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Psychologie de l'éducation

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[187] Quelques-uns vont beaucoup plus loin encore. Le ministre de l'Instruction publique s'est vu forcé de révoquer un professeur qui enseignait à ses élèves que le drapeau français devrait être planté dans du fumier, et assimilait les soldats à des cambrioleurs. Une souscription fut immédiatement ouverte en sa faveur par un professeur à la Sorbonne, contre lequel le Ministre dut également sévir. Interpellé à la Chambre des députés à propos de ces faits, le Ministre prononça les paroles suivantes qui—heureusement—furent couvertes d'applaudissements:

«... C'en serait fait, non pas de l'Université seulement, mais de la France elle-même, si le drapeau pouvait être outragé, si l'idée supérieure de la patrie, du dévouement et des sacrifices qu'aux heures de péril chacun doit être prêt à lui consentir, pouvait être reniée et condamnée par ceux-là mêmes qui sont chargés de préparer la France de demain.»

Les faits que le ministre de l'Instruction publique a dû réprimer jettent le plus triste jour sur l'état mental de certains de nos professeurs. Des faits semblables seraient impossibles en Allemagne et en Angleterre, où le respect de l'idée de patrie est universel. Une guerre récente a montré sa puissance au Japon.

Quand on n'a pas assez de philosophie pour comprendre les nécessités qui créent un idéal, il faut au moins ne pas oublier que, sans cet idéal, il n'est pas de société possible. Critiquer l'idée de patrie, vouloir affaiblir les armées qui la défendent, c'est se condamner à subir les invasions, les révolutions sanglantes, les Césars libérateurs, c'est-à-dire toutes les formes de cette basse décadence par laquelle tant de peuples ont vu clore leur histoire.

L'esprit nouveau qui se répand de plus en plus dans l'Université constitue, je le répète, un redoutable danger pour notre avenir. La menace en est trop visible pour ne pas avoir frappé tous les esprits qui s'intéressent aux destinées de notre pays.

... Il semble, disait dans un discours un ancien ministre, M. Raymond Poincaré, que, depuis quelque temps, un vent mauvais ait soufflé sur certaines âmes françaises et ait effacé en elles des souvenirs qu'on aurait pu croire ineffaçables! Il s'est trouvé, jusque dans l'Université, des esprits qui se sont laissé séduire et dévoyer par une sorte de mysticisme humanitaire. Il s'est rencontré des gens pour ne plus reconnaître dans le drapeau tricolore l'emblème de notre unité nationale, le symbole sacré de nos regrets et de nos espérances, et pour proférer contre l'armée des injures criminelles. Maudite soit la philosophie mensongère dont se couvrent ces attentats contre la patrie! Elle méconnaît, sous prétexte d'humanité, les sentiments qui contribuent le plus à élever le cœur des hommes, à fortifier leur caractère et à ennoblir leur destinée.

Ce qui est grave, dans certaine affaire récente, dit de son côté M. P. Deschanel, Président de la Chambre des Députés, dans un de ses discours, ce n'est pas seulement qu'un Français, un maître de la jeunesse, un professeur de l'Université, ait outragé le drapeau et traité d'«escarpes» les soldats et les marins français morts à Madagascar: c'est qu'il se soit trouvé dans les premiers rangs de la hiérarchie universitaire d'autres professeurs pour le défendre, un parti pour organiser des manifestations en son honneur, c'est qu'ici même, au milieu de nos populations si pondérées, si sages, et qui ont vu, il y a trente ans, l'invasion, plusieurs journaux, au lieu de se faire l'écho de l'indignation publique, aient cherché des excuses à de pareilles insultes contre nos soldats et contre le drapeau.

Et quelle est la cause profonde de pareils accès d'humanitarisme apparent? Simplement cette soif intense d'inégalité qui fait le fond secret des principes d'égalité que nous proclamons bien haut. Sortis généralement des couches les plus obscures de la démocratie, nos professeurs ne veulent souffrir aucun contact avec les membres de la classe où ils sont nés. Leurs diplômes leur confèrent, suivant eux, une véritable aristocratie, qui doit leur éviter de telles promiscuités. M. Georges Goyau a fort bien mis à nu ces mobiles dans un article de la Revue des Deux Mondes dont voici quelques extraits:

... On entrevoyait, dès 1894, que si la servitude du militarisme, dénoncée par ces écrivains, leur en faisait oublier la grandeur, c'est que cette servitude avait choqué surtout, en eux, une certaine indolence d'agir et un aristocratique besoin d'inégalité. Le temps et l'audace aidant, ils ont mis leurs âmes à nu; si laides soient-elles, il nous faut regarder.

Ce qui l'irrite et l'exaspère, durant son séjour à la caserne, c'est qu'il a pour camarades des faubouriens et des paysans, rustres pour tout de bon, grossiers sans morbidesse, brutaux sans raffinement, faisant l'amour sans érotisme. Un rêveur voluptueux et distingué se répute déclassé, lorsque la caserne l'oblige à de pareils contacts.

Mais ce qu'il y a d'éminemment paradoxal et—pourquoi ne pas le dire?—de sophistique, c'est de s'emparer du mot de «démocratie» et de le faire vibrer comme on claque un fouet, pour venger certaines susceptibilités et certaines souffrances de caserne provenant précisément, chez nos «intellectuels», d'un dégoût inné de la démocratie.

La masse prolétarienne, assure un écrivain, n'a aucun intérêt à rendre un culte à cette entité indéfinie, embrouillardée, qui est la patrie. Dès lors, faisons savoir au prolétaire que les conséquences d'une défaite intéressent peu sa destinée, et que son bien personnel ne lui commande point de se battre; il ne se battra plus. Voilà l'avant-dernier mot de la propagande antimilitariste: c'est une leçon de lâcheté, qui fait intervenir l'égoïsme comme mobile.

En un pareil tournant, c'est un vilain spectacle que celui de l'humanitarisme. L'homme qui faillit à son devoir aime bien se donner l'illusion d'un motif élevé, se considérer, au moment même où il se désintéresse de ses semblables, comme un fragment de l'humanité en mue, et intercaler sa défaillance dans l'évolution de cette humanité.

On ne saurait trop insister sur cette question, elle est vitale aujourd'hui. Un peuple ne peut subsister qu'en possédant quelques idées communes. Il ne nous en reste plus qu'une, qui soit défendable par tous les partis: l'idée de patrie.

Et pas n'est besoin de considérations métaphysiques ou sentimentales pour enseigner à la jeunesse la valeur de cet idéal. Il n'y a qu'à lui montrer ce que deviennent les peuples ayant perdu leur patrie. L'histoire de l'Irlande, de la Pologne, de l'Arménie, de l'Alsace, etc., nous disent le sort des nations qui tombent sous la loi de maîtres étrangers. Polonais bâtonnés par les Allemands, bâtonnés aussi par les Russes, et de plus expédiés en Sibérie dès qu'ils protestent contre ce régime de fer, Alsaciens fustigés au régiment par des chefs soucieux de bien montrer qu'ils sont leurs maîtres, Irlandais condamnés à des avanies journalières par les Anglais, etc., montrent le sort des peuples qui n'ont plus de patrie. En la perdant, ils ont tout perdu, jusqu'au droit d'avoir une histoire.

L'idée de patrie implique naturellement le respect de l'armée chargée de la protéger.

Certes, le militarisme est une des plaies de l'Europe. Il est dangereux et ruineux, mais beaucoup plus dangereuse et beaucoup plus ruineuse encore serait sa suppression. Les gendarmes sont également d'un entretien fort coûteux. Personne ne parle cependant de s'en passer, parce que chacun sait bien que sans eux nous serions promptement victimes des voleurs et des assassins.

Rien n'est plus funeste pour l'avenir d'un pays que les discours de quelques philanthropes à courte vue, parlant de désarmement, de fraternité et de paix universelle. Leur humanitarisme vague finirait par saper entièrement notre patriotisme et nous laisserait désarmés devant des adversaires qui ne désarment jamais. Attendons pour écouter tous ces discoureurs que nous n'ayons plus d'ennemis.

Et nous sommes bien loin, hélas! de n'en plus avoir. A la vérité, nous n'en avons jamais eu davantage. Il faut être singulièrement aveuglé par des chimères pour ne pas le voir.

M. Faguet a montré dans de belles pages, dont je vais reproduire quelques fragments, qu'en ne se plaçant même qu'à un point de vue strictement utilitaire, nous devons respecter profondément notre patrie et respecter profondément aussi l'armée chargée de la défendre.

La France, écrit-il, est presque universellement détestée et ces trois mobiles: la haine, la crainte et la cupidité, qui ont réuni contre la Pologne ses puissants voisins, animent parfaitement contre la France des voisins tout aussi redoutables.

La disparition de la France est en train de devenir un rêve européen. Comme la Pologne, la France a longtemps troublé l'Europe par ses incursions; comme la Pologne, elle l'a longtemps gênée du contre-coup de ses agitations intérieures; comme la Pologne, elle est un peuple qu'on juge trop brave et trop aventureux, bien que, sans perdre sa bravoure, elle semble avoir perdu le goût des aventures; comme la Pologne, elle est facile à partager, ayant des voisins de tous les côtés...

Il faut donc aimer la patrie profondément; mais comment convient-il de l'aimer? Ne cherchons ni subterfuges ni circonlocutions, et disons nettement qu'il faut l'aimer dans son moyen de défense, c'est-à-dire dans son armée, comme tous les peuples du monde ont aimé leur pays dans la force organisée pour le défendre. Le patriotisme n'est pas le militarisme; il va plus loin, il va, si vous voulez, plus haut, il va ailleurs; mais c'est là qu'il va d'abord, et le militarisme est le signe et la mesure du patriotisme.

Qu'il y ait une majorité antimilitariste dans un pays, c'est parfaitement le signe que ce pays se renonce; qu'il y ait seulement un parti antimilitariste dans un pays, c'est un très mauvais signe et il y a déjà lieu de pousser le cri d'alarme...

La Patrie, c'est l'armée, l'armée c'est la Patrie elle-même, en ce sens qu'elle est l'organe que, lentement, depuis des siècles, la Patrie s'est construit et a ajusté au milieu qui lui a été fait, pour subsister et se maintenir.

... L'armée n'est pas seulement l'arme de la nation, elle en est l'armature. C'est l'armée qui fait que la nation n'est pas un être invertébré; c'est l'armée qui fait que la nation se tient debout...

Ce n'est qu'à titre de soldats, ce n'est que comme membres de l'armée, que les Français se connaissent, comme coopérant à une même œuvre, et comme réunis bien manifestement dans la même idée.

Les peuples très civilisés qui ont oublié d'être militaires ont péri et, en périssant, ont laissé reculer, ce qui revient à dire, ont fait reculer la civilisation.

Il serait à souhaiter que beaucoup d'universitaires partageassent les idées qui précèdent, au lieu de professer plus ou moins ouvertement des théories diamétralement contraires. Si l'esprit qui s'infiltre progressivement chez nos professeurs continuait à s'y répandre, nous serions menacés d'une dissociation rapide. Un peuple peut perdre des batailles, perdre des provinces et se relever encore. Il a tout perdu et ne se relève pas quand il ne possède plus les sentiments qui formaient l'armature de son âme et le ressort de sa puissance.

CHAPITRE IV

L'enseignement de l'histoire et de la littérature.

§ 1.—L'ENSEIGNEMENT DE L'HISTOIRE.

Ce sont principalement les universitaires ayant le plus contribué à surcharger les programmes d'enseignement de l'histoire, qui les ont maltraités devant la Commission d'enquête. L'expérience devait nécessairement leur apprendre que l'enseignement mnémonique de l'histoire, tel qu'il est donné par l'Université, constitue une perte totale de temps pour les élèves. Aujourd'hui, les plus savants professeurs reconnaissent eux-mêmes, avoir inutilement surchargé les programmes.

[188] Enquête, t. I, p. 10. Gréard, vice-recteur de l'Académie de Paris.

Actuellement, l'enseignement historique, pendant toute la classe de troisième et une partie de la classe de seconde, est consacré au Moyen Age. C'est beaucoup trop, et pour un résultat très mince. Pour la très grande majorité des écoliers, et je crois que je pourrais dire pour tous, l'histoire du Moyen Age, sauf les grands faits que l'on pourrait exposer en beaucoup moins de temps, est à peu près inintelligible. Il serait donc possible de faire de grandes économies sur le temps consacré aux Mérovingiens, aux Carlovingiens et aux premiers Capétiens[189].

[189] Enquête, t. I, p. 39. Lavisse, professeur à la Sorbonne.

«Fatigue en pure perte», dit M. Gréard. Enseignement de choses «à peu près inintelligibles», dit M. Lavisse. Voilà le bilan de l'enseignement universitaire de l'histoire. Sous peine de refus aux examens, les infortunés élèves sont bien obligés d'accumuler dans leur tête l'énorme entassement de dates de batailles, de généalogies de souverains, qui constituent les programmes classiques. Hors cela, ils ne veulent rien apprendre. Et c'est pourquoi, connaissant très bien l'histoire des Perses et la liste de tous les rois achéménides, ils ne savent que quelques mots de l'histoire moderne. Beaucoup de bacheliers, nous l'avons vu dans une précédente citation, n'ont jamais entendu parler de la guerre de 1870[190].

[190] Comme tout récemment encore, elle ne faisait pas partie des programmes, la plupart des élèves des écoles primaires n'en avaient pas entendu parler davantage. Le Temps du 8 mars 1901 publiait la lettre d'un chef d'escadron qui, tous les ans, fait une petite enquête sur les 50 recrues qu'il reçoit et qui doivent répondre par écrit aux questions très simples qu'on leur pose. Sur ces 50 recrues, 30 n'ont jamais entendu parler de nos désastres, 10 ont des notions très vagues à leur sujet, 10 seulement, les Parisiens surtout, savent ce que fut cette guerre. En fait, on peut dire que plus de la moitié des Français de la génération actuelle n'a jamais entendu parler de la guerre franco-allemande et ne soupçonne par conséquent aucun des enseignements profonds que nos défaites comportent.

Je suis tout à fait de l'avis de MM. Lavisse et Gréard sur la nécessité de réduire l'étude de l'histoire ancienne à quelque bref tableau facile à renfermer dans un fort petit nombre de pages. Je serai peut-être moins d'accord avec eux en assurant que l'enseignement détaillé de l'histoire, comme on le trouve exposé dans les livres classiques, n'est propre qu'à fausser le jugement de l'élève et pervertir un peu sa moralité. Les faits historiques représentant presque toujours le triomphe de la ruse, de la violence et de la force, ne paraissent pas très aptes à former l'esprit des enfants. Pour peu d'ailleurs que ces derniers parcourent quelques œuvres d'historiens—et ils le feront tôt ou tard—ils s'apercevront bien vite que les mêmes faits sont présentés et jugés de la façon la plus opposée par des auteurs différents. Cette constatation, qu'ils étendront naturellement à ce qu'on leur enseigne, affaiblira leur confiance dans l'autorité des professeurs.

Il y aurait cependant beaucoup à tirer de l'enseignement de l'histoire pour la formation de l'intelligence de la jeunesse, si cet enseignement était donné dans un tout autre esprit que celui qui règne chez nos universitaires.

Au lieu des généalogies de souverains et des récits de bataille, il faudrait montrer à l'élève ce que chaque peuple a laissé derrière lui, c'est-à-dire expliquer l'histoire de sa civilisation. Elle s'éclaire surtout par l'étude des monuments et des diverses œuvres d'art. Si ces œuvres sont mises sous les yeux de l'élève par des photographies, des projections, des visites dans les musées, il est intéressé et retient toujours ce qu'il a vu, alors qu'il ne retient pas ce qu'il a appris par cœur[191].

[191] Comme exemple des documents que peuvent fournir à l'histoire les œuvres d'art et les monuments, je renvoie le lecteur à mon Histoire des Civilisations de l'Orient, 3 vol. in-4o avec 1200 gravures, exécutées la plupart d'après des photographies recueillies dans mes voyages.

§ 2.—L'ENSEIGNEMENT DE LA LITTÉRATURE.

L'étude de la littérature se borne, dans les lycées, à des analyses d'auteurs célèbres, dont on ne fait lire à l'élève que de courts fragments, à des étymologies, des exceptions grammaticales et toutes les subtilités qui peuvent germer dans des cervelles de cuistres inoccupés. L'élève saura très bien définir, au moment de l'examen, ce que c'est que la pastourelle, la fatrasie, etc. Il n'aura lu aucun auteur, mais pourra réciter les byzantines discussions des commentateurs sur les grands écrivains. Voici d'ailleurs comment un universitaire distingué, ancien professeur à l'École Normale, M. Fouillée, juge la valeur de l'éducation littéraire de nos lycéens.

Voulez-vous voir maintenant les résultats intellectuels de toutes ces études mnémotechniques? Qu'on lise les rapports de la Faculté des lettres de Paris sur le baccalauréat. Vous y verrez que les compositions françaises deviennent de plus en plus des compositions de mémoire sur l'histoire littéraire et théâtrale, qu'elles finissent par atteindre chez la masse des élèves un degré d'uniforme médiocrité qui rend presque impossible le classement...

... L'étude de la littérature, telle qu'elle est comprise par les plus lettrés, si elle était poussée à fond, serait une démoralisation de la jeunesse; heureusement elle est superficielle et au lieu de corrompre le cœur, elle se contente d'hébéter l'intelligence en surchargeant la mémoire[192].

[192] A. Fouillée. L'Échec pédagogique des lettrés et des savants, p. 481.

La littérature est à peu près la seule connaissance qui puisse s'enseigner utilement par la lecture des livres, et c'est justement la seule pour laquelle l'Université proscrive l'emploi des livres. On se plaint du lamentable français de la plupart des bacheliers. S'il n'est pas plus lamentable encore, c'est que les élèves lisent un peu en cachette malgré leurs professeurs.

Pour apprendre à penser clairement, à connaître la littérature de son pays, et à s'exprimer correctement, il n'y a qu'un moyen. Jeter d'abord au feu les grammaires savantes, les recueils de morceaux choisis, les résumés des manuels et surtout les dissertations des commentateurs, puis lire et relire une centaine de chefs-d'œuvre classiques. Pour le prix de deux ou trois de ces grammaires savantes, de ces traités de rhétorique insupportables avec lesquels on déprime aujourd'hui la jeunesse, les bibliothèques à 0 fr. 25 le volume donneraient à l'élève une centaine de chefs-d'œuvre des auteurs classiques anciens et modernes. Avec deux cents volumes on aurait une bibliothèque très complète. Le professeur pourrait alors se borner à faire analyser, non pas des analyses, mais bien ce que l'élève a lu, et les compositions consisteraient uniquement à traiter un sujet déjà traité par un écrivain, une simple anecdote, par exemple. Le professeur montrerait ensuite, ce que d'ailleurs la plupart des élèves apercevraient très bien eux-mêmes, la différence entre leur style et celui des grands auteurs. La comparaison leur apprendrait à se rectifier. Ils verraient vite les phrases longues et enchevêtrées, les épithètes trop abondantes, les idées mal enchaînées, etc. Par des corrections successives, l'élève arriverait rapidement et inconsciemment à modifier son style, à trouver le mot juste, à préciser ce qui était confus. Je n'insiste pas d'ailleurs sur une méthode trop simple et beaucoup trop efficace pour être jamais appliquée par l'Université, mais que chaque élève peut heureusement appliquer tout seul. Pendant de longues années encore, les Universités latines donneront au monde le grotesque et stupéfiant spectacle d'obliger des garçons de quinze ans, ne sachant rien de la vie et ne pouvant comprendre les mobiles qui ont fait agir les héros de l'histoire, à composer ces ridicules harangues dont les grands concours donnent de si pitoyables exemples.

Sans vouloir défendre davantage la méthode que j'indique, j'ajouterai qu'elle éviterait aux élèves leur ignorance presque totale des auteurs de l'antiquité grecque et latine, dont ils ne connaissent que quelques pages péniblement traduites à coups de dictionnaire. Homère est fastidieux quand on en lit des fragments au hasard en cherchant les mots un à un. Il devient intéressant quand on le lit entièrement dans une traduction, et ainsi est-il de beaucoup d'auteurs grecs et latins. Le nombre de pages traduites par un élève en huit ans d'études classiques est lamentablement restreint. Le nombre des chefs-d'œuvre d'auteurs grecs, latins, allemands, anglais et français, que l'on pourrait lire et relire en moins de deux ans, dans des traductions, serait au contraire considérable. Cette lecture aurait de plus le grand avantage d'intéresser l'élève, et elles sont singulièrement rares, dans notre Université, les choses enseignées de façon à intéresser.

CHAPITRE V

L'enseignement des langues.

On sait combien sont variables les aptitudes mentales des hommes. Tel qui apprendra sans difficulté la mécanique n'apprendra jamais la peinture, et l'on peut être un grand physicien sans posséder la moindre disposition musicale. Ce devrait être même un des rôles les plus importants des professeurs de diagnostiquer les vraies aptitudes d'un élève et de le diriger vers les études pour lesquelles il a des dispositions naturelles.

Mais, si variées que soient les aptitudes des individus, si grande soit l'impossibilité de leur apprendre à tous les mêmes choses, il en est une cependant, la langue parlée autour d'eux, que tous les enfants, des plus intelligents aux plus bornés, apprennent sans difficulté et sans travail.

Seuls font exception les individus atteints d'idiotie congénitale complète. Le fait même qu'un individu ne peut apprendre sa langue maternelle suffit, sans autre examen, à le faire enfermer dans un établissement d'aliénés.

Et il ne s'agit pas, bien entendu, uniquement de la langue maternelle, pour laquelle on pourrait supposer des aptitudes héréditaires spéciales. Un enfant quelconque, transporté dans un pays quelconque, ne mettra jamais plus de six mois, et généralement beaucoup moins, pour parler et comprendre la langue des individus qui l'entourent. Il y arrivera par un travail tout à fait inconscient, sans avoir jamais ouvert un dictionnaire ou une grammaire.

Et pourtant cette chose si facile à apprendre, la seule que puissent acquérir les esprits les plus bornés, l'Université ne réussit pas à l'enseigner pendant les sept années de travail qu'elle impose à ses élèves. Nous avons vu qu'au moment de l'examen, l'immense majorité de ces élèves est incapable de lire sans dictionnaire une langue ancienne ou moderne, et à plus forte raison d'en parler quelques mots.

L'Université le sait d'ailleurs parfaitement, mais elle s'en console, en faisant la très gratuite et très erronée supposition, que les élèves ont retiré quelque chose de leurs inutiles efforts. Voici d'ailleurs comment elle s'exprime dans un document officiel.

Si grand est le nombre des élèves qui sortent des lycées et collèges sans être en état de lire un texte latin, grec, anglais ou allemand, que notre système d'études serait vraiment criminel si ces élèves n'avaient tiré cependant quelque sérieux profit des efforts qu'ils ont faits et du temps qu'ils ont consacré pour les apprendre sans parvenir à les savoir[193].

[193] Instructions concernant les plans d'études de l'enseignement secondaire classique, p. 14 (cité dans l'enquête parlementaire, t. VI, rapport général, p. 33).

Je ne puis qu'approuver l'expression de «criminel» appliquée à notre système d'enseignement des langues par un document officiel. J'ajouterai seulement que c'est une «criminelle» bêtise d'insinuer que les élèves pourraient avoir retiré un profit quelconque de tout ce temps inutilement perdu, de tout ce gaspillage d'heures précieuses qui ne reviendront plus et pendant lesquelles tant de choses intéressantes ou utiles auraient pu être apprises.

Au point de vue de la psychologie pure, les résultats négatifs obtenus par l'Université sont fort curieux et pleins d'enseignements.

Ce n'est d'ailleurs qu'à une époque récente, depuis le développement de l'agrégation et de la formation de professeurs par les concours subtils et savants, que ces résultats négatifs ont été observés. De l'époque de la Renaissance au dernier siècle, le latin était la langue courante des examens, des livres savants et de la correspondance des lettrés. Tous les élèves des Jésuites la lisaient et l'écrivaient très suffisamment. On ne connaissait pas, il est vrai, à cette époque, les grammaires savantes des érudits, les byzantines discussions des commentateurs et toutes les chinoiseries que, sous prétexte d'enseignement linguistique, on fait apprendre aujourd'hui par cœur aux élèves.

Il n'y a pas à espérer que l'enseignement des langues se modifie tant que les professeurs resteront imbus des mêmes principes et se recruteront, comme aujourd'hui, parmi des normaliens et des agrégés, qui, se croyant des savants, se jugeraient déshonorés s'ils ne consacraient pas leur temps à discuter des subtilités grammaticales et à épiloguer sur les grands auteurs. MM. Berthelot et Poincaré, tous deux anciens Ministres de l'instruction publique, ont fort bien mis ce point fondamental en évidence devant la Commission.

Un certain nombre de professeurs de langues vivantes dédaignent leur besogne; ils la considèrent comme au-dessous d'eux. Eux aussi sont des agrégés, eux aussi ont des prétentions, d'ailleurs légitimes, à être des littérateurs ou des savants, et ils dédaignent d'être des «maîtres de langues»[194].

[194] Enquête, t. II, p. 681. Poincaré, ancien ministre de l'Instruction publique.

L'esprit de ces professeurs est rompu ainsi à de certaines méthodes, en dehors desquelles ils ne comprennent pas leur rôle éducateur. J'ai entendu maintes fois des professeurs d'allemand ou d'anglais, qui se considéreraient comme déshonorés s'ils apprenaient à leurs élèves à parler et à écrire pour l'usage courant les langues qu'ils enseignent. «C'est aux maîtres de langues à faire cette besogne», et ils la méprisent.

L'idée fondamentale de ces professeurs, fort honorables et fort instruits d'ailleurs, c'est qu'ils doivent enseigner avant tout les auteurs classiques allemands ou anglais, c'est qu'ils doivent commenter Gœthe, Shakespeare, Schiller, comme on le fait dans les classes de lettres, pour les grands auteurs grecs ou latins, Homère, Sophocle, Cicéron[195].

[195] Enquête, t. I, p. 25. Berthelot, ancien ministre de l'Instruction publique.

Un préjugé assez répandu consiste à croire que les Français sont réfractaires à l'étude des langues alors qu'en réalité il n'y a pas d'êtres humains, comme je le disais plus haut, réfractaires à cette étude. La vérité c'est que ce sont les professeurs de l'Université qui demeurent totalement réfractaires à l'enseignement des langues. La preuve en est fournie par les résultats obtenus dans certains établissements congréganistes qui savent recruter des professeurs convenables. La chose n'est pas difficile, puisqu'il suffit d'individus parlant la langues qu'ils veulent enseigner et ignorant le plus possible les grammaires savantes, les auteurs obscurs, les critiques des érudits, etc. On n'aurait qu'à procéder comme les Pères Maristes dont il a été parlé devant la Commission d'enquête.

Les Pères Maristes, qui résident à côté de nous et nous font une concurrence sérieuse, ont chez eux des Frères anglais et allemands, ils font des échanges avec leurs maisons de l'étranger; ces Frères parlent toute la journée anglais ou allemand, en récréation comme en classe, et ils font chez eux ce que nous ne pouvons pas faire chez nous[196].

[196] Enquête, t. I, p. 561. Dalimier, professeur au lycée Buffon.

Telle est la très simple méthode par laquelle on apprend sûrement à un enfant quelconque à comprendre et à parler une langue étrangère sans lui imposer aucun travail. Les peuples qui ont besoin de connaître les langues étrangères, tels que les Suisses, les Hollandais, les Allemands, n'en utilisent pas d'autres, et c'est grâce en partie à la connaissance des langues ainsi acquises qu'ils envahissent de plus en plus nos marchés et nous opposent une si redoutable concurrence à l'étranger.

Le fait est trop connu pour qu'il soit utile d'y insister. Voici cependant quelques-unes des dépositions faites à ce sujet devant la Commission.

Les Allemands ont des heures de récréation, pendant lesquelles les enfants sont obligés de parler français ou anglais; ils s'en tirent comme ils peuvent; certaines classes sont faites entièrement en français, les questions comme les réponses. Je crois que c'est ce système vivant qu'il faut appliquer aux langues vivantes, sinon on arrivera à d'aussi misérables résultats que ceux qu'on obtient pour le grec et le latin[197].

[197] Enquête, t. I, p. 205. Sabatier, doyen de la Faculté de Théologie.

Leur méthode (des Hollandais) est si parfaite qu'elle donne des résultats sérieux, même dans des conditions défavorables. Ç'a été pour moi une grande surprise de voir à Java des jeunes gens qui n'étaient jamais venus en Europe, qui n'avaient jamais ou presque jamais occasion de parler nos langues, et qui cependant, par la seule application des méthodes de leurs écoles, savaient parfaitement l'anglais, l'allemand et le français[198].

[198] Enquête, t. I, p. 364. Chailley-Bert, professeur à l'École des Sciences politiques.

Il existe en Suisse des écoles pratiques—je le sais, parce que j'ai un neveu qui a été dans une de ces écoles—où, dans l'espace d'une année scolaire ou même d'un semestre, on met des enfants en état de se servir convenablement de trois langues; or, jamais, dans nos lycées, les enfants ne seraient capables d'arriver à ce résultat, par la raison très simple qu'on leur apprend les langues vivantes comme le grec et le latin et nullement d'une façon active[199].

[199] Enquête, t. II, p. 644. Payot, inspecteur d'Académie.

C'est avec raison, il faut bien l'avouer, que les Allemands se montrent pleins de mépris pour notre système d'enseignement des langues aussi bien d'ailleurs que pour tout notre système universitaire.

Voici une conversation relevée dans le Temps du 6 janvier 1899, entre un Allemand et le rédacteur de ce journal:

«Tandis que nous autres, Allemands, nous nous sommes fait un devoir de réduire, pour la grande majorité de la nation, le temps d'études et de modifier en conséquence les programmes de nos établissements d'instruction, vous autres, Français, vous vous appliquez au contraire à les surcharger de plus en plus, à retenir sur les bancs de l'école vos enfants, jusqu'à l'heure où le service militaire vous les prend, à leur donner à tous, dans la classe bourgeoise, une éducation surannée, capable évidemment de faire d'eux, dans toute l'acception du mot, des lettrés, incapable de leur fournir aucune arme dans cette lutte de plus en plus sérieuse pour la vie, à laquelle toutes les nations à présent se trouvent acculées. A l'heure où nos enfants savent un minimum de trois langues et se jettent dans l'inconnu, comme j'ai fait, courant le monde, les vôtres se préparent encore à ce ridicule examen du baccalauréat. Ils y dépensent le meilleur de leurs forces, et quand ils sont bacheliers, que savent-ils? Un atome de grec, quelques mots de latin qui leur seront parfaitement inutiles».

Il n'y a pas à espérer une modification de nos pitoyables méthodes d'enseignement, et nous continuerons longtemps, par notre ignorance des langues étrangères, à être la risée des autres peuples. Tout a été inutilement essayé, et ce n'est pas avec des règlements qu'on changera la mauvaise volonté et l'incapacité des professeurs. Il faut donc y renoncer entièrement, jusqu'au jour où l'opinion publique, suffisamment révoltée, obligera l'Université à évoluer.

En attendant cet âge lointain, force est bien de s'accommoder de ce qui existe. Recherchons donc si, à défaut de l'art de parler et comprendre une langue étrangère, que nous sommes incapables d'enseigner aux élèves, nous ne pouvons au moins leur apprendre l'art de la lire couramment, ce qui serait déjà un fort utile résultat.

Nous allons voir que, sans professeur, sans grammaire, sans dictionnaire, et presque sans travail, un individu quelconque peut, comme je l'ai constaté sur moi-même et sur d'autres, atteindre ce but en moins de deux mois, pour une langue de difficulté moyenne, comme l'anglais, avec une dépense de temps de deux heures par jour. Je me hâte d'ajouter que je ne suis nullement l'inventeur de cette très ancienne méthode, qui fut employée jadis pour enseigner rapidement le latin à la reine Anne d'Angleterre.

Elle repose sur notre principe général de substituer le plus rapidement possible le travail inconscient au travail conscient, et je lui ai seulement ajouté la condition de choisir des livres tellement captivants que l'élève les lise par curiosité et n'ait par conséquent aucun labeur fastidieux.

Dans les deux mois dont j'ai parlé, quinze jours au plus, en effet, sont consacrés à un travail ennuyeux. Quinze jours de travail, à deux heures par jour, sont en réalité le seul effort que je demande à l'individu le plus obtus pour apprendre à dire couramment l'anglais. Durant les six semaines ajoutées à ces quinze jours, je lui propose, non du travail, mais une intéressante distraction.

Et d'ailleurs cette application de quinze jours est bien peu fatigante, puisqu'elle n'exige pas qu'on ouvre une seule fois une grammaire, ni un dictionnaire. Il faut même éviter soigneusement d'en posséder pour éviter de perdre son temps à les consulter.

Voici du reste comment j'ai opéré sur moi-même à l'époque lointaine où j'ignorais l'anglais.

Puisque pour lire il suffit de reconnaître visuellement les mots sans nécessité de les apprendre par cœur—chose beaucoup plus difficile—il fallait tout d'abord être capable d'en reconnaître un certain nombre. Je pris simplement un livre anglais quelconque, le Vicaire de Wakefield, ayant sur une page le texte anglais, et sur l'autre page, le mot à mot français[200]. Je lisais d'abord une ligne d'anglais, puis une ligne de français et répétais la même opération jusqu'à ce que je pusse comprendre la ligne anglaise sans regarder le texte français. Je passais alors à la ligne suivante. Au bout de quelques jours, reconnaissant dans le texte anglais un grand nombre de mots déjà vus, j'étais de moins en moins obligé d'avoir recours au texte français.

[200] Éviter absolument les traductions dites interlinéaires qui maintiennent toujours devant les yeux le texte français sous le texte étranger. Elles constituent un détestable moyen d'apprendre à lire une langue.

Après une quinzaine de jours j'avais lu une bonne partie du livre anglais, mais comme l'histoire était passablement ennuyeuse et que je ne trouvais pas dans le commerce d'autres traductions analogues, je me demandai si je ne pourrais pas lire un texte anglais facile sans traduction. Je fis alors venir d'Angleterre les œuvres d'Alexandre Dumas, traduites en anglais, et que je n'avais jamais lues. Je commençai par essayer de déchiffrer Monte-Cristo. Comme je m'y attendais, je ne comprenais que fort peu de mots et le sens général m'échappait à peu près entièrement. Me fiant au lent travail de l'inconscient, qui finirait par deviner les mots inconnus d'après les indications des mots connus, je continuai la lecture incomprise du livre, me bornant pour tout travail à relire trois fois la même page. Au bout de quelques jours le texte commença à s'éclairer et l'histoire étant fort captivante, je m'y intéressai vivement. Le plaisir devint bientôt tel, à mesure que se développait inconsciemment ma connaissance de la langue, que je dévorai la moitié du second volume en une seule nuit. Un mois juste s'était écoulé depuis que j'avais commencé l'anglais. Je profitai de ce que je me trouvais dans une période de vacances pour lire ainsi une vingtaine de romans, toujours des traductions de français en anglais.

Ce n'était pas sans intention que je choisissais des auteurs français traduits en anglais, et toujours le même auteur, me doutant bien que lorsque j'aborderais un auteur anglais, dont la pensée et le style sont différents, les difficultés deviendraient beaucoup plus considérables. Ayant épuisé cependant la lecture des œuvres de Dumas, j'entrepris celle d'un romancier anglais, et, dès les premières pages, ces difficultés apparurent. Je ne comprenais guère que le quart de ce que je lisais. Je continuai cependant, et de même que pour Monte-Cristo, il arriva, par un travail inconscient de l'esprit, un moment où la lecture devint facile. Je pus lire ensuite aisément d'autres auteurs, mais toujours avec un peu de difficulté au début quand il s'agissait d'un nouvel auteur. Ce dernier point a des causes psychologiques très simples, et je ne le signale que pour montrer en passant l'intense absurdité des collections de morceaux choisis d'auteurs différents mises par l'Université dans les mains des lycéens.

Il ne faudrait pas supposer que l'élève qui aura ainsi appris à lire une langue en ignorera la grammaire, il la connaîtra au contraire parfaitement, l'ayant apprise inconsciemment par la pratique. Quand il aura lu des centaines de fois les mots unhappy, unchangeable, unacceptable, uncertain, il saura que un en anglais placé devant un mot indique la négation. De même en allemand. Le sens invariable des préfixes tels que aus, mit, durch, etc., se dégagera nettement de la lecture répétée des mots tels que auf gehen (se lever), mit gehen (accompagner), um gehen (aller autour), nach gehen (suivre), aus gehen (sortir), durch gehen (traverser), etc.

Si l'élève capable de bien lire l'anglais, veut passer ensuite à une autre langue, l'allemand par exemple, il devra d'abord prendre un livre allemand, dont la traduction littérale soit faite, non en français, mais en anglais, c'est-à-dire un livre à l'usage des Anglais qui veulent apprendre l'allemand. Quand il saura reconnaître quelques mots, il évitera soigneusement d'essayer de lire d'abord les grands auteurs classiques. Il commencera toujours par des traductions de français en allemand d'ouvrages intéressants, tels par exemple les Mille et une Nuits, dont il existe une bonne traduction allemande en deux volumes, ou encore les innombrables romans français, ceux d'Alexandre Dumas notamment, traduits en allemand dans la collection à 25 centimes le volume.

La méthode que je viens d'exposer, est naturellement applicable à toutes les langues, y compris le latin. Elle n'implique qu'une seule condition fondamentale, lire au moins une vingtaine de volumes. Comme elle rend absolument inutile l'intervention des professeurs, il est de toute évidence qu'elle n'a aucune chance d'être jamais conseillée par eux. Si je l'ai exposée, c'est parce que, parmi mes lecteurs, il pourrait se trouver peut-être un père de famille comprenant que son fils perd totalement son temps au collège, et voulant le rendre capable de lire une ou deux langues étrangères.

CHAPITRE VI

L'enseignement des mathématiques.

Au point de vue de leur rôle éducateur, on peut classer les sciences de la façon suivante:

1º Les sciences naturelles, qui exercent l'esprit d'observation;

2º Les sciences physiques et chimiques qui exercent à la fois l'esprit d'observation et le jugement;

3º Les sciences mathématiques, qui sont considérées comme des sciences exclusivement de raisonnement, mais que nous montrerons être expérimentales et devant être apprises d'abord d'une façon expérimentale.

L'enseignement des mathématiques est très développé chez tous les peuples latins. Ce sont les connaissances qui exercent chez eux le plus de prestige. Elles constituent le moyen de sélection employé pour recruter les candidats des grandes écoles. Les programmes d'admission à l'École Polytechnique ou à l'École Centrale, roulent presque exclusivement sur les mathématiques, et l'enseignement y est surtout mathématique. Les démonstrations au tableau y remplacent entièrement les expériences.

Ce n'est pas ici le lieu de rechercher si l'aptitude aux mathématiques constitue une supériorité transcendante, comme pourraient le faire croire les programmes d'admission aux grandes écoles. On montrerait aisément que c'est une faculté analogue à toute autre disposition pour un art ou une science quelconques.

Prétendre que le développement de l'enseignement des mathématiques, tel qu'il est donné par nos grandes écoles, fortifie le raisonnement et développe le jugement, constitue une assertion illusoire. Cet avis est, du reste, celui des savants qui sont le mieux à même de connaître les élèves adonnés presque exclusivement à ces études. Voici, par exemple, comment s'est exprimé M. Buquet, directeur de l'École Centrale, devant la Commission d'enquête:

C'est par les mathématiques élémentaires, par la géométrie, que les élèves se rendent compte des choses, raisonnent. Quand on s'enfonce plus avant dans les mathématiques spéciales, on arrive à une certaine gymnastique de chiffres, de lettres et de formules, qui ne forme pas beaucoup l'intelligence, et pas du tout le jugement quand ils ne sont pas suivis d'explications qu'on devrait donner et qu'à mon avis on ne donne pas assez, ou précédés d'études approfondies[201].

[201] Enquête, t. II, p. 503. Buquet, directeur de l'École Centrale.

Les mathématiques peuvent développer le goût des raisonnements subtils, mais il est fort douteux qu'elles exercent le jugement. Les mathématiciens les plus éminents ne savent souvent pas se conduire dans la vie et sont embarrassés par les choses les plus simples. Napoléon le constata quand il eut fait de Laplace, le plus illustre mathématicien de son temps, un administrateur. Voici comment il raconte lui-même l'aventure:

Géomètre de premier rang, Laplace ne tarda pas à se montrer administrateur plus que médiocre. Dès son premier travail, nous reconnûmes que nous nous étions trompé. Laplace ne saisissait aucune question sous son véritable point de vue; il cherchait des subtilités partout, n'avait que des idées problématiques et portait enfin l'esprit des infiniment petits jusque dans l'administration[202].

[202] Cité par A. Rebierre, Mathématiques et Mathématiciens, 2e édition, p. 185.

Ce fut, on le sait, à un des plus célèbres mathématiciens modernes, qu'un facétieux escroc vendit, pendant plusieurs années, des autographes fabriqués de toutes pièces, de divers savants illustres, autographes qui furent d'ailleurs reproduits dans les comptes rendus de l'Académie des sciences. Parmi les documents ainsi achetés par le candide mathématicien, il y en avait, paraît-il, de Cléopâtre et de Jésus-Christ! On peut raisonner parfaitement sur les quantités toujours très simples qui entrent dans une équation et ne rien comprendre à l'enchaînement des phénomènes.

Les mathématiques constituent une langue dont la connaissance ne développe pas plus l'intelligence que celle des autres langues. Un idiome ne s'apprend pas pour exercer l'intelligence, mais uniquement parce qu'il est utile à connaître. Or l'habitude d'écrire les choses les plus simples en langage mathématique est tellement répandue aujourd'hui qu'il y a nécessité pour les élèves d'apprendre ce langage, tout comme ils seraient obligés d'apprendre le japonais ou le sanscrit si tous les livres de sciences étaient écrits dans ces langues.

Le seul point important est de savoir comment on peut arriver rapidement à comprendre puis à parler la langue spéciale des mathématiciens. Les débuts seuls de cette étude, comme ceux de toutes les langues, sont difficiles.

Il faut la commencer dès l'enfance, en même temps que la lecture et l'écriture, mais d'une façon diamétralement opposée à celle qui s'emploie aujourd'hui.

Elle doit s'enseigner par l'expérience, en substituant aux raisonnements effectués sur des symboles, l'observation directe de quantités qu'on peut voir et toucher. Ce qui rend si difficile l'instruction mathématique pour l'enfant, c'est l'indéracinable habitude latine de toujours commencer par l'abstrait sans passer d'abord par le concret.

Si l'ignorance de la psychologie infantile était moins universelle et moins profonde, tous les pédagogues sauraient que l'enfant ne peut comprendre les définitions abstraites de grammaire, d'arithmétique ou de géométrie, et qu'il les récite comme il le ferait pour les mots d'une langue inconnue. Seul le concret lui est accessible. Quand les cas concrets se seront suffisamment multipliés, c'est son inconscient qui se chargera d'en dégager les généralités abstraites.

Donc les mathématiques doivent, à leur début surtout, s'enseigner expérimentalement, car, contrairement à l'idée courante, ce sont des sciences expérimentales. C'est une opinion que j'ai été heureux de voir défendre par un illustre mathématicien, M. Laisant:

Je considère, dit-il, que toutes les sciences sans exception sont expérimentales au moins dans une certaine mesure. En dépit de certaines doctrines qui ont voulu faire des sciences mathématiques une suite d'opérations de pure logique reposant sur des idées pures, il est permis d'affirmer qu'en mathématiques aussi bien que dans tous les autres domaines scientifiques, il n'existe pas une notion, pas une idée qui pourrait pénétrer dans notre cerveau sans la contemplation préalable du monde extérieur et des faits que ce monde présente à notre observation[203].

[203] Laisant, examinateur à l'École Polytechnique. L'Instruction mathématique, Revue Scientifique, 1899, p. 358

Joignant l'exemple à la théorie, M. Laisant montre comment on peut, avec la règle, le compas, quelques morceaux de carton et du papier quadrillé, apprendre expérimentalement à un enfant une partie de l'algèbre, y compris les quantités négatives et une foule de connaissances géométriques, telles que l'équivalence du parallélogramme et du rectangle de même base et de même hauteur, l'aire du triangle, le carré de l'hypoténuse, etc. J'ajouterai qu'avec un ruban gradué et un cylindre, on peut lui faire trouver tout seul le rapport du diamètre à la circonférence et bien d'autres choses encore.

M. Duclaux, membre de l'Académie des sciences, a traité le même sujet dans un mémoire sur l'enseignement des mathématiques[204] et arrive à des conclusions analogues.

[204] Revue Scientifique, 1899, p. 353.

Ce savant pense, comme M. Laisant et nous-même, que c'est dès la plus tendre enfance, c'est-à-dire à l'âge où se créent certaines habitudes d'esprit, qu'il faut commencer l'étude des mathématiques, de la géométrie notamment. Il s'est rencontré avec le célèbre philosophe Schopenhauer, sur les dangers pédagogiques de la géométrie d'Euclide, livre que 2.000 ans de vénération respectueuse ont auréolé d'une autorité presque divine dans l'enseignement, et qui n'a guère réussi qu'à infuser chez des milliers d'êtres l'horreur intense de la géométrie. Voici comment s'exprime Schopenhauer:

Nous sommes certainement forcés de reconnaître, en vertu du principe de contradiction, que ce qu'Euclide démontre est bien tel qu'il le démontre; mais nous n'apprenons pas pourquoi il en est ainsi. Aussi éprouve-t-on presque le même sentiment de malaise qu'on éprouve après avoir assisté à des tours d'escamotage, auxquels, en effet, la plupart des démonstrations d'Euclide ressemblent étonnamment. Presque toujours, chez lui, la vérité s'introduit par la petite porte dérobée, car elle résulte, par accident, de quelque circonstance accessoire; dans certains cas la preuve par l'absurde ferme successivement toutes les portes, et n'en laisse ouverte qu'une seule, par laquelle nous sommes contraints de passer, pour ce seul motif. Dans d'autres, comme dans le théorème de Pythagore, on tire des lignes, on ne sait pas pour quelle raison; on s'aperçoit, plus tard, que c'étaient des nœuds coulants qui se serrent à l'improviste, pour surprendre le consentement du curieux qui cherchait à s'instruire; celui-ci, tout saisi, est obligé d'admettre une chose dont la contexture intime lui est encore parfaitement incomprise, et cela à tel point qu'il pourra étudier l'Euclide entier sans avoir une compréhension effective des relations de l'espace; à leur place, il aura seulement appris par cœur quelques-uns de leurs résultats... A nos yeux, la méthode d'Euclide n'est qu'une brillante absurdité[205].

[205] Le monde comme volonté et comme représentation, t. I, p. 76.

M. Duclaux qualifie très justement l'ouvrage d'Euclide de livre «terriblement ennuyeux, méticuleux, pédant et qui subtilise sur tout». Il montre l'absurdité de vouloir démontrer des vérités qu'on saisit par intuition, telles par exemple celle-ci: un côté quelconque d'un triangle est plus petit que la somme des deux autres—proposition connue du plus humble caniche, qui sait fort bien que la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre. Pourquoi vouloir démontrer à l'enfant que deux circonférences de même rayon sont égales? L'élève s'apercevra parfaitement tout seul que si après avoir tracé une circonférence avec son compas ouvert, il en fait une seconde sans changer l'écartement du compas, il tracera la même courbe que la première fois. «Rien n'est plus pitoyable, conclut M. Duclaux, que l'enseignement de la géométrie. Voici plus de trente ans que je fais passer des examens du baccalauréat et que je constate cette décadence. Je ne crois pas qu'il y ait en ce moment plus d'un élève sur vingt qui ait le sentiment net de la méthode euclidienne. C'est bien la peine de l'avoir suivie, et vraiment je crois que l'enseignement secondaire ferait bien d'y renoncer.»

Peu d'auteurs ont tenté de présenter les mathématiques sous forme concrète, ou du moins de n'arriver à l'abstrait qu'après être passé par le concret[206]. Il faudrait, il est vrai, avoir presque du génie pour réussir à écrire un livre qui conduirait l'élève par des méthodes expérimentales de l'enseignement primaire jusqu'au calcul infinitésimal. Un tel ouvrage n'ayant aucune chance d'être adopté dans les écoles ne sera certainement jamais écrit.

[206] Je ne vois que quatre auteurs à citer. Macé pour l'arithmétique, Clairaut pour la géométrie, Lagout, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, pour l'algèbre et la géométrie, et Laisant pour l'enseignement général des mathématiques.

Pour qu'il puisse l'être, les pédagogues devraient d'abord essayer de se faire une idée de la psychologie de l'enfant, qu'ils ne soupçonnent guère, à en juger par leurs méthodes d'enseignement. Seulement alors ils pourraient comprendre l'absurdité de commencer l'enseignement de toutes choses, langues, mathématiques, etc., par l'apprentissage mnémonique de règles et de symboles abstraits, alors que l'intelligence de l'enfant—et sur ce point beaucoup d'hommes restent longtemps enfants—ne peut saisir que le concret.

Le principe général de tout ce qui précède: donner la notion expérimentale des choses avant d'expliquer les transformations de leurs symboles, ne s'applique pas seulement à l'enseignement primaire des mathématiques, mais bien à l'enseignement secondaire et même supérieur. Il existe une méthode, la méthode graphique, qui a transformé l'art de l'ingénieur et qui permet de représenter les diverses phases des phénomènes, les variations des grandeurs, et révèle, tout aussi bien aux mathématiciens qu'aux élèves, les relations voilées sous les symboles.

Une grandeur quelconque, force, poids, durée, température, etc., peut s'exprimer soit par des chiffres ou des lettres équivalentes, soit par des lignes. L'expression par des chiffres ou des lettres représente les méthodes numérique et algébrique, l'expression par des lignes, la méthode graphique. Quand il s'agit de traduire, et surtout de comparer les rapports et les changements de grandeurs variables, la seconde est à la première ce que serait la carte d'un fleuve à la description en langage ordinaire des sinuosités de ce fleuve.

Rien n'est plus facile que d'amener un jeune élève à comprendre par la méthode graphique les principes fondamentaux de la géométrie analytique, qui ne fait que traduire les relations existant entre les coordonnées d'une courbe. On montre très facilement, d'une façon expérimentale, qu'une courbe quelconque est graphiquement déterminée quand on connaît la distance de plusieurs de ses points à deux axes fixes, perpendiculaires l'un à l'autre. Il sera bien aisé ensuite de faire saisir que le géomètre, l'astronome, le géographe, l'architecte, n'emploient pas d'autre méthode que ce procédé graphique pour déterminer sur la carte la position d'un point quelconque. Il suffit de montrer expérimentalement que la position d'une partie quelconque d'un objet est déterminée sur un plan quand on connaît ses distances horizontales et verticales à ce plan. On explique alors à l'élève que le nom seul de ces deux longueurs, dites coordonnées, varie suivant les choses auxquelles on les applique. En géographie, les deux coordonnées d'un point s'appellent longitude et latitude; en astronomie, ascension droite et déclinaison; en géométrie analytique, abscisse et ordonnée. Sous des noms différents, c'est exactement la même chose.

Si l'élève arrive en réfléchissant, à voir qu'avec l'emploi de deux coordonnées on ne donne que deux des dimensions d'un même objet, c'est-à-dire la longueur et la largeur, mais non son épaisseur, il sera bien simple de lui montrer expérimentalement que la troisième dimension des corps, la hauteur d'une montagne par exemple, peut être représentée également par la méthode graphique. Il suffira de lui indiquer avec un verre d'eau et un corps solide quelconque plus ou moins immergé comment se construisent les courbes dites d'égal niveau, avec lesquelles sont fabriqués les plans en relief et qu'un enfant peut apprendre facilement à construire.

Les équations et les formules par lesquelles les mathématiciens expriment les relations entre les diverses grandeurs, constituent un mode de raisonnement très abrégé, très utile à connaître, mais qui présente, surtout au début de l'enseignement, l'inconvénient de faire perdre de vue la nature des faits sous les transformations des signes qui les représentent.

Les résultats de la méthode graphique sont fort différents. Elle donne aux grandeurs des valeurs figurées, dont l'aspect est frappant, et dont il est facile de saisir les relations, alors même que ces relations ne pourraient être traduites que par des équations d'une complexité extrême. Sans doute de telles lignes sont, elles aussi, des symboles, mais ces symboles figurés ont une clarté que les chiffres ou les lettres ne sauraient offrir à l'esprit[207].

[207] On connaît les applications de la méthode graphique à la statistique. Elle a été aussi, bien que trop rarement, appliquée à l'histoire. Elle y remplacerait utilement bien des pages de littérature. Je citerai comme exemple de cette application le graphique construit autrefois par Minard et destiné à représenter les pertes de l'armée française dans la campagne de Russie de 1812. Il constitue la plus concise, la plus éloquente et la plus instructive des pages d'histoire que je connaisse. L'armée française, au moment où elle franchit le Niémen, est représentée par un ruban qui va en décroissant toujours dans la proportion des pertes qu'elle subit. La large bande du départ n'est plus qu'un mince filet au retour. Ce tableau montre tout de suite combien sont erronées les idées qu'on se fait souvent de cette campagne, en répétant que ce sont les froids et la neige qui anéantirent la Grande Armée. La vérité est que plus des trois quarts en étaient détruits avant que la retraite fût commencée. Des 422.000 hommes qui franchirent le Niémen, et dont 10.000 à peine devaient le revoir, 322.000 hommes étaient morts avant d'arriver à Moscou, et, quand les grands froids commencèrent, des 100.000 repartis de Moscou, il en restait à peine la moitié. Le froid n'eut donc à sévir que sur des débris, et sans son action, la campagne n'en fût pas moins restée un des plus grands désastres des temps modernes.

Appliquée à la recherche des relations des diverses grandeurs entre elles, la méthode graphique possède sur l'expression algébrique et numérique une supériorité incontestable, et il serait fort utile de l'introduire dans l'enseignement des mathématiques élémentaires. On leur ôterait ainsi ce qu'elles ont parfois d'empirique et d'abstrait. Loin de développer l'aptitude à raisonner, les mathématiques, telles qu'on les enseigne, produisent souvent un résultat tout à fait contraire.

La plupart des raisonnements mathématiques sont d'ailleurs d'une très grande simplicité. C'est uniquement la difficulté de manier des formules, dont on ne saisit pas le sens pendant la série de leurs transformations, et l'impossibilité de considérer les choses en elles-mêmes, qui rendent ces formules d'un emploi compliqué. «Ce qui a pu faire illusion à quelques esprits, dit le grand mathématicien Poinsot, sur cette espèce de force qu'ils supposent aux formules de l'analyse, c'est qu'on en retire avec assez de facilité des vérités déjà connues, et qu'on y a pour ainsi dire soi-même introduites, et alors il semble que l'analyse nous donne ce qu'elle ne fait que nous rendre dans un autre langage.»

La simplicité des raisonnements mathématiques est prouvée d'ailleurs par ce fait que l'on construit des machines peu compliquées résolvant aisément les plus difficiles problèmes de l'algèbre et du calcul intégral. (Résolution des équations, quadrature des surfaces, etc.) On ne voit pas d'autres sciences où le raisonnement direct pourrait être remplacé par les opérations d'une machine.

CHAPITRE VII

L'enseignement des sciences physiques naturelles.

Les connaissances dont nous nous sommes précédemment occupé, les langues notamment, doivent être apprises fort jeune, parce que pendant l'enfance la mémoire est très vive. Elles ont une utilité considérable, mais ne possèdent aucune vertu éducative et ne développent ni l'esprit d'observation, ni le jugement. Seules les sciences physiques et naturelles peuvent exercer un tel rôle.

§ 1.—L'ENSEIGNEMENT DES SCIENCES NATURELLES.

De tous les moyens d'exercer chez l'enfant, le jeune homme ou l'adulte, l'esprit d'observation sans fatigue ni ennui, il n'en est pas de meilleur que l'enseignement des sciences naturelles. Elles apprennent à voir et montrent que l'objet en apparence le plus insignifiant, l'herbe ou la plante foulée par nos pieds, l'insecte qui voltige, sont des mondes de faits merveilleux, qu'on découvre dès qu'on apprend à les observer.

De cette étude, si attrayante et si utile comme facteur d'éducation, l'Université a trouvé moyen de faire la plus lourde des corvées, la plus fastidieuse des récitations mnémoniques. Continuant à appliquer son principe de remplacer la vue des choses par leur description, elle oblige l'élève à entasser dans sa mémoire la définition d'objets qu'on ne lui montre jamais et des classifications qu'il ne peut comprendre.

Et pourtant ce n'est pas le matériel qui serait coûteux, puisque avec les plantes, les pierres, les insectes rencontrés dans une promenade, un professeur doué d'un peu d'esprit pédagogique, pourrait enseigner à l'élève les points les plus essentiels de la zoologie, de la botanique et de la minéralogie. Il est de toute évidence que ce ne sont pas les manuels, mais la vue des êtres, qui peuvent enseigner les sciences naturelles. Voici du reste comment s'exprime à ce sujet un savant éminent, doublé d'un philosophe, M. Dastre, professeur de physiologie à la Sorbonne:

Je comprendrais l'enseignement des sciences naturelles d'une manière toute différente. Il se ferait non point entre quatre murs, devant un tableau noir et avec un morceau de craie; il se donnerait en plein air, dans des excursions, dans des visites aux jardins zoologiques, dans les musées anatomiques ou dans les galeries d'histoire naturelle. En d'autres termes, pour que l'enseignement des sciences naturelles portât tous ses fruits, il devrait avoir lieu en présence de la nature même. Alors il remplirait son but éducationnel. Tandis que les sciences mathématiques développent la réflexion interne et la faculté logique, l'étude des sciences naturelles aurait pour fonction de développer l'esprit d'observation. Les premières apprennent à l'enfant et à l'homme à regarder au dedans de lui-même; les autres le transportent au dehors et le rendent attentif à l'immensité des phénomènes qui se déroulent sous ses yeux[208].

[208] Leçons d'anatomie, de Besson. Préface.

Il n'y a pas à espérer que les professeurs formés par l'Université consentent à employer d'aussi fécondes méthodes. Mieux vaudrait donc la suppression totale de l'enseignement de l'histoire naturelle dans les lycées. Les élèves ne seront ni plus ni moins instruits qu'aujourd'hui, car six mois après l'examen, ils ont oublié toutes les définitions et les classifications apprises, mais au moins n'auront-ils pas acquis l'horreur profonde d'une science qui est peut-être de toutes la plus attrayante et certainement la plus facile à enseigner.

§ 2.—L'ENSEIGNEMENT UNIVERSITAIRE DES SCIENCES EXPÉRIMENTALES.

Quand on possède une méthode, on l'applique nécessairement au plus grand nombre de sujets possible. L'Université applique naturellement la sienne à tout ce qu'elle enseigne. Les sciences expérimentales, telles que la physique et la chimie, sont apprises comme l'histoire naturelle ou les langues, à coups de manuels. Si par hasard un instrument est montré à l'élève, c'est de loin, de façon que personne ne puisse y toucher. Le professeur y touchera lui-même le moins possible, d'abord parce qu'il n'est pas très sûr de pouvoir le faire fonctionner, et ensuite parce qu'un maniement trop fréquent finirait par altérer le poli des cuivres dont l'éclat fait très bon effet dans les vitrines.

Ces rares exhibitions sont d'ailleurs de pure forme. Professeurs et élèves se soucient fort peu des expériences. On n'en demande pas aux examens, et il semble bien préférable de consacrer son temps à étudier dans les livres la description d'instruments sur lesquels l'examinateur pourra tâcher de «coller un candidat».

En prévision de ces futures «colles», les manuels grossissent chaque année, et pour peu qu'un appareil ait été imaginé récemment par un examinateur, il figure bientôt dans la totalité des manuels.

On devine ce que doit être un semblable enseignement et ce que peuvent être de tels manuels. Un de nos plus distingués universitaires, M. H. Le Châtelier, professeur au Collège de France, l'a fort bien montré au cours d'un mémoire sur l'enseignement scientifique paru dans la Revue des Sciences, et dont j'extrais le passage suivant:

On arrive, sous la préoccupation dominante des examens, à augmenter outre mesure le nombre des appareils décrits, ce qui présente de graves inconvénients. Quand, par exemple, on donne treize méthodes calorimétriques, comme dans certains ouvrages destinés à l'enseignement, on trompe les élèves en leur laissant croire qu'elles ont une existence réelle; en fait, il y en a deux: la calorimétrie à eau et la calorimétrie à glace. En outre, en décrivant ces méthodes au pas de course, comme on est obligé nécessairement de le faire, on passe sous silence la seule chose intéressante et utile à connaître: le degré de précision. On ne trouverait pas un élève sur cent qui soupçonne quel intérêt il y a à se servir en calorimétrie de thermomètres donnant le centième de degré plutôt que le dixième. La seule impression qui puisse rester de ces descriptions d'appareils est que leur choix est surtout une question de mode. Il n'en résulte aucune notion de ce que peut être une expérience de mesure.

L'enseignement de la chimie n'est pas naturellement meilleur. Voici comment s'exprimait le grand chimiste Dumas dans l'instruction de 1854 sur le plan d'études des lycées à propos de cette science. Les lignes suivantes sont aussi vraies aujourd'hui qu'elles l'étaient de son temps.

Rien de plus facile, avec la souplesse et la sûreté de mémoire qu'on rencontre chez nos jeunes élèves, que de leur faire apprendre par cœur un cours de chimie. Ils retiendront tout, principes généraux, formules, chiffres, développements, et pourront se faire illusion sur leur savoir réel, mais, à peine sortis du lycée, il s'apercevront qu'ils s'étaient bien trompés, car il ne restera rien de ce qu'ils avaient si aisément appris.

Plus d'un demi-siècle s'est écoulé et l'enseignement n'a pas été amélioré. Voici ce qu'écrit M. H. Le Châtelier dans le travail cité plus haut.

L'enseignement de la chimie est celui qui est le plus en souffrance; il a conservé de la tradition des alchimistes, des collections de recettes, de préparations souvent démodées, et des listes de petits faits certainement intéressants en eux-mêmes, mais dont la place serait plutôt dans les dictionnaires de chimie.

Les lois générales, ou tout au moins les relations qualitatives d'analogie et de causalité, là où les lois précises font défaut, sont tout à fait laissées au second plan. Les listes des petits faits sont stériles, parce qu'il y a bien peu de chances que ceux que l'on a appris soient précisément ceux que l'on ait besoin de connaître plus tard.

C'est une erreur trop répandue de penser que l'idéal, en fait d'enseignement scientifique, est d'infuser à de jeunes esprits des idées toutes faites, choisies parmi celles qui passent pour les plus exactes. De là le système actuel d'occuper la moitié du temps des études à prendre des notes et l'autre moitié à les apprendre. On oublie trop facilement que, si la formule apprise est adéquate à la formule enseignée, l'idée attachée dans les deux cas à cette même formule est toute différente. Pour le professeur, derrière les mots employés il y a tout un ensemble de faits, empruntés à son expérience personnelle, qui viennent se presser dans sa mémoire; pour l'élève, il n'y a rien, à moins que, par un effort personnel, il n'ait, en rapprochant une série de faits antérieurement connus de lui, fait cette idée sienne. Ce sont ces idées personnelles qui seules ont une valeur pratique quelconque; les autres, celles qui ont été apprises mécaniquement, glissent sur l'entendement sans y pénétrer. Au bout de quelques années leur trace est totalement effacée.

M. H. Le Châtelier attribue, «tout le monde, dit-il, est d'accord sur ce point», l'état de stagnation de notre enseignement scientifique aux examens et aux concours qui uniformisent et immobilisent l'enseignement «après lui avoir imprimé la direction la plus funeste». Il indique aussi comme cause de notre décadence scientifique l'insuffisance de nos professeurs. «Il faudrait avant tout et surtout avoir un recrutement de professeurs de l'enseignement secondaire pour lesquels la préoccupation de l'examinateur ne soit pas le commencement et la fin de la sagesse.»

Tout cela est assurément très juste, mais comme, avec les idées latines actuelles, les concours et les professeurs ne sont pas modifiables, on ne peut espérer aucune réforme de notre enseignement scientifique.

Ce n'est donc qu'à un point de vue philosophique pur et tout en sachant très bien que les idées qui vont être exposées ne sont pas réalisables aujourd'hui que nous indiquerons ce que pourrait être un enseignement des sciences physiques, organisé de façon à ce que l'élève pût en retirer grand profit.

§ 3.—IMPORTANCE DE L'ENSEIGNEMENT DES SCIENCES EXPÉRIMENTALES DANS L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE.

L'enseignement expérimental a une telle puissance éducative qu'on ne saurait le commencer trop tôt. Il faut s'y prendre de très bonne heure pour tâcher d'inculquer à l'enfant de l'esprit d'observation et du jugement.

Avant donc de rechercher ce que devrait être l'étude des sciences expérimentales dans l'enseignement secondaire, nous allons montrer ce qu'elle pourrait être dans l'enseignement primaire.

Ce n'est pas d'aujourd'hui, d'ailleurs, que des pédagogues éminents ont compris l'importance des sciences expérimentales dans l'éducation de l'enfant. On sait les résultats obtenus en Allemagne par Frœbel et Pestalozzi, au moyen de ce qu'ils appelaient les leçons de choses.

Malheureusement tout ce qui est expérimental et ressemble au travail manuel se trouve tenu en grand mépris par les Universités latines, et c'est là, je le répète, une des causes de l'impossibilité pour elles d'accomplir aucune réforme sérieuse.

Cette disposition d'esprit, les Allemands l'ont partagée longtemps, mais ils ont su s'y soustraire, et c'est parce qu'ils sont arrivés à comprendre l'importance de l'enseignement expérimental que les sciences et l'industrie ont pris chez eux le développement prodigieux constaté aujourd'hui.

Les Anglais n'avaient pas à faire d'efforts pour entrer dans cette voie, car ils n'en ont jamais connu d'autre. Leur enseignement a toujours été expérimental. L'éducation de leurs ingénieurs se fait exclusivement dans les ateliers.

Dès l'école primaire, les Anglais manifestent leur goût pour l'enseignement expérimental et leur conviction bien arrêtée que rien n'entre dans l'esprit que par la voie de l'expérience.

A l'école de Bradford, fréquentée par des enfants de petite classe moyenne, j'ai vu, dit M. Leclerc, des élèves de douze à quinze ans travaillant chacun pour son compte et de son côté, chacun sachant ce qu'il avait à faire, dessinant, maniant des produits chimiques ou des appareils de physique, tous faisant en toute liberté, silencieusement et sérieusement, leur besogne sans perdre une minute[209].

[209] Éducation des classes moyennes en Angleterre.

Même dans les grandes écoles anglaises, dont le prix ne permet l'accès qu'aux enfants des classes riches ne devant jamais avoir le besoin de gagner leur vie, le travail manuel est tenu en grande estime à cause de son rôle éducateur. A Harrow, dont les professeurs reçoivent de 20 à 60.000 francs d'appointements et le directeur 200.000 francs, il existe un atelier de menuiserie dirigé par un contremaître et où travaillent tour à tour les élèves. Il y a quelques années, le professeur de rhétorique était en même temps menuisier et mécanicien tellement habile qu'il fut chargé d'installer entièrement l'électricité dans l'établissement.

C'est dès les classes primaires que l'instruction expérimentale devrait être commencée, pour continuer ensuite dans l'enseignement secondaire et supérieur. Cette opinion n'a été soutenue devant la Commission d'enquête que par quelques rares professeurs. Je citerai parmi eux M. Morlet, qui a préconisé le travail manuel, la vue des objets ou la projection de leurs images, alors que «trop souvent les leçons des meilleurs maîtres ne laissent pas plus de traces que de beaux caractères marqués dans le sable»[210].

[210] Enquête, t. II, p. 347. Morlet, censeur à Rollin.

On ne saurait mieux dire, ni dans un sens plus contraire à notre esprit universitaire.

L'opinion qui résume le mieux cet esprit à propos des leçons de choses a été traduite de la façon suivante, par un inspecteur général de l'Université:

Les leçons de choses constituent un petit enseignement scientifique très prématuré.

Les enfants ne sont pas aptes à le recevoir, car ils n'ont encore à leur disposition que la mémoire. Cette faculté leur permet d'emmagasiner des mots, dont ils n'arrivent pas toujours à comprendre le sens. Ils saisissent les mots par leur ressemblance extérieure, ils les confondent ensuite et diront volontiers «acide» pour «silice» ou inversement[211].

[211] Enquête, t. I, p. 247. Dupuy, inspecteur général de l'enseignement, ancien professeur de rhétorique.

La pauvreté d'un tel raisonnement montre une fois de plus à quel point la psychologie de l'enfant est ignorée dans l'Université. Que l'enfant confonde les mots silice et acide, quelle importance cela peut-il bien avoir? Ce qui importe, c'est qu'il ne confonde pas les choses qu'on lui montre, or quand il les aura vues et touchées, il ne les confondra jamais. Si on lui met dans la main des morceaux de coke et d'anthracite ou des fragments de plomb et d'aluminium, il pourra confondre le nom de ces substances, mais les reconnaîtra toujours à leur différence de densité quand on les lui présentera de nouveau. Ce sont des réalités et non des mots que doivent lui enseigner les leçons de choses. Voilà ce que les universitaires, qui raisonnent comme l'inspecteur que je viens de citer, n'ont pas encore réussi à comprendre.

Dans une conférence fort intéressante, M. Laisant a insisté longuement sur l'utilité, pour le développement de l'esprit, de donner à l'enfant dès le jeune âge l'habitude de l'observation et de la réflexion par des expériences scientifiques, faites avec les objets usuels. Des savants éminents n'ont pas dédaigné de consacrer des ouvrages spéciaux à ces récréations scientifiques. Elles permettent de constater d'importantes lois physiques avec des objets qu'on trouve partout sous la main ou de petits instruments très peu coûteux. Ainsi peuvent être étudiées les lois de la gravitation, de la chute des corps, les propriétés du centre de gravité, du levier, de l'équilibre des liquides, les principales données de l'acoustique et de l'optique et même certaines opérations chimiques, telles que la production du gaz d'éclairage avec un fourneau de cuisine, un peu de terre glaise et une pipe.

Les hommes chargés, par leurs fonctions, du développement intellectuel de la jeunesse, dit M. le professeur Laisant[212], auraient dû se précipiter avec avidité sur les nouveaux moyens qui leur étaient offerts, les analyser, les étudier, en tirer la quintessence, réformer de fond en comble l'enseignement avec le secours de ces éléments inespérés. Tout au contraire ils sont passés à côté de ces tentatives avec une suprême indifférence, accompagnée d'un dédain non dissimulé. Les auteurs des Récréations scientifiques n'étaient à leurs yeux que de vulgaires amuseurs. Songez donc! apprendre quelque chose à l'enfant sans l'ennuyer, quelle folie! Lui mettre dans le cerveau une longue suite d'observations, de faits, de résultats, et le préparer ainsi à recevoir plus tard des idées justes, à réfléchir, à raisonner; quelle entreprise révolutionnaire! Le spectacle que nous donne l'administration pédagogique m'autorise à dire que nous ne sommes pas beaucoup plus avancés à ce point de vue qu'on ne l'était au Moyen Âge.

[212] Revue Scientifique, 9 mars 1901.

C'est également mon avis.

§ 4.—L'ENSEIGNEMENT DES SCIENCES EXPÉRIMENTALES DANS L'INSTRUCTION SECONDAIRE.

L'enfant, préparé comme il vient d'être dit, aborderait, au lycée, sans difficulté l'étude de la physique et de la chimie. La valeur éducative de ces sciences est immense à condition que leur enseignement soit exclusivement expérimental. Le matériel de la plupart des expériences n'est ni encombrant ni coûteux et aucune manipulation n'est dangereuse quand on opère sur de petites quantités. Pour la chimie, quelques tubes et éprouvettes, une lampe à alcool et un petit nombre de produits chimiques suffisent. Plusieurs auteurs ont déjà montré dans divers ouvrages le parti qu'on peut tirer de pareils éléments.

Pour la physique, les expériences seraient à peine plus onéreuses. Il n'y aurait qu'à imiter ce que font les Anglais et les Allemands. Grâce à l'ingéniosité de leurs constructeurs, ils ont pu mettre entre les mains des enfants, à des prix insignifiants, des collections d'instruments de physique, de chimie, de mécanique, etc., qui leur permettent de résoudre expérimentalement des problèmes difficiles. En matière de physique seulement, je citerai une collection d'appareils que j'ai achetée par curiosité[213]. Pour 35 francs, on a tout ce qui concerne l'optique, y compris la polarisation et la diffraction (banc d'optique, lentilles, prisme, matériel d'analyse spectrale), c'est-à-dire une collection d'objets qui, construits en France, avec le luxe des appareils de nos fabricants coûterait plus d'un millier de francs. Pour la même somme, on possède les instruments fondamentaux de l'électricité. Le plus souvent l'élève doit fabriquer lui-même les appareils avec le matériel qui lui est livré. La brochure qui les accompagne lui pose environ cinq cents problèmes à résoudre, qui embarrasseraient la plupart des licenciés de notre Université. En voici quelques-uns: mesurer la résistance de la bobine d'un galvanomètre, d'un élément thermoélectrique, la résistance intérieure d'une pile, combiner des résistances de 1, 2, 5 ohms, etc., fabriquer avec le matériel livré un spectroscope et déterminer les raies des métaux incandescents, fabriquer un polariscope, un sextant à réflexion, un appareil de diffraction, une longue-vue terrestre à réticule et mesurer son grossissement, rechercher si des lames de verre ont leurs faces parallèles, etc., etc.

[213] Chez Meiser et Mertig, à Dresde.

En Angleterre et en Amérique, les élèves apprennent à travailler dans des laboratoires bien outillés. Là, les étudiants font des expériences relatives à la science qu'ils étudient, sous la direction d'un professeur qui fait ensuite la critique des résultats obtenus. On met en pratique la méthode de redécouverte (the method of rediscovery). Sans doute, on ne va pas jusqu'à espérer que les élèves pourront eux-mêmes retrouver les lois de la nature; mais un mélange harmonieux de découvertes, de vérifications et de corrections, semble être l'idéal des meilleurs professeurs de sciences naturelles. On attache beaucoup d'importance au compte rendu exact des observations et des expériences. Les carnets d'observations et de notes des élèves sont considérés comme une des meilleures preuves de l'excellence de leur travail[214].

[214] Le Temps, 13 octobre 1901.

Il n'y a rien de nouveau assurément dans ce qui précède et les Allemands comme les Anglais n'ont fait qu'appliquer chez eux des idées exposées depuis bien longtemps chez nous. Voici comment s'exprimait à ce propos, il y a plus d'un demi-siècle, l'illustre savant français Dumas, dans une instruction sur le plan d'études des lycées, instruction dont les principaux passages ont été reproduits dans le règlement de 1890. Ces recommandations n'ont pas eu d'ailleurs plus de succès auprès des professeurs de 1890 qu'auprès de leurs prédécesseurs.

... C'est dans la nature bien plus que dans les livres qu'il faut chercher des inspirations...

L'homme n'a pas inventé la physique; il a saisi des observations données par le hasard; il en a varié les conditions, et il en a déduit les conséquences.

Persuader aux jeunes gens que l'esprit humain pouvait se passer du fait qui sert de base à chaque découverte importante, qu'il pouvait créer la science par le raisonnement seul, c'est préparer au pays une jeunesse orgueilleuse et stérile...

On ne saurait trop recommander aux professeurs de physique de commencer l'exposition de toutes les grandes théories par un précis historique très fidèle, et, au besoin, par l'exacte reproduction de l'expérience d'où l'inventeur est parti. Ils n'oublieront pas que la physique est une science expérimentale qui tire parti des mathématiques pour coordonner et pour exposer ses découvertes, et non point une science mathématique qui se soumettrait au contrôle de l'expérience.

Les professeurs de physique ne sauraient trop se défier d'ailleurs d'une particularité de leur enseignement qui se rattache plus qu'il ne semble à la considération précédente. On veut parler de ces appareils de luxe que l'usage a introduits dans leurs cabinets.

Le plus souvent, la pensée première de l'inventeur, dénaturée dans ces appareils pour revêtir une forme qui en fait disparaître toute la naïveté, s'éloigne trop des dispositions premières qu'il avait adoptées.

Presque toujours, ces appareils offrent des dispositions accessoires compliquées, sur lesquelles l'attention des élèves s'égare et qui les distraient de l'objet essentiel de la démonstration.

Leur prix élevé éloigne de l'esprit des élèves toute pensée de s'occuper un jour de physique, cette science leur semble réservée aux personnes qui disposent d'un grand cabinet ou d'une grande fortune.

Nous ne saurions donc trop rappeler aux élèves de l'École Normale l'utilité des travaux d'atelier qu'ils ont à accomplir; aux proviseurs, le parti qu'ils peuvent tirer, au profit de l'enseignement, d'un cabinet placé près du cabinet de physique comme sa dépendance nécessaire; nous ne saurions trop encourager les professeurs de physique à simplifier leurs appareils; à les construire eux-mêmes toutes les fois qu'ils le peuvent; à n'y employer que des matériaux communs; à se rapprocher dans leur construction des appareils primitifs des inventeurs; à éviter ces machines à double et à triple fin dont la description devient presque toujours inintelligible pour les élèves.

Quoi de plus simple que les moyens à l'aide desquels Volta, Dalton, Gay-Lussac, Biot, Arago, Malus, Fresnel, ont fondé la physique moderne?

Il y a quarante ou cinquante ans, lorsque cette génération de physiciens illustres reconstituait sur de nouvelles bases tout l'édifice de la science, elle y parvenait avec des outils si communs, d'un prix si modique et d'une démonstration si facile, qu'on a le droit de se demander si l'enseignement de la physique ne s'est pas trop soumis à l'empire des constructeurs d'instruments...

Prétendre, par exemple, qu'on ne peut parler de la dilatation des gaz par la chaleur sans faire connaître les appareils délicats qui en ont donné la dernière mesure, c'est une erreur...

... Gay-Lussac s'était assuré que tous les gaz se dilatent de la même manière, au moyen de tubes gradués contenant des quantités de divers gaz et disposés dans une étuve qu'on chauffait de 10 à 100 degrés. La mesure directe du volume occupé par chaque gaz au commencement et à la fin de l'expérience lui avait suffi pour donner la loi du phénomène.

On ne saurait trop insister sur la justesse des idées qui viennent d'être exposées. Leur vérité profonde ne peut être nettement comprise que par les personnes ayant exploré des champs nouveaux de la science. Il y a bien d'autres noms, ceux d'[OE]rsted et de Faraday, par exemple, à ajouter à ceux des savants cités par Dumas, qui ont fait de très grandes découvertes avec des appareils infiniment simples. Beaucoup d'inventions récentes, le téléphone, par exemple, ont été faites avec des appareils fort rudimentaires, comme on pouvait s'en convaincre en parcourant les salles consacrées aux instruments de science rétrospective à la grande Exposition de 1900. Les appareils compliqués ne sont nécessaires que lorsqu'on veut vérifier avec une grande précision des résultats déjà trouvés avec des appareils simples. L'emploi des appareils coûteux, compliqués et nécessairement longs à manier empêche souvent de bien observer les phénomènes. Si l'on a mis vingt ans à découvrir—et encore par hasard—que toutes les fois qu'on fait fonctionner un tube de Crookes il en sort des rayons particuliers, dits rayons X, c'est que de tels tubes, étant jadis difficiles à fabriquer, on s'en servait fort rarement. Si, dans les expériences que j'ai publiées pendant dix ans sur la dématérialisation de la matière, la phosphorescence invisible, l'opacité de certains corps pour les ondes hertziennes, la généralité dans la nature des phénomènes radio-actifs, etc., il m'a été possible de découvrir quelques faits entièrement nouveaux, c'est en partie parce que, travaillant dans mon propre laboratoire et à mes frais, j'étais toujours obligé de me servir d'instruments simples et peu coûteux.

Dans le passage précédemment cité, Dumas insiste avec raison sur l'utilité de répéter les expériences avec des instruments aussi simples que ceux dont les inventeurs faisaient usage. Il serait tout à fait capital pour le développement mental de l'élève de lui montrer, ce que les livres n'indiquent guère, comment les grands fondateurs de la science ont réalisé leurs découvertes et les difficultés auxquelles ils se sont heurtés. La chose est d'autant plus facile que ces illustres novateurs, comme le dit fort bien Dumas, ont presque toujours fait usage d'appareils rudimentaires qui ne sont devenus compliqués que plus tard. L'expérience fondamentale d'[OE]rsted, de la déviation de la boussole par un courant, peut être répétée avec une dépense de quelques francs et le professeur ne manquera pas de montrer à l'élève pourquoi [OE]rsted n'arriva pas à la réussir pendant longtemps. Il lui montrera aussi pourquoi l'expérience fondamentale de l'induction (déviation d'un galvanomètre relié aux deux pôles d'un aimant, quand on introduit un morceau de fer entre les deux branches de l'aimant) demanda beaucoup de recherches à Faraday, bien qu'elle soit des plus faciles à répéter. L'histoire de la découverte de la longue-vue peut être refaite avec quelques lentilles ne valant pas plus de 1 franc, etc. Un professeur ayant un peu de philosophie dans l'esprit pourrait créer, avec l'histoire des découvertes scientifiques et la lecture des fragments des mémoires originaux, un cours qui remplacerait fort avantageusement la lecture des plus volumineux traités de logique. Alors seulement l'élève comprendrait l'évolution de l'esprit humain, les difficultés auxquelles se heurtent toujours les expérimentateurs, comment on sort des sentiers battus et avec quelles difficultés un chercheur se soustrait au poids des idées antérieurement admises.

Il faut donc attacher une importance spéciale à l'histoire des découvertes scientifiques, si parfaitement ignorée et dédaignée par l'Université, aussi bien dans l'enseignement secondaire que dans l'enseignement supérieur. Le nombre des savants qui ont compris la force éducatrice de cet enseignement est fort restreint. Je puis cependant, outre Dumas, en citer deux, l'un Anglais, l'autre Français, occupant chacun des situations éminentes dans l'enseignement.

L'entraînement à espérer de la science est le résultat, non de l'accumulation des connaissances scientifiques, mais de la pratique de l'enquête scientifique. Un homme peut connaître à fond tous les résultats obtenus et toutes les opinions courantes sur une branche quelconque, ou même sur toutes les branches de la science, et ne pas avoir l'esprit scientifique, mais personne ne saurait mener à bien la plus humble recherche sans que l'esprit scientifique lui reste dans une certaine mesure. Cet esprit peut d'ailleurs être acquis, même sans recherche d'une vérité nouvelle. L'élève peut être amené de plus d'une façon à de vieilles vérités; il peut être mis en leur présence brutalement comme un voleur sautant par-dessus un mur, et malheureusement la hâte de la vie moderne pousse beaucoup de gens à adopter cette voie rapide. Mais il peut aussi être amené aux mêmes vérités en suivant les voies suivies par ceux qui les mirent en évidence. C'est par cette dernière méthode, et par là seulement, que l'élève peut espérer acquérir au moins quelque chose de l'esprit du chercheur scientifique[215].

[215] Michael Forster. Discours politique au Congrès de l'Association britannique pour l'avancement des sciences. Revue Scientifique, 1899, p. 393.

La méthode indiquée ici pour retrouver les vieilles vérités est la méthode expérimentale, si chère aux Anglais. M. H. Le Châtelier, sans contester nullement sa valeur, recommande avec raison la lecture de mémoires originaux des créateurs de la science.

On pourrait faire analyser les mémoires scientifiques originaux qui sont restés classiques: ceux de Lavoisier, Gay-Lussac, Dumas, Sadi-Carnot, Regnault, Poinsot, en demandant de bien mettre en relief leurs points essentiels, ou discuter les avantages comparatifs de deux méthodes expérimentales ayant un même objet, celle du calorimètre à glace et du calorimètre à eau, par exemple; faire des programmes d'expériences pour des recherches sur un sujet donné; en un mot, imiter ce qui se fait avec beaucoup de raison dans l'enseignement littéraire. Avant tout, ce qu'il faudrait emprunter à cet enseignement est la lecture régulière des auteurs classiques. En apprenant dans un cours les résumés des expériences de Lavoisier ou de Dumas, on n'étudie pas mieux la science qu'on étudierait la poésie dramatique en apprenant des résumés des pièces de Corneille. A côté et autour des faits, il y a tout un cortège d'idées dans un cas, de sentiment et de mélodie dans l'autre, qui constituent bien plus que les faits matériels la science ou la poésie. Les résumés, bons pour la préparation aux examens, sont stériles pour le développement de l'esprit et de l'imagination.

Mais avant tout, pour communiquer à l'esprit des jeunes gens cette activité indispensable, il faut d'abord l'obtenir de leurs professeurs. Pour apprendre à leurs élèves à penser et à vouloir, il faut qu'ils commencent par penser et par vouloir eux-mêmes. S'ils ne sont pas activement mêlés au mouvement des recherches scientifiques, s'ils ne parlent de la science que par ouï-dire et sans conviction, ils ne peuvent avoir de prise sur l'esprit de leurs auditeurs. Ils prépareront peut-être d'excellents candidats aux examens, ils ne formeront pas d'intelligences[216].

[216] Le Châtelier. L'Enseignement scientifique. Revue des Sciences.

Bien rares sont les professeurs ne se bornant pas à parler de la science autrement que par ouï dire et c'est pourquoi bien rares aussi sont les intelligences qu'ils réussissent à former.

Dans un discours prononcé devant la Chambre des Députés, M. Ribot, président de la Commission d'enquête, a parfaitement montré en quelques lignes cette importance de l'histoire des découvertes. Tout le monde semble donc bien d'accord en théorie—en théorie seulement—sur ce point.

Si l'on apprend aux élèves, non pas seulement les notions positives, les chiffres, tout ce qui est technique, tout ce qui s'oublie, si on leur enseigne la voie qu'on a suivie pour créer la science de nos jours, si on leur montre par quel effort et par quelle méthode l'esprit humain s'est élevé, jusqu'à ces vérités éternelles, si on leur fait l'histoire des découvertes d'un Pasteur, on peut saisir l'intelligence et quelque chose encore de plus noble que l'intelligence, le cœur de l'enfant.

Je crois qu'on peut inspirer à l'enfant, pour notre société, pour les prodiges qu'elle crée en développant la science, cet amour et cette admiration, qui font de lui un véritable citoyen de la société moderne.

Je le crois de toutes mes forces, c'est une question de méthode et, je le répète, d'éducation des professeurs eux-mêmes[217].

[217] Chambre des députés, séance du 13 février 1902. Page 657 du Journal officiel.

Écoutant ou lisant l'histoire des découvertes scientifiques, répétant les expériences des créateurs de la science, ainsi que celles qui en découlent, et pouvant ainsi juger des progrès accomplis, l'élève acquerrait vite, avec le jugement et l'habitude de l'observation, ce qu'on peut appeler l'esprit scientifique.

Il oublierait sans doute, après la sortie du lycée, les formules et les théories, mais il aurait le jugement formé, saurait réfléchir et posséderait l'art d'apprendre quand cela lui deviendrait nécessaire. Il n'oublierait jamais, parce que cela serait passé dans son inconscient, ce qu'il y a de plus fondamental à connaître dans les sciences, les méthodes. Ces méthodes et ces qualités de jugement s'appliquent aussi bien aux obligations courantes de la vie qu'à des entreprises scientifiques, industrielles ou commerciales.

Et telle est la force d'une bonne méthode qu'elle donne même aux esprits médiocres l'aptitude au travail utile. Un des déposants de l'enquête, M. Blondel, l'a fort bien marqué dans le passage suivant:

L'essor économique du peuple allemand est si inquiétant pour nous parce qu'il fait de l'industrie et de la science comme il fait de la guerre, en calculant tout d'avance, en apprenant aux étudiants si nombreux qui, après une bonne préparation générale, viennent fréquenter les laboratoires des Universités, non pas seulement la science faite, mais le métier de savant, métier qui ne s'improvise pas, qui exige un apprentissage, et que les dons naturels ne sauraient remplacer. Ce qui caractérise la production allemande, c'est que grâce à un enseignement mieux conçu que le nôtre, un grand nombre de travaux de détail, secondaires mais utiles, sont faits et bien faits par des jeunes gens médiocres, qui n'ont pas l'intelligence aussi vive que les nôtres, mais qui savent en définitive (façonnés par une meilleure formation) produire une somme plus considérable de travail utile.

La force de certaines usines allemandes, j'en ai visité cette année un bon nombre, c'est le caractère de laboratoires de recherches scientifiques qu'on a su leur donner[218].

[218] Enquête, t. II, p. 442. Blondel, ancien professeur à la Faculté de Lyon.

La conséquence finale de l'enseignement des Universités allemandes a été ce prodigieux essor de la science et de l'industrie, attribuée bien vainement à des laboratoires ne dépassant pas matériellement les nôtres, puisque nous les avons copiés. Cet essor est dû tout entier à des méthodes d'enseignement que nous n'avons pas su saisir. Grâce à elles les Allemands absorbent de plus en plus toutes les industries basées sur des méthodes scientifiques. Il faut aller en Allemagne pour trouver des usines d'électricité employant 17.000 ouvriers, des usines métallurgiques qui en occupent 40.000, des établissements capables de fournir 300 locomotives par an, des usines de produits chimiques fabriquant annuellement pour 1 milliard de produits[219]. Et la force de production de l'industrie allemande est telle que, pour éviter les droits de douane protecteurs, les patrons n'hésitent pas à aller établir des usines dans les pays étrangers. Il existe à Paris une fabrique allemande d'objectifs photographiques et microscopiques qui occupe déjà plus de 300 ouvriers, et dont les produits sont tellement supérieurs aux nôtres que, en quelques années, les objectifs français sont devenus invendables et ne sont plus utilisés que pour les instruments de pacotille.

[219] On trouvera tous les détails nécessaires dans les catalogues collectifs des industries de chimie et de physique allemandes de l'Exposition de 1900. Deux vol. in-8o.

Et pendant que se poursuit un si formidable mouvement, nos enfants continuent à apprendre les connaissances les plus futiles, enseignées de la plus futile façon. Ils préparent des examens et des concours, pendant que les autres peuples préparent leurs fils aux réalités de la vie. Vainement nous nous débattrons tant que nous ne comprendrons pas les causes de notre impuissance.

CHAPITRE VIII

L'Éducation des indigènes aux Colonies.

Exportées dans les colonies que nous gouvernons nos méthodes universitaires ont produit des conséquences encore plus lamentables qu'en France. Un de leurs premiers résultats a été de transformer en ennemis irréductibles tous les indigènes auxquels on les appliquait.

M. Paul Giran, administrateur en Indochine, a bien voulu consigner pour nous dans les pages qui vont suivre ce que devrait être notre enseignement aux colonies. Je lui laisse entièrement la parole maintenant:

L'expérience démontre que la plupart des peuples colonisateurs, la France notamment, ont échoué dans leurs tentatives d'éducation de races étrangères.

L'éducation de race à race ne peut se comprendre, qu'autant que l'éducatrice, faisant abstraction de son propre idéal, ne proposera qu'un idéal immédiatement accessible à son élève, c'est-à-dire un idéal de très peu supérieur à celui que l'élève a déjà pu lui-même concevoir, sous l'influence du milieu où il vit.

Or, en raison de certaines dispositions d'esprit particulières qui nous font considérer tous les peuples comme semblables à nous, l'éducation d'un peuple inférieur a toujours été synonyme d'assimilation. Éduquer une race signifie à nos yeux: modifier l'idéal social de cette race et lui proposer comme principe directeur notre propre idéal; on lui demande donc en réalité d'abandonner ses institutions, transformer ses mœurs, modifier sa mentalité, choses impossibles.

C'est en réformant les institutions que nous prétendons agir sur les esprits; c'est en agissant sur les esprits, par l'instruction, que nous prétendons former les caractères. Nous commençons la construction par le sommet. Nous agissons sur l'effet pour modifier la cause. Nous renversons l'ordre naturel.

Les résultats obtenus dans ces conditions ne peuvent être que négatifs. Nous allons le constater.

C'est une théorie admise par la plupart des peuples civilisés que l'éducation peut être donnée par l'instruction. Or, celle-ci s'adresse surtout à la mémoire; elle sert à meubler l'esprit, et peut, dans une certaine mesure, contribuer à former le jugement. Mais là s'arrête son action. L'instruction ne saurait servir à l'éducation morale. La morale n'est pas une affaire de mémoire ou de raisonnement. Or, c'est l'exemple et non le livre qui peut produire la formation d'habitudes morales. Aussi, le facteur le plus important de l'éducation morale est-il le milieu.

On commet donc une faute contre la logique naturelle si l'on veut, par la seule instruction, transformer les idées et les sentiments d'un peuple. Et la faute est double si cette instruction est dispensée en une langue étrangère à l'élève.

Il y a en effet derrière les vocables de toute langue, des idées et des sentiments que les mots étrangers ne permettent pas d'atteindre. A des mots même d'un usage général à tous les peuples, correspondent, suivant les latitudes ou les époques, des conceptions différentes. L'idéal de beauté est-il le même chez les Hottentots que chez les Chinois, les Japonais, le Français du moyen âge et le Français moderne? La bonté chrétienne a-t-elle rien de commun avec la bonté de l'Hindou ou du Musulman?

Lorsqu'un peuple emprunte, de gré ou de force, la langue d'un autre peuple, il peut en acquérir les mots, non les idées et les sentiments que ces mots sous-entendent.

L'évolution linguistique correspond à une lente transformation physiologique du cerveau. Or, le cerveau n'étant pas conformé de la même façon suivant les races, et le nombre de ses circonvolutions et son volume augmentant à mesure qu'on s'élève au point de vue intellectuel, on comprend qu'une langue supérieure ne puisse être adoptée par un peuple inférieur, sans être aussitôt déformée, c'est-à-dire adaptée à sa complexion mentale. Du latin importé chez les Gaulois est sorti le français; notre français importé aux Antilles est devenu le parler créole.

Ce qui précède permet de pressentir quels résultats peut donner l'instruction moderne dispensée à des peuples inférieurs en une langue européenne. Nous avons pu le constater bien des fois chez les Annamites.

L'Annamite, comme tout autre peuple, transforme, défigure toutes les idées étrangères, pour les adapter à sa mentalité; c'est une vérité que nous ne concevons aisément que lorsqu'il ne s'agit pas de nos propres idées. Nous admettons bien que l'Annamite ait pu déformer jusqu'à la rendre méconnaissable la doctrine bouddhique importée chez lui il y a plusieurs siècles; mais nous ne voulons pas convenir qu'il ne puisse s'assimiler les idées d'égalité, de liberté, de solidarité que nous avons, nous-mêmes, acquises depuis un siècle à peine.

Il serait intéressant, mais trop long, de montrer ici comment toutes ces idées se sont trouvées faussées dès qu'on a voulu les introduire en Annam. Notre culture intellectuelle ne convient en rien à la mentalité annamite; elle ne donnera jamais que des produits anormaux, parfois monstrueux; nos théories transplantées en Extrême-Orient ne pourront qu'y apporter tôt ou tard le trouble et la désorganisation.

On s'en est déjà rendu compte et on a dû enrayer le mouvement commencé. On a notamment supprimé l'Université indochinoise créée en 1906 qui comprenait diverses écoles supérieures de droit et d'administration, de sciences, de lettres, etc., et dont le but était «de répandre en Extrême-Orient, surtout par l'intermédiaire de la langue française, la connaissance des sciences et des méthodes européennes». Tout comme aux Indes, l'université indigène ne nous eût donné que des déclassés, des exaltés, des individus dangereux pour nous et pour leurs compatriotes. Notre colonie avait vite d'ailleurs éprouvé les premiers symptômes de cette malsaine effervescence des esprits!

Les peuples sont soumis à des évolutions déterminées par des lois précises, dont il leur est impossible de s'affranchir. C'est cependant un des traits particuliers de notre psychologie nationale que la croyance à la toute puissance des révolutions, des réformes a priori.

«Nous croyons, écrit M. Fouillée, qu'il suffit de proclamer des principes pour en réaliser les conséquences, de changer d'un coup de baguette la constitution pour métamorphoser lois et mœurs, d'improviser des décrets pour hâter le cours du temps. Article I, tous les Français seront vertueux; article II, tous les Français seront heureux.»


L'expérience a largement confirmé la règle précédemment établie: que l'éducation ne saurait être efficace lorsqu'elle ne se trouve pas en rapport avec les habitudes héréditaires de l'élève.

Dès lors comment éduquer utilement les indigènes? Nous devons nous occuper surtout de leur instruction.

Celle-ci ne porte ses fruits qu'autant qu'elle est convenablement adaptée à la mentalité de l'élève. A un peuple inférieur, une instruction élémentaire peut seule convenir. On ne se pénètre pas assez de cette vérité qu'il y a des peuples adultes et des peuples en bas âge, et que c'est seulement à la suite d'une longue évolution que les peuples de la dernière classe pourront monter à la première. Si l'on tient compte, en outre, des différences fondamentales qui, à degré égal de civilisation, séparent les peuples au point de vue mental, on comprend que l'instruction étrangère dispensée à un peuple donné doit, pour être rendue accessible, et pour amener un progrès certain, remplir des conditions nettement déterminées.

Nous écarterons tout d'abord de notre programme l'enseignement de la philosophie, de la morale, du droit, de la politique, etc...

Quel champ nous reste alors ouvert? Celui des sciences pratiques. Il est suffisamment vaste pour satisfaire notre désir de répandre l'instruction. De plus les sciences pratiques sont un excellent moyen d'éducation intellectuelle. C'est à l'école des réalités expérimentales, c'est avec elle, et non avec les livres qu'on forme véritablement les esprits.

Notre enseignement sera surtout technique et professionnel. Nous ferons ainsi de nos indigènes de bons auxiliaires.

La première école à créer dans un pays nouveau est donc une école professionnelle. Et son programme doit consister d'abord exclusivement à améliorer les méthodes employées dans le pays. En agriculture, par exemple, il sera, évidemment inutile, dans un pays tropical, d'enseigner aux élèves la culture des pays tempérés.

C'est un principe qu'il est bon d'énoncer malgré son évidence, notre tendance étant de donner l'enseignement pour lui-même et de faire apprendre ainsi à l'élève toutes sortes de choses dont il n'aura jamais à se servir plus tard.

Donc le premier effort d'éducation directe doit consister à améliorer la technique des métiers déjà existants, des petites industries locales. Et encore faut-il en cela beaucoup de discernement. Vouloir aller trop vite, agir inconsidérément, c'est détruire purement et simplement ce qu'on voulait améliorer. La déchéance actuelle des petites industries du Tonkin en est la preuve.

Pas de révolution et progresser lentement, telle doit être la devise de l'éducateur. Pour les professions nouvelles introduites dans le pays, il faut user des mêmes précautions que pour les professions déjà existantes: aller lentement toujours. Même si on se trouve en présence de peuples déjà civilisés, tels que les Hindous, les Annamites, les Arabes, il ne faut pas vouloir les transformer d'un seul coup en ingénieurs ou en médecins; mais commencer d'abord par en faire de bons mécaniciens ou de bons ouvriers.

Ainsi se trouvera préparé le terrain où pourra être jetée plus tard la semence d'une éducation plus élevée.

CHAPITRE IX

L'éducation par l'armée.

§ 1.—ROLE POSSIBLE DU SERVICE MILITAIRE DANS L'ÉDUCATION.

Nous avons montré que, si l'instruction universitaire est très faible, son éducation est tout à fait nulle. Or, dans l'évolution actuelle des civilisations, ce qu'il importe le plus de développer, ce sont surtout les qualités du caractère.

Sur la nullité de l'éducation donnée par l'Université, tout le monde, nous l'avons vu, est d'accord et l'on peut répéter aujourd'hui ce qu'écrivait, il y a déjà longtemps un ancien ministre de l'Instruction publique, Jules Simon.

Il n'y a plus d'éducation; on fait un bachelier, un licencié, un docteur, mais un homme, il n'en est pas question; au contraire, on passe quinze années à détruire sa virilité. On rend à la société un petit mandarin ridicule qui n'a pas de muscles, qui ne sait pas sauter une barrière, qui a peur de tout, qui, en revanche, s'est bourré de toutes sortes de connaissances inutiles, qui ne sait pas les choses les plus nécessaires, qui ne peut donner un conseil à personne, ni s'en donner à lui-même, qui a besoin d'être dirigé en toutes choses, et qui, sentant sa faiblesse et ayant perdu ses lisières, se jette pour dernière ressource au socialisme d'État.—Il faut que l'État me prenne par la main, comme l'a fait jusqu'ici l'Université. On ne m'a appris qu'à être passif. Un citoyen, dites-vous? Je serais peut-être un citoyen, si j'étais un homme.

Que l'on considère la valeur et le sort de l'individu ou la dignité et la destinée de la nation, écrivait récemment un autre Ministre de l'Instruction publique, M. Léon Bourgeois, le caractère pèse d'un bien autre poids que l'esprit. Qu'importe ce que sait un homme en comparaison de ce qu'il veut, et qu'importe ce qu'il pense au prix de ce qu'il fait[220].

[220] Léon Bourgeois. Instructions, etc., p. 183

Ce qui manque le plus aux Latins, ce sont les qualités qui font la force des Anglais: la discipline, la solidarité, l'endurance, l'énergie, l'initiative et le sentiment du devoir.

Ces qualités, non seulement l'Université ne les donne pas, mais son pesant régime les ôte à qui les possède.

Existe-t-il un moyen de faire des hommes de cette armée de bacheliers et de licenciés impuissants, ridicules et nuls que l'Université nous fabrique?

Étant donné que le régime universitaire n'est pas modifiable avec les idées latines actuelles et que tous les projets de réforme sont d'irréalisables chimères, il faut chercher ailleurs, mais ne chercher que dans le cycle des choses possibles, c'est-à-dire dans le cycle des choses ne heurtant pas trop le courant des opinions actuelles.

Or, ce moyen existe et il n'en existe qu'un seul. Aujourd'hui, la totalité de nos bacheliers et licenciés est obligée de faire un service militaire. L'armée pourrait les transformer, car elle est, ou au moins devrait être un centre éducateur par excellence. Elle peut devenir l'agent efficace du perfectionnement et du relèvement de la race française dégradée par l'Université. D'éminents officiers, tels que les généraux Bonnal et Galliéni, ont démontré expérimentalement de quel développement physique et moral est susceptible le soldat bien commandé.

Si l'on voulait compléter fort utilement la loi sur le service obligatoire de trois ans, obtenir un corps de sous-officiers excellent et réduire un peu le nombre écrasant des candidats fonctionnaires, il y aurait seulement à promulguer que, en dehors de quelques professions techniques—magistrats et ingénieurs, par exemple—nul ne pourra entrer dans une administration de l'État avant d'avoir été sous-officier pendant cinq ans. Après un an de surnumérariat, un bon sous-officier est parfaitement apte à remplir tous les emplois publics n'exigeant de lui que l'application des règlements, c'est-à-dire la très immense majorité de ces emplois.

Il faut bien reconnaître malheureusement que le service militaire a produit uniquement jusqu'ici chez les intellectuels une antipathie croissante pour l'armée, dont ils ne voient que les côtés gênants. L'expansion de tels sentiments parmi la masse populaire, qui fut seule pendant longtemps à subir les duretés nécessaires du régime militaire, marquerait la fin irrémédiable de la France comme nation. Ce sont les sentiments subsistant encore dans la foule, non intellectualisée, qui rendent possible le maintien de l'armée, dernier soutien d'une société en proie aux plus profondes divisions et prête à se dissocier suivant le rêve des socialistes.

La raison qu'on invoquait autrefois pour dispenser toute une classe de la nation du service militaire, c'est qu'il constituait une entrave aux études, mais personne n'a jamais pu fournir une seule preuve à l'appui d'une telle assertion. Durant leurs trois années de service militaire, les jeunes gens pourraient acquérir des qualités qui leur seraient bien autrement utiles au cours de la vie que ce qu'ils apprendraient dans leurs manuels pendant le même temps. Si d'ailleurs la raison invoquée était sérieuse, elle serait applicable à toutes les professions.

Personne, écrit M. Gouzy, ne s'est jamais informé si une interruption de trois ans dans leurs travaux ne diminuait pas la valeur professionnelle des charpentiers, des serruriers ou des laboureurs, catégorie de citoyens tout aussi intéressante dans une démocratie, que celle des avocats, des médecins ou des receveurs de l'enregistrement. On a accepté comme tout naturel le sacrifice qu'ils font à leur pays d'aptitudes acquises par un pénible apprentissage. On semble avoir dit, sans s'en soucier autrement: Si après trois ans de service militaire ils ont oublié leur métier, eh bien, ils le rapprendront.

§ 2.—LES CONSÉQUENCES SOCIALES DES ANCIENNES LOIS MILITAIRES.

La loi qui multipliait, il y a quelques années, le nombre des exemptés, a multiplié du même coup le nombre des diplômés. Elle a détourné des fonctions utiles l'élite de la jeunesse française pour la lancer dans des carrières ultra-encombrées et créer un nombre chaque jour plus grand de mécontents et de déclassés. Les documents statistiques fournis à ce propos devant la Commission d'enquête, et dont je vais reproduire quelques-uns, sont catégoriques.

La loi militaire de 1889 a supprimé le volontariat et a établi d'autres cas de dispense dont les conséquences sociales et économiques sont infiniment plus profondes.

... En France, sous une apparence trompeuse d'encouragement aux études spéciales, la loi militaire a nui profondément au commerce et à l'industrie. Elle a faussé nombre de vocations, elle a jeté dans certaines carrières, dites libérales, une foule de jeunes gens qui se seraient tournés, naturellement vers les professions productives.

... Pour la médecine, il y avait 590 docteurs en 1875, 591 en 1891, avant que la loi ait pu produire ses effets, et 1,202 en 1897[221].

[221] L'augmentation est analogue pour les docteurs en droit. Il y en avait 117 par an en 1889 et 446 en 1899, d'après le rapport de M. Raiberti.

«La dispense, telle que la loi de 1889 l'a comprise, écrit cet auteur, abaisse donc la valeur des examens ou la niveau d'entrée dans les grandes écoles. Elle encombre les carrières libérales et elle écarte des affaires, du commerce et de l'industrie, un grand nombre de jeunes gens qui y auraient réussi et qui échoueront ailleurs. Elle frappe donc le pays dans les forces vives de sa production.»

... A l'École des langues orientales, le nombre des élèves a décuplé en 14 ans, passant de 38 à 372. Je vous demande si ces jeunes gens, qui vont prendre là quelques notions de persan, de grec moderne, d'arménien, d'arabe ou de javanais, le font parce qu'ils seront consuls, drogmans, professeurs, traducteurs, ou parce qu'ils se fixeront dans le pays dont ils auront commencé d'apprendre la langue; non, c'est parce qu'ils cherchent la dispense de deux ans de service militaire.

... A l'École des Beaux-Arts, vous voyez le même phénomène d'afflux artificiel se produire: de 586 candidats à l'entrée, en 1890-1891, nous passons à 830 en 1896-1897; et, à la sortie, il y avait 20 dispensés en 1890, et, en 1897, il y en avait 78.

... A l'Institut agronomique, la situation est presque aussi extraordinaire qu'à l'École des langues orientales. L'Institut agronomique forme des ingénieurs agronomes, et je ne crois pas que notre agriculture ait besoin d'un nombre infini d'ingénieurs, elle a surtout besoin de gens qui apprennent l'agriculture par la pratique, il y avait 32 candidats à l'Institut agronomique à l'entrée en 1876; et en 1893, peu de temps après le vote de la loi militaire, il y en avait 348; et en 1896, il y en a encore 312.

... A l'École Centrale, phénomène analogue: en 1889, avant l'application de la loi militaire, il y avait 376 candidats, et en 1896 ce chiffre monte à 721. Et je vous demande si notre industrie a, d'après les chiffres que vous savez, profité en quoi que ce soit de cet afflux vers les écoles spéciales[222].

[222] Enquête, t. II, p. 89. Max Leclerc, chargé de missions scientifiques par le Gouvernement.

Le même auteur donne des chiffres analogues pour les écoles dites commerciales, écoles de théorie pure et dont le diplôme confère également la dispense. Le modeste et ignoré «Institut commercial de Paris», qui comptait dix candidats par an avant la loi, en a compté une centaine ensuite.

On voit à quel point le service militaire est redouté en France des classes lettrées. Ceux qui le fuient ne se doutent pas combien ils gagneraient à le subir. Certes, comme l'a dit justement un ministre de l'Instruction publique dans un discours, le but de l'enseignement classique devrait être de former une élite, car c'est cette élite qui fait la grandeur du pays, mais elle n'est apte à remplir son rôle que si son caractère est à la hauteur de son instruction. Pour pouvoir commander un jour, il faut d'abord qu'elle apprenne à obéir.

Elle doit avant tout acquérir l'esprit de solidarité et de discipline dont manquent si complètement les peuples latins. A l'armée, on apprend à se supporter, puis à s'aider et enfin à s'aimer. On apprend la discipline quand on en subit la nécessité. On apprend à se dominer et on acquiert le sentiment du devoir quand le milieu l'impose. Pour se discipliner soi-même, si on ne l'est pas héréditairement, il faut d'abord avoir été discipliné par d'autres. A la discipline externe la discipline interne succède bientôt par association inconsciente de réflexes. L'homme qui ne sait pas subir la première pour acquérir la seconde restera, dans le cours de sa vie, une insignifiante épave.

Le séjour au régiment, surtout quand le soldat passe quelque temps aux colonies, lui apprend bien autre chose encore. Il lui enseigne surtout à se «débrouiller», comme on dit vulgairement. On sait tout le parti qu'un général habile sut tirer à Madagascar de soldats transformés en colons comme les anciens légionnaires romains. Dans tous les pays du monde où l'on a eu occasion d'utiliser des soldats, on a été frappé des résultats qu'il est possible d'en tirer.

Pour ne citer qu'un fait, écrit M. Léon Chomé, dans la Belgique militaire, les chemins de fer qu'on a réussi à établir jusqu'ici en Afrique intertropicale anglaise, française, allemande, portugaise et surtout congolaise sont dus à des hommes appartenant à l'armée. Toutes les grandes missions scientifiques ont été confiées à des soldats. C'est donc sans doute que cette éducation militaire tant honnie des «intellectuels» a encore quelque vertu efficiente, et pour notre part nous le déclarons très nettement, cette éducation est restée la première de toutes, et elle le montre toutes les fois que l'occasion lui en est fournie; aussi bien dans les milieux éclairés que dans le milieu humble des travailleurs, où l'ancien bon soldat prime toujours.

§ 3.—LE ROLE ÉDUCATEUR DES OFFICIERS.

L'action tout à fait prépondérante que pourrait produire le service militaire universel a été signalée depuis longtemps par divers écrivains. Voici comment s'exprimait à ce sujet, il y a déjà plusieurs années, M. Melchior de Vogüé:

Le service militaire universel jouera un rôle décisif dans notre reconstitution sociale. Le legs de la défaite, le lourd présent de l'ennemi, peut être l'instrument de notre rédemption. Nous ne sentons aujourd'hui que ses charges; j'en attends des bénéfices incalculables: fusion des dissidences politiques, restauration de l'esprit de sacrifice dans les classes aisées, de l'esprit de discipline dans les classes populaires, bref de toutes les vertus qui repoussent à l'ombre du drapeau...

Malheureusement, les résultats obtenus n'ont répondu en aucune façon à ces espérances. Les écrivains militaires les plus autorisés commencent à le reconnaître. Il faut attribuer principalement les causes d'un tel échec à ce que les officiers ne sont nullement préparés au rôle d'éducateurs qu'ils devraient remplir. Le premier moyen de les y préparer consisterait à leur enseigner ce rôle, dans toutes les écoles militaires, à l'École supérieure de Guerre surtout. Le second, fort supérieur au précédent, est d'obliger tous les futurs officiers, ainsi d'ailleurs qu'on le fait à peu près maintenant, à servir d'abord comme simples soldats pendant un an. C'est uniquement en vivant parmi les hommes qu'ils réussiront à comprendre leur psychologie. Dans le rang, ils apprendront d'abord à obéir, seule façon d'arriver ensuite à commander.

Aujourd'hui, nos officiers ne saisissent pas encore très bien leur rôle d'éducateurs. Et, pour qu'il ne reste aucun doute sur ce point, je vais reproduire quelques passages des conférences faites à l'École de Saint-Cyr, avec approbation du ministre de la Guerre, par un professeur à cette École, M. Ebener. Elles sont exagérées peut-être mais pleines de très graves enseignements.

Le service obligatoire, en faisant passer toute la nation par les mains de l'officier, a grandi dans la mesure la plus large son rôle d'éducateur.

La préparation du corps d'officiers à ce rôle, sa formation morale, intéressent donc la société tout entière.

Il ne la remplit qu'imparfaitement, parce que, s'il y est apte, il n'y est nullement préparé, et que l'idée de sa mission sociale ne tient presque aucune place, ni dans son éducation, ni dans l'exercice de sa profession.

Nous sommes seuls à ne pas nous apercevoir que nous avons à côté de notre rôle de préparation à la guerre, à remplir une mission sociale d'une importance capitale, et qu'il nous appartient de contribuer à l'éducation de la démocratie. De là ce malentendu entre les classes intelligentes et le corps d'officiers, malentendu qu'il serait puéril de nier...

On pourrait s'attendre à retrouver dans le peuple la trace d'une influence heureuse et durable exercée par l'officier sur les jeunes Français qui, chaque année, lui passent par les mains. Il s'en faut malheureusement, et nous sommes obligés de constater que les résultats ne sont pas ce qu'ils pourraient être. En somme, ce que nous rendons au pays ne paraît pas valoir beaucoup mieux que ce que nous en avons reçu; dans le bain de l'armée, le fer ne se change pas en acier.

... Les officiers, dit-on, ne savent pas profiter des longues heures d'oisiveté dont jouissent les militaires—si toutefois c'est une jouissance de se traîner dans les rues ou d'errer dans les corridors des quartiers—et qui, mises bout à bout, forment un total respectable. Ils ne savent pas les employer en partie à cultiver l'esprit de leurs soldats, à façonner leur caractère, à transformer leurs âmes, à en faire, en un mot, des individualités solidaires et conscientes, à préparer à l'État des citoyens au courant de toutes leurs obligations sociales. Il n'y a que dans l'armée, ajoute-t-on, que se rencontre un pareil gaspillage de temps.

... Dans les régiments, la partie éducation se borne presque toujours à quelques théories, dites morales, prévues à l'avance comme toutes les autres parties du service.

... Les officiers espèrent sauvegarder leur supériorité en tenant l'homme à distance, en se renfermant dans une sorte de morgue indifférente.

Les généraux de notre glorieuse époque étaient loin d'avoir vis-à-vis de leurs compagnons d'armes la morgue et le dédain qu'affichent beaucoup trop de jeunes officiers de nos jours. Il est vrai que ceux-ci ont pour excuse de n'avoir fait que passer des examens à un âge où leurs anciens avaient gagné des batailles.

... Nous avons, nous, officiers, à remplir un devoir dont beaucoup d'entre nous ne se doutent même pas. Il n'est pas inutile de le rappeler, à notre époque où l'armée se dresse encore debout, mais où elle sent sa base entamée par les théories subversives, tel un phare dont les fondations sont minées par les flots.

... Le désir de paraître n'est pas le seul reproche qu'on fasse, dans l'armée, aux dernières générations d'officiers prises dans leur ensemble. On trouve le plus grand nombre d'entre eux trop personnels, trop occupés du culte de leur «moi».

... Un fait certain, c'est qu'on est assez mécontent, dans l'armée, de l'état d'esprit des jeunes officiers: on leur trouve trop de prétentions et pas assez de zèle, plus préoccupés de leur propre carrière que de l'accomplissement de leurs devoirs professionnels[223].

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