Psychologie de l'éducation
LIVRE III
L'ENSEIGNEMENT UNIVERSITAIRE EN FRANCE
CHAPITRE PREMIER
La valeur des méthodes universitaires.
§ 1.—LA MÉTHODE MNÉMONIQUE.
Quittant l'Amérique, nous allons revenir maintenant à notre enseignement universitaire.
Lorsque tout l'enseignement classique consistait uniquement à bien apprendre le latin et les rudiments des sciences qui existaient alors, les méthodes inaugurées par les Jésuites suffisaient parfaitement. Leurs élèves écrivaient assez correctement le latin, et il ne leur fallait pas de grands efforts de mémoire pour retenir le petit bagage de notions scientifiques qui était enseigné. La méthode mnémonique suffisait donc fort bien aux nécessités de l'époque.
Mais avec le développement considérable des connaissances modernes, d'autres méthodes d'enseignement s'imposaient. L'Université n'a pas su le comprendre. La méthode mnémonique est la seule dont elle ait continué à faire usage.
Les maîtres de notre temps n'ont recours qu'aux exercices de la mémoire. De là ces programmes surchargés où l'on inscrit constamment des sciences nouvelles, où l'hygiène, le droit, la paléontologie, l'archéologie, l'anthropologie ont leur place à côté des langues mortes, des langues vivantes, des mathématiques, de l'histoire, de la géographie, etc.
On est tombé dans l'erreur de croire qu'on allait ainsi atteindre le sérieux et le profond; on n'a rencontré que le superficiel. On s'est dit que l'enfant devait avoir cet ensemble de connaissances énormes à son entrée dans le monde: il ne sait plus rien[7].
[7] Enquête, t. II, p. 545. Hanotaux, ancien ministre, ancien professeur à l'École des Hautes-Études.
Il ne sait plus rien dans aucune branche des connaissances. Les dépositions de l'enquête vont nous le prouver. Elles se ressemblent tellement qu'il suffira d'en choisir quelques-unes relatives aux divers sujets enseignés par l'Université.
§ 2.—LES RÉSULTATS DE L'ENSEIGNEMENT DU LATIN ET DES LANGUES VIVANTES.
L'enquête nous apprend que les neuf dixièmes des élèves sont incapables, après sept à huit ans d'études, de traduire à livre ouvert l'auteur le plus facile, dans l'impossibilité, par conséquent, de lire les écrivains latins. Inutile donc de disserter sur la vertu éducatrice d'une langue que l'Université est incapable d'enseigner. Sur ce point de l'ignorance totale de l'immense majorité des élèves, les déclarations ont été à peu près unanimes. Je me bornerai à donner la déposition de M. Andler, maître de conférences à la Sorbonne, qui les résume fort bien.
... Le latin appris à fond n'est propre qu'à former des professeurs de rhétorique; appris médiocrement, comme aujourd'hui, il n'est plus qu'un signe extérieur à quoi se reconnaît une certaine aristocratie bourgeoise. Si l'on pensait que le latin sert à autre chose, par exemple à maintenir certaine tradition nationale, cette tradition serait mal assurée. Car les résultats ne permettent pas de supposer qu'elle tienne à cela; même, il y a à peine 10% des élèves qui puissent se tirer d'un texte élémentaire de Cicéron. J'assiste de très près tous les ans au dépouillement des copies latines du baccalauréat; il y a une version passable sur dix. Si la tradition nationale repose sur la connaissance que nous avons de la culture latine, elle est bien compromise. Toutes les phrases pathétiques sur l'ennoblissement des âmes, la culture morale, le goût artistique qui nous viendraient des Latins ne sont plus vraies dès que les connaissances latines élémentaires sont aussi mal assurées qu'elles le sont.
Après une étude qui prend jusqu'à dix heures par semaine et dure sept ans, les élèves ne sont pas capables de se tirer d'une version autrement qu'à coups de dictionnaires. C'est du temps gaspillé[8].
[8] Enquête, t. II, p. 63. Andler, maître de conférences à l'École Normale.
C'est à peu près, d'ailleurs, ce qu'avait dit M. Jules Lemaître, dans une conférence qui fit beaucoup de bruit, et dont je reproduis un extrait.
J'ai vu les cahiers et les «devoirs» de quelques adolescents, pris au hasard: c'est lamentable. Il est clair que leur latin ne leur servira pas même à écrire en français avec propreté, si ce don n'est infus en eux, ou à comprendre les latinismes de nos écrivains classiques: ce qui pourtant serait encore un assez petit gain et hors de toute proportion avec ce qu'il aurait coûté.
Ainsi ils auront deux fois perdu leur temps, puisqu'ils l'auront passé à ne pas apprendre une langue, qui, l'eussent-ils apprise, leur serait à peu près inutile. Et ce temps aurait donc été mieux employé, je ne dis même pas à l'étude des langues vivantes, des sciences naturelles et de la géographie (c'est trop évident), mais au jeu, à la gymnastique, à la menuiserie—à n'importe quoi.
Cette incapacité de l'Université à enseigner le latin ou d'ailleurs une langue quelconque, car bien entendu les élèves ignorent autant les langues modernes que les langues anciennes, a quelque chose de merveilleux et de bien propre à exciter l'étonnement. Étant donné qu'il n'y a rien de plus facile à apprendre qu'une langue, que c'est même la seule chose apprise sans difficulté et sans exception par tous les enfants en bas âge, l'incapacité de l'Université à enseigner les langues est déconcertante. Il faut pénétrer dans le détail de ses méthodes pour comprendre comment il se fait qu'elle enseigne si mal ce que jadis les Jésuites enseignaient si bien.
La cause générale de leur insuffisance est aisée à saisir. Avec quelques traductions interlinéaires et de nombreuses lectures, les élèves apprendraient fort vite le latin à peu près sans professeurs. Ces derniers y ont mis ordre, en ne considérant les traductions que comme une chose accessoire et obligeant les élèves à apprendre par cœur de savantes grammaires, des étymologies, l'histoire des mots, des formes et de toutes les subtilités qui peuvent germer dans des cervelles d'universitaires.
Je tiens dans les mains un livre classique dans lequel dix-sept sortes de vers sont scandés, où l'attention de l'élève est appelée avec détails sur les mètres les plus rares, où l'hexamètre de Virgile tient quelques lignes à peine, tandis que l'auteur s'étend sur les diverses formes de catalectiques, les dimètres, les trimètres et les octonaires, pour passer aux asynartètes, aux anapestiques et entrer enfin dans la distinction des logaédiques qu'ils soient simples ou composés, ou bien encore phérécratiens ou asclépiades[9].
[9] Enquête, t. I, p. 51. Picot, secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences morales et politiques.
L'élève, heureusement pour lui, oublie ces chinoiseries le lendemain de l'examen. Quant au latin, il n'a pas à l'oublier, puisqu'il ne l'a jamais su.
Les langues vivantes sont naturellement enseignées de la même façon, c'est-à-dire en obligeant les élèves à apprendre par cœur des subtilités grammaticales. Aussi, après sept ou huit ans d'études, sont-ils incapables de lire un ouvrage quelconque. Les dépositions de M. Lavisse et d'autres membres de la commission ont été d'accord sur ce point.
Parmi les étudiants que je connais à la Sorbonne, il est très-rare qu'il s'en trouve un capable de lire couramment l'anglais ou l'allemand[10].
[10] Enquête, t. I, p. 44, Lavisse, professeur à la Sorbonne.
§ 3.—LES RÉSULTATS DE L'ENSEIGNEMENT DE LA LITTERATURE ET DE L'HISTOIRE.
Mêmes méthodes pour l'enseignement de la littérature et de l'histoire, et par conséquent mêmes résultats. Des dates, des appréciations toutes faites, des subtilités inutiles apprises dans les manuels et destinées à être oubliées le lendemain de l'examen.
Qu'arrive-t-il aujourd'hui?
On donne aux enfants des appréciations faites par leurs professeurs, on leur fait lire des critiques littéraires rédigées par des auteurs contemporains de talent, il est vrai, mais qui ne sont ni Racine, ni Pascal, ni Corneille, ni Bossuet, ni Lamartine, etc.
Nos élèves sont donc formés avec les œuvres de leurs professeurs ou d'écrivains de second ordre, mais ils ne lisent pas nos grands auteurs de génie, ni les auteurs latins ou grecs.
Quant à leurs compositions françaises, elles sont absolument défectueuses: on leur donne des sujets trop techniques; et les malheureux enfants cherchent à se rappeler ce qu'on a bien pu leur dire sur tel ou tel sujet[11].
[11] Enquête, t. II, p. 231. Orain, directeur à l'École de Blois.
On a remplacé l'étude de la littérature elle-même par l'étude de l'histoire littéraire, en sorte qu'on sait moins ce qu'il y a dans les principales maximes de La Rochefoucauld que la différence qu'il y a entre les éditions successives des Maximes[12].
[12] Enquête, t. II, p. 172. René Doumic, professeur à Stanislas.
C'est là ce que les élèves apprennent le mieux, car c'est ce que savent le mieux leurs professeurs, les concours d'agrégation étant surtout des concours d'ergotage. Les candidats ont appris à ergoter et ne peuvent guère enseigner autre chose à leurs élèves. Le monde marche. La concurrence des autres peuples nous menace. Pendant ce temps, les professeurs ergotent. Tels les Byzantins, alors que Mahomet les assiégeait. Les Barbares étaient dans leurs murs. Ils ergotaient encore.
En faisant, comme on le fait aujourd'hui dans tous les collèges, ergoter sur des idées, couper des cheveux en quatre, discuter des idées subtiles, on va exactement contre la destination elle-même de l'enseignement[13].
[13] Enquête, t. I. p. 171. Doumic, professeur à Stanislas.
Dans un article publié par la Revue de Paris, M. Lavisse donne une excellente idée de la valeur de nos méthodes universitaires par les réponses des élèves à l'examen d'entrée de Saint-Cyr. On y voit avec quel soin les professeurs s'attachent aux petits faits isolés, aux détails faciles à emmagasiner dans la mémoire et leur impuissance à enseigner des idées générales sur les institutions, les mœurs, les coutumes d'une époque.
Un candidat interrogé sur Condé, un autre sur Luxembourg, ne savent ni l'un ni l'autre la vie, le caractère, la méthode de ces deux hommes de guerre, mais la réponse est toute prête pour la question: «Qui commandait l'avant-garde au passage du Rhin?» Et pas un nom ne manque dans l'énumération des batailles de Condé et de Luxembourg.
M. Lavisse a fort bien résumé, dans les lignes suivantes, les méthodes d'enseignement de l'Université.
Petits livres appris par cœur, salis par des doigts ennuyés; mots incompris encombrant les mémoires distraites; opinions d'autrui, absorbées sans être même assimilées, sur des chefs-d'œuvre qu'on n'a pas lus; formules pour examens; la morale et Dieu lui-même mis en face d'accolades, qui engendrent des sous-accolades. Et ce qui est pire encore, des maîtres préparent leurs élèves à la réponse qu'ils savent devoir plaire à l'examinateur[14].
[14] Conférences sur le baccalauréat, par Lavisse, professeur à la Sorbonne.
§ 4.—LES RÉSULTATS DE L'ENSEIGNEMENT DES SCIENCES.
Mêmes méthodes d'enseignement pour les sciences. Des mots, toujours des mots, des manuels compliqués et subtils appris par cœur.
En chimie, au lieu d'exiger la connaissance réelle de la nomenclature et l'étude très précise, très pratique, des grandes lois et d'une douzaine des corps les plus importants, ce qui donnerait à l'élève le goût de la chimie et le désir de compléter ses connaissances, l'opinion nous oblige d'exiger que notre élève soit un chimiste encyclopédique. Le sélénium, le tellure, le brome, l'iode, le fluor, le bore, le silicium, etc., etc., défilent devant ses yeux: le résultat immédiat est le dégoût; le résultat éloigné, les lois de la mémoire outrageusement violées l'assurent, c'est l'oubli.
En physique, au lieu de l'attention constamment et vigoureusement appelée sur les grandes lois générales, c'est un abus fâcheux de descriptions d'appareils compliqués, comme si nous voulions faire de nos élèves des ouvriers constructeurs: après la machine d'Atwood, celle de Morin, qui n'ajoute rien à la compréhension du principe. Après l'expérience de Torricelli, c'est le baromètre de Fortin, dont les élèves ne se serviront jamais, sauf s'ils font des études spéciales, puis celui de Gay-Lussac, puis celui de Bunsen, si bien que les élèves finissent par ne plus apercevoir l'édifice entouré de tant d'échafaudages, et très forts sur la description des appareils, ils perdent quelque peu de vue les lois elles-mêmes.
Ce mal est le même partout, en littératures ancienne et moderne, en langues vivantes, en sciences naturelles et même en philosophie.
Les élèves, isolés de la vie, de la réalité, par des murailles de mots, ne sont point habitués à regarder en eux-mêmes, parce qu'ils sont distraits par le monde extérieur. Ce monde extérieur lui-même ils le voient, mais ils ne savent point le regarder. Toute leur vigueur intellectuelle est concentrée sur des mots[15].
[15] Jules Payot. Revue Universitaire, 15 avril 1899.
Les résultats de l'enseignement des mathématiques au lycée ne sont pas supérieurs aux résultats fournis par l'enseignement des autres sciences.
Ce qui est très frappant, c'est que, de tous les élèves de rhétorique qui ont fait cependant pas mal de mathématiques, bien peu seraient capables de passer le brevet élémentaire à l'Hôtel de Ville[16].
[16] Enquête, t. II, p. 7. Beck, directeur de l'École Alsacienne.
Pour juger de la valeur des méthodes universitaires et des résultats qu'elles produisent même sur l'élite des élèves, on ne saurait trop méditer la déposition suivante de M. Buquet, directeur de l'École Centrale, dont l'examen d'entrée est à peine inférieur à celui de l'École Polytechnique.
Nous sommes très préoccupés de constater parmi les jeunes gens qui nous arrivent de très bons sujets présentés par les professeurs de lycées comme étant des premiers de leur classe ayant obtenu des accessits de concours général, sachant admirablement l'analyse, qui couvrent un tableau de formules sans s'arrêter, mais ne sachant absolument pas, quand ils arrivent à la fin, ce qu'ils ont voulu faire et trouver. Ils ne comprennent rien sinon qu'ils ont résolu une équation.
Si, à des jeunes gens très forts qui emploient très bien les formules et l'analyse au tableau, on propose de mettre à la place de A des kilos et à la place de B des kilomètres, ils se dérobent: on ne trouve plus personne: ils ne comprennent plus.
De là cette opinion parmi eux: c'est que le professeur dont on ne comprend pas bien le cours est un grand homme; on est dans ces idées-là. Moins on comprend ce qu'il indique, plus on croit qu'il est supérieur aux autres.
Tant qu'on reste dans des questions d'examen oral, les jeunes gens répondent bien. Si nous leur donnons une composition écrite, un problème comportant une application des sujets de cours, 75% ne comprennent pas ce problème.
Il est vraiment déplorable de voir des jeunes gens de vingt ans arriver à l'Ecole après avoir travaillé et être incapables de comprendre ce qu'ils ont cherché et voulu après plusieurs lignes de formules. Nous avons toutes les peines du monde à leur faire comprendre que les cours pratiques que nous leur faisons suivre sont d'une utilité quelconque. Le cours d'analyse supérieure, le cours de mécanique, ils les suivent avec entrain: ils sont entraînés par les mathématiques spéciales. Mais faites un cours de ponts et chaussées, de chemins de fer, d'architecture, ils disent: cela, c'est bon pour les maçons, les ouvriers. Alors il faut pendant des mois faire campagne pour leur faire comprendre qu'on ne vit pas d'algèbre[17].
[17] Enquête, t. II, p. 503. Buquet, directeur de l'École Centrale.
§ 5.—LES RÉSULTATS DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET DE L'ESPRIT UNIVERSITAIRE.
Bien que la question de l'enseignement supérieur sorte du cadre de cet ouvrage, je suis obligé d'en dire quelques mots, car, si notre enseignement secondaire est à ce point défectueux, c'est que l'enseignement supérieur ne vaut pas davantage. Dans tous les pays où l'enseignement supérieur est bon, l'enseignement secondaire l'est nécessairement.
L'enseignement supérieur se trouve caractérisé chez nous, comme l'enseignement secondaire, par la récitation des manuels, l'entassement dans la tête de théories, qui n'y resteront que jusqu'au jour de l'examen. Le licencié, le polytechnicien, le normalien, doivent en réciter plus que le bachelier, et il n'y a pas entre eux d'autres différences.
La même méthode mnémonique est appliquée à toutes les formes de l'enseignement. C'est elle qui rend notre production scientifique si médiocre et nous met dans une position si inférieure à l'égard de l'étranger. Nos agrégés, nos docteurs, nos ingénieurs, ont appris bien plus de choses que leurs rivaux étrangers, et pourtant dans la vie ils leur sont inférieurs. Ils appartiennent trop souvent à ce type spécial, artificiellement créé par notre Université et qu'on a justement qualifiés «d'idiots savants».
Lorsque l'État fournit des places aux produits de l'Université, leur infériorité ne se manifeste pas nettement, mais lorsqu'ils sont livrés à leurs propres forces et obligés de se créer une situation dans la vie, la nullité de leur instruction apparaît aussitôt.
Elle apparaît surtout dans les métiers, celui d'ingénieur, par exemple, où les connaissances précises sont indispensables. On en a fourni des cas intéressants devant la commission.
Quand un ingénieur allemand sort de l'École de Freyberg, par exemple, il peut être immédiatement utilisé, et rendre des services pratiques. Il a déjà une valeur professionnelle.—Lorsqu'un jeune Français sort de l'École Centrale, il sait beaucoup plus de choses que son collègue allemand: on lui a enseigné depuis l'apiculture jusqu'aux constructions navales. Il sait tout, mais si superficiellement, qu'en fait et pratiquement, il est, comme on l'a dit, apte à tout, bon à rien[18]...
[18] Enquête, t. I, p. 454. Maneuvrier, directeur des établissements de la Vieille-Montagne.
Dans l'industrie, les grands patrons, de parti pris, choisissent leurs ingénieurs de moins en moins parmi les élèves de l'École Polytechnique. A peine s'ils prennent des élèves de l'École Centrale; ils s'adressent aux élèves des écoles d'arts et métiers de Châlons, d'Angers[19].
[19] Enquête, t. I, p. 360. Chailley-Bert, professeur à l'École des Sciences politiques.
Aujourd'hui il a tout envahi, ce terrible esprit universitaire qui croit que la valeur des hommes se mesure à la quantité de choses qu'ils peuvent réciter. Il fait partie maintenant des idées héréditaires de notre race et fort peu de Latins sont aptes à comprendre que la récitation des manuels n'est pas le seul idéal possible de l'éducation.
Qu'il s'agisse de sciences, de médecine, d'art militaire, d'agriculture, etc., c'est toujours le manuel remplaçant la vue des choses. Un officier de marine, M. L. de Saussure, rappelle, dans une publication récente, les malheureux élèves-officiers obligés de réciter par cœur pendant des mois la théorie du tir devant des canons auxquels on ne les laisse pas toucher, et les amiraux passant l'inspection donnant les meilleures notes aux élèves qui récitent le mieux. «Dans une école vraiment éducatrice, ajoute l'auteur, on s'y prendrait autrement... leur faisant mettre la main à la pâte, on leur ferait démonter seuls individuellement les pièces. Le jour où un élève tirera un coup de canon avec une pièce dont il aura démonté de sa propre main la culasse et le frein, soyez certain qu'il connaîtra mieux son métier que par deux années de récitatifs fastidieux.»
On est presque honteux d'avoir à répéter des choses si évidentes. Il faut les avoir vues pour comprendre à quel point l'esprit universitaire a pénétré partout et ce qu'il nous a coûté. C'est à l'Université surtout que nous devons d'être un peuple de théoriciens, étrangers aux réalités, oscillant toujours entre les extrêmes, incapables de nous plier aux nécessités, et de jugement très faible. Et, bien que je me sois imposé de citer presque exclusivement des universitaires dans ce livre, je reproduirai encore quelques lignes de l'officier que je viens de nommer. Homme d'action, il a beaucoup voyagé et très bien observé.
Dans tous les pays qui ont échappé aux principes abstraits du rationalisme, dans tous les pays adaptés aux circonstances de l'évolution et de la concurrence modernes, dans tous les pays dont le commerce, la population et le commerce vont grandissant, en Suisse, en Hollande, en Scandinavie, en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis, l'éducation est à peu près ce qu'elle doit être: l'art de développer les éléments héréditaires de la nature humaine en vue de la meilleure utilisation. La pratique, l'expérience et les sciences naturelles ont fait comprendre que les facultés de l'homme n'ont rien d'absolu, qu'elles ne se développent que par l'usage et en employant certains mobiles, qu'elles sont fort diverses selon les individus, et qu'il n'y a pas de démarcation entre les facultés du corps et celles de l'esprit. La volonté, l'énergie, le coup d'œil, le jugement aussi bien que l'intelligence proprement dite, sont des facultés héréditaires et variables, mais qui, pour une hérédité donnée, sont susceptibles de s'épanouir plus ou moins suivant les occasions qu'on leur fournit. Ces occasions naissent de la vie quotidienne, et l'éducation consiste à les graduer et à les multiplier.
Pour que le sentiment des nécessités de la lutte pour l'existence puisse naître chez ceux qui dirigent l'opinion, encore faut-il que leur éducation ne les ait pas rendus incapables de discerner ces nécessités. Or, l'éducation actuelle tend à isoler les jeunes Français du contact des réalités, à les endormir par une confiance illimitée dans les destinées de la Patrie, dans le triomphe assuré des Principes, dans la Justice immanente des choses, par la conviction que les guerres modernes sont les dernières manifestations de l'esprit d'arbitraire et qu'une ère de paix et de fraternité universelle va s'ouvrir pour aboutir à l'apothéose de la France. Cet état d'esprit peut conduire un pays à la décadence, car la décadence n'implique nullement la dégénérescence: les Espagnols n'ont pas dégénéré depuis Charles-Quint, mais ils n'ont pas su prendre conscience du changement des circonstances ambiantes; leurs éducateurs les ont fait vivre dans un monde imaginaire et les ont endormis dans une confiance vaniteuse en des destinées immanentes. Même de nos jours, alors que depuis cinquante ans les Américains s'immisçaient dans leurs affaires de Cuba, ils n'ont pris aucune mesure défensive, et, jusqu'à la dernière heure, ils se sont refusés à admettre que leur chevaleresque patrie pût avoir quelque chose à redouter d'une nation que la presse leur représentait comme composée de marchands de porcs, uniquement mus par l'esprit de lucre. A notre époque de progrès rapides et de transformations incessantes, une nation qui ne sait pas modifier ses idées et refréner ses sentiments instinctifs même les plus louables, risque de perdre le sens du réel et d'être surprise par les événements.
§ 6.—L'OPINION DE L'UNIVERSITÉ SUR LA VALEUR GÉNÉRALE DE SON ENSEIGNEMENT.
Les citations précédentes montrent que les professeurs éclairés sont parfaitement édifiés sur la valeur de leur enseignement. Si, comme je l'ai fait observer dans mon introduction, ils ne perçoivent pas clairement pourquoi cet enseignement est si défectueux, ils en voient au moins les résultats. Les opinions émises devant la Commission d'enquête ont été formulées avec un pessimisme complet. Il nous suffira de citer.
La masse sort du collège, ayant vu défiler devant elle une série d'esquisses rapides, ayant plus ou moins absorbé sans profit un amas de matières indigestes. En général, ils ne savent ni écrire, ni même lire le latin; ils n'ont aucune notion des beautés des littératures antiques dont ils ont péniblement essayé d'expliquer quelques fragments, sans avoir jamais lu en entier un des chefs-d'œuvre de ces littératures; la plupart ne peuvent pas écrire une page sans faute d'orthographe et en un français correct[20].
[20] Enquête, t. II, p. 392. Lavollée, docteur ès lettres.
Examinez les copies du baccalauréat; assistez à quelques examens oraux, vous verrez à quel pénible avortement ont abouti, pour la plupart des candidats, les efforts de maîtres très consciencieux et très distingués, répétés pendant six ou huit années consécutives[21].
[21] Enquête, t. I, p. 449. Maneuvrier, ancien élève de l'École Normale Supérieure.
J'estime que les trois quarts des bacheliers ne savent pas l'orthographe. Le mal n'est pas grand peut-être; mais si l'enseignement classique ne sert même pas à cela, à quoi peut-il servir? Je suis sûr que la moitié des licenciés en droit et ès lettres ne sont pas capables de faire une règle de trois ou d'extraire une racine carrée, et en géographie, si vous posez une question quelconque à tous les licenciés du monde, ils n'en sauront pas un mot.
... Comme examinateur à l'École navale, nous reconnaissons tout de suite les produits de l'enseignement secondaire.
Je ne sais pas d'ailleurs pourquoi on s'obstine à lui donner ce nom: il n'est ni secondaire, ni primaire, ni supérieur, il est tout et il n'est rien. C'est un fossile qui n'est plus de ce monde: il date de l'ancien régime et il a cessé de vivre depuis plus de trente ans[22].
[22] Enquête, t. I, p. 293. Bérard, maître de conférences à la Sorbonne, examinateur à l'École Navale.
La situation de l'enseignement classique est en ce moment exactement celle-ci: cet enseignement miné, menacé de tous les côtés, n'inspirant plus la même confiance qu'autrefois, tendrait de plus en plus à devenir une sorte de spécialité, en sorte que le latin et le grec seraient enseignés à peu près comme l'hébreu et le sanscrit, réservés à quelques mandarins et par conséquent n'ayant plus aucune part à la formation générale de l'esprit, de l'intelligence et du caractère français[23].
[23] Enquête, t. I, p. 170. René Doumic, professeur à Stanislas.
On doit reconnaître que notre enseignement actuel n'est pas suffisamment approprié aux besoins de notre époque. Il est, en partie la cause de l'infériorité économique dans laquelle se trouve aujourd'hui la France, infériorité relative sans doute, mais très affligeante, quand on compare le développement si lent de notre industrie et de notre commerce avec les progrès considérables que font les peuples voisins, les Allemands surtout[24].
[24] Enquête, t. II, p. 438. Blondel, professeur de faculté.
Je n'hésite pas à vous le dire tout crûment, je crois que l'enseignement classique actuel ne répond plus aux besoins; ceux qui le donnent n'y croient guère plus que ceux qui le reçoivent[25].
[25] Enquête, t. I, p. 367. Brunot, maître de conférences à la Sorbonne.
Je vous dirai ma pensée avec une très grande franchise: je suis convaincu que, en tant que formant la base de l'éducation secondaire générale, l'enseignement classique est destiné tôt ou tard à disparaître, à faire place à un enseignement nouveau; je crois que c'est un fait qui appartient à l'évolution de la civilisation moderne[26].
[26] Enquête, t. I, p. 82. Gaston Paris, de l'Institut.
CHAPITRE II
Les résultats finals de l'éducation universitaire. Son influence sur l'intelligence et le caractère.
Nous venons de voir que les méthodes universitaires, employées aujourd'hui, ne permettent à l'élève d'apprendre réellement aucune des choses qui font partie des programmes.
Le premier résultat de l'enseignement classique est donc l'ignorance finale, mais cet enseignement n'aurait-il pas d'autre résultat plus dangereux encore? Ne serait-ce pas à lui que nous devons, d'une part, cette légion d'esprits faux, aigris, déclassés, devenus fatalement de redoutables ennemis de la société qui les a élevés? Ne serait-ce pas au même enseignement que nous devrions encore cet encombrement d'hommes sans caractère, sans volonté, sans initiative, incapables de rien entreprendre sans la protection de l'État?
Pour répondre à ces graves questions, nous n'aurons qu'à reproduire certains passages de l'enquête. Ils sont tout à fait navrants. «Qu'est-il besoin d'ajouter à ces réquisitoires? Qui pourrait nier après les avoir lus le méfait social de l'enseignement secondaire?» pourrions-nous répéter avec un des rapporteurs chargés de résumer les conclusions de l'enquête.
Les vices essentiels dont souffre actuellement l'enseignement classique le condamnent à produire de plus en plus non une élite d'hommes dignes de ce nom, mais une foule d'aspirants aux fonctions publiques, de littérateurs de vingtième ordre ou de déclassés.
Ajoutez à cela l'épreuve finale qui le termine, le baccalauréat, et qui, en raison même du grand nombre des concurrents et de la rapidité des interrogations, devient, de plus en plus, une loterie: les élèves le savent bien et sortent du collège imbus de cette idée qu'il en est de la vie entière comme du baccalauréat, que tout s'y décide par chance ou par protection[27].
[27] Enquête, t. II, p. 391. Lavollée, docteur ès lettres.
Cette absence de force virile, de persévérance, cette inhabileté à soutenir l'effort, à le conduire jusqu'au bout, la comparaison de nos adolescents avec ceux de beaucoup d'autres pays, les font clairement apparaître. Cela se manifeste d'abord par la façon dont le Français choisit sa carrière. Sur ce point, je n'insiste pas: il suffit de sortir de France pour se rendre compte à quel point nos jeunes gens sont dans l'erreur, lorsqu'ils choisissent une carrière; ils se tournent vers celle qu'ils croient devoir leur donner le moins de lutte et se devoir terminer le plus doucement possible[28].
[28] Enquête, t. II, p. 661. De Courbertin, chargé de missions relatives à l'étude des divers systèmes d'éducation.
On nous reproche avec raison de ne pas marquer nos élèves d'une empreinte morale assez profonde.
... Nous laissons échapper de nos mains des caractères sans couleur et sans relief, que la vie fait muer ensuite sans résistance en indifférents, en sceptiques et en jouisseurs[29].
[29] Enquête, t. II, p. 652. Rocafort, professeur de rhétorique.
L'enseignement public est organisé par le Gouvernement de la France; c'est au premier chef une œuvre d'État. Il devrait préparer nos jeunes gens à la vie; or nous ne les préparons pas à la vie; nous les préparons au rêve et au discours; nous ne les préparons pas à l'action; nous cultivons par-dessus tout leur imagination.
Cet enseignement ne nous donne pas les hommes dont le pays a plus que jamais besoin[30].
[30] Enquête, t. I, p. 313. Léveillé, professeur à la Faculté de droit de Paris.
Rien n'est plus exact que cette dernière assertion. Notre Université ne fabrique que des rêveurs et des discoureurs, étrangers au monde où ils sont appelés à vivre.
Ils sont surtout incapables d'agir sans appui. Au foyer familial, c'est la main maternelle qui les guide. Au collège, c'est la main du pion. Jetés dans la vie, ils resteront désorientés tant que l'État ne les guidera pas à son tour.
La peur des responsabilités est signalée aujourd'hui comme une des caractéristiques du Français, en particulier de la bourgeoisie. Ce qui tendrait à prouver que le régime scolaire des collèges est bien pour quelque chose dans cette dangereuse maladie de la volonté.
... Où trouverait-on en France de ces enfants que j'ai vus à l'étranger? L'un, âgé de dix ans, s'en allait seul de Londres à Saint-Pétersbourg;—une escouade de huit ou dix collégiens étaient établis sous la tente dans une île du Saint-Laurent pendant la moitié de leurs vacances. Ils vivaient de pêche et de chasse. A vingt-cinq ans ces élèves pourront coloniser[31].
[31] Enquête, t. II, p. 262. Pasquier, recteur à Angers.
Certes non, on ne rencontre pas une telle valeur et de telles aptitudes chez nos pauvres lycéens tout effarés dès qu'ils n'ont plus un surveillant derrière eux, pour les faire marcher. Prendre un billet de chemin de fer tout seuls, pour rejoindre le domicile paternel pendant les vacances, constitue une difficulté à laquelle peu de familles osent les soumettre. Toujours ils porteront les traces de ce défaut d'éducation première.
Toutes les personnes qui ont voyagé ont pu vérifier la justesse du passage suivant emprunté au rapport de M. Raymond Poincaré, ancien ministre de l'Instruction publique, devant la Commission.
Je ne connais pas d'humiliation plus profonde que celle qu'on éprouve quand on rencontre des Français à l'étranger. Rien n'est aussi triste. Le Français, hors de France, est dépaysé, incapable de répondre à quoi que ce soit[32].
[32] Enquête, t. II, p. 681. R. Poincaré.
Et pourquoi est-il si dépaysé? Toujours pour la même raison, que n'ayant jamais appris à se diriger, il ne sait pas se conduire lorsque personne n'est plus là pour le guider. Il ne voit rien, ne sait rien, ne comprend rien. On peut le définir avec M. Payot, un emmuré:
On a appelé les aveugles du nom d'emmurés: mais nos élèves sont plus emmurés que les aveugles, qui eux, du moins, ne sont privés que d'un seul sens. A la suite de l'atrophie qui affaiblit progressivement les centres nerveux qui demeurent longtemps inactifs, ils finissent par être presque totalement privés de l'usage de leurs cinq sens[33].
[33] Revue Universitaire, 15 avril 1899, J. Payot, inspecteur d'Académie.
Aussi, non seulement ne savent-ils pas se conduire, mais encore sont-ils incapables de toute réflexion. Le même auteur l'a exprimé devant la Commission dans les termes suivants:
Ils ne savent pas penser personnellement parce qu'ils ont été toute leur vie d'écoliers victimes d'un bourrage qui les a rendus incapables de réflexion.
D'autre part, par ce procédé, on les dégoûte des lectures; ils ne prennent aucun appétit pour les choses que nous leur enseignons. Ils sont dans la situation d'un enfant qu'on gaverait de nourriture[34].
[34] Enquête, t. II, p. 640. J. Payot.
Parmi les défauts artificiellement créés par notre misérable système d'éducation, un des plus curieux au point de vue psychologique, bien que des plus faciles à prévoir, est l'indifférence profonde qu'éprouvent nos jeunes gens pour le monde extérieur, indifférence égale à celle du sauvage à l'égard des merveilles de la civilisation. Tout ce qui ne fait pas partie des programmes d'examen n'existe pas. Parle-t-on devant eux de la guerre de 1870, le sujet n'étant pas matière à examen, ils n'écoutent pas. Devant eux fonctionne le téléphone. Cela ne se demande pas aux examens, ils ne regardent pas.
Et, comme de telles assertions pourraient sembler invraisemblables, il faut s'empresser de citer. Devant l'énormité de telles constatations, je ne mentionnerai que des autorités de premier ordre.
Nous arrivons quelquefois à constater des résultats navrants. Je le disais récemment à la Société de l'enseignement supérieur, et cela a été confirmé par plusieurs de mes collègues, il y a de malheureux candidats qui ne savent presque rien de la guerre de 1870, qui ignorent que Metz et Strasbourg n'appartiennent plus à la France. Je ne vous apporterais pas mon témoignage s'il était unique, mais il a été confirmé d'une façon très nette l'autre jour par M. Hauvette et d'autres personnes. Il y a une inertie tout à fait regrettable chez les jeunes gens[35].
[35] Enquête, t. I, p. 302. Darboux, doyen de la Faculté des sciences de l'Université de Paris.
Le doyen de la Faculté de médecine citait récemment le cas d'un bachelier qui n'avait jamais entendu parler de la guerre de 1870.
Cela est dû à une incuriosité totale: beaucoup de jeunes gens ont horreur, en sortant des classes, d'apprendre et d'écouter quoi que ce soit; une fois sortis du lycée, ils ne veulent plus rien voir, rien entendre; ils ont horreur de tout enseignement, même sur un fait presque contemporain.
Un jeune homme que j'interrogeai sur le téléphone, parut complètement étonné de ma question, et je constatai qu'il n'avait jamais entendu parler du téléphone[36].
[36] Enquête, t. II, p. 34. Lippmann, professeur de physique à la Faculté des sciences de Paris, membre de l'Institut.
Cette incuriosité complète, signalée par les membres les plus éminents de l'enseignement, s'accompagne d'un autre phénomène très explicable psychologiquement—bien qu'il ait paru beaucoup surprendre le Président de la Commission—je veux parler de l'oubli rapide et total, quelques mois après être sortis du lycée, de tout ce que les élèves y ont appris. Ces malheureux qui, le jour de l'examen, savaient sans broncher la généalogie des Sassanides et toutes les démonstrations de la géométrie, sont incapables, au bout de quelque temps, de résoudre une règle de trois. De là le fait souvent remarqué, que dans les examens élémentaires exigés par plusieurs administrations: Postes, Douanes, Contributions, etc., les bacheliers sont fort souvent refusés, et quand ils sont reçus, classés généralement après les élèves des écoles primaires, qui ayant peu appris savent mieux ce qu'ils ont appris. Ici encore hâtons-nous de citer.
Quinze jours après l'examen, il se produit un véritable déclenchement; les candidats ne retiennent rien, ou si peu, qu'on peut dire rien[37].
[37] Enquête, t. II, p. 266. Pasquier, recteur à Angers.
Vous savez, Messieurs, que les Facultés des sciences ont maintenant une année de préparation aux études médicales.
Eh bien, au commencement de l'année, nous sommes obligés de donner des répétitions de mathématiques à nos nouveaux élèves. Bien entendu ce n'est pas pour leur apprendre l'algèbre ou la géométrie; non, c'est simplement pour leur rappeler les éléments de l'arithmétique la plus simple, la règle de trois, par exemple, ou la division, qu'ils ont oubliée[38].
[38] Enquête, t. I, p. 305. Darboux, doyen de la Faculté des sciences.
Les meilleurs élèves, parmi les bacheliers, passent à la Faculté des lettres pour préparer leur licence; or en ce moment on s'aperçoit qu'ils ne savent pas faire un thème. On a été obligé d'installer à la Faculté des lettres de Paris un professeur spécial, qui fait aux étudiants une classe de lycée avec des thèmes comme en quatrième.
On a constaté que nombre de nos futurs médecins, bacheliers ès sciences, ne savent faire ni une division, ni une règle de trois. On a donc été obligé de charger un des jeunes maîtres du P. C. N. de Paris d'enseigner aux élèves en question de l'arithmétique élémentaire.
Pour compléter le tableau, j'ajouterai que, s'ils savent peu d'arithmétique élémentaire, ils ignorent encore davantage l'algèbre. Ils ne sont donc guère en état de suivre un cours de physique élémentaire[39].
[39] Enquête, t. II, p. 33. Lippmann, professeur de physique à la Sorbonne.
Cet oubli total, que l'expérience a fini enfin par prouver à tous les professeurs, avait été parfaitement montré par Taine, dans le dernier ouvrage qu'écrivit cet illustre philosophe. Voici comment il s'exprimait:
Au moins neuf sur dix ont perdu leur temps et leur peine; ils ont perdu des années efficaces, importantes ou même décisives: comptez d'abord la moitié ou les deux tiers de ceux qui se présentent à l'examen, je veux dire les refusés; ensuite, parmi les admis, gradués, brevetés et diplômés, encore la moitié ou les deux tiers, je veux dire les surmenés. On leur a demandé trop en exigeant que tel jour, sur une chaise ou sur un tableau, ils fussent, deux heures durant et pour un groupe de sciences, des répertoires vivants de toute la connaissance humaine. En effet, ils ont été cela ou à peu près, ce jour-là, pendant deux heures; mais un mois plus tard, ils ne le sont plus; ils ne pourraient pas subir de nouveau l'examen; leurs acquisitions trop nombreuses et trop lourdes glissent incessamment hors de leur esprit, et ils n'en font pas de nouvelles. Leur vigueur morale a fléchi: la sève féconde est tarie; l'homme fait apparaît, et souvent c'est l'homme fini.
Voilà ce que l'Université fait de la jeunesse qui lui est confiée, de cet espoir de la France, dont elle ne réussit qu'à pervertir ou atrophier les âmes. Que vont devenir les jeunes gens ainsi formés? Que seront-ils un jour?
Ce qu'ils seront, nous le savons déjà, des résignés ou des déclassés. Résignés, ceux qui pourront entrer dans les emplois publics, et devenir fonctionnaires, professeurs, magistrats, etc. Les pions qui les dirigeaient au collège seront remplacés par d'autres pions ne différant des premiers que par leurs titres. Sous leur direction ils feront avec inertie et indifférence de nouveaux devoirs. Ils s'achemineront lentement vers l'âge mûr, la vieillesse, puis disparaîtront de ce monde, après trente ou quarante ans de vie végétative, avec la certitude d'avoir été des êtres nuls, aussi inutiles à eux-mêmes qu'à leur pays.
Et les autres?
Les autres pourraient se diriger vers l'agriculture, l'industrie, le commerce, mais ils ne s'y résignent qu'après avoir tout tenté. Ils y entrent à contre-cœur et, par conséquent, n'y réussissent guère. Ces professions, qui font la richesse et la grandeur d'un pays, l'Université leur en a enseigné le mépris. Ce n'est certes pas un membre de l'Université qui eût écrit cette réflexion profonde d'un éminent homme d'État anglais: «L'homme capable de bien diriger une ferme serait capable de gouverner l'empire des Indes».
Sur les résultats finals de notre enseignement universitaire, l'accord a été, je le répète, à peu près complet. Voici comment le Président de la Commission d'enquête, M. Ribot, a résumé les dépositions dans son rapport officiel:
Notre système d'éducation est, dans une certaine mesure, responsable des maux de la Société française. La Révolution, qui a renouvelé tant de choses, n'a pas eu le temps de donner à la France un système d'éducation secondaire. Avec l'Empire, nous avons repris et nous gardons encore les cadres, déjà vieillis à la fin du XVIIIe siècle, d'un enseignement qui ne répondait plus au caractère et aux besoins du pays; c'est pourquoi la question de l'enseignement secondaire est encore à cette heure un des problèmes les plus complexes, et, par certains côtés, les plus brûlants que nous ayons à résoudre[40].
[40] Enquête. Ribot, Rapport général, t. VI, p. 3.
Un système qui classe les hommes à vingt ans, d'après les diplômes qu'ils ont obtenus, prive l'État du droit de choisir ceux qui se sont faits eux-mêmes, et que les professions libres ont mis hors de pair. Appliqué seulement à certaines carrières, comme celle d'ingénieur, ce système n'est pas sans inconvénient. Étendu à la plupart des emplois publics, il devient un danger parce qu'il pousse toute la jeunesse à la poursuite de diplômes inutiles, qu'il fausse les idées sur le rôle de l'éducation, qu'il affaiblit le ressort moral de la nation, en faisant plus ou moins des déclassés de ceux qui échouent aux examens et qui n'ont pas la force d'entreprendre après coup une seconde éducation, et en donnant à ceux qui réussissent l'illusion qu'ils n'ont plus qu'à se mettre sur les rangs pour obtenir un emploi public.
... M. Berthelot est du même avis. Il critique les programmes et les procédés de classement adoptés pour l'entrée aux grandes écoles.
«C'est là, dit-il, le minotaure qui dévore chaque année une multitude de jeunes gens incapables de résister à la préparation à des épreuves si mal combinées pour constater la véritable intelligence et la valeur personnelle, mais si propres à faire triompher la mnémotechnie et la préparation mécanique. Les plus forts passent malgré tout; mais combien y périssent ou sont faussés pour toute leur vie. Aucun peuple n'a adopté de régime analogue, et tous s'accordent à regarder le nôtre comme une cause d'affaiblissement physique et intellectuel pour notre jeunesse[41].»
[41] Enquête. Ribot, t. VI, pp. 45 et 50.
C'est donc très justement que, dans son rapport devant la Commission, un magistrat distingué, M. Houyvet, s'est exprimé ainsi:
Cet enseignement, tel qu'il est donné, fait des déclassés, des propres à rien, il n'est pas à la hauteur des besoins de l'époque; il nous faut des industriels, des agriculteurs, des colonisateurs, des gens qui sachent autre chose qu'ânonner quelques mots de latin et de grec[42].
[42] Enquête, t. II, p. 302. Houyvet, premier président honoraire.
Notre enseignement classique fait surtout des déclassés et c'est là qu'est son danger. Je l'ai déjà expliqué longuement dans un chapitre de ma Psychologie du Socialisme consacré aux inadaptés. J'y ai montré combien devient dangereuse et menaçante la légion des bacheliers et licenciés sans emploi et quelles recrues redoutables elle apporte à l'armée de l'anarchie, des révolutions et du désordre. Ils sont prêts à toutes les destructions mais ne sont prêts qu'à cela.
Cette vérité, les universitaires eux-mêmes commencent à l'entrevoir.
Ce bourrage encyclopédique qui laisse sommeiller les facultés actives et principalement l'esprit d'observation et la sagacité d'interprétation des faits constitue, dans un état démocratique, un danger terrible. Le jeune homme, jeté dans la mêlée sociale avec toute la fougue de son âge, avec son besoin d'affirmation et sans avoir été formé à la méditation tranquille et prolongée ni au doute philosophique, ira grossir la clientèle des journaux violents, rédigés par quelque impulsif spirituel et inintelligent ou par quelque illuminé haineux et sectaire et par la tourbe des «ratés», pour qui la violence n'est qu'un moyen de gagner malhonnêtement le pain quotidien, et aussi de satisfaire un fond trouble de jalousie. Les éducateurs sont directement responsables du naufrage de beaucoup d'intelligences et de caractères[43].
[43] Revue Universitaire, 15 avril 1899, J. Payot, inspecteur.
Cette redoutable question n'a pas été négligée entièrement devant la Commission, mais elle n'a été qu'effleurée. Il y a des choses que chacun pense mais que peu de personnes osent dire tout haut. M. Ducrocq, professeur à la Faculté de droit de Paris, y a rappelé une discussion de la Société d'économie politique de Paris du 5 mai 1894 dans laquelle Léon Say avait posé la question suivante: «Les faits qui se sont produits depuis quarante ans justifient-ils les conclusions du pamphlet de Bastiat: Baccalauréat et socialisme».
L'opinion de Léon Say et de la plupart des membres présents fut que nos études classiques étaient responsables des progrès actuels du socialisme.
Le type de déclassés qu'elles fabriquent, type destiné à se multiplier bientôt, est assez bien représenté par l'anarchiste bachelier Émile Henry, qui avait poussé ses études jusqu'au concours de l'École Polytechnique et finit sur l'échafaud, se croyant, comme tous les diplômés sans emplois, victime des iniquités sociales.
Le demi-savoir, qui porte à mépriser le travail utile, ne fait qu'aiguiser les appétits sans donner les moyens de les satisfaire. Tous ces malheureux bacheliers et licenciés qui ont vu défiler tant de choses sans en comprendre aucune, sont absolument incapables d'apercevoir la complexité des phénomènes sociaux et ne peuvent en saisir que les injustices apparentes.
Leur armée grandit chaque jour. Avec le mépris progressif du travail manuel, elle ne peut que s'accroître encore. En 1850, 20.000 familles seulement réclamaient pour leurs fils l'enseignement secondaire. Leur nombre a décuplé maintenant[44].
[44] Enquête, t. VI, 5e partie, p. 3.
Parmi les causes diverses de décadence qui agissent sur les peuples latins, l'avenir dira sans doute que nulle ne fut plus active que l'enseignement universitaire.
CHAPITRE III
Les Lycées.
§ 1.—LA VIE AU LYCÉE, LE TRAVAIL ET LA DISCIPLINE.
Il y a bien longtemps que la question de l'internat, c'est-à-dire des lycées, est agitée, et elle l'est bien vainement puisque ces discussions laissent toujours de côté l'opinion des intéressés, celle des parents. Or cette opinion est la seule qui puisse compter.
Le lycée représente en France l'expression de certains besoins, désirs et sentiments des familles. Si elles ne gardent pas les enfants chez elles ou ne les placent pas chez des professeurs comme cela se pratique dans d'autres pays, c'est évidemment qu'elles ne le peuvent ou ne le veulent. Leur volonté devrait donc avant tout être modifiée pour pouvoir changer l'état de l'enseignement et ce n'est pas avec des règlements ou des projets en l'air qu'on y arrivera.
Évidemment les lycées sont de tristes casernes où se déforment le corps, l'esprit et le caractère de la jeunesse. Tout ce qu'on peut dire en leur faveur c'est qu'ils constituent des nécessités. Il faut savoir s'accommoder à ces nécessités, jusqu'à ce que l'opinion ait été transformée.
L'enquête dont nous allons reproduire quelques passages y contribuera peut-être. Elle nous montrera surtout combien est difficile chez les peuples latins le problème de la réforme de l'éducation.
Le lycée est une caserne fort mal tenue, si l'on veut, mais enfin une caserne. Cette définition a été plusieurs fois donnée devant la Commission.
Dans les grands lycées, vous avez 400, 500, 600 et jusqu'à 800 internes; par conséquent le lycée ne peut être qu'une caserne, chaque élève est un numéro, et il est impossible, quels que soient l'attention et le scrupule du proviseur et du censeur, qu'ils connaissent les élèves même par leur nom[45].
[45] Enquête, t. I, p. 267. Séailles, professeur à la Sorbonne.
Quand un lycée a 1.200 internes, sans préjudice de plusieurs centaines d'externes, il est encombré. Pour y maintenir l'ordre matériel, on ne peut qu'y adopter des règlements étroits et rigoureux, semblables à ceux d'une caserne. En tout cas, il est impossible de faire autre chose que suivre la tradition aveuglément, en se conformant de point en point aux précédents[46].
[46] Enquête, t. I, p. 15. Berthelot, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences.
Le lycée est sur tous les points du territoire géré par des règlements méticuleux et uniformes, partout identiques.
Les élèves de nos lycées et collèges, en ce qui concerne le travail sédentaire, sont divisés, d'après leur âge, en deux catégories:
a) Les enfants de sept à treize ans, qui sont astreints à un travail de dix heures par jour;
b) Les enfants de treize ans et au-dessus, qui sont astreints à un travail de douze heures et même treize heures par jour quand ils assistent à la veillée facultative.
La Commission considère ce règlement comme tout à fait contraire aux exigences d'une bonne hygiène. On ne saurait imposer, sans de graves inconvénients, à des hommes faits, dix et douze heures par jour de silence et d'immobilité, d'application intellectuelle, dans un local fermé et insuffisamment aéré. Et ces exigences ne sont pas seulement nuisibles, elles sont inutiles. En effet, une telle continuité d'efforts intellectuels étant presque impossible, et la somme d'attention soutenue dont l'enfant le mieux doué est capable étant fort au-dessous de la limite réglementaire, on produit la lassitude et l'ennui, sans obtenir plus de travail utile. Par ces excès, on compromet en quelque sorte la discipline en la rendant oppressive, et on justifie la dissipation en la rendant presque nécessaire[47].
[47] Enquête, t. I, p. 415. Maneuvrier, ancien élève de l'École Normale.
Dans tous les lycées de France, on se lève à la même heure, on se couche à la même heure; mêmes heures pour les repas, les classes, les récréations. De même, le régime des études, programmes, exercices scolaires, est réglé jusque dans les plus petits détails[48].
[48] Enquête, t. I, p. 38. Lavisse, professeur à la Sorbonne.
Le nombre d'heures de travail au lycée est excessif et très supérieur à celui qu'on impose aux forçats. L'hygiène y est déplorable. Le régime alimentaire généralement détestable.
Je puis vous parler du régime de l'internat, au point de vue matériel, intellectuel et moral.
Au point de vue matériel, c'est un régime absurde à première vue. Si nous faisons le compte des moments que l'élève passe debout en plein air, nous arrivons à deux heures et demie au total.
Il semble que, pour des êtres qui se développent, il y a là une situation dangereuse, anormale; être deux heures et demie à l'air libre, sur vingt-quatre, c'est trop peu.
Nos promenades du jeudi et du dimanche sont sans intérêt et sans utilité. L'élève s'y traîne dans les rues et sur les routes. Il en revient fatigué, sans profit pour son développement physique.
... J'en viens à la nourriture. Elle est, en général, franchement mauvaise, parce que mal préparée[49].
[49] Enquête, t. II, p. 417. Pequignat, répétiteur au lycée Henri IV.
Ce régime abrutissant plonge les élèves sinon dans la tristesse au moins dans une sorte de résignation hébétée que trahit leurs faces mornes.
La plupart de nos élèves ne sont pas gais; nous leur infligeons tant d'heures de travail que nécessairement leur santé laisse quelque peu à désirer, et lorsque arrivent les vacances, ils ont un véritable besoin de repos[50].
[50] Enquête, t. II, p. 640. Payot, inspecteur d'Académie.
Aucun exercice physique ne vient rompre la monotonie de ce fastidieux labeur. On a beaucoup parlé des exercices physiques, on a fondé de belles ligues, prononcé d'éloquents discours, mais, devant l'opposition sourde de l'Université, qui méprise ces exercices rappelant pour elle le travail manuel, objet de tous ses dédains, ils ont progressivement disparu.
Les exercices physiques n'existent même pas. Chaque élève y consacre quarante minutes environ par semaine[51].
[51] Enquête, t. II, p. 396. Potot, surveillant général à Sainte-Barbe.
Mais ce qui dépasse l'imagination, c'est la discipline ou au moins la surveillance étroite et méticuleuse à laquelle sont soumis les élèves. Leurs surveillants ne doivent pas les quitter d'une minute. Dans les lycées construits à la campagne et qui possèdent de vastes parcs, ils n'ont même pas le droit d'y jouer.
Les choses touchant ici à l'invraisemblable, il faut bien vite nous abriter derrière des citations. Le lecteur sera suffisamment éclairé par le dialogue suivant qui s'est engagé entre M. Ribot, Président de la Commission, et deux proviseurs, sur cette interdiction faite aux élèves de circuler avec liberté aux heures de récréation.
M. Marc Sauzet. Vous avez été au lycée de Vanves, qui est à la campagne. Avez-vous remarqué quelque différence, au point de vue du régime des élèves, avec les autres lycées?
M. Béjambes. Le régime est absolument le même. Le lever et le coucher sont à la même heure. La seule différence, c'est que l'été le matin les élèves passaient une demi-heure dans le parc, en promenade, sous la surveillance des répétiteurs, au lieu d'aller en étude directement.
M. le Président. Ils n'allaient pas en rang, j'espère?
M. Béjambes. En rang, dans les allées du parc. Jamais je n'ai vu les élèves aller jouer dans le parc. Il y avait des cours qui donnaient sur le parc, mais il était bien interdit aux élèves de dépasser la limite de la cour[52].
[52] Enquête, t. II, p. 416. MM. Marc Sauzet, Béjambes et Ribot.
M. le Président (s'adressant à M. Plançon, proviseur du lycée Michelet). Vous n'avez pas osé prendre la responsabilité de leur laisser une certaine indépendance?
M. Plançon. Non, d'abord pour des raisons de moralité, puis parce que nous avons la garde du parc; il faut y éviter quelquefois des petites déprédations, et nous ne pouvons naturellement pas ne pas veiller à ce que le parc soit toujours en bon état; nous y avons intérêt, parce que d'abord c'est une propriété de l'État que nous avons le droit de maintenir intacte et propre, et ensuite pour les familles. Nous ne pouvons pas les laisser errer seuls dans le parc.
M. le Président. On n'a jamais essayé de leur laisser un peu plus de liberté dans le parc?
M. Plançon. Je ne crois pas que mes prédécesseurs l'aient essayé[53].
[53] Enquête, t. I, pp. 582 et 583.
Quelque peu interloqué et supposant peut-être qu'il se trouvait en présence de cas exceptionnels, le Président s'est tourné vers M. Staub, proviseur du lycée Lakanal, et alors s'est engagé le dialogue suivant, digne, comme le précédent, d'être livré à la méditation des écrivains de l'avenir qui rédigeront l'invraisemblable histoire de l'éducation du peuple français à la fin du XIXe siècle.
M. le Président. Quelle est l'étendue du parc?
M. Staub. 10 hectares.
M. le Président. Et vous croyez qu'il y aurait des inconvénients graves à laisser les élèves jouer dans le parc?
M. Staub. Très graves.
M. le Président. Et ces inconvénients sont de nature assez délicate pour que vous ne puissiez pas nous les dire?
M. Staub. Nullement. Ce sont nos mœurs qui s'y opposent. Le moindre accident nous amène les responsabilités les plus graves.
M. le Président. Ne peut-il pas arriver des accidents dans les cours aussi bien que dans le parc?
M. Staub. Les élèves y sont surveillés.
M. le Président. Et vous craignez les responsabilités pénales?
M. Staub. Ce n'est pas une crainte vaine.
M. Plançon. Nous avons l'exemple de nos collègues de Louis-le-Grand et de Charlemagne, celui-ci a été bel et bien condamné à 5.000 francs d'amende, parce qu'un élève, en jouant, avait passé la main dans une vitre et s'était blessé.
M. le Président. C'est donc la magistrature qui doit être accusée du peu de liberté des élèves au lycée Lakanal?
M. Staub. Tous les arrêts rendus en ce sens ont recherché s'il y avait eu ou non manque de surveillance.
M. le Président. Si la jurisprudence était modifiée, auriez-vous une raison d'exercer la même surveillance sur les élèves?
M. Staub. Oui, monsieur le Président.
M. le Président. Il est un peu pénible de ne pas même procurer aux enfants cet agrément qui est un des meilleurs à leur offrir.
Vous ne voyez pas le moyen d'utiliser ces grands espaces pour l'éducation des enfants. Vous n'en sentez pas le besoin?
M. Staub. Je ne dis pas que ce serait une mauvaise chose, mais ce serait une organisation spéciale; j'ai trouvé une organisation toute faite en arrivant.
Bien entendu, avec un régime pareil et conforme, d'ailleurs, à la volonté des parents, ce lycée champêtre ne saurait attirer plus d'élèves que les lycées urbains. La suite du dialogue entre le Président et le proviseur indique bien que le digne fonctionnaire n'a jamais compris pourquoi.
M. le Président. Le lycée Lakanal se développe lentement.
M. Staub. Nous avons eu un moment de prospérité au début, puis le lycée a baissé, mais il a remonté.
M. le Président. Combien pourrait-il loger d'élèves?
M. Staub. 630 internes.
M. le Président. Et combien en a-t-il?
M. Staub. 210 environ.
M. le Président. De sorte que chacun doit revenir assez cher?
M. Staub. En effet. Il est difficile de comprendre que les internes ne soient pas plus nombreux. C'est le plus beau lycée de France. Le lycée de Bordeaux est un beau lycée, mais il n'est pas comparable à Lakanal[54].
[54] Enquête, t. I, p. 585.
Eh! oui, sans doute, c'est le plus beau lycée de France et j'imagine qu'il refuserait beaucoup d'élèves s'il était administré par un proviseur anglais avec des règlements anglais. Cependant encore faudrait-il supposer des parents assez audacieux pour y placer leurs enfants dans ces conditions de liberté relative.
Quel que soit le degré de routine et d'aveuglement atteint par la plupart des universitaires, il ne faudrait pas supposer que quelques-uns n'aient pas entrevu tout ce qu'a d'absurde le régime de surveillance tatillonne auquel sont soumis nos lycéens, mais leurs efforts pour y remédier ont toujours été rudement réprimés.
Je sais qu'un grand nombre d'administrateurs ne demanderaient pas mieux que d'entrer dans une voie plus libérale; mais ils ne se sentent pas la liberté nécessaire.
J'ai fait, une fois, dans ma classe, la tentative que voici: j'ai dit à mes élèves: «Je vais voir si je puis avoir confiance en vous, je vais sortir pendant deux minutes; je suis sûr que vous vous conduirez bien».
Je fis comme j'avais dit, mais pendant ce temps, le surveillant général vint à passer,—c'était en province,—«C'est épouvantable ce que vous venez de faire là, me dit-il, songez donc, si, pendant votre absence, un enfant avait crevé l'œil de son voisin...»
Je lui répondis que, même présent, il m'était difficile, à moi comme à tout autre, d'empêcher un élève de mettre une plume dans l'œil de son camarade.
Avec cet esprit-là, on n'arrive à rien[55].
[55] Enquête, t. II, p. 379. Weil, professeur au lycée Voltaire.
Hélas! si, on arrive à quelque chose! On forme pour l'avenir ces tristes générations d'êtres impuissants, oscillant sans cesse entre la révolution et la servitude.
Quant aux conséquences immédiates d'un tel régime, M. Lavisse les a nettement indiquées.
Nous nous exposons à cette conséquence si périlleuse: des jeunes gens surveillés à outrance, dont tous les mouvements ont été épiés, sont, du jour au lendemain, leurs études terminées, jetés dans les rues des villes et exposés à tous les abus d'une liberté dont ils n'ont pas fait l'expérience[56].
[56] Enquête, t. I, p. 38. Lavisse, professeur à la Sorbonne.
§ 2.—LA DIRECTION DES LYCÉES. LES PROVISEURS.
La valeur d'un établissement industriel et commercial dépend étroitement de la personnalité qui le dirige. C'est là une banalité ne nécessitant, je pense, aucune démonstration. Nous devons donc admettre que la valeur d'un lycée dépendra de l'homme qui est à sa tête.
Il en est réellement ainsi dans l'enseignement congréganiste. Il ne saurait en être de même dans les établissements de l'État et voici pourquoi:
Chaque lycée est théoriquement administré par un proviseur. En pratique, ce directeur n'est guère qu'un modeste comptable guidé dans ses moindres actes par les ordres que lui envoient les commis des bureaux du ministre. Sans autorité, sans pouvoir, suspecté par ses supérieurs, dédaigné par les professeurs, peu redouté par les élèves, son rôle est celui d'un humble bureaucrate et non celui d'un directeur.
C'est un fonctionnaire, et, dans les grands établissements, un fonctionnaire débordé de besogne administrative. La centralisation, qui rend le ministre légalement, parlementairement responsable de tout ce qui se passe dans chaque maison, a cette conséquence d'obliger le proviseur à passer le meilleur de son temps, non à diriger cette vie intérieure, mais à en rendre compte. Ce sont incessamment des rapports, des notices, des statistiques, une correspondance sans fin avec inspecteur, recteur ou ministre. Comment, dans les très grands lycées, le proviseur pourrait-il, ainsi surchargé, suivre chacun des élèves, en prendre la charge intellectuelle et morale?
Ajoutez qu'il n'a aucun pouvoir sur les programmes; il n'a aucun droit de modifier, d'assouplir les cadres des enseignements pour répondre aux besoins, aux vœux, de la ville, de la région. Il est enfermé dans son budget comme un simple comptable, et l'établissement de ce budget, qu'arrête seule l'autorité centrale, n'est pour lui, comme l'a fort bien dit M. Poincaré, qu'une opération administrative[57].
[57] Enquête, t. II, p. 686. Léon Bourgeois, ancien ministre de l'Instruction publique.
L'esprit bureaucratique, en France, envahit tout. La besogne matérielle, la correspondance, la tenue des registres de toute sorte, la paperasserie, tiennent de plus en plus de place dans les fonctions des chefs d'une maison[58].
[58] Enquête, t. II, p. 130. Bernès, professeur de rhétorique au lycée Lakanal.
Aujourd'hui tout a été concentré entre les mains de l'Administration centrale, et notre initiative personnelle n'existe pour ainsi dire plus. Même pour le renvoi d'un élève, il faut recourir à un conseil.
Un recteur ne pourrait même pas affecter un maître au grand ou au petit lycée d'une ville. Le ministre règle les moindres détails de l'administration[59].
[59] Enquête, t. I, p. 559, Dalimier, proviseur du lycée Buffon.
Peu à peu on nous a retiré toutes nos prérogatives et nous sommes arrivés à être enserrés par les règlements d'une façon telle que, si nous nous laissions faire, nous n'aurions absolument qu'à suivre l'impulsion qui nous viendrait d'en haut[60].
[60] Enquête, t. I, p. 466. Follioley, proviseur honoraire.
Je crains que les proviseurs et principaux de collège n'aient pas plus d'autorité sur les professeurs que sur leurs maîtres répétiteurs. Par la fatalité même du système, qui est administratif et paperassier, on en est arrivé à les considérer comme des administrateurs et des bureaucrates, et non pas comme des éducateurs. Et cela n'est pas étonnant! Ils n'ont ni initiative ni responsabilité, pas plus pour l'instruction que pour l'éducation[61]!
[61] Enquête, t. II, p. 295. Clairin, président de la Commission de l'Enseignement.
Nous avons vu, a dit M. Ribot devant la Chambre des députés, et cela sautait aux yeux, que dans nos lycées s'était introduit un système de centralisation poussé si loin, avec une minutie bureaucratique si perfectionnée, que nos proviseurs, les chefs de nos établissements, ceux qui ont la charge de développer l'initiative chez les élèves, à qui on dit toujours: «Faites des hommes et exaltez le sentiment de la responsabilité,» quand ils se regardent eux-mêmes, sont les serviteurs liés par les chaînes les plus étroites, par les ordres venus soit de la rue de Grenelle, soit du cabinet d'un recteur.
La situation est véritablement pénible et je n'y veux pas insister. Un proviseur ne peut pas disposer d'une somme de 5 francs pour gratifier un serviteur fidèle; il ne peut ordonner une promenade, introduire une innovation quelconque—je ne parle pas des études, mais de l'administration intérieure du lycée et de la discipline—sans se heurter à des règlements; un proviseur passe son temps à accuser réception des circulaires qui viennent par centaines s'empiler sur son bureau; bien plus, un proviseur d'un de nos lycées, que nous avons mis à la campagne sans doute pour faire des expériences et pour donner aux élèves la liberté dans les champs reconquis, ce proviseur se croit obligé de suivre fidèlement la consigne donnée aux proviseurs des lycées urbains, de mettre en rang ses élèves le dimanche ou le jeudi pour aller sur les routes poudreuses de nos villages de banlieue au lieu de leur ouvrir le parc de dix ou de quinze hectares que l'État a acquis à grands frais. Quand nous lui demandons: pourquoi faites-vous ainsi? Parce que, dit-il, mes prédécesseurs ont fait ainsi et que je ne veux pas m'exposer à des reproches en faisant autrement[62].
[62] Séance de la Chambre des Députés du 13 février 1902, p. 657 de l'Officiel.
Un proviseur, en général, ne sait pas toujours exactement ce qui se passe dans son établissement. Il n'ose pas intervenir dans les classes. Il éprouve à l'égard du professeur un certain sentiment de défiance et il ne prend pas la liberté de lui donner des conseils. De son côté, le professeur le tient quelquefois en faible estime.
J'estime,—avec M. le Président—que le véritable défaut de nos lycées, c'est le manque de solidarité, d'unité, d'harmonie. Chacun va de son côté, et il est fort heureux que, malgré ce défaut, les lycées ne marchent pas plus mal[63].
[63] Enquête, t. II, p. 223. Gautier, professeur au lycée Henri IV.
En fait, proviseurs et professeurs se détestent cordialement et ne sont pas moins détestés par leurs élèves. Il n'est pas admissible que, dans de semblables conditions, un établissement puisse prospérer.
On ne saurait s'en prendre aux proviseurs du fonctionnement si défectueux des établissements qu'ils dirigent. Enserrés comme ils le sont, ils ne peuvent mieux faire. Dès qu'on leur donne l'indépendance et la responsabilité, ils se transforment. M. Dupuy l'a très bien marqué dans le passage suivant de son rapport:
Les collèges qui sont au compte du principal sont plus florissants que les autres; là où le principal est plus directement intéressé au succès du collège, le succès se manifeste assez vite. Je prendrai pour exemple certains collèges de l'Académie de Lille: ils étaient languissants, on les a mis au compte du principal, et aujourd'hui, ils sont florissants, et ce changement s'est produit assez vite. Je crois que cela tient précisément, non seulement à ce que le principal a un intérêt plus direct, mais à ce qu'il est plus libre de ses actions, à ce qu'il peut modifier un peu le régime à son gré, à ce qu'il peut faire aux familles certaines concessions qu'un principal ordinaire ne peut pas faire[64].
[64] Enquête, t. I, p. 241. E. Dupuy, inspecteur général de l'Université.
Un malheureux proviseur est aujourd'hui enfermé dans un lacis de règlements, une surveillance méticuleuse et soupçonneuse qui le paralysent entièrement et en font le plus tyrannisé et le moins indépendant des fonctionnaires. Voici comment le Président de la Commission, M. Ribot, a résumé les vœux formulés à ce sujet.
Moins d'uniformité, moins de bureaucratie, un peu de liberté: c'est le vœu général qui se dégage de l'enquête. Les lycées étouffent sous la centralisation. On n'a fait, depuis dix ans, que la rendre plus pesante. On s'est appliqué à enlever aux proviseurs ce qui restait de leur initiative. Il n'est pas une académie, pas un lycée d'où ne s'élève une plainte, partout la même et partout aussi vive[65].
[65] Enquête. Ribot, t. VI, p. 4.
§ 3.—CE QUE COUTENT LES LYCÉES A L'ÉTAT.
Il est utile de savoir ce que coûte un pareil enseignement. Cela est d'autant plus intéressant que nous aurons comme point de comparaison l'enseignement congréganiste. C'est une règle générale bien connue et sur laquelle nous avons insisté dans un autre ouvrage, que tout ce qui est géré par l'État, qu'il s'agisse de chemins de fer, de navires ou de n'importe quoi, coûte de 25 à 50% plus cher que ce qui est géré par l'initiative privée.
Les lycées, bien entendu, n'échappent pas à cette loi. Alors que les maisons congréganistes, qui ne reçoivent aucune subvention, réalisent des bénéfices, l'État trouve le moyen de perdre des sommes énormes avec les lycées.
En restant sur le terrain économique mais en me plaçant à un point de vue plus général, j'ai eu la curiosité de relever un point intéressant de la statistique d'après le budget de l'Instruction publique de 1895; je suis arrivé à cette conclusion que l'État donne pour les collèges une subvention de 75 francs par tête de collégien, pour les lycées une somme de 300 francs par tête de collégien, pour les facultés une subvention de 495 francs par tête d'étudiant.
On voit que, pour les enfants des classes dirigeantes, l'État fournit une subvention beaucoup plus considérable que celle qui est afférente à l'enseignement primaire[66].
[66] Enquête, t. II, p. 427. Brocard, répétiteur général à Condorcet.
En 1869, il y avait 22 lycées qui ne demandaient aucune subvention à l'État; en 1870, 19; en 1871, 12; en 1872, 11; en 1873, 10; en 1874, 1875, 1876, 3 ou 4. Aujourd'hui, tous sans exception doivent être subventionnés[67].
[67] Enquête, t. II, p. 530. Moreau, inspecteur général des finances.
Et à quoi tiennent ces frais énormes? En voici les raisons principales: d'abord le luxe entièrement inutile des lycées. Les architectes actuels croient devoir bâtir somptueusement ces casernes. Tout est en façade—comme l'enseignement universitaire—mais ces façades se paient très cher. M. Sabatier[68] a fait remarquer que le lycée Lakanal, qui compte cent cinquante élèves, revient à une dizaine de millions. Le logement de chaque élève revient à 750 francs. Pour le même prix, on aurait pu donner à chacun d'eux une petite villa et un jardin suffisants à le loger lui et ses parents.
[68] Enquête, t. I, p. 201.
Ceci est une première raison, mais il en existe bien d'autres. Le règlement étant uniforme pour tous les lycées, les frais sont partout égaux. Alors même qu'il n'y a pas d'élèves, on nomme des professeurs.
Je pourrais citer tel collège qui coûte 20.000 francs à la ville et qui compte un élève en rhétorique, un en deuxième, deux en troisième et quatre en quatrième. En tout, 60 élèves dans les petites classes[69].
[69] Enquête, t. II, p. 625. Grandeau, représentant de la Société nationale d'Agriculture.
Quand on voit, dans le budget d'un petit lycée, qu'une classe de sixième, qui compte quatre élèves, a un professeur agrégé au traitement de plus de 5.000 francs, on peut se demander s'il ne serait pas possible de trouver là une économie[70].
[70] Enquête, t. II, p. 533. Ribot, président de la Commission d'enquête.
Dans le même lycée, le professeur de cinquième, également agrégé, a cinq élèves. Les exemples analogues sont fréquents. Il serait difficile d'imaginer un plus complet gaspillage.
La troisième raison du prix excessif de l'enseignement des lycées est que les proviseurs n'ont absolument aucun intérêt à faire des économies et ont même un intérêt sérieux à n'en pas faire. S'ils économisent, ils gênent la comptabilité des bureaux. Immédiatement, on réduit leur budget et on ne le rétablira plus, même en cas de nécessité, ce qui, pour l'avenir, leur servira de leçon.
Le passage suivant de l'enquête est fort typique sur ce point.
Une petite réforme pourrait être intronisée immédiatement. Elle consisterait à permettre aux proviseurs, sous contrôle toujours, de disposer librement des économies qu'ils réalisent sur le budget de leur établissement. Aujourd'hui, lorsqu'un budget est fixé, le proviseur n'a aucun avantage à faire des économies. S'il en a réalisé 1.500 francs par une surveillance attentive sur le chauffage, l'éclairage, etc., on lui dit: «Cette année vous pourrez faire les mêmes économies que l'an passé,» et on diminue d'autant son budget. Il faudrait laisser le proviseur appliquer à ce qu'il croirait bon les économies qu'il parviendrait à réaliser[71].
[71] Enquête, t. II, p. 537. J. Payot, inspecteur d'Académie.
CHAPITRE IV
Les professeurs et les répétiteurs.
§ 1.—LES PROFESSEURS.
Nous venons de voir l'état et l'administration des maisons scolaires où la jeunesse française est élevée. Nous avons vu la qualité de l'enseignement qu'elle y reçoit. Il nous reste à examiner—toujours d'après les dépositions de l'enquête—la valeur pédagogique de ses professeurs.
Les professeurs sont, par définition, des personnes qui enseignent et, par conséquent, doivent savoir enseigner. Or, l'éducation qu'ils ont reçue ne leur a jamais rien appris de cet art si difficile. Ils savent par cœur beaucoup de choses, mais très peu sont capables d'en enseigner aucune. C'est ce qui ressort nettement des déclarations faites devant la Commission par les universitaires les plus autorisés.
L'incapacité éducatrice des professeurs tient surtout au mode de préparation à l'agrégation. M. Léon Bourgeois l'a parfaitement marqué dans les lignes suivantes:
L'agrégation devrait être, non un grade des études supérieures, mais un certificat d'aptitude à l'enseignement secondaire. Or elle devient de plus en plus un concours entre candidats aussi savants et aussi spécialisés que possible. «Spécialisés», c'est ce dernier mot qui contient la condamnation du système[72].
[72] Enquête, t. II, p. 694. Léon Bourgeois, ancien ministre de l'Instruction publique.
La valeur pédagogique des professeurs est nettement indiquée dans les dépositions dont j'extrais les passages suivants:
Il y a énormément de professeurs qui ne savent plus professer. Ils savent tout, sauf leur métier, la partie pratique de leur métier. Ce n'est pas tout que de gaver les jeunes gens d'un stock de questions sans leur faire comprendre le pourquoi des choses. Il faut les faire raisonner. Ce n'est pas la mémoire seulement qu'il faut exercer, mais le jugement. Aujourd'hui, c'est par le jugement que les élèves pèchent[73].
[73] Enquête, t. II, p. 505. Buquet, directeur de l'École Centrale.
Et c'est là peut-être un des plus dangereux résultats de notre éducation. Les produits de l'Université, élèves et professeurs, pèchent surtout par leur défaut de jugement et leur incapacité à raisonner correctement. Or le but fondamental de l'instruction devrait être précisément de développer le jugement et le raisonnement.
La très grande insuffisance pédagogique de nos professeurs est certainement une des causes principales des pauvres résultats de notre éducation classique.
Je crois que la préparation pédagogique des professeurs laisse à désirer. Il y a même chez la plupart d'entre eux une sorte de préjugé contre la pédagogie, préjugé dont ils sont les premiers victimes, puisque beaucoup des plus brillants échouent dans leur classe, faute d'avoir réfléchi sur les procédés à employer pour communiquer leur savoir à autrui. Mais ce n'est pas seulement sur ce point que la préparation des professeurs est insuffisante: elle l'est aussi au point de vue historique et philosophique. Une des raisons de la crise incontestable chez la jeunesse actuelle, qui manque évidemment de direction, c'est que les enfants ne reçoivent pas, dès le lycée, les grandes idées directrices qui devraient les dominer. Cela tient à ce que trop de professeurs n'ont pas eux-mêmes des idées très nettes à ce sujet; ils n'ont pas reçu aussi l'enseignement pédagogique et civique qui leur dirait quel est le rôle de l'Université dans la France républicaine d'aujourd'hui[74].
[74] Enquête, t. II, p. 639. Payot, inspecteur d'Académie.
M. Lavisse, à qui l'on doit en grande partie les programmes d'après lesquels se formèrent nos plus récentes générations de professeurs, ne s'est pas montré beaucoup plus tendre pour les éducateurs stylés par les méthodes qu'il a contribué mieux que personne à fortifier.
Il sait qu'il sera professeur, mais il n'a pas le temps d'y penser. Et quelques semaines après qu'il a conquis son titre d'agrégé il tombe dans un lycée. Il ne connaît ni les lois, ni les règlements auxquels il doit obéir; il est exposé à se tromper sur ses droits, à méconnaître ses obligations, à regimber à tort. C'est le moindre des inconvénients. Il peut ne pas savoir enseigner du tout. Dans l'enseignement de l'histoire, pour ne parler que de celui que je connais le mieux, il faut savoir choisir entre les faits et les idées, éliminer ceux qui ne sont pas intelligibles, n'employer que des mots clairs ou qui puissent être clairement définis. Autrement, l'enseignement de l'histoire ne laisse dans les esprits que des notions confuses enveloppées dans un verbalisme vague. Il perd toute puissance éducative. Il faudrait que le futur professeur fût averti de ces difficultés, habitué à les vaincre[75].
[75] Enquête, t. I, p. 42. Lavisse, de l'Académie française.
Sans doute, pourraient répondre les professeurs. Mais qui aurait dû nous «avertir de ces difficultés» sinon ceux qui nous ont formés? On commence à voir maintenant les mauvais résultats des méthodes qu'on nous a appliquées, mais est-ce bien à nous qu'il faut s'en prendre?
Les méthodes universitaires ne font du professeur qu'un subtil rhéteur et nullement un éducateur. Elles lui laissent une mentalité très déformée. Ne connaissant rien du monde ni des nécessités qui le mènent, il vivra toujours dans le chimérique et l'irréel.
Les professeurs de l'Université constituent une caste dont les contours sont aussi arrêtés que celle des militaires et des magistrats. L'uniformité des programmes qu'ils ont dû subir leur donne des pensées identiques et des façons non moins identiques de les formuler. Très indifférents au fond des choses, ils n'attachent guère d'importance qu'à la façon de les exprimer. Ils redoutent fort les opinions nouvelles et ne s'y rallient que lorsqu'elles sont approuvées par des maîtres d'une autorité reconnue, acceptant alors sans difficulté les opinions les plus extrêmes. Leurs rares tentatives d'originalité n'aboutissent le plus souvent qu'à donner une forme paradoxale à des idées fort banales.
Ce qu'ils savent le mieux, c'est compliquer les choses les plus simples, et c'est ce qui rend leur enseignement si mauvais. M. Léon Bourgeois a su le dire, bien qu'en termes un peu voilés, devant la Commission d'enquête.
Il y a certaines manières de «faire la classe» que j'admire et que je redoute en même temps. Je parle de beaucoup de professeurs distingués, brillants même, qui y mettent toute leur ardeur et tout leur talent. C'est une occasion pour eux de se distinguer personnellement, en suivant et en faisant valoir leurs propres goûts, devant quelques élèves d'élite auxquels ils se communiquent. Mais les autres, dont nous avons cependant la charge? Certes, ces professeurs sont très aimés de tous les élèves: ils laissent tranquilles les médiocres et les mauvais, et les forts sont ravis d'un maître dont ils semblent partager un peu la renommée. Je ne puis m'empêcher de penser que le but de l'enseignement public, qui doit s'adresser à tous, est mieux atteint, et le profit pour l'État encore plus considérable, lorsqu'un professeur plus modeste parvient à faire travailler l'ensemble de ses élèves, à entraîner la masse, dont il a charge, à tirer de tous ce qu'ils peuvent véritablement donner[76].
[76] Enquête, t. II, p. 693. Léon Bourgeois, ancien ministre de l'Instruction publique.
Ce zèle accidentel se refroidit d'ailleurs assez vite, et au bout de fort peu de temps, le rhéteur disert devient un simple bureaucrate faisant son cours à heure fixe sans s'occuper de ses élèves. C'est alors que, comme je le faisais remarquer dans l'introduction, il pourrait être remplacé par un phonographe. M. Raymond Poincaré, ancien Ministre de l'Instruction publique, a fort bien marqué l'évolution bureaucratique finale de l'Universitaire.
Le professeur arrive généralement avec l'idée de partir à la fin de sa classe, il fait son travail très consciencieusement, mais il ne fait que son travail.
Il vient, comme un bureaucrate ou un employé de ministère, passer deux heures dans le lycée. Il ne connaît pas ses élèves, il n'a aucun rapport avec eux[77].
[77] Enquête, t. II, p. 677. Raymond Poincaré.
Il ne faut pas trop en vouloir au professeur de se transformer si vite en bureaucrate et d'avoir la plus parfaite indifférence à l'égard de ses élèves. Il est le plus souvent un mécontent et un aigri. Le public a pour lui une considération assez faible, et l'Université le traite un peu en fonctionnaire subalterne auquel on ne ménage pas les tracasseries.
Le défaut de prestige de l'universitaire en France est un point fort délicat, lourd de conséquences de toutes sortes, mais qu'il serait inutile de dissimuler.
Ce qui contribue, dans le public, au manque de considération pour les professeurs de l'Université, c'est l'insuffisance d'éducation extérieure de beaucoup d'entre eux. Cette absence d'éducation et ses causes ont été sobrement indiquées devant la Commission.
Chacun connaît la principale raison pour laquelle nombre de familles se portent de préférence vers l'enseignement libre;—c'est qu'elles croient y trouver plus de garanties, non pas assurément pour l'instruction, mais pour l'éducation. Cela seul, à mon sens, indique dans quelle voie on doit chercher à améliorer l'enseignement public. Les professeurs et les maîtres d'étude offrent assurément toutes garanties au point de vue de l'enseignement et de l'instruction, mais peut-être n'en offrent-ils pas toujours autant au point de vue de l'éducation[78].
[78] Enquête, t. I, p. 150. A. Leroy-Beaulieu, de l'Institut.
Aujourd'hui, nous recrutons encore nos candidats dans les couches profondes de la démocratie ouvrière ou rurale.
Nous recevons des fils d'ouvriers, de paysans, surtout des fils d'instituteurs, qui nous arrivent après avoir pu faire, grâce aux secours des municipalités et de l'État, leurs études dans les collèges, puis dans le lycée du département, pour les terminer dans les lycées de Paris[79].
[79] Enquête, t. I, p. 139. Perrot, de l'Institut, directeur de l'École Normale Supérieure.
Sortis de couches fort modestes, où naturellement l'éducation laisse un peu à désirer, les jeunes professeurs n'ont pas trouvé dans le milieu universitaire les moyens de réparer les lacunes de leur éducation première. Ils ne connaissent rien du monde, où ils sont brusquement lancés, et ils y restent trop souvent dépaysés.
Cette raison d'origine ne suffirait pas à expliquer le défaut d'éducation et de tenue qu'on reproche trop souvent aux universitaires puisque l'enseignement congréganiste recrute ses professeurs dans des couches sociales tout aussi modestes. Mais les congréganistes ont toujours attaché une importance très grande aux formes extérieures. Ils ont des traditions perpétuées dans un milieu homogène, et, si l'on peut redouter leurs doctrines, on ne saurait contester qu'au point de vue de l'éducation extérieure ils sont fort supérieurs aux professeurs de l'Université.
Quelles que soient les causes de son défaut de prestige, l'universitaire est peu considéré par le public, et il en souffre vivement. Sa profession est tenue comme honorable assurément, mais faiblement cotée. A peine au-dessus du vétérinaire et assez au-dessous du pharmacien. Bien qu'il soit très convenablement rétribué, les familles voient toujours en lui le monsieur légèrement râpé, besogneux et courant le cachet. Si par hasard on le reçoit au moment des examens, il passe toujours après l'ingénieur, l'officier, le magistrat et le notaire. C'est l'invité sans importance qu'on met au bout de la table, qu'on n'écoute guère et que les héritières ne regardent pas. Un peu gauche, un peu emprunté, d'aspect assez fruste, il se sent mal à son aise dans le monde, et redoute de s'y montrer.
Ce défaut de prestige que l'universitaire sent fort bien, reste toujours un mystère irritant pour lui. Les illusions dont il est saturé lui ont laissé croire que c'est par les diplômes que se marquent les différences intellectuelles et sociales entre les hommes. Persuadé qu'avec ses parchemins il devrait être aux meilleures places dans la vie, il s'indigne secrètement d'en rester fort loin, et finalement n'a qu'antipathie pour une société qui ne lui donne pas la situation à laquelle il s'imagine avoir droit. De là en grande partie les tendances cachées ou avouées de la plupart des universitaires pour les doctrines révolutionnaires les plus avancées.
Un écrivain qui a longtemps appartenu à l'Université a très bien marqué ces causes de l'antipathie des professeurs pour la société, et surtout pour l'armée, dans les lignes suivantes:
Quelques professeurs détestent l'armée par jalousie plus que par politique.
Chez les membres de l'Université, l'éducation première n'est pas toujours au niveau du savoir acquis. C'est par les honorables et modestes fonctions de l'enseignement que beaucoup d'enfants du peuple font leur entrée dans la bourgeoisie. Ils s'y trouvent d'abord un peu dépaysés. Munis de leurs diplômes, ils se jugent très supérieurs au monde qui les entoure.
Si leurs manières un peu gauches, leurs vêtements dépourvus d'élégance ne leur assurent pas dans la haute compagnie des petites villes la place qu'ils estiment due à leur mérite, ils rendent, au fond de leurs cœurs froissés, les dédains au centuple. Ils jurent une haine mortelle à la société futile ou ignorante qui les tient si injustement à l'écart.
Ainsi s'expliquent les opinions révolutionnaires de certains professeurs.
Au contraire, l'officier, avec son brillant uniforme, est partout accueilli, recherché, fêté. Il orne les salons de la préfecture, il participe aux grandes chasses, aux aristocratiques réunions.
Par surcroît, le décret de messidor lui assigne dans les cérémonies la préséance sur les professeurs des lycées.
Que fait-on de l'adage «Que les armes passent après la toge?»
Il y a de quoi gonfler de venin et faire crever de dépit les amours-propres vulgaires[80].
[80] H. des Houx, Figaro, 1er décembre 1901.
Et malheureusement la considération que l'universitaire n'obtient pas dans le monde, il ne l'obtient pas beaucoup plus dans l'Université, qui ne voit en lui qu'un fonctionnaire subalterne qu'on peut rudoyer à son gré. M. de Coubertin a très bien marqué dans les lignes suivantes la situation actuelle des professeurs de notre Université.
A voir le professeur dans son lycée, on le prendrait trop souvent pour le petit employé subalterne d'une administration publique, avec cette différence qu'il n'y jouit pas du confort relatif qu'offre le bureau. Dès la porte, l'absence de considération se marque dans le regard dédaigneux et les propos bourrus du concierge. Le professeur n'est pas là chez lui.
... Si l'Université veut que ses professeurs soient traités partout avec égards, c'est à elle à commencer; car elle est en grande partie responsable de leur effacement. Eux le sentent et ils en souffrent. J'ai été surpris de constater à quel point cette souffrance inavouée influait sur leur manière d'être et sur leurs pensées. Elle se traduit chez les plus âgés par une sorte de raideur, de froideur solennelle dont ils ont peine à se dépouiller en dehors même de leurs fonctions et qui leur devient comme une seconde nature; l'expérience des mille tracas auxquels ils sont en butte leur donne en plus une circonspection exagérée qui dégénère facilement en méfiance; leur enseignement se fait alors austère et sec; ils n'ont plus cette indulgente gaieté, cette bonne humeur qui sont indispensables à l'éducateur. Les autres—les jeunes—sont poussés inconsciemment au pessimisme; ils voient le monde en noir et laissent percer, lorsqu'ils en parlent, de l'âpreté ou de l'ironie. Sortir de la carrière serait l'ambition secrète de beaucoup d'entre eux: ils n'osent y songer[81].
[81] De Coubertin. Revue Bleue, 1898, p. 80.
Tel est le professeur que l'Université nous a fait. C'est à lui que revient le rôle d'élever la jeunesse. Nous connaissons déjà les résultats de son enseignement. Il était facile de les prévoir.
Des exceptions existent assurément, mais si rares, qu'elles n'ont aucune action. On doit les signaler cependant pour les encourager, car l'Université ne les favorise guère. Deux ou trois professeurs ont exposé devant la Commission les efforts qu'ils avaient faits pour rendre aux élèves leur enseignement utile et on ne saurait trop les donner en exemple.
Parfois ma classe a lieu à l'Hôtel Carnavalet, au Louvre, au musée de Cluny.
Je choisis le moment où, dans les textes, nous avons rassemblé un certain nombre de faits qu'il y a lieu d'élucider par la vue même des choses.
Traduisons-nous, par exemple, le discours où Cicéron reproche à Verrès d'avoir volé en Sicile tant d'objets de prix, je conduis mes élèves au Louvre, à la vitrine renfermant le trésor de Bosco-Reale, et je leur dis: Voilà une collection qui est à peu près de l'époque de Verrès, voilà quelques-unes des œuvres d'art qu'il aimait; voilà, sur des plats d'argent, de ces figures en relief qu'il admirait tant. Regardez comment, la plaque de métal qui les porte étant soudée au plat, il pouvait faire détacher ces hauts-reliefs pour se les approprier, si le plat ne lui plaisait point, etc.
M. le Président. C'est très intéressant, si c'est bien fait.
M. Rabaud. Je citerai encore le musée de Montpellier, qui est dirigé par un ancien surveillant général de Saint-Louis. Ce proviseur—il n'est pas apprécié à sa valeur—a organisé des excursions à Nîmes, à Arles et dans toute cette admirable région du Midi, pleine de vestiges de l'antiquité.
M. le Président. Tient-on compte au professeur des efforts qu'il tente en ce sens?
M. Rabaud. Jamais, monsieur le Président[82].
[82] Enquête, t. II, p. 235. Rabaud, professeur au lycée Charlemagne.
Je suis persuadé que le Président de la Commission d'enquête aurait rendu un grand service à son pays en demandant immédiatement au nom de la Commission, la croix pour les deux ou trois professeurs qui ont donné de telles preuves d'initiative, de zèle et de vraie intelligence des méthodes d'éducation. Cette récompense eût rendu peut-être de tels exemples un peu plus contagieux.
Le jour semble bien éloigné où de semblables méthodes se vulgariseront, et pendant longtemps encore nous aurons des professeurs aussi ignorants de la psychologie de l'enfance qu'incapables de modifier leurs méthodes d'enseignement. Quelques rares professeurs commencent d'ailleurs à l'apercevoir.
Il ne serait peut-être pas mauvais que des hommes chargés d'instruire la jeunesse, de l'élever, au sens le plus complet et le plus noble du mot, étudiassent ce que c'est que la jeunesse, par quels procédés, depuis qu'on élève des enfants, on les a élevés, quels ont été les meilleurs de ces procédés, comment on s'y est pris pour enseigner telle ou telle science, pour en tirer le plus grand profit possible, comment on s'y est pris pour former les caractères, les cœurs des jeunes gens, en un mot pour préparer des hommes. Or, cela, je suis bien obligé de dire qu'on ne l'apprend pas. La plupart d'entre nous, pour ne pas dire tous, que nous ayons passé par l'Ecole Normale ou par une Faculté, ou que nous nous soyons formés seuls, nous avons, au cours de nos études, appris beaucoup de choses, sauf la façon de les enseigner. On nous a jetés brusquement dans le torrent de l'enseignement en nous laissant nous débrouiller.
Les réformes proposées ont presque toutes surpris la majorité de l'opinion publique universitaire; habituée à certaines méthodes, elle s'est trouvée malhabile à s'accommoder de méthodes nouvelles. Telle est la raison essentielle de l'échec de ces réformes, et toutes les modifications qu'on pourra imaginer d'apporter dans l'enseignement secondaire risqueront toujours de rester lettre morte, tant qu'on ne se préoccupera pas d'abord de préparer un personnel qui les accepte volontairement, les comprenne bien et les applique[83].
[83] Enquête, t. II, p. 627. Jules Gautier, inspecteur d'Académie.
Rien n'est plus juste que ces dernières lignes. On ne saurait trop répéter qu'il n'y a pas de réformes possibles tant qu'on n'aura pas donné aux professeurs une éducation tout autre que celle qu'ils reçoivent aujourd'hui. L'auteur de la déposition précédente est un des bien rares universitaires qui l'aient compris.
§ 2.—LES RÉPÉTITEURS.
Le répétiteur n'a guère d'autres fonctions que la surveillance des élèves. En relation constante avec ces derniers, il pourrait rendre à l'enseignement d'immenses services, car il est le plus souvent très instruit. Pratiquement il est réduit au rôle pénible de simple surveillant. Méprisé par les professeurs, détesté par les élèves, tenu en défiance par le proviseur, il mène l'existence la plus dure et la plus ingrate qu'on puisse rêver.
Une difficulté presque insoluble, est celle du maître d'études. C'est lui qui vit réellement avec les élèves, qui donc pourrait devenir leur éducateur?
C'est un subordonné, qu'on ne paraît pas apprécier beaucoup, envers lequel, s'il le rencontre, le professeur se croit quitte quand il lui a envoyé un petit salut. Les relations des élèves avec les répétiteurs se ressentent des relations des répétiteurs avec les professeurs; les répétiteurs ont, à leurs yeux d'enfants, une infériorité marquée, ce sont des hommes sans prix. Au contraire, une autorité morale très grande est indispensable à celui qui veut donner une éducation[84].
[84] Enquête, t. II, p. 650. Rocafort, professeur de rhétorique au lycée de Nîmes.
Parmi eux il s'en rencontre parfois qui sont désireux d'être utiles aux élèves. L'Administration les guérit vite de pareilles fantaisies.
Je connais beaucoup de maîtres d'études qui ne demanderaient pas mieux que de bien faire, mais c'est toujours difficile de bien faire. Il m'est arrivé d'envoyer de ces jeunes gens dans les lycées, et je leur disais qu'il n'y a pas de petite besogne, que leur besogne est extrêmement importante, capitale même dans un établissement d'enseignement secondaire; ils arrivaient pleins de zèle, d'ardeur; ils s'efforçaient de faire une discipline morale, de connaître les élèves, de les attacher à eux et d'agir par des procédés éducateurs. Mais aussitôt l'inquiétude s'emparait de l'Administration, on disait: il ne fait pas comme les autres, c'est un mauvais esprit; et parce que ce garçon arrivait plein de zèle et n'aspirait qu'à bien faire, on se débarrassait de lui[85].
[85] Enquête, t. I, p. 268. Séailles, professeur à la Sorbonne.
Tant que les trois dernières lignes qui précèdent resteront l'expression de la vérité, l'instruction et l'éducation des jeunes Français demeureront au bas degré où nous les voyons aujourd'hui.
L'Administration se méfie tout à fait des capacités éducatrices du répétiteur et s'obstine à le maintenir dans son rôle subalterne de surveillant. C'est pour cela sans doute qu'elle redoute si fort de voir des relations cordiales s'établir entre le répétiteur et l'élève.
Dans un article publié par une revue, je trouve le passage suivant:
Un répétiteur fut un jour très durement relevé par son proviseur pour avoir serré la main à un élève; un autre fut révoqué pour avoir fait de la gymnastique avec sa division. Et lui qui pourrait exercer une grande influence sur ses élèves, en est réduit à se faire détester[86].
[86] La France de demain, 1899, p. 415.
Il ne faut pas croire que ces malheureux répétiteurs soient des individus quelconques, des sortes de manœuvres. Ils sont traités en manœuvres, mais ne le sont nullement. Leur instruction est à peu près celle des professeurs, et dans tous les cas beaucoup plus que suffisante pour instruire les élèves. La plupart sont licenciés et beaucoup sont docteurs.
Au lycée Montaigne, en particulier, sur sept ou huit répétiteurs généraux, cinq étaient ou sont docteurs en médecine, candidats à la licence en droit...
Ils tâchent de trouver un débouché de ce côté puisque le professorat leur est fermé. Un de mes camarades était bi-licencié; il n'avait jamais pu obtenir un poste de professeur; il a pris son doctorat en médecine. Quand il en trouvera l'occasion, il s'en ira; il reste dans le répétitorat comme pis-aller, la carrière de médecin étant, elle aussi, paraît-il, déjà fort encombrée[87].
[87] Enquête, t. II, p. 407. Provost, répétiteur général au lycée Montaigne.
Parmi les réformes proposées devant la Commission, la plus utile peut-être serait de supprimer la distinction entre professeurs et répétiteurs. Avant d'être professeur il faudrait avoir été répétiteur pendant cinq à six ans. Dans ce milieu transitoire, le professeur apprendrait l'art d'enseigner qu'il ignore totalement aujourd'hui. J'ajouterai que l'enseignement donné par le répétiteur sera toujours supérieur à celui donné par des agrégés, simplement parce qu'il est moins bourré de choses inutiles, et parce que, possédant une science plus récente, se rappelant la peine qu'il eut pour l'acquérir, il saura mieux se mettre à la portée des élèves.
Si le lecteur a suffisamment médité sur ce chapitre et sur ceux qui précèdent, s'il a bien compris ce qu'est le lycée, ce que sont les professeurs, il doit commencer à entrevoir nettement combien les réformes apparentes proposées sont peu de chose devant les réformes profondes qu'il faudrait accomplir, mais que nul aujourd'hui ne pourrait, ni même n'oserait tenter. C'est pourquoi, sans doute, on n'en parle pas.
CHAPITRE V
L'enseignement congréganiste.
L'enquête parlementaire s'est beaucoup occupée des progrès de l'enseignement congréganiste. Elle a rappelé certains faits connus de tout le monde, mais elle a aussi révélé des choses que le public ne soupçonnait pas. On n'eût guère pensé, par exemple, que les Frères des Écoles chrétiennes, jadis relégués dans l'enseignement primaire le plus humble, arriveraient à faire une très sérieuse concurrence à l'Université dans l'enseignement secondaire et supérieur. En quelques années leurs progrès ont été foudroyants. Dans nos grandes écoles, l'École Centrale notamment, sur les 134 élèves présentés par eux en dix ans, les neuf dixièmes ont été reçus. Ils avaient 30 établissements qui donnaient l'enseignement secondaire. En outre, le seul enseignement agricole véritable en France était dans leurs mains. Ils possédaient des fermes de 35 hectares, où les élèves recevaient une instruction pratique et obtenaient tous les prix dans les concours. Ils dirigeaient également des écoles commerciales et industrielles sans rivales. Et, alors que nos établissements d'instruction coûtent si cher à l'État, les leurs rapportaient des dividendes aux commanditaires qui avaient prêté des fonds pour les créer. Quant aux autres maisons d'éducation congréganistes, bien que ne recevant aucune rétribution du budget, alors que les lycées lui sont si onéreux, ils faisaient à ces lycées une concurrence des plus redoutables et leurs succès s'accroissent chaque jour.
Toutes ces observations sont d'ailleurs de l'histoire déjà ancienne. L'Université ne pouvant lutter contre l'enseignement des Frères a obtenu qu'il fût supprimé. Les professeurs durent aller porter leurs méthodes dans des pays étrangers qui les ont reçus à bras ouverts.
Les résultats obtenus par l'enseignement congréganiste sont incontestables, mais l'enquête n'a pas su en montrer les causes. Elles sont pourtant bien évidentes. Elles résident simplement dans la qualité morale des maîtres. Tous avaient un idéal commun et l'esprit de dévouement qu'un idéal inspire. Cet idéal peut être scientifiquement traité de chimère, mais la qualité philosophique d'un idéal est absolument sans importance. Ce n'est pas à sa valeur théorique qu'il faut le mesurer, c'est à l'influence qu'il exerce sur les âmes. Or, l'influence de l'idéal qui guide les congréganistes est immense. Tous ces professeurs à peine rétribués sont dévoués à leur tâche et ne reculent pas devant les plus humbles besognes. A la fois surveillants et professeurs, ils s'occupent sans cesse de leurs élèves, les étudient, les comprennent et savent se mettre à leur portée. Leurs origines familiales sont au moins aussi modestes que celles des professeurs de l'Université, mais leur tenue générale est infiniment supérieure, et, par contagion, celle de leurs élèves le devient également. Il n'y a pas à contester que ces élèves ne soient, au moins extérieurement, beaucoup mieux élevés que ceux de nos lycées. Les parents s'aperçoivent très bien de la différence et les libres penseurs eux-mêmes envoyaient de plus en plus leurs enfants chez les congréganistes. Ils savaient d'ailleurs aussi que ces congréganistes s'intéressaient personnellement à leurs élèves, ce qui n'est pas le cas des professeurs des lycées, et les faisaient très bien réussir dans la préparation aux examens ouvrant l'entrée des grandes écoles.
Comme je ne vois aucun moyen d'infuser à nos universitaires les qualités incontestables que les congréganistes devaient à leurs croyances religieuses, j'ignore de quelle façon on ralentira les progrès des derniers. Des règlements, si rigides puissent-ils être, n'y pourront rien. Les supprimer est simplement les obliger à changer de costume. La diffusion de l'esprit clérical est assurément fâcheuse dans un pays aussi divisé que le nôtre, mais aucune persécution ne saurait l'entraver. On peut évidemment décréter, comme on l'a proposé, que l'État ne laissera les fonctions publiques accessibles qu'aux élèves ayant passé par le lycée, mais une telle loi serait facile à tourner, car les congréganistes n'auraient qu'à envoyer leurs élèves au lycée le nombre d'heures suffisant pour obtenir les certificats nécessaires. Supposons cependant que par des moyens draconiens, on les oblige tous à fermer leurs établissements comme il a déjà été fait pour les plus prospères. De telles lois auraient pour conséquence immédiate de transformer en ennemis du Gouvernement les parents tenant à confier leurs enfants aux congréganistes. Elles auraient aussi cette autre conséquence, beaucoup plus grave encore, de supprimer toute concurrence à l'Université, et par conséquent de détruire le seul stimulant qui l'empêche de descendre plus bas qu'elle ne l'est aujourd'hui.
Tout ce qui vient d'être dit de l'enseignement congréganiste, et surtout de la supériorité de son éducation, a été très bien mis en évidence dans l'enquête et cela par les professeurs de l'Université eux-mêmes. Je n'ai maintenant qu'à citer.
Dans les maisons religieuses, les professeurs sont très souvent improvisés: à peine deux ou trois qui ont voulu être professeurs et qui ont leurs grades. En revanche, l'entraînement particulier qu'ils subissent en vue de l'apostolat sacerdotal les prépare admirablement au métier d'éducateur. Les pensées élevées sur lesquelles on les tient attachés, les sentiments de dévouement et de sacrifice dont on les pénètre, les leçons de psychologie pratique et de direction spirituelle qu'on leur enseigne, tout cela constitue des ressources pédagogiques de premier ordre, utilisables dès leur entrée en fonctions[88].