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Psychologie de l'éducation

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[88] Enquête, t. II, p. 651. Rocafert, professeur d'histoire.

Au point de vue moral, il n'y a pas d'éducation, de direction dans l'Université. Nous n'avons pas de doctrine morale comme nous n'avons pas de doctrine disciplinaire. Nous n'enseignons rien de précis sur ce point important. Les maisons religieuses ont sur nous l'avantage d'enseigner au moins la morale d'une religion; nous, nous n'enseignons même pas la morale de la solidarité, qu'on enseigne dans les écoles primaires. Nos élèves n'ont part aux théories morales qu'en philosophie; à ce moment ils sont déjà formés, il est trop tard[89].

[89] Enquête, t. II, p. 419. Pequignat, répétiteur à Henri IV.

Les enfants, dans les lycées, ne vivent qu'entre eux, n'ayant de rapport avec l'Administration que pour en recevoir des ordres ou des punitions. Or, la pire des écoles, c'est celle des enfants entre eux; c'est ce qui rend si dangereuse l'école de la rue. Un enfant ne peut être élevé que par quelqu'un de formé, de plus âgé, de plus équilibré. En somme, nos jeunes gens ne sont pas assez avec des personnes qu'ils aiment et qui les aiment. Les établissements religieux n'ont évidemment pas une supériorité réelle sur les établissements laïques, mais ils tiennent compte des sentiments des enfants, ils occupent leur imagination, ils excitent leurs bons sentiments. Je lisais même récemment dans un livre sur les patronages catholiques que, dans les écoles classiques, les grands garçons sont peu à peu habitués à se préoccuper de leurs futurs devoirs, de leur futur rôle dans la société.

On leur enseigne à s'intéresser aux autres, surtout aux petits, aux faibles; enfin, on leur trace une sorte de programme moral, tandis que ces précautions d'ordre élevé ne sont pas prises chez nous[90].

[90] Enquête, t. II, p. 436. Gaufrès, ancien chef d'institution.

Aux raisons qui précèdent, il faut joindre les succès que les congréganistes font obtenir à leurs élèves. Aussi leurs progrès s'accroissaient-ils rapidement.

Il y a une poussée de concurrence de la part des établissements ecclésiastiques, ce n'est pas douteux; tandis que les établissements publics ne s'accroissent plus guère, les établissements ecclésiastiques en particulier, parmi les établissements libres, s'accroissent rapidement[91].

[91] Enquête, t. II, p. 83. Max Leclerc, chargé de missions relatives a l'enseignement.

Actuellement, d'après les chiffres donnés par MM. Leclerc et Mercadier devant la Commission, l'enseignement libre, c'est-à-dire congréganiste, possède 53,4% du nombre des élèves, celui de l'État 46,5% seulement.

La proportion au profit de l'enseignement congréganiste s'élève d'année en année, et pour l'entrée aux grandes écoles, il fait une rude concurrence aux lycées. D'après M. Mercadier, les établissements congréganistes fournissent à eux seuls 24% des élèves de l'École Polytechnique. Pour d'autres écoles du Gouvernement, la proportion est plus élevée encore.

Mais ce qui est beaucoup plus intéressant et constitue une véritable révélation, ce sont les résultats qu'obtenaient les Frères des Écoles chrétiennes dans tous les ordres d'enseignement, aussi bien ceux régis par les programmes de l'État que ceux créés par eux pour répondre aux besoins modernes dont l'Université ne se préoccupe nullement et dont les Frères ont été à peu près les seuls à s'occuper jusqu'ici. La déposition du Frère Justinus, assistant du Supérieur général de ces Écoles, a été aussi longue qu'intéressante, et montre à quels merveilleux résultats peuvent arriver des hommes de cœur, d'initiative et de volonté. Sans aucune assistance pécuniaire de l'État, alors que notre Université pèse si lourdement sur le budget des contribuables, ils réussissaient à donner des dividendes aux actionnaires qui leur avaient prêté des fonds.

Voyons d'abord les résultats obtenus dans l'enseignement secondaire par les Frères, puisque c'est de lui qu'il s'agit maintenant. Je n'ai qu'à leur laisser la parole. Ce ne seront plus les belles périodes, les phrases sonores, autant que vides, des académiciens universitaires sur les beautés de l'enseignement classique, la vertu éducatrice du latin, etc., mais des faits bien nets, simplement exprimés. Les Frères ont montré tout le parti que l'on peut tirer des programmes et justifié une de mes assertions fondamentales, à savoir que ce ne sont pas les programmes, mais les professeurs, qu'il faudrait pouvoir changer.

D'après les renseignements donnés à la Commission, les Frères possédaient 456 écoles, dont 342 en France, les autres établies dans huit colonies, dont cinq sont françaises. Ces écoles étaient de toute nature: primaires, industrielles, secondaires, etc., suivant les besoins du milieu où elles se trouvaient créées. Celles d'enseignement uniquement secondaire étaient au nombre d'une trentaine environ. Dans les maisons d'enseignement secondaire de Passy, de 1892 à 1898, ils ont préparé avec succès 365 élèves au baccalauréat. 48 élèves ont obtenu un double baccalauréat.

Pour couronnement des études, il a été organisé, à Passy, un cours de préparation à l'Ecole Centrale, faisant immédiatement suite aux classes secondaires modernes. De 1887 à 1898, le pensionnat de Passy a eu quatre fois le major de la promotion, deux fois le sous-major et un certain nombre d'élèves dans les dix premiers. Sur 134 élèves présentés durant cette période, 119 ont été admis, soit plus de 89%.

A l'Ecole des Mines de Saint-Étienne, durant les dix dernières années, nous avons eu 11 majors sur les 20 réunis de l'entrée et de la sortie.

49 de nos élèves font actuellement partie de l'École des Mines, et 287 ont déjà obtenu à leur sortie le diplôme d'ingénieur. Plusieurs occupent aujourd'hui les positions les plus honorables (ingénieurs en chef ou directeurs) dans les bassins de la Loire, de l'Aveyron, du Gard, du Nord et du Pas-de-Calais.

En ce qui concerne les carrières suivies par les élèves sortis de nos établissements secondaires, voici les indications données par une statistique récente:

Commerce 35%
Agriculture 33%
Industrie 15%
Administration 7%
Armées et colonies 5%
Etudes 5%

La grande majorité se dirige donc vers les carrières du commerce, de l'agriculture et de l'industrie[92].

[92] Enquête, t. II, pp. 592 et suiv. Frère Justinus.

Ces résultats indiquent la supériorité des méthodes employées, mais une chose beaucoup plus intéressante encore, c'est le développement que les Frères ont su donner aux établissements agricoles et industriels, rendant ainsi d'immenses services dont on ne saurait leur être trop reconnaissant. Je laisse de côté leurs écoles d'agriculture, notamment celle dont il est parlé dans l'enquête, comprenant une ferme de 35 hectares où les élèves doivent exécuter tous les travaux agricoles, y compris ceux du labourage, ce qui a valu au directeur de cette école, en 1899, le titre de premier lauréat de la Société des Agriculteurs de France. Je me bornerai à reproduire le passage de la déposition où il est montré comment l'enseignement varie suivant les besoins des régions.

Nous avons organisé pour l'industrie des cours pratiques analogues à ceux qui existent pour l'agriculture.

Aux derniers examens d'admission pour l'École des apprentis élèves-mécaniciens de la flotte, nos établissements de Brest, de Quimper et de Lambézellec ont fait admettre 27 de leurs élèves.—L'école de Brest a eu le nº 1 de la promotion; le pensionnat de Quimper, le nº 2; celui de Lambézellec, le nº 3.

A l'autre extrémité de la France, 30 de nos élèves de la seule école Saint-Éloi d'Aix ont été déclarés admissibles à l'École Nationale d'Arts et Métiers, dans les examens du 30 juin au 2 juillet 1898.

Notre pensionnat secondaire moderne de Rodez possède également une section industrielle très prospère. De 1890 à 1898, on compte 88 de ses élèves admis à l'École Nationale d'Arts et Métiers, aux Équipages de la flotte ou à l'École des contremaîtres de Cluny.

Des organisations semblables existent dans un certain nombre de nos établissements. Plusieurs, comme à Saint-Malo, à Paimpol, à Dunkerque, ont des cours spéciaux de répétitions de sciences, de calculs nautiques, etc., pour les élèves inscrits aux écoles d'hydrographie. Il y a quelques semaines à peine, 24 de ces jeunes gens, ainsi préparés à Saint-Malo et à Paimpol, ont été reçus capitaines au long cours et 6 autres capitaines pour le cabotage.

En ce qui concerne les cours professionnels proprement dits, le type le plus généralement connu est offert par l'établissement Saint-Nicolas, de Paris.

Dans sa séance du 12 juin 1897, l'Académie des Sciences morales et politiques décernait à cette œuvre, reconnue d'utilité publique, le prix Audéoud. Voici comment s'exprimait à ce sujet M. Léon Aucoc, dans son rapport:

La maison principale (Paris) compte à elle seule 1.030 élèves; celle d'Issy, 1.050; celle d'Igny, 830.

Chaque année, le Conseil d'administration est obligé de refuser des enfants, faute de place.

Selon le désir des parents, les enfants reçoivent uniquement l'instruction primaire à ses différents degrés ou une instruction spéciale qui les prépare soit à l'industrie, soit à l'horticulture.

Les ateliers de la maison de Paris sont un des traits caractéristiques de l'œuvre de Saint-Nicolas.

La maison traite avec des patrons, qui font toutes les dépenses et profitent de toutes les recettes qui résultent du travail fait dans les ateliers, sous la direction d'un contremaître choisi par eux. Suivant les professions, l'apprentissage dure trois ou quatre ans. Il n'y a pas, dans ces ateliers, un instant perdu pour l'instruction professionnelle, et les apprentis ne sont pas exposés à subir, dès l'âge de treize ans, de mauvaises influences. En général, c'est à des métiers qui exigent une intelligence développée et du goût que sont préparés les enfants: imprimeurs, graveurs-géographes, lithographes, relieurs, facteurs d'instruments de précision, mécaniciens, sculpteurs sur bois, monteurs en bronze, ciseleurs sur métaux. Chaque jour, les apprentis reçoivent, des Frères qui s'occupent de leur éducation, des leçons spéciales de dessin et de modelage appropriés à leurs travaux. Les contremaîtres se louent beaucoup de leurs apprentis, et chaque année, au moment des vacances, le supérieur de la maison reçoit un grand nombre de propositions qui lui sont faites pour donner de l'emploi à ces jeunes gens.

Les résultats de l'instruction primaire proprement dite ont été, dans toutes les expositions universelles, à Chicago comme à Paris, l'objet de distinctions éclatantes. Ce que nous aimons surtout à signaler, c'est le travail de tous les jours: 346 certificats d'études, 36 brevets d'instruction primaire élémentaire et 5 d'instruction primaire supérieure, tel est le résultat de l'année 1895-1896.

Pour l'instruction agricole et horticole, donnée à Igny, les jeunes apprentis ont obtenu 44 prix: 19 au concours de Reims, 13 à celui de Paris, 12 à celui de Versailles, parmi lesquels un prix d'honneur et un premier grand prix.

Tout ce travail est soutenu par une discipline douce et affectueuse, qui produit les meilleurs résultats.

L'œuvre de Saint-Nicolas a été à Paris la première institution de travail manuel; elle en est restée un des modèles.

A Lyon, l'école de La Salle a été organisée par les Frères en faveur des élèves d'élite de leurs écoles. Les fondateurs offrent aux familles qui le désirent pour leurs enfants, avec une éducation religieuse et morale, un complément d'instruction primaire et professionnelle.

Les cours sont de trois années à l'école de La Salle.

L'instruction est à la fois industrielle et commerciale.

Elle comprend le dessin industriel et toutes les mathématiques qu'il exige, le français, la correspondance, le droit usuel, la comptabilité, l'économie sociale, l'histoire et la géographie, l'anglais, l'étude de la physique et de la chimie appliquées à l'industrie.

Des ateliers d'ajustage, de forge, de tissage, de menuiserie, de modelage, de manipulations chimiques, de typographie et de gravure, permettent aux élèves de connaître leurs aptitudes spéciales et de préparer sûrement leur avenir.

Le système des ateliers extérieurs à l'établissement, dirigés par de véritables chefs d'industrie, et dans lesquels les élèves restent sous la surveillance de l'École, parut donc au Comité être la vraie solution de la question de l'apprentissage. Ce fut aussi l'avis des principaux industriels de la région.

L'expérience a établi que l'on avait bien jugé, car le système adopté a donné les meilleurs résultats. Il a aussi pour lui l'expérience de l'étranger. Dans les grandes villes industrielles de Hollande, d'Allemagne, de Belgique, de Suisse, qui sont nos rivales, les écoles professionnelles sont généralement des fondations libres qu'encouragent par des subventions les villes ou le gouvernement.

Les industriels de la localité leur prêtent leur concours, et c'est pour elles une garantie de progrès incessants[93].

[93] Enquête, t. II, pp. 598 et suiv. Frère Justinus, assistant du Supérieur général des Frères des Écoles chrétiennes.

Un fait très caractéristique et prouvant une fois de plus la supériorité de tout ce qui sort de l'initiative privée, c'est que cet enseignement, qui donne de si remarquables résultats, non seulement ne demandait comme je l'ai déjà dit, aucune subvention à l'État, aucune assistance de personnes bienfaisantes, mais constituait au contraire une source de bénéfices pour ceux qui l'avaient fondé. Voici d'ailleurs sur ce point la déclaration du Frère Justinus.

Toutes les sociétés civiles, propriétaires des locaux dans lesquels nous avons organisé nos pensionnats, ont toujours distribué leurs dividendes annuels. Il n'en est pas une, à ma connaissance, qui ait dérogé à cette règle.

Nous nous sommes imposé le devoir de ne point frustrer des légitimes intérêts de leurs capitaux les amis qui nous prêtent leur concours dans notre œuvre d'éducation. Aussi les directeurs de nos pensionnats s'attachent-ils scrupuleusement à satisfaire à toutes les obligations qui leur incombent envers les sociétés civiles propriétaires. C'est la première de leurs obligations financières.

M. le Président. Vous arrivez à faire une concurrence qui est redoutable, non pas seulement aux établissements publics, mais aux collèges ecclésiastiques. Partout on le constate[94].

[94] Enquête, t. II, p. 602. Frère Justinus.

Concurrence redoutable sans doute, mais j'ajouterai, bienfaisante et utile, et il serait à souhaiter qu'elle se fût développée encore. Je ne suis pas suspect, je pense, de cléricalisme, mais j'avoue que si j'étais Ministre de l'Instruction publique, mon premier acte serait de nommer directeur de l'enseignement primaire et secondaire en France le Supérieur des Écoles chrétiennes qui a obtenu de tels résultats. Je lui laisserais toute liberté quant au choix des méthodes et des professeurs, exigeant simplement qu'il renonçât rigoureusement à toute prédication religieuse, de façon à laisser aux parents une liberté totale sur ce point.

 

Je me suis étendu sur la déposition qui précède plus que sur aucune autre parce que au point de vue de l'enseignement secondaire, les Frères arrivent à des résultats supérieurs à ceux de nos meilleurs lycées, et qu'au point de vue de l'enseignement agricole et professionnel, si nécessaire aujourd'hui, ils sont sans rivaux. La première chose à faire pour rivaliser avec eux serait d'étudier leurs méthodes. On est libre d'avoir, au point de vue religieux, des opinions différentes des leurs, mais nous devons tâcher d'acquérir assez d'indépendance d'esprit pour reconnaître leur supériorité, surtout quand elle est aussi manifestement écrasante.

Le Directeur de tels maîtres méritait une statue. Leur sauvage expulsion doit être considérée comme un désastre national. Personne et surtout l'Université n'est capable de donner l'enseignement industriel, agricole et technique qui va nous manquer maintenant.

LIVRE IV

LES RÉFORMES PROPOSÉES ET LES RÉFORMATEURS

CHAPITRE PREMIER

Les réformateurs. La transformation des professeurs.

La réduction des heures de travail.

L'éducation anglaise.

§ 1.—LES RÉFORMATEURS.

Nous avons vu dans les pages qui précèdent que la plupart des personnes ayant déposé devant la Commission d'enquête ont montré avec éloquence l'insuffisance et les dangers de notre système universitaire. Quand il s'est agi d'exposer les moyens de le remplacer, cette éloquence a été vite tarie et la plupart des réformateurs se sont montrés singulièrement incertains dans leurs projets, se bornant le plus souvent à des modifications de programmes, bien des fois essayées déjà sans succès, à des conseils vagues, à des projets en l'air, sans indication des procédés capables de les réaliser. C'est très bien de dire, par exemple, avec M. Gréard, recteur de l'Académie de Paris, qu'il faut «diversifier, assouplir les formes de l'instruction secondaire». Mais combien cet éloquent académicien n'aurait-il pas fait œuvre plus utile en donnant, au lieu de phrases très vides, des conseils un peu pratiques.

Il est à remarquer que ce sont justement les auteurs des critiques les plus vives qui se sont montrés le plus insuffisants dans leurs projets de réforme. On aurait peine à suivre, en vérité, des conseils comme celui de M. Jules Lemaître, quand il propose de «laisser l'enseignement un peu à la merci du professeur, qui, dans la branche qui le concerne, enseignerait ce qu'il saurait lui-même et ce qu'il aimerait le mieux»[95].

[95] Enquête, t. I, p. 187.

Devant des propositions aussi vagues, les critiques des critiques avaient une belle occasion d'exercer leur verve. Ils n'y ont pas manqué. Devant la Commission, M. Darlu s'est exprimé de la façon suivante:

Malgré sa sagesse et sa philosophie, M. Fouillée a cédé à une tentation à laquelle nous ne résistons guère, et qui nous entraîne à concevoir chacun notre système. Car il y a autour de chaque chose réelle, comme le dit Leibniz, une infinité de possibilités qui ont tout le charme que leur prête notre imagination, tandis que les défauts de la réalité frappent nos yeux.

Je suis un peu effrayé, je l'avoue, de voir tant d'esprits en travail pour enfanter des systèmes d'éducation nouveaux. Il y a quelque temps, c'était M. Jules Lemaître qui prenait en main la direction de l'Instruction publique en France.

Il est vrai qu'il l'a abandonnée pour réclamer celle des Affaires étrangères et ensuite celle de l'Intérieur. Eh bien, M. Jules Lemaître avait commencé par demander la suppression pure et simple de l'enseignement classique, sauf dans quatre ou cinq lycées qu'il conservait comme des échantillons d'une flore disparue. Puis il entendit parler du système des cycles; il se précipita sur cette idée, et quelques jours après c'était la thèse qu'il soutenait ardemment[96].

[96] Enquête, t. II, p. 532. Darlu, maître de conférences.

La plupart des professeurs envisagent d'ailleurs avec une parfaite indifférence tous ces projets de réforme, dont ils perçoivent aisément l'inanité. M. Sabatier n'a pas hésité à le dire devant la Commission:

L'on constate que tous les essais de réforme de l'enseignement secondaire faits parallèlement ont misérablement échoué, et n'ont servi qu'à aggraver la situation de cet enseignement. Si bien que j'ai entendu plusieurs professeurs me dire: Au nom du ciel, qu'on ne fasse plus de réformes, qu'on ne change plus les programmes, qu'on n'annonce plus d'ères nouvelles[97]!

[97] Enquête, t. I, p. 204. Sabatier, doyen de la Faculté de théologie protestante.

Tous ces projets sont, je l'ai répété, la conséquence, de l'indéracinable illusion latine qu'un peuple peut modifier à son gré ses institutions. En réalité, il ne peut pas plus choisir ses institutions que sa littérature, sa langue, ses croyances, ses arts, ou tout autre élément de civilisation. Nous avons bien des fois montré dans nos ouvrages que ces éléments sont le produit de l'âme de la race et que pour les changer il faudrait changer d'abord cette âme.

L'éducation ne saurait échapper à une loi aussi générale. Bonne ou mauvaise, elle est fille de nécessités sur lesquelles nous ne pouvons que bien peu de chose. Les réformes en bloc sont absolument sans valeur, et alors même qu'un tyran les imposerait par la force, elles ne pourraient durer, car, pour les maintenir, il faudrait réformer l'âme des professeurs, des parents et des élèves.

Tous ces pompeux projets de réforme radicale ne constituent qu'une inutile phraséologie. Pour l'éducation, tout comme, d'ailleurs, pour les institutions, les seules réformes possibles et efficaces sont les modifications de détail, accomplies d'une façon successive et continue. Elles constituent les grains de sable dont l'addition finit, à la longue, par former des montagnes.

Et même ces petites réformes successives ne sont possibles qu'à la condition d'être en rapport avec les nécessités du moment et les exigences de l'opinion. En matière d'éducation, la volonté et les préjugés des parents sont aujourd'hui tout-puissants.

Nous allons essayer d'extraire du monceau de projets présentés devant la Commission les quelques réformes possibles, sinon aujourd'hui, au moins plus tard, c'est-à-dire lorsque les préjugés qui s'opposent à leur réalisation auront été suffisamment ébranlés.

Voici l'énumération des principales.

§ 2. TRANSFORMATION DU PROFESSORAT.

NÉCESSITÉ POUR TOUS LES PROFESSEURS DE PASSER PAR LE RÉPÉTITORAT.

Je ne crois pas cette réforme réalisable avant longtemps, avec nos idées latines, mais je la mentionne cependant en premier rang, parce qu'elle a figuré dans les projets présentés par un ministre à la Chambre des Députés. Elle est capitale, et pourrait, quand il sera possible de l'appliquer sérieusement, amener des résultats considérables.

Cette réforme entraînerait deux conséquences, dont la première est la suppression de l'agrégation, la seconde un recrutement des professeurs fort différent du recrutement actuel.

La suppression de l'agrégation serait fort importante. Nous avons vu, en effet, par les dépositions de l'enquête, que si notre corps de professeurs est si faible au point de vue pédagogique, c'est que les nécessités du concours de l'agrégation en font des spécialistes au lieu d'en faire des professeurs. Un des meilleurs ministres de l'Instruction publique, M. Léon Bourgeois, l'a dit en termes excellents devant la Commission.

Le concours de l'agrégation pourrait tout au plus être maintenu pour l'enseignement dans les Facultés, bien qu'il fût infiniment préférable d'agir comme en Allemagne, où les professeurs de l'enseignement supérieur sont choisis d'après la valeur de leurs travaux personnels, le succès de leur enseignement libre, et nullement d'après leur aptitude à réciter ce qu'ils ont appris dans les livres. La méthode allemande façonne des savants capables de faire avancer la science, la méthode française ne fabrique que des perroquets.

Mais nous n'avons à nous occuper ici que de l'enseignement secondaire et non de l'enseignement supérieur. Or, pour l'enseignement secondaire, il n'est aucunement besoin de spécialistes versés dans les subtilités des livres. De simples licenciés, dont la cervelle est moins bourrée de choses inutiles, sont infiniment préférables, et la meilleure preuve en est fournie par les professeurs de l'enseignement congréganiste, qui sont tout au plus licenciés. La plupart de nos répétiteurs, étant licenciés, sont très aptes, pourvu qu'ils possèdent les qualités pédagogiques nécessaires, à donner l'enseignement secondaire. Ce qu'il importe uniquement de savoir, c'est s'ils ont ces qualités pédagogiques.

Supposons donc l'agrégation supprimée entièrement pour l'enseignement secondaire, et voyons de quelle manière un jeune licencié pourrait devenir professeur. Il entrerait au lycée comme répétiteur, mais avec le droit, qu'il n'a guère aujourd'hui, de donner des répétitions et de suppléer le professeur en congé ou malade, ce qui permettrait de juger de ses aptitudes pédagogiques. Au bout de quatre ou cinq ans de stage, et s'il était reconnu capable d'enseigner, il serait nommé professeur titulaire d'une chaire élémentaire. Il avancerait ensuite à l'ancienneté, comme le font actuellement les professeurs. Du même coup serait supprimé l'antagonisme entre les professeurs et les répétiteurs. Tous les professeurs obligés d'être d'abord répétiteurs, c'est-à-dire de vivre sans cesse avec les élèves, apprendraient à les connaître et la pratique les rendrait d'excellents pédagogues.

Cette réforme ne coûterait absolument rien à l'État. Au lieu d'agrégés beaucoup trop payés et de répétiteurs très insuffisamment payés, les lycées auraient des professeurs moyennement payés, mais auxquels la perspective de l'avancement et de la retraite serait un stimulant suffisant.

Quant aux fonctions de surveillant: conduite des élèves, inspection des dortoirs, etc., on pourrait les confier, comme l'a proposé M. Léon Bourgeois, à de simples sous-officiers. Leurs habitudes de discipline en feraient des agents excellents, qui exécuteraient avec ponctualité et plaisir une besogne que les répétiteurs actuels exécutent sans ponctualité et sans plaisir.

C'est un peu timidement qu'une telle réforme a été proposée par MM. Bourgeois et Payot. Il est aisé cependant de lire le fond de leur pensée et je ne fais que la préciser. Voici d'ailleurs les parties essentielles de leurs dépositions.

Au lieu de faire parmi eux des catégories distinctes, j'admettrais que le professeur pût et dût même, dans certains cas, prendre des enfants en dehors de la classe et les faire travailler; j'admettrais aussi que les répétiteurs pussent contribuer à l'enseignement pour certaines parties; je les chargerais de cours complémentaires. Pourquoi ne feraient-ils pas des cours de langues vivantes, de sciences élémentaires, etc., s'ils possèdent des licences correspondantes?

M. le Président. Vous inclineriez à les fondre dans le corps des professeurs, à ne plus faire une démarcation aussi absolue? Ce seraient des professeurs adjoints?

M. Léon Bourgeois. Oui[98].

[98] Enquête, t. II, p. 690. Léon Bourgeois, ancien ministre de l'Instruction publique.

Quant aux répétiteurs, j'estime que nous ne savons pas les associer à notre enseignement. La plupart sont jeunes, intelligents, cultivés, enthousiastes; ils ont foi dans leurs fonctions d'éducateurs. Nous les confinons de façon un peu dédaigneuse dans des fonctions policières de pure surveillance. Nous pourrions tirer meilleur parti de leur ardeur, notamment en leur confiant certaines parties de l'enseignement. Je voudrais aussi voir les professeurs ne pas considérer comme une déchéance de s'associer à la surveillance. On pourrait commencer par déclarer interchangeables les heures du professeur et celles du répétiteur; les professeurs chargeraient les répétiteurs plus spécialement attachés à leur ordre d'enseignement de faire la classe pendant certains jours, quitte pour les professeurs à rendre ce travail sous forme d'heures de surveillance[99].

[99] Enquête, t. II, p, 638. Payot, inspecteur d'Académie.

Ajoutons enfin que le professeur, un peu plus démocratisé et cessant de se croire autre chose que ce qu'il est réellement, c'est-à-dire un modeste fonctionnaire, sera obligé de s'occuper des élèves, et même, pour augmenter ses ressources, d'en prendre en pension quelques-uns chez lui. Ce serait presque le système du tutoriat, très en honneur en Angleterre et en Allemagne, et que l'Université interdit aujourd'hui à ses professeurs.

L'éducation, ne l'oublions pas, est la chose essentielle. Nous n'aurons rien fait, tant que nous n'aurons pas reconnu sincèrement les graves lacunes de notre système. Ici je voudrais d'abord la franchise d'avouer le mal et la ferme volonté d'y porter remède. Loin d'être: le plus d'internes possibles dans un lycée, l'idéal doit être: peu d'internes.

Nous interdisons, sous une forme ou sous une autre, aux professeurs d'avoir des élèves chez eux, c'est une concurrence! Il faudrait les y encourager; il faudrait créer des maîtres-répétiteurs externes, mariés, ayant un groupe d'élèves, une petite famille; il faudrait, au lycée même, donner au maître-répétiteur un rôle au moins égal à celui du professeur[100].

[100] Enquête, t. I, p. 268. Séailles, professeur à la Sorbonne.

Donner au répétiteur «un rôle égal à celui du professeur», c'est justement la première réforme que nous avons demandée. Ce rôle sera égal quand le répétiteur saura que son emploi est un début, et que les futurs professeurs constateront qu'on ne peut arriver à être professeur qu'après avoir été répétiteur.

M. Couyba, ancien agrégé de l'Université, a très bien montré devant la Chambre des Députés la nécessité de transformer les répétiteurs en professeurs après un stage suffisant. Mais je crains qu'il n'ait pas senti tout le poids des préjugés universitaires, s'opposant absolument à une telle réforme, si capitale pourtant.

Renoncez à l'utopie du professeur-adjoint, et préparez à tous ces jeunes gens l'accès aux fonctions de professeur titulaire; s'il le faut, diminuez pendant quelques années le nombre des boursiers de licence et d'agrégation et des normaliens, et, par conséquent, le nombre des licenciés et des agrégés; réservez, au fur et à mesure des extinctions, les postes de professeurs de collège aux répétiteurs licenciés. Je souscris d'avance, monsieur le Ministre, et toute l'Université souscrira, aux mesures transitoires qui auront pour but d'améliorer en ce sens la situation des répétiteurs.

Mais—j'y insiste à nouveau—toutes ces mesures ne peuvent avoir qu'un caractère provisoire. Dès aujourd'hui il faut préparer cette réforme profonde qui réalisera l'idéal de l'éducation, je veux dire l'union dans la personne d'un même maître des fonctions de professeur et de répétiteur[101].

[101] Couyba. Séance de la Chambre des Députés du 12 février 1902; p. 614 de l'Officiel.

Malheureusement, bien que,—un philosophe dirait parce que—sortis des rangs les plus humbles de la démocratie, les universitaires se croient des personnages importants, et rougiraient d'être confondus avec les répétiteurs, personnages sans aucune valeur évidemment, puisqu'ils ne sont que licenciés, c'est-à-dire incapables de réciter autant de choses qu'eux!

En Allemagne, ces grotesques préjugés n'existent pas.

J'ai vu en Allemagne un professeur, très versé dans la philosophie de Kant, enseigner à la fois la danse, l'histoire naturelle et la musique, au lycée de jeunes filles[102].

[102] Enquête, t. I, p. 335. Boutroux, de l'Institut, professeur à la Sorbonne.

Mais nous sommes en France, pays démocratique, et non en Allemagne, pays aristocratique. Il faudrait donc qu'un ministre eût la main prodigieusement énergique pour exécuter la réforme dont il vient d'être question dans ce paragraphe, et qui est pourtant une des plus importantes à réaliser aujourd'hui.

§ 3.—LA RÉDUCTION DES HEURES DE TRAVAIL.

La réduction des heures de travail, plusieurs fois proposée devant la Commission, serait évidemment une excellente mesure, mais bien difficilement applicable avec l'organisation actuelle des lycées. On a fait remarquer très justement devant la Commission qu'il est impossible de travailler de tête douze heures par jour. C'est de toute évidence, et on peut être bien certain que les élèves ne travaillent pas pendant ces douze heures. La vérité est que s'ils sont tenus assis douze heures par jour, c'est simplement parce qu'on ne sait que faire d'eux. Parents, professeurs, surveillants, chacun cherche simplement à s'en débarrasser. M. Keller l'a dit nettement et avec raison.

Il ne manque pas de parents qui mettent leurs enfants au collège pour s'en débarrasser, et là, les maîtres se laissent aller à garder leurs élèves dans les salles d'étude pour les surveiller plus facilement[103].

[103] Enquête, t. II, p. 555. Keller, vice-président de la Société générale d'éducation.

Sans doute il vaudrait beaucoup mieux que les élèves passassent une moitié de leur temps à se promener, à faire de l'exercice, etc. Mais, devant l'opposition des proviseurs, des professeurs, et probablement aussi des parents, je crois la réforme sinon impossible, au moins d'une réalisation bien difficile.

Cette unique raison, tenir les élèves assis pour n'avoir pas à s'occuper d'eux, est aussi celle qui prolonge la durée des classes et leur donne une absurde longueur.

Dans nos lycées, les classes ont une durée de deux heures consécutives. Or, cette durée dépasse la capacité normale d'attention chez les adultes, à plus forte raison chez les enfants. Nous tous qui faisons des cours, nous savons très bien qu'une heure de suite est, pour le professeur et pour les auditeurs, l'extrême limite de l'effort utile.

J'avoue même que je préférerais encore le système allemand proprement dit, qui fixe la durée de toutes les classes à cinquante minutes[104].

[104] Enquête, t. I, p. 333. Boutroux, professeur à la Sorbonne.

Cette réforme est une de celles qui ont été adoptées dans les nouveaux programmes. Je doute que les élèves y gagnent quelque chose. Le temps qu'ils passaient assis dans une classe, ils le passeront assis dans une étude. On peut avoir la parfaite certitude qu'ils ne le passeront pas à se promener ou à faire des exercices, qui leur seraient cependant si nécessaires.

§ 4.—L'ÉDUCATION ANGLAISE.

La réforme consistant à introduire l'éducation anglaise en France a été à peine mentionnée devant la Commission. Ceux qui s'en étaient faits les bruyants apôtres n'ont pas songé à venir la défendre.

Je suis très partisan de l'éducation anglaise, dont j'ai parlé bien souvent dans mes livres, et dont j'ai montré les avantages fort longtemps avant ses propagateurs actuels. Mais cette éducation, admirablement adaptée aux besoins d'un peuple chez lequel la discipline est une vertu héréditaire, ne l'est en aucune façon aux besoins de jeunes Latins, qui n'ont pas de discipline du tout et ne travaillent guère que lorsqu'ils y sont forcés.

Le principal mirage fascinant les partisans du système anglais, ce sont les grandes écoles confortables situées à la campagne, mais ils oublient que le prix de pension étant extrêmement cher, ces établissements ne peuvent être fréquentés que par les fils de l'aristocratie ou de la haute bourgeoisie. L'éducation y est excellente, l'instruction très faible, mais ceux qui en sortent sont assurés par l'influence de leurs parents d'entrer dans les hautes fonctions du Gouvernement, de la magistrature, de l'industrie, etc.

D'ailleurs il est bien inutile de discuter là-dessus, puisque l'adoption du système anglais obligerait à renverser de fond en comble notre Université actuelle, à changer les idées des parents, des professeurs et l'âme héréditaire des enfants. C'est d'ailleurs ce qu'a bien marqué M. Gaston Boissier.

Maintenant, la mode est à l'éducation anglaise. Il ne sera pas facile de l'introduire chez nous. Comment voulez-vous laisser la liberté qu'on demande pour les grands élèves dans des établissements organisés comme les nôtres? Il faudrait, pour y arriver, absolument détruire ce qui est la condition même de notre éducation; il faudrait revenir sur tout ce qui a été fait sous l'Empire, renoncer à l'internat, changer la discipline, créer enfin de toutes pièces une autre Université sur des bases tout à fait nouvelles. Est-on sûr d'ailleurs que l'éducation secondaire anglaise mérite tous les éloges qu'on lui prodigue[105]?

[105] Enquête, t. I, p. 67. Gaston Boissier, de l'Institut, professeur au Collège de France.

Et puis, il y a toujours ce facteur fondamental dont les réformateurs négligent entièrement de tenir compte, la volonté des parents. Croit-on que des établissements anglais établis en France auraient quelque succès? En aucune façon. Les parents auraient trop peur que leurs rejetons s'enrhument ou se blessent en jouant, et la liberté accordée ne serait pas acceptée par eux.

Il ne faudrait pas me répondre que je n'en sais rien, aucun établissement analogue n'existant en France. Je pourrais alors faire remarquer que nous avons des lycées qui se rapprochent des établissements anglais au moins pour le séjour à la campagne et le confortable. Or, loin d'obtenir des succès, ils déclinent, et il en est de même pour les établissements congréganistes analogues.

Le lycée Michelet offre aux familles de superbes ombrages, des terrains pour les jeux, une piscine, un manège, des jardins, l'espace dans le plein air, sur une hauteur salubre, toutes les conditions d'isolement propres au développement d'une forte et saine éducation. Lakanal non plus n'a rien à envier aux établissements d'Angleterre les plus justement renommés. Eh bien, Michelet est pour nous une inquiétude. Pendant plusieurs années il s'est développé. Il a perdu, il perd encore, quoique moins sensiblement. Quant à Lakanal, il a de la peine à se peupler. Ce n'est pas au surplus une situation propre à Paris. Les petits lycées de Talence à Bordeaux, de Saint-Rambert à Lyon, de la Belle-de-Mai à Nice, n'ont pas meilleure fortune. Évidemment, ce mode d'éducation n'est point pour le moment en faveur[106].

[106] Enquête, t. I, p. 11. Gréard, vice-recteur de l'Académie de Paris.

Voyez les trois établissements de cette région: l'État, représenté par le lycée Lakanal, l'enseignement libre, intermédiaire entre l'État et les maisons religieuses, représenté par Sainte-Barbe-des-Champs, et, tout à côté, les Dominicains d'Arcueil.

Or, aucun de ces trois établissements n'a pu résister à cette sorte de répugnance que les familles ont aujourd'hui à envoyer leurs enfants à la campagne.

Voilà trois établissements tout à fait différents, dont pas un n'a échappé à cette sorte de désertion des familles.

Et la crise continue, en dépit des réformes de Sainte-Barbe et malgré les efforts du P. Didon, qui s'est transporté à Arcueil pour essayer de donner lui-même une nouvelle impulsion à l'établissement des Dominicains.

L'établissement de Marseille a atteint le chiffre de 1.683 élèves; mais le petit lycée, construit avec tous les perfectionnements modernes, a toujours été en décroissant; à Bordeaux également, cette crise existe, comme partout ailleurs. Je citerai encore le cas du lycée de Vanves, qui n'est pas non plus en prospérité[107].

[107] Enquête, t. II, p. 350. Morlet, censeur à Rollin.

Et c'est ainsi qu'en pénétrant dans le détail des projets de réforme que chacun propose et qui semblent au premier abord d'une réalisation si facile, nous voyons se dresser ce mur inébranlable des facteurs moraux, que les rhéteurs ne soupçonnent pas, et qui rendent vains leurs beaux discours. Ce sont les ressorts invisibles du monde visible. L'heure ne paraît pas prochaine où nous serons soustraits à leur empire.

CHAPITRE II

Les changements de programmes.

Toutes les discussions de la Commission d'enquête ont naturellement abouti à de nouvelles modifications des programmes. Le ministre de l'Instruction publique a fait adopter par la Chambre des Députés un nouveau programme d'enseignement, rédigé par une Commission, dans lequel on a essayé de concilier les opinions les plus contradictoires. La seule partie utile des réformes adoptées, si jamais elle est appliquée, ce qui est fort douteux, étant données les idées de nos professeurs, serait que désormais l'enseignement secondaire fût combiné avec l'enseignement primaire de manière à faire suite à un cours d'études élémentaires de quatre années.

Tout le reste a eu pour résultat la plus complète confusion. Un ancien Ministre, M. Hanotaux, l'a signalée dans les termes suivants:

Visiblement on a voulu donner satisfaction à tout le monde:

... On a donc tout gardé, tout empilé dans ce nouveau second cycle, et on aboutit ainsi à une complication qui ressemble beaucoup à de la confusion.

Par la crainte légitime de surcharger les programmes, on a divisé les études, dans le second cycle, en un certain nombre de sections se complétant ou s'excluant l'une l'autre, si bien que les programmes futurs ressembleront à une sorte d'opération algébrique où il sera bien difficile de se reconnaître. M. Fortoul avait inventé la bifurcation; on nous présente aujourd'hui la décifurcation, la fourche à dix dents; c'est à faire frémir.

Efforçons-nous d'être clairs: déjà, dès le premier cycle, on distingue entre trois catégories d'élèves: ceux qui font du latin et du grec, ceux qui font du latin et pas de grec, enfin ceux qui ne font ni latin, ni grec. Ainsi, à l'entrée du second cycle, on trouve les élèves qui ont fait du latin et du grec et qui continuent, soit le groupe A; puis, ceux qui ont fait du latin et pas de grec et qui continuent, le groupe B; enfin, ceux qui ne font ni latin, ni grec et continuent, groupe C. Mais il y a, dans chaque groupe, ceux qui, tout en continuant, veulent joindre à leurs nouvelles études, soit l'étude des sciences, groupe D, soit l'étude des langues étrangères, groupe E. Il y a aussi ceux qui ont fait du latin et du grec et qui y renoncent tout en poursuivant l'étude des sciences et des langues, ceux-là retombent dans la catégorie de ceux qui, dans le premier cycle, n'ont fait ni latin ni grec et forment, auprès d'eux, le groupe F. Il y a, enfin, ceux qui veulent tout continuer à la fois; on prévoit qu'il s'en trouvera, et on forme ainsi un groupe G.

Vous croyez que c'est fini: pas du tout. Il y a un paragraphe insidieux, intitulé section nouvelle, et qui crée, «au-dessus du premier cycle, et à côté du second», une suite d'études plus courtes, spécialement consacrées aux sciences et aux langues vivantes et qui se rapprochent de ce que les Allemands appellent «l'enseignement réel». C'est donc un groupe nouveau, très distinct des autres et que, pour la commodité de la conversation, nous qualifierons groupe H. Cela fait huit; et j'en passe.

Ainsi, quand le grand garçon, frais émoulu de la troisième, arrivera aux portes de bronze du second cycle, on lui posera gravement cette question: jeune homme, où prétendez-vous aller? Groupe C ou groupe H; ou bien: combinez-vous A avec C? Voyons, réfléchissez; surtout, ne vous trompez pas: car ici, quand on est entré, on ne revient pas en arrière: laissez toute espérance, lasciate ogni speranza.

Évidemment, tout le monde est content, et, plus que tout le monde, notre vieille connaissance le «préjugé scolaire». Les élèves suivront, tant bien que mal, par petits paquets, ces voies différentes. Mais, les professeurs, comment feront-ils, courant sans cesse après le petit bataillon sacré qui entrera, sortira, se dispersera, se reconstituera, s'égaillera, et se retrouvera enfin, pour livrer l'assaut décisif, en masse compacte, au pied de la forteresse indestructible[108].

[108] Gabriel Hanotaux, ancien ministre, Le Journal, 27 janvier 1902.

L'erreur latine de la puissance des constitutions, des institutions et des programmes est trop irréductible pour qu'il y ait intérêt à essayer de la combattre. Un étranger qui voudrait comprendre l'intensité de cette erreur n'aurait qu'à parcourir le petit volume de 230 pages publié en 1890 sous ce titre: «Instructions, programmes et règlements», qui régit encore notre enseignement universitaire. Il est signé de M. Léon Bourgeois, alors Ministre de l'Instruction publique, qui en a rédigé lui-même une grande partie.

On pourrait difficilement citer, sauf en ce qui concerne l'enseignement des langues, un meilleur ouvrage sur l'enseignement, et les professeurs ne trouveraient nulle part de conseils plus sages. L'étranger qui lirait un tel programme déclarerait notre enseignement parfait. Après avoir visité nos lycées et examiné leurs élèves, il déclarerait au contraire, avec la Commission d'enquête, que notre enseignement est le plus inférieur, peut-être, que possède aucun peuple civilisé. Du même coup, il verrait se dégager l'évidence de cette notion que personne n'a exposée devant la Commission d'enquête, probablement parce que personne ne l'a comprise, que les programmes sont sans importance. Avec de bons professeurs, tous les programmes sont excellents.

L'essentiel est donc, je le répète encore, de réformer les méthodes et non les programmes.

La seule réforme utile des programmes consisterait à supprimer les trois quarts des choses enseignées. Malheureusement, loin de supprimer, on ne fait qu'ajouter toujours. Il y a déjà plusieurs années, un savant éminent, M. Armand Gautier, avait montré les conséquences de cette surcharge.

... Une même quantité de travail ou de volonté appliquée à un ensemble de matières et de programmes de plus en plus variés et de plus en plus amples, produit, résultat inévitable, une médiocrité de plus en plus évidente sur chaque sujet, excepté sur celui ou sur ceux que l'élève préfère et conçoit bien.—Augmenter indéfiniment les programmes, c'est effrayer les timides, les faibles, les moyens; c'est surtout créer logiquement la médiocrité générale et le superficialisme; c'est habituer l'enfant à savoir en vue de l'examen et par une série d'artifices qui ne laissent presque rien dans l'esprit passé le jour de l'épreuve; c'est tendre à développer la mémoire aux dépens de l'intelligence et du jugement; c'est faire du plaqué qui ait un jour, une heure au moins, l'aspect de l'or solide et pur.

Je suis donc de l'avis de la plupart de mes collègues, de MM. Rochard et Hardy en particulier, lorsqu'ils demandent qu'on simplifie les épreuves du baccalauréat. Je suis plus de cet avis qu'eux-mêmes, car, sans regret, je verrais disparaître cet examen, principale cause, sous sa forme actuelle, de notre surmenage scolaire, du travail en vue du diplôme, de ce cauchemar incessant des dernières années passées au lycée: la préparation au bachot! mot bien trouvé dans son enveloppe méprisante pour caractériser un résultat méprisable en lui-même. Si cette épreuve n'est pas prise au sérieux par l'élève qui n'y voit qu'un bon débarras, par le maître qui la présente comme une amère pilule qu'il faut bien une fois avaler; par l'examinateur enfin, qui se sent de plus en plus disposé à faiblir devant cette générale médiocrité[109].

[109] Armand Gautier, professeur à la Faculté de Médecine. (Communication faite à l'Académie de Médecine, le 26 juillet 1887.)

La nécessité de réduire les programmes a été signalée également devant la Commission d'enquête.

Si l'on consentait à réformer les programmes, il faudrait prendre le contre-pied des programmes actuels: se contenter de ce qu'il est possible de demander, mais le demander à fond: remettre l'esprit scientifique en honneur à la place de l'esprit d'érudition[110].

[110] Enquête, t. II, p. 32. Lippmann, professeur à la Sorbonne.

On ne saurait mieux dire, mais une telle réduction des programmes semble peu réalisable aujourd'hui avec les théories actuelles. L'idée persistante de l'Université est que la valeur des hommes se mesure à la quantité de choses qu'ils peuvent réciter, et, loin de vouloir réduire cette quantité, elle ne cherche qu'à l'augmenter. Elle éprouve d'ailleurs un tel besoin d'uniformité et de réglementation, et a en outre une telle méfiance de ses professeurs, qu'elle croit devoir indiquer méticuleusement, pour ainsi dire page par page, ce qui doit être enseigné.

L'idée d'apprendre peu de choses mais de les apprendre à fond devrait être l'idée maîtresse de l'enseignement. Il est douteux qu'elle rallie aujourd'hui beaucoup de suffrages aussi bien parmi les professeurs que parmi les parents.

Je ne saurais donc trop répéter combien sont oiseuses toutes ces discussions sur des programmes. Un long temps s'écoulera malheureusement avant qu'il soit possible de faire pénétrer dans une cervelle d'universitaire que, seules, les méthodes d'enseignement ont de l'importance. Avec une bonne méthode les programmes peuvent, je l'ai dit déjà, tenir en quelques lignes.

Et telle est la force des préjugés latins sur la valeur des programmes que dans les innombrables enquêtes publiées en France à propos de l'enseignement à l'étranger il est à peu près impossible de découvrir des renseignements précis sur les méthodes employées. Les auteurs de ces enquêtes ont jugé sans doute qu'il s'agissait là de détails sans importance.

L'éducation d'un peuple ne peut évidemment s'adapter de toutes pièces à un autre, mais il y a toujours beaucoup à apprendre en l'étudiant dans ses détails. Et puisque nous prenons parfois la peine de copier les plans des établissements étrangers, nous pourrions prendre aussi celle d'observer ce qui se passe à leur intérieur.

Ce qui a le plus contribué à rendre les Romains les maîtres du monde, dit Montesquieu, c'est qu'ayant combattu successivement contre tous les peuples, ils ont toujours renoncé à leurs usages sitôt qu'ils en ont trouvé de meilleurs.

Il fait aussi remarquer que les Gaulois ne surent jamais s'élever à cette conception.

Et ce qu'il y a de surprenant, c'est que ces peuples, que les Romains rencontrèrent dans presque tous les lieux et dans presque tous les temps, se laissèrent détruire les uns après les autres, sans jamais connaître, chercher, ni prévenir la cause de leurs malheurs.

Notre enseignement universitaire est une des principales causes de notre infériorité actuelle, mais nous ne le comprenons pas. Nous continuerons à descendre la pente de la décadence précisément parce que nous ne le comprenons pas.

CHAPITRE III

La question du grec et du latin.

§ 1.—L'UTILITÉ DU GREC ET DU LATIN.

On connaît les interminables discussions auxquelles a donné lieu, depuis plus de trente ans, la question du grec et du latin. Elle est entrée maintenant dans cette phase sentimentale où la raison n'intervient plus.

Toutes ces discussions ont fini cependant par ébranler un peu chez les générations nouvelles, n'ayant pas encore d'opinion arrêtée, le prestige des langues mortes. Les esprits indépendants remarquent facilement que ces langues n'ont plus guère pour défenseurs—en dehors des pères de famille intimidés par le fantôme des traditions séculaires et d'un certain nombre de commerçants illettrés—que les professeurs qui vivent de ces langues ou de vénérables académiciens qui en ont vécu. Ces derniers défenseurs de l'éducation gréco-latine se montrent eux-mêmes de plus en plus hésitants, de moins en moins affirmatifs. Tous d'ailleurs sont bien obligés de confesser que les langues anciennes sont si mal enseignées par l'Université, qu'après sept ou huit ans d'études les élèves n'en possèdent que de vagues notions très vite oubliées aussitôt l'examen passé. Les élèves les plus forts sont à peine capables de traduire en deux heures et à coups de dictionnaire une page d'un auteur facile.

Les dépositions de l'enquête vont, d'ailleurs, nous éclairer sur l'utilité des langues qui forment encore la base de l'éducation classique et à l'étude desquelles tant d'années précieuses sont consacrées.

L'argument le plus invoqué en faveur du grec et du latin, celui auquel on revient toujours, est la mystérieuse «vertu éducative» que posséderaient les langues mortes. Cet argument d'ordre sentimental impressionne toujours les cerveaux faibles par le fait seul qu'il a longtemps servi.

On peut prévoir cependant qu'il ne servira plus beaucoup, car des autorités fort compétentes se sont chargées d'y répondre devant la Commission d'enquête, en montrant que la fameuse «vertu éducative» des langues anciennes réside tout autant dans les langues modernes, qui possèdent au moins le mérite de l'utilité. Voici, d'ailleurs, les parties les plus saillantes de ces dépositions:

Les versions grecques et latines sont certainement, je n'en disconviens pas, une très bonne gymnastique intellectuelle. Pourquoi? Parce qu'elles habituent les enfants à détacher les idées des mots et les objets des signes; parce qu'elles les forcent, par le fait, à réfléchir sur les choses elles-mêmes et, en même temps, sur leurs diverses représentations nominales; mais le bénéfice de ce travail cérébral se retrouve, à très peu de chose près, dans la version allemande, anglaise, italienne[111].

[111] Enquête, t. II, p. 673. Raymond Poincaré, ancien ministre de l'Instruction publique.

J'ai eu un second prix de discours latin au concours général. Il m'est donc permis, ce me semble, de parler librement de l'enseignement classique et de ses résultats. Or, j'estime qu'on peut initier les élèves de l'enseignement moderne aux idées antiques, à la beauté antique, d'une façon bien plus rapide, plus sûre et plus complète, par de bonnes traductions convenablement commentées, que par l'explication pénible, tâtonnante, chaque jour abandonnée et chaque jour reprise, de fragments minuscules des grandes œuvres. Jamais les élèves de l'enseignement classique n'ont sous les yeux un ensemble. Courbés sur quelques vers qu'ils déchiffrent lentement, ils ne voient jamais d'affilée dans le texte un chant d'Homère ou de Virgile.

Quand je m'interroge en toute sincérité, je fais bon marché de ce que j'ai appris de grec et de latin. Que n'ai-je songé plutôt à faire de l'allemand ou de l'anglais, à m'initier aux questions artistiques[112]!

[112] Enquête, t. II, p. 493. Maldidier, professeur agrégé de l'Université.

Le fait de traduire et de comparer des expressions est instructif au même degré, quelle que soit la langue dont il s'agit. On parle de la valeur éminemment éducative des auteurs anciens; on a raison, mais à condition que l'élève possède des connaissances linguistiques suffisantes pour les apprécier. Or, on se fait souvent des illusions sur les notions qu'ont les écoliers. Je me demande si les enfants, qui ont déjà de la peine à comprendre les déclinaisons et les conjugaisons, qui trouvent une très grande difficulté à traduire une version et ne remettent parfois qu'un devoir informe sans aucune espèce de sens, je me demande, dis-je, si ces enfants goûtent la pensée des auteurs qu'ils torturent[113].

[113] Enquête, t. II, p. 376. Weil, professeur au lycée Voltaire.

Je ne crois pas que les langues mortes aient une vertu éducative particulière. Je crois, au contraire, que les langues vivantes, par le fait même qu'elles sont vivantes, ont un avantage sur les autres[114].

[114] Enquête, t. I, p. 456. Aulard, professeur à la Sorbonne.

Il faut, en vérité, posséder un mysticisme spécial pour parler encore de la force éducative des langues anciennes, des idées générales et universelles qu'elles nous livrent. Un des auteurs de l'instruction officielle de 1890 donne, pour démontrer l'utilité de la grammaire et de la langue latines, l'étrange argument que voici: «Il s'agit, en un mot, d'apprendre la grammaire pour pouvoir lire Virgile et Tacite, de lire Virgile pour apprendre à aimer la campagne et Tacite pour prendre les sentiments de Thraséas et d'Helvédius Priscus». Seules, des cervelles d'universitaires peuvent enfanter des raisonnements d'une aussi pauvre psychologie. Tous nos jeunes élèves seraient des héros pleins de hardiesse s'il leur suffisait de lire les exploits des grands hommes pour acquérir leurs sentiments. En admettant même l'invraisemblable conception que des lectures puissent posséder une telle vertu, pourquoi la perdraient-elles par une traduction que chacun comprendrait aisément alors que les originaux restent incompréhensibles pour l'immense majorité des écoliers?

Laissons entièrement de côté la question utilitaire peu négligeable cependant à l'âge actuel, et demandons-nous s'il n'y a pas d'autres connaissances possédant une vertu éducative supérieure à celle du latin. Dans un discours prononcé devant la Chambre des députés à propos de la réforme de l'enseignement, M. Massé répondait à cette question dans les termes suivants:

Les humanistes, dont tout à l'heure M. le Ministre s'est fait l'interprète, combattent cette évolution en invoquant les qualités éducatives des langues mortes, seules susceptibles, selon eux, de former le cœur et de donner une large culture intellectuelle. Mais les sciences n'ont-elles pas, elles aussi, leur vertu éducative, et l'étude des grandes lois de la nature, des phénomènes physiques et chimiques auxquels nous assistons, des révolutions dont notre globe a été le théâtre, l'évocation des espèces disparues, le lien qui unit les sciences entre elles et qui constitue l'objet même de la philosophie, tout cela n'est-il point de nature à former le cœur des jeunes générations? Quant à l'esprit, sera-t-il moins fortement trempé lorsque, au lieu d'étudier les abstractions de la logique, il aura employé successivement les différents modes de raisonnement, la déduction dans les mathématiques, l'induction dans les sciences physiques et naturelles[115]?

[115] Séance du 13 février 1902; p. 632 de l'Officiel.

Parmi les arguments classiques en faveur du latin on a naturellement invoqué l'utilité qu'il pouvait avoir pour l'étude du droit. La réponse a été faite d'une façon catégorique par des juristes dont personne ne discutera l'autorité, notamment par M. Sarrut, avocat général à la Cour de Cassation.

De nos huit codes, il n'y a évidemment que le Code civil qui ait quelques points de contact avec le droit romain; on ne peut pas trouver la moindre trace de droit romain dans les sept autres codes.

En fait, le droit romain n'est pas étudié. Sur quarante licenciés en droit, trente-neuf n'ont pas ouvert un livre de droit romain. A peine un élève de nos lycées sur dix est-il en état de traduire un texte de droit romain, même à coups de dictionnaire[116].

[116] Enquête, t. II, p. 575. Sarrut, avocat général à la Cour de cassation.

Dans la liste des arguments, d'ailleurs peu variés, que l'on a fait valoir devant la Commission en faveur du latin, il en est un que sa bizarrerie mérite de sauver de l'oubli. Son auteur est un professeur, M. Boudhors, qui a découvert que dans la littérature latine «nous avons une littérature républicaine que nous ne retrouverons pas ailleurs.» L'antiquité grecque et latine représente, dans l'opinion de ce brave universitaire, «des citoyens libres dans des pays libres[117]

[117] Enquête, t. II, p. 140.

On s'étonne de voir des idées aussi vieillottes et aussi fausses répandues encore dans l'Université. Est-il vraiment nécessaire de les réfuter? Toutes ces républiques antiques n'étaient que de petites oligarchies où des familles aristocratiques régnaient souverainement sur une vile multitude, et rien n'était moins démocratique qu'un tel régime, pas plus au temps de Caton qu'au temps de César ou à celui des républiques grecques. Les luttes de Cicéron, Catilina, etc., n'étaient pas des luttes de principes, comme celles qui nous divisent aujourd'hui, mais des rivalités d'ambition personnelle.

Quant à la prétendue liberté des républiques grecques, il faut avoir aussi peu pénétré les choses de l'histoire que le font beaucoup d'historiens pour croire à la liberté de la Grèce antique et la vanter. Jamais divinité tyrannique ne tint ses adorateurs plus profondément pliés sous son joug que ne le furent les peuples les plus civilisés de l'antiquité grecque et latine sous la main de fer de la coutume.

L'État, c'est-à-dire le faisceau de lois, de traditions et d'usages dont il se constituait le gardien, était tout, et l'individu rien. Aucune puissance n'eût pu sauver le téméraire assez audacieux pour essayer de toucher à ce dépôt sacré. Eût-il possédé la sagesse de Socrate, le peuple entier se serait dressé immédiatement contre lui. L'empire des morts sur les vivants était alors tout-puissant. De ce que nous nommons la liberté, l'homme n'avait pas même l'idée. Que les gouvernements s'appelassent aristocratie, monarchie, démocratie, aucun d'eux ne tolérait la liberté individuelle, et il est facile de comprendre qu'avec l'étroite solidarité nécessaire aux nations qui voulaient rester puissantes, nul ne pouvait la tolérer. L'antiquité grecque ne connut ni la liberté politique, ni la liberté religieuse, ni la liberté de la vie privée, ni celle des opinions, ni celle de l'éducation, ni liberté d'aucune sorte. Rien dans l'homme, ni le corps, ni l'âme, n'était indépendant. Il appartenait tout entier à l'État, qui pouvait toujours disposer de sa personne et de ses biens à son gré. Dans ces âges antiques, qu'on nous offre encore pour modèles, il n'était pas permis au père d'avoir un enfant difforme; et, s'il lui en naissait un contrefait, cet enfant devait mourir. A Sparte, l'État dirigeait l'éducation, sur laquelle le père n'avait aucun droit. La loi athénienne ne permettait pas au citoyen de vivre à l'écart des assemblées et de ne pas être magistrat à son tour. Quant à la liberté religieuse elle ne fut jamais réclamée. Il venait fort rarement à un Athénien l'idée de douter des dieux de la cité. Socrate paya de sa vie un tel doute. La loi punissait sévèrement quiconque se fût abstenu de célébrer religieusement une fête nationale. L'État interdisait même à l'homme les sentiments les plus naturels et n'autorisait chez lui qu'une sorte d'immense égoïsme collectif. Les Spartiates ayant éprouvé une défaite à Leuctres, les mères des morts durent se montrer en public avec un visage gai et remercier les dieux, alors que les mères des vivants devaient montrer de l'affliction. Quand Rousseau admire ce trait, il montre à quel point il ignorait ce que fut, dans l'antiquité, la tyrannie de l'État. La prétendue liberté antique dont les disciples de ce philosophe ont fait la base de leur système politique n'était que l'assujettissement absolu des citoyens. L'Inquisition, avec ses bûchers, ne constituait pas un régime plus dur.

Le seul argument sérieux que l'on pouvait invoquer, jadis, en faveur de l'éducation gréco-latine, c'est qu'elle avait contribué à former les hommes éminents des derniers siècles. A cette époque, elle représentait, en effet, l'encyclopédie des connaissances humaines. La Bible et les ouvrages grecs et latins constituaient à peu près les seules sources de connaissances auxquelles on pouvait puiser. Mais, aujourd'hui, le monde a entièrement changé, et les livres qui ont instruit tant de générations ne représentent plus guère que des documents historiques bons à occuper les loisirs de quelques érudits.

Du reste le fameux argument du trésor d'idées générales, donné par l'éducation gréco-latine, n'a pas trop été invoqué devant la Commission. On s'est souvenu d'une conférence célèbre de M. Jules Lemaître, qui fut professeur avant d'être académicien. J'en reproduis quelques passages pouvant servir de conclusion à ce qui précède.

Et qu'est-ce donc enfin que ce fameux trésor d'idées générales, d'idées éducatrices, dont les littératures grecque et latine auraient le monopole?

Ne parlons pas du grec qui, même dans l'enseignement supérieur, n'est très bien su que de quelques spécialistes. Ce trésor, prétendu unique et irremplaçable, ce sont quelques pages de Lucrèce, dont le principal intérêt est d'être vaguement darwiniennes; ce sont, dans Virgile, quelques morceaux des Géorgiques, qui ne valent pas tels passages de Lamartine ou de Michelet, et les amours de Didon, qui ne valent pas les amours raciniennes d'Hermione ou de Roxane; ce sont les chapitres de Tacite sur Néron; c'est, dans les épîtres d'Horace, la sagesse de Béranger et de Sarcey; c'est le spiritualisme déjà cousinien des compilations philosophiques de Cicéron; c'est le stoïcisme théâtral des lettres et des traités de Sénèque; et c'est enfin la rhétorique savante, mais presque toujours ennuyeuse, de Tite-Live et du Conciones. Rien de plus, en vérité. Or, cela se trouve tout entier ramassé dans Montaigne, et tout entier répandu dans les écrivains du XVIIe siècle, où nous n'avons qu'à l'aller prendre.

Non, je le sens bien, ce n'est pas aux Grecs ni aux Romains que je dois la formation de mon cœur et de mon esprit.

Si donc le bénéfice que j'ai pu retirer du latin m'échappe, à moi qui l'ai très bien su il y a vingt-cinq ans, de quel profit peut-il être pour les neuf dixièmes de nos collégiens, qui ont encore l'air de l'apprendre, mais qui ne le savent pas et ne peuvent pas le savoir[118]?

[118] J. Lemaire.

En admettant même que les ouvrages latins contiennent un trésor d'idées générales, il semble évident que pour le découvrir on devrait au moins les lire. Un document officiel va nous dire ce que les élèves ont lu de livres classiques, après sept ans d'études. «Si toutes les pages de grec, de latin, de français, qui ont été lues et expliquées, dans un cours d'études, étaient rassemblées, on n'en ferait pas toujours un volume de l'épaisseur du doigt.» (Instructions du Ministère de l'Instruction publique de 1890, p. 23.)

Je n'ai guère parlé que du latin dans les pages qui précèdent. Il serait sans intérêt de s'appesantir sur la question du grec, qui a été à peu près entièrement abandonné devant la Commission. On a reconnu que les notions qu'en possèdent les élèves sont presque totalement nulles et ne dépassent guère la connaissance de l'alphabet et la conjugaison de quelques verbes.

Les professeurs ne paraissent pas, eux-mêmes, bien ferrés sur la langue qu'ils enseignent. M. Brunot, maître de conférences à la Sorbonne, a donné d'intéressants documents sur ce point.

Je puis vous dire qu'à l'agrégation, où nous avons institué, depuis plusieurs années, des épreuves improvisées, il est impossible de proposer à nos futurs agrégés autre chose que certains textes très faciles. Cette année même, nous avons discuté la question de mettre à l'agrégation, comme texte improvisé, de l'Homère. Eh bien, ce n'est pas possible[119].

[119] Enquête, t. I, p. 367. Brunot, maître de conférences à la Sorbonne.

Dans ces conditions, l'enseignement du grec ne devrait donc pas être conservé, à mon avis, comme obligatoire même dans l'enseignement classique ancien, si ce n'est pour les jeunes gens ou les familles qui désirent avoir cette culture spéciale et qui ont un goût suffisant pour s'y adonner de bonne volonté[120].

[120] Enquête, t. I, p. 24. Berthelot, ancien ministre de l'Instruction publique.

En Allemagne, la question de l'éducation classique, si supérieure pourtant à la nôtre, a soulevé aussi de violentes discussions. Dans une Commission spéciale réunie à Berlin en 1890, l'empereur a prononcé un véhément réquisitoire contre l'éducation gréco-latine. Mais le tout-puissant césar ne put triompher entièrement de l'opposition des Universités et l'enseignement du grec et du latin n'a pas été modifié. Cependant, comme le dit justement M. Lichtenberger, ex-professeur d'allemand à l'Université de Nancy, «l'humanisme apparaît à l'Allemagne moderne comme le culte stérile d'un passé mort à tout jamais, d'un idéal de beauté périmé, comme une religion déchue, bonne tout au plus pour quelques attardés et quelques délicats, mais sans action sur l'homme contemporain qui doit être formé en vue de l'action».

§ 2.—L'OPINION DES FAMILLES SUR L'ENSEIGNEMENT DU GREC ET DU LATIN.

Il ressort clairement de ce qui précède que l'enseignement du grec et du latin équivaut à une perte totale de temps. Ces langues sont dépourvues—d'après l'opinion des savants les plus autorisés—de toute utilité et, alors même qu'elles seraient utiles, cela n'aurait aucun intérêt, puisque l'Université est obligée de se reconnaître incapable de les enseigner à ses élèves. Il est donc évident que les heures ainsi perdues pourraient être consacrées à apprendre de très utiles choses, les langues modernes, par exemple.

En conclurons-nous qu'une chance quelconque existe pour que l'enseignement du grec et du latin disparaisse des lycées? En aucune façon. Devant cette réforme, nous trouverions encore ce mur solide des facteurs moraux que nous avons déjà rencontré plusieurs fois. Il est constitué ici par la volonté des parents, toute-puissante en ces matières. Le bourgeois français est essentiellement conservateur, et d'autant plus conservateur qu'il raisonne généralement assez mal. Ses pères ont appris le latin, lui-même l'a appris, ses fils doivent, par conséquent, l'apprendre. Il est d'ailleurs persuadé que la connaissance de cette langue confère une sorte de noblesse à ses enfants et les fait entrer dans une caste spéciale.

L'enquête va nous éclairer à ce sujet; c'est une des rares questions sur lesquelles elle nous ait révélé des faits peu connus.

Nous avons été frappés de l'unanimité des pères de famille à demander le maintien de l'enseignement classique complet. Pour le grec seulement, il y a eu quelques exceptions, d'ailleurs très rares. Mais, à part ce point particulier, ces hommes, qui sont dans des conditions de vie et de carrières très différentes, se sont tous prononcés avec ensemble et énergie pour le maintien des études classiques[121].

[121] Enquête, t. II, p. 555. Keller, vice-président de la Société générale d'éducation.

La raison fondamentale qui a poussé tant de jeunes gens vers les carrières dites libérales, et vers l'enseignement gréco-latin, c'est une raison de vanité. C'est par vanité pure que bien des pères de famille se sont obstinés jusqu'ici à demander pour leurs enfants (quelles que fussent les aptitudes de ceux-ci) l'enseignement secondaire classique.

Une partie de notre bourgeoisie française eût cru signer sa déchéance, si elle n'avait pas obligé ses enfants, quelque médiocres qu'ils fussent parfois, à apprendre le grec et le latin.

Si les Allemands ont plus de goût que nous pour la vie économique moderne, s'ils n'ont pas les mêmes superstitions vaniteuses en ce qui concerne les carrières industrielles et commerciales, cela tient en grande partie à ce que la bourgeoisie est en Allemagne une classe récente. Elle plonge ses racines immédiates dans le monde des industriels, des marchands, des boutiquiers.

Et c'est aussi pour cela que les mères allemandes retiennent moins leurs enfants que les mères françaises, les poussent beaucoup moins à faire du latin ou du grec et à rechercher les carrières et les positions tranquilles[122].

[122] Enquête, t. II, p. 439. Blondel, ancien professeur à la Faculté de Droit de Lyon.

Je voudrais conserver le latin: les familles y tiennent beaucoup plus qu'on ne croit, tellement qu'on appelle encore, j'hésite à le dire, l'enseignement moderne «l'enseignement des épiciers». L'opinion courante inflige à l'enseignement moderne un caractère de déchéance, d'amoindrissement qu'il vaudrait mieux éviter pour beaucoup d'enfants qui ne sont pas faits pour les études littéraires véritables et qui cependant mériteraient de ne pas être mis dans la catégorie des épiciers. Les enfants eux-mêmes tiennent au latin pour une raison qui est un enfantillage, mais d'une influence réelle lorsqu'ils commencent leurs études: c'est que les filles n'en font pas. Pour un garçon de dix ans, apprendre le latin, c'est comme s'il mettait sa première culotte. Ils sont fiers quand ils rentrent à la maison: leurs sœurs ne savent pas le latin, ne le sauront jamais; elles apprennent la physique, la chimie, la littérature; elles en sauront autant que leurs frères et leurs maris: mais elles n'ont pas appris le latin et les garçons ont le sentiment de cette supériorité.

Si donc on veut avoir un enseignement autre que l'enseignement classique complet, qui réunisse la grande majorité des enfants de France, il y faut garder le latin[123].

[123] Enquête, t. II, p. 307. Girodon, fondateur de l'École Fénelon.

Il faut tenir compte des préjugés, si puissants et si tenaces en France, et de la vanité des familles. Trop souvent, on place des enfants dans les lycées ou dans les collèges, non par suite d'un choix judicieux et réfléchi, mais par vanité et par amour-propre; on tient, avant tout, à ce que les enfants fassent leurs études classiques[124].

[124] Enquête, t. II, p. 513. Jacquemart, inspecteur de l'enseignement technique.

A Marseille, en 1861 ou 1863, il y avait déjà—c'était alors une nouveauté due à M. Fortoul ou à M. Rouland—un enseignement commercial qui durait normalement cinq ans. Il n'a jamais fait fortune, quoiqu'il eût d'excellents professeurs. Même dans une ville comme Marseille, le moindre bourgeois, le moindre négociant voulait que son fils, puisqu'il y avait des bacheliers latins, fût bachelier en latin comme celui du plus gros négociant. Si nous déracinions la passion égalitaire du corps des trente-huit millions de Français, nous arriverions peut-être à quelque chose sur ce point[125].

[125] Enquête, t. I, p. 186. Brunetière, maître de conférences à l'École Normale supérieure.

Il y a une maladie générale de la bourgeoisie qui domine en quelque sorte la question et l'empêche d'aboutir. Nos classes bourgeoises ont une tendance fatale et invétérée, qui survit à tous les régimes, à vouloir se séparer rapidement du peuple et à organiser pour elles-mêmes une éducation de caste. Si l'on veut bien y réfléchir, notre enseignement secondaire est précisément cette éducation de caste. Tel que nous le comprenons à l'heure actuelle, il n'est pas le complément de l'enseignement primaire, il n'est pas non plus l'épanouissement, par sélection, de cet enseignement primaire, il est autre chose, il est un enseignement qui se juxtapose au précédent, qui ne le continue pas, et qui établit, d'un côté un enseignement pour le peuple, de l'autre un enseignement pour les riches, auxquels vient se joindre l'élite populaire, dont nous ne devons pas tenir compte, pour cette raison qu'elle prend tous les défauts ou toutes les qualités de la classe dite «bourgeoise» ou dite «riche»[126].

[126] Enquête, t. I, p. 489. Henry Bérenger, publiciste.

Le préjugé des familles est d'ailleurs partagé par les grandes administrations publiques. M. Goblet en a donné une bien amusante preuve devant la Commission.

En même temps nous donnions à cet enseignement ainsi transformé les premières sanctions qui devaient y attirer les familles, en ouvrant à son baccalauréat l'accès de certaines grandes écoles et de certaines administrations de l'État. Je me souviens à ce sujet que, si j'obtins facilement des ministères de la Guerre et de la Marine que le baccalauréat du nouvel enseignement fût reçu pour l'entrée aux écoles Polytechnique et de Saint-Cyr et à l'École navale, il me fut impossible d'avoir l'adhésion de certaines administrations financières, comme les contributions directes et l'enregistrement, les honorables représentants de ces administrations soutenant qu'une des principales obligations de leurs agents était de savoir rédiger un rapport et que la connaissance du grec et du latin y était nécessaire[127].

[127] Enquête t. II, p. 662. René Goblet, ancien ministre de l'Instruction publique.

On ne saisit pas du tout l'influence que pourraient exercer quelques notions de grec et de latin sur les rapports que sont appelés à écrire de modestes bureaucrates, mais on saisit très bien, et ceci justifie ce que j'ai voulu démontrer, que, devant des préjugés aussi tenaces, les réformes sérieuses sont totalement impossibles.

La force du latin réside, on le voit, dans le prestige qu'il exerce sur une foule de braves gens dont beaucoup n'en ont d'ailleurs jamais retenu un seul mot. La corporation des épiciers tient cette langue en haute estime et veut absolument que ses fils la connaissent. C'est dans les Chambres de Commerce que l'éducation classique a rencontré le plus de défenseurs. Ce fait a frappé le Président de la Commission d'enquête et il a eu soin de le noter dans son rapport.

C'est un fait à noter qu'en dehors de l'Université, qui lui reste profondément attachée, l'enseignement classique a partout des défenseurs convaincus. Les Chambres de commerce des grandes villes se sont énergiquement prononcées en sa faveur[128].

[128] Enquête, Ribot, Rapport général, t. IV, p. 23.

§ 3.—L'ENSEIGNEMENT DU GREC ET DU LATIN AVEC LES PRÉJUGÉS ACTUELS.

Concilier les préjugés des parents avec la nécessité de substituer l'enseignement de choses utiles à celui du grec et du latin semble un problème difficile. Il n'est pas cependant insoluble. Chez les peuples latins, la forme l'emportant toujours de beaucoup sur le fond, il suffit de conserver les façades pour satisfaire l'opinion. Conservons donc la façade gréco-latine afin de respecter les préjugés, mais changeons ce qui est derrière. Gardons le mot et supprimons presque entièrement la chose. En consacrant une heure par semaine à l'étude du grec et du latin, on arriverait à concilier les intérêts opposés et en apparence irréductibles que je viens de signaler.

Et il ne faudrait pas supposer qu'avec cette heure unique de grec et de latin par semaine les élèves en sauront moins qu'aujourd'hui. Un enseignement intelligent leur apprendra plus, au contraire, que ne savent les élèves actuels et même le plus savant des bacheliers six mois après son examen.

Au lieu de consacrer cette heure de grec et de latin par semaine à l'explication de chinoiseries grammaticales destinées à être immédiatement oubliées, comme cela se fait actuellement, nous la consacrerons à apprendre les citations latines les plus courantes, quelques racines grecques et à lire des traductions interlinéaires de quelques auteurs très faciles. Nous aurons ainsi économisé un nombre immense d'heures qui pourra être employé à enseigner une foule de choses utiles: langues vivantes, sciences, dessin, etc.

Du nombre énorme d'heures ainsi gagnées, quelques-unes pourront être utilisées pour faire lire dans des traductions françaises les principaux auteurs grecs et latins, dont actuellement, après sept ou huit ans d'éducation gréco-latine, les élèves n'ont traduit péniblement que de vagues fragments.

Malgré ce que cet enseignement peut avoir de superficiel en apparence, je suis persuadé que les élèves qui l'auraient reçu connaîtraient beaucoup mieux l'antiquité gréco-latine que les bacheliers actuels.

L'enseignement de l'antiquité par la lecture de traductions[129] aurait en plus l'avantage d'intéresser les élèves. Au lieu d'avoir Virgile et Homère en horreur, ils les liraient avec intérêt, car l'Énéide et l'Iliade sont de vrais romans. Ce qui rend ces livres si antipathiques aux écoliers, c'est l'ennui d'en traduire des fragments à coups de dictionnaire.

[129] Il y en a d'excellentes à 0 fr. 25 le volume. Le prix d'une bibliothèque des anciens auteurs très suffisante ne dépasserait guère 10 francs.

Intéressez les élèves, intéressez-les à tout prix: c'est, comme je l'ai dit, l'ennui, qu'on n'a pas su éviter dans les études grecques et latines, qui est, en grande partie, la cause de la décadence de ces études. C'est l'enseignement du grec et du latin qui s'est tué lui-même. Si l'on continue dans cette voie, le suicide sera complet; le latin et le grec succomberont au discrédit général où ils seront tombés devant le monde, devant les élèves et devant un certain nombre de professeurs même[130].

[130] Enquête, t. II, p. 197. Belot, professeur de philosophie au lycée Louis-le-Grand.

Quant à l'étude des principales citations latines, dont il existe plusieurs recueils, et de quelques racines grecques et latines, c'est l'unique moyen de conserver du grec et du latin ce qui peut avoir quelque ombre d'utilité, non seulement au point de vue des étymologies, mais surtout pour ne pas paraître ignorer des choses que connaissent nos contemporains instruits.

Quoi de plus facile que de loger dans la mémoire toute neuve de nos élèves un certain nombre de racines grecques et latines? J'ai constaté que les miens se prêtent volontiers à cet exercice. Je leur mets entre les mains un vocabulaire de deux cents mots ou radicaux grecs et latins, quelque chose comme notre ancien Jardin des racines grecques; ils l'apprennent à petites doses sans la moindre difficulté et il suffit amplement à tous leurs besoins présents et futurs[131].

[131] Enquête, t. II, p. 495. Maldidier, professeur agrégé à l'Université.

J'ai été fort heureux de voir un universitaire distingué, M. Torau Beyle[132], adopter à peu près la même conclusion que moi en ce qui concerne le temps à consacrer à l'étude du grec et du latin. Il propose, lui aussi, de les enseigner seulement pendant une heure par semaine à titre de cours supplémentaire. C'est à peu près le temps accordé aujourd'hui à l'escrime et à la danse.

[132] Revue Politique et Parlementaire, 10 mai 1899.

Un partisan convaincu des études gréco-latines, M. Hanotaux, est arrivé par une autre voie à des conclusions analogues. Dans un article que publia le Journal en faveur de l'enseignement du latin, il formulait le souhait que tout jeune Français cultivé puisse comprendre l'Epitome Historiæ Græcæ et le Selectæ. Je n'y découvre aucune utilité, mais je n'y vois non plus aucun inconvénient, attendu qu'un tel souhait est d'une réalisation extrêmement facile. Cette lecture, par les méthodes que j'indiquerai dans un autre chapitre, ne demanderait pas au dernier élève d'une école primaire plus d'un mois de travail[133].

[133] Pour les personnes qui voudraient pousser plus loin l'étude du latin, je signalerai le volume de M. le professeur Bézard, déjà auteur d'un livre sur la méthode littéraire. Dans son nouvel ouvrage, Comment apprendre le latin, l'auteur, après avoir montré la pauvreté des méthodes actuelles, essaie d'unifier et de simplifier un peu cet enseignement.

Au risque de sembler paradoxal, j'ajouterai aux observations qui précèdent qu'il y aurait un grand intérêt psychologique à introduire le grec et le latin à la dose que j'ai dite—une heure environ par semaine—dans l'enseignement primaire. Ce serait le seul moyen de faire perdre à ces deux langues le prestige mystérieux qu'elles exercent encore dans l'esprit de la bourgeoisie actuelle. Quand l'on constatera que de jeunes maçons ou des apprentis cordonniers peuvent hardiment citer à propos une douzaine de citations latines, personne ne se figurera plus que la connaissance de quelques mots de cette langue confère une sorte de noblesse. Son prestige s'évanouira alors très vite. Ce sera comme si la plupart des ouvriers recevaient les palmes académiques en récompense de leurs services. Les classes dites dirigeantes n'en voudraient bientôt plus.

Je n'imagine pas assurément que des réformes aussi simples aient la moindre chance d'être jamais acceptées en France. Les grandes réformes imposées à coups de décrets seules nous tentent. Elles n'ont pourtant d'autres résultats que de produire des révolutions apparentes qui rendent impossible aucune évolution.

CHAPITRE IV

La question du baccalauréat et du certificat d'études.

§ 1.—LA RÉFORME DU BACCALAURÉAT.

Les résultats désastreux de l'enseignement classique ayant été reconnus par la presque totalité des universitaires qui ont déposé devant la Commission d'enquête, ces derniers se sont naturellement demandé comment y remédier.

Avec cette logique simpliste si répandue chez les Latins, ils ont vite découvert la cause secrète du mal, le bouc émissaire qu'il fallait charger des crimes d'Israël. Le coupable, c'était le baccalauréat! Et avec ce radicalisme énergique, produit nécessaire des raisonnements simplistes, le remède a été immédiatement signalé. Le baccalauréat étant la cause évidente de tout le mal, il n'y avait qu'à le supprimer. Sans perdre de temps, un projet de loi fut déposé dans ce sens au Sénat.

Supprimer est, bien entendu, une façon de parler. L'esprit latin n'hésite jamais à demander des réformes radicales, mais étant doté, de par son hérédité, d'un conservatisme extrêmement tenace, il concilie ces deux tendances contraires en se bornant à changer simplement les mots sans toucher aux choses.

L'infortuné baccalauréat a suscité un intéressant exemple de cette mentalité spéciale. Après avoir proposé de le supprimer, on propose immédiatement,—et cela dans le même projet de loi,—de le rétablir sous un autre nom. Il ne s'appellera plus baccalauréat, il s'appellera certificat d'études, à l'imitation de ce qui se passe en Allemagne et, de cette façon, notre enseignement classique vaudra évidemment celui des Allemands. Rien n'est, comme on le voit, plus simple.

Une chose tout à fait remarquable et digne d'être offerte aux méditations des psychologues, c'est que personne n'ait soupçonné, ou du moins n'ait dit, que les parchemins sur lesquels on aura remplacé le mot «baccalauréat» par «certificat d'études» ne sauraient en aucune façon posséder la vertu de modifier les méthodes qui rendent notre enseignement inférieur à ce qu'il est chez la plupart des peuples. Sans doute, on nous prévient que ce nouveau baccalauréat, qualifié de certificat d'études, sera précédé de sept à huit baccalauréats spéciaux, dits examens de passage, que l'élève sera obligé de subir devant un jury à la fin de chaque année scolaire. J'ai déjà montré, dans un autre chapitre, l'enfantillage d'un tel projet de réforme. Si les résultats étaient les mêmes qu'à l'examen final du baccalauréat actuel—et pourquoi seraient-ils différents—la moitié seulement des élèves serait reçue. Les lycées perdraient donc d'un seul coup la moitié de leurs élèves et leur budget, qui présente déjà des déficits énormes, serait si onéreux pour l'État que les professeurs arriveraient vite à recevoir tous les candidats. Les choses redeviendraient donc exactement ce qu'elles sont aujourd'hui.

Nous sommes loin de penser cependant que la campagne entreprise contre le baccalauréat ait été inutile. Elle a contribué à montrer aux moins clairvoyants ce que valent nos études classiques et c'est pourquoi nous n'avons pas jugé superflu de consacrer un chapitre à la question. Les examens du baccalauréat ont mis en évidence la pauvreté des résultats produits par les études classiques.

Ce baccalauréat si incriminé n'est en réalité qu'un effet et nullement une cause. Qu'on le maintienne ou qu'on le supprime, ou encore qu'on change son nom, cela ne changera en aucune façon les méthodes universitaires. S'il est remplacé par un certificat obtenu après un examen passé dans l'intérieur du lycée, le seul avantage sera de dispenser les professeurs de faire constater au public l'ignorance des élèves qu'ils ont formés.

§ 2.—L'OPINION DES UNIVERSITAIRES SUR LE BACCALAURÉAT

Bien que, de toute évidence, le baccalauréat ne soit pour rien dans l'état actuel de notre enseignement classique, la campagne menée contre lui a été des plus violentes et la violence s'est accentuée chez les créateurs mêmes des programmes actuels, tels que M. Lavisse. Ne pouvant s'en prendre à leurs méthodes et à leurs programmes, ce qui eût été s'en prendre à eux-mêmes, les universitaires accusent le baccalauréat et aucune injure ne lui est épargnée. M. Lavisse le qualifie de «malfaiteur».

Je suis l'ennemi convaincu du baccalauréat, que je considère—passez-moi le mot violent—comme un malfaiteur[134].

[134] Enquête, t. I, p. 40. Lavisse, professeur à la Sorbonne.

Est-il bien certain que ce soit le diplôme qui mérite une qualification aussi sévère? J'en doute un peu.

Le même M. Lavisse a expliqué dans une conférence publique les origines des programmes actuels du baccalauréat.

Du baccalauréat, régulateur des études, le programme a été rédigé, à Paris, par des hommes très compétents, très mûrs, trop compétents, trop mûrs: je suis un de ces messieurs. Nous l'avons déduit de conceptions coutumières, qui peuvent avoir vieilli, comme nous-mêmes, sans que nous le sachions. Ce programme, nous le modifions assez souvent, il est vrai, preuve que nous ne sommes jamais tout à fait contents, et cette inquiétude nous est une circonstance atténuante. Mais à travers toutes les modifications, nous gardons des principes fixes: celui-ci, que l'éducation qui a formé des hommes comme nous, est la meilleure de toutes évidemment et que nous en devons le bénéfice aux générations futures; celui-ci encore, qu'il faut que tout écolier sache toutes choses à un moment donné: le grec, le latin, le français, une langue étrangère, l'histoire, la géographie, la philosophie, les mathématiques, la physique, la chimie, l'histoire naturelle, l'astronomie, tout en un mot, et quelques autres choses encore[135].

[135] Lavisse. Conférence sur le baccalauréat.

En résumé, l'élève est censé savoir par cœur une Encyclopédie complète. Comme il ne peut évidemment en retenir qu'une faible partie, l'examen est pour lui uniquement une question de chance. C'est ce que nous montre très bien M. Lavisse. Après avoir constaté que la façon dont on fait passer l'examen est «scandaleuse», il ajoute:

Bien que je puisse affirmer, que les jurys ont, en somme, des habitudes de large indulgence,—si large qu'être bachelier cela ne signifie à peu près rien,—il est certain que, dans l'examen oral comme dans l'examen écrit, des juges cotent plus haut et d'autres plus bas. Ici encore, un candidat peut être refusé salle A, qui aurait été reçu en face, salle B. C'est le palier qui fait la différence.

Les personnes qui ont déposé devant la Commission d'enquête ne se sont pas d'ailleurs montrées beaucoup plus indulgentes, bien que n'ayant en aucune façon participé à la confection des programmes. Voici quelques extraits de leurs dépositions.

Le gros événement que j'aperçois dans le baccalauréat, c'est que cet examen donne, non pas le maximum de la constatation des efforts faits par l'enfant, mais tout au contraire un minimum accidentel, tiré en quelque sorte à la loterie, sur deux ou trois points déterminés.

La part de chance y est tout à fait excessive[136].

[136] Enquête, t. II, p. 676. R. Poincaré, ancien ministre de l'Instruction publique.

Bien entendu les élèves sont fixés sur ce point et ont recours à tous les moyens capables de fixer la chance. Recommandations par des gens influents, sans parler de la fraude.

Dois-je ajouter, enfin qu'un trop grand nombre de candidats ont recours à la fraude? Certainement l'examen, comme il est pratiqué, est démoralisateur[137].

[137] Enquête, t. I, p. 40. Lavisse, professeur à la Sorbonne.

Ce que les élèves étudient spécialement, ce sont les réponses chères au professeur. Devant tel examinateur, on doit assurer que Marat était un grand homme, et devant tel autre examinateur déclarer qu'il n'était qu'un immonde gredin. Toute erreur de doctrine est fatale au candidat.

Il y a des candidats qui étudient surtout les examinateurs, qui relèvent les questions posées par tel ou tel, répétées d'années en années, et qui ne se préparent que pour ces questions.

Un professeur de Faculté voulait toujours qu'on lui parlât des cinq périodes du génie de Corneille; les élèves connaissaient sa petite faiblesse et, formés par leurs professeurs, ils apprenaient les cinq périodes du génie de Corneille. Un jour, le professeur était absent et remplacé par son suppléant. Un pauvre candidat croyant avoir affaire à l'homme aux cinq périodes, répondit à cette question: Que savez-vous de Corneille?: «On distingue cinq périodes». Mais l'examinateur lui dit: «Vous vous trompez, je ne suis pas M. X...»[138].

[138] Enquête, t. II, p. 262. Pasquier, recteur à Angers.

Les questions posées par les professeurs sont parfois invraisemblables et dénotent de leur part une mentalité déconcertante.

Il semble que leur principale préoccupation ne soit par des rechercher ce que sait l'élève, mais bien de l'embarrasser. Voici quelques-unes des questions posées dans diverses facultés et citées devant la Commission d'enquête.

Quelles sont, en France, les terres propres à la culture des asperges?

Quelles sont les vertus curatives des eaux minérales de France?

Pourriez-vous dire quelles ont été les réformes faites par l'électeur de Bavière au XVIIIe siècle[139]?

[139] Enquête, t. II, p. 561. Malet, professeur au lycée Voltaire.

Est-il beaucoup de membres de l'Institut—en dehors de quelques spécialistes—capables de répondre à ces questions?

La seule règle qui guide réellement les examinateurs est d'arriver à une certaine moyenne constante de refusés et d'admis. Ils maintiennent soigneusement la proportion de 50 % d'admis, d'après la statistique présentée par M. Buisson à la Commission[140]. La régularité annuelle de ce chiffre indique la préoccupation des examinateurs. Ils iraient plus vite et les résultats seraient absolument les mêmes si la réception des candidats était tirée simplement à pile ou face.

[140] Enquête, t. I, p. 438.

Malgré le hasard qui préside à la réception des candidats, les examinateurs ne cessent de se plaindre de leur insuffisance. A les entendre, la très immense majorité des élèves ne se composerait que de misérables crétins. Voici quelques extraits de doléances présentées devant la Commission.

Les juges du baccalauréat, les professeurs des Facultés de droit, ne cessent de se plaindre de l'ignorance surprenante des jeunes gens.

Un rapport récent, adopté à l'unanimité par la Faculté de droit de Grenoble, répond que ce qu'il faudrait apprendre aux étudiants en droit, c'est le français, le latin, l'histoire et la philosophie, que, pour la plupart d'entre eux, l'enseignement secondaire serait à refaire tout entier[141].

[141] Enquête, t. II, p. 124. Bernès, professeur au lycée Lakanal.

La majorité des candidats au baccalauréat possède peu de notions précises. Si l'on n'y mettait une complaisance parfois excessive, la plupart des jeunes gens ne recevraient pas leur diplôme de bachelier. Voilà la vérité sur cet examen encyclopédique[142].

[142] Enquête, t. II, p. 625. Grandeau, représentant de la Société nationale d'encouragement à l'agriculture.

Le baccalauréat sera toujours un détestable «psychomètre»: il prend la mesure non des esprits, mais des mémoires; non de la force intellectuelle acquise, mais des connaissances emmagasinées. Il mesure des quantités plus qu'il n'est apte à apprécier les qualités[143].

[143] Enquête, t. II, p. 540. Bertrand, ancien professeur à l'École Polytechnique.

Plus le baccalauréat se complique et se hérisse, plus les bacheliers sont médiocres, plus nous sommes obligés de leur verser à flots l'indulgence et la pitié[144].

[144] Le Baccalauréat et les études classiques, in-18, par Gebhart, professeur à la Sorbonne.

Je ne suis pas bien sûr que ce ne soient pas les professeurs qui auraient besoin d'indulgence et de pitié, mais ils n'en méritent guère, puisqu'ils se montrent si incapables de comprendre à quel point la surcharge des programmes est absurde. Oui, sans doute, plus on charge les programmes plus les bacheliers sont médiocres, et en vérité il est surprenant qu'une chose si simple semble incompréhensible aux universitaires. Vous grossissez sans cesse l'encyclopédie que les malheureux candidats doivent enfermer dans leur tête. Ils ne peuvent donc en retenir que de vagues lambeaux. Êtes-vous bien certains qu'en dehors de votre spécialité, votre ignorance ne soit pas aussi complète—peut-être même beaucoup plus—que celle des candidats?

Ce qui fera longtemps encore la force du baccalauréat c'est, comme l'étude du latin dont nous parlions tout à l'heure, son prestige aux yeux des familles. Elles l'estiment comme une sorte de titre nobiliaire destiné à séparer leurs fils de la multitude. Le Président de la Commission, M. Ribot, l'a marqué dans les termes suivants:

Le baccalauréat ainsi compris est un des contreforts du décret de messidor sur les préséances. Il n'est plus une garantie de bonnes études, il est devenu une sorte d'institution sociale, un procédé artificiel qui tend à diviser la nation en deux castes, dont l'une peut prétendre à toutes les fonctions publiques et dont l'autre est formée des agriculteurs, des industriels, des commerçants, de tous ceux qui vivent de leur travail et en font vivre le pays[145].

[145] Ribot. Rapport général, t. VI, p. 44.

CHAPITRE V

La question de l'enseignement moderne et de l'enseignement professionnel.

§ 1.—L'ENSEIGNEMENT MODERNE.

L'histoire de l'enseignement dit moderne constitue un exemple frappant de l'impossibilité d'accepter les réformes, les plus simples, les plus urgentes, lorsqu'elles ont à lutter contre les facteurs moraux—opinions, préjugés, etc.,—que nous retrouvons à chaque page de cet ouvrage.

Un ministre entreprenant, M. Léon Bourgeois, avait rêvé, il y a quelques années, de réformer à lui seul et sans bruit notre détestable éducation classique. A force de ténacité, nous l'avons vu plus haut, il obtint d'établir à côté de l'enseignement gréco-latin, un enseignement dit moderne, que terminait un baccalauréat spécial. Le latin et le grec étaient remplacés par des langues vivantes et des sciences.

Les programmes de cet enseignement étaient excellents, la réforme théoriquement parfaite. Les résultats furent pitoyables.

Ils furent pitoyables parce que la réforme eut contre elle l'opposition sourde de toute l'Université. L'enseignement dit moderne répondait à d'incontestables besoins, et cependant il végéta misérablement. Nous allons en avoir la preuve en lisant quelques extraits des rapports présentés à la Commission. Montrons d'abord le but de cette éducation, tel que l'a résumé un ancien ministre de l'Instruction publique, M. Berthelot.

L'éducation moderne, si elle était convenablement dirigée, devrait reposer essentiellement sur l'étude du français, des langues modernes et des sciences, et préparer d'une façon fructueuse aux carrières par lesquelles les citoyens peuvent vivre et servir leur patrie d'une manière indépendante[146].

[146] Enquête, t. I, p. 22. Berthelot.

Certes, ce programme était excellent; voyons comment l'Université en a tiré parti:

Au lieu de se borner à détruire les défauts de l'enseignement classique, on lui a juxtaposé un nouvel enseignement fait à son image; une sorte de contrefaçon, de reproduction de second ordre; on a créé une sorte d'Odéon à côté du Théâtre-Français.

Le nouveau venu n'a rien innové, rien guéri. Il nous apparaît avec les mêmes défauts de son ancien:—même surcharge des programmes:—on a supprimé les langues mortes, mais on a ajouté les langues vivantes, la législation usuelle, l'économie politique, etc., etc...—Même système de classes rigides, imposant des efforts égaux à des esprits inégaux; même déchet dans les résultats; même production de non-valeurs[147].

[147] Enquête, t. I, p. 449. Maneuvrier, ancien élève de l'École Normale Supérieure.

L'enseignement secondaire moderne est de création toute récente, puisqu'il ne date que de sept ou huit années; il est encore difficile d'en apprécier les résultats. Mais, dès maintenant, il est permis de craindre qu'au point de vue qui nous occupe ces résultats ne soient pas sensiblement meilleurs que ceux de son frère aîné. L'enseignement moderne n'est guère autre chose que l'enseignement classique débarrassé du grec et du latin et quelque peu fortifié du côté des sciences et des langues vivantes; cet enseignement reste toujours et avant tout théorique, tout ce qui, dans ses programmes, pourrait présenter un caractère pratique étant relégué au second plan[148].

[148] Enquête, t. II, p. 512. Jacquemart, inspecteur de l'enseignement.

Vous rencontrez contre cet enseignement moderne la coalition de tous les classiques. Je lisais récemment dans un livre de M. Renan: «Il n'y a pas de gens qu'il soit plus difficile de faire changer d'avis que les pédagogues; ils tiennent à une idée, il n'y a pas moyen de les en faire revenir. Ce sont des gens de parti pris hostiles».

Il y a à Caen un homme éminent, M. Zévort, recteur de l'Académie. Il parlait en ces termes de l'enseignement spécial qui a précédé l'enseignement moderne:

«A part des exceptions très peu nombreuses, recteurs, inspecteurs d'Académie, proviseurs et principaux ne virent, dans l'enseignement nouveau, qu'un intrus, une superfétation plutôt tolérée à regret que franchement acceptée. Les professeurs firent également défaut au ministre réformateur; la situation des maîtres des cours spéciaux, un peu améliorée au point de vue matériel, continua d'être amoindrie au point de vue moral, inférieure à celle de leurs collègues de l'enseignement classique. Que si ces derniers, pour compléter le total des heures qu'ils devaient à l'État, étaient envoyés dans des classes d'enseignement spécial, leur présence y était plus nuisible qu'utile, tant ils mettaient de mauvaise grâce à s'acquitter de leur tâche, qu'ils considéraient comme la plus humiliante corvée».

La même chose se produit actuellement pour l'enseignement moderne. On lui fait la même guerre. On veut lui rendre toute concurrence impossible.

On a voulu tenter un essai loyal, mais on a fait l'essai le plus déloyal[149].

[149] Enquête, t. II, p. 303. Houyvet, premier président honoraire.

A l'opposition de l'Université est venue se joindre aussi celle des parents.

Une réforme de notre enseignement secondaire ne sera efficace que si elle se combine avec une réforme de l'esprit public, de l'esprit qui règne dans nos familles françaises.

Nos familles françaises sentent vaguement la nécessité d'une réforme dans l'éducation, mais elles ne comprennent pas suffisamment ce qu'elles ont à faire pour y collaborer.

La plupart des parents persistent à ambitionner pour leur fils des carrières tranquilles: carrières du gouvernement, de la magistrature, de l'armée, de l'administration... carrières où on évite le plus possible les soucis et les tribulations.

Ils ne se préoccupent ni de rendre leurs enfants capables d'affronter par leur valeur personnelle les luttes de la vie, ni de développer chez eux le sentiment de la responsabilité.

Et c'est pourquoi nos jeunes gens sont aujourd'hui soutenus beaucoup moins par leur volonté propre que par le cadre dans lequel ils sont placés. Et ce cadre n'est pas celui qui convient à notre société démocratique.

La principale préoccupation des parents, c'est de maintenir les enfants dans ce cadre le plus qu'ils peuvent, et de les soustraire aux nécessités de la lutte pour l'existence. Ils ne sont pas encouragés au travail.

C'est aux parents que j'impute la plus grande partie des erreurs actuelles de notre enseignement; c'est de ce côté qu'il faudrait un grand changement, c'est aux parents qu'il faut inculquer l'idée d'inspirer aux enfants plus d'ardeur pour le travail, et de les pousser un peu, leurs études une fois terminées, à voyager à l'étranger. J'ai conseillé moi-même à un certain nombre de jeunes gens des séjours à l'étranger; j'ai été attristé de voir le peu de profit qu'ils en avaient tiré. A peine étaient-ils arrivés quelque part que leurs parents les pressaient de revenir, ou bien ils se mettaient à la recherche de jeunes gens avec qui ils pouvaient parler français[150].

[150] Enquête, t. II, p. 444. Blondet, ancien professeur à la Faculté de droit de Dijon.

L'histoire lamentable de l'essai d'enseignement moderne en France prouve mieux que tout autre la justesse de quelques-unes des propositions fondamentales de cet ouvrage et notamment celles-ci: on ne réforme pas des préjugés à coup de décrets et les programmes n'ont en eux-mêmes aucune vertu. Il n'y a pas de mauvais programmes avec de bons professeurs et pas de bons programmes avec des maîtres ignorant l'art d'enseigner.

De telles vérités ne sauraient être considérées comme banales, puisque l'Université ne les a pas encore comprises, non plus que les auteurs des divers projets de réforme.

Le mouvement vers les études scientifiques auquel nous ne pouvons pas nous résoudre, les Allemands l'ont entrepris depuis longtemps et s'y engagent de plus en plus résolument chaque jour.

Je viens de voir dans un journal allemand la toute récente statistique des gymnases et des écoles réales de Prusse. Il y a seize ans, en 1882, le nombre total des élèves recevant l'instruction sans le latin était de 12.000 contre 120.000 recevant l'éducation latine et grecque. Aujourd'hui,—grâce à une série de réformes qui ont consisté à multiplier les types intermédiaires, à avoir des établissements très divers dans lesquels il est fait soit beaucoup, soit un peu, soit pas du tout de latin, les uns avec du grec, les autres sans—la proportion des élèves qui font des études secondaires, classiques ou demi-classiques, sans grec et sans latin, sur 150.000 élèves en tout s'est élevée à 65.000 contre 86.000 qui ont gardé le type classique traditionnel[151].

[151] Enquête, M. Buisson, t. I, p. 439.

En Allemagne, nous l'avons dit, il y a des établissements spéciaux pour chaque genre d'enseignement, gymnases, réalgymnases, écoles réales, écoles techniques; rien n'est mêlé et chaque genre d'enseignement a ses sanctions et ses débouchés propres; c'est là le secret du succès des Allemands. En France, au contraire, on veut ouvrir toutes les carrières à tous, en dépit des différences d'instruction et d'éducation, par conséquent de capacité générale. Les carrières doivent être sans doute, accessibles à tous, mais sous de communes conditions de préparation suffisante et d'aptitude suffisante. Au lieu de tout confondre et égaliser, les autres pays, Allemagne, Autriche, Angleterre, États-Unis, Italie, etc., distinguent et classent hiérarchiquement[152].

[152] Enquête, Fouillée, t. I, p. 276.

Toutes ces critiques ont été répétées devant la Chambre des Députés, à propos de la discussion de la réforme qui aboutit à de si médiocres résultats. M. Massé s'est exprimé de la façon suivante:

En dépit des transformations apportées au régime des lycées et collèges, en dépit des modifications introduites dans nos programmes, notre enseignement secondaire et supérieur continuera, comme par le passé, à former uniquement des fonctionnaires, si vous ne permettez pas à l'enseignement primaire et à l'enseignement professionnel de le pénétrer davantage.

Plus d'hommes se consacreraient au commerce, à l'industrie, à l'agriculture, aux colonies, si les études primitives qu'ils ont faites avaient dirigé de ce côté leur activité. Ils sollicitent des emplois du Gouvernement parce qu'en dehors des fonctions publiques, leurs facultés resteraient sans emploi. Et, cependant, déjà les fonctions publiques sont encombrées, déjà s'accroît chaque jour davantage le nombre de ceux qui constituent ce qu'on a appelé le prolétariat intellectuel, c'est-à-dire le nombre de ces hommes chez lesquels l'instruction a développé des besoins, des goûts, des aspirations qu'ils sont absolument impuissants à satisfaire.

Si l'enseignement secondaire actuel détourne du commerce, de l'agriculture, de l'industrie, des colonies, de tout ce qui constitue la richesse d'un peuple, l'enseignement secondaire de demain doit poursuivre un but diamétralement opposé; ses méthodes, ses programmes, ses plans d'études doivent différer. Ce qu'il doit avant tout se proposer, c'est de développer, en même temps que la personnalité, l'esprit d'initiative, l'énergie et la volonté.

Il est dangereux, Messieurs, de tourner vers un but unique l'activité et les facultés de tout un peuple, alors surtout qu'on sait que ces facultés et cette activité resteront fatalement sans emploi.

Puisse notre système d'enseignement et d'éducation ne point préparer à la République des légions d'oisifs, de mécontents et de déclassés, qui, un jour aussi, pourraient tourner contre elle leurs facultés sans emploi et empêcher la France de poursuivre le rôle glorieux qui doit être le sien[153].

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