Psychologie de l'éducation
[153] M. Massé, séance du 13 février 1902; p. 633 de l'Officiel.
M. Leygues, ministre de l'Instruction publique, a appuyé ces conclusions et très bien montré les conséquences de notre enseignement universitaire.
Le travail de l'ouvrier n'est pas rémunéré suffisamment dans bien des cas, c'est vrai. Mais combien plus maigre encore est le salaire et plus misérable la condition de ceux qui sans fortune se sont engagés dans des professions libérales et qui n'ont ni clients ni causes, qui errent dans la vie désabusés, découragés, meurtris de toutes leurs déceptions et de tous leurs désespoirs. Il n'est pas de sort plus triste que le leur, de misère plus sombre que leur misère; il n'est pas d'êtres plus dignes de pitié.
Que deviennent-ils, ces déclassés? Selon la nature de leur âme, quand la souffrance est trop aiguë, ils tombent dans le servilisme ou la révolte.
Voilà ce qu'il faut avoir le courage de dire pour enrayer l'émigration perpétuelle vers les villes où tant d'énergies s'usent, où sombrent tant de courages, pour que, sous prétexte de favoriser la démocratie, nous ne soyons pas exposés à voir ce qui serait la fin de la démocratie: l'atelier vide et la terre déserte.
Dans un pays comme la France où la population professionnelle et active (industriels, négociants, agriculteurs) représente 48 p. 100 de la population totale, 18 millions d'individus sur 38 millions d'habitants, où le capital industriel s'élève à 96 milliards 700 millions de francs, où le capital agricole atteint 78 milliards de francs; où les exportations se sont chiffrées en 1900 pour plus de 4 milliards de francs, l'Université ne peut se contenter de préparer les jeunes gens qui lui sont confiés aux carrières libérales, aux grandes écoles et au professorat; elle doit les préparer aussi à la vie économique, à l'action[154].
[154] M. Leygues, ministre de l'Instruction publique, séances des 12 et 14 février 1902 pp. 615 et 666 de l'Officiel.
Personne n'a jamais contesté la justesse de telles assertions et l'on peut dire cependant que depuis le temps qu'on les répète, elles n'ont encore converti personne.
§ 2.—L'ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL.
L'enseignement professionnel est donné presque exclusivement en France par des universitaires, et par conséquent avec leurs méthodes théoriques. Le manuel appris de mémoire en étant l'unique base, les résultats obtenus sont naturellement aussi parfaitement nuls que ceux de l'enseignement classique.
Si nous ne possédions pas un petit nombre d'écoles techniques, dues le plus souvent d'ailleurs, comme celles des Frères dont nous avons parlé, à l'initiative privée, on pourrait dire que l'enseignement professionnel n'existe pas en France.
Les causes de son insuffisance ne sont pas uniquement imputables à l'Université. Sous l'influence de préjugés héréditaires fortement développés par notre éducation classique, l'enseignement professionnel jouit auprès des familles d'une considération très faible. Elles croient toujours que l'instruction gréco-latine seule peut développer l'intelligence et conférer à ceux qui l'ont reçue de grands avantages dans la vie. Nous sommes à un âge de transition où peu de personnes comprennent qu'il y a dans cette opinion une double erreur. En réalité, notre enseignement classique déprime l'intelligence et n'assure à ceux qui l'ont reçue aucune supériorité réelle dans la vie.
La principale cause de notre antipathie pour le travail manuel et tout ce qui s'en rapproche n'est pas tant l'effort qu'il demande que le mépris qu'il inspire. Ce sentiment, énergiquement entretenu par l'Université et ses concours, est un de ceux qui ont le mieux contribué à précipiter notre décadence industrielle et économique actuelle. Chez les peuples latins, le plus infime clerc, le plus humble commis, le plus modeste professeur, se jugent d'une caste fort supérieure à celle d'un industriel ou d'un artisan, bien que ceux-ci gagnent davantage et exécutent des travaux exigeant beaucoup plus d'intelligence.
Il résulte de cette croyance générale que la plupart des parents tâchent de faire entrer leurs fils dans la caste réputée supérieure et de les sortir de la caste considérée comme inférieure.
Une revue importante a publié sur ce sujet une lettre d'un industriel du nord de la France dont je reproduis l'extrait suivant:
Il est désolant de voir, dans un arrondissement qui a été si vivant au point de vue industriel et qui possède de grandes ressources, que la bourgeoisie se désintéresse de plus en plus des affaires pour les places administratives.
Il en est malheureusement ainsi du peuple qui ne voit dans l'instruction que le moyen de faire de ses enfants, soit des employés, soit des fonctionnaires. Tout le monde veut des places.
Pendant ce temps nous sommes à peu près colonisés par les Belges, qui détiennent la plupart des grands établissements industriels qui prospèrent dans la région.
Un exemple frappant est ce qui s'est passé dans le bassin industriel de Maubeuge, depuis l'établissement des droits protecteurs. Ce pays s'est développé, depuis 1892, dans des proportions considérables, mais sous l'influence des Belges de Liège et de Charleroi qui sont venus créer en masse des établissements à la frontière et qui ont trouvé chez eux tous les capitaux nécessaires. Nos nationaux assistaient à cette invasion les bras croisés et employaient leurs capitaux en rentes ou en fonds portugais, brésiliens ou grecs!
C'est navrant et désespérant.
Nous sommes bien malades. C'est une consomption très lente dont on ne s'apercevra que quand il sera trop tard[155].
[155] France de demain, 15 janvier 1899.
Le même journal a publié également une lettre qui montre bien ce qu'ont coûté à nos colonies les préjugés qui régissent l'enseignement théorique que nous donnons aux jeunes indigènes.
L'indigène qui sait lire, écrire et compter regarde d'un œil de mépris tous ceux qui bêchent la terre ou qui transforment, dans l'atelier, le fer et la pierre inertes; il se croit d'essence supérieure et indigne de peiner et de suer; il se dit Européen, et il exige les mêmes prérogatives que ce dernier.
On n'insiste pas assez là-bas, dans nos écoles, sur l'utilité du cultivateur et de l'ouvrier, sur la noblesse de leur tâche, sur leur rôle dans le monde. On ne montre jamais à la fin des études et comme récompense que le diplôme et la sinécure tant enviée à laquelle on pourra prétendre. On dégarnit les champs, les usines, les ateliers, pour encombrer les bureaux et sevrer ainsi la colonie de la partie la plus intelligente de sa population.
Si au lieu de suivre les programmes métropolitains et d'apprendre aux indigènes la suite des rois de France depuis Pharamond jusqu'à Napoléon III, on leur avait seulement donné les principes élémentaires de lecture, d'écriture et de calcul, tout en leur indiquant le maniement des outils ou des instruments aratoires, et la façon de tripler le rendement d'un champ de canne à sucre, de coton ou d'arachide, croyez-vous qu'on n'aurait pas augmenté la richesse du pays, et, partant, le chiffre des opérations commerciales?
Qui peut énumérer les services que rendrait à nos colonies une armée indigène de bons contremaîtres et de bons fermiers choisis parmi les jeunes gens intelligents et laborieux.
Nos colonies ne rapportent rien, dit-on! Précisément parce que nous nous empressons d'immobiliser ceux-là seuls, qui pourraient produire et les enrichir[156].
[156] France de demain, 15 janvier 1902.
Nous touchons ici à un des points les plus fondamentaux de la question des réformes de l'enseignement. Les classes dirigeantes n'en comprennent aucunement l'utilité. Elles ne voient pas que notre enseignement classique—sous toutes ses formes—n'est plus en rapport avec les besoins de l'âge actuel, que sa triste insuffisance et l'absence d'enseignement professionnel sont les causes de notre profonde décadence industrielle, commerciale et coloniale.
La bourgeoisie française ne comprend pas l'évolution du monde moderne et par conséquent ne pourra pas l'aider. Les réformes, filles de la nécessité, se feront à côté d'elle, sans elle, et naturellement contre elle.
C'est surtout à notre Université que l'évolution économique actuelle du monde échappe entièrement. Figée dans de vieilles traditions, les yeux fixés sur le passé, elle ne voit pas qu'avec les progrès des sciences et de l'industrie, le rôle des grammairiens, des rhéteurs, des érudits et de toutes les variétés connues de vains parleurs, s'efface chaque jour davantage. Le monde moderne est gouverné par la technique, et la supériorité appartient à ceux qui, dans toutes les branches des connaissances, sont le plus versés dans la technique. On a essayé, mais sans grand succès, de le faire comprendre à la Commission d'enquête.
En 1870, nous avons été vaincus par un ennemi qui, au point de vue militaire, était plus scientifiquement organisé que nous. Aujourd'hui, sur le terrain industriel et commercial, nous sommes également vaincus par un ennemi scientifiquement organisé[157].
[157] Enquête, t. II, p. 442. Blondel, ancien professeur de faculté.
Cet enseignement professionnel qui nous manque et pour lequel il serait bien difficile d'ailleurs de trouver des professeurs, pourrait avoir—sans les préjugés de l'opinion dont je viens de parler—un nombre immense d'élèves. Les documents statistiques fournis à l'enquête en donnent la preuve incontestable.
On peut se faire une idée, par les chiffres suivants, du préjudice causé à notre prospérité économique par ce véritable accaparement de la jeunesse par l'enseignement secondaire. Le nombre des élèves recevant en France l'enseignement secondaire s'élève aujourd'hui à cent quatre-vingt mille. Or la clientèle de l'enseignement technique industriel, commercial et même agricole, ne dépasse pas vingt-deux mille. La proportion est donc de huit contre un, au désavantage de ce dernier. Or c'est le contraire qui devrait se produire, si l'on remarque que la population commerciale, industrielle et agricole de la France forme les neuf dixièmes de la population totale, et que c'est en somme l'agriculture, le commerce et l'industrie qui font vivre et grandir les nations[158].
[158] Enquête, t. II, p. 513. Jacquemart, inspecteur de l'enseignement.
Eh oui, sans doute, c'est l'agriculture, l'industrie et le commerce qui font vivre et grandir les nations, et nullement les avocats et les bureaucrates[159]. Tous les efforts d'une Université éclairée devraient tendre à fortifier l'enseignement donné à la fraction la plus importante d'un pays, aussi bien par le nombre que par la richesse qu'elle lui procure. Or, c'est justement le contraire qui se produit. L'enseignement professionnel n'a pas seulement à lutter contre les préjugés des parents, il doit lutter encore contre la mauvaise volonté de l'Université et l'incapacité de ses professeurs. Mauvaise volonté et incapacité que nous avons déjà signalées à propos de l'enseignement dit moderne.
[159] Les Allemands le savent fort bien et c'est pourquoi ils multiplient chaque jour leurs écoles professionnelles. La Saxe, qui n'a que trois millions d'habitants, possède trois écoles d'art industriel, trois écoles d'industrie supérieure, cent onze écoles professionnelles pour les professions spéciales, quarante écoles de commerce, etc.
Le plus important des enseignements professionnels devrait être, dans un pays agricole comme la France, celui de l'agriculture. Les démonstrations au tableau et la récitation des manuels en forment malheureusement l'unique base.
Un rapport de M. Méline, inséré à l'Officiel, contient à ce sujet des documents fort précis. Ils montrent à quel point toutes nos méthodes générales d'enseignement reposent sur les mêmes principes.
Sans parler de l'Institut agronomique établi à Paris, la France possède 82 écoles d'agriculture dites pratiques, coûtant annuellement plus de 4 millions. Elles comptent 651 professeurs et 2.850 élèves, ce qui fait à peine 4 élèves par professeur. Chaque élève revient, on le voit, à un peu plus de 1.400 francs par an à l'État. «Dans beaucoup d'établissements il n'y a guère que des boursiers et sans eux, il faudrait presque fermer l'école.»
Il est parfois difficile de rendre pratique un enseignement donné à beaucoup d'élèves. Ce n'est plus le cas quand un professeur a une moyenne de 4 élèves. On pouvait donc espérer que l'enseignement agricole de ces nombreuses écoles aurait un caractère réellement utilitaire et que les jeunes agronomes si coûteusement formés rendraient quelques services. Hélas! il n'en a rien été, et un psychologue connaissant un peu nos méthodes d'enseignement aurait pu le prévoir. L'éducation des élèves est restée si théorique que pas un agriculteur ne peut les utiliser, fût-ce comme simples garçons de ferme. N'étant absolument bons à rien, ces agronomes qui devaient régénérer notre agriculture demandent presque tous des emplois de l'État et surtout des places de professeurs. Il y a plus de 500 de ces demandes pour une quinzaine de places annuellement vacantes.
«Cela n'est-il pas grotesque? conclut le journal Le Temps, en résumant ce rapport. Cet enseignement scientifique, ce grand orchestre de formules abstraites a donc pour effet d'enlever des forces vives à l'agriculture au lieu de lui en donner? Ces écoles n'ont plus qu'un but, qui est, non de préparer des praticiens, mais des concurrents bourrés de formules et de superfluités d'apparence scientifique, pour mieux triompher dans les épreuves des concours et arriver aux fonctions administratives. Tous mandarins ici comme ailleurs.»
On a bien expliqué devant la Commission d'enquête ce que sont ces cours d'agriculture pratique.
Les professeurs se contentent de dicter purement et simplement un cours, devant une classe d'élèves qui écrivent pendant une heure sur les matières fertilisantes, ou sur un autre sujet, des développements auxquels ils ne comprennent rien[160].
[160] Enquête, t. II, p. 631. Jules Gautier, professeur au lycée Henri IV.
Il est navrant de voir de telles copies, et comment nos petits cultivateurs perdent rapidement toutes les notions apprises dans les manuels. D'autre part, les enfants qui sont présentés savent encore la lettre, mais ils ne savent absolument pas ce qu'est la chose, ils sont d'une ignorance inouïe au point de vue pratique; ils ont appris des mots au sujet des engrais, du bétail, des plantes, mais ils ne savent absolument pas les utiliser. Si vous n'arrivez pas à organiser des visites de fermes et d'exploitations, ce que vous faites actuellement ou rien, c'est absolument la même chose[161].
[161] Enquête, t. II, p. 71. Duport, président d'une Commission supérieure d'enseignement agricole.
Un de nos collègues disait naguère: «S'il faut s'étonner d'une chose, c'est qu'il se trouve encore quelques jeunes gens disposés à suivre la carrière agricole, car tout les en détourne.» Rien n'est plus vrai, et un simple coup d'œil jeté sur notre régime scolaire suffira pour le démontrer.
... Rien, dans ses études, ne réveille en lui le goût de la vie rurale, rien ne le ramène aux champs: tout semble fait pour l'en éloigner. La nature de ses études, d'abord: elles sont, comme disait Montaigne, «purement livresques»; elles lui inspirent le dédain des travaux manuels; exclusivement théoriques, linguistiques et grammaticales, elles ne développent ni le sens pratique, ni l'esprit d'observation, ces deux conditions essentielles de succès en toute carrière, mais principalement dans la carrière agricole[162].
[162] Enquête, t. II, p. 388. R. Lavollée, docteur ès lettres.
La conséquence de cet enseignement est que l'élève, qui devrait acquérir le goût de l'agriculture, prend au contraire cette profession en horreur, comme aussi tous les métiers manuels qu'il voit méprisés partout.
Aujourd'hui l'ouvrier ne veut plus que son fils travaille de ses mains; il préfère en faire un petit employé, mal payé, et nos écoles primaires ne contribuent que trop à cultiver ces illusions.
A la campagne, beaucoup d'agriculteurs ne veulent plus que leurs fils cultivent la terre; ils cherchent à en faire de petits fonctionnaires. C'est une véritable contagion, si bien qu'en France, pour les travaux manuels, le terrassement, la culture, nous sommes obligés de faire venir des Italiens ou des Belges.
L'Algérie se peuple de Maltais, d'Espagnols, et pendant ce temps-là nos villes fourmillent de scribes, qui, en vertu de la loi de l'offre et de la demande, se contentent de traitements tout à fait insuffisants[163].
[163] Enquête, t. II, p. 555. Keller, vice-président de la Société générale d'éducation.
Les nécessités économiques de l'âge actuel deviennent de plus en plus pressantes, et, chez les peuples latins, ni les familles, ni l'Université ne les comprennent. Un ancien ministre, M. Hanotaux, a proposé devant la Commission d'enquête la création d'écoles professionnelles parallèles à l'enseignement classique actuel. Ce dernier enseignement, dit-il, ne serait maintenu que pour le très petit nombre de futurs érudits qui étudieraient le grec et le latin tout comme on étudie ailleurs le persan et l'arménien. De tels projets sont excellents et leur réalisation assurée le jour où nous aurons changé l'âme des parents, des professeurs et des élèves.
Mais alors même que cette transformation serait effectuée, on ne voit guère où se recruteraient les professeurs du nouvel enseignement. Sans doute les Frères des Écoles chrétiennes ont bien su en trouver pour l'enseignement technique, où ils peuvent servir de modèles, mais leurs professeurs sont des techniciens auxquels—imitant en cela les Américains—on ne demande que de connaître leur profession sans s'occuper un seul instant de savoir s'ils possèdent aucun diplôme. Du jour où cet enseignement serait organisé par l'État, c'est-à-dire par l'Université, il y aurait immédiatement des concours, une agrégation et l'instruction serait donnée uniquement par ces méthodes théoriques dont nous connaissons les résultats.
Toute grande réforme sur ce point étant irréalisable avant une réforme totale de l'opinion, il ne faut songer aujourd'hui qu'à de modestes changements accomplis sur une petite échelle. Un des meilleurs proposés devant la Commission consisterait à transformer les petits collèges de province en établissements d'enseignement professionnel. Devant l'impossibilité de trouver des professeurs capables de donner cet enseignement, on doit bien se contenter d'un enseignement exclusivement théorique qui, si mauvais soit-il, est encore supérieur à l'enseignement classique.
Nous avons eu occasion, notamment pendant ma direction, de sauver un certain nombre de ces petits collèges en y introduisant un peu d'agriculture théorique, c'est-à-dire un peu d'histoire naturelle, de physique et de chimie, de façon à initier les enfants aux choses de la vie rurale. Cette introduction seule a suffi pour sauver ces petits collèges. L'école de Neubourg, qui comprend des bâtiments superbes, était complètement tombée. On nous a demandé d'y introduire un peu d'enseignement agricole primaire supérieur; aussitôt l'école s'est remplie et elle est aujourd'hui prospère. C'est la preuve que les programmes doivent s'adapter aux milieux et au temps[164].
[164] Enquête, t. II, p. 626. Tisserand, représentant de la Société nationale d'agriculture.
J'estime qu'il faudrait transformer nos petits établissements secondaires, suivant les besoins des régions, comme le disait si bien M. Tisserand, en écoles industrielles ou agricoles préparatoires à nos écoles spéciales d'un ordre supérieur. Cela vaudrait beaucoup mieux pour les budgets des villes et pour l'avenir des enfants[165].
[165] Enquête, t. II, p. 625. Grandeau, représentant de la Société nationale d'agriculture.
Ce sont là des réformes de détail qui ne sauraient conduire bien loin. De vraies réformes ne seront possibles, comme je l'ai dit tant de fois déjà, que lorsque les méthodes d'enseignement des professeurs, et surtout l'opinion des familles, auront changé.
De tels changements ne peuvent être amenés que par des nécessités impérieuses, et ni les programmes ni les discours ne sauraient les déterminer.
Les nécessités impérieuses qui transformeront peut-être un jour l'opinion des parents commencent à se dessiner un peu. Aujourd'hui les classes vraiment influentes, et par conséquent vraiment dirigeantes, tendent de plus en plus à se composer exclusivement d'individus possédant une certaine aisance. Or, il devient évident que dans un avenir assez prochain ce seront surtout les industriels, les artisans, les colons, les agriculteurs, les commerçants qui posséderont cette aisance. Avec le développement des besoins actuels et l'invariabilité de leurs salaires, depuis longtemps fixés par l'État, les ressources des classes lettrées: magistrats, fonctionnaires, professeurs, etc., deviennent absolument insuffisantes, alors que l'aisance des autres classes grandit chaque jour.
Les classes jadis dirigeantes devenant chaque jour plus besoigneuses, et jouant par conséquent un rôle de plus en plus effacé, finiront peut-être par comprendre qu'elles doivent orienter autrement l'éducation de leurs fils.
La dernière supériorité des classes jadis dirigeantes réside aujourd'hui dans le port habituel d'un vêtement élégant. Mais il devient si râpé, que bientôt tout son prestige disparaîtra. Quand ce prestige sera totalement évanoui, comme il l'est depuis longtemps en Amérique et en Angleterre, une révolution profonde s'accomplira dans l'âme des peuples latins. Elle sera terminée le jour où on admettra comme exactes les définitions suivantes des diverses catégories sociales données par un des déposants de l'enquête.
Le bon industriel, le bon agriculteur, le bon commerçant, le bon fonctionnaire, le bon officier, ce sont termes qui se valent. D'une manière générale, ce sont des hommes qui remplissent dans les cadres d'une démocratie des professions diverses, mais une même fonction sociale. La différence des carrières ne supprime pas l'égalité des mérites.
En définitive, ils sont tous de la classe dirigeante future; cette classe ne peut pas se composer d'esprits façonnés sur le même patron, répondant au même signalement; elle doit se composer des meilleurs dans toutes les spécialités. Qu'ils diffèrent par la spécialité de la profession, mais qu'ils se ressemblent par la supériorité de l'homme[166].
[166] Enquête, t. I, p. 441. Buisson, ancien directeur de l'Enseignement primaire au Ministère de l'Instruction publique.
Il y a longtemps déjà que Diderot avait dit la même chose.
Les études théoriques, écrivait-il, sont propres à remplir les villes d'orgueilleux raisonneurs et de contemplateurs inutiles et les campagnes de petits tyrans, ignorants, oisifs et dédaigneux. On a bien plus loué des hommes occupés à faire croire que nous étions heureux que les hommes occupés à faire que nous le fussions en effet. Nos artisans se sont crus méprisables, parce qu'on les a méprisés. Apprenons-leur à mieux penser d'eux-mêmes, c'est le seul moyen d'obtenir des productions parfaites.
Avant d'arriver à répandre de telles idées, il faudra subir pas mal de bouleversements et de révolutions accomplis par l'armée des bacheliers, licenciés et professeurs sans emploi.
Aujourd'hui, des assertions analogues à celles contenues dans les citations que je viens de reproduire, appartiennent à l'immense catégorie des choses que chacun répète volontiers, que l'on est prêt à applaudir bruyamment, mais dont personne ne croit un seul mot. Il ne faut pas se lasser cependant de les redire.
Lorsque le rabot et la lime, écrivait jadis Jules Ferry alors qu'il était Ministre de l'Instruction publique, auront pris à côté du compas, de la carte géographique et du livre d'histoire, la même place et qu'ils seront l'objet d'un enseignement raisonné et systématique, bien des préjugés disparaîtront, bien des oppositions de castes s'évanouiront, la paix sociale se préparera sur les bancs de l'école primaire, et la concorde éclairera de son jour radieux l'avenir de la société française.
On ne peut pas dire que de telles idées soient tout à fait irréalisables, puisque les Américains les ont à peu près réalisées. Aux États-Unis la séparation des classes est très faible et le passage de l'une à l'autre fréquent et facile. Mais ces peuples n'ont pas derrière eux le poids des traditions séculaires qui pèsent sur les Latins. Ils n'ont pas eu à lutter contre une Université toute puissante, infiniment peu démocratique et hostile à tous les progrès. Ce qui gêne surtout les sociétés latines dans leur évolution et les oblige à procéder par bonds désordonnés qui ne font souvent que les ramener un peu plus en arrière, c'est la lourde tyrannie des morts.
La raison cherche vainement à repousser ces ombres formidables. Le temps seul réussit quelquefois à les dominer. Dans la lutte violente que les Latins soutiennent contre les morts depuis un siècle, ce ne sont pas les vivants qui ont triomphé.
CHAPITRE VI
La question de l'éducation.
§ 1.—INCERTITUDE DES PRINCIPES UNIVERSITAIRES EN MATIÈRE D'ÉDUCATION.
Le problème de l'éducation est beaucoup plus important encore que celui de l'instruction. C'est le caractère des hommes bien plus que leur savoir qui détermine leurs succès dans la vie. L'Université ne s'est pas malheureusement montrée plus apte à donner une bonne éducation qu'une instruction convenable.
A la vérité on ne peut dire qu'en matière d'éducation les méthodes de l'Université soient bonnes ou mauvaises, attendu qu'elle ne possède aucune méthode, aucune idée directrice.
Pendant longtemps, elle a cru que l'éducation se faisait avec des manuels et des préceptes appris par cœur. Commençant à revenir d'une aussi évidente erreur, elle en est encore à chercher les moyens de remplacer les manuels. Pour le moment, elle se borne à proclamer très haut les bienfaits d'une bonne éducation.
Lorsqu'on se réfère aux manifestations officielles de l'Université, aux circulaires des ministres et des recteurs, aux discours de distribution de prix, qui sont comme les professions de foi du corps enseignant, on y trouve constamment répétée cette affirmation que «le but de l'enseignement secondaire est de former l'homme et le citoyen». Là-dessus, tout le monde est d'accord. C'est un truisme. Mais lorsqu'on descend de la région des principes à celle de l'application et du fait, on voit combien nous sommes loin de cet idéal et combien on a fait peu de choses pour le réaliser[167].
[167] Enquête, t. I, p. 444. Maneuvrier, ancien élève de l'École Normale Supérieure.
En réalité, on n'a rien fait du tout et on s'en est tenu à ces brillants discours si chers aux professeurs. Les résultats obtenus sont indiqués dans le passage suivant de l'enquête.
C'est parce que l'éducation de notre démocratie française est insuffisante, que notre régime politique et social actuel n'a pas porté tous les fruits qu'on en pouvait attendre, et c'est aussi l'une des causes qui permet à ceux qui n'aiment pas ce régime de multiplier leurs attaques[168].
[168] Enquête, t. II, p. 438. Blondel, ancien professeur à la Faculté de Droit de Dijon.
Quant aux moyens à employer pour donner la bonne éducation rêvée, les auteurs de l'enquête semblent les ignorer totalement. Beaucoup s'imaginent qu'elle s'inculque uniquement par les exercices physiques et déplorent leur rareté. Cette rareté paraît en effet très grande, malgré d'éloquentes circulaires ministérielles et la fondation de sociétés spéciales. Il n'y a rien derrière toutes ces brillantes façades.
Si le temps ne nous pressait, j'aurais parlé de l'éducation physique. En fait, elle n'existe pas et c'est une lacune déplorable. Je voudrais que l'éducation physique fût mise sur la même ligne et même, dans les premières années, au-dessus de l'éducation intellectuelle.
En Allemagne, cette éducation est très développée. Elle est mise au même rang que l'enseignement du grec, des mathématiques ou de telle autre branche. Elle est obligatoire pour tous.
J'ai vu en Allemagne le professeur de grec être en même temps professeur de gymnastique, et il me semble que c'est d'un bon exemple.
L'insuffisance de notre éducation physique me paraît constituer un danger inquiétant pour l'avenir de notre race[169].
[169] Enquête, t. I, p. 340. Boutroux, de l'Institut, professeur de philosophie à la Sorbonne.
Tout cela est fort juste, mais les exercices physiques ne constituent qu'une très faible partie de l'éducation. On peut faire des hercules avec de bons exercices gymnastiques, mais je ne vois pas très bien en quoi ces exercices développeront beaucoup les qualités que doit cultiver l'éducation: initiative, persévérance, jugement, maîtrise de soi-même, volonté, etc.
On peut juger à quel point les idées des universitaires sur l'éducation sont confuses, en examinant le programme de réformes proposé par M. Payot devant la Commission. C'est le seul d'ailleurs qui ait été formulé avec quelques détails.
Si vous voulez me permettre d'énumérer les conditions nécessaires pour former les volontés énergiques et persévérantes dont le pays a besoin, les voici, à mon avis:
1º Il faut considérablement réduire le temps de la sédentarité. Il faut que les élèves passent beaucoup de temps au grand air, qu'ils s'amusent au soleil;
2º Il faut lutter contre le préjugé anglais et contre la faveur accordée aux exercices violents;
3º Il faut substituer partout aux méthodes passives héritées des jésuites et qui dominent encore notre enseignement, les méthodes qui provoquent l'activité d'esprit des élèves, qui développent leur esprit d'observation, leur jugement, leurs facultés de raisonnement;
4º Il faut donner aux idées directrices de la vie morale et aux sentiments moraux une force, une cohésion qui ne peut être que l'œuvre lente et patiente de tout le personnel d'un collège ou lycée, des répétiteurs, des professeurs, des principaux, des proviseurs[170].
[170] Enquête, t. II, p. 642. Payot, inspecteur d'Académie.
On voit le vague et l'imprécision d'un tel programme. «Substituer aux méthodes des Jésuites des méthodes qui provoquent l'activité d'esprit des élèves, leur esprit d'observation, leur jugement.» Parfait, mais quelles sont ces méthodes? C'est justement ce que M. Payot, et tous les auteurs de l'enquête, omettent de nous dire. Et s'ils ne le disent pas, c'est assurément qu'ils ne le savent pas. Quant à donner «aux idées directrices de la vie morale et aux sentiments moraux, une force, une cohésion qui ne peuvent être que l'œuvre lente et patiente de tout le personnel», n'est-ce pas évidemment parler pour ne rien dire? Puisque le personnel en question n'a pas obtenu jusqu'ici les résultats demandés, c'est qu'il est incapable de les obtenir. Croit-on vraiment avec d'aussi vaines objurgations modifier sa mentalité actuelle? Des conseils un peu plus pratiques eussent été avantageusement substitués à ces considérations enfantines.
M. Payot n'est pas le seul qui ait formulé devant l'enquête d'aussi vagues conseils. Nombreux sont les déposants ayant aperçu les qualités qu'il faudrait donner aux élèves. Aucune perspicacité n'était nécessaire pour cela.
Il faudrait donner aux élèves non pas le goût de l'abstrait, mais du concret, développer chez eux l'esprit d'observation et d'initiative, toutes qualités qu'on rencontrera assez difficilement chez nos élèves, parce que rien dans notre éducation ne les y dispose[171].
[171] Enquête, t. II, p. 564. Potel, professeur au lycée Voltaire.
Rien n'est plus vrai, mais encore une fois, quelles sont les méthodes à employer pour donner les qualités requises? L'auteur a sans doute préféré se taire que de donner des conseils de force analogue à ceux de M. l'inspecteur Payot.
En fait, les professeurs formés par l'Université n'ont absolument aucune idée arrêtée, bonne ou mauvaise, en matière d'éducation. Un d'entre eux, et des plus distingués, M. Belot, professeur à Louis-le-Grand, a très bien exprimé leur embarras et leur incertitude dans un discours de distribution de prix dont voici un extrait:
On nous demande, et plus que jamais aujourd'hui, de faire œuvre d'éducateurs, de fournir des principes à la jeunesse, de discipliner les volontés. Comment le ferons-nous sans empiéter sur les droits de la personnalité qui se forme, sans compromettre la liberté de ses choix futurs, sans exercer une pression sur son originalité native? Notre devoir se présente ainsi sous deux faces contradictoires. Il nous faut d'un côté exercer une action, être des initiateurs, des directeurs, des maîtres enfin; et d'autre part nous devons respecter la liberté de la réflexion et la spontanéité de la nature individuelle. Si nous négligeons cette seconde partie de notre tâche, on nous reprochera d'être des dogmatiques et de paralyser l'énergie naissante; et si nous oublions l'autre, on nous accusera de faire des sceptiques, de jeter l'âme de nos élèves désemparée et sans boussole au milieu des tourbillons de la vie![172]
[172] Le Temps, 30 juillet 1899.
§ 2.—LA DISCIPLINE SCOLAIRE COMME BASE UNIQUE DE L'ÉDUCATION UNIVERSITAIRE.
Avec de pareilles incertitudes, on conçoit que l'Université laisse à peu près exclusivement de côté dans la pratique toute éducation et n'en parle que dans des discours destinés au public. En fait toute l'éducation qu'elle donne se borne à la lourde et brutale discipline du lycée, destinée uniquement à maintenir le silence dans les salles où sont enfermés les élèves.
Il ne faut certes pas médire de la discipline. C'est une des qualités du caractère la plus indispensable peut-être à acquérir. Pour apprendre à commander aux autres, il faut d'abord avoir appris à se dominer soi-même, et on n'y arrive que par la pratique de l'obéissance. Malheureusement la discipline étroite, tatillonne, formaliste, des lycées est la pire de toutes. C'est très vainement cependant que les déposants de l'enquête ont cherché les moyens de la remplacer.
Partageant une illusion trop répandue et qui montre à quel point la psychologie de l'enfance est ignorée, le Président de la Commission d'enquête, M. Ribot, a demandé si l'on ne pourrait pas «obtenir de bons résultats en s'adressant à la raison des élèves.» Il lui a été répondu de la façon suivante:
Je suis persuadé du contraire. Il faut vivre avec nos élèves pour se douter de cette difficulté; nous ne pouvons pas attendre un résultat en nous adressant à la raison de nos élèves[173].
[173] Enquête, t. I, p. 419. Pequignat, répétiteur divisionnaire au lycée Henri IV.
Ce n'est pas assurément en s'adressant à la raison de l'enfant qu'on peut le discipliner. Ceux qui connaissent sa psychologie sont fixés. Très à tort, on s'imagine que les éducateurs anglais s'adressent à la raison de leurs élèves. Ils ne s'adressent pas à leur raison, base très fragile, mais uniquement à leur intérêt, substratum fort solide sur lequel on peut bâtir avec sécurité. L'élève fait ses devoirs comme il veut et quand il veut. Il a toute liberté de circuler librement dans l'établissement. Mais si son devoir est mal fait, il le refait; s'il abuse de sa liberté et commet une faute grave, il reçoit publiquement le fouet, quel que soit son âge; s'il ne travaille pas ou ne laisse pas les autres travailler, on le renvoie. Il a donc tout intérêt à se bien conduire et il le comprend vite.
Je me hâte de répéter que le système anglais, qu'on ne cesse de nous recommander, ne vaudrait rien pour de jeunes Latins possédant à un degré très faible le sentiment de la responsabilité. Le directeur d'une grande école anglaise établie en France, à Azay, l'a indiqué dans les termes suivants, en s'adressant à un journaliste qui visitait son établissement:
—L'adolescent anglais ne ressemble pas plus à l'adolescent français que le lait au vitriol. La méthode qui profite au premier serait funeste au second. L'Anglais est raisonnable, réfléchi, assidu à son devoir. Je n'ai pas besoin de le plier à la discipline, il se l'impose à lui-même; il sait ce qui est permis et ce qui est défendu, et jamais il n'outrepasse le règlement qui lui est très paternellement infligé. Avec le Français, il m'en faudrait un féroce; j'aurais à réprimer des rébellions, des excès d'indépendance. Que voulez-vous, cher monsieur? Chaque peuple a ses qualités et ses défauts. La jeunesse française est généreuse, mais impétueuse, ardente, impatiente du joug. Ajouterai-je qu'elle est un peu libertine? Ses sens s'éveillent de bonne heure; ceux de nos jeunes Anglais, assoupis par de violents exercices, s'usent aux fatigues de tennis, du foot-ball, du polo.
Ces réflexions sont fort justes. Les Anglais possédant en eux-mêmes par hérédité une discipline interne, aucune discipline externe ne leur est nécessaire. M. Bellessort, professeur au lycée Janson-de-Sailly, qui a beaucoup voyagé, notait ce fait fondamental dans un discours de distribution de prix:
... J'entends de tous côtés des voix qui vous exhortent à prendre modèle sur les Anglo-Saxons, et je me reprocherais de rompre, ne fût-ce qu'une minute, un si beau concert. Imitez-les donc, si vous croyez en avoir besoin. J'en ai rencontré dans des pays où leur liberté s'étale: ils avaient tous un admirable respect de l'autorité, tous dépendaient religieusement de leurs traditions séculaires et semblaient obéir à une consigne reçue de toute éternité[174].
[174] Le Temps, 30 juillet 1899.
Sans vouloir entreprendre la tâche aussi inutile que dangereuse d'imiter l'éducation anglaise, il est facile de voir ce qu'on pourrait aisément modifier dans la discipline des lycées. La surveillance constante et harcelante exaspère l'enfant. Laissez-lui un peu de liberté jusqu'à ce qu'il ait violé les règlements. C'est alors seulement que la discipline devrait peser sur lui de tout son poids. A un certain âge on pourrait parfois le laisser sortir seul. Sachant que cette faculté lui serait retirée s'il se conduisait mal, son intérêt suffirait à lui faire comprendre qu'il y a des inconvénients à abuser de la liberté. C'est là ce que quelques professeurs, en nombre infiniment restreint d'ailleurs, commencent à comprendre.
J'ai fait quelques expériences dans le sens de la liberté et de la confiance accordée aux grands. Sans entrer dans les détails, je citerai un exemple. Quand je suis arrivé à Sainte-Barbe, on ne laissait sortir un élève seul sous aucun prétexte; pour aller chez le dentiste, par exemple, on le faisait conduire par un garçon; j'ai eu beaucoup de peine à obtenir qu'ils sortissent seuls; il a fallu que je trouvasse un de mes élèves au Salon avec le garçon auquel il avait payé l'entrée, et que je pusse le dire au directeur. J'ai, depuis, obtenu de laisser quelquefois sortir les élèves seuls sur parole. Je n'ai jamais eu à le regretter[175].
[175] Enquête, t. II, p. 572. Lucien Lévy, directeur des études à Sainte-Barbe, examinateur d'admission à l'École Polytechnique.
La cause de ce résultat se saisit aisément. Il faudrait supposer l'élève infiniment borné pour croire qu'il abusera immédiatement d'une liberté qu'on lui retirerait au premier abus. Pour que les jeunes gens apprennent à se conduire quand ils seront seuls dans la vie, il faut au moins leur accorder quelques lueurs de liberté. En France, au début des chemins de fer, on enfermait les voyageurs à clef dans leur compartiment afin qu'ils ne pussent s'échapper en route. Tout récemment encore, on les enfermait dans les salles d'attente jusqu'à l'arrivée des trains, pour qu'ils n'allassent pas se précipiter sous les roues des locomotives. Aujourd'hui on ne ferme plus à clef les compartiments, on laisse les voyageurs circuler sur les quais, et les Compagnies ont constaté avec surprise que les voyageurs ne s'échappent pas durant le voyage et ne se font pas écraser dans les gares par les locomotives. Ce n'est qu'en accordant un peu de liberté aux hommes ou aux enfants qu'on leur apprend à ne pas en abuser.
Nos universitaires sont fort éloignés encore de telles conceptions. La scène suivante rapportée par M. de Coubertin montre à quel point est faible leur psychologie en matière d'éducation.
Un jeudi, dans un lycée de Paris, se passa cette scène poignante dont j'ai gardé un souvenir amer. Quinze élèves, moyens et grands, autorisés par leurs parents, devaient aller au Bois de Boulogne pour disputer une des épreuves du championnat interscolaire de foot-ball contre une équipe d'un autre lycée. Au dernier moment, le maître d'études désigné pour les accompagner se trouva empêché. Qu'allait-on faire? Leur chef d'équipe, leur «capitaine», un bon élève, aimé et respecté de ses camarades, se porta garant que tout se passerait comme si le maître d'études était là. «Ils m'ont promis, dit-il, j'engage ma parole d'honneur.» Et celui à qui il parlait répondit: «Mon ami, est-ce que je puis accepter la parole d'honneur d'un élève?»—Toute notre pédagogie est dans ce mot: la parole d'honneur ne vaut point. L'élève le sentit et baissa la tête... De telles scènes ne sont-elles point faites pour fausser toute une vie[176]?
[176] De Coubertin. Revue Bleue, 1898, p. 303.
Quelques professeurs ont cité les désastreux effets de cette surveillance tatillonne de toutes les minutes à laquelle sont soumis les élèves. Voici comment s'exprime à cet égard le Père Didon.
L'enfant qui se sent soumis à une surveillance de tous les instants est tenté de se tenir toujours sur ses gardes, et ce principe de la défiance est un des plus dangereux de l'éducation. Il amène la compression, l'oppression; et c'est lui qui produit les passifs et les esclaves, les révoltés et les finauds, qui, eux, échappent toujours à la surveillance en la bravant ou en la trompant[177].
[177] Enquête, t. II, p.459. Père Didon, professeur à l'école d'Arcueil.
Dès qu'il ne sent plus cette surveillance autour de lui, l'enfant se croit tout permis. Les parents s'en aperçoivent vite. L'enfant ne les respecte guère, alors que chez l'Anglais l'autorité paternelle est quelque chose d'immense qui n'est même pas discuté. La déférence des enfants pour les parents diminue de plus en plus chez les Latins.
Lorsque j'étais au lycée, les enfants osaient à peine parler, sans autorisation, à la table de leur père; quel changement! aujourd'hui, les pères laissent les enfants exprimer leur opinion sur toutes choses et se taisent même volontiers pour les laisser parler, sinon pour les admirer. La fermeté paternelle a donc beaucoup faibli depuis quelques années, mais les parents veulent l'autorité chez ceux à qui ils confient l'éducation de leurs enfants. On a diminué l'autorité des chefs d'établissement au moment où elle était le plus nécessaire; on a relâché la discipline chez nous au moment où on aurait dû la relever[178].
[178] Enquête, t. I, p. 557. Dalimier, professeur au lycée Buffon.
Si les parents français ne savent pas se faire respecter de leurs enfants, il y a certes beaucoup de leur faute. Ils se familiarisent trop avec eux pour avoir aucun prestige.
Pour ma part, je ne crois pas que l'enfant soit naturellement bon. Il est méchant et, avant de s'en faire aimer, il faut s'en faire craindre. La peur sera pour lui le commencement de la sagesse et quand il est sage, on s'en fait facilement aimer[179].
[179] Enquête, t. II, p. 393. Potot, surveillant général à Sainte-Barbe.
Le modeste surveillant qui a émis cette assertion me semble beaucoup mieux connaître la psychologie de l'enfant que l'immense majorité des parents et des professeurs. L'enfant, qui répète dans les premières phases de sa vie la série ancestrale, a tous les défauts des primitifs, avec leur force en moins. Il est méchant quand il peut l'être sans inconvénient pour lui. La crainte seule, et non la raison, peut limiter ses mauvais instincts. Si on sait se faire craindre, on sait se faire obéir. Le Père Didon a dit avec raison devant la Commission:
Quand on commande bien, on est toujours obéi, et quand on commande mal, on ne l'est jamais, même par les êtres disciplinés qu'on a cru former[180].
[180] Enquête, t. II, p. 458.
L'art de commander manque tout à fait, malheureusement, à la plupart de nos professeurs. C'est un art qui ne s'enseigne pas dans les livres.
L'insupportable discipline du collège, ne laissant aucune initiative à l'élève, jointe aux tolérances de la vie familiale et au défaut de prestige des parents, transforme vite le lycéen en un petit être intolérable, férocement égoïste, et incapable de faire un pas sans être dirigé. Le jeune Anglais, qui ne se sent pas protégé par ses parents ni surveillé par ses professeurs au collège, est conduit à une conception de la vie toute différente de celle de nos lycéens. Habitué dès le jeune âge à ne compter sur personne, à donner et recevoir des coups, il apprend vite le respect des autres, la maîtrise de ses désirs, et la nette connaissance de ce qui est défendu et de ce qui est permis. L'expérience lui enseigne que l'on ne peut avoir de camarades et d'amis qu'à la condition de leur sacrifier en partie son égoïsme, de céder à la collectivité une partie de son individualité.
C'est à son éducation surtout que le Latin doit son égoïsme individuel, égoïsme si funeste pour la stabilité d'un peuple. C'est à son éducation également que l'Anglo-Saxon doit cet égoïsme collectif qui le rend si dangereux pour les autres nations, mais a été un des premiers facteurs de la puissance politique de l'Angleterre.
LIVRE V
PSYCHOLOGIE DE L'INSTRUCTION ET DE L'ÉDUCATION
CHAPITRE PREMIER
Les bases psychologiques de l'instruction.
§ 1.—FONDEMENTS PSYCHOLOGIQUES DE L'INSTRUCTION D'APRÈS LES IDÉES UNIVERSITAIRES.
La partie critique de notre livre est à peu près terminée. Nous avons montré ce que valent, d'après les dépositions mêmes des universitaires, l'instruction et l'éducation données par eux. Ayant prouvé également l'impossibilité actuelle de toute réforme, nous pourrions nous dispenser d'en proposer aucune.
Aussi n'en proposerons-nous guère, et si nous continuons notre étude, c'est parce qu'il nous a semblé intéressant de déterminer les principes psychologiques de l'instruction et de l'éducation, si totalement ignorés encore de nos universitaires. Après avoir exposé ces principes, il sera nécessaire, pour justifier leur importance, de montrer comment ils s'appliquent à toutes les branches de l'enseignement.
Au point de vue exclusivement utilitaire, une telle étude est dépourvue d'intérêt aujourd'hui. Elle en trouvera le jour où des nécessités économiques et sociales impérieuses auront réussi à modifier l'état mental actuel des professeurs, des parents et des élèves.
Avant d'exposer les principes psychologiques qui devraient servir de base à l'enseignement, rappelons en quelques mots ceux que l'Université admet.
Nous avons déjà fait observer, à propos de l'enquête officielle, qu'il était frappant de voir tant d'hommes éminents disserter longuement sur l'instruction et l'éducation sans s'être demandé une seule fois comment les choses pénètrent dans l'entendement et comment elles s'y fixent.
A vrai dire, ils n'avaient aucune raison de se le demander. Dans une réunion, on ne discute jamais les principes sur lesquels tout le monde est d'accord. Or, tous les universitaires de race latine tiennent pour un principe à l'abri de la discussion que seule la mémoire verbale fixe les choses dans l'esprit. Si donc l'instruction classique donne de navrants résultats, cela n'est explicable que par l'emploi de mauvais programmes et de mauvais manuels. Pourquoi dès lors chercher d'autres raisons?
De ce principe fondamental, indéracinable aujourd'hui chez les Latins, nous avons vu les conséquences. Il a conduit notre enseignement à un degré au-dessous duquel il ne peut plus descendre. Les élèves perdent inutilement huit ans au collège, et six mois après l'examen rien absolument ne leur reste de ce qu'ils ont appris dans les livres. De leurs huit années de bagne, ils n'ont gardé qu'une horreur intense de l'étude, et un caractère déformé pour longtemps. Les plus intelligents en seront réduits à refaire dans la seconde partie de leur vie l'éducation manquée dans la première.
§ 2.—THÉORIE PSYCHOLOGIQUE DE L'INSTRUCTION ET DE L'ÉDUCATION.
TRANSFORMATION DU CONSCIENT EN INCONSCIENT.
Mais si la mémoire n'est pas la base de l'instruction et de l'éducation, sur quels éléments psychologiques doivent reposer les méthodes qui permettent de fixer d'une façon durable les choses dans l'entendement?
Les véritables bases psychologiques de l'instruction et de l'éducation sont indépendantes des programmes et applicables avec tous les programmes. On ne les trouve pas formulées dans les livres, mais beaucoup d'éducateurs étrangers ont su les deviner et les appliquer. C'est justement pour cette raison que nous voyons les mêmes programmes produire, suivant les peuples et les lieux, des résultats extrêmement dissemblables. Rien ne diffère en apparence, puisque les programmes sont les mêmes, mais tout diffère en réalité.
Le principe psychologique fondamental de tout enseignement peut être résumé en une formule que j'ai répétée plusieurs fois dans mes livres. Toute éducation consiste dans l'art de faire passer le conscient dans l'inconscient. Lorsque ce passage est effectué, l'éducateur a, par ce seul fait, créé chez l'éduqué des réflexes nouveaux, dont la trame est toujours durable.
La méthode générale qui conduit à ce résultat—faire passer le conscient dans l'inconscient—consiste à créer des associations, d'abord conscientes et qui deviennent inconscientes ensuite.
Quelle que soit la connaissance à acquérir: parler une langue, monter à bicyclette ou à cheval, jouer du piano, peindre, apprendre une science ou un art, le mécanisme est toujours le même. Il faut, au moyen d'artifices divers, faire passer le conscient dans l'inconscient par l'établissement d'associations[181] qui engendrent progressivement des réflexes.
[181] La loi des associations est trop connue évidemment des lecteurs de cet ouvrage pour qu'il soit nécessaire d'en exposer le principe ici. Je me bornerai à rappeler que les deux formes de l'association auxquelles se ramènent toutes les autres, sont les associations par contiguïté, et les associations par ressemblance.
Le principe des associations par contiguïté est le suivant:
Lorsque des impressions ont été produites simultanément ou se sont succédé immédiatement, il suffit que l'une soit présentée à l'esprit pour que les autres s'y représentent aussitôt.
Le principe des associations par ressemblance peut se formuler de la façon suivante:
Les impressions présentes ravivent les impressions passées qui leur ressemblent.
C'est surtout sur le principe des associations par contiguïté qu'est édifiée toute l'éducation des êtres vivants.
C'est en se basant sur le principe des associations par contiguïté que se fait le dressage du cheval et que l'on obtient de lui les choses les plus contradictoires en apparence, par exemple s'arrêter quand il reçoit un coup de cravache étant au galop. Si on a associé pendant plusieurs jours ces deux opérations successives: 1º coup de cravache; 2º arrêt brusque avec la bride; la première opération, le coup de cravache, suffira bientôt (association par contiguïté) à déterminer l'arrêt sans qu'il soit besoin de passer à la seconde opération: action sur la bride.
La formation de la morale elle-même—on pourrait dire surtout—n'échappe pas à cette loi. La morale n'est sérieusement constituée que quand elle est devenue inconsciente. Alors seulement elle peut servir de guide dans la vie. La raison, quoi qu'on puisse penser, en serait incapable. Les enseignements des livres encore moins.
La psychologie moderne a montré que le rôle de l'inconscient dans la vie de chaque jour est immensément supérieur au rôle du raisonnement conscient. Le développement de l'inconscient se fait par formation artificielle de réflexes résultant de la répétition de certaines associations. Répétées suffisamment, ces associations créent des actes réflexes inconscients, c'est-à-dire des habitudes. Répétées pendant plusieurs générations, ces habitudes deviennent héréditaires et constituent alors des caractères de races.
Le rôle de l'éducateur est de créer ou de modifier ces réflexes. Il doit cultiver les réflexes innés utiles, tâcher d'annuler ou tout au moins affaiblir les réflexes nuisibles. Dans certaines limites, nous pouvons former notre inconscient, mais une fois formé, il est maître à son tour et nous dirige.
Ces réflexes artificiels, modificateurs de l'inconscient, se créent toujours par des associations d'abord conscientes. L'apprentissage de la marche chez l'enfant, celui du piano ou d'un art manuel quelconque chez l'adulte, montrent les résultats de ces associations.
Les réflexes engendrés par l'éducation n'ont pas naturellement la fixité de ceux qu'a consolidés l'hérédité, et c'est pourquoi l'éducation ne peut qu'atténuer les caractères des races.
S'ils ne sont pas exercés sans cesse, les réflexes acquis par l'éducation tendent à se dissocier. Issus de l'habitude, ils ne sont maintenus que par l'habitude. L'équilibriste, l'écuyer, le musicien ont besoin de s'exercer constamment pour éviter la dissociation des réflexes qu'ils ont péniblement acquis.
Les réflexes peuvent être opposés aux réflexes. Une volonté forte suffit souvent à les dominer. Lorsqu'une main étrangère s'approche de l'œil, il se ferme par un mouvement réflexe, mais un peu d'exercice et de volonté suffisent pour apprendre à dominer ce réflexe et maintenir l'œil ouvert lorsque la main s'approche.
Un des buts principaux de l'éducation est, comme il a été dit plus haut, de créer des réflexes artificiels qui puissent, suivant les cas, développer, ou au contraire affaiblir, les réflexes héréditaires. Tous les primitifs, femmes, sauvages, enfants, et même des hommes très civilisés à certaines heures, sont guidés par leurs réflexes héréditaires. Cédant aux impulsions du moment sans songer aux conséquences, ils se conduisent comme le nègre qui vend le matin pour un verre d'alcool la couverture qu'il sera obligé de racheter le soir quand le froid sera venu ou, comme Esaü, auquel la légende fait céder son droit d'aînesse, droit important mais d'une utilité lointaine, pour un plat de lentilles, avantage peu important mais d'une utilité immédiate.
L'homme n'a commencé à sortir de la barbarie, où par tant de racines il plonge encore, qu'après avoir appris à se discipliner, c'est-à-dire à dominer ses réflexes héréditaires. L'individu arrivé à un haut degré de culture sait se servir de ses réflexes comme le pianiste de son instrument. La prévision des effets lointains de ses actes lui enseigne à dominer les impulsions auxquelles il serait tenté de céder.
A cette tâche immense d'acquérir une discipline interne, une faible partie de l'humanité a réussi, malgré des siècles d'efforts, malgré la rigidité des Codes et leurs menaces redoutables. Pour la majorité des hommes, la discipline externe créée par les Codes remplace la discipline interne qu'ils n'ont pas su acquérir. Mais la discipline qui n'a pas d'autre soutien que la peur des lois n'est jamais très sûre, et une société ne reposant que sur la crainte du gendarme n'est jamais bien solide.
La puissance d'un peuple a toujours pu se mesurer assez exactement à sa richesse en hommes possédant cette discipline interne, qui permet de dominer ses réflexes et par conséquent de substituer les prévisions lointaines aux impulsions du moment. Une éducation intelligente ou les nécessités du milieu peuvent créer cette discipline. Fixée par l'hérédité, elle devient un caractère de race. C'est avec raison que les Anglais placent au premier degré des qualités de caractère, le self control, c'est-à-dire la domination de soi-même. Elle constitue un des grands éléments de leur puissance. Ce n'est pas «connais-toi toi-même», mais «domine-toi toi-même», que le sage antique aurait dû écrire sur le fronton de sa demeure. Se connaître est bien difficile, et cela ne sert qu'à rendre infiniment modeste. Se dominer, on y arrive quelquefois, et cette qualité donne une force considérable dans la vie.
Le rôle de l'éducateur doit tendre à agir sur l'inconscient de l'enfant et non sur sa faible raison. On peut quelquefois raisonner devant lui, mais jamais avec lui. Il est donc tout à fait inutile de lui expliquer le but de la volonté qu'on lui impose. La plus petite discipline, pourvu qu'elle soit suffisamment inflexible, est toujours supérieure au plus parfait et au plus raisonné des systèmes d'éthique, parce qu'elle finit, grâce aux répétitions d'associations, par créer des réflexes qui, s'ajoutant ou se superposant aux réflexes héréditaires, peuvent les fortifier, ou au contraire les modifier, quand cela est nécessaire. La discipline externe crée la discipline interne lorsqu'on ne possède pas héréditairement cette dernière. L'habileté manuelle de l'ouvrier, les vertus professionnelles des militaires et des marins, sont formées par la création progressive de tels réflexes.
Les méthodes à employer pour engendrer ces réflexes varient naturellement suivant les choses à enseigner, mais le principe fondamental est toujours le même: répétition de la chose à exécuter jusqu'à ce qu'elle soit parfaitement exécutée. Alors seulement les réflexes nécessaires sont créés et, peut-on ajouter, fixés durablement.
Pour atteindre ce but, le professeur peut agir sur l'élève par des moyens divers, que la psychologie lui enseigne, ou du moins devrait lui enseigner. L'imitation, la suggestion, le prestige, l'exemple, l'entraînement, sont des procédés qu'il doit savoir manier. Le raisonnement et la discussion sont les seules méthodes qu'il faille rejeter absolument, bien que la plupart des universitaires pensent exactement le contraire. Ils ne le pensent d'ailleurs que parce qu'ils n'ont jamais pris la peine d'étudier l'âme de l'enfant, de se demander comment se forment ses conceptions et les mobiles capables de le faire agir.
Les brèves généralités qui précèdent sembleront, j'imagine, suffisamment évidentes pour quelques-unes des connaissances que j'ai mentionnées. Le bicycliste, le pianiste, l'écuyer, qui se souviennent de leurs débuts, se rappellent par quelles difficultés ils ont passé, les efforts inutiles de leur raison, tant que les réflexes nécessaires n'étaient pas créés. L'application consciente ne leur donnait ni l'équilibre sur la bicyclette ou le cheval, ni l'habileté des doigts sur le piano. Ce n'est que quand, par des répétitions d'associations convenables, des réflexes ont été constitués, et que leur travail est devenu inconscient, qu'ils ont pu monter sans difficulté à bicyclette et à cheval, ou jouer du piano.
Or, ce que les éducateurs de race latine semblent ignorer complètement, c'est: 1º que le mécanisme régissant l'enseignement de certains arts s'applique invariablement à tout ce qui peut s'enseigner; 2º que parmi les procédés divers permettant d'établir des associations créatrices de réflexes, l'enseignement par les livres et la mémoire est peut-être le seul qui ne saurait conduire au résultat cherché.
Chacun comprend bien que l'on pourrait étudier pendant l'éternité les règles de la musique, de l'équitation ou de la peinture, être capable de réciter tous les livres composés sur ces arts, sans pouvoir jouer du piano, monter à cheval ou manier des couleurs. Il n'y a pas de contestation possible au sujet de tels arts. L'erreur est de croire que pour l'immense domaine de l'instruction classique, existent des lois d'acquisition différentes. C'est seulement le jour où le public et les professeurs commenceront à soupçonner que pour toutes les branches de l'enseignement les lois d'acquisition sont les mêmes, que les méthodes actuelles de l'éducation latine pourront se transformer. Nous n'en sommes pas encore là, mais dès que l'opinion sera orientée vers ces idées, il suffira, je pense, d'une vingtaine d'années de discussions et de polémiques pour que l'absurdité de notre enseignement purement mnémonique éclate à tous les yeux. Alors il s'écroulera de lui-même, comme les vieilles institutions que personne ne défend plus.
3.—COMMENT LA THÉORIE DES ASSOCIATIONS CONSCIENTES DEVENUES INCONSCIENTES EXPLIQUE LA FORMATION DE CERTAINS INSTINCTS ET CELLE DES CARACTÈRES DES PEUPLES.
Les principes que je viens d'exposer sont absolument généraux. Ils s'appliquent à l'éducation de l'homme aussi bien qu'à l'acquisition des instincts des animaux et à la formation des caractères des peuples.
La base de toutes les acquisitions mentales durables est toujours la formation de réflexes inconscients produits par des associations d'abord conscientes. Il n'y a pas d'autres moyens de faire passer le conscient dans l'inconscient.
Et pour montrer la généralité et la fécondité de ces principes fondamentaux de l'éducation, nous allons les appliquer à des cas difficiles, tels que la formation de certains instincts et des caractères psychologiques des races.
Beaucoup d'instincts sont constitués par le mécanisme des associations qui permet au bicycliste de monter à bicyclette, au violoniste de jouer du violon, à l'équilibriste de marcher sur une corde, à l'enfant d'acquérir une morale. Parmi les associations infinies que le bicycliste, le violoniste, l'équilibriste, etc., peuvent réaliser, la répétition finit par fixer les plus utiles. Elles deviennent alors inconscientes et forment des réflexes. Les relations entre les éléments constitutifs du système nerveux, c'est-à-dire les neurones, relations d'abord accidentelles, difficiles et variables, finissent par devenir régulières et faciles. L'acte est alors inconscient, mais non pas encore héréditaire et ne peut constituer, par conséquent, un instinct. Il ne pourra le devenir qu'après avoir été répété pendant un grand nombre de générations. C'est seulement lorsqu'il est devenu héréditaire, et n'a besoin, par conséquent, d'aucune éducation pour se manifester, que l'acte inconscient mérite le nom d'instinct.
Il suffit d'observer les animaux qui nous entourent pour voir comment les réflexes créés par des associations, d'abord conscientes, naissent, se fixent au moyen de l'hérédité, et se transforment suivant l'éducation et les nécessités d'existence auxquelles ils sont soumis. C'est un sujet bien peu étudié encore, mais sur lequel l'attention se fixera dès que l'on s'apercevra qu'il peut avoir pour la détermination des méthodes à employer dans l'éducation de l'enfant une importance prépondérante.
Les exemples connus d'instincts nouvellement créés chez les animaux domestiques ne sont pas encore nombreux. On sait cependant que l'arrêt chez le chien, devenu héréditaire aujourd'hui, et par conséquent instinctif, a été créé autrefois par le dressage. Nous voyons d'autres actes analogues en train de devenir héréditaires, mais qui ne le sont pas encore tout à fait. Tel, par exemple, celui consistant à déjouer la ruse spéciale du cerf qui substitue un autre cerf à lui-même lorsqu'il est fatigué par la poursuite des chiens. Il y a soixante ans seulement, d'après M. Couteaux, que dans le Poitou, on a su dresser les chiens à combattre cette ruse. Ils n'exécutent pas encore d'une façon instinctive les manœuvres nécessaires, et l'éducation doit intervenir à chaque génération, mais elle intervient de moins en moins, et, dès leurs premières années, ils commencent à faire ce que leurs ancêtres ne pouvaient accomplir que vers la troisième ou quatrième année.
Toutes les remarques qui précèdent nous permettent de comprendre le rôle que peut jouer l'éducation dans la formation des qualités ou des défauts d'un peuple. Formés par certaines nécessités d'existence et de milieu persistant pendant plusieurs générations, ils ont fini par devenir héréditaires et survivent aux conditions qui les ont fait naître. Les caractères psychologiques des peuples constituent en réalité des instincts que la nécessité a créés.
Il est évident, par exemple, qu'une nation pauvre, habitant une île au dur climat, et obligée de vivre d'expéditions maritimes pendant des siècles, deviendra forcément, sans éducation spéciale, entreprenante et hardie.
Ces nécessités de milieu que nous ne saurions créer pourraient être remplacées par une éducation convenable. Dirigée avec des règles sûres, elle finirait par créer des réflexes héréditaires et par modifier à la longue le caractère d'un peuple. Ainsi se justifierait le mot de Leibniz qu'avec l'éducation on changerait en un siècle la face d'un pays.
Un siècle ne suffirait probablement pas, comme le croyait l'illustre philosophe, pour créer des caractères héréditaires, mais il suffirait sûrement pour créer certaines aptitudes.
§ 4—LA PÉDAGOGIE ACTUELLE
Tout ce que nous venons de dire montre l'importance extrême de posséder des règles d'éducation dérivées des principes que nous avons exposés. Ces règles ne pourront être établies que lorsque, ayant étudié avec beaucoup de soin la psychologie des animaux et des enfants, nous saurons dans les moindres détails comment fixer chez eux les habitudes et créer les instincts. On peut dire de ce sujet qu'il est à peiné effleuré. C'est seulement lorsqu'il sera bien connu qu'un véritable traité de pédagogie pourra être écrit. Ce serait un des livres les plus utiles composés depuis les origines de l'histoire.
En attendant, il faut nous résigner à n'avoir que l'empirisme pour guide, et nous borner à tirer des principes fondamentaux que nous avons exposés quelques règles générales pour les cas particuliers qui se présentent. C'est évidemment demander beaucoup à l'intelligence des éducateurs, et voilà pourquoi nous voyons si peu d'entre eux réussir dans leur tâche. Les bons éducateurs sont aussi rares que les bons dresseurs.
Les universitaires les plus éclairés reconnaissent eux-mêmes combien leur pédagogie est rudimentaire et incertaine.
Il ne peut être question, écrit justement M. Compayré, d'établir une pédagogie définitive, qui ne sera possible que lorsqu'une psychologie rationnelle aura été constituée.
Dans le volume, Instructions, programmes et règlements, publié en 1890, et qui régit toujours notre enseignement, M. Léon Bourgeois, alors ministre de l'Instruction publique, recommande aux professeurs de tâcher de «contribuer pour leur part à cette science, qui n'existe encore qu'à l'état de fragments, la psychologie de l'enfant, et à cette autre qui n'existe pas du tout, la psychologie du jeune homme».
Très judicieux sont ces conseils. Il est tout à fait surprenant que l'étude d'une science aussi utile n'ait jamais tenté personne. Les générations de professeurs se succèdent sans qu'un seul songe à étudier la psychologie des jeunes gens qui les entourent. Ce ne sont pourtant que les personnes vivant avec la jeunesse qui pourraient l'observer. Les savants de laboratoire ont réussi, en disséquant un nombre infini de grenouilles et de lapins, à constater quelques faits intéressants, tels que la vitesse de l'agent nerveux, les rapports mathématiques reliant l'excitation à la sensation, mais, en matière de psychologie usuelle, ils ne nous ont encore rien appris[182].
[182] Je suis persuadé, comme je l'ai dit plus haut, que pour donner une base sérieuse à la psychologie si complexe de l'enfant, il faut commencer par étudier celle, beaucoup plus simple, des animaux. On découvre alors très vite des choses qu'on ne soupçonnait guère et dont l'application à l'éducation est immédiate. Le lecteur en trouvera la preuve en parcourant le mémoire que j'ai autrefois publié dans la Revue Philosophique, sur les bases psychologiques de l'éducation du cheval et que j'ai développé ensuite dans un ouvrage spécial (l'Équitation actuelle et ses principes), dont la 4e édition a paru récemment avec un atlas montrant au moyen d'images cinématographiques les changements d'allure qu'on peut imprimer au cheval par le dressage. L'équitation ayant toujours constitué ma principale distraction, j'ai eu l'occasion de dresser des chevaux difficiles et d'apprendre ainsi certains principes fondamentaux qui sont applicables à toute la série des êtres et qu'on ne trouve pas formulés dans les livres.
A défaut d'un traité de pédagogie qui ne saurait être écrit aujourd'hui, une enquête—non sur des généralités et des programmes comme toutes celles publiées jusqu'ici—mais sur le détail des méthodes employées dans les divers établissements d'enseignement à l'étranger, serait d'une utilité immense. Elle seule pourrait montrer les résultats des diverses méthodes pédagogiques. Des procédés de chaque établissement, il y aurait à apprendre quelque chose. Comme indication à ce sujet, voici un extrait concernant quelques-unes des méthodes d'éducation utilisées, à la célèbre école allemande de Kœnigsfeld, que je trouve dans le Temps du 25 septembre 1901, sous la signature de M. Masson-Forestier.
Leur système pédagogique consiste à réduire au minimum—deux heures par jour—l'effort de contention personnelle que réclame le travail des devoirs. Six autres heures sont consacrées à des cours où l'élève apprend par les oreilles comme par les yeux. Jamais aucun d'eux ne se prolonge au delà de trois quarts d'heure. Beaucoup de récréations et aussi beaucoup de repas.
Le jeune homme suit dans chaque classe, les cours de sa force, c'est-à-dire que si un élève de seconde est en retard pour les mathématiques, il suivra, pour cette partie, les cours de troisième, voire de quatrième. Aucun professeur n'a jamais plus de 12 à 13 élèves. L'enfant qui n'a pas bien saisi une explication peut, aussitôt après la classe, venir demander à s'entretenir à part avec son professeur.
La punition la plus usitée est la stillstrafe ou silence. Ce silence subsiste pendant toutes les récréations d'une journée. Il paraît que c'est fort pénible. La stillstrafe est pourtant infligée fréquemment, les Moraves la considérant, en outre, comme un excellent régime. Un jeune homme qui l'a subie assez souvent prend peu à peu l'habitude de ne parler que rarement. De la sorte, les élèves les plus punis ne seront ni dissipés, ni brouillons, ni vantards. Sachant se dominer ils écouteront beaucoup, pèseront leurs mots, méditeront leurs actions. Ils ne blesseront pas leurs semblables par des railleries, seront de caractère plus accommodant et dès lors auront moins d'ennemis dans la vie.
Je prie un des jeunes Français de l'école de m'accompagner dans une promenade. Alors je le presse de questions. Comment peut-il supporter une discipline si dure? N'a-t-il pas hâte de rentrer dans sa famille?—Monsieur, me répond ce garçon, un petit Bordelais intelligent, je me sens si peu malheureux qu'au mois d'août, au lieu de me rendre dans ma famille, j'ai demandé à rester, afin de pouvoir participer à l'excursion que l'école fait à l'étranger chaque année. Vingt de mes camarades ont sollicité la même faveur de leurs parents. A l'instant nous arrivons du Tyrol.
En attendant que nous possédions des méthodes d'éducation et d'instruction applicables à toutes les choses susceptibles d'être enseignées, nous connaissons au moins les principes généraux d'où ces méthodes dérivent. Sachant que le but de toute éducation est de faire passer le conscient dans l'inconscient, le problème se ramènera toujours à déterminer pour chaque cas particulier, les associations qui permettent de créer le plus vite possible les réflexes nécessaires. La pratique a déjà fait connaître plusieurs de ces méthodes. Nous aurons à y revenir dans divers chapitres et notamment dans celui qui traitera l'éducation.
Ce qui empêchera longtemps sans doute les peuples latins d'attacher aucune importance aux méthodes d'instruction et d'éducation, c'est que les résultats obtenus ne sauraient être évalués par des diplômes et des concours.
Dès qu'il s'agit de notions n'ayant besoin d'être fixées dans l'entendement que pour peu de temps, la mémoire suffit parfaitement. En outre, les qualités de caractère acquises au moyen de l'éducation n'étant appréciables par aucun examen, ne provoqueront jamais chez les Latins d'efforts pour être acquises.
Les Anglais ont eu récemment l'occasion de voir l'erreur fondamentale des concours, qui ne tiennent compte que des qualités de mémoire, lorsque, pour répondre aux campagnes de presse faites par les indigènes de l'Inde, ils consentirent à mettre au concours les emplois du civil service, c'est-à-dire de l'administration générale de l'empire. Les Babous du Bengale, qui ont une mémoire merveilleuse, l'emportaient toujours sur leurs concurrents européens, mais comme on a constaté qu'ils ne manifestaient dans leurs emplois aucune trace de moralité, de jugement et d'énergie, et que leur administration eût vite conduit l'Inde à l'anarchie, il fallut trouver des moyens détournés pour les priver du droit théorique qu'ils possédaient d'occuper des fonctions importantes. La prospérité des colonies anglaises est due à la supériorité de leur administration, que ne contestent aucun de ceux qui ont pu l'étudier de près. Ce n'est pas l'étude des livres qui peut inculquer les qualités de caractère nécessaires pour faire des administrateurs intègres et capables, au jugement sûr, sachant diriger les hommes et conduire avec succès une entreprise.
Les concours à tous les degrés sont d'ailleurs aussi impuissants à révéler les qualités de caractère que celles de l'intelligence. Les Allemands l'ont compris depuis longtemps, et pour toutes les fonctions importantes, celle de professeur de Faculté par exemple, ce n'est pas par des examens qu'ils jugent les candidats, mais d'après leurs travaux personnels. Ainsi ont-ils pu créer un corps de professeurs qui est assurément le premier du monde, alors que le nôtre se maintient à un niveau fort bas.
Les malheureux forçats de la mémoire que nous voyons en France passer, jusqu'au delà de quarante ans, des examens, pour être professeurs, agrégés, etc., sont incapables, lorsqu'ils arrivent à la place souhaitée, d'aucun travail personnel. Leur usure mentale est complète, la science n'a plus à compter sur eux.
§ 5.—L'INSTRUCTION EXPÉRIMENTALE.
La théorie psychologique que nous avons donnée de l'instruction et de l'éducation aboutit à cette conclusion que l'enseignement ne doit pas être mnémonique. Ne devant pas être mnémonique, il ne peut être qu'expérimental.
La faible valeur de l'instruction mnémonique a été signalée depuis longtemps. «Sçavoir par cœur n'est pas sçavoir», disait déjà Montaigne.
«Quand un enfant, dit Kant, ne met pas en pratique une règle de grammaire, peu importe qu'il la récite; il ne la sait pas. Celui-là la sait infailliblement qui l'applique, peu importe qu'il ne la récite pas.» «Le meilleur moyen de comprendre, dit encore le grand philosophe, c'est de faire. Ce que l'on apprend le plus solidement et ce que l'on retient le mieux, c'est ce que l'on apprend en quelque sorte par soi-même.»
La méthode mnémonique consiste à enseigner oralement ou par les livres; la méthode expérimentale met d'abord l'élève en contact avec les réalités et n'expose les théories qu'ensuite. La première est exclusivement adoptée par les Latins, la seconde par les Anglo-Saxons, les Américains notamment. Le jeune Latin apprend une langue avec une grammaire et des dictionnaires et ne la parle jamais. Il apprend la physique ou telle autre science avec des livres et ne sait jamais manier un instrument de physique. S'il devient apte à appliquer ses connaissances, ce ne sera qu'après avoir refait toute son éducation. Un jeune Américain n'ouvrira guère de grammaires ni de dictionnaires. Il apprend une langue en la lisant ou en parlant. Il apprend la physique en manipulant des instruments de physique, une profession quelconque, celle d'ingénieur par exemple, en la pratiquant, c'est-à-dire en commençant par entrer comme ouvrier dans un atelier ou chez un constructeur. La théorie viendra ensuite. C'est par des méthodes si simples que les Anglais et les Américains ont créé cette pépinière de savants et d'ingénieurs qui comptent parmi les premiers du monde.
Je ne suis en aucune façon un utilitaire, ou du moins ne le suis pas à la façon de ceux qui voudraient qu'on n'enseignât aux élèves que des choses immédiatement utilisables. Ce que je demande à l'instruction et à l'éducation, c'est de développer l'esprit d'observation et de réflexion, la volonté, le jugement et l'initiative. Avec ces qualités-là l'homme réussit toujours dans ce qu'il entreprend et apprend ce qu'il veut quand cela lui est nécessaire. Peu importe comment on acquiert de telles qualités. S'il m'était démontré que la confection de vers latins et de thèmes grecs ou sanscrits conduisît à cette acquisition, je serais le premier à défendre thèmes et versions.
Si je défends renseignement expérimental, c'est qu'il paraît le seul susceptible d'apprendre à observer, à réfléchir et à raisonner. Il n'est pas besoin de raisonner du tout pour apprendre une leçon et très peu pour fabriquer un discours composé de réminiscences. Il faut au contraire raisonner avec justesse et avoir acquis l'habitude de la précision pour exécuter correctement une expérience.
Si l'on voulait résumer d'un mot les différences psychologiques fondamentales qui séparent l'enseignement mnémonique et l'enseignement expérimental, on pourrait dire que le premier repose uniquement sur l'étude des livres, et le second exclusivement sur l'expérience. Les Latins croient à la toute-puissance éducatrice des leçons, alors que les Anglais et les Américains n'y croient aucunement. Ces derniers veulent que l'enfant, dès le début de ses études, s'instruise surtout par l'expérience.
J'engage fortement les jeunes gens, écrit S. Blakie, professeur à l'Université d'Edimbourg, à commencer leurs études par l'observation directe des faits, au lieu de se borner aux exposés qu'ils trouvent dans les livres... Les sources originales et réelles de la connaissance ne sont pas les livres; c'est la vie même, l'expérience, la pensée, le sentiment, l'action personnelle. Quand un homme entre ainsi muni dans la carrière, les livres peuvent combler mainte lacune, corriger bien des négligences, fortifier bien des points faibles; mais sans l'expérience de la vie, les livres sont comme la pluie et le rayon de soleil tombés sur un sol que nulle charrue n'a ouvert.
Les conséquences de ces deux méthodes d'instruction peuvent être jugées d'après leurs résultats. Le jeune Anglais, le jeune Américain, à la sortie du collège, n'ont aucune difficulté pour trouver leur voie dans l'industrie, les sciences, l'agriculture ou le commerce, tandis que nos bacheliers, nos licenciés, nos ingénieurs, ne sont bons qu'à exécuter des démonstrations au tableau. Quelques années après avoir terminé leur éducation, ils ont totalement oublié leur inutile science. Si l'État ne les cage pas, ce sont des déclassés. S'ils se rabattent sur l'industrie, ils n'y seront acceptés que dans les emplois les plus infimes jusqu'à ce qu'ils aient trouvé le temps de refaire entièrement leur éducation, tâche qui leur sera très difficile. S'ils écrivent des livres, ce ne seront que de pâles rééditions de leurs manuels, aussi pauvres dans la forme que dans la pensée.
Actuellement il n'est peut-être pas un professeur de l'Université sur cent à qui de telles idées ne sembleront absurdes. L'enseignement par les livres, même pour les notions les plus pratiques, l'agriculture par exemple, leur apparaît comme le seul possible. Le meilleur élève, qu'il s'agisse d'un lycéen, d'un polytechnicien, d'un licencié, d'un élève de l'École Centrale, de l'École Normale, ou de toute autre école, est celui qui récite le mieux ses manuels. Quelques expériences montrées à distance, quelques manipulations sommaires, semblent à l'Université le maximum des concessions que l'on puisse faire à l'éducation expérimentale. Tout ce qui ressemble, même de loin, au travail manuel, est tenu en mépris par elle. On provoquerait un rire de pitié chez la plupart des professeurs en leur assurant qu'un travail manuel quelconque, si peu important soit-il, exerce beaucoup plus le raisonnement que la récitation de tous les traités de logique, et que l'expérience seule crée les associations au moyen desquelles les notions se fixent dans l'esprit. On les étonnerait fort en essayant de leur persuader qu'un homme qui connaît bien un métier a, par ce seul fait, plus de jugement, de logique, d'aptitude à réfléchir, que le plus parfait des rhétoriciens fabriqués par l'Université. Ce sont des tours d'esprit, tout autant que des tours de main, que donne le travail manuel.
Il ne faudrait pas supposer que les sciences dites expérimentales puissent seules être enseignées par l'expérience. Nous verrons bientôt que les langues, l'histoire, la géographie, la morale, etc., en un mot tout ce qui fait partie de l'instruction et de l'éducation, peut et doit être enseigné de la même façon. L'expérience doit toujours précéder la théorie. Ce point est absolument fondamental. La géographie, par exemple, ne devrait être abordée que lorsque l'élève, muni d'un morceau de papier quadrillé, d'un crayon et d'une boussole de poche, aurait fait la carte des régions qu'il parcourt dans ses promenades, appris ainsi à comprendre la figuration du terrain, et à passer de la vue perspective du sol—la seule que l'œil puisse saisir—à sa représentation géométrique.
Quand les notions ne peuvent entrer dans l'esprit par la méthode expérimentale directe, il faut remplacer les livres par la représentation de ce qu'ils décrivent. Un élève qui aura vu, sous forme de projections, de photographies ou de collections dans les musées, les débris des anciennes civilisations, aura une idée autrement nette et autrement durable de l'histoire que celle qu'il puiserait dans les descriptions des meilleurs livres.
Les Anglais et les Allemands sont allés très loin dans cette voie, et c'est pourquoi leur enseignement, dont les programmes sont souvent identiques aux nôtres, est généralement excellent.
Dans notre exposé des moyens à employer pour inculquer les connaissances et les principes qui font l'objet de l'instruction et de l'éducation, c'est uniquement la méthode expérimentale que nous préconiserons. Par elle, et par elle seule, on peut arriver à faire passer le conscient dans l'inconscient et à former des hommes.
CHAPITRE II
Les bases psychologiques de l'éducation.
§ 1.—BUT DE L'ÉDUCATION.
On parle plus que jamais aujourd'hui d'éducation morale, de la nécessité de former des hommes, de développer leur caractère, etc. C'est là matière à de beaux discours. Mais où sont les professeurs qui aient tenté de réaliser l'œuvre dont ils vantent l'utilité? Où sont ceux qui aient même cherché à déterminer les méthodes à employer? Les six volumes de l'enquête ne contiennent sur l'éducation proprement dite que les généralités les plus vagues. Elles montrent à quel point les notions relatives à l'éducation sont incertaines dans l'esprit de ceux qui les formulent.
Et cependant il n'est guère de sujet présentant une importance plus grande. L'instruction a certainement une utilité beaucoup moindre que celle de l'éducation.
Par quoi est constituée, en effet, la valeur d'un individu? «Par ce qu'il a appris, c'est-à-dire par le nombre de diplômes qu'il possède,» répondra un Latin. Un Anglais ou un Américain estimeront, au contraire, que la valeur d'un homme se mesure très peu à son instruction, et beaucoup à son caractère, c'est-à-dire à son initiative, à son esprit d'observation, à son jugement et à sa volonté. Avec de telles qualités, peu importe que l'individu ait un bagage scientifique faible. Il apprendra, quand cela lui sera nécessaire, tout ce qu'il aura besoin d'apprendre, et réussira le plus souvent à devenir quelqu'un, s'il n'est pas toujours certain de devenir quelque chose. L'homme pourvu seulement de diplômes mnémoniques, n'est bon à rien si l'État ne l'utilise pas dans des carrières où, la besogne lui étant toute tracée, le dispense de la plus légère trace d'initiative, de réflexion, de décision, de volonté. Toute sa vie il restera un mineur qu'on devra diriger.
Le vrai but de l'éducation est, je le répète, de développer certaines qualités du caractère, telles que l'attention, la réflexion, le jugement, l'initiative, la discipline, l'esprit de solidarité, la persévérance, la volonté, etc. On ne les développe naturellement qu'en les exerçant. Il faut exercer surtout celles dont l'élève est le plus dépourvu. Ces qualités varient suivant les races, voilà pourquoi l'éducation adaptée aux besoins d'un peuple ne saurait convenir à un autre. Un Italien, un Russe, un Anglais et un nègre ne peuvent pas être éduqués de la même façon.
L'éducation doit fortifier le caractère d'une race et corriger ses défauts. Or, loin de tendre à améliorer nos défauts nationaux, notre régime universitaire ne fait que les développer.
Les Latins possèdent très peu d'esprit de solidarité[183], fort peu de sympathie les uns pour les autres, et nous nous empressons d'étouffer les faibles traces de solidarité qu'ils possèdent et de développer leurs rivalités et leur égoïsme par cet odieux régime de prix et de concours, si justement condamné depuis longtemps par les Anglais et les Allemands.
[183] Que l'on compare, par exemple, la tenue des journaux anglais après les humiliantes défaites infligées par une poignée de paysans aux armées anglaises dans le Transvaal, à celle des journaux français après l'échauffourée de Langson. Aucun journal anglais n'essaya d'ébranler le Gouvernement. Nous renversâmes le nôtre en quelques heures.
Les Latins ne possèdent qu'une capacité très minime d'initiative, et nous leur imposons un régime de surveillance permanente, de vie réglée, de devoirs à heures fixes, qui ne leur laisse pas, dans leurs sept à huit ans de vie scolaire, une seule minute où ils aient à prendre la plus légère décision, la plus modeste initiative. Comment auraient-ils appris à se gouverner, puisqu'ils ne sont pas sortis sans maîtres un seul jour? Les professeurs et les parents jugeraient très redoutable de leur laisser prendre l'initiative de monter seuls en omnibus pour aller visiter un musée.
Les Latins ont fort peu de volonté, mais comment en posséderaient-ils, puisqu'ils n'ont jamais eu à vouloir quelque chose? Enfants, ils sont dirigés dans leurs moindres actes par leurs parents; adolescents, par leurs professeurs. Devenus hommes, ils réclament bien vite la protection de l'État, et, sans cette protection, ne savent rien entreprendre.
Les Latins sont intolérants et sectaires, ils oscillent de l'intransigeance cléricale à l'intransigeance jacobine. Mais comment en serait-il autrement, puisqu'ils ne voient autour d'eux qu'intolérance? Intolérance libre penseuse et intolérance religieuse. C'est toujours avec mépris qu'ils entendent traiter les opinions d'autrui. Professeurs universitaires et professeurs congréganistes sont saturés de l'esprit sectaire et n'ont de commun que la haine réciproque qui les anime. Ce n'est pas avec de tels sentiments qu'ils pourraient guider leurs élèves dans ces régions sereines des causes, où la compréhension de la genèse des croyances remplace la haine et l'invective. L'intolérance est peut-être le plus terrible défaut des Latins, celui contre lequel une Université éclairée, possédant un peu d'esprit philosophique, devrait réagir chaque jour. La perte en bloc de leurs colonies n'a pas amené les Espagnols à faire trêve aux perpétuelles dissensions religieuses qui les déchirent. L'Italie donne le même spectacle, la France également. Il semblerait que la notion de solidarité, si puissante chez les Anglo-Saxons, s'efface de plus en plus chez les peuples latins. C'est là peut-être une des principales raisons pour lesquelles ces peuples, si longtemps au premier rang de la civilisation, descendent lentement à des rangs inférieurs. A cette décadence, l'esprit universitaire, comme l'esprit congréganiste, aura contribué pour une large part.
§ 2.—MÉTHODES PSYCHOLOGIQUES D'ÉDUCATION.
Les bases psychologiques de l'éducation sont les mêmes que celles de l'instruction.
Plus encore de l'éducation que de l'instruction, on peut dire qu'elle est seulement complète lorsque le conscient est passé dans l'inconscient. Les qualités du caractère: volonté, persévérance, initiative, etc., ne sont pas filles de raisonnements abstraits et ne s'apprennent jamais dans les livres. Elles ne sont fixées que lorsque—héréditaires ou acquises—elles se trouvent devenues des habitudes échappant entièrement à la sphère du raisonnement. La morale qui discute est une pauvre morale, une morale qui s'évanouira au premier souffle de l'intérêt. Ce n'est pas par le raisonnement, mais le plus souvent à l'encontre de ses suggestions, qu'on expose sa vie avec héroïsme ou qu'on se dévoue à de nobles causes.
Toutes les qualités du caractère ne s'acquièrent pas par l'éducation. Il y en a d'héréditaires, conséquence d'un long passé. Ce sont les qualités de race. Des siècles sont nécessaires pour les créer.
Mais si l'éducation ne suffit pas à donner certaines qualités, elle peut au moins développer en quelque mesure, les aptitudes n'existant qu'à un faible degré. Il devrait être de toute évidence que cette éducation du caractère ne peut se faire avec des préceptes, mais uniquement par l'expérience.
Nous avons indiqué déjà le principe général des méthodes, toujours expérimentales, sur lesquelles doit reposer l'éducation. Il faudrait écrire tout un volume pour entrer dans le détail des procédés à employer suivant les cas. Je me bornerai ici à quelques exemples, choisis parmi les plus faciles.
Développement de l'esprit d'observation et de précision.—Ces qualités de caractère ont parmi les plus utiles à acquérir et pourtant des moins répandues.
Il y a des gens, écrit S. Blakie, qui passent dans la vie les yeux ouverts et ne voient rien.
Rien d'étrange comme notre façon d'aller les yeux ouverts sans rien voir. La cause en est que l'œil, comme tout autre organe, a besoin d'exercice; trop asservi aux livres, il perd sa force, son activité et finalement n'est plus capable de remplir son office naturel. Regardez donc comme les vraies études primaires, celles qui apprennent à l'enfant à connaître ce qu'il voit et à voir ce qui autrement lui échapperait.
Faut-il des procédés bien savants pour créer les réflexes inconscients qui donneront à l'élève l'habitude d'observer exactement et de décrire avec précision ce qu'il a observé? En aucune façon. La méthode d'enseignement est très simple, bien que peu connue.
On arrive au résultat cherché par divers moyens et notamment en utilisant les promenades où chaque objet peut fournir matière à des observations précises. Nous habituerons d'abord l'élève à ne regarder qu'un détail déterminé d'un ensemble, fût-ce simplement les fenêtres des maisons ou la forme des voitures rencontrées, et à le décrire ensuite avec netteté, ce qui exige de sa part beaucoup d'attention. Au bout de quelque temps, il percevra les moindres différences existant entre des parties de choses presque semblables. On passera alors à un autre détail des mêmes objets. Après quelques semaines, l'élève aura appris à voir d'un coup d'œil, c'est-à-dire inconsciemment, les différences séparant des groupes de formes auprès desquels il eût passé jadis sans les discerner. Si alors, au lieu de ces compositions ridicules de style où l'écolier doit décrire des tempêtes qu'il n'a pas vues, des combats de héros qu'il ne connaît que par les livres, on lui fait résumer ce qui l'aura frappé dans une simple promenade, on sera tout surpris des habitudes d'observation, de précision, et, plus tard, de réflexion, ainsi acquises. Je n'ai pas employé d'autre méthode pour apprendre, en Asie, dans des régions non explorées, couvertes de monuments en apparence semblables, à distinguer très vite les analogies et les différences de ces monuments, ce qui m'a permis de comprendre ensuite l'évolution de toute leur architecture.
Quand l'élève aura ainsi accompli quelques progrès, nous étendrons le champ de ses observations. Nous lui ferons décrire, par exemple, le magasin devant lequel il a passé, le monument qu'il a rencontré et nous l'habituerons à aider ses descriptions d'un dessin schématique sans nous préoccuper des imperfections de ce dessin, ne le considérant que comme un moyen d'abréger ses descriptions. C'est alors qu'il reconnaîtra par lui-même la difficulté de voir les détails les plus importants d'un objet qu'on croit avoir bien regardé. Essayez de reproduire de mémoire, par une description ou un dessin, un monument devant lequel vous passez tous les jours depuis des années et vous serez étonné des énormes inexactitudes et des oublis que vous commettrez alors même que votre esquisse sera parfaite au point de vue artistique. Il faut recommencer bien des fois de tels exercices pour apprendre à voir et à acquérir quelque précision dans l'observation.
Ce sont là des méthodes d'enseignement que ne comprennent guère nos universitaires. J'ai eu occasion de rencontrer en voyage, dans un des plus curieux pays de l'Europe, quelques Normaliens que j'ai observés. Regardaient-ils le pays, ses habitants, ses monuments? Hélas! non. Ils cherchaient dans de savants livres des jugements tout faits sur les paysages et les arts qu'ils avaient sous les yeux et ne songeaient même pas à se créer de tout cela une compréhension personnelle.
Développement de la discipline, de la solidarité, du coup d'œil, de l'esprit de décision, etc.—Les qualités que je viens d'énumérer ont une utilité capitale dans la vie et c'est pour cette raison que les Anglais tiennent tant à les développer chez les jeunes gens. Ils y arrivent par les jeux dits éducateurs, jeux qu'il serait inutile d'expliquer ici, car étant violents et parfois dangereux, les familles ne les accepteraient jamais. Les parents français sont, comme on le sait, fort craintifs pour leurs enfants[184]. D'ailleurs les directeurs d'établissements étant rendus pécuniairement responsables par les tribunaux des accidents qui se produisent, il est évident qu'aucun d'eux ne consentirait à courir de pareils risques.
[184] «La terreur des mères françaises pénètre jusqu'au régiment, écrit M. Max Leclerc; elle paralyse même des officiers de cavalerie. J'ai vu, pendant mon volontariat, un capitaine instructeur qui n'osait pas faire galoper nos précieuses personnes à travers champ, de peur des chutes et des réclamations des familles.»
«Au collège anglais de Harrow, lisons-nous dans la France de demain, les élèves se rendent à la piscine, suivant leur bon plaisir, sous la seule garde des principes d'hygiène qui leur ont été inculqués. S'ils y contreviennent, tant pis pour eux. L'année dernière, l'un d'eux se noya. Dans son estomac on trouva une livre et demie de cerises. A cette occasion, tous furent réunis dans la grande salle des «speeches», et un médecin leur expliqua pourquoi leur camarade était mort. Nulle autre précaution préventive ne fut prise et les parents n'en réclamèrent pas.» Qu'on rapproche cette attitude si sage de celle de ces pères français—cités dans l'enquête—qui intentent des poursuites contre le proviseur, parce que leurs fils ont été légèrement blessés dans les jeux.
Ce n'est pourtant qu'en exposant le jeune homme à quelques accidents, d'autant moins graves qu'il possédera un peu les qualités de discipline, d'endurance, de hardiesse, de décision, de coup d'œil, de solidarité, développées par ces exercices, qu'on peut lui faire acquérir de telles aptitudes. Elles font la force des Anglais, mais, pour les raisons que je viens de dire, les Latins doivent renoncer à les acquérir. Nos ridicules exercices de gymnastique ne sauraient les développer en aucune façon. Le service militaire, avec quelques campagnes lointaines, peut seul les donner un peu.
Un des plus grands bienfaits de ces jeux éducateurs des Anglais est l'esprit d'étroite solidarité qu'ils donnent à ceux qui s'y livrent. J'ai rappelé dans un de mes livres l'exemple suivant dont fut frappé plus d'un observateur.
Dans les jeux de balle avec des Anglais, les jeunes Français perdent généralement la partie, simplement parce que le joueur anglais, préoccupé du succès de son équipe et non d'un succès personnel, passe à son voisin la balle qu'il ne peut garder, alors que le joueur français s'obstine à la conserver, préférant que la partie soit perdue plutôt que la voir gagnée par un camarade. Le succès de son groupe lui est indifférent, il ne s'intéresse qu'au sien propre. Cet égoïsme le suivra naturellement dans la vie et, s'il devient chef militaire, il lui arrivera parfois de laisser écraser un collègue auquel il aurait pu porter secours pour éviter de lui procurer un succès. Nous avons vu d'aussi tristes exemples dans notre dernière guerre.
Ce que les mêmes jeux éducateurs donnent également, c'est un grand empire sur soi, ce self control que les Anglais mettent au-dessus de toutes les autres qualités et qu'ils travaillent sans cesse à perfectionner quand ils ne le possèdent pas à un haut degré. Je me souviens d'une réflexion que me fit à ce propos un major anglais au mont Abou, région de l'Inde située au milieu de jungles épaisses infestées de tigres et de serpents et qu'il est fort dangereux de parcourir la nuit. Comme il sortait un soir du bungalow que nous habitions, je lui demandai où il pouvait bien aller seul dans une localité aussi mal fréquentée. Après quelques moments d'hésitation, il me répondit en rougissant que, ne possédant pas encore assez de sang-froid et d'empire sur ses nerfs, il allait s'exercer tous les soirs à en acquérir. Ce fut indirectement que je sus la nature de cet exercice. Il consistait à se poster au fond d'un ravin absolument désert et où l'on ne pouvait espérer aucun secours, pour guetter à l'affût le tigre quand il vient se désaltérer. L'attente peut durer des heures ou même une nuit entière sans succès. Pendant tout ce temps, on tâche de réfléchir sur l'utilité de dominer ses nerfs, car, lorsque le tigre a paru, on a juste deux ou trois secondes pour le viser à la tête et le tuer net. Si on se borne à le blesser, on est infailliblement perdu. L'exercice est évidemment fort chanceux, mais, après s'y être livré quelque temps, on est sûr de soi-même et on ne redoute rien dans la vie. Quand une nation possède beaucoup d'hommes ainsi trempés, elle est destinée à dominer le monde.
Développement de la persévérance et de la volonté.—De telles qualités sont le plus souvent héréditaires et ne s'acquièrent pas facilement. On peut cependant les développer quelque peu par l'éducation. Il n'y a d'autre méthode à employer que de placer le plus souvent possible l'élève dans des circonstances où il ait à réfléchir avant de se décider et de l'obliger, quand il a pris une résolution, à l'exécuter complètement. S. Blakie rapporte que le poète Wordsworth, ayant un jour résolu de faire une excursion dans une montagne, la continua malgré un violent orage, donnant pour raison «qu'abandonner un projet pour éviter un léger inconvénient est dangereux pour le caractère».
Les Anglais connaissent bien la valeur de ces qualités viriles, et c'est pourquoi elles provoquent toujours chez eux une vive admiration, même quand ils les rencontrent chez leurs ennemis. J'emprunte au journal la France de demain l'extrait suivant d'un discours prononcé au collège d'Epsom par lord Roseberry:
Lorsque nous apprenons qu'un homme, en quelque lieu que ce soit, s'est élevé au-dessus de ses compagnons, par ses qualités viriles, nous l'admirons et nous l'honorons, sans nous soucier du pays auquel il appartient. Je veux vous donner en exemple un homme dont le nom est familier à la plupart d'entre vous. Je veux parler du colonel Marchand. C'est un Français. Il y a peu de temps, il accomplit un voyage de trois années à travers l'Afrique, de l'Ouest à l'Est, au prix d'incroyables fatigues, entouré et suivi par des sauvages qu'il sut s'attacher, et il réussit dans son entreprise d'une manière qui couronne à jamais son nom de gloire. Et j'ajoute qu'après avoir accompli son devoir il se comporta avec une telle dignité et modestie qu'il est un des hommes que les Anglais ont plaisir à honorer. L'an dernier, comme quelques-uns d'entre vous le savent, son devoir le plaça dans une collision momentanée avec les intérêts de l'Angleterre. Mais, je suis convaincu que malgré cet incident passager, si le colonel Marchand venait en Angleterre, il aurait une réception le cédant seulement à celle qu'il eut dans son propre pays. Et toujours il en a été ainsi en Angleterre. Les plus chaleureuses réceptions qui ont été faites à Londres, dans la dernière moitié du siècle, ont été faites à des étrangers.
J'ai assisté à l'enthousiasme en l'honneur de Kossuth, dont bien peu d'entre vous peut-être ont entendu parler. Les Anglais voyaient en lui un homme, et leur cœur bondissait pour le saluer. Ma mémoire d'enfant se rappelle les drapeaux et les décorations qui l'accueillirent. L'autre réception fut offerte à Garibaldi. Garibaldi fut reçu avec un tel honneur que personne jamais, excepté la princesse de Galles, à son arrivée, n'en reçut un semblable. Pour quelle raison? Parce qu'il était un homme.
Les Latins possédant peu de persévérance et de volonté, il faudrait multiplier énormément les occasions pouvant se présenter pour eux d'exercer ces qualités maîtresses. Elles suffisent à assurer le succès d'un homme dans la vie, si modestes et difficiles que soient ses débuts. Rien ne résiste à une volonté forte et persévérante, les physiologistes savent qu'elle triomphe de la douleur même[185]. L'histoire nous montre qu'elle peut triompher aussi des hommes et des dieux et que par elle se sont fondés les plus puissants empires.
[185] «Jusqu'ici, écrit le Dr Eifer, on a peu tenu compte de la volonté du sujet dans l'apparition de phénomènes regardés comme hystériques. Je rapprocherai des faits divers observés de divers côtés le cas d'un amateur européen que j'ai connu aux Indes. Ayant vu les exercices des fakirs, il voulut les imiter. En appliquant fortement sa volonté, il s'enfonçait de longues aiguilles dans les joues et dans les mains sans souffrir aucunement, et les plaies restaient exsangues. S'il négligeait de vouloir, au contraire, il souffrait et la plaie saignait. Pour gagner sa vie comme prodige, il suffit donc de vouloir, mais il faut vouloir fortement et longtemps, cela n'est pas donné à tout le monde.»
L'histoire nous apprend aussi que c'est par l'affaiblissement de leur caractère—et jamais par celle de leur intelligence—que les peuples périssent. Quand on lit les récits de la désastreuse campagne de 1870, ce qui frappe d'abord, c'est l'absence totale, chez les chefs de tout grade, des qualités de caractère. On constate en eux le même manque total de décision, de hardiesse et surtout d'initiative. Les combinaisons stratégiques des Allemands étaient des plus simples, mais les officiers, quel que fût leur grade, possédaient de l'initiative et savaient ce qu'il fallait faire dans un cas donné, alors même qu'ils ne recevaient pas d'ordres. Nous ne possédions que le courage, qualité pouvant suffire avec les petites armées de jadis qui manœuvraient sous les yeux d'un chef. Elles valaient ce que valait le chef et un homme capable suffisait pour les diriger. Aujourd'hui, chaque officier doit jouer le rôle que jouait jadis un général en chef et, dans l'avenir, le succès sera aux armées qui posséderont le plus d'officiers au caractère vigoureusement trempé. Ce n'est pas par la lecture des livres que se forment de tels hommes.
CHAPITRE III
L'enseignement de la morale.
Il est un point fondamental de l'éducation, l'enseignement de la morale, dont l'importance est trop grande pour que nous ne lui consacrions pas un chapitre spécial. Le niveau moral d'un peuple, c'est-à-dire la façon dont il observe certaines règles de conduite, marque sa place dans l'échelle de la civilisation et aussi sa puissance. Dès que sa morale se dissocie, tous les liens de l'édifice social se dissocient également.
Les règles de conduite peuvent varier d'une race à une autre, d'un temps à un autre, mais, pour un temps donné et un peuple donné, elles sont invariables.
L'éducation morale doit être, comme toute éducation, uniquement basée sur l'expérience et jamais enseignée par les préceptes des livres.
Tout enseignement moral sera insuffisant tant que le maître ne saura pas apprendre expérimentalement à l'élève à distinguer nettement ce qui est bien de ce qui est mal et à lui inculquer une claire notion du devoir.
Comment arrivera-t-il à un tel résultat? Sera-ce au moyen de règles de morale apprises par cœur et de sentencieux discours? Il faut avoir une grande ignorance de la constitution mentale d'un enfant pour supposer qu'on puisse exercer ainsi sur sa conduite l'influence la plus légère.
Les éléments de l'éducation morale de l'enfant doivent dériver de son expérience personnelle. L'expérience seule instruit les hommes et seule aussi elle peut instruire la jeunesse. La réprobation générale suivant certains actes, l'approbation s'attachant à d'autres montrent bientôt à l'enfant ce qui est bien et ce qui est mal. L'expérience lui indique les conséquences avantageuses ou fâcheuses de certaines actions et les nécessités qu'entraînent les rapports avec ses semblables, surtout si l'on a toujours soin de lui faire supporter les conséquences de ses actes et réparer les dommages qu'il a causés. Il doit apprendre par lui-même que le travail, l'économie, l'ordre, la loyauté, le goût de l'étude ayant pour résultat final d'accroître son bien-être et satisfaire sa conscience, portent en eux leur récompense. Le maître ne peut intervenir utilement qu'en condensant sous forme de préceptes les résultats de cette expérience.
L'éducation morale n'est complète que lorsque l'habitude de faire le bien et d'éviter le mal est devenue inconsciente. Alors seulement la morale se trouve formée. Il est très beau de savoir lutter contre une tentation. Il est beaucoup plus sûr de n'avoir même pas à lutter contre elle.
L'éducation morale doit surtout apprendre à se gouverner soi-même et à acquérir un respect inviolable du devoir. C'est vers ce but essentiel que tend l'éducation anglaise et il faut avouer qu'elle l'atteint parfaitement. Le souci constant de ceux qui la dirigent est d'habituer l'enfant à distinguer lui-même le bien et le mal et à savoir se décider tout seul, alors que nous ne lui apprenons qu'à se laisser conduire[186]. Il faut avoir observé de près deux enfants, l'un français et l'autre anglais, du même âge, en présence d'une difficulté, les irrésolutions du premier, la décision du second, pour comprendre la différence de résultats des deux éducations.
[186] «On donne à l'enfant anglais, écrit M. Max Leclerc, confiance en lui-même en le livrant de bonne heure à ses seules forces, on fait naître le sentiment de la responsabilité en lui laissant, une fois prévenu, le choix entre le bien et le mal. S'il fait le mal, il supportera la peine de sa faute ou les conséquences de son acte... On lui inspire l'horreur du mensonge, on le croit toujours sur parole jusqu'à preuve qu'il a menti.»
Un des plus puissants facteurs de l'éducation morale est le milieu. Les suggestions engendrées par le milieu jouent un rôle tout à fait prépondérant dans l'éducation de l'enfant. Sa tendance à l'imitation étant inconsciente se trouve par cela même très forte. C'est d'après la conduite des êtres qui l'entourent que se forment ses règles instinctives de conduite et que se crée son idéal. «Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es», est un de nos plus sages proverbes. L'enfant estime ce qu'il voit estimé et méprise ce qu'il voit méprisé. Ces suggestions, subies d'abord, se transformeront chez lui en des réflexes qui finiront par se fixer pour la vie. De là le rôle immense—utile ou funeste—des parents ou des professeurs. L'action inconsciente de l'entourage et du milieu est une des plus importantes formes de l'éducation morale.
Bien que s'occupant beaucoup de leurs enfants, les parents français sont cependant de très insuffisants moralisateurs. Ils ont trop de faiblesse pour posséder beaucoup d'autorité, et leur défaut d'autorité réduit singulièrement leur prestige. Conscients de cette faiblesse, ils mettent le plus tôt possible leurs enfants au lycée, persuadés que les professeurs sauront imposer l'éducation qu'ils se sentent impuissants à donner. Mais le lycée constitue généralement un triste milieu d'éducation morale. Chez les élèves, la seule loi reconnue est celle du plus fort. Le surveillant représente pour eux un ennemi, qu'ils subissent en professant pour lui une antipathie d'ailleurs réciproque. Quant aux professeurs, ils considèrent que leur unique tâche est de faire leur cours sans avoir à s'occuper en aucune façon de moraliser les élèves. «Quand le professeur, écrit M. Fouillée, aura dit qu'il faut aimer sa famille et mourir pour sa patrie, il sera au bout de sa morale.»
Ce seront seulement les très zélés qui iront aussi loin. Les autres se montrent en général fort sceptiques pour tout ce qui concerne de telles notions, et gardent à leur égard un dédaigneux silence ou se bornent à d'ironiques allusions sur l'incertitude des idées morales. Très rompus aux méthodes de critique négative, ils possèdent trop peu d'expérience des hommes et des choses pour comprendre que ce n'est pas à l'enfant qu'il faut enseigner des incertitudes. Ils oublient souvent que leur rôle n'est pas de combattre, fût-ce simplement au moyen d'un méprisant silence, trop bien interprété par la jeunesse, les traditions et les sentiments qui sont la base même de la vie d'un peuple et sans lesquels il n'est pas de société possible. Avec une philosophie moins livresque, et par conséquent plus haute, ils verraient vite que si la morale, comme la science, comme toute chose en un mot, ne présente au point de vue philosophique qu'une valeur relative, cette valeur relative devient très absolue pour un peuple donné, à un moment donné, et doit être rigoureusement respectée. Une société ne peut durer que lorsqu'elle possède des règles communes et surtout un idéal commun, capable de créer des coutumes morales admises par tous ses membres.
Peu importe la valeur théorique de cet idéal et de la morale qui en dérive, peu importe qu'il soit constitué par le culte de la patrie, la gloire du Christ, la grandeur d'Allah, ou par toute autre conception du même ordre. L'acquisition d'un idéal quelconque a toujours suffi pour donner à un peuple des sentiments communs, des intérêts communs et l'élever de la barbarie à la civilisation.
C'est sur cet héritage de traditions, d'idéal, ou, si l'on veut, de préjugés communs, que se fonde la discipline intérieure, mère de toutes les habitudes morales, qui dispense de subir la loi d'un maître. Mieux vaut encore obéir aux morts qu'aux vivants. Les peuples qui ne veulent plus supporter la loi des premiers sont condamnés à subir la tyrannie des derniers. Reliés aux êtres qui nous précèdent, nous faisons tous partie de cette chaîne ininterrompue qui constitue une race. Un peuple ne sort de la barbarie que lorsqu'il a un idéal à défendre. Dès qu'il l'a perdu, il ne forme plus qu'une poussière d'individus sans cohésion, et retourne bientôt à la barbarie.
La grande difficulté de l'enseignement de l'éthique, chez les peuples catholiques, c'est que pendant de longs siècles leur morale n'a eu d'autres fondements que des prescriptions religieuses aujourd'hui sans force. La morale, c'était simplement ce qui plaisait à un Dieu punissant par des supplices éternels les coupables osant transgresser ses lois.
La religion et la morale, si intimement liées dans les cultes sémitiques, ont toujours été complètement indépendantes dans d'autres, ceux de l'Inde par exemple. Cette indépendance, si contraire à nos idées héréditaires, nous devons tâcher de l'acquérir. Sa démonstration est facile.
Il suffit, en effet, de réfléchir un instant pour reconnaître que la religion et la morale sont choses entièrement distinctes. Au gré de nos sentiments et de nos intérêts, nous pouvons adopter ou rejeter la première, mais nous sommes tous obligés de subir la seconde.
Aussitôt que des êtres vivants, animaux ou hommes, sont constitués en société, ils doivent nécessairement obéir à certaines règles, sans lesquelles l'existence de cette société serait impossible. Le dévouement aux intérêts de la collectivité, le respect de l'ordre et des coutumes établies, l'obéissance aux chefs, la protection des enfants et des vieillards, etc., sont des nécessités sociales indépendantes de tous les cultes, puisque les religions peuvent changer sans que se modifient ces nécessités. Les banalités du Décalogue ne sont que la mise en formules de règles créées par des obligations sociales impérieuses.
En matière d'enseignement de la morale, il faut, comme je l'ai dit déjà, créer chez l'enfant des habitudes mentales, et ne pas perdre son temps à lui enseigner des règles ou lui faire de sentencieux discours.
Que si, cependant, le professeur se croyait obligé de disserter sur la morale, il lui serait possible de le faire de façon à intéresser ses élèves. Commençant par l'étude de la morale chez les animaux, le professeur décrirait les sociétés animales, puis montrerait comment on peut donner, par création de réflexes, à certains animaux, des sentiments de moralité supérieurs, parfois, à ceux de l'homme parce que la raison ne vient pas comme chez ce dernier se superposer aux réflexes acquis. Passant ensuite à l'histoire des civilisations, il montrerait de quelle façon les peuples sont sortis de la barbarie dès qu'ils ont pu acquérir des règles morales assez stables, et comment ils y sont retournés quand ils les ont perdues.
Descendant ensuite de ces généralités pour arriver à l'individu, le professeur ferait voir à l'élève que celui-ci n'est qu'un fragment de sa famille et ne serait rien sans elle, d'où ses devoirs envers sa famille, que cette famille n'est qu'un fragment de la société et ne vivrait pas sans elle, d'où ses devoirs envers la société. Ayant chaque jour à nous appuyer sur l'ordre social, nous sommes aussi intéressés à sa prospérité qu'à la nôtre. La société a, dans une très petite mesure, besoin de chacun de nous individuellement, mais nous avons beaucoup plus besoin d'elle. De ces considérations évidentes découle la nécessité d'observer certaines règles de conduite.
Leur ensemble constitue la morale. Ces règles varient nécessairement d'un peuple à un autre, puisque les sociétés ne sont pas partout identiques et évoluent lentement, mais pour un temps et un peuple donnés elles demeurent, je le répète, invariables. C'est seulement quand elles sont solidement fixées dans les âmes qu'un peuple peut s'élever au sommet de la civilisation.
La véritable force de l'Angleterre, ce n'est pas seulement la valeur de l'éducation donnée à ses fils, ce n'est pas sa richesse, ce ne sont pas ses flottes innombrables, c'est, avant tout et au-dessus de tout, la puissance considérable de son idéal moral. Elle a des traditions stables et respectées, des chefs obéis et dont l'autorité n'est jamais contestée. Elle possède un Dieu national, synthèse des aspirations, de l'énergie et des besoins de la race qui l'a créé. L'antique Jéhovah de la Bible est devenu depuis longtemps un Dieu exclusivement anglais, gouvernant le monde au profit de l'Angleterre, et donnant pour base au droit et à la justice les intérêts anglais. Les autres peuples ne représentent qu'une masse confuse d'êtres inférieurs, destinés à devenir tributaires de la puissance britannique. En essayant de soumettre les peuples lointains à leurs lois, les Anglais sont persuadés qu'ils ne font qu'accomplir leur divine mission de civiliser le monde et le sortir de l'erreur. Les Arabes, eux aussi, croyaient obéir à la volonté du Dieu de Mahomet, quand ils réussirent—grâce à cette croyance—à conquérir une partie du monde gréco-romain et à fonder un des plus vastes empires qu'ait connus l'histoire.
Le philosophe doit s'incliner devant de telles croyances, quand il voit la grandeur de leurs effets. Elles font partie des forces de la nature, et vainement essaierait-on de les combattre.
C'est en dehors des sphères de la raison que naissent et meurent les traditions et les croyances. Quand la discussion semble provoquer leur chute, elles étaient déjà bien ébranlées. Aujourd'hui, rien de ce qui touche à l'idéal anglais n'est discuté ni discutable sur le sol britannique. Aucun argument rationaliste ne saurait l'entamer. Petits et grands vénèrent profondément leur Dieu national, respectent des traditions fixées par une hérédité séculaire et les principes de morale invariables qui en découlent. Possédant en outre à un haut degré le sens du réel, et comprenant la puissance des faits, ils savent s'y accommoder et y accommodent aussi leurs principes. Aussi les revers les plus humiliants ne sauraient les accabler. Que peuvent signifier d'ailleurs des événements transitoires contre le peuple de Dieu, qui est éternel?
Les Français, eux aussi, ont possédé jadis un idéal assez fort, mais dès qu'il n'a plus semblé s'adapter à leurs besoins, ils l'ont détruit violemment et n'ont pas réussi encore à le remplacer.
Ayant perdu leurs traditions et leurs dieux, ils cherchèrent à baser sur la raison pure des principes nouveaux destinés à soutenir l'édifice social, mais ces principes incertains sont devenus de plus en plus discutés et flottants. La raison humaine ne s'est pas montrée encore assez forte ni assez haute pour construire les bases d'un édifice social. Elle n'a servi qu'à bâtir des monuments fragiles, qui tombent en ruines avant même d'être terminés. Elle n'a rien élevé de solide, mais a tout ébranlé. Les peuples qui se sont confiés à elle ne croient plus à leurs dieux, à leurs traditions et à leurs principes. Ils ne croient pas davantage à leurs chefs et les renversent après les avoir acclamés. Ne possédant à aucun degré le sens des possibilités et des réalités, ils vivent de plus en plus dans l'irréel, poursuivant sans cesse d'hallucinantes chimères.
Comment réussir à édifier un idéal social sur d'aussi inconstantes bases, sur d'aussi fragiles incertitudes? Sous peine de périr, il faut y arriver pourtant. Une nation peut bien subsister quelque temps sans idéal, mais l'histoire nous apprend que, dans ces conditions, elle ne saurait durer. Un peuple n'a jamais survécu longtemps à la perte de son idéal.
L'idéal à défendre est toujours fils du temps et non de nos volontés. Ne pouvant le créer par notre vouloir, nous sommes condamnés à l'accepter sans chercher à le discuter.
Trop de choses ont été détruites en France pour que beaucoup d'idéals aient survécu. Il nous en reste un cependant, constitué par la notion de patrie. C'est à peu près le seul demeuré debout sur les vestiges des religions et des croyances que le temps a brisées.
Cette notion de patrie qui, heureusement pour nous, survit encore dans la majorité des âmes, représente l'héritage de sentiments, de traditions, de pensées et d'intérêts communs dont je parlais plus haut. Elle est le dernier lien qui maintienne encore l'existence des sociétés latines. Il faut dès l'enfance apprendre à l'aimer et le défendre et jamais le discuter.
C'est parce que pendant près d'un siècle les Universités allemandes ont sans cesse exalté l'idée de patrie que l'Allemagne est devenue si forte et si grande. En Angleterre, un tel idéal n'a pas besoin d'être enseigné, car il se trouve depuis longtemps fixé par l'hérédité dans les âmes. En Amérique, où l'idée de patrie est encore un peu neuve et pourrait être ébranlée par l'apport constant de sang étranger,—si dangereux pour les pays qui ne sont pas assez forts pour l'absorber,—il constitue un de ceux sur lesquels les éducateurs insistent le plus.
«Que le professeur, écrit l'un d'eux, n'oublie jamais que chaque élève est un citoyen américain, et que, dans tous les enseignements, et en particulier dans celui de la géographie et de l'histoire, c'est la question de patriotisme qui doit dominer, afin d'inspirer à l'enfant une admiration presque sans bornes pour la grande nation qu'il doit appeler sienne.»
Ce ne sont plus malheureusement de telles idées qui semblent dominer dans notre Université. Elle est très imbue de socialisme, de cosmopolitisme et de rationalisme. La notion de patrie paraît à beaucoup de jeunes professeurs une vieillerie quelque peu méprisable[187]. Un universitaire éminent, devenu depuis académicien, a marqué en termes très forts, longtemps avant de verser dans la politique, ce vice profond de notre Université, vice qui rend si dangereuse l'éducation qu'elle donne.