seraient unanimes. Au premier accident, les parents pousseraient d'épouvantables clameurs, et toute la presse se soulèverait avec eux. Le ministre serait immédiatement interpellé et obligé sous peine d'être renversé de rétablir les anciens règlements. J'ai connu une respectable dame qui eut une série de violentes crises de nerfs et menaça son mari de divorcer parce que ce dernier avait, sur mon conseil, proposé d'envoyer leur fils, qui venait de terminer ses études, passer ses vacances en Allemagne pour apprendre un peu l'allemand. Laisser voyager tout seul un pauvre petit garçon de dix-huit ans! Il fallait être un père dénaturé pour concevoir un tel projet. Le père dénaturé y renonça d'ailleurs bien vite.

Et peut-être n'avait-elle pas absolument tort, la respectable dame, quand elle doutait des aptitudes de son fils à se diriger seul dans un tout petit voyage. Ne possédant ces aptitudes, ni par atavisme, ni par éducation, où les eût-il acquises?

Si les Anglais n'ont besoin de personne pour se diriger, c'est qu'ils possèdent une discipline héréditaire interne qui leur permet de se gouverner eux-mêmes. Nul peuple n'est plus discipliné, plus respectueux des traditions et des coutumes établies.

Et c'est justement parce que les Anglais ont en eux-mêmes leur discipline qu'ils peuvent se passer d'une tutelle constante. Une éducation physique très dure entretient et développe ces aptitudes héréditaires, mais non sans que le jeune homme ait à courir des risques d'accidents auxquels aucun parent français ne consentirait à exposer sa timide progéniture.

Il faut donc se bien persuader qu'avec les idées régnant en France, fort peu de choses peuvent être changées dans notre système d'instruction et d'éducation avant que l'esprit public ait lui-même évolué.

Laissons donc entièrement de côté nos grands projets de réformes. Ils ne peuvent servir de matière qu'à d'inutiles discours. Considérons que nos programmes ont été transformés bien des fois sans le plus faible bénéfice. Considérons surtout que les Allemands, avec des programmes fort peu différents des nôtres, surent réaliser des progrès scientifiques et industriels qui les ont mis à la tête de tous les peuples. Envisageons ces faits incontestables, et en y réfléchissant suffisamment, nous finirons peut-être par découvrir que tous les programmes sont indifférents, mais que ce qui peut être bon ou mauvais, c'est la façon de s'en servir. Les programmes ne signifient rien et n'ont en eux-mêmes aucune vertu.

Détaillés ou sommaires, ils se résument en ceci: apprendre à des jeunes gens les rudiments des sciences, de la littérature, de l'histoire et la connaissance de quelques langues anciennes ou modernes. Des méthodes qui n'arrivent pas à réaliser un tel but sont défectueuses, et on pourra changer indéfiniment les programmes, les allonger d'un côté, les raccourcir de l'autre, sans que les résultats soient meilleurs. Le jour où cette vérité sera bien comprise, les professeurs commenceront à entrevoir que ce sont leurs méthodes, et non les programmes, qu'il faudrait changer. Tant qu'elle n'aura pas assez pénétré les cervelles pour devenir un mobile d'action, nous persisterons dans les mêmes errements, et personne n'apercevra que l'instruction peut, comme la langue d'Ésope, constituer la meilleure ou la pire des choses[4].

[4] Au point de vue des fâcheux résultats que peut produire une instruction mal adaptée aux besoins d'un peuple, et pour juger dans quelle mesure elle déséquilibre et démoralise ceux qui l'ont reçue, on ne saurait trop méditer l'expérience faite sur une vaste échelle par les Anglais dans l'Inde. J'en exposai les résultats dans un discours d'inauguration prononcé au congrès colonial de 1889, dont j'étais un des présidents. (Voir Revue Scientifique, août 1889.) Ses parties essentielles sont résumées dans la nouvelle édition de mon livre: les Civilisations de l'Inde. Le système d'instruction et d'éducation, qui était excellent pour des Anglais et que, par conséquent, ils ont cru pouvoir appliquer avec avantage à des Hindous, s'est révélé tout à fait détestable pour ces derniers.

C'est justement parce que toute réforme essentielle doit viser, non les programmes, mais les méthodes, que les projets proposés devant l'enquête offrent si peu d'intérêt. Ils représentent seulement les redites ressassées depuis longtemps et l'on ne peut dire des programmes qu'une chose utile: plus ils seront courts, meilleurs ils seront. Un programme complet d'instruction ne devrait pas dépasser vingt-cinq lignes, dont plusieurs consacrées à bien stipuler que l'élève ne sera tenu d'étudier dans chaque science qu'un petit nombre de notions, mais devra les connaître à fond.

IV

Le lecteur commence sans doute à entrevoir combien sont puissants les obstacles invisibles qui s'opposent à une réforme profonde de l'enseignement en France, et cependant nous n'avons pas abordé encore le plus formidable, le plus irréductible peut-être de tous ces obstacles: l'état mental des professeurs.

L'enquête parlementaire n'en a pas tenu compte une seule fois et elle ne le pouvait guère. Persuadés que les professeurs universitaires, bourrés de science livresque et de diplômes, sont par cela même parfaits, les déposants de l'enquête ne pouvaient envisager la question des professeurs et les moyens à employer pour les former comme pouvant être l'objet d'une discussion quelconque.

Et c'est pourtant ce point inaperçu, qui contient le nœud vital des améliorations possibles de l'enseignement.

L'enquête a couvert de fleurs les professeurs et de malédictions les programmes. C'est à peu près le contraire qu'il eût fallu faire. Supposons en effet anéantis, par une puissance magique, les obstacles que nous avons vus se dresser devant les réformes. Les préjugés des familles se sont évanouis, des programmes parfaits ont été créés, avec des méthodes excellentes pour les enseigner. Tout, pensez-vous, va changer. Rien, absolument rien, ne pourra changer.

Et pourquoi? Simplement parce que l'état mental des professeurs créé par les procédés universitaires n'est pas modifiable. Formés d'après ces principes, ils sont incapables d'en appliquer d'autres, ou même d'en comprendre d'autres. Tous sont arrivés à un âge où on ne refait pas son éducation. Certes ils accepteront docilement, comme ils les ont acceptés jusqu'ici, les changements de programmes, et s'inclineront bien bas devant les circulaires ministérielles, mais ils continueront à enseigner comme ils l'ont toujours fait, parce qu'ils ne pourraient enseigner autrement.

Les dépositions de l'enquête que nous reproduisons dans cet ouvrage fourniront un frappant exemple de l'impossibilité où se trouvent aujourd'hui nos professeurs de changer leurs méthodes d'enseignement. Il y a un certain nombre d'années, un ministre de l'Instruction publique, M. Léon Bourgeois avait rêvé d'entreprendre à lui seul la réforme de l'Université, en créant ce qu'on appela l'Enseignement moderne, terminé par un baccalauréat spécial conférant à peu près les mêmes privilèges que le baccalauréat classique. Les langues anciennes se trouvaient remplacées par les langues vivantes, l'enseignement des sciences fortifié. Tout était parfait dans le programme. Il ne manqua que les maîtres capables de l'appliquer. Les professeurs de l'Université enseignèrent les langues vivantes comme les langues mortes, en ne s'occupant que de subtilités grammaticales. Les sciences furent apprises à coups de manuels. Les résultats obtenus furent finalement, nous le verrons, des plus médiocres.

Il faut rendre justice à la science livresque de nos professeurs. Tout ce qui est susceptible d'être appris par cœur, ils l'ont appris, mais leur valeur pédagogique est entièrement nulle. On l'a insinué parfois au cours de l'enquête, quoique timidement. C'est en dehors de l'enquête que se rencontrèrent quelques esprits assez indépendants pour révéler un état de choses de plus en plus visible aujourd'hui.

La faible valeur pédagogique des professeurs de notre Université frappe d'ailleurs les étrangers qui ont visité nos établissements d'instruction et assisté à quelques leçons. M. Max Leclerc cite à ce propos un article de la Revue Internationale de l'Enseignement, où se trouve consignée l'opinion d'un professeur étranger ayant visité, à Paris et en province, nombre de nos établissements d'éducation. Il «a rencontré beaucoup d'hommes instruits... très peu de professeurs et d'éducateurs». Quant au personnel de proviseurs, censeurs, principaux, il l'a trouvé «peu éclairé, prétentieux, maladroit et étroit d'esprit».

Ce n'est pas d'aujourd'hui seulement que des critiques analogues ont été formulées. Il y a quarante ans, M. Bréal, professeur au Collège de France, écrivait les lignes suivantes sur notre corps enseignant:

Le corps universitaire était, en 1810, à peu près l'expression des idées de la société. En 1848, il était déjà si arriéré qu'un observateur étranger pouvait écrire: «Le corps des professeurs en France est devenu tellement stationnaire, qu'il serait impossible de trouver une autre corporation qui, en ce temps de progrès général, surtout chez la nation la plus mobile du monde, se maintienne avec autant de satisfaction sur les routes battues, repousse avec autant de hauteur et de vanité toute méthode étrangère, et voit une révolution dans le changement le plus insignifiant.»

A quoi tient l'insuffisance pédagogique incontestable des professeurs de notre Université? Simplement, je le répète encore, aux méthodes qui les ont formés. Ils enseignent ce qu'on leur a enseigné, comme on le leur a enseigné.

Que peuvent valoir, pour l'instruction et l'éducation de la jeunesse, les professeurs préparés par les principes universitaires, c'est-à-dire par l'étude exclusive des livres? Ces malheureuses victimes du plus déformant régime intellectuel auquel un homme puisse être soumis, n'ont jamais quitté les bancs avant de monter dans une chaire. Bancs des lycées, bancs de l'École normale ou bancs des Facultés. Ils ont passé quinze ans de leur vie à subir des examens et à préparer des concours. A l'École normale, «leurs devoirs sont littéralement taillés pour chaque jour. Tout se passe avec une régularité écrasante. Les programmes des examens ne laissent pas une ombre de mouvement à ces malheureux esclaves de la science». Leur mémoire s'est épuisée en efforts surhumains pour apprendre par cœur ce qui est dans les livres, les idées des autres, les croyances des autres, les jugements des autres. De la vie, ils ne possèdent aucune expérience, n'ayant jamais eu à exercer ni leur initiative, ni leur discernement, ni leur volonté. L'ensemble si subtil qu'est la psychologie d'un enfant, ils n'en savent absolument rien. Comme le cavalier inexpérimenté sur un cheval difficile, ils ignorent les moyens de se faire comprendre de l'être à diriger, les mobiles qui peuvent agir sur lui et la façon de manier ces mobiles. Ils récitent, devenus professeurs, les cours que tant de fois ils récitèrent comme élèves, et pourraient être facilement remplacés dans leurs chaires par de simples phonographes.

Pour arriver à être professeurs, il leur a fallu apprendre des choses compliquées et subtiles. Ces mêmes choses compliquées et subtiles, ils les répéteront devant leurs élèves. En Allemagne, où l'odieuse institution des concours n'existe pas, on juge les professeurs de l'enseignement supérieur d'après leurs travaux personnels et leurs succès dans l'enseignement libre, par lequel ils doivent le plus souvent débuter. En France, on les juge par l'amas de choses qu'ils peuvent réciter dans un concours. Et, comme le nombre des candidats est considérable, et celui des places fort petit, on raffine encore dans ce sens, pour en éliminer davantage. Celui qui saura répéter sans broncher le plus de formules, qui aura entassé dans sa tête la plus grande somme possible de puériles chinoiseries, de subtilités scientifiques ou grammaticales, l'emportera sûrement sur ses rivaux. Tout récemment encore, un des examinateurs des derniers concours d'agrégation, M. Jullian, faisait remarquer, dans une des séances du Conseil supérieur de l'Instruction publique, que le jury était effrayé «de l'effort de mémoire imposé aux candidats. Il pense que si la mémoire est un admirable instrument de travail, elle n'est qu'un instrument au service de ces qualités maîtresses du professeur, qui sont l'esprit critique, la logique et la méthode, la mesure et le tact, la pénétration, l'inspiration et l'ampleur des vues, la simplicité et la clarté dans l'exposition, la correction et la vivacité de la parole.»

Il avait certes raison de se livrer à des réflexions semblables, le respectable jury, mais de là à un effet quelconque il y a loin, et pendant longtemps encore, avec le régime des concours, la mémoire constituera la seule qualité utile à un candidat. Il se gardera soigneusement—en eût-il même le temps et la capacité—de tout travail un peu personnel, sachant bien qu'à tous les degrés, rien n'est plus mal vu de la part des examinateurs.

Quand un homme a ainsi consacré quinze ans de sa vie à entasser dans sa mémoire tout ce qui peut y être entassé, sans avoir jamais jeté un coup d'œil sur le monde extérieur, sans avoir eu à exercer une seule fois son initiative, sa volonté et son jugement, qu'en peut-on espérer? Rien, sinon qu'il fasse ânonner machinalement à de malheureux élèves une partie des choses inutiles que pendant si longtemps il a ânonnées lui-même. On cite assurément parmi les professeurs de l'Université quelques esprits d'élite ayant échappé aux tristes méthodes d'éducation auxquelles ils ont été soumis, comme sont cités pendant les épidémies de peste les quelques médecins qui échappent aux atteintes du fléau. Combien rares de telles exceptions!

L'Université vit pourtant sur le prestige exercé par ces exceptions. Mais en observant la foule des professeurs, on constate que bien peu savent se soustraire à l'action du déprimant régime qui les a formés. Que de cerveaux jadis intelligents, détruits pour toujours, et bons tout au plus à faire, au fond d'une province, réciter des leçons ou passer des examens, avec la certitude qu'ils sont trop usés pour entreprendre autre chose dans la vie. Leur seule distraction est d'écrire des livres dits élémentaires, pâles compilations où s'étale à chaque page la faiblesse de leur capacité d'éducateurs et ce goût des subtilités et des choses inutiles qu'inculque l'Université. Ils croient faire preuve de science en compliquant les moindres questions et en rendant obscures les choses les plus claires. M. Fouillée, qui paraît avoir fait une étude attentive des livres écrits par ses collègues, a publié d'invraisemblables échantillons de cette littérature scolaire. Un des plus curieux est celui de ce professeur dont le livre, destiné à l'enseignement secondaire des lycées, se trouve revêtu de l'approbation des plus hautes autorités universitaires.

«L'auteur déclare avoir volontairement supprimé les termes et les discussions qui auraient pu effrayer l'inexpérience des enfants: c'est pourquoi il leur parle longuement de la césure penthémimère qu'on remplace quelquefois par une césure hepthémimère, ordinairement accompagnée d'une césure trihémimère. Il les initie aux synalèphes, aux apocopes et aux aphérèses, et il les avertit qu'il a adopté la scansion par anacruse et supprimé le choriambe dans les vers logaédiques. Il leur révèle aussi les mystères du quaternaire hypermètre ou dimètre hypercatalectique ou encore ennéasyllabe alcaïque. Que dire du vers hexamètre dactylique, catalectique in dissylabum, du procéleusmatique tétramètre catalectique, du dochmiade dimètre, et de la strophe trochaïque hypponactéenne, du dystique trochaïque hypponactéen?»

M. Fouillée cite encore un autre professeur qui, dans un livre d'enseignement élémentaire, s'étend longuement sur la méthode pour documenter une pièce de théâtre, en voici un extrait: «On consultera d'abord le répertoire général 20e vol., B N, inventaire y f, 5337=5546, etc.» Suivent trois pages d'indications semblables!

Les ouvrages de sciences sont conçus d'après les mêmes principes. Je pourrais donner comme exemple un livre de physique écrit par un agrégé de l'Université pour les candidats au certificat des sciences physiques et naturelles, lesquels, nous le verrons par les dépositions de l'enquête, ne possèdent que des notions très rudimentaires en mathématiques. L'auteur s'est donné un mal extraordinaire pour bourrer son livre à chaque page d'intégrales totalement inutiles. Dans un supplément destiné à apprendre les manipulations, les équations ne sont pas davantage épargnées. Pour l'opération si élémentaire du calibrage d'un tube, l'auteur a trouvé le moyen de remplir trois pages serrées d'équations. Ce professeur est assurément tout à fait certain que pas un élève sur mille ne comprendra quelque chose à ses formules, mais qu'est-ce que cela peut bien lui faire?

Avec les nouveaux programmes, les livres pour l'enseignement n'ont fait que se compliquer encore et ils arrivent à être totalement illisibles. En un remarquable article, paru dans le journal l'Enseignement secondaire du 15 juin 1904, M. Brucker, professeur au lycée de Versailles, a montré tout le «verbalisme stérile» dont sont entachés les livres consacrés à l'enseignement des sciences naturelles, et en cite d'attristants exemples. En voici un pris au hasard:

L'auteur d'un autre Précis va plus loin encore. La complication de son langage dépasse ce que l'on avait imaginé avant lui: il appelle les mousses des bryophytes, les fougères des ptéridophytes ou exoprothallées isodiodées, leurs spores des diodes, et ainsi du reste.

Si nos professeurs donnent un si déplorable enseignement, c'est que, formés par l'Université, ils enseignent, je le répète, ce qu'on leur a enseigné et de la façon dont on le leur a enseigné. Tant que les professeurs des Facultés se recruteront comme aujourd'hui, rien ne pourra être modifié dans notre enseignement universitaire.

C'est en grande partie parce que le système de recrutement des professeurs, en Allemagne, diffère fort du nôtre, que l'enseignement à tous les degrés y est si supérieur. Nos voisins ont trouvé le secret d'intéresser les professeurs des Facultés à leurs élèves et de les obliger à se mettre à leur portée. La formule est très simple. Ce sont les élèves qui paient les professeurs, et, comme il y a pour chaque ordre d'études plusieurs professeurs libres, l'élève va vers celui qui enseigne le mieux. La concurrence oblige donc le professeur à s'occuper soigneusement de ses élèves. Réunir autour de lui beaucoup d'auditeurs et publier des travaux personnels, est le seul moyen, il le sait, d'être appelé à devenir titulaire d'une chaire importante, dont le principal rapport consistera d'ailleurs dans les rétributions des élèves. En France, le professeur de Faculté est un fonctionnaire à traitement fixe, n'ayant aucun intérêt à captiver l'esprit de ses auditeurs et se plier à leur intelligence. Pas besoin d'être un profond psychologue pour comprendre que s'il était payé par eux, son intérêt entrerait immédiatement en jeu, et que, sous l'influence de ce puissant mobile d'action, il serait vite obligé de transformer entièrement ses méthodes d'enseignement. S'il ne savait pas les transformer, ses concurrents l'obligeraient à disparaître.

Malheureusement, un changement aussi capital, le seul qui amènerait la transformation de notre enseignement supérieur d'abord, et, par voie de conséquence, celle de notre enseignement secondaire, est radicalement impossible avec nos idées latines. Les bien rares tentatives faites dans ce sens par l'initiative privée ont été l'objet des persécutions de l'Université sitôt qu'elles ont réussi. Elle ne tolère un peu que celles qui échouent. Je me souviens qu'il y a une vingtaine d'années, le Dr F*** avait ouvert pour les étudiants en médecine un cours privé d'anatomie, auquel on ne pouvait assister qu'en payant fort cher, mais où ils étaient sûrs d'apprendre l'anatomie, alors que les leçons officielles de la Faculté leur apprenaient très peu de chose. Bien que ces dernières fussent entièrement gratuites, les étudiants les désertaient pour les leçons payées. Le Dr F***, ainsi que ses élèves, fut l'objet de telles persécutions de la part de la Faculté, qu'après une dizaine d'années de lutte, il se vit réduit à fermer son cours.

Nous voici loin des programmes et de leur réforme. Le lecteur doit voir nettement maintenant combien est vaine et inutile toute l'agitation faite à propos de ces programmes, et combien inutiles aussi les monceaux de pages publiées à ce propos. Les programmes ne sont que des façades. On peut les changer à volonté, mais sans modifier pour cela les choses invisibles et profondes qu'elles abritent. S'en prendre aux façades est facile parce qu'on les voit. Essayer de toucher à ce qui est derrière est fort malaisé, parce que le plus souvent on ne le discerne pas.

V

J'espère avoir montré que le problème de la réforme de notre enseignement est bien autrement compliqué que les auteurs de l'enquête parlementaire ne l'ont soupçonné.

Nous ne dirons pas certes que cette réforme soit entièrement impossible. Il n'y a rien d'impossible pour des volontés fortes. Mais avant de réformer au hasard, comme on le fait depuis si longtemps et comme on continue à le faire encore, il faut au moins connaître à fond l'essence des choses à réformer. En persistant à l'ignorer, on ne réalisera que des changements de mots. On troublera inutilement les esprits, et notre enseignement en sera rendu plus médiocre encore qu'il ne l'est aujourd'hui.

C'est parce que les auteurs de l'enquête ne semblent pas avoir nettement compris les problèmes fondamentaux de l'enseignement, qu'il nous a semblé utile de les préciser.

Cette colossale enquête n'aura pas été inutile. Par elle beaucoup de faits auront été connus, que l'on pouvait soupçonner, mais non prouver. Elle a montré surtout l'état des esprits, et révélé que le mal auquel on cherche à remédier est bien plus profond que ne le faisaient supposer les apparences.

On sait que la conclusion de l'enquête a été un projet de réforme de l'enseignement, présenté à la Chambre des Députés et adopté après une courte discussion. Dans cette discussion, le Ministre de l'Instruction publique a dit de fort bonnes choses pour en défendre de bien médiocres. Il a certainement trop d'esprit philosophique pour ne pas avoir eu conscience de la faible valeur des réformes proposées par la Commission. Quelques étiquettes seules ont été changées. Un député, M. Massé, a dit de ce projet qu'il «fait l'effet d'une de ces façades brillantes édifiées à grands frais dans le goût du jour, et qui sont uniquement destinées à faire illusion sur les commodités d'un immeuble dans lequel rien ou presque rien n'a été modifié».

Toutes ces réformes de programmes, répétées tant de fois, sont d'ailleurs absolument dépourvues d'intérêt. Notre enseignement restera ce qu'il est tant que nos méthodes actuelles n'auront pas été entièrement changées. Il n'y aura, je continue à le répéter, de changements possibles que lorsque la nécessité d'une transformation complète des méthodes aura pénétré un peu dans la cervelle des parents, des professeurs et des législateurs.

La destinée de la plupart de nos grandes enquêtes parlementaires est de bientôt disparaître dans la poussière des bibliothèques, d'où elles ne sortent plus. Il m'a fallu une forte dose de patience pour lire attentivement les six énormes volumes sur la réforme de l'enseignement, et j'imagine que bien peu de mes contemporains ont eu cette patience.

Les questions d'éducation et d'instruction acquièrent aujourd'hui une importance telle qu'il m'a semblé nécessaire de retirer de cette gangue volumineuse les parties essentielles, de les classer avec méthode, de les discuter quelquefois. Tous les textes reproduits émanent de personnages autorisés, les seuls dont la parole ait quelque influence dans un pays aussi hiérarchisé que le nôtre, les seuls qui puissent agir sur l'opinion des parents et finir peut-être par la changer un peu.

Cette réforme de l'opinion est la première qu'on doive tenter aujourd'hui. Quand elle sera complète, mais alors seulement, une réforme de l'éducation deviendra possible.

Les difficultés d'une pareille tâche sont immenses. Elles ne sont pas insurmontables pourtant. Il n'a jamais fallu beaucoup d'apôtres pour créer les grandes religions qui ont bouleversé le monde, mais il en a fallu quelques-uns. Tout le mouvement dont est sortie l'enquête qui a si profondément ébranlé l'Université a eu pour unique point de départ la campagne vigoureuse d'un homme d'action énergique, l'explorateur Bonvalot. S'il n'a pas su montrer nettement la voie à suivre, pas plus d'ailleurs que les auteurs des six volumes de l'enquête, il a au moins fait voir combien était funeste celle que nous suivions. Nouveau Pierre l'Ermite, il a secoué l'indifférence du public, et les noms les plus éminents de l'Université se sont bientôt rangés modestement derrière lui, prêts à démolir l'idole dont ils avaient été jadis les plus ardents défenseurs.

Le jour où l'opinion, suffisamment instruite, comprendra le mal que nous a fait notre Université, et le comparera à tout le bien que réalisent dans d'autres pays des institutions semblables, ce jour-là notre antique système d'éducation s'écroulera d'un seul coup, comme ces monuments trop vieux qui gardent une apparence de solidité tant qu'on ne les touche pas. Alors seulement nous pourrons essayer d'obtenir ce que d'autres peuples ont réalisé avec leurs professeurs.

Une éducation appropriée permettrait aux Latins de remonter cette pente rapide de la décadence dont ils semblent menacés. Ce que les Allemands ont su accomplir, nous devrons le tenter. Ils avaient médité longuement le mot profond de Leibniz: «Donnez-moi l'éducation, et je changerai la face de l'Europe avant un siècle.»

LIVRE II

L'INSTRUCTION ET L'ÉDUCATION AUX ÉTATS-UNIS

CHAPITRE PREMIER

Principes généraux de l'Éducation en Amérique.

C'est surtout par voie de comparaison que se forment nos connaissances. Pour bien saisir les causes de l'infériorité de notre enseignement universitaire, il sera utile de le comparer à l'éducation donnée dans le pays du monde où elle est le plus développée, l'Amérique.

Les publications sur l'Éducation aux États-Unis sont nombreuses; mais rédigées par des universitaires qui la considèrent à leur point de vue, elles apprennent peu de chose. C'est pourquoi le magnifique ouvrage, les Méthodes américaines d'éducation, publié récemment par M. Buyse, directeur de l'École de Charleroi, a été une véritable révélation. On a dit très justement que des peuples éduqués avec de pareilles méthodes sont appelés à former une humanité supérieure à la nôtre.

Cette impression est celle qu'éprouveront tous les lecteurs du livre de M. Buyse. C'est un peu celle ressentie par un de nos plus éminents savants, M. H. Le Châtelier. On en jugera par l'extrait suivant d'un de ses articles:

A la lecture de cet ouvrage, la première impression est un sentiment d'envie pour une civilisation certainement supérieure à la nôtre. Une confiance générale et absolue dans les bienfaits de l'éducation, une liberté complète permettant le développement parallèle des écoles les plus variées, y autorisant les expériences les plus audacieuses, un respect rigoureux de l'école la maintenant complètement à l'écart des luttes politiques si vives cependant aux États-Unis, une philosophie profonde des méthodes d'éducation les orientant vers le développement de l'activité individuelle, témoignent d'une culture intellectuelle peu commune. Nous aurions grand intérêt à nous assimiler les méthodes d'éducation américaines, mais il ne faut pas trop y compter. Le plaisir de l'action, la passion de la liberté sont des sentiments trop jeunes pour un vieux continent fatigué comme le nôtre.

Les pages qui vont suivre consacrées à l'éducation américaine sont entièrement extraites du livre de M. Buyse[5]. Le lecteur qui voudra étudier son ouvrage avec soin, y verra vite que non seulement une pareille éducation développe à son maximum le caractère et l'intelligence, mais encore tend à effacer entièrement les différences de classes qui rendent la solution des problèmes sociaux si difficile chez les peuples latins.

[5] L'auteur a bien voulu me demander d'écrire la préface de la 3e édition de son livre paru récemment.

Savamment, les professeurs sèment sous les pas des élèves des difficultés graduées, que ceux-ci doivent apprendre à juger et à vaincre; l'acte physique précède ou accompagne l'acte de la pensée; les branches d'enseignement les plus abstraites pour nous sont présentées sous des formes matérielles et concrètes et nécessitent, pour être assimilées, aussi bien l'habileté des mains que la vivacité de pensée: la géographie est une manipulation; la littérature scolaire est un travail de laboratoire, car elle s'associe intimement avec le dessin et le modelage; la forme supérieure de l'action, les travaux manuels, universellement pratiqués dans les écoles, sont des exercices de résistance morale; tout l'enseignement allie l'effort physique, musculaire, à l'assimilation des idées.

L'enseignement secondaire, qui établit le passage de la dépendance intellectuelle et morale de l'enfance aux convictions intellectuelles de l'adulte, procède de la même pensée et accentue le système de l'instruction par l'action. Les difficultés à résoudre sont plus complexes, le but à atteindre plus éloigné, les obstacles, plus élevés. Affranchir la pensée et le sentiment de toute tutelle, en réduisant graduellement le rôle du professeur au profit de la responsabilité du jeune homme ou de la jeune fille: tel est le but de l'éducation.

Faire agir les enfants comme s'ils étaient seuls au monde, en toute liberté; exalter le plaisir dans l'effort, la joie dans la lutte contre les difficultés, la possession de soi-même—le self-control—telle est la tâche supérieure de l'école; ni les faits, ni les théories ne sont enseignés, ne sont communiqués verbalement aux élèves. Les Américains, professeurs et élèves, ont une vraie répugnance pour les théories toutes faites, pour les définitions et les abstractions, sans sanction pratique.

Dans les écoles, il n'existe plus de trace des méthodes qui cherchent l'effet utile dans la doctrine communiquée par la parole et non traduite en actes par les élèves. Les professeurs considèrent que l'enseignement en général, et spécialement l'enseignement scientifique, ne saurait être fécond si les élèves ne sont pas exercés à trouver eux-mêmes des vérités, à résoudre des questions scientifiques.

L'enseignement des sciences pures ou appliquées est pénétré des principes de la méthode de la «redécouverte» (rediscovery), pratiquée dans les laboratoires et dans les ateliers. Les leçons de classes, d'importance très réduite, préparent, accompagnent ou confirment les études pratiques de laboratoire et d'atelier qui sont les centres d'intérêt des institutions. Les notes de laboratoire et d'atelier, dans lesquelles sont enregistrés les faits et les phénomènes que les élèves ont observés et qui décrivent les constructions réalisées, constituent la pierre de touche de la valeur des études. Aucun cas n'est fait des copies des cours oraux, qui jouent un si grand rôle dans les écoles européennes. L'élève doit arracher aux appareils et au matériel d'expérimentation le secret des phénomènes et des lois qui les régissent. Dans les travaux manuels, la puissance de direction (directive power) s'exalte par des épreuves de plus en plus dures, développant la réflexion pour approprier les moyens aux fins, la patience pour l'accomplissement de tâches longues et ardues.

Dans les écoles d'enseignement supérieur se continue le triomphe de l'initiative et de l'effort; l'expérience faite par les élèves y est la base des études; le professeur guide les individualités sans les subjuguer; il semble avoir le plus haut souci de laisser se manifester leurs aspirations propres, leur intelligence et leurs talents personnels.

... Déposer dans les cerveaux des enfants et des adolescents le germe de la volonté; leur donner, dès le jeune âge, le goût de l'action persévérante; hâter chez eux le passage de l'état de dépendance à l'esprit d'indépendance; préparer, par une éducation scolaire appropriée, les enfants des classes les plus modestes à se subvenir à eux-mêmes; à ne compter que sur eux-mêmes, au «self-support», telle semble être la plus haute préoccupation des écoles primaires et moyennes.

 

L'éducation ouvrière par l'école industrielle et professionnelle use également à l'extrême de l'expérimentation pratique.

L'ouvrier américain est le prototype de l'ouvrier européen de l'avenir. Dans toutes les professions qualifiées, il est un homme instruit: le règne de l'ouvrier du passé, dont le savoir se bornait à des recettes, des procédés, des tours de main et des secrets, est depuis longtemps terminé dans les usines modernes du Nouveau-Monde. Toutes réalisent le «labor saving», l'économie de main-d'œuvre, par l'emploi de machines-outils perfectionnées; la conduite intelligente de ces outils nécessite plus de cerveau et de nerfs que de muscles, plus d'attention, de décision rapide et d'habileté manipulatoire que de force physique.

Les perfectionnements et les transformations rapides que l'industrie a subis dans son outillage et dans ses méthodes de travail ont fait naître, chez les ouvriers, conducteurs et chefs d'ateliers, des qualités nouvelles, intellectuelles plutôt que physiques; les écoles industrielles, sous toutes leurs formes, s'efforcent de développer ces qualités et de les fixer dans la race.

Comme dans l'enseignement général, les études théoriques se font d'après des méthodes très concrètes; les leçons orales s'appuient sur des exercices d'expérimentation et de manipulation, qui ont pour effet d'ajouter aux connaissances fondamentales des métiers l'esprit d'observation, l'habileté manuelle, l'intelligence industrielle. Sauf dans trois ou quatre écoles professionnelles, nulle trace de spécialisation; l'école cherche à développer, chez l'ouvrier, le sens exécutif; elle forme l'homme complet, lui donne une culture générale professionnelle et réagit ainsi contre les efforts déprimants de la monotonie et de la division extrême du travail que comporte la fabrication en série.

A en juger par la puissance créatrice du travail américain, servi par un outillage perfectionné, cette éducation technique semble être particulièrement efficace.

 

... Au delà de l'Atlantique on ne trouve nulle trace du préjugé, indéracinable en Europe, contre le travail manuel. Personne ne le considère comme humiliant ni déshonorant. Un professeur, un magistrat n'y semblent pas considérés comme intellectuellement supérieurs aux ouvriers et contremaîtres intelligents. Les employés de bureau sont depuis longtemps fixés sur la valeur sociale de leur situation qui représente, au maximum, 50 à 75 francs de salaire par semaine, alors que le maçon, le plafonneur, le menuisier reçoivent 120 francs pour la même durée de travail.

Derrière tout Américain se retrouve l'ouvrier; il juge l'homme par ses capacités de produire et de réaliser; il n'admet pas la croyance que le diplôme confère une certaine noblesse intellectuelle.

CHAPITRE II

Détails des méthodes usitées dans les écoles américaines.

§ 1.—DIVISIONS DE L'ENSEIGNEMENT.

En Amérique, l'enseignement est divisé en quatre périodes de quatre années chacune:

6 à 10 ans Élémentaire Primary
10 à 14 ans Primaire Grammar Grades
14 à 18 ans Secondaire ou High Schools
Professionnel        Technical School
18 à 22 ans Technique supérieur Institute of Technology

Tous les jeunes Américains, sans exception, parcourent les deux premiers degrés de l'enseignement. Un nombre tous les jours croissant, même parmi les ouvriers, aborde l'enseignement secondaire avec ses études latines. Beaucoup cependant l'abandonnent après deux années, vers seize ans, soit pour se chercher directement une situation dans le commerce, soit pour se diriger vers les écoles professionnelles dont l'un des principaux objectifs est de remplacer l'apprentissage dans les usines; une élite seulement aborde l'enseignement technique supérieur auquel on reproche de trop reculer l'entrée dans la vie pratique.

Des cinq catégories d'enseignement résumées dans le tableau ci-dessus, les trois premières sont les plus intéressantes. Elles ont fait l'objet d'études, de discussions prolongées, leurs méthodes ont atteint dans toute l'étendue des États-Unis une uniformité assez grande.

§ 2.—ENSEIGNEMENT ÉLÉMENTAIRE (DE 6 A 10 ANS).

Travaux manuels.—L'éducation est basée sur l'enseignement des travaux manuels. Les travaux manuels apprennent à créer et à exécuter; le principe de création trouve surtout son expression dans les leçons de dessin, de géométrie, et dans les cours d'observation. L'exécution est l'œuvre propre des travaux manuels.

La spontanéité des initiatives particulières, qui se manifeste très heureusement en l'absence de prescriptions générales et de réglementation centrale exclues des écoles américaines, a trouvé des solutions fort intéressantes en ce qui concerne le passage, le pont de l'école Frœbel, aux travaux manuels d'atelier. Les matériaux les plus variés ont été essayés et utilisés dans les constructions.

Dans les écoles de New-York on pratique le modelage, les constructions en papier, le tressage. Le modelage suggère des constructions ébauchées d'une masse plastique et qui présentent donc trois dimensions; les constructions en papier reposent sur la notion des deux dimensions; et enfin la construction avec des fils, de la corde, dans laquelle domine la ligne, envisage la seule longueur.

Dans beaucoup d'écoles américaines, à l'exemple de New-York, le dessin et les travaux manuels des cours primaires gravitent autour de certaines idées fondamentales appelées des «centres d'intérêt» qui se trouvent dans le rayon d'observation des enfants. Ces centres sont:

1º La maison: occupations, devoirs, plaisirs de la famille; 2º la vie de la communauté: moyens de transport, occupation des habitants, amusements; 3º la vie scolaire; 4º la langue maternelle; 5º les vacances; 6º l'étude de la nature.

Suivant un procédé constant, la discussion entre les professeurs et les élèves fait surgir de ces «centres d'intérêt» les sujets à traiter; l'enfant s'y applique avec ardeur; son imagination y attache des sentiments et des souvenirs; il y poursuit la réalisation tangible d'une pensée personnelle.

Dessin.—Le dessin prend un caractère artistique dans les écoles élémentaires.

L'Amérique n'accepte pas l'idée européenne que l'œil et la main doivent se former exclusivement par le dessin à main levée, d'après des objets géométriques et par la copie de modèles. Le dessin d'après nature y est fort en honneur; le but dominant est d'amener les enfants à traduire leur pensée en des formes artistiques dans le dessin et par l'exécution de travaux. L'enfant américain manie, dès le début, des pinceaux et des couleurs à l'eau, le crayon et la plume.

La technique du dessin consiste dans la reproduction à l'aquarelle, de feuilles, de fleurs, de plantes, dans leurs masses, parfois sans avoir fait, au préalable, le contour au crayon. Les raccourcis sont bannis des modèles; les dessins ne sont que des ébauches, mais, dans le rendu, il y a souvent du goût et de la vigueur.

Le dessin d'après la figure humaine est couramment pratiqué dans les écoles élémentaires. Un enfant joue généralement le rôle de modèle. Il est entouré d'accessoires: tels qu'une échelle, des outils, des avirons de canots, des casses d'écoliers et simule des scènes dont les élèves font le croquis.

Jardinage.—A Washington, 45.000 enfants font des travaux de jardinage; tous les ans les écoles organisent une exposition de fleurs, plantes ornementales, légumes, cultivés par eux, ainsi que des travaux des classes, dont les sujets ont été directement empruntés aux jardins.

Les leçons de choses, les travaux manuels, le calcul, les notions de géographie, etc., donnés dans les classes de Washington, évoluent autour de ces minuscules jardinets et remplissent les cours de données fraîches et concrètes relatives au sol, à l'humidité, à l'orientation, aux semences, à la germination, aux types de feuilles, bourgeons, fleurs, fruits sous leurs formes les plus variées, d'après les espèces de végétaux et les saisons.

Les enfants tiennent des carnets dans lesquels ils marquent les dates des semailles, leurs observations sur la croissance des plantes, l'apparition des fleurs, la maturité et les récoltes.

Les enfants y cueillent d'abondants bouquets qui leur servent de modèles au cours de dessin.

Le dessin, les exercices d'observation et de langage marchent parallèlement avec les travaux du dehors.

§ 3.—ENSEIGNEMENT PRIMAIRE (DE 10 A 14 ANS).

La théorie psychologique de l'éducation par les travaux manuels est définitivement établie; elle peut se résumer ainsi, suivant la conception des Américains: tout mouvement conscient a son origine dans une excitation des cellules motrices du cerveau. La pensée, sans action, peut développer l'imagination, mais laisse inculte la puissance de la volonté. La volonté ne peut se développer que par l'action. Tout mouvement musculaire se répercute sur les cellules du cerveau par les sensations, se fixe dans les centres de projection sous forme de perception et d'images. Pour augmenter la réceptivité du cerveau, l'éducation rationnelle veut qu'on varie la nature des mouvements des travaux manuels, pour intéresser successivement tous les groupes cellulaires. De ces faits il résulte que, pour développer la région motrice totale du cerveau, il faut multiplier les exercices amples et variés, et les régler de façon à aiguiser la sensibilité et la perception, à faire jaillir la pensée et à fortifier la volonté. Il en résulte aussi que si le mouvement devient habituel, il peut se faire sans réflexion et il cesse de développer les cellules motrices; dès lors, il n'a plus de valeur éducative. Ce n'est que dans la première période d'excitation que l'action des travaux manuels est efficace. Des exercices, poussés au delà du stade éducatif, peuvent devenir des moyens pour préparer à des travaux plus avancés d'ordre professionnel, mais ils ne sont plus à ranger parmi les branches qui contribuent à la formation générale.

Les travaux manuels variés se réduisent à quatre grands systèmes: 1º le système pédagogique, d'origine suédoise; 2º le système technique, de provenance russe; 3º le système social; 4º le système artistique.

Le système pédagogique, représenté par le sloyd[6], considère les travaux manuels, au même titre que les mathématiques, le dessin, les sciences physiques, etc., comme un instrument de culture générale, intégrale, exerçant l'attention, la perception exacte et le raisonnement et tendant au développement harmonique de toutes les facultés. Il repose sur le principe de Frœbel: l'éducation par l'action, et a sa source dans l'œuvre scolaire de Coegnus, de Finlande. Il a été élevé à la hauteur d'un système par l'école normale de Naas, en Suède, de là a envahi le monde civilisé, en se transformant suivant les latitudes, les mœurs, la mentalité des races.

[6] De l'expression suédoise Slojold, qui signifie travaux manuels.

Le choix des modèles est la pierre de touche du système. Ces modèles doivent inspirer un intérêt tel que l'élève applique à leur exécution son effort volontaire et toutes ses facultés. Dans ce but, il convient de les adapter aux conditions variables de la capacité, du goût, des mœurs, du milieu, etc.: là se trouve le point capital des méthodes de sloyd; l'intérêt ne se trouve pas dans les modèles mêmes, qui ne sont pas inaltérables, mais dans les raisons immuables qui en sont la base: la difficulté croissante et progressive des exercices, l'effet de certains outils sur le développement musculaire, la capacité des élèves d'exécuter un travail en toute dépendance, l'utilité et l'agrément du modèle à confectionner dans un espace de temps donné; tous ces points sont considérés soigneusement à chaque pas dans le sloyd américain tel que l'a formulé et le pratique M. Larrson.

L'Amérique est arrivée à un degré de prospérité matérielle inconnue dans son histoire; après la satisfaction des besoins matériels, ont surgi des besoins supérieurs dont la satisfaction se trouve dans le Beau.

C'est dans les travaux manuels et le dessin que se manifeste nettement la tendance vers plus de raffinement.

Des systèmes d'enseignement esthétique se sont fait jour dans de nombreux centres. Les écoles d'art appliqué se multiplient; la préparation des professeurs de dessin est l'objet de plus de soins et les cours publics d'art jouissent d'une vogue grandissante. Dans les écoles élémentaires, cette même préoccupation se traduit par des systèmes d'éducation artistique parmi lesquels le plus original, le plus déconcertant est celui de M. Tadd, directeur de la «Public Art School» de Philadelphie.

Dans les salles bondées, s'agitent des enfants, garçons et fillettes, absorbés en une activité qui semble répondre à leur goût: les uns s'appliquent à la création de petits projets de panneaux, de frises, d'encadrements ornés; d'autres dessinent, d'après nature, des oiseaux empaillés, des fleurs, des poissons, des squelettes, des coquillages, des minéraux; pour d'autres encore, le modèle a disparu, et ils s'évertuent à le reconstituer de mémoire. Mais l'intérêt se porte spécialement sur deux ordres de travaux, auxquels les élèves prennent un plaisir intense: le modelage et la sculpture sur bois. Le lien entre tous ces travaux est assuré par des leçons sur la composition décorative et l'histoire de l'art, et richement illustrées de projections lumineuses, de gravures et de photographies.

Formation des professeurs.—Les Américains proclament hautement l'utilité et la nécessité des travaux manuels, mais ils sont exigeants en ce qui concerne la qualité de cet enseignement.

D'après leur conception, les travaux manuels constituent des disciplines, au même titre que le calcul et les sciences naturelles.

Nous ne saurions assez insister sur la marche constante des travaux: la fonction de l'objet est le point de départ de discussions entre élèves et professeurs. De cet examen en commun se dégagent la forme, les dimensions, les matériaux à employer, puis le plan coté de l'objet à confectionner. Les relations entre la fonction, la forme, les dimensions des objets et les matériaux constituent la pensée même des travaux manuels. Ces notions sont subtiles et doivent procéder de la connaissance de la construction. Ce n'est que par des études sérieuses, que le professeur se prépare à appliquer ce principe supérieur dans les travaux, d'une manière constante et compréhensible. On s'en convaincra par l'exemple suivant: la construction d'une chaise qui entre comme exercice d'application dans les cours de septième et huitième années, pour les enfants de onze et quatorze ans.

Le thème de la leçon peut se fixer comme suit: l'examen de la fonction de ce meuble, qui est de servir de siège, conduit immédiatement à la forme qui doit être celle de l'homme, de l'enfant assis. En poussant plus loin les investigations interrogatives, les élèves, guidés par le professeur, trouvent la forme et les dimensions du dossier; ils peuvent même contrôler la construction, les points à consolider, etc. Ils sont ainsi amenés à faire, rationnellement et graduellement, le croquis coté du meuble, et, munis de ce document qui renferme la pensée à réaliser, ils passent à l'exécution. Le même système d'études rationnelles préalables, par lesquelles la pensée, le raisonnement et le jugement entrent dans les travaux se retrouve dans l'exécution de tous les objets.

Les Américains considèrent comme de nulle valeur éducative et comme de simples «occupations manuelles» les travaux dont l'élève ne possède pas, dans le cerveau, le plan préalablement raisonné. C'est dans cette méthode que se trouve la vertu spéciale des travaux manuels. Ainsi conduites, les opérations se déroulent avec la rigueur logique d'une suite de propositions géométriques; elles imposent à l'élève la prévoyance dans l'établissement du projet, l'adaptation des moyens aux fins, le principe du moindre effort. Cette méthode d'enseignement exige des directeurs chargés de l'organisation et de la surveillance des cours et des professeurs chargés de l'enseigner, des connaissances et des aptitudes sérieuses et diverses, qu'ils ne sauraient acquérir à fond par l'étude des travaux manuels, comme une branche accessoire dans les écoles normales générales.

Pour suppléer à l'insuffisance de ces professeurs, des institutions ont organisé un véritable enseignement normal spécial pour les travaux manuels.

§ 4.—ENSEIGNEMENT SECONDAIRE (DE 14 A 18 ANS).

Dans l'école secondaire américaine s'est effacée la limite entre la culture générale et l'instruction industrielle et commerciale.

Le problème des études moyennes s'est présenté dans les mêmes termes qu'en Europe. A côté de la vieille académie ou «high school» classique, préparatoire aux collèges, ont été créées des écoles moyennes qui cherchent à résoudre le problème qui préoccupe tous les pays industriels: la préparation, par l'enseignement moyen, aux fonctions de la vie réelle en même temps qu'aux études supérieures.

Pour satisfaire à la fois aux conditions imposées à l'entrée des universités et établir les bases d'une préparation solide à la vie pratique, les programmes d'enseignement se bigarrèrent de mille façons; on y trouve des matières allant d'Eschyle à la comptabilité et l'arpentage. De ce chaos se sont dégagés des groupes de cours qui ont constitué: 1º la section grecque-latine; 2º la section latine; 3º la section scientifique que l'on retrouve dans l'organisation de notre enseignement moyen.

Ces divisions existent dans la généralité des grandes écoles moyennes américaines, non comme un cadre fixe imposé à l'élève, mais conçues très librement. Le régime actuel d'un grand nombre des écoles secondaires n'est pas celui des sections séparées; il est basé sur un noyau de branches prescrites à tous, qui se complètent d'un grand nombre de branches facultatives, parmi lesquelles l'élève choisit librement, sans aucune entrave réglementaire; l'anglais (trois ou quatre années), les mathématiques (deux années) sont, en général, les branches communes les plus usuelles; l'histoire, les sciences naturelles et les langues modernes y sont parfois incluses.

Dans certaines écoles, 70 p. 100 du temps sont dévolus aux branches librement choisies; dans les autres, de 40 à 70 p. 100 du temps. Chose curieuse, les statistiques prouvent que le nombre d'élèves qui étudient le latin se maintient.

Les travaux manuels ont même envahi les écoles moyennes classiques. A Boston, ils sont inscrits au programme comme branche facultative; les élèves sont si bien entraînés par les travaux manuels, universellement enseignés dans les écoles élémentaires, que la plupart de ceux qui passent dans les «high schools» participent volontairement à ces travaux. Les jeunes filles font les travaux de cuisine, de confection et s'exercent dans les arts domestiques, tandis que les garçons travaillent dans les ateliers. Sauf en ce point, les cours des écoles secondaires sont identiques pour les représentants des deux sexes. Les écoles secondaires techniques ne donnent pas l'instruction professionnelle dans les arts mécaniques; elles sont des institutions d'enseignement général au même titre que nos athénées et lycées. Les cours de dessin et de travaux manuels sont des disciplines à l'égal des mathématiques, de la géographie et de l'histoire. Leur enseignement scientifique, littéraire et manuel convient à toutes les catégories sociales et à tous les jeunes gens, quelle que soit leur profession future, qu'ils deviennent avocats, médecins, directeurs d'établissements industriels ou simples travailleurs.

A titre d'exemple, citons comment est caractérisée la méthode à suivre dans l'enseignement de la géométrie:

La géométrie ne peut s'acquérir par la simple lecture des démonstrations d'un livre ni par un exposé oral; il faut la compléter de travaux indépendants, attrayants et stimulants. La géométrie dans les écoles américaines est conçue pour développer le talent créateur. Les matériaux de la géométrie sont simples, concrets et admettent un nombre infini de combinaisons simples ou complexes. La géométrie élémentaire manque de méthode générale de démonstration. Chaque théorème doit être traité, en soi, par un procédé différant plus ou moins de tout autre. L'invention de ces procédés de démonstration est un exercice intellectuel beaucoup plus puissant que l'application mécanique de quelque méthode générale telle que le calcul différentiel et intégral.

La matière de la géométrie plane ne diffère pas sensiblement de celle que nous enseignons dans nos écoles; mais dans l'enseignement de la géométrie dans l'espace, les Américains emploient des procédés d'intuition dont nos professeurs et auteurs d'ouvrages de mathématiques élémentaires pourraient utilement s'inspirer.

Ils partent du principe que les constructions de la géométrie dans l'espace ne peuvent se tracer avec le relief, ni à la règle, ni au compas, ni à l'aide d'aucun instrument de dessin; or, comme ils jugent l'intuition indispensable, ils font les constructions à l'aide de lignes et de plans matériels, des tiges en acier, des carreaux transparents, des formes en bois. A chaque leçon sur ces matières, le professeur se sert d'appareils ingénieusement intuitifs de grandes dimensions, sur lesquels les élèves cherchent, avant toute démonstration théorique, l'explication des éléments et même la solution du problème ou du théorème.

CHAPITRE III

L'Enseignement des sciences expérimentales dans les écoles de l'Amérique.

§ 1.—ENSEIGNEMENT DE LA PHYSIQUE.

Dans les auditoires, les professeurs exposent les lois fondamentales de la physique en illustrant leur exposé d'expériences qualitatives: dans le laboratoire, l'élève réalise personnellement une série complète d'expériences quantitatives qui confirment et précisent les données du cours. Dans bien des cas, le laboratoire est en avance sur les cours d'auditoire. Le laboratoire de physique est de création essentiellement américaine: à notre connaissance, aucune école secondaire de l'Europe continentale ne pousse aussi loin le «learning by doing», l'étude par l'action, que les «high schools» des États-Unis.

Nous avons visité une vingtaine de laboratoires d'écoles secondaires en fonctionnement, et c'est avec un intérêt croissant que nous en avons apprécié la saine et forte activité.

Dans la «Crane Manual Training School», au moment de notre visite, l'expérience en cours d'exécution se rapportait à la vérification des lois du pendule. Le lecteur jugera de la satisfaction des jeunes gens et jeunes filles lorsque, l'expérience terminée, ils purent mettre, de science personnelle, au bas de leurs notes: «Lois sur le pendule: les petites oscillations du pendule sont isochrones; la durée des oscillations est indépendante de la masse; elle est proportionnelle à la racine carrée de la longueur du pendule.» Entre le phénomène produit, d'une part, l'œil et le cerveau de l'élève d'autre part, ne s'interposent ni phraséologie, ni termes, ni définitions, ni formules à retenir: la vérité toute nue lui apparaît; elle entre dans sa mémoire comme sa propriété personnelle.

Dans la plupart des écoles, le matériel est de construction rudimentaire et solide; on y trouve des appareils empruntés à la pratique, tels que des leviers, des balances, des siphons, des pompes de grandes dimensions et même des moteurs hydrauliques, des treuils, des cabestans, des plans inclinés, du matériel électrique pour l'étude de l'électricité expérimentale et même industrielle; tout cet appareillage a été dans la plupart des cas projeté et construit par les élèves eux-mêmes dans les ateliers de l'école. Les expériences s'appuient sur les «text-books» et sur un syllabus indiquant le but de chaque opération, les précautions à prendre pour éviter des erreurs, les appareils à utiliser, etc. Ces travaux sont le plus possible quantitatifs.

L'élève inscrit soigneusement dans un carnet de notes le résultat de ses observations. Le professeur surveille la marche des expériences, tout en laissant à l'élève la responsabilité et le mérite de ses résultats.

§ 2.—ENSEIGNEMENT DE LA CHIMIE.

Les plus petites «high schools» possèdent un laboratoire de chimie où les élèves peuvent accomplir le minimum de travail personnel de laboratoire jugé nécessaire pour la vie, ou prescrit par les examens d'entrée des collèges. La chimie verbale d'auditoire, quelque talent que mette le professeur à faire des expériences, n'est guère populaire aux États-Unis. Dans aucun cas, nous n'avons trouvé d'école qui se contentât de pareil enseignement; l'enseignement verbal des sciences d'observation jure avec la mentalité américaine et ne retiendrait pas les élèves pendant une seule séance. On ne trouve guère, comme chez nous, des auditoires de sciences pouvant réunir des centaines d'élèves devant un ameublement, savamment machiné, alimenté de gaz, d'électricité, d'eau, d'air sous pression et de vide; on n'y voit pas le professeur agissant au nom des élèves et leur communiquant de première ou de seconde main les connaissances qu'il étaye de fragiles expériences. Le pivot des études est pour toutes les sciences expérimentales, et spécialement pour la chimie, le laboratoire où l'élève pense et agit.

Beaucoup d'écoles ne prévoient pas des leçons d'auditoire, vu l'impopularité de ce genre de leçons qui sont rendues superflues par l'abondance des manipulations de laboratoire. Celles qui organisent les cours théoriques ne dépassent pas vingt-cinq leçons de trois quarts d'heure; la plupart d'entre elles prescrivent des leçons de récitation où l'élève, après avoir étudié la théorie des produits examinés, vient la développer devant le professeur en présence de ses camarades.

L'habitude de l'effort personnel, du débrouille-toi, du «help yourself», qui est le résultat le plus tangible de tout l'enseignement américain, rend très élégantes les méthodes d'enseignement des sciences d'observation.

Le problème expérimental à résoudre se trouve dans le «text-book» ou est remis aux élèves sous forme de syllabus. Voici le texte de quelques-uns de ces documents que nous avons relevés à la «Mac Kinley Manual training high school» à Chicago. Ils sont assez explicites pour ne pas nécessiter de commentaires. Lors de notre visite, les élèves en étaient à la troisième expérience, portant comme sujet: «Les modifications physiques et chimiques du cuivre.» Ils trouvaient dans leur syllabus les directions suivantes:

1º Examinez un morceau de cuivre. En le chauffant dans une éprouvette d'essai, observez-vous quelques modifications apparentes? Se dissout-il dans l'eau? Quelles autres propriétés possède le cuivre?

2º Placez un petit fragment de cuivre dans une éprouvette contenant de l'acide nitrique concentré. Notez avec soin les phénomènes qui se produisent. Lorsque l'action de l'acide nitrique cesse, versez le liquide dans une petite coupe en porcelaine, évaporez-le dans la hotte en la plaçant sur une toile métallique au-dessus du bec Bunsen; chauffez doucement et gardez-vous surtout de chauffer fortement au moment où la dessiccation commence.

3º Après refroidissement, faites sur la substance qui s'est déposée les mêmes essais que vous avez faits sur le cuivre, suivant les prescriptions du 1º.

4º Si vous évaporez trois ou quatre gouttes d'acide nitrique dans une éprouvette, obtenez-vous le même résidu que vous avez trouvé en évaporant le cuivre et l'acide nitrique?

En comparant 3º et 1º et, en prenant en considération 4º, tirez vos conclusions et défendez-les avec assurance en vous appuyant sur votre certitude expérimentale.

Les cours se développent progressivement par l'étude expérimentale d'un groupe de faits qui passent sous la main et sous les yeux des élèves.

Ceux qui connaissent l'horreur qu'éprouvent les élèves de nos athénées pour des cours de chimie basés sur le «Manuel» seraient étonnés de constater le plaisir intense que les jeunes Américains ressentent et le goût qu'ils mettent dans l'étude de cette branche importante par ses applications industrielles et par sa valeur éducative.

Nos élèves considèrent souvent la chimie verbale comme une chose à part dans laquelle ils rencontrent des faits sans connexité directe avec la vie réelle; les théories chimiques leur semblent ne pas être tirées des faits. L'impression invariable et tenace qu'on conserve de nos cours de chimie—appelée expérimentale parce que le professeur fait de temps à autre quelque manipulation sous le regard des élèves—est que les théories et les lois seraient fondamentales et essentielles; que les faits s'efforcent de se conformer aux théories; que toute la science chimique est suspendue à la théorie atomique et que, sans cette dernière, il ne peut y avoir ni découverte nouvelle, ni analyse possible. Le débutant croit avoir fait un progrès énorme s'il sait appeler l'eau H2O, quoiqu'il n'ait aucune idée quant à l'origine et à la signification réelle des formules.

Les méthodes d'expériences personnelles des écoles américaines ne versent pas dans ces tendances erronées; elles conduisent à des impressions plus conformes à la réalité: les manipulations systématiques font découvrir des faits nouveaux, elles font apparaître les relations qui existent entre les faits et conduisent à des lois et à des théories, qui facilitent l'investigation et la découverte de nouveaux faits. Aux yeux des élèves, ces théories restent subordonnées aux faits: cette vérité fondamentale les guide dans leurs travaux et est pour leurs études futures un gage de succès.

A nos méthodes passives, basées sur la mémoire des mots, les «high schools» et les écoles techniques américaines opposent triomphalement leurs méthodes actives et éducatives qui mettent en œuvre l'effort, la volonté, l'habileté manipulatoire, la logique.

Dans bien des écoles, une importance spéciale est attachée aux manipulations de chimie quantitative. Ces travaux constituent d'excellents exercices de mesure et de précision dans l'observation. Ils conduisent généralement à la vérification des lois que l'élève serait obligé d'accepter comme une vérité théorique. Nous relevons, parmi ces expériences quantitatives, des travaux sur la distillation, l'équivalent de l'hydrogène, l'ionisation, la loi des proportions multiples, la combinaison d'un métal avec de l'oxygène, etc. A propos de l'oxygène, on fait, en général, des expériences sur sa teneur dans l'air, dans le KClO2, le poids dans un litre d'air, la solubilité dans les liquides, etc.

Les expériences quantitatives sont vivement recommandées: les calculs ne sont pas poussés au delà de la limite d'approximation donnée par les pesées et les lectures.

En Amérique, le monde enseignant est d'accord pour dire que les leçons expérimentales données par le professeur et les «récitations» sont nécessaires pour dégager les idées générales des faits, mais qu'il est inutile d'essayer d'enseigner la chimie ailleurs que dans un laboratoire bien outillé et bien conduit.

§ 3.—LES TRAVAUX MANUELS DANS L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE.

Dans l'esprit des Américains, le critère du progrès en éducation est l'avancement vers un régime qui assure à l'élève la plus grande activité personnelle; le souci des professeurs est de réduire au minimum leur intervention, de façon à donner à l'élève graduellement l'initiative, le contrôle sur ses actes, l'empire sur soi, la discipline interne qui le dispense de chercher des guides hors de lui.

Sous cette haute préoccupation, toutes les sciences enseignées dans les écoles secondaires, dont nous avons décrit les méthodes, mais plus spécialement les travaux manuels sont devenus l'enseignement de l'activité, de l'énergie, de la volonté appliquées à l'exécution des travaux éducatifs par lesquels les élèves acquièrent des connaissances utiles.

Les principes qui se trouvent à la base des travaux manuels sont identiques à ceux qui guident les travaux scientifiques des laboratoires de chimie, de physique et de sciences naturelles, les méthodes sont celles des sciences expérimentales.

Que les travaux manuels soient inscrits comme branches facultatives aux programmes des écoles secondaires ordinaires, ou qu'ils fassent partie intégrante des programmes comme dans toutes les écoles secondaires techniques, ils comprennent toujours, pour les garçons:

1º Le travail du bois: la menuiserie, le tournage, le modelage industriel et, dans certaines écoles, l'ébénisterie;

2º Le travail des métaux: le forgeage du fer et de l'acier, l'ajustage à la main et mécanique; dans quelques écoles, les éléments du moulage et de la fonderie.

Nous avons vu enseigner, en outre, dans certaines écoles, le repoussage du métal, autant dans ses éléments techniques que comme application de la composition décorative.

Les jeunes filles pratiquent les sciences domestiques: la cuisine, le lessivage, l'entretien de la maison, la couture, l'économie domestique, et les arts domestiques: la confection, les modes.

Comme dans l'enseignement élémentaire, les travaux manuels présentent un caractère purement éducatif. Les élèves, moyennement aptes, acquièrent néanmoins une habileté sérieuse, car chaque nouveau modèle comporte, dans une certaine mesure, des procédés déjà appliqués dans les travaux antérieurs.

Les travaux qui se font sans être guidés par une pensée précise n'ont, aux yeux des Américains, aucune valeur comme moyen d'éducation; ils accusent les éducateurs suédois d'avoir retiré la pensée et la vie aux modèles du sloyd, à force de l'épurer et d'en expulser toute nuance technique; le souci d'introduire dans les travaux une pensée directrice explique le soin avec lequel les projets sont préalablement discutés par les élèves. Dans ce but, ils se groupent autour des professeurs, échangent leurs vues, questionnent, critiquent, tant que la pensée à développer dans le travail n'est pas nettement précisée. De même, pour enseigner une opération nouvelle ou l'usage d'un outil non étudié, le professeur réunit les élèves autour de lui, démonte l'outil, en décrit les parties, l'affûte, le remonte, en explique l'usage et les effets.

Dans les écoles normales pour professeurs de travaux manuels et dans les milieux scolaires, les effets de chaque outil, de chaque opération, et de l'exécution de chaque objet ont été expérimentés méticuleusement au point de vue éducatif.

Si la doctrine tend à s'unifier et à se fixer, la forme des objets auxquels se rattachent les travaux varie à l'infini, suivant la formation personnelle des professeurs et l'influence des milieux.

Certaines écoles secondaires accentuent, plus que les autres, le caractère artistique des travaux et cherchent à développer le sens du beau par l'exécution d'objets qui présentent de belles lignes et une décoration de goût. Aux modèles de base, imposés à tous les élèves et qui relèvent plutôt de la technique de la menuiserie industrielle, elles ajoutent des objets auxquels les élèves appliquent des incrustations, le découpage et même la sculpture, travaux décoratifs qui répondent à une préoccupation d'art, malgré leur caractère sommaire.

CONCLUSIONS

L'Européen envoie ses enfants à l'école pour y apprendre «quelque chose»; l'Américain désire que l'école assure l'éducation intégrale, physique, intellectuelle et morale de ses enfants.

Les grandes idées sur l'essor d'une nation par l'éducation sont à l'arrière-plan dans nos écoles; les cadres de l'instruction sont fixes, les méthodes ne font cas que des notions abstraites, de l'argumentation purement logique et des conclusions tirées du syllogisme; les matières sont enseignées par des moyens conventionnels qui semblent s'éloigner des formes de la vie réelle; les questions d'organisation, les programmes, les tendances éducatrices ne sont discutées que dans des cercles restreints: le public ne comprend pas le langage de nos pédagogues, il reste étranger et indifférent à ces discussions qui sont l'affaire de professionnels, de fonctionnaires.

En Amérique, au contraire, chaque école a ses pulsations propres: toutes les grandes questions qui touchent à son patrimoine scientifique et classique sont en discussion permanente dans les livres, dans les revues, les journaux, et surtout dans les assemblées et congrès auxquels s'associe et s'intéresse le peuple. Les innovations qui surgissent sont notées, essayées, exécutées; le public—qui est cordialement accueilli dans les classes, les laboratoires,—se préoccupe de leur réalisation et s'en déclare satisfait. Sous sa poussée, la vie sociale et économique s'est prolongée jusque dans le domaine scolaire et elle donne aux études de la fraîcheur et une allure rationnelle et vraie. Dans tout l'enseignement, l'idée et sa réalisation par l'action sont associées indissolublement; par l'éducation agissante, la volonté des enfants et des adolescents prend possession d'elle-même.

L'Américain a aussi la conviction que l'avenir de son pays est entre les mains de la femme qui transmet intégralement l'éducation reçue aux générations qui suivent. Alors que les pays européens ne lui font qu'une part infime dans la vie intellectuelle, par une éducation factice dans les pensionnats ou par une instruction restreinte dans les écoles moyennes, rares et relativement peu fréquentées, toutes les institutions d'enseignement secondaire américaines sont bondées de jeunes filles pauvres et riches, qui viennent s'y former, intellectuellement, par les études littéraires et scientifiques, et professionnellement en vue de leur rôle familial et social, par des travaux de cuisine, d'économie et d'arts domestiques. Les cuisines et ateliers de confection, annexés à ces écoles, sont de vrais laboratoires, où la future épouse acquiert, par une pratique méthodique, les aptitudes et le savoir nécessaires, pour s'assurer une existence indépendante et pour soutenir et accentuer la vigueur physique et morale de la nation.

Ainsi que dans les vieilles races, nos sentiments nous portent tout naturellement vers un altruisme qui s'exalte dans des œuvres de grande philanthropie telles que la mutualité et l'assistance sociale par la bienfaisance. Ces œuvres sont palliatives et lénifiantes, mais elles inclinent naturellement à ménager l'effort des masses en vue de leur propre relèvement.

Les Américains, que l'on dit volontiers individualistes à outrance, pratiquent une solidarité moins sentimentale à coup sûr, mais agissante et préventive. Avec une générosité qui ne compte pas, les villes comme les particuliers contribuent pécuniairement à la création et aux frais d'entretien des admirables bibliothèques pour enfants et adultes, et rivalisent de largesse envers les institutions d'éducation et toutes les œuvres de relèvement, productrices d'énergie individuelle. Cette forme de solidarité nous apparaît également noble et grande et semble particulièrement propice au progrès social et économique du pays.

L'idéal d'éducation qui procède de ce grand sentiment national est simple et démocratique.

Les études scolaires générales, comme l'étude d'une profession manuelle, reposent sur une large instruction fondamentale.

Pour la même raison de principe, les divers degrés d'enseignement se greffent les uns sur les autres avec une simplicité qu'envient les systèmes européens. L'école maternelle, l'école primaire, l'école moyenne, les collèges, les instituts d'enseignement technique, les universités, les écoles normales, sont charpentés en un tout harmonique qui ne présente pas la moindre lacune ni surcharge.

L'école européenne témoigne de la plus grossière méconnaissance de la nature enfantine et humaine. Elle pratique le façonnage des cerveaux sans honte ni vergogne; elle supprime l'originalité et fait passer, avec un zèle persistant, les personnalités naissantes sous les rouleaux du laminoir égalisateur. L'école américaine exalte l'individualité, lui laisse manifester ses qualités propres par son régime de travaux dans lesquels l'élève conserve sa liberté d'appréciation, son discernement propre, son action originale et sa responsabilité.

Tous ces travaux renforcent l'équation personnelle des individus et tendent à donner à la jeunesse «un capital précieux de méthodes et d'expériences». Nulle part ne résonne la parole niveleuse et sermonneuse du professeur, exposant doctoralement les grises théories verbales et les dernières hypothèses de la science et de la technologie; on n'y voit pas les élèves griffonner fiévreusement des notes, accumuler dans leurs cahiers et dans leurs cerveaux surmenés le savoir de seconde main, appris par ouï-dire et le réciter, sans y ajouter aucun élément de leur savoir personnel. Les écoles américaines portent ces sciences à l'intelligence des élèves par des méthodes de manipulations expérimentales qui forment les facultés et développent les aptitudes, tout en puisant aux sources de saines et de fortes connaissances.

En faisant de l'élève, non l'auditeur passif, mais l'acteur de la vie scolaire, l'école américaine l'incite à se renseigner, à se former par lui-même, à se complaire dans les recherches soutenues et le travail d'arrache-pied. Elle développe, en outre, la qualité stimulante propre à la nation américaine et si bien caractérisée par le mot «push», c'est-à-dire le besoin d'avancer dans le monde, à tout prix, l'impatience et la volonté de parvenir, forme supérieure de l'arrivisme, ressort puissant de son incessante activité.

A chaque moment des travaux scolaires, depuis son entrée dans les jardins d'enfants jusqu'à sa sortie des collèges, le jeune Américain est amené à faire acte d'initiative. Dans chacune de ses facultés intellectuelles et morales, il accumule ainsi, au cours de ses études, une somme d'énergie potentielle qu'il utilisera dans ses situations ultérieures, dans les diverses circonstances de sa vie, au gré de ses besoins.

C'est par leurs méthodes viriles que les écoles déposent dans les muscles et dans les nerfs de la jeunesse, les vertus qui font la valeur du peuple américain, le besoin d'activité tenace et persévérante, l'énergie pour réaliser l'effort.

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