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Rob-Roy

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The Project Gutenberg eBook of Rob-Roy

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Title: Rob-Roy

Author: Walter Scott

Translator: A.-J.-B. Defauconpret

Release date: October 8, 2005 [eBook #16828]
Most recently updated: December 12, 2020

Language: French

Credits: Produced by Ebooks libres et gratuits (PhilippeC, Coolmicro and Fred); this text is also available at http://www.ebooksgratuits.com

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ROB-ROY ***

Produced by Ebooks libres et gratuits (PhilippeC, Coolmicro

and Fred); this text is also available at http://www.ebooksgratuits.com

Walter Scott

ROB-ROY

Publication en 1817 Traduction d'Auguste Defauconpret, publiée en 1830.

Table des matières

Avertissement de la première édition.
Introduction
Chapitre premier.
Chapitre II.
Chapitre III.
Chapitre IV.
Chapitre V.
Chapitre VI.
Chapitre VII.
Chapitre VIII.
Chapitre IX.
Chapitre X.
Chapitre XI.
Chapitre XII.
Chapitre XIII.
Chapitre XIV.
Chapitre XV.
Chapitre XVI.
Chapitre XVII.
Chapitre XVIII.
Chapitre XIX.
Chapitre XX.
Chapitre XXI.
Chapitre XXII.
Chapitre XXIII.
Chapitre XXIV.
Chapitre XXV.
Chapitre XXVI.
Chapitre XXVII.
Chapitre XXVIII.
Chapitre XXIX.
Chapitre XXX.
Chapitre XXXI.
Chapitre XXXII.
Chapitre XXXIII.
Chapitre XXXIV.
Chapitre XXXV.
Chapitre XXXVI.
Chapitre XXXVII.
Chapitre XXXVIII.
Chapitre XXXIX.

Avertissement de la première édition.

Quand l'éditeur des volumes suivants publia, il y a deux années environ, l'ouvrage intitulé l'Antiquaire, il annonça que c'était la dernière fois qu'il adressait au public des productions de ce genre. Il pourrait se prévaloir de l'excuse que tout auteur anonyme n'est qu'un fantôme, comme le fameux Junius; et qu'ainsi, quoiqu'il soit une apparition plus pacifique et d'un ordre moins élevé, il ne saurait être obligé de répondre à une accusation d'inconséquence. On peut trouver une meilleure apologie en imitant l'aveu du bon Benedict[1], qui prétend que, lorsqu'il disait qu'il mourrait célibataire, il ne pensait pas vivre jusqu'au jour où il serait marié. Ce qu'il y aurait de mieux, ce serait si, comme il est arrivé à quelques-uns de mes illustres contemporains, le mérite du livre pouvait absoudre l'auteur de la violation de sa promesse; sans oser l'espérer, il est seulement nécessaire de dire que ma résolution, comme celle de Benedict, a succombé à une tentation, ou du moins à un stratagème.

Voici à peu près six mois que l'auteur reçut, par l'intermédiaire de ses honorables libraires-éditeurs, un manuscrit contenant l'esquisse de cette nouvelle histoire, avec la permission, ou plutôt la prière, en termes flatteurs, de la rendre propre à être publiée. Les corrections et les changements qu'on le laissait libre de faire ont été si nombreux qu'outre la suppression de certains noms et d'événements trop près de la réalité, l'ouvrage peut bien être regardé comme entièrement recomposé. Plusieurs anachronismes se seront glissés probablement dans le cours de ces changements, et les épigraphes des chapitres ont été choisies sans aucun égard à la date supposée des événements. L'éditeur s'en rend donc responsable. D'autres erreurs appartenaient aux matériaux originaux, mais elles sont de peu d'importance. Si l'on voulait exiger une exactitude minutieuse, on pourrait objecter que le pont sur le Forth, ou plutôt sur l'Avondhu (rivière noire), près du hameau d'Aberfoïl, n'existait pas il y a trente ans. Ce n'est pas toutefois à l'éditeur d'être le premier à dénoncer ces fautes; il est bien aise de remercier ici publiquement le correspondant anonyme et inconnu auquel le lecteur devra la majeure partie de l'amusement que pourront lui procurer les pages suivantes.

1er décembre 1817.

Introduction

[…] Aucune introduction ne peut être mieux appropriée à ce roman que quelques détails sur le personnage singulier dont le nom lui sert de titre et qui, à travers la bonne et la mauvaise renommée, a conservé une importance remarquable dans les souvenirs populaires. Cette importance ne peut être attribuée à la distinction de sa naissance qui, bien que celle d'un gentilhomme, n'avait aucune illustration et lui donnait peu de droits à commander dans son clan; non plus que, malgré une vie agitée et remplie d'événements, ses hauts faits n'égalent ceux des autres pillards ou bandits qui ont acquis moins de renommée. Sa gloire vint en grande partie de ce qu'il habitait sur les limites des Hautes-Terres et qu'il joua au commencement du dix-huitième siècle les mêmes tours que ceux qu'on attribue généralement à Robin-Hood dans le Moyen Âge et cela à quarante milles de Glascow, grande ville de commerce et siège d'une savante université. Un homme qui réunissait les vertus sauvages, la politique la plus subtile et la licence sans bornes d'un Indien d'Amérique vivait en Écosse dans le siècle auguste de la reine Anne et de George Ier. Il est probable qu'Addison ou Pope n'auraient pas été peu étonnés s'ils eussent appris qu'il existait, dans la même île qu'ils habitaient, un personnage de la profession de Rob-Roy. C'est ce contraste frappant de la civilisation d'un côté des montagnes et des entreprises aventureuses et contraires aux lois qui étaient accomplies par un homme vivant du côté opposé de cette ligne imaginaire qui créa l'intérêt attaché à son nom; et même encore aujourd'hui: «Près et loin, à travers les vallons et les montagnes sont des êtres qui en attestent la vérité et s'animent comme le feu qu'on remue au seul nom de Rob-Roy.» (Wordsworth.) Rob-Roy possédait plusieurs avantages pour soutenir avec succès le rôle qu'il voulait jouer. Le plus grand était son intimité avec le clan Mac-Gregor dont il descendait: clan si fameux par ses infortunes et par l'indomptable énergie avec laquelle il se maintint uni en corps, malgré les lois qui poursuivaient avec la plus sévère rigueur ce nom proscrit. L'histoire de ce clan était celle de plusieurs autres dans les Hautes-Terres qui furent écrasés par des voisins plus puissants et forcés pour leur propre sûreté de renoncer à leur nom de famille et de prendre celui de leur vainqueur. Ce qu'il y a de plus particulier dans celle des Mac- Gregors, c'est leur obstination à conserver leur existence séparée et leur union comme clan, dans les circonstances les plus difficiles. […]

Le sept ou clan de Mac-Gregor prétend descendre de Gregor ou Gregorius, troisième fils, dit-on, d'Alpine, roi des Écossais, qui régnait vers l'an 787. Son origine patronymique est donc Mac- Alpine et on l'appelle communément le clan d'Alpine, nom que conservera une des tribus ou sous-divisions. C'est un des plus anciens des Hautes-Terres et nul doute qu'il ne soit d'origine celtique et qu'il n'eut à une époque des possessions très étendues dans le Perthshire et l'Argyleshire, auxquelles il continuait imprudemment à prétendre par le coir a glaive c'est-à-dire par le droit de l'épée. Vint un temps où les comtes d'Argyle et de Breadalbane essayèrent de faire comprendre les terres occupées par les Mac-Gregors dans ces chartes qu'ils obtenaient si facilement de la couronne, se constituant ainsi un droit légal, sans beaucoup d'égards pour la justice. Saisissant toutes les occasions d'empiéter sur les propriétés de leurs voisins moins civilisés, ils étendirent peu à peu leurs propres domaines sous le prétexte de concessions royales. Sir Duncan Campbell de Lochow, connu dans les Hautes-Terres sous le nom de Donacha-Dhu nan Churraichd, c'est-à-dire Duncan le Noir au Capuchon, parce qu'il avait la manie de porter une coiffure de ce genre eut, dit-on, de grands succès dans ces actes de spoliation sur le clan des Mac-Gregors.

Chassé injustement de ses possessions, le clan dévoué se défendit courageusement et souvent obtint quelques avantages dont il usa avec une grande cruauté. Cette conduite, quoique naturelle si l'on songe au pays et à l'époque, fut présentée avec art dans la capitale comme provenant d'une férocité indomptable à laquelle il n'y avait d'autre remède qu'une destruction totale.

Un acte du Conseil privé, à Stirling le 22 septembre 1563 sous le règne de la reine Marie, permet aux seigneurs les plus puissants et aux chefs des clans de poursuivre le clan Gregor avec le feu et l'épée: un acte semblable, en 1563, non seulement donne les mêmes pouvoirs à sir John Campbell de Glenorchy descendant de Duncan au Capuchon, mais défend aux sujets de la couronne de recevoir ou d'assister quelque individu que ce soit du clan Gregor, ou de lui procurer, sous n'importe quel prétexte, des habits ou de la nourriture.

L'assassinat commis en 1589 sur la personne de John Drummond de Drummond-Ernoch, garde de la forêt royale de Glenartney, est raconté ailleurs dans tous ses horribles détails. Le clan Mac- Gregor jura sur la tête sanglante et détachée du tronc qu'il ferait cause commune en avouant ce nouvel acte de cruauté. Il s'ensuivit un arrêté du Conseil privé qui dirigea une nouvelle croisade contre le «méchant clan Gregor qui continue de répandre le sang, de se livrer au massacre, au pillage et au vol». Dans ce document, des lettres de feu et d'épée (letters of fire and sword) sont prononcées contre eux pendant l'espace de deux années. Le lecteur trouvera les détails de ce fait dans l'Introduction de la Légende de Montrose de cette nouvelle édition. D'autres faits, et ils sont nombreux, prouvèrent le mépris des Mac-Gregors pour des lois dont ils avaient souvent ressenti la sévérité sans jamais en éprouver la protection. Quoiqu'ils fussent peu à peu privés de leurs possessions et de tous moyens ordinaires de se procurer des aliments, on ne pouvait supposer qu'ils se laissassent mourir de faim tant qu'il leur resterait les moyens de prendre à des étrangers ce qu'ils regardaient comme leur propre bien. Dès lors ils s'abandonnèrent au pillage et s'accoutumèrent à répandre le sang. Leurs passions étaient impétueuses, et avec un peu de ménagement de la part de leurs voisins les plus puissants, on aurait pu facilement les empêcher de commettre aucune des violences dont leurs rusés ennemis prirent avantage pour attirer sur ces hommes ignorants le blâme et le châtiment. […]

Malgré ces actes de rigueur, exécutés avec la même énergie qu'ils étaient donnés, quelques individus de ce clan conservèrent encore des propriétés, et le chef du nom, en 1592, est désigné comme Allaster Mac-Gregor de Glenstrae. C'était, dit-on, un homme brave et actif mais on apprend, par sa confession à l'heure de sa mort, qu'il fut engagé dans bien des querelles sanglantes dont une enfin devint fatale à lui et à une partie de sa suite: ce fut le célèbre combat de Glenfruin, près de l'extrémité sud-ouest du loch Lomond, dans les environs duquel les Mac-Gregors continuaient d'exercer beaucoup d'autorité par le coir a glaive, ou le droit du plus fort, dont nous avons déjà parlé.

Il y eut aussi de longues contestations entre les Mac-Gregors et le laird de Luss, chef de la famille de Colquhoun, puissante maison de la partie basse du loch Lomond. Les traditions des Mac- Gregors affirment que cette querelle s'éleva pour un sujet bien léger. Deux Mac-Gregors, étant surpris par la nuit, demandèrent asile dans une maison à un serviteur des Colquhouns; on leur refusa l'hospitalité et ils se réfugièrent dans un des bâtiments extérieurs, prirent un mouton de la bergerie, le tuèrent, en firent leur souper, puis offrirent, dit-on, d'indemniser le propriétaire. Le laird de Luss fit saisir les coupables et en vertu de cette justice sommaire dont les barons féodaux abusaient si aisément, ils furent condamnés et exécutés. Les Mac-Gregors citent à l'appui de ces détails un proverbe commun dans leur clan et qui maudissait l'heure où «le mouton noir à la queue blanche devint un agneau» (Mult dhu an carbail ghil). Pour venger cette insulte, le laird de Mac-Gregor rassembla trois ou quatre cents hommes et marcha vers Luss, des rives de Loch-Long, par un sentier appelé Raid na Gael, ou le Sentier du Montagnard.

Sir Humphrey Colquhoun reçut promptement avis de cette incursion et réunit des forces deux fois plus nombreuses que celles de ses adversaires; entre autres des gentilshommes du nom de Buchanan, des Grahames et autres nobles du Lennox, avec une troupe de citoyens de Dumbarton, sous le commandement de Tobias Smollet, magistrat ou bailli de cette ville et l'ancêtre de l'auteur célèbre du même nom.

Les deux partis se rencontrèrent dans la vallée de Glenfruin — la vallée du chagrin — nom qui semblait anticiper sur les événements de la journée, laquelle, fatale aux vaincus, devait l'être également pour les vainqueurs, «l'enfant qui n'était pas né du clan Alpine ayant eu sujet dans la suite de s'en repentir». Les Mac-Gregors, un peu découragés par l'apparition d'une force si supérieure à la leur, furent conduits à l'attaque par un voyant qui prétendait voir leurs principaux adversaires enveloppés dans leur linceul. Le clan chargea avec furie le front de l'ennemi tandis que John Mac Gregor, suivi d'une troupe nombreuse, faisait sur le flanc une attaque imprévue. Une grande partie de la force des Colquhouns consistait en cavalerie qui ne pouvait agir dans un terrain gras. On dit qu'elle disputa avec bravoure le champ de bataille et fut enfin complètement mise en déroute. Les fugitifs furent massacrés sans pitié, deux ou trois cents de ces malheureux restèrent sur la place. Si les Mac-Gregors ne perdirent, comme on l'assure, que deux hommes, ils avaient peu de motifs de se livrer à une semblable boucherie. On dit que leur fureur s'étendit jusque sur une troupe d'étudiants en théologie qui étaient venus imprudemment pour être témoins de l'action. Le fait paraît douteux parce que l'acte d'accusation contre le chef du clan n'en parle pas, non plus que l'historien Johnston et un professeur Ross qui écrivit une relation de la bataille vingt-neuf ans après qu'elle eût été donnée; et cependant il est attesté par les traditions du pays et par une pierre restée sur le lieu de combat qui est appelée Leck a Mhinisteir, la Pierre du Clerc ou du Ministre.

Les Mac-Gregors imputent cette cruauté à un seul homme de leur tribu, célèbre par sa force et sa taille, appelé Dugald Ciar-Mohr ou le Grand Homme couleur de Souris. Dugald était le frère de lait de Mac-Gregor et le chef lui avait confié la garde de ces jeunes gens en lui enjoignant de veiller à leur sûreté jusqu'à ce que le combat fût terminé. Soit qu'il craignît qu'ils ne lui échappassent, soit qu'il eût été offensé par quelque sarcasme lancé contre sa tribu, peut-être même simplement excité par la soif du sang, ce barbare, tandis que les siens poursuivaient les fuyards, égorgea ses prisonniers sans défense. Lorsque, à son retour, le chef demanda où étaient les jeunes gens, le Ciar-Mohr (prononcez Kiar) tira son épée sanglante et dit: «Demande à ceci que Dieu ait pitié de mon âme.» Ces derniers mots faisaient allusion à ceux que ses victimes avaient prononcés tandis qu'il les assassinait.

D'après cette version, il semblerait que cette horrible partie de l'histoire des Mac-Gregors est fondée sur un fait mais que le nombre des victimes du Ciar-Mohr a été exagéré dans les récits des Basses-Terres. Le bas peuple assure que leur sang ne put jamais s'effacer de la pierre. Mac-Gregor témoigna la plus grande horreur de cette action et reprocha à son frère de lait une atrocité qui allait inévitablement entraîner la destruction de son clan. Cet homme cruel qui était l'aïeul de Rob-Roy appartenait à la tribu de laquelle ce dernier descendait. Il est enterré dans l'église de Fortingal où l'on montre encore son tombeau couvert d'une large pierre. La force, le courage dont il était doué sont le sujet de plus d'une tradition.

Le frère de Mac-Gregor fut du petit nombre de ceux qui périrent dans l'action. On l'enterra près du champ de bataille et la place est marquée par une pierre grossière appelée la Pierre grise de Mac-Gregor.

Sir Humphrey Colquhoun, étant bien monté, se sauva dans le château de Banochar ou Benechra. Ce ne fut point pour lui une retraite sûre car quelque temps après il fut assassiné dans un des souterrains du château: les annales de la famille disent que ce fut par les Mac-Gregors mais d'autres traditions accusent les Macfarlanes.

La bataille de Glenfruin et la cruauté des vainqueurs dans la poursuite fut rapportée au roi Jacques VI, de la manière la plus défavorable aux Mac-Gregors, à qui leur réputation d'hommes braves mais indisciplinés ne pouvait que nuire dans cette occasion. Jacques put bientôt comprendre l'étendue du massacre; les veuves de ceux qui avaient perdu la vie, au nombre de deux cent vingt, en grand deuil, montées sur de blancs palefrois et portant chacune au bout d'une lance la chemise ensanglantée de leur mari, parurent à Stirling, en présence de ce monarque avide de semblables scènes, et demandèrent vengeance de la mort de leurs époux contre ceux qui les avaient réduites au désespoir.

Le moyen auquel on eut recours fut au moins aussi cruel que les atrocités qu'on avait l'intention de punir. Par un acte du Conseil privé, daté du 3 avril 1603, le nom de Mac-Gregor fut aboli et il fut ordonné à ceux qui l'avaient porté jusqu'alors de le changer pour d'autres surnoms, la peine de mort étant prononcée contre les récalcitrants; sous la même peine, tous ceux qui avaient pris part au combat de Glenfruin ou à quelque autre combat spécifié dans l'acte avaient défense de porter aucune arme, excepté le couteau pointu qui leur servait à prendre leurs repas. Par un acte subséquent, 24 juin 1613, la peine de mort fut aussi prononcée contre les gens de l'ancienne tribu de Mac-Gregor qui se réuniraient au nombre de plus de quatre. Ces arrêtés furent convertis par un acte du Parlement, 1617, chapitre 26, en lois qui frappèrent jusqu'à la génération suivante. On donna pour raison qu'un grand nombre des enfants de ceux contre lesquels les actes du Conseil privé avaient été prononcés approchaient alors de l'âge d'homme, et que leur permettre de reprendre le nom de leurs parents, c'eût été rendre au clan toute sa force première. […]

Les Mac-Gregors, malgré les lettres de feu et d'épée et les ordres d'exécution militaire si souvent prononcés contre eux par le corps législatif d'Écosse qui perdit dans cette occasion la conscience de sa dignité, pouvant à peine prononcer sans colère le nom du clan proscrit, les Mac-Gregors, disons-nous, ne montrèrent aucune disposition à se séparer. Ils se soumirent aux lois en ce qu'il s'agissait de prendre le nom des familles voisines parmi lesquelles ils vivaient pour devenir, suivant que l'occasion s'en présentait, des Drummonds, des Campbells, des Grahames, des Buchanans, des Stewarts ou autres; mais dans tous les cas où il s'agissait de se rallier d'intention ou de se donner des preuves d'attachement mutuel, ils restaient le clan Gregor, unis pour le droit ou pour l'injure, et menaçant d'une vengeance générale ceux qui commettraient quelque agression contre un individu de leur clan.

Ils continuèrent d'attaquer et de se défendre avec aussi peu de crainte qu'avant les lois qui ordonnaient leur dispersion, imparfaitement effectuée, comme il le paraît par le préambule du statut de 1633. Le chapitre 30 de ce statut dit que le clan Gregor, supprimé et forcé à la tranquillité par les soins du défunt roi Jacques d'éternelle mémoire, s'est de nouveau montré dans les comtés de Perth, de Stirling, de Clackmannan, de Monteith, de Lennox, d'Angus et de Hearns; pour laquelle raison il rétablit l'incapacité attachée au clan, et permet de créer une nouvelle commission pour faire exécuter les lois contre cette race rebelle.

Malgré l'extrême sévérité de Jacques Ier et de Charles Ier contre ce malheureux clan que la proscription rendait furieux et qui ensuite était puni pour céder à des passions excitées avec adresse, tous les Mac-Gregors s'attachèrent pendant la guerre civile à la cause de ce dernier monarque. Leurs bardes ont attribué cette conduite à un respect traditionnel pour la couronne d'Écosse, portée jadis par leurs ancêtres et ils en appellent à leurs armoiries qui consistent en un pin en sautoir avec une épée nue dont la pointe soutient une couronne royale. […]

À une époque plus rapprochée que ces temps mélancoliques (1651), nous voyons le clan Mac-Gregor réclamer les immunités des autres tribus, lorsqu'il est sommé par le Parlement d'Écosse de résister à l'invasion de l'armée républicaine. Le dernier jour de mars de la même année, une supplique au roi et au Parlement, de Callum Mac-Condachie Vich Euen et Euen Mac-Condachie Euen, en leur propre nom et au nom de tous les Mac-Gregors, apprend que, tandis qu'en obéissance aux ordres du parlement qui enjoignaient au clan de se réunir sous ses chieftains pour la défense de la religion, du roi et des royaumes les pétitionnaires avaient rassemblé leurs gens pour garder les sentiers à la tête de la rivière de Forth, ils furent arrêtés dans leur dessein par le comte d'Athole et le laird de Buchanan, lesquels exigeaient le service de plusieurs Mac- Gregors dans leur armée. Cette contestation était probablement due au changement de nom, le comte et le laird prétendant avoir le droit d'enrôler les Mac-Gregors sous leurs bannières comme des Murrays et des Buchanans. Il ne paraît pas que la pétition des Mac-Gregors qui demandaient qu'il leur fût permis de reconstituer leur clan ait reçu une réponse mais à la restauration, le roi Charles, dans le premier parlement écossais de son règne (statut 164, ch. 195), annula les différents actes portés contre ces malheureux, les rétablit dans le droit de porter leur nom de famille et autres privilèges communs à ses sujets, donnant pour raison de cette clémence que tous ceux qui étaient autrefois désignés sous le nom de Mac-Gregor avaient, pendant les derniers troubles, montré tant de loyauté et d'affection pour le roi que leur conduite effaçait leurs fautes passées et le souvenir des châtiments qu'ils avaient encourus. […]

Il ne paraît pas toutefois qu'après la Révolution les lois contre le clan aient été sévèrement exécutées, et dans la dernière moitié du dix-huitième siècle on les négligea tout à fait: des commissaires aux subsides qui portaient le nom proscrit de Mac- Gregor furent nommés, des décrets de la cour de justice furent prononcés, enfin des actes légaux conclus sous la même appellative. Néanmoins les Mac-Gregors, tant que ces lois n'eurent pas été révoquées, se résignèrent à la privation du nom qui était le leur par droit de naissance et firent même quelques tentatives dans le dessein d'en adopter un autre. Ceux de Mac-Alpine et de Grant furent proposés, mais on ne parvint pas à s'entendre et l'on se soumit au mal comme à une nécessité jusqu'au moment où un acte abolitif de toutes les dispositions pénales sous le poids desquelles l'ancien clan gémissait lui accorda une réhabilitation complète. Ce statut si bien mérité par les services de plus d'un gentilhomme Mac-Gregor, le clan s'en prévalut avec cet enthousiasme des temps passés qui les avait fait souffrir si cruellement d'une punition que la plupart des autres sujets du roi auraient regardée comme peu importante. […]

Ayant brièvement raconté l'histoire de ce clan qui présente un exemple intéressant du caractère indélébile du système patriarcal, l'auteur doit entrer dans quelques détails sur le personnage qui donne son nom à ce roman.

On a vu plus haut que Rob-Roy descendait de Ciar-Mohr, le Grand Homme couleur de Souris, que la tradition accuse d'avoir assassiné de jeunes étudiants à la bataille de Glenfruin. Sans nous engager, non plus que nos lecteurs, dans le labyrinthe d'une généalogie de montagnards, il suffira de dire qu'après la mort d'Allaster Mac- Gregor de Glenstrae, le clan, découragé par les persécutions continuelles de ses ennemis, n'avait pas osé se placer sous la domination d'un seul chef. Suivant les lieux de leur résidence et de leur descendance immédiate, les différentes familles étaient conduites et dirigées par des _chieftains, _ce qui, suivant l'acception des montagnes, signifie le premier d'une branche particulière d'une tribu, par opposition à _chef, _qui commande au clan entier.

La famille et les descendants de Dugald Ciar-Morh vivaient principalement dans les montagnes, entre le loch Lomond et le loch Katrine; elle y occupait des propriétés assez considérables, soit parce qu'elle y était soufferte, soit par le droit de l'épée, droit qu'il n'était jamais sûr de lui contester, ou par des titres divers qu'il serait inutile de détailler. Le fait est que ces Mac- Gregors vivaient dans ce lieu comme des gens que chacun désirait se concilier; leur amitié était nécessaire à la paix du voisinage, et leur assistance non moins désirable pendant la guerre.

Rob-Roy Mac-Gregor Campbell (il portait ce dernier nom en conséquence des actes du Parlement qui avaient aboli le sien) était le plus jeune fils de Donald Mac-Gregor de Glengyle; il avait été lieutenant-colonel (probablement au service de Jacques II), suivant l'assertion de sa femme, fille de Campbell de Glenfalloch. Sa qualification propre était d'Inversnaid mais il paraît qu'il avait quelques droits à la propriété de Craig- Royston, domaine de rochers et de bois situé à l'est du loch Lomond où ce lac magnifique se perd dans les sombres montagnes de Glenfalloch.

L'époque de sa naissance est incertaine mais on assure qu'il joua un rôle actif dans les scènes de guerre et de pillage qui succédèrent à la Révolution: la tradition affirme qu'il fut le chef d'une excursion illégale dans la paroisse de Kippen, située dans le Lennox et qui eut lieu dans l'année 1691. Peu sanglante puisque une seule personne y perdit la vie, les déprédations qui s'y commirent ne l'en firent pas moins désigner par le nom du _hers'ship _ou dévastation de Kippen. L'époque de sa mort est également inconnue mais comme on a dit qu'il a survécu à l'année 1733 et qu'il mourut fort avancé en âge, on peut supposer qu'il avait environ vingt-cinq ans à l'époque où la dévastation de Kippen eut lieu; ce qui mettrait sa naissance au milieu du dix- septième siècle.

Pendant les temps les plus paisibles qui succédèrent à la Révolution, Rob-Roy, ou Red-Robert, semble avoir exercé ses talents actifs qui n'avaient rien de médiocre comme conducteur ou marchand de bestiaux. On peut croire qu'à cette époque aucun habitant des Basses-Terres et à plus forte raison aucun marchand anglais ne s'avisait de conduire les siens dans les montagnes. Ces animaux donnaient lieu à un commerce très important et ils étaient escortés aux foires, sur les frontières des Basses-Terres, par les montagnards armés qui se conduisaient avec honneur et bonne foi envers leurs acheteurs du sud. Une querelle s'élevait-elle, les habitants des frontières qui avaient l'habitude d'approvisionner les marchés anglais trempaient leurs bonnets dans le plus prochain ruisseau et, l'entortillant autour de leurs mains opposaient leurs gourdins aux larges épées nues de leurs adversaires lesquels n'avaient pas toujours la supériorité. J'ai entendu dire à des personnes âgées qui avaient pris part à ces querelles que les montagnards y mettaient beaucoup de circonspection, ne se servant jamais de la pointe de leur épée, et moins encore de leurs pistolets ou de leurs poignards. Une écorchure ou un coup à la tête étaient promptement guéris; et comme le commerce était avantageux aux deux parties, ces légères escarmouches n'apportaient aucune interruption à la bonne harmonie. Il était surtout du plus haut intérêt pour les montagnards, dont les revenus territoriaux dépendaient entièrement de la vente des bestiaux noirs (les boeufs), et un marchand adroit et expérimenté non seulement retirait de grands profits de ses spéculations, mais encore en procurait à ses amis et à ses voisins.

Rob-Roy eut pendant plusieurs années beaucoup de succès dans cette branche de commerce et en s'attirant une confiance générale il se fit estimer dans le pays. Son importance augmenta par la mort de son père qui lui laissa, outre la tutelle de son neveu Gregor Mac- Gregor, la surveillance de sa propriété de Glengyle, double circonstance qui lui donna parmi le clan l'influence que devait avoir le représentant de Dougal Ciar. Or, une telle influence était d'autant plus grande que cette branche des Mac-Gregors semble avoir refusé l'obéissance à Mac-Gregor de Glencarnock, l'ancêtre du sir Evan Mac-Gregor actuel, et prétendu avec succès à une espèce d'indépendance.

Vers la même époque Rob-Roy acquit une nouvelle importance en achetant ou en affermant la propriété de Craig-Royston que nous avons déjà mentionnée. Dans ces jours prospères de son existence il était en grande faveur auprès de son plus proche et plus puissant voisin James, premier duc de Montrose, dont il reçut beaucoup de marques d'égards. Sa Grâce consentit à lui donner, ainsi qu'à son neveu, un droit de propriété sur les domaines de Glengyle et d'Inversnaid, qu'ils n'avaient jusqu'alors exploités qu'en qualité de tenanciers. Enfin le duc, dans l'intérêt du pays et de ses propres terres, soutint notre aventurier en lui prêtant une somme considérable afin de l'aider dans ses spéculations relatives au commerce des bestiaux.

Malheureusement ce commerce était sujet, comme il l'est encore, à de subites fluctuations et Rob-Roy, par suite d'une baisse soudaine et, comme l'ajoute une tradition favorable, par la mauvaise foi d'un associé appelé Macdonald auquel il avait imprudemment donné sa confiance et fait de fortes avances; Rob- Roy, disons-nous, devint insolvable. Il se cacha mais non pas les mains vides, si l'on en croit une sommation à comparaître lancée contre lui, et qui affirmait qu'il était porteur d'environ mille livres sterling extorquées de différents seigneurs ou gentilshommes sous prétexte de leur acheter des vaches dans les Hautes-Terres. Cette sommation parut en juin 1712 et fut plusieurs fois répétée. Elle fixe l'époque où Rob-Roy changea ses spéculations commerciales pour d'autres d'une nature très différente.

Il paraît que vers ce temps il quitta sa résidence ordinaire pour Inversnaid, à dix ou douze milles d'Écosse (le double en milles anglais) plus loin dans les montagnes et commença cette vie aventureuse qu'il continua jusqu'à sa mort. Le duc de Montrose qui se croyait trompé et joué employa tous les moyens en son pouvoir pour recouvrer son argent. Rob-Roy fut exproprié de ses terres, ses bestiaux et ses meubles furent saisis et vendus.

On dit que cette opération fut poursuivie avec la plus grande sévérité et que les suppôts de la loi qui ne sont pas ordinairement les personnes les plus polies insultèrent la femme de Mac-Gregor d'une manière qui aurait pu éveiller des sentiments de vengeance dans le coeur d'un homme plus patient. C'était une femme d'un caractère fier et hautain et il est assez probable qu'en voulant les troubler dans l'exercice de leurs fonctions elle aura excité leur colère bien que, pour l'honneur de l'humanité, on doive espérer que l'histoire qu'on rapporte est une exagération populaire. Quoi qu'il en puisse être, la douleur extrême qu'elle ressentit en se voyant expulsée des rives du loch Lomond se donna carrière dans un morceau de musique pour la cornemuse, bien connu encore aujourd'hui sous le nom de la Complainte de Rob-Roy.

On croit que le fugitif trouva un premier asile dans Glen-Dochart, sous la protection du comte de Breadalbane, car bien que, dans les temps les plus reculés, cette famille eût activement concouru à détruire les Mac-Gregors, elle donna souvent par la suite un abri à beaucoup d'entre eux. Le duc d'Argyle était aussi un des protecteurs de Rob-Roy, c'est-à-dire qu'il lui accordait le bois et l'eau, suivant l'expression des montagnards, — l'abri des forêts et l'eau des lacs d'un pays inaccessible.

Ambitieux de conserver ce qu'ils appelaient leurs suivants (gens engagés à leur service militaire), les gentilshommes des Highlands ne désiraient pas moins d'avoir à leur disposition des hommes d'un caractère résolu, en guerre avec le monde et avec les lois, et qui n'hésiteraient pas en temps et lieu à ravager les terres, à attaquer les fermiers d'un ennemi féodal, sans attirer la responsabilité sur leurs patrons. Les querelles entre les Grahames et les Campbells, pendant les guerres civiles du dix-septième siècle, avaient porté l'empreinte de l'inimitié la plus invétérée; la mort du grand marquis de Montrose d'un côté, la défaite d'Inverlochy et l'affreux pillage de Lorn de l'autre étaient des injures réciproques qui ne se pardonnent pas facilement: Rob-Roy était donc certain de trouver un refuge dans le pays des Campbells, d'abord parce qu'il avait pris leur nom comme lié par sa mère à la famille de Glenfalloch et comme ennemi de la maison rivale de Montrose. L'étendue des possessions d'Argyle et la facilité de s'y retirer en cas de danger favorisaient singulièrement son audacieux plan de vengeance, plan qui n'était rien moins qu'une guerre de pillage contre le duc de Montrose, qu'il regardait comme un des auteurs de son exclusion de la société, de la sentence de proscription prononcée contre lui, de la saisie de ses meubles, de l'adjudication de sa terre.

Il se disposa donc à employer tous les moyens en son pouvoir pour nuire au duc, à ses fermiers, à ses parents et à ses amis et, bien que ce cercle fût suffisamment étendu pour un pillage actif, Rob- Roy, qui s'était déclaré jacobite, prit la liberté d'envelopper dans sa sphère d'opération quiconque il lui plaisait de considérer comme partisan du gouvernement révolutionnaire ou de l'union des royaumes. Sous l'un ou l'autre de ces prétextes, tous ses voisins des Basses-Terres qui avaient quelque chose à perdre ou qui refusaient d'acheter sa protection par le paiement d'un tribut annuel étaient exposés à ses attaques. […]

Les habitudes et les opinions de ceux qui résidaient dans le voisinage des Hautes-Terres prêtaient aussi aux desseins de Rob- Roy un grand appui. La plupart, issus du clan de Mac-Gregor, réclamaient la propriété de Balquhidder et autres districts des Hautes-Terres, comme ayant fait partie autrefois des possessions de leur tribu, bien que des lois spoliatrices en eussent assuré la propriété à d'autres familles. Les guerres civiles du dix-septième siècle avaient familiarisé avec l'emploi des armes ces hommes naturellement braves et exaspérés par le souvenir de leurs souffrances. Le voisinage d'un district des Basses-Terres, riche en comparaison du leur, les poussait presque irrésistiblement à y faire des incursions et un assez grand nombre d'individus appartenant à d'autres clans, habitués à mépriser le travail et à braver le danger, se dirigèrent vers une frontière qui, n'étant point protégée, promettait une proie facile. L'état du pays, aujourd'hui si paisible, vérifiait alors cette opinion émise par le docteur Johnson que les districts les plus indisciplinés des montagnes étaient ceux qui touchaient le plus aux Basses-Terres. Il n'était donc pas difficile à Rob-Roy, descendant d'une tribu dispersée dans un tel pays, de tenir constamment occupée, de soutenir au moyen de ses opérations projetées une troupe redoutable.

Il semblait lui-même particulièrement destiné à la profession de déprédateur. Sa taille n'était pas des plus élevées mais sa force était extraordinaire, les deux plus grandes particularités de sa personne étaient la largeur de ses épaules et la longueur presque disproportionnée de ses bras, longueur si remarquable qu'il pouvait, dit-on, sans se baisser, attacher ses jarretières, que les montagnards placent à deux pouces au-dessous des genoux. Son visage était ouvert, mâle, sombre dans les moments du danger mais dans les jours de bonheur ses manières étaient franches et gaies. Ses cheveux, d'un roux foncé et très épais, tombaient en boucles autour de son visage. La coupe de ses vêtements laissait voir, comme de raison, les genoux et la partie supérieure des jambes: on m'a décrit ces dernières comme ressemblant à celles d'un taureau des montagnes, hérissées de poils roux, et annonçant une force musculaire comparable à celle de cet animal. À ces particularités n'oublions pas d'ajouter une grande adresse dans le maniement de l'épée des Hautes-Terres, talent dans lequel la longueur de son bras lui donnait un grand avantage et une connaissance parfaite de toutes les retraites du pays sauvage qu'il habitait ainsi que du caractère des différents individus, soit amis, soit ennemis, avec lesquels il pouvait entrer en relation.

Ses qualités morales ne semblaient pas moins favorables aux circonstances dans lesquelles il était placé. Bien qu'il descendît du farouche Ciar-Mohr, Rob-Roy n'hérita point de la cruauté de ses ancêtres; au contraire, il en évitait jusqu'à l'apparence. On assure qu'il ne répandit jamais le sang à moins d'une absolue nécessité. Son système de pillage, exécuté avec autant de hardiesse que de sagacité, était presque toujours couronné de succès, ses expéditions conduites avec la plus grande célérité. Semblable à Robin-Hood d'Angleterre, c'était un voleur doux et poli, et si d'une main il prenait aux riches, de l'autre il exerçait la libéralité envers les pauvres. Sous quelques rapports, cette conduite pouvait être politique mais les traditions générales du pays assurent qu'elle prenait sa source dans des motifs plus nobles. Tous ceux avec lesquels je me suis entretenu de lui et j'ai vu dans ma jeunesse des personnes qui avaient connu Rob-Roy personnellement, m'ont assuré que c'était un homme d'un caractère bienveillant et humain à sa manière.

Ses idées sur la morale étaient celles d'un chef arabe et résultaient naturellement d'une éducation sauvage. En supposant que Rob-Roy eût raisonné sur la carrière qu'il parcourait soit par choix, soit par nécessité, il se serait probablement donné le caractère d'un homme brave qui privé de ses droits naturels par la partialité des lois essayait de les maintenir par sa propre puissance. […]

Quelquefois Rob-Roy éprouvait des désastres et courait de grands dangers personnels. Dans une circonstance remarquable, il fut sauvé par le sang-froid de son lieutenant, Macanaleister, ou Fletcher, le _Little-John _de sa troupe, homme actif et qui jouissait d'une grande célébrité comme tireur. Il arriva que Mac- Gregor et sa bande furent surpris et dispersés par des forces supérieures; l'ordre avait été donné de «pourfendre et de renverser». Chacun veilla à son propre salut mais un hardi dragon s'attacha à Rob-Roy et l'ayant joint le frappa de sa large épée. Une plaque de fer que Mac-Gregor portait sous sa toque empêcha qu'il n'eût la tête fendue jusqu'à la mâchoire mais le coup fut assez fort pour le renverser par terre et il s'écria en tombant: «Ô Macanaleister, n'y a-t-il rien dans ton fusil?» Le soldat s'écria aussi au même instant: «Dieu me damne! ce n'est pas votre mère qui a tricoté votre bonnet de nuit.» Et il levait le bras pour frapper un second coup, lorsque Macanaleister fit feu. La balle lui perça le coeur.

Le portrait suivant de Rob-Roy est tracé par un homme de talent qui résidait dans le cercle de ces guerres de pillage et qui, en ayant probablement ressenti les effets, n'en parle pas avec cette indulgence que, vu leur caractère romantique, elles inspirent aujourd'hui.

«Cet homme (Rob-Roy Mac-Gregor) avait de la sagacité et ne manquait ni de politique ni d'adresse; s'étant abandonné à la licence, il se mit à la tête de tous les vagabonds et mauvais sujets de ce clan, vers l'extrémité occidentale de Perth et du Stirlingshire et ravagea toute l'étendue de ces contrées par ses vols et ses déprédations. Bien peu parmi ceux qui étaient à sa portée (c'est-à-dire à la distance d'une expédition nocturne) pouvaient se croire en sûreté, soit dans leurs personnes, soit dans leurs propriétés, s'ils ne lui payaient la taxe considérable et dégradante du black-mail (taxe des voleurs). Il agissait avec une telle audace qu'il commettait des vols, levait des contributions et soutenait des querelles à la tête d'un corps de troupes armées, en plein jour et à la face du gouvernement.

L'étendue et le succès de ces déprédations ne doivent pas paraître surprenants lorsqu'on songe qu'elles avaient pour théâtre un pays où les lois ne sont ni suivies ni respectées.

L'habitude générale de voler des bestiaux aveuglait jusqu'aux hommes des classes les plus élevées sur l'infamie de cette coutume et comme les propriétés consistaient principalement en troupeaux, ils devenaient de plus en plus rares. M. Graham ajoute:

«Par cette raison, il n'y a aucune culture, aucune amélioration du pâturage et, par la même cause, point de manufactures, enfin point de commerce, point d'industrie. Les femmes sont extrêmement fécondes, par conséquent la population nombreuse, et, dans l'état présent des choses, il n'y a pas dans ce pays de l'ouvrage pour la moitié des individus. Chaque village est rempli d'oisifs habitués aux armes et paresseux en tout, excepté lorsqu'il s'agit de dérober le bien d'autrui. Comme les _buddels _ou aquavitae houses (cabarets) se trouvent à chaque pas, ils passent leur temps dans ces maisons et très souvent ils y consomment les profits de leurs gains illicites. Là les lois n'ont jamais été exécutées ni l'autorité des magistrats établie, là l'officier civil n'ose point remplir ses devoirs et bien des villages sont à environ trente milles de l'autorité légale. Enfin il n'y existe ni ordre, ni autorité, ni gouvernement.

La rébellion de 1715 eut lieu peu de temps après que la célébrité de Rob-Roy se fut établie et dès lors ses opinions jacobites se trouvèrent en opposition avec la reconnaissance qu'il devait au duc d'Argyle pour sa protection indirecte. Le désir de mêler le bruit de ses pas au tumulte d'une guerre générale le porta à se joindre aux troupes du comte de Mar, quoique son protecteur fût à la tête d'une armée opposée aux insurgés des Hautes-Terres.

Les Mac-Gregors ou du moins un clan considérable d'entre eux et celui de Ciar-Mohr n'étaient pas, dans cette occasion, commandés par Rob-Roy, mais par son neveu dont nous avons déjà parlé, Gregor Mac-Gregor, autrement dit James Grahame de Glengyle et dont on se souvient mieux encore sous l'épithète gaélique de _Ghlune Dhu _ou Genou Noir, à cause d'une tache noire qui se trouvait sur un de ses genoux et que ses vêtements de montagnard laissaient voir. Il n'y a aucun doute que Glengyle, alors très jeune, n'ait, dans le plus grand nombre des cas, agi par les avis d'un chef aussi expérimenté que son oncle.

Les Mac-Gregors, assemblés en grand nombre, commencèrent à menacer les plaines vers l'extrémité la plus basse du loch Lomond. Ils s'emparèrent à l'improviste de tous les bateaux qui étaient sur le lac et, probablement pour quelque entreprise dans leur seul intérêt, les conduisirent par terre à Inversnaid, afin d'arrêter la marche d'un corps considérable de whigs des pays de l'ouest qui avaient pris les armes pour le gouvernement et se dirigeaient de ce côté.

Les whigs firent une excursion pour recouvrer leurs bateaux: leurs forces consistaient en volontaires de Paisley, Kilpatrick et autres lieux, qui, avec l'assistance d'un corps de matelots, remontèrent la rivière Leven dans de longs bateaux appartenant à un vaisseau de guerre alors à l'ancre dans la Clyde. À Luss, ils furent rejoints par sir Humphry Colquhoun et James Grant, son beau-fils, accompagnés de leur suite, revêtus de l'habit montagnard de l'époque, lequel est décrit d'une manière pittoresque. Les deux partis se rencontrèrent à Craig-Royston mais les Mac-Gregors n'offrirent point le combat. Si nous devons en croire les détails de l'expédition donnés par l'historien Rae, les whigs sautèrent à terre avec la plus grande intrépidité; aucun ennemi ne se présenta pour s'opposer à leur débarquement et par le bruit de leurs tambours qui résonnaient constamment, par la décharge de leur artillerie et autres armes à feu, ils terrifièrent les Mac-Gregors qui ne sortirent de leurs retraites que pour regagner en désordre le camp général des montagnards à Strath-Fillan. Les habitants des Basses-Terres rentrèrent donc en possession des bateaux à grands frais de bruit et de courage mais sans avoir couru de grands dangers.

Après cette absence momentanée de ses anciennes retraites, Rob-Roy fut envoyé par le comte de Mar à Aberdeen pour soulever, à ce que l'on croit, une partie du clan Gregor qui est établie dans ce pays. Ces hommes, issus de sa propre famille (la race de Ciar- Mohr), étaient les descendants d'environ trois cents Mac-Gregors que le comte de Murray, vers l'an 1624, leva dans ses domaines du Monteith pour s'opposer à ses ennemis les Mac-Intoshs, race aussi fière et aussi turbulente que celle des Mac-Gregors eux-mêmes. […]

Nous avons déjà dit que l'attitude de Rob-Roy pendant l'insurrection de 1715 fut très équivoque, sa personne et sa suite étant dans l'armée des Hautes-Terres tandis que son coeur semblait être avec le duc d'Argyle. Cependant les insurgés furent obligés de se fier à lui comme à leur seul guide lorsqu'ils marchèrent de Perth vers Dumblane, dans l'intention de traverser le Forth à l'endroit qu'on appelle les gués de Frew et quoiqu'ils fussent convaincus qu'il ne méritait pas leur confiance.

Ce mouvement des insurgés vers l'ouest amena la bataille de Sheriff-Muir, bataille restée sans résultats décisifs immédiats mais dont le duc d'Argyle sut recueillir tous les avantages. On doit se souvenir que l'aile droite des montagnards y renversa et tailla en pièces l'aile gauche d'Argyle tandis que l'aile gauche de l'armée de Mar, composée des clans Stewart, Mackenzie et Cameron, était en déroute complète. Dans cette affreuse bagarre Rob-Roy conserva son poste sur une montagne au centre de la position que les habitants des Hautes-Terres avaient choisie, et, bien que, assure-t-on, une attaque de sa part aurait décidé de la journée, on ne put le déterminer à charger l'ennemi. Malheureusement pour les insurgés la conduite d'une bande de Macphersons avait été confiée à Mac-Gregor, car le chef naturel de ce clan, vu son âge et ses infirmités, se trouvait incapable de se mettre à leur tête. Il se reposait de ce soin sur son héritier, Macpherson de North, et ainsi cette tribu ou du moins une partie, fut incorporée avec celle de ses alliés les Mac-Gregors. Tandis que Rob-Roy laissait écouler dans l'inaction le moment favorable pour l'attaque, il reçut de Mar l'ordre formel d'avancer; mais il répondit froidement: «Non, non, s'ils ne peuvent vaincre sans moi, ils ne le pourront pas plus avec moi.» Un des Macphersons, nommé Alexandre, qui professait l'état primitif de Rob-Roy, c'est-à-dire celui de conducteur de bestiaux, mais homme d'un grand courage, indigné de la conduite de son chef momentané, jeta son plaid, tira sa claymore et appelant ses compagnons: «Ne supportons pas davantage une telle honte, s'écria-t-il; s'il refuse de vous conduire, je me charge de le faire.»

Rob-Roy répondit avec un grand sang-froid: «S'il était question de conduire des boeufs et des vaches des Hautes-Terres, Sandie, je m'en rapporterais à votre supériorité mais il s'agit de conduire des hommes, et en cela je suis certainement meilleur juge que vous.»

«S'il était question de conduire des boeufs de Glen-Eigas, répliqua le Macpherson, Rob-Roy ne songerait point à rester le dernier, mais à marcher en tête.»

Irrité de ce sarcasme, Mac-Gregor tira sa claymore et les deux montagnards en seraient venus aux mains si de part et d'autre leurs amis n'eussent rétabli la paix. Toutefois, le moment opportun était passé et Rob-Roy, qui ne perdait jamais de vue ses intérêts particuliers, permit à sa suite de dépouiller les morts des deux partis.

L'auteur de la belle ballade satirique sur la bataille de Sheriff- Muir n'a point oublié de stigmatiser la conduite de notre héros dans cette occasion remarquable:

«Rob-Roy, sur le haut d'une montagne, guettait l'instant de s'emparer du butin; il paraît qu'il n'était pas venu pour autre chose, car il ne quitta point le lieu où il était caché avant que la bataille fût finie.» (Jacobits relics)

Malgré l'espèce de neutralité de Rob-Roy pendant le cours de la rébellion, il n'échappa point à quelques-unes des punitions infligées à ceux qui en avaient fait partie; il fut compris dans l'acte d'_attainder _et la maison de Breadalbane, qui était son refuge, fut brûlée par lord Cadogan lorsque ce général traversa les Hautes-Terres pour désarmer et punir les clans insurgés. Mais, se rendant à Inverary avec environ quarante ou cinquante hommes de sa suite, Rob-Roy, par une apparente soumission, se concilia les bonnes grâces et la protection du colonel Patrick Campbell de Finnah. Étant ainsi à peu près à l'abri du ressentiment du gouvernement, Rob-Roy établit sa résidence à Craig-Royston, près du loch Lomond, au milieu de ses propres parents et ne perdit point de temps pour rallumer sa querelle particulière avec le duc de Montrose. Dans ce dessein, il rassembla autant de fantassins qu'il en eût jamais commandé car il se faisait suivre constamment par une garde de dix ou douze hommes d'élite qu'il lui aurait été facile d'élever jusqu'à cinquante ou soixante.

De son côté, le duc de Montrose employa tous les moyens possibles pour détruire son importun adversaire; Sa Grâce s'adressa au général Carpenter et trois corps de troupes reçurent l'ordre de se diriger sur Glascow, Stirling et Finlarig, près de Killin. M. Graham de Killearn, l'homme d'affaires du duc, son parent et en même temps shérif-député du comté de Dumbarton, accompagna les troupes afin qu'elles pussent agir avec la sanction de l'autorité civile et avoir un guide fidèle à travers les montagnes. Ces différentes colonnes avaient le projet d'arriver en même temps dans le voisinage de la résidence de Rob-Roy et de surprendre ce rebelle ainsi que sa suite; mais des pluies abondantes, la difficulté des routes et les intelligences au moyen desquelles le proscrit connaissait leur marche trompèrent leurs combinaisons. Les troupes, trouvant les oiseaux envolés, s'en vengèrent en détruisant le nid. On brûla la maison de Rob-Roy mais non impunément car les Mac-Gregors, cachés parmi les buissons et les rochers, firent feu sur les troupes et tuèrent un grenadier.

Rob-Roy se vengea par un singulier acte d'audace de la perte qu'il venait d'essuyer. Vers le milieu de novembre 1716, le même John Graham de Killearn dont nous venons de parler s'était rendu dans un lieu appelé Chapel-Errock où les fermiers du duc devaient de leur côté se réunir pour le paiement des rentes. John Graham avait déjà reçu d'eux environ trois cents livres lorsque Rob-Roy entra dans l'appartement à la tête d'une troupe armée. Le fidèle homme d'affaires espéra sauver l'argent de son maître en jetant les livres de compte et l'argent dans un grenier, croyant qu'ils ne seraient point aperçus, mais le pillard expérimenté ne pouvait être facilement trompé lorsqu'un tel objet était le but de ses recherches: il trouva les livres et l'argent, se mit tranquillement à la place du receveur, examina les comptes, mit les rentes dans sa poche et donna des reçus au nom du duc disant qu'il compterait avec Sa Grâce pour les dommages qu'elle lui avait fait essuyer et dans lesquels il comprenait l'incendie de sa maison par le général Cadogan et la dernière expédition contre Craig-Royston, puis il ordonna à M. Graham de le suivre. Il ne paraît pas qu'il usât envers lui de rudesse ou de violence bien qu'il l'informât qu'il le regardait comme un otage et qu'il le menaçât de mauvais traitements en cas qu'il fût suivi de trop près. On cite peu de faits aussi audacieux. Après un voyage rapide (pendant lequel M. Graham semble ne s'être plaint que de la fatigue), Rob-Roy emmena son prisonnier dans une île sur le lac Katrine et le força d'écrire au duc pour lui annoncer que sa rançon était fixée à trois mille quatre cents marcs, cette somme étant le surplus que Mac-Gregor prétendait lui être dû, déduction faite de ce qu'il avait pris.

Néanmoins, après avoir retenu M. Graham cinq ou six jours dans l'île, qui est encore appelée aujourd'hui la prison de Rob-Roy et qui ne devait point être un logement agréable pendant les nuits de novembre, le proscrit, désespérant d'obtenir de plus grands avantages de son entreprise téméraire, laissa son prisonnier partir avec les livres de compte et les reçus des fermiers, prenant bien soin de conserver l'argent. […]

Ce n'était pas comme déprédateur de profession que Rob-Roy conduisait ses opérations mais bien à titre de suppôt du gouvernement. Suivant la phrase écossaise «il levait le black- mail». La nature de ces contrats a été décrite dans le roman et dans les notes de _Waverley. _Le portrait que M. Graham Gartmore trace de Rob-Roy trouve ici naturellement sa place.

La confusion et les désordres du pays étaient si grands et le gouvernement si négligent que les gens tranquilles étaient obligés d'acheter leur sûreté par les honteux contrats du _black-mail. _La personne qui entretenait des rapports avec les déprédateurs assurait les terres contre leurs incursions, moyennant une certaine rente annuelle; elle employait une partie de ces fonds à recouvrer les bestiaux volés, une autre à payer ceux qui les volaient afin de rendre nécessaire le contrat du _black-mail. _Les domaines des gentilshommes qui se refusent à ce pacte sont livrés au pillage afin de forcer ces propriétaires à rechercher protection. Les chefs s'appellent capitaines du guet, et leurs bandits prennent le même nom. Ce titre leur donne une espèce d'autorité pour traverser le pays et leur accorde la facilité de commettre tout le mal possible. Ces troupes, dans toute l'étendue des Hautes-Terres, forment un corps considérable d'hommes habitués dès leur enfance aux plus grandes fatigues, et très capables, lorsque l'occasion s'en présente, de faire l'office de soldats. […]

Ce fut peut-être vers la même époque que, par une marche rapide dans les montagnes de Balquhidder, à la tête d'un corps de ses propres fermiers, le duc de Montrose surprit Rob-Roy et le fit prisonnier. On le mit en croupe derrière un des gens du duc nommé James Stewart, et on l'attacha autour de cet homme avec une sangle de cheval. James Stewart était le grand-père de l'homme intelligent du même nom qui tenait, il y a peu de temps, une auberge dans les environs du lac Katrine et servait de guide au voyageur dans cette belle et pittoresque contrée. C'est de lui que j'ai appris cette circonstance, longtemps avant qu'il tînt une auberge et lorsqu'il ne servait encore de guide qu'aux chasseurs de gelinottes. C'était le soir (pour finir l'histoire) et le duc était pressé de loger en lieu sûr le prisonnier dont il avait eu tant de peine à s'emparer. En traversant le Teith ou le Forth, j'ai oublié lequel, Rob-Roy saisit l'occasion de conjurer Stewart, au nom de leur ancienne liaison et de leur bon voisinage que rien n'avait jamais troublés, de lui donner quelque chance d'échapper au malheur qui l'attendait. Stewart, touché de compassion, peut- être mû par la crainte, lâcha la sangle et Rob-Roy, glissant de la croupe du cheval, plongea, nagea et se sauva à peu près comme il est dit dans le roman. Lorsque Stewart arriva à terre, le duc lui demanda précipitamment ce qu'était devenu son prisonnier, et comme aucune réponse satisfaisante ne lui était donnée, il soupçonna Stewart d'être de connivence avec le proscrit et tirant un pistolet d'acier de sa ceinture il le renversa d'un coup sur la tête, blessure de laquelle, assurait son petit-fils, il ne s'était jamais entièrement rétabli. Le succès répété de ces fuites heureuses rendit Rob-Roy fanfaron et mauvais plaisant; il écrivit au duc, en style moqueur, un cartel qui circula parmi ses amis, et dont ils s'amusaient lorsqu'ils étaient à boire. Il est écrit d'une bonne main, l'orthographe et l'histoire n'y sont pas trop maltraitées. Nos lecteurs du sud doivent être avertis que c'était une boutade, un _quiz _enfin, de la part du proscrit, qui avait trop de sagacité pour proposer réellement une telle rencontre. […]

Rob-Roy, à mesure qu'il avança en âge, prit des habitudes plus paisibles et son neveu Ghlune Dhu ainsi que la plus grande partie de sa tribu renonça aux querelles avec Montrose, par lesquelles son oncle s'était distingué, la politique de cette grande famille étant alors de s'attacher cette tribu sauvage par la douceur plutôt que de suivre les mesures de violence auxquelles on avait eu en vain recours. Des fermes à une rente modérée furent accordées à plusieurs des Mac-Gregors qui en avaient jadis possédé dans les propriétés des Hautes-Terres du duc mais simplement à titre de jouissance; et Glengyle (ou Genou Noir), qui continuait d'exercer les droits de collecteur de _black-mail, _se donnait le titre de commandant de l'armée du guet des Hautes-Terres au service du gouvernement. On dit qu'il s'abstint formellement des déprédations illégales de son parent. Ce fut probablement après que cette tranquillité temporelle eut été obtenue que Rob-Roy songea à ses intérêts spirituels. Il avait été élevé dans la religion protestante et professait depuis longtemps la croyance qu'elle enseigne mais dans ses dernières années il embrassa la foi catholique romaine, peut-être d'après les principes de mistress Cole — c'était une religion consolante pour une personne de sa profession. On dit qu'il allégua comme cause de sa conversion le désir d'être agréable aux membres de la noble famille de Perth alors stricts catholiques. Ayant pris, ajoutait-il, le nom du duc d'Argyle, son premier protecteur, il ne pouvait plus rien faire qui fût digne d'être apprécié par le comte de Perth, si ce n'était d'adopter sa religion. Lorsque Rob-Roy était pressé sur ce sujet, il ne prétendait pas justifier tous les préceptes du catholicisme et reconnaissait que l'extrême-onction lui avait toujours semblé une grande perte d'huile. […]

Cet exploit fut probablement un des derniers de Rob-Roy. L'époque de sa mort n'est pas connue avec certitude mais on assure généralement qu'il vécut au-delà de l'année 1738 et qu'il mourut âgé. Lorsqu'il s'aperçut que sa fin approchait, il exprima sa contrition sur quelques particularités de sa vie. Sa femme s'étant mise à rire de ces scrupules de conscience et l'exhortant à mourir en homme comme il avait vécu, il lui reprocha la violence de ses passions et les conseils que souvent elle lui avait donnés. «Vous avez semé la brouillerie entre moi et les meilleures gens de ce pays, lui dit-il, et maintenant vous voudriez me rendre l'ennemi de Dieu même.»

Il existe une tradition non incompatible avec la première, si l'on apprécie à sa juste valeur le caractère de Rob-Roy. Sur son lit de mort, il apprit qu'un de ses ennemis demandait à lui rendre visite. «Levez-moi, dit-il; jetez mon plaid autour de moi, apportez-moi ma claymore, ma dague et mes pistolets: il ne sera jamais dit qu'un ennemi ait vu Rob-Roy Mac-Gregor sans défense et désarmé.» La personne qui avait désiré le voir était un des Mac- Larens dont nous avons déjà fait mention et dont nous reparlerons plus tard; il entra, fit les compliments d'usage et s'informa de la santé de son formidable voisin. Rob-Roy, pendant cette courte entrevue, conserva, dit-on, une dignité froide, et aussitôt que l'étranger eut quitté sa maison, il dit: «Maintenant tout est fini; que le joueur de cornemuse fasse entendre l'air ha til mi tulidh (nous ne reviendrons plus).» Et il expira, dit-on, avant que le chant funèbre fût terminé.

Cet homme extraordinaire mourut dans son lit, en sa propre maison, dans la paroisse de Balquhidder; il fut enterré dans le cimetière de la même paroisse où sa pierre funéraire se distingue seulement par une large épée grossièrement sculptée.

Le caractère de Rob-Roy est un composé de contrastes; sa sagacité, sa hardiesse, sa prudence, qualités si nécessaires au succès des armes, devinrent en quelque sorte des vices par la manière dont il les employa. Son éducation néanmoins excuse une partie de ses transgressions continuelles contre la loi. Quant à ses tergiversations en politique, il pouvait, à cette malheureuse époque, s'appuyer de l'exemple d'hommes plus puissants et moins excusables que lui, pauvre proscrit, en devenant le jouet des circonstances. D'un autre côté, il pratiqua des vertus d'autant plus méritoires qu'elles semblaient opposées à la position où il s'était placé. Poursuivant la carrière de chieftain pillard, ou, pour nous servir d'une phrase plus moderne, de capitaine de banditti, Rob-Roy fut modéré dans ses vengeances et humain dans ses succès. Sa mémoire n'est chargée d'aucune cruauté et il ne fit répandre le sang que dans les batailles. Ce formidable proscrit était l'ami du pauvre et autant qu'il le pouvait l'ami de la veuve et de l'orphelin. Sa parole était sacrée et il mourut pleuré dans son pays sauvage où les esprits n'étaient pas suffisamment éclairés pour juger sainement de ses erreurs et où il y avait des coeurs reconnaissants de sa bienfaisance. […]

WALTER SCOTT.

Chapitre premier.

Quel est mon crime, hélas! pour être ainsi puni?
Non, je n'ai plus d'enfants, et quant à celui-ci,
Il ne l'est plus, ingrat! — Qu'il craigne ma colère
Celui qui sans remords affligea ton vieux père
En te changeant ainsi! — Voyager! — À son tour
J'enverrai voyager mon cheval quelque jour.

MONSIEUR THOMAS.

Vous m'avez engagé, mon cher ami, à profiter du loisir que la Providence a daigné m'accorder au déclin de mes jours, pour tracer le tableau des vicissitudes qui en ont marqué le commencement. Ces aventures, comme vous voulez les appeler, ont laissé dans mon esprit un souvenir mélangé de plaisirs et de peines, auquel se joint un sentiment bien vif de reconnaissance et de respect pour le souverain arbitre des destinées humaines, dont la main bienfaisante a guidé ma jeunesse à travers tant de risques et de périls, de manière que le contraste me fait encore mieux goûter le prix de la tranquillité dont il a couronné ma vieillesse. Je suis même porté à croire, comme vous me l'avez dit si souvent, que le récit des événements qui me sont arrivés au milieu d'un peuple dont les moeurs et les habitudes sont encore voisines de l'état primitif des hommes, aura quelque chose d'intéressant pour quiconque aime à entendre un vieillard raconter une histoire d'un autre siècle.

Vous devez néanmoins vous rappeler que le récit fait par un ami à son ami perd la moitié de ses charmes quand il est confié au papier, et que les événements que vous avez écoutés avec intérêt, parce qu'ils étaient racontés par celui qui y jouait un rôle, vous paraîtront peu dignes d'attention dans la retraite de votre cabinet; mais votre vieillesse plus verte que la mienne, et votre robuste constitution, vous promettent, selon toutes les probabilités humaines, une plus longue vie que la mienne. Reléguez donc ces feuilles dans quelque secret tiroir de votre bureau, jusqu'à ce que nous soyons séparés l'un de l'autre par un événement qui peut arriver à toutes les heures, et qui arrivera immanquablement au bout d'un petit nombre d'années. Quand nous nous serons dit adieu dans ce monde, pour nous revoir, j'espère, dans un autre meilleur, vous chérirez, j'en suis sûr, plus qu'elle ne le méritera, la mémoire de votre ami; et, dans tous les détails que je vais transcrire, vous trouverez un sujet de réflexions mélancoliques, mais non désagréables.

Il en est d'autres qui lèguent leur portrait aux confidents de leurs coeurs. Je vous remets entre les mains une fidèle copie de mes pensées et de mes sentiments, de mes bonnes qualités et de mes défauts, et j'espère que les étourderies et les inconséquences de ma jeunesse éprouveront de votre part la même indulgence que vous avez souvent montrée pour les erreurs d'un âge plus mûr.

Un grand avantage que je trouve à vous adresser ces mémoires, si je puis donner un nom si imposant à ce manuscrit, c'est qu'il m'est inutile d'entrer pour vous dans bien des détails qui ne feraient que retarder des objets d'un plus grand intérêt. Parce que j'ai devant moi plume, encre et papier, et que vous êtes décidé à me lire, faut-il que j'abuse de cela pour vous ennuyer à loisir? Je n'ose pourtant vous promettre de ne pas profiter quelquefois de l'occasion si attrayante, qui m'est offerte, de vous parler de moi et de mes affaires, même en vous rappelant des circonstances qui vous sont parfaitement connues. Le goût des détails, quand nous sommes nous-mêmes le héros de l'histoire que nous racontons, nous fait oublier souvent que nous devons prendre en considération le temps et la patience de ceux à qui nous nous adressons; c'est là un charme qui égare les auteurs les meilleurs et les plus sages. Je ne veux que vous citer l'exemple singulier que l'on en trouve dans la forme de cette édition rare et originale des Mémoires de Sully, qu'avec la petite vanité d'un amateur de livres vous persistez à préférer à celle qui est réduite à la forme utile et ordinaire des Mémoires. Pour moi je les regarde comme une preuve curieuse du faible de l'auteur, plein de son importance. Si je m'en souviens bien, ce vénérable guerrier, ce grand politique avait choisi quatre gentilshommes de sa maison pour écrire les événements de sa vie, sous le titre de _Mémoires des royales transactions politiques, militaires et domestiques de Henry IV, etc., etc. _Ces sages annalistes ayant fait leur compilation réduisirent les Mémoires contenant les événements remarquables de la vie de leur maître en un récit adressé à lui-même _in propriâ personâ. _Ainsi, au lieu de raconter son histoire à la troisième personne, comme Jules César, ou à la première comme la plupart de ceux qui dans le palais ou dans le cabinet entreprennent d'être les héros de leurs récits, Sully jouit du plaisir raffiné, quoique bizarre, de se faire raconter sa vie par ses secrétaires, étant lui-même l'auditeur aussi bien que le héros et probablement l'auteur de tout le livre. C'était une chose à voir que l'ex-ministre, aussi raide qu'une fraise empesée et un pourpoint lacé pouvaient le rendre, assis gravement dans son grand fauteuil, et prêtant l'oreille à ses compilateurs, qui, la tête découverte, lui répétaient d'un air sérieux: Voilà ce que dit le duc; — Tels furent les sentiments de Votre Grâce sur ce point important; — Tels furent vos avis secrets donnés au roi dans cette occasion: — circonstances qui toutes devaient lui être mieux connues qu'à personne, et que, pour la plupart, les secrétaires ne pouvaient guère tenir que de lui.

Ma position n'est pas aussi plaisante que celle du grand Sully. Il serait assez ridicule que Frank Osbaldistone donnât gravement à William Tresham des détails sur sa naissance, son éducation et sa famille. Je tâcherai de ne vous rien dire de tout ce que vous savez aussi bien que moi. Cependant il est certaines choses que je serai obligé de rappeler à votre mémoire, parce que le cours des années a pu vous les faire oublier, et qu'elles ont été la pierre fondamentale de ma destinée.

Vous devez vous rappeler mon père: le vôtre étant associé à sa maison de banque, vous l'avez connu dans votre enfance. Mais déjà, l'âge et les infirmités l'avaient bien changé, et il ne pouvait plus se livrer avec la même ardeur à cet esprit de spéculation et d'entreprise qui formait la base de son caractère. Il eût été moins riche, sans doute; mais peut-être eût-il été aussi heureux, s'il eût consacré aux beaux-arts et à la littérature cette énergie active, cette délicatesse d'observation, cette imagination bouillante qu'il apporta dans le commerce. Cependant je conçois qu'indépendamment de l'espoir de s'enrichir l'homme hardi et entreprenant doit aimer jusqu'aux chances et aux fluctuations des opérations commerciales. Celui qui s'embarque sur cette mer orageuse doit unir l'adresse du pilote à l'intrépidité du navigateur; encore est-il souvent en danger de faire naufrage, si le souffle de la fortune ne le conduit heureusement au port. Ce mélange de prévoyance nécessaire et de hasards inévitables, ce conflit entre les combinaisons des hommes et les décrets du destin, cette incertitude terrible et continuelle que l'événement seul peut faire cesser, l'impossibilité de prévoir si la prudence triomphera de la fortune ou si la fortune déjouera les projets de la prudence; toutes ces idées occupent l'âme en même temps qu'elles lui donnent de fréquentes occasions de déployer son énergie; et le commerce a tout l'attrait du jeu, sans être frappé de l'anathème moral qui en fait un crime.

Au commencement du dix-huitième siècle, lorsque j'avais à peu près vingt-deux ans, et que j'étais à Bordeaux, je fus tout à coup rappelé à Londres par mon père, qui avait, m'écrivait-il, des nouvelles importantes à me communiquer. Je n'oublierai jamais notre première entrevue. Vous vous rappelez le ton bref et sec avec lequel il prescrivait ses volontés à ceux qui l'entouraient. Je crois voir encore sa taille droite, sa démarche ferme et assurée, — cet oeil qui lançait un regard si vif et si pénétrant, ses traits déjà sillonnés de rides, moins par l'âge que par les peines et les inquiétudes qu'il avait éprouvées; je crois entendre cette voix qui jamais ne prononçait un mot qui fût inutile, et dont le son même annonçait quelquefois une dureté qui était bien éloignée de son coeur.

À peine fus-je descendu de cheval que je courus dans le cabinet de mon père. Il était debout, et il avait un air calme et ferme en même temps, qu'il garda même en revoyant un fils unique séparé de lui depuis quatre ans. Je me précipitai dans ses bras. Sans pousser la tendresse jusqu'à l'idolâtrie, il était bon père. Une larme brilla dans ses yeux noirs; mais cette émotion ne fut que momentanée.

— Dubourg m'écrit qu'il est content de vous, Frank.

— J'en suis charmé, monsieur…

— Mais moi, je n'ai pas raison de l'être, ajouta-t-il en s'asseyant à son bureau.

— J'en suis fâché, monsieur.

— _Charmé! fâché! _tout cela. Frank, ne signifie rien. Voici votre dernière lettre.

Il tira une liasse énorme de papiers qui étaient réunis par un cordon rouge, et enfilés ensemble sans beaucoup d'ordre ni de symétrie. Là était ma pauvre épître, composée sur le sujet qui me tenait le plus au coeur, et conçue dans des termes que j'avais crus propres sinon à convaincre, du moins à toucher mon père. C'était là qu'elle était reléguée, au milieu d'un tas de lettres et de paperasses relatives aux affaires de commerce. Je ne puis m'empêcher de sourire lorsque je me rappelle combien ma vanité se trouva blessée de voir mes remontrances pathétiques, dans lesquelles j'avais déployé toute mon éloquence et que je regardais comme un chef-d'oeuvre de sentiment, tirées du milieu d'un fatras de lettres d'avis, de crédit, enfin de tous les lieux communs de la correspondance d'un négociant. En vérité, pensais-je en moi- même, une lettre aussi importante (je n'osais pas me dire aussi bien écrite) méritait une place à part, et ne devait pas être confondue avec celles qui ne traitent que d'affaires de commerce.

Mais mon père ne remarqua point mon mécontentement; et, quand même il y eût fait attention, il ne s'en fût pas beaucoup plus inquiété. Il continua, tenant la lettre à la main:

— Voici la lettre que vous m'avez écrite le 21 du mois dernier. Voyons, lisons-la ensemble. Vous m'y dites que dans une affaire aussi importante que celle de choisir un état, et lorsque de ce choix dépend le bonheur ou le malheur de toute la vie, vous espérez de la bonté d'un père qu'il vous accordera du moins une voix négative; que vous vous sentez une aversion insurmontable… oui, insurmontable est le mot: je voudrais bien que vous écrivissiez plus lisiblement, et que vous prissiez l'habitude de barrer vos _t, _et d'ouvrir davantage vos _s… _une aversion insurmontable pour les arrangements que je vous ai proposés. Tout le reste de votre lettre ne fait que répéter la même chose, et vous avez délayé en quatre pages ce qu'avec un peu d'attention et de réflexion vous eussiez pu resserrer en quatre lignes; car après tout, Frank, elle se réduit à ceci, que vous ne voulez pas faire ce que je désire.

— Je le voudrais, monsieur, mais dans cette occasion je ne le puis pas.

— Les mots n'ont aucune influence sur moi, jeune homme, dit mon père dont l'inflexibilité se cachait toujours sous les dehors du calme et du sang-froid le plus parfait; _ne pouvoir pas _est peut- être un terme plus poli que _ne pas vouloir; _mais ces expressions sont synonymes quand il n'y a pas d'impossibilité morale. Je n'aime pas les mesures brusques, et il est juste que vous ayez le temps de réfléchir; nous parlerons de cela après dîner.

— Owen! Owen entra; il n'avait pas ces cheveux blancs qui lui donnaient à vos yeux un air si vénérable, car il n'avait guère alors plus de cinquante ans. Mais il avait le même habit noisette qu'il portait lorsque vous l'avez connu, avec la culotte et le gilet pareils, les mêmes bas de soie gris de perle, les mêmes souliers avec les boucles d'argent, les mêmes manchettes de batiste soigneusement plissées, qui tombaient jusqu'au milieu de sa main, dans le salon, mais qu'il avait soin de cacher sous les manches de son habit dans le comptoir, afin qu'elles fussent à l'abri des injures de l'encre; en un mot, cette même physionomie grave et sérieuse où la bonté perçait à travers un petit air d'importance, et qui a distingué pendant toute sa vie le premier commis de la maison Osbaldistone et Tresham.

— Owen, lui dit mon père après que le bon vieillard m'eut serré affectueusement la main, vous dînerez avec nous aujourd'hui pour apprendre les nouvelles que Frank nous a apportées de nos amis de Bordeaux.

Owen fit un de ses saluts raides et guindés pour exprimer sa respectueuse reconnaissance; car à cette époque, où la distance qui sépare les inférieurs de leurs supérieurs était observée avec une rigueur inconnue aujourd'hui, une semblable invitation était une grande faveur.

Je me rappellerai longtemps ce dîner. Inquiet sur le sort qui m'était réservé, craignant de devenir la victime de l'intérêt, et cherchant les moyens de conserver ma liberté, je ne pris pas à la conversation une part aussi active que mon père l'eût voulu, et je faisais trop souvent des réponses peu satisfaisantes aux questions dont il m'accablait. Partagé entre son respect pour le père et son attachement pour le fils, qu'il avait fait danser tant de fois sur ses genoux, Owen, semblable à l'allié craintif, mais bienveillant, d'une contrée envahie, s'efforçait de réparer mes fautes, de suppléer à mon inaction et de couvrir ma retraite: manoeuvres qui ajoutaient au mécontentement de mon père, dont le regard sévère imposait aussitôt silence au bon vieillard. Pendant que j'habitais la maison de Dubourg, je ne m'étais pas absolument conduit comme ce commis,

Qui, de l'oeil paternel trompant la vigilance, Griffonnait un couplet au lieu d'une quittance.

Mais, à dire vrai, je n'avais fréquenté le comptoir qu'autant que je l'avais cru absolument nécessaire pour mériter la bonne opinion du Français depuis longtemps correspondant de notre maison, et que mon père avait chargé de m'initier dans le secret du commerce. Dans le fond, ma principale étude avait été celle de la littérature et des beaux-arts. Mon père n'était pas l'ennemi des talents. Il avait trop de bon sens pour ne pas savoir qu'ils font l'ornement de l'homme, et donnent une nouvelle considération dans le monde; mais à ses yeux c'étaient des accessoires qui ne devaient pas faire négliger les études utiles. Il voulait que j'héritasse non seulement de sa fortune, mais encore de cet esprit de spéculation qui la lui avait fait acquérir; et que je pusse par la suite développer les plans et les projets qu'il avait conçus, et qu'il croyait propres à doubler au moins son héritage.

Il aimait son état, et c'était le motif qu'il faisait valoir pour m'engager à suivre la même carrière; mais il en avait encore d'autres que je ne connus que plus tard. Aussi habile qu'entreprenant, doué d'une imagination féconde et hardie, chaque nouvelle entreprise qui lui réussissait n'était pour lui qu'un aiguillon qui l'excitait à étendre ses spéculations, en même temps qu'elle lui en fournissait les moyens. Vainqueur ambitieux, il volait de conquêtes en conquêtes, sans s'arrêter pour se maintenir dans ses nouvelles positions, encore moins pour jouir du fruit de ses victoires. Accoutumé à voir toutes ses richesses suspendues dans la balance de la fortune, fécond en expédients pour la faire pencher en sa faveur, son activité et son énergie semblaient augmenter avec les chances qui paraissaient quelquefois être contre lui; il ressemblait au matelot accoutumé à braver les vagues et l'ennemi, et dont la confiance augmente la veille d'une tempête ou d'un combat. Il ne se dissimulait pas cependant que l'âge ou les infirmités pouvaient bientôt le mettre hors de service, et il était bien aise de former un bon pilote qui pût prendre en main le gouvernail lorsqu'il se verrait forcé de l'abandonner, et qui fût en état de le diriger à l'aide de ses conseils et de ses instructions. Quoique votre père fût son associé, et que toute sa fortune fût placée dans notre maison, vous savez qu'il ne voulut jamais prendre une part active dans le commerce; Owen, qui, par sa probité et par sa connaissance approfondie de l'arithmétique, était excellent premier commis, n'avait ni assez de génie ni assez de talents pour qu'on pût lui confier le timon des affaires. Si mon père était tout à coup rappelé de ce monde, où s'en irait cette foule de projets qu'il avait conçus à moins que son fils, devenu par ses soins l'Hercule du commerce, ne fût en état de soutenir le poids des affaires, et de remplacer Atlas chancelant? Et que deviendrait ce fils lui- même, si, étranger aux opérations commerciales, il se trouvait tout à coup engagé dans un labyrinthe de spéculations sans posséder le fil précieux, c'est-à-dire les connaissances nécessaires pour en sortir? Décidé par toutes ces raisons, dont il me cacha une partie, mon père résolut de me faire entrer dans la carrière qu'il avait toujours parcourue avec honneur; et quand une fois il s'était arrêté à une résolution, rien au monde n'eût été capable de la changer. Malheureusement j'avais pris aussi la mienne, et elle se trouvait absolument contraire à ses vues. J'avais quelque chose de la fermeté de mon père, et je n'étais pas disposé à lui céder sur un point qui intéressait le bonheur de ma vie.

Il me semble que, pour excuser la résistance que j'opposai dans cette occasion, je puis faire valoir que je ne voyais pas bien sur quel fondement les désirs de mon père reposaient, ni combien il importait à son honneur que je m'y soumisse. Me croyant sûr d'hériter, par la suite, d'une grande fortune qui ne me serait pas contestée, il ne m'était jamais venu dans l'esprit que, pour la recueillir, il serait nécessaire que je me soumisse à des travaux et que j'entrasse dans des détails qui ne convenaient ni à mon goût ni à mon caractère. Je n'apercevais dans la proposition de mon père qu'un désir de me voir ajouter encore à cet amas de richesses qu'il avait accumulées. Persuadé que personne ne pouvait savoir mieux que moi quelle route je devais suivre pour parvenir au bonheur, il me semblait que ce serait prendre une fausse direction que de chercher à augmenter une fortune que je croyais déjà plus que suffisante pour me procurer les jouissances de la vie.

D'après l'aversion que j'avais prise d'avance pour le commerce, il n'est pas étonnant, comme je l'ai déjà dit, que, pendant mon séjour à Bordeaux, je n'eusse pas tout à fait employé mon temps comme mon père l'eût désiré. Les occupations qu'il regardait comme les plus importantes n'étaient pour moi que très secondaires, et je les aurais même entièrement négligées, sans la crainte de mécontenter le correspondant de mon père, Dubourg, qui, retirant les plus grands avantages des affaires qu'il faisait avec notre maison, était trop fin politique pour faire à celui qui en était le chef des rapports défavorables sur son fils unique, et s'attirer par là les reproches sur son fils unique, et s'attirer par là les reproches de tous les deux. Peut-être d'ailleurs, comme vous le verrez tout à l'heure, avait-il des motifs d'intérêt personnel en me laissant négliger l'étude à laquelle mon père voulait que je me livrasse exclusivement. Sous le rapport des moeurs, ma conduite était irréprochable, et en rassurant mon père sur cet article, Dubourg ne faisait que me rendre justice: mais quand même il aurait eu d'autres défauts à me reprocher que mon indolence et mon aversion pour les affaires, j'ai lieu de croire que le rusé Français eût été tout aussi complaisant. Quoi qu'il en fût, comme j'employais une partie raisonnable de la journée à l'étude du commerce qu'il me recommandait, il ne me blâmait pas de consacrer quelques heures aux muses, et ne trouvait pas mauvais que je préférasse la lecture de Corneille et de Boileau à celle de Savary ou de Postlethwayte, supposé que le volumineux ouvrage du dernier eût été alors connu, et que M. Dubourg eût pu parvenir à prononcer son nom. Dubourg avait adopté une expression favorite par laquelle il terminait toutes ses lettres à son correspondant. — Son fils, disait-il, était tout ce qu'un père pouvait désirer.

Mon père ne critiquait jamais une phrase, quelque répétée qu'elle fût, pourvu qu'elle lui parût claire et précise. Addison lui-même n'aurait pu lui fournir des termes plus satisfaisants que: «Au reçu de la vôtre, et ayant fait honneur aux billets inclus, comme à la marge.»

Sachant donc très bien ce qu'il désirait que je fusse, M. Osbaldistone ne doutait pas, d'après la phrase favorite de Dubourg, que j'étais en effet tel qu'il désirait me voir, lorsque, dans une heure de malheur, il reçut la lettre où je traçais mes raisons éloquentes, et les détaillais pour refuser un intérêt dans la raison de commerce, avec un pupitre et un siège dans un coin de notre sombre maison de Crane-Alley, siège et pupitre qui, surpassant en hauteur ceux d'Owen et des autres commis, ne le cédaient qu'au trépied de mon père lui-même. Dès ce moment tout alla mal. Les lettres de Dubourg perdirent autant de leur crédit que s'il avait refusé d'acquitter ses traites à l'échéance. Je fus rappelé à Londres en toute hâte, et je vous ai déjà raconté ma réception.

Chapitre II.

Je commence à soupçonner que ce jeune homme est atteint d'une terrible contagion. — La poésie! S'il est infecté de cette folle maladie, il n'y a plus rien à espérer de lui pour l'avenir. Actum est[2] de lui comme homme public, s'il se jette une fois dans la rime.

BEN JOHNSON. La Foire de Saint-Barthélemy.

Mon père, généralement parlant, savait maîtriser ses passions; il se possédait toujours, et il était rare que son mécontentement se manifestât par des paroles; seulement son ton avait alors quelque chose de plus sec et de plus dur qu'à l'ordinaire. Jamais il n'employait les menaces ni les expressions d'un profond ressentiment. Toutes ses actions étaient uniformes, toutes étaient dictées par un esprit de système, et sa maxime était d'aller toujours droit au but sans perdre le temps en de vains discours. C'était donc avec un sourire sardonique qu'il écoutait les réponses irréfléchies que je lui faisais sur l'état du commerce en France; et il me laissa impitoyablement m'enfoncer de plus en plus dans les mystères de l'agio, des droits et des tarifs; mais quand il vit que je n'étais pas en état de lui expliquer l'effet que le discrédit des louis d'or avait produit sur la négociation des lettres de change, il ne put y tenir. — L'événement le plus remarquable arrivé de mon temps, s'écria mon père (il avait pourtant vu la Révolution[3]), et il n'en sait pas plus là-dessus qu'un poteau sur le quai!

— M. Francis, observa Owen avec son ton timide et conciliant, ne peut avoir oublié que, par un arrêt du roi de France, en date du 1er mai 1700, il est ordonné au _porteur _de se présenter dans les dix jours qui suivront l'échéance…

— M. Francis, dit mon père en l'interrompant, se rappellera bientôt tout ce que vous aurez la bonté de lui souffler. Mais, sur mon âme! comment Dubourg a-t-il pu permettre… Dites-moi, Owen, êtes-vous content de Clément Dubourg, son neveu, qui travaille depuis très longtemps dans mes bureaux?

— Monsieur, c'est l'un des commis les plus habiles de la maison, un jeune homme vraiment étonnant pour son âge, répondit Owen; car la gaieté et la politesse du jeune Français l'avaient séduit.

— Oui, oui, je crois qu'il entend quelque chose, _lui, _aux changes. Dubourg s'est arrangé de manière que j'eusse du moins sous la main un jeune homme qui entendît mes affaires; mais je le devine, et il s'en apercevra quand il regardera la balance de nos comptes. Owen, vous paierez à Clément ce trimestre, et vous lui direz de se tenir prêt à partir pour Bordeaux sur le vaisseau de son père.

— Renvoyer à l'instant Clément Dubourg, monsieur! dit Owen d'une voix tremblante.

— Oui, monsieur, je le renvoie à l'instant. C'est bien assez d'avoir dans la maison un Anglais stupide pour faire à tout moment des erreurs, sans y garder encore un rusé Français qui en profite.

Quand même l'amour de la liberté et de la justice n'eût pas été gravé dans mon coeur dès ma plus tendre enfance, j'avais vécu assez longtemps sur le territoire du _grand monarque _pour contracter une franche aversion pour tous les actes d'autorité arbitraire; et je ne pus m'empêcher d'intercéder en faveur du jeune homme qu'on voulait punir d'avoir acquis les connaissances que mon père regrettait de ne pas me voir posséder.

— Je vous demande pardon, monsieur, dis-je aussitôt que M. Osbaldistone eut cessé de parler; mais il me semble que, si j'ai négligé mes études, je suis seul coupable, et qu'il n'est pas juste qu'un autre supporte une punition que j'ai méritée. Je n'ai pas à reprocher à M. Dubourg de ne m'avoir pas fourni toutes les occasions de m'instruire, quoique je n'aie pas su les mettre à profit; et quant à M. Clément Dubourg…

— Quant à lui et quant à vous, reprit mon père, je prendrai les mesures convenables. C'est bien, Frank, de rejeter tout le blâme sur vous-même; c'est très bien, je l'avoue. Mais je ne puis pardonner au vieux Dubourg, ajouta-t-il en regardant Owen, de s'être contenté de fournir à Frank les moyens de s'instruire sans s'être aperçu et sans m'avoir averti qu'il n'en profitait pas. Vous voyez, Owen, que Frank a du moins ces principes naturels d'équité qui doivent caractériser un marchand anglais.

— M. Francis, dit le vieux commis en inclinant un peu la tête, et en élevant légèrement la main droite, habitude qu'il avait contractée par l'usage où il était de placer sa plume derrière son oreille avant de parler; M. Francis paraît connaître le principe fondamental de tout calcul moral, la grande règle de trois: que A fasse à B ce qu'il voudrait que B lui fit; le produit sera une conduite honorable.

Mon père ne put s'empêcher de sourire, en voyant réduire à des formes arithmétiques cette noble morale; mais il continua au bout d'un instant:

— Tout cela ne signifie rien, Frank, me dit-il; vous avez dissipé votre temps comme un enfant; à présent il faut apprendre à vivre comme un homme. Je chargerai Owen de vous mettre au fait des affaires, et j'espère que vous recouvrerez le temps perdu.

J'allais répondre; mais Owen me regarda d'un air si suppliant et si expressif que je gardai involontairement le silence.

— À présent, dit mon père, nous allons reprendre le sujet de ma lettre du mois dernier, à laquelle vous m'avez fait une réponse qui était aussi irréfléchie que peu satisfaisante; mais commencez par remplir votre verre, et passez la bouteille à Owen.

Le manque de courage, — d'audace, si vous voulez, ne fut jamais mon défaut. Je répondis fermement que j'étais fâché qu'il ne trouvât pas ma lettre satisfaisante, mais qu'elle était le fruit des réflexions les plus sérieuses; que j'avais médité à plusieurs reprises et envisagé sous ses différents points de vue la proposition qu'il avait eu la bonté de me faire, et que ce n'était pas sans peine qu'il m'était impossible de l'accepter.

Mon père fixa les yeux sur moi, et les détourna au même instant. Comme il ne répondait pas, je me crus obligé de continuer, quoique avec un peu d'hésitation, et il ne m'interrompit que par des monosyllabes.

— Je sais, monsieur, qu'il n'est point d'état plus utile et plus respectable que celui de négociant, point de carrière plus honorable que celle du commerce.

— En vérité!

— Le commerce réunit les nations; il entretient l'industrie; il répand ses bienfaits sur tout l'univers; il est au bien-être du monde civilisé ce que les relations journalières de la vie sont aux sociétés isolées, ou plutôt ce que l'air et la nourriture sont au corps.

— Eh bien, monsieur?

— Et cependant, monsieur, je me trouve forcé de persister dans mon refus d'embrasser une profession que je ne me sens pas capable d'exercer.

— J'aurai soin que vous le deveniez. Vous n'êtes plus l'hôte ni l'élève de Dubourg; Owen sera votre précepteur à l'avenir.

— Mais, mon cher père, ce n'est pas du défaut d'instruction que je me plains; c'est uniquement de mon incapacité. Jamais je ne pourrai profiter des leçons…

— Sottises! Avez-vous tenu votre journal, comme je vous l'avais déjà recommandé?

— Oui, monsieur.

— Montrez-le-moi, s'il vous plaît. Le livre que mon père me demandait était une espèce d'agenda général que j'avais tenu par son ordre, et sur lequel il m'avait recommandé de prendre des notes de tout ce que j'apprendrais d'utile dans le cours de mes études. Prévoyant qu'à mon retour il demanderait à le voir, j'avais eu soin d'y insérer tout ce qui pourrait lui plaire; mais souvent la plume écrivait sans que la tête réfléchît; et, comme ce livre se trouvait toujours sous ma main, j'y inscrivais aussi quelquefois des notes bien étrangères au négoce. Il fallut pourtant le remettre à mon père, et je priai le ciel avec ferveur qu'il ne tombât pas sur quelque chapitre qui eût encore augmenté son mécontentement contre moi. La figure d'Owen, qui s'était un peu allongée quand mon père m'avait demandé mon journal, reprit sa rondeur ordinaire en voyant par ma réponse que j'étais en règle: elle exprima le sourire de l'espoir lorsque j'apportai un registre qui avait toutes les apparences d'un livre de commerce, plus large que long, agrafes de cuivre, reliure en veau, bords usés; c'était bien suffisant pour rassurer le bon commis sur le contenu, et bientôt son front rayonna de joie en entendant mon père en lire quelques pages, et faire en même temps ses remarques critiques.

— Eaux-de-vie, — barils et barriques, — tonneaux. — À Nancy, 29. — À Cognac et à La Rochelle, 27. — À Bordeaux, 32. — Fort bien, Frank! — _Droits de douanes et tonnage, voyez les tables de Saxby. — _Ce n'est pas cela; il fallait transcrire le passage en entier: cela aide à le fixer dans la mémoire — Reports, — debentur; — plombs de la douane, — toiles, — Isingham. — Hollande. — stockfish, — _titling-cropling, lubfish[4]. — _Vous auriez dû mettre que tous ces poissons doivent être compris parmi les _titlings. _Combien un _titling _a-t-il de pouces de long?

Owen, me voyant pris, se hasarda à me souffler:

— Dix-huit pouces, mon père.

— Et un lubfish?

— Vingt-quatre.

— Très bien! Il est important de s'en souvenir, à cause du commerce portugais. — Mais qu'est-ce que ceci? — _Bordeaux. fondé en l'an… Château-Trompette, Palais de Galien. — _Ah! bien! très bien encore! Ce sont des notes historiques; vous n'avez pas eu tort de les prendre. C'est une espèce de répertoire général, Owen, l'abrégé sommaire de toutes les transactions du jour, achats, paiements, quittances, commissions, lettres d'avis, _mementos _de toute espèce.

— Afin qu'ensuite ils puissent être régulièrement transcrits sur le journal et sur le grand livre de compte, répondit M. Owen: je suis charmé que M. Francis soit aussi méthodique.

Ce n'était pas sans regret que je me voyais en faveur, car je craignais que mon père n'en persistât davantage dans sa résolution de me faire entrer dans le commerce; et, comme j'étais bien décidé à n'y jamais consentir, je commençais à regretter d'avoir été, pour me servir de l'expression de mon ami M. Owen, aussi méthodique. Mais je fus bientôt tiré d'inquiétude: une feuille de papier, couverte de ratures, tomba du livre. Mon père la ramassa, et Owen remarquait qu'il serait bon de l'attacher au registre avec un pain à cacheter, lorsque mon père l'interrompit en s'écriant: - - _À la mémoire d'Édouard le prince Noir! _Qu'est-ce donc que tout ceci? Des vers, par le ciel! Frank, je ne vous croyais pas encore aussi fou!

Mon père, vous devez vous le rappeler, en vrai commerçant, regardait avec mépris les travaux des poètes. Comme homme pieux, et étant non-conformiste, il les trouvait aussi profanes que futiles. Avant de le condamner, rappelez-vous aussi combien de poètes, à la fin du dix-septième siècle, prostituaient leur plume, et ne scandalisaient pas moins les honnêtes gens par leur conduite que par leurs écrits. La secte dont était mon père éprouvait, ou du moins affectait l'aversion la plus prononcée pour les productions légères de la littérature; de sorte que plusieurs causes se réunissaient pour augmenter l'impression défavorable que devait lui faire la funeste découverte de cette malheureuse pièce de vers. Quant au pauvre Owen, si la perruque courte qu'il portait alors avait pu se déboucler toute seule, et tous les cheveux qui la composaient se dresser d'horreur sur sa tête, je suis sûr que, malgré toutes les peines qu'il s'était données le matin pour la friser, la symétrie de sa coiffure eût été dérangée seulement par l'effet de son étonnement. Un déficit dans la caisse, une rature sur son journal, une erreur d'addition dans ses comptes ne l'eussent pas surpris plus désagréablement. Mon père lui lut les vers, tantôt en affectant de ne pas les comprendre, tantôt avec une emphase héroïque, toujours avec cette ironie amère qui attaque cruellement les nerfs d'un auteur.

Les échos de Fontarabie…

_— Les échos de Fontarabie! _dit mon père en s'interrompant; parlez-nous de la foire de Fontarabie, plutôt que de ses échos.

Les échos de Fontarabie, Quand près de Roncevaux Roland, perdant la vie, Fit ouïr de son cor le signal déchirant, Annoncèrent à Charlemagne Que sous le fer cruel des mécréans d'Espagne Son noble champion gémissait expirant.

_Mécréans! _qu'est-ce que cela? Pourquoi ne pas dire les païens ou les Maures. Écrivez du moins dans votre langue, s'il faut que vous écriviez des sottises.

Nobles coteaux de l'Angleterre, Quelles voix, parcourant l'Océan et la terre, Vous apprendra la mort d'un aussi grand guerrier? L'espoir brillant de sa patrie, Le héros de Crécy, le vainqueur de Poitier, Dans les murs de Bordeaux vient de perdre la vie.

Poitiers s'écrit toujours avec un _s, _et je ne vois pas pourquoi vous sacrifieriez l'orthographe à la rime.

Écuyers, dit le paladin, Ah! venez soutenir ma tête languissante; Venez la soulager de mon casque d'airain. Du soleil la splendeur mourante Trace sur la Garonne un dernier sillon d'or Une dernière fois je veux le voir encor.

_Encor _et _or! _Mauvaise rime! Comment donc, Frank, vous ne savez même pas ce misérable métier que vous avez choisi!

Dans le sein brillant de la gloire, Roi des cieux, comme moi tu trouves le sommeil, Tu cèdes à la nuit une courte victoire; Mais la nature en deuil invoque ton réveil. De même sur mon mausolée, On verra l'Angleterre en pleurs et désolée. En vain l'astre de mes exploits Va s'éteindre aujourd'hui sur ce noble rivage, Les Français, que ce bras vainquit plus d'une fois, À ma valeur rendront hommage; Et souvent l'astre anglais, dans ce même climat, Dans la flamme et le sang reprendra son éclat.

_Dans la flamme et le sang! _Expression nouvelle! — Bonjour, mes maîtres, je vous souhaite une joyeuse fête de Noël[5]. Vraiment le sonneur de cloches fait de meilleurs vers. À ces mots, mon père chiffonna le papier dans ses doigts de l'air du plus profond mépris, et il conclut en disant: — Par mon crédit! Frank, je ne vous croyais pas encore aussi fou!

Que pouvais-je dire, mon cher Tresham? je restai immobile à ma place, dévorant ma mortification, tandis que mon père me lançait un regard de pitié, dans lequel perçait l'ironie la plus insultante, et que le pauvre Owen, les mains et les yeux levés vers le ciel, semblait aussi frappé d'horreur que s'il venait de lire le nom de son patron dans la liste des banqueroutes sur la gazette. À la fin je rassemblai tout mon courage, et rompis le silence, en ayant soin que le ton de ma voix ne trahît pas l'agitation que j'éprouvais.

— Je sais, monsieur, combien je suis peu propre à jouer dans le monde le rôle éminent que vous m'y destiniez; heureusement je n'ambitionne pas la fortune que je pourrais acquérir. M. Owen serait un associé beaucoup plus utile, et plus en état de vous seconder. J'ajoutai ces mots avec une intention maligne; car il me semblait qu'Owen avait déserté ma cause un peu trop vite.

— Owen, dit mon père, ce jeune homme est fou, décidément fou! — Et me faisant froidement tourner du côté d'Owen: — Owen! continua-t-il, il est sûr qu'il me rendrait plus de services que vous. Mais vous, monsieur, que ferez-vous, s'il vous plaît? Quels sont vos sages projets?

— Je désirerais, monsieur, répondis-je avec assurance, voyager deux ou trois ans, si vous aviez la bonté de me le permettre. Sinon, je n'aurais pas de répugnance à passer le même temps à l'université d'Oxford ou de Cambridge.

— Au nom du sens commun! a-t-on jamais rien vu de semblable? Vouloir aller au collège parmi des pédants et des jacobites, lorsqu'il pourrait faire fortune dans le monde! Pourquoi n'iriez- vous pas même à Westminster ou à Eton, pour étudier la grammaire de Lilly et la syntaxe, vous soumettre même, si cela vous plaît, aux étrivières[6]?

— Malgré le désir que j'aurais de perfectionner mon éducation, si vous désapprouvez la demande que je vous ai faite, je retournerai volontiers sur le continent.

— Vous n'y êtes déjà resté que trop longtemps, M. Francis.

— Eh bien! monsieur, si vous désirez que je choisisse un état, permettez-moi d'entrer dans l'état militaire; j'irai…

— Allez au diable! interrompit brusquement mon père; puis, se reprenant tout à coup: — En vérité, dit-il, vous me feriez perdre la tête. N'y a-t-il pas de quoi devenir fou, Owen? Le pauvre Owen baissa la tête et ne répondit rien. — Écoutez, Francis, ajouta mon père, je vais couper court à toute discussion. J'avais votre âge quand mon père me prit par les épaules et me chassa de chez lui en me déshéritant pour faire passer tous ses biens sur la tête de mon frère cadet. Je partis d'Osbaldistone-Hall sur le dos d'un mauvais bidet, avec dix guinées dans ma bourse. Depuis ce jour, je n'ai jamais mis les pieds sur le seuil du château, et jamais je ne les y mettrai. Je ne sais ni me soucie de savoir si mon frère est vivant, ou s'il s'est cassé le cou dans quelqu'une de ses chasses au renard; mais il a des enfants, Francis, et j'en adopterai un, si vous me contrariez davantage.

— Vous êtes libre, monsieur, répondis-je avec plus d'indifférence peut-être que de respect; vous êtes libre de disposer à votre gré de votre fortune.

— Oui, Francis, je suis libre de le faire, et je le ferai. Ma fortune, je ne la dois qu'à moi seul; c'est à force de soins et de travaux que je l'ai acquise, et je ne souffrirai pas qu'un frelon se nourrisse du miel péniblement amassé par l'abeille.

Pensez-y bien; je vous ai dit toutes mes intentions; elles sont irrévocables.

— Mon cher monsieur, mon très honoré maître, s'écria Owen les larmes aux yeux, vous n'êtes pas dans l'usage de traiter avec tant de précipitation les affaires d'importance. N'arrêtez pas le compte avant que M. Francis ait eu le temps de comparer les produits. Il vous aime, il vous respecte; et, quand il fera entrer l'obéissance filiale en ligne de compte, je suis sûr qu'il n'hésitera plus à vous satisfaire.

— Pensez-vous, dit mon père d'un ton sec, que je lui propose deux fois d'être mon ami, mon associé, mon confident, de partager mes travaux et ma fortune? Owen, je croyais que vous me connaissiez mieux.

Il me regarda comme s'il avait l'intention d'ajouter quelque chose, mais, changeant tout à coup d'idée, il me tourna brusquement le dos, et sortit de la chambre. Les dernières phrases de mon père m'avaient vivement touché: je n'avais pas encore envisagé la question sous ce point de vue; et, s'il eût employé cet argument dans le principe, il est probable qu'il n'eût pas eu à se plaindre de moi.

Mais il était trop tard. J'avais aussi un caractère décidé, et ma résolution était prise. Owen, quand nous fûmes seuls, tourna sur moi ses yeux baignés de larmes, comme pour découvrir, avant de se charger des délicates fonctions de médiateur, quel était le côté faible sur lequel il devait diriger principalement ses attaques. Enfin il commença d'une voix entrecoupée de sanglots, et en s'interrompant à chaque mot:

— Oh ciel! M. Francis!… grands dieux, monsieur!… est-il possible, M. Osbaldistone! Qui jamais eût pu croire… un si bon jeune homme! au nom du ciel, regardez les deux parties du compte… Quel déficit!… Songez à ce que vous allez perdre! Une belle fortune, monsieur, l'une des premières maisons de la Cité, qui, déjà connue sous la raison Tresham et Trent, a prospéré bien plus encore sous celle Osbaldistone et Tresham… Vous rouleriez sur l'or, M. Francis… et, mon cher monsieur, s'il y avait quelque partie de l'ouvrage des bureaux qui vous déplût, soit la copie des lettres, ou les comptes à rédiger, je le ferais, ajouta- t-il en baissant la voix, je le ferais pour vous, tous les mois, toutes les semaines, tous les jours même, si vous le voulez. Allons, mon cher Francis, faites un effort pour obliger votre père, et Dieu vous bénira.

— Je vous remercie, M. Owen, je vous remercie vivement de vos bonnes intentions; mais mon père sait l'usage qu'il doit faire de sa fortune, il parle d'un de mes cousins; qu'il dispose à son gré de ses richesses: je ne vendrai jamais ma liberté au poids de l'or.

— Ah, monsieur! si vous aviez vu les comptes du dernier trimestre! quels brillants produits! six chiffres; oui, M. Francis, six chiffres[7] au total de l'actif de chaque associé! et tout cela deviendrait la proie d'un papiste, de quelque nigaud du nord, ou d'un ennemi du gouvernement!… Qu'il serait dur pour moi, qui me suis toujours donné tant de peine pour la prospérité de la maison, de la voir entre les mains… ah! cette idée seule me fend le coeur! Au lieu que, si vous restiez avec votre père, quelle belle raison de commerce nous aurions alors! Osbaldistone, Tresham et Osbaldistone, ou peut-être, qui sait (baissant encore la voix), Osbaldistone, Osbaldistone et Tresham; car le nom d'Osbaldistone peut l'emporter encore sur celui de Tresham.

— Mais, M. Owen, mon cousin s'appelant aussi Osbaldistone, la raison de commerce sera tout aussi belle que vous pouvez le désirer.

— Oh! fi! M. Francis, quand vous savez à quel point je vous aime! votre cousin, en vérité! un papiste comme son père, un ennemi de la maison de Hanovre; un autre _item, _sans doute!

— Il y a parmi les catholiques, M. Owen, de très braves gens.

Owen allait répondre avec une vivacité qui ne lui était pas ordinaire, lorsque mon père entra dans la chambre.

— Vous aviez raison, Owen, lui dit-il, et j'avais tort. Nous prendrons plus de temps pour faire nos réflexions. Jeune homme, vous vous préparerez à me donner une réponse d'aujourd'hui en un mois.

Je m'inclinai en silence, charmé de ce sursis inattendu qui me semblait d'un heureux augure, et ne doutant pas que mon père ne fût décidé à se relâcher un peu de sa première rigueur.

Ce mois d'épreuve s'écoula sans qu'il arrivât rien de remarquable. J'allais, je venais, je disposais de mon temps comme bon me semblait, sans que mon père me fit la moindre question, le moindre reproche. Il est vrai que je ne le voyais guère qu'aux heures des repas; alors il avait soin d'éviter une discussion que, comme vous pouvez le croire, je n'étais pas pressé d'entamer. Notre conversation roulait sur les nouvelles du jour, ou sur ces lieux communs, ressource ordinaire des gens qui ne se sont jamais vus. Personne n'eût pu présumer, en nous entendant, qu'il régnait entre nous autant de mésintelligence, et que nous étions à la veille d'entrer dans une discussion qui nous intéressait si vivement. Quand j'étais seul, je m'abandonnais souvent à mes réflexions. Était-il probable que mon père tînt strictement sa parole, et qu'il déshéritât son fils unique en faveur d'un neveu qu'il n'avait jamais vu, et de l'existence duquel il n'était même pas bien sûr? La conduite de mon grand-père, en pareille occasion, eût dû me faire prévoir celle que tiendrait son fils. Mais je m'étais formé une fausse idée du caractère de mon père. Je me rappelais la déférence qu'il avait pour toutes mes volontés et tous mes caprices, avant que je partisse pour la France; mais j'ignorais qu'il y a des hommes qui, pleins d'indulgence et de bonté pour leurs enfants en bas âge, et se prêtant alors à toutes leurs fantaisies, n'en sont pas moins sévères par la suite, lorsque ces mêmes enfants, hommes à leur tour, et accoutumés à commander, ne veulent plus obéir et résistent à leurs volontés. Au contraire je me persuadais que tout ce que j'avais à craindre, c'était que mon père ne me retirât momentanément une partie de sa tendresse; peut- être même me bannirait-il pour quelques semaines de sa présence. Mais cet exil viendrait d'autant plus à propos qu'il me fournirait l'occasion de corriger et de mettre au net les premiers chants de l'Orlando Furioso, que j'avais commencé à traduire en vers. Insensiblement je me pénétrai si fort de cette idée que je rassemblai mes brouillons; et j'étais en train de marquer les passages qui auraient besoin d'être retouchés, lorsque j'entendis frapper bien doucement à la porte de ma chambre. Je renfermai bien vite mon manuscrit dans mon secrétaire, et je courus ouvrir. C'était M. Owen. Tel était l'ordre, telle était la régularité que ce digne homme mettait dans ses actions, telle était son habitude de ne jamais s'écarter du chemin qui conduisait de sa chambre au bureau que, selon toute apparence, c'était la première fois qu'il paraissait au second étage de la maison; et je suis encore à chercher comment il fit pour découvrir mon appartement.

— M. Francis, me dit-il lorsque je lui eus exprimé la surprise et le plaisir que me causait sa visite, je ne sais pas si je fais bien de venir vous répéter ce que je viens d'apprendre; peut-être ne devrais-je pas parler hors du bureau, de ce qui se passe en dedans. On ne doit pas, suivant le proverbe, dire aux murs du magasin combien il y a de lignes dans le livre-journal. Mais le jeune Twineall a fait une absence de plus de quinze jours, et il n'y a que vingt-quatre heures qu'il est de retour.

— Très bien, mon cher monsieur; mais que me font, je vous prie, l'absence ou le retour du jeune Twineall?

— Attendez, M. Francis: votre père l'a chargé d'un message secret. Il ne peut pas avoir été à Falmouth au sujet de la famille de Pilchard. La créance que nous avions sur Blackwell et compagnie, d'Exeter, vient enfin d'être liquidée; les contestations qui s'étaient élevées entre notre maison et quelques entrepreneurs des mines de Cornouaille se sont, grâce au ciel, terminées à l'amiable de toute manière. D'ailleurs, il eût fallu consulter mes livres; en un mot, je crois fermement que Twineall a été dans le nord, chez votre oncle…

— Est-il possible? m'écriai-je un peu alarmé.

— Il n'a parlé, monsieur, depuis son retour, que de ses nouvelles bottes et de ses éperons, et d'un combat de coqs à York. C'est aussi vrai que la table de multiplication. Plaise à Dieu, mon cher enfant, que vous vous décidiez à contenter votre père, et à devenir comme lui un bon et brave négociant!

J'éprouvai dans ce moment une violente tentation de me soumettre, et de combler de joie le bon Owen en le priant de dire à mon père que j'étais prêt à me conformer à ses volontés. Mais l'orgueil, ce sentiment parfois louable, plus souvent répréhensible, l'orgueil m'en empêcha. Mon consentement expira sur mes lèvres, et pendant que je cherchais à vaincre une certaine honte, dont ma raison eût peut-être fini par triompher, Owen entendit la voix de mon père qui l'appelait. Il sortit aussitôt de ma chambre, avec la même précipitation et la même terreur que s'il eût commis un crime en y entrant, et l'occasion fut perdue.

Mon père était méthodique en tout. Au même jour, à la même heure, dans le même appartement, du même ton et de la même manière qu'un mois auparavant, il renouvela la proposition qu'il m'avait faite de m'associer à sa maison de banque, et de me charger d'une branche de son commerce, en m'invitant à lui faire connaître ma résolution définitive. Je trouvai qu'il avait pris une route tout opposée à celle qu'il eût fallu suivre pour me convaincre; et je crois encore aujourd'hui qu'il manqua de politique en me parlant durement. Un regard de bonté, une parole bienveillante m'eussent fait tomber à ses pieds, et je me serais rendu à discrétion. Un ton sec, un regard sévère ne firent que m'endurcir dans mon obstination, et je répondis avec respect qu'il m'était impossible d'accepter ses offres. Peut-être pensais-je que c'eût été montrer trop de faiblesse que de se rendre à la première sommation; peut- être attendais-je que je fusse pressé plus vivement, afin du moins de ne pas être accusé d'inconséquence, et de pouvoir me faire honneur du sacrifice que je ferais à l'autorité paternelle. S'il en était ainsi, je fus trompé dans mon attente, car mon père se tourna froidement vers Owen et ajouta d'un ton calme: — Je vous l'avais dit. Puis, s'adressant à moi: — Francis, me dit-il, à votre âge, vous devez être aussi en état que vous le serez probablement jamais de juger dans quelle carrière vous trouverez le bonheur; ainsi je ne vous presse pas davantage. Mais, quoique je ne sois pas forcé de me prêter à vos projets plus que vous ne l'êtes de vous conformer à mes vues, puis-je savoir si vous en avez formé pour lesquels vous ayez besoin de mon assistance?

Cette question me déconcerta, et je répondis avec un peu de confusion que, n'ayant appris aucun état et ne possédant rien, il m'était évidemment impossible de subsister si je ne recevais aucun secours de mon père; que mes désirs étaient très bornés, et que j'espérais que l'aversion invincible que j'éprouvais pour la profession qu'il m'avait destinée ne me priverait pas de sa protection et de sa tendresse.

— C'est-à-dire que vous voulez vous appuyer sur mon bras, et cependant aller où bon vous semble: cela est difficile à accorder, Frank. Je suppose néanmoins que votre intention est de m'obéir, pourvu que mes ordres ne contrarient pas vos projets.

J'allais parler. — Silence, s'il vous plaît, ajouta-t-il. Si telle est votre intention, vous pouvez bien partir immédiatement pour le nord de l'Angleterre; il est bon que vous fassiez une visite à votre oncle. J'ai choisi parmi ses fils (il en a sept, je pense) celui qu'on m'a dit être le plus digne de remplir la place que je vous destinais dans ma maison. Mais il reste encore quelques arrangements à terminer là-bas, et pour cela votre présence ne sera pas inutile: vous recevrez des instructions plus détaillées à Osbaldistone-Hall, où vous voudrez bien rester jusqu'à ce que je vous rappelle. Demain matin tout sera prêt pour votre départ.

À ces mots mon père sortit de la chambre.

— Qu'est-ce que tout cela signifie, M. Owen? dis-je à mon pauvre ami, dont la physionomie portait l'empreinte du plus profond abattement.

— Tout est perdu, M. Francis!… Hélas! si vous aviez voulu me croire!… mais à présent il n'y a plus de ressource; quand votre père parle de ce ton calme et résolu, c'est comme un compte arrêté, il ne change plus.

Et l'événement le prouva; car, le lendemain matin, à cinq heures, je me trouvai sur la route d'York, monté sur un assez bon cheval, et avec cinquante guinées dans ma poche, voyageant pour aider mon père à me choisir un successeur qui viendrait prendre ma place dans sa maison pour me dérober sa tendresse, et peut-être même sa fortune.

Chapitre III.

La barque flotte au gré du vent,
Et, sur le perfide élément,
De toute part est ballottée;
Elle fait eau, puis est jetée
Contre un écueil qui l'engloutit.

GAY.

J'ai fait précéder par des rimes et des vers blancs chaque subdivision de cette grande histoire, afin de captiver votre attention par des extraits d'ouvrages plus attrayants que le mien. Les vers que je viens de citer font allusion à un malheureux navigateur qui eut l'audace de démarrer une barque qu'il était incapable de diriger, et se confia aux flots d'un fleuve. Un écolier qui, par étourderie autant que par hardiesse, aurait risqué une semblable tentative ne se trouverait pas, au milieu du courant, dans une situation plus embarrassante que la mienne quand je me vis errant sans boussole sur l'océan de la vie. Mon père avait affecté tant de facilité à briser le noeud qu'on regarde comme le plus fort de tous ceux qui lient les membres de la société, c'était avec une indifférence si imprévue qu'il m'avait, pour ainsi dire, rejeté de sa famille, que tout contribuait à diminuer cette confiance dans mon mérite personnel qui m'avait jusqu'alors soutenu. Le prince Joli, tantôt prince et tantôt fils d'un pêcheur, quittant le sceptre pour la ligne, et son palais pour une chaumière, ne pouvait pas se croire plus dégradé que moi.

Aveuglés par l'amour-propre, nous sommes tellement portés à regarder comme l'apanage nécessaire de notre mérite les accessoires dont nous entoure la prospérité, que lorsque nous nous trouvons livrés à nos seules ressources, et forcés de reconnaître que nous n'avions point de valeur par nous-mêmes, nous sommes tout étonnés de notre peu d'importance, et nous éprouvons une cruelle mortification. À mesure que je m'éloignais de Londres, la voix lointaine de ses clochers me fit entendre plus d'une fois l'avis de: — _Retourne — _qu'entendit autrefois son futur lord-maire[8]; et quand, des hauteurs d'Highgate, je me retournai pour contempler une dernière fois la sombre magnificence de cette métropole, sous son manteau de vapeurs, il me sembla que je laissais derrière moi le contentement, l'opulence, les charmes de la société et tous les plaisirs de la civilisation.

Mais le sort en était jeté. Il n'était pas probable que, par une soumission lâche et tardive, je rentrasse dans les bonnes grâces de mon père. Au contraire, ferme et invariable lui-même dans ses résolutions, loin de me pardonner, il n'aurait eu pour moi que du mépris si dans ce moment je fusse retourné bassement lui dire que j'étais prêt à rentrer dans le commerce. Mon obstination naturelle vint aussi à mon aide, et l'orgueil me représentait tout bas quelle pauvre figure je ferais, et à quelle humiliation, à quel assujettissement je me trouverais exposé par la suite, quand on verrait qu'un voyage de quatre milles avait suffi pour détruire des résolutions affermies par un mois de réflexion. L'espoir même, l'espoir qui n'abandonne jamais le jeune imprudent prêtait son charmant prestige à mes nouveaux projets. Mon père ne pouvait songer sérieusement à faire passer tous ses biens dans une branche collatérale qu'il n'avait jamais aimée. C'était sans doute une épreuve qu'il voulait faire de mes sentiments, et la supporter avec autant de patience que de fermeté était le moyen de gagner son estime et d'arriver à une réconciliation. Je calculai même quelles concessions je pourrais lui faire, et sur quels articles de notre traité supposé je devrais continuer à rester inébranlable. Le résultat de mes combinaisons fut que je devais être d'abord rétabli dans tous les droits que me donnait ma naissance, et qu'alors j'expierais par quelques marques extérieures d'obéissance ma dernière rébellion.

En attendant, j'étais maître de ma personne, et j'éprouvais ce sentiment d'indépendance qui fait tressaillir un jeune coeur d'une joie mêlée de crainte. Ma bourse, sans être abondamment garnie, suffisait pour les besoins d'un modeste voyageur. Je m'étais habitué, pendant que j'étais à Bordeaux, à n'avoir point d'autre valet que moi; mon cheval était jeune et vigoureux; mon imagination ardente et la joie de me trouver momentanément libre dissipèrent bientôt les tristes pensées qui m'avaient assailli au commencement de mon voyage.

Cependant je finis par regretter de ne pas voyager sur une route qui offrît du moins quelque aliment à la curiosité, ou dans une contrée qui pût fournir de temps en temps quelque observation intéressante. Car la route du nord était alors, et peut-être encore aujourd'hui, bien pauvre sous ce rapport; je ne crois pas qu'il soit possible de trouver dans toute la Grande-Bretagne une route qui mérite moins de fixer l'attention. Insensiblement les réflexions revinrent, et elles n'étaient pas toujours sans amertume. Ma muse même, cette coquette qui m'avait conduit au milieu de ce pays sauvage, ma muse, aussi perfide, aussi volage que la plupart des belles, m'abandonna dans ma détresse; et je n'aurais su comment dévorer mon ennui si je n'avais rencontré de temps en temps des voyageurs dont la conversation, sans être fort amusante, m'offrait du moins quelques instants de distraction; des ministres de campagne, qui, après avoir fait la visite de leur paroisse, regagnaient au petit trot leur presbytère; des fermiers ou des nourrisseurs de bestiaux, revenant du marché voisin; des commis marchands, parcourant les villes de province pour faire payer les débiteurs en retard; enfin des officiers qui battaient le pays pour trouver des recrues. Telles étaient alors les personnes qui donnaient de l'occupation aux garde-barrières et aux cabaretiers. Notre conversation roulait sur la religion et sur les dîmes, sur les boeufs et sur le prix du grain, sur les denrées commerciales et sur la solvabilité des détaillants, le tout varié de temps en temps par la description d'un siège ou d'une bataille en Flandre que me faisait le narrateur, peut-être de seconde main. Les voleurs, sujet vaste et fertile, remplissaient tous les vides, et chacun racontait toutes les histoires de brigands qu'il savait; le Fermier d'Or, l'Agile Voleur, Jack Needham et autres héros de l'opéra des Gueux[9] étaient pour nous des noms familiers. À ces récits, comme ces enfants effrayés qui se pressent autour du foyer quand l'histoire du revenant touche à sa fin, les voyageurs se rapprochaient l'un de l'autre, regardaient devant et derrière eux, examinaient l'amorce de leurs pistolets, et juraient de s'accorder mutuellement secours et protection en cas de danger: engagement qui, comme la plupart des alliances offensives et défensives, sort de la mémoire quand il y a quelque apparence de péril.

De tous ceux que j'ai jamais vus poursuivis par des craintes de cette nature, un pauvre diable avec qui je fis route pendant près d'un jour et demi fut celui qui me divertit le plus. Il avait sur sa selle un portemanteau très petit, mais qui semblait fort pesant, et dont la surveillance paraissait l'occuper uniquement. Jamais il ne le perdait de vue un seul instant, et lorsqu'il s'arrêtait et qu'une fille d'auberge s'approchait pour le prendre pendant qu'il descendait de cheval, il la repoussait durement et descendait son portemanteau à la main. C'était avec la même précaution qu'il s'efforçait de cacher non seulement le but de son voyage et le lieu de sa destination, mais même la route qu'il devait prendre le jour suivant. Son embarras était sans égal quand quelqu'un venait à lui demander s'il comptait suivre longtemps la route du nord, ou à quelle auberge il comptait s'arrêter. Il apportait l'attention la plus minutieuse dans le choix de l'endroit où il passerait la nuit, évitant avec soin les auberges isolées et celles qui lui semblaient de mauvaise apparence. À Grantham il ne se coucha pas de toute la nuit, parce qu'il avait vu entrer dans la chambre qui touchait à la sienne un homme louche qui avait une perruque noire et un vieux gilet brodé en or. Malgré ses transes et ses inquiétudes, mon compagnon de voyage, à en juger par son extérieur, était tout aussi en état de se défendre que personne au monde. Il était grand, bien bâti, et la cocarde de son chapeau galonné semblait indiquer qu'il avait servi dans l'armée, ou du moins qu'il appartenait de quelque manière à l'état militaire. Sa conversation, sans être du meilleur ton, était celle d'un homme de sens lorsque les terribles fantômes qu'il avait toujours devant les yeux cessaient un moment de l'occuper; mais la moindre circonstance suffisait pour lui rendre son tremblement convulsif. Une bruyère ouverte, un enclos étaient autant de sujets de terreur; et le sifflet du berger qui rassemblait son troupeau était pour lui le signal du brigand qui appelait sa bande. La vue même d'un gibet, en lui apprenant qu'un voleur venait d'être pendu, ne manquait jamais de lui rappeler qu'il en restait encore beaucoup d'autres à pendre.

J'aurais été bientôt fatigué de la compagnie de cet homme sans la diversion qu'elle faisait à la tristesse de mes pensées. D'ailleurs quelques-unes des histoires effrayantes qu'il racontait avaient par elles-mêmes une sorte d'intérêt qu'augmentent encore la bonne foi et la crédulité du narrateur. Une nouvelle preuve de sa bizarrerie et de son excessive défiance me fournit l'occasion de m'amuser un peu à ses dépens. Dans ses récits, plusieurs des malheureux voyageurs qui venaient à tomber au milieu d'une bande de voleurs n'éprouvaient ce désastre que pour s'être laissés séduire par la mise élégante et la conversation agréable d'un étranger; celui-ci leur avait proposé de faire route ensemble, et sa compagnie semblait leur promettre amusement et protection; il chantait et parlait tour à tour pour leur faire oublier l'ennui du voyage, avait soin qu'ils ne fussent pas écorchés dans les auberges, et leur faisait remarquer les erreurs qui s'étaient glissées dans les mémoires, jusqu'à ce qu'enfin, sous prétexte de leur montrer un chemin plus court, il attirait ses trop confiantes victimes dans quelque forêt, où, rassemblant tout à coup ses camarades par un coup de sifflet, il jetait son manteau et se montrait sous son véritable costume, celui de capitaine de la bande des voleurs; soudain ceux-ci sortaient en foule de leur repaire, et, le pistolet à la main, venaient demander aux imprudents la bourse ou la vie. Vers la conclusion d'une semblable histoire, dont le récit semblait augmenter encore les terreurs paniques du pauvre trembleur, qui sans doute l'avait déjà racontée cent fois, j'observais qu'il me regardait toujours avec un air de doute et de défiance, comme s'il réfléchissait tout à coup qu'il se pourrait qu'au moment même il se trouvât auprès d'un de ces hommes dangereux dont parlait son histoire: aussitôt que ces idées se glissaient dans son esprit, il s'éloignait précipitamment de moi, se retirait de l'autre côté de la grande route, regardait devant, derrière et autour de lui, examinait ses armes, et semblait se préparer à la fuite ou au combat, selon la circonstance.

La défiance qu'il manifestait dans ces occasions semblait n'être que momentanée et me paraissait trop plaisante pour que je pensasse à m'en offenser. D'ailleurs dans ce temps-là on pouvait avoir l'apparence d'un homme comme il faut, et n'en être pas moins un voleur de grand chemin. La division des états n'étant pas aussi marquée alors qu'elle l'est depuis cette époque, la profession de l'aventurier poli qui vous escamotait votre argent chez White[10] à la bassette ou au jeu de boules était souvent unie à celle du brigand avoué qui, dans la bruyère de Bagshot ou à la plaine de Finchley, demandait la bourse ou la vie à son confrère le dameret. Il y avait aussi une teinte de férocité dans les moeurs du temps, qui depuis a été bien adoucie ou s'est évanouie entièrement. Il me semble que ceux qui avaient perdu tout espoir embrassaient alors avec moins de répugnance toute espèce de moyen de réparer les torts de la fortune.

Nous n'étions plus au temps, il est vrai, où Anthony-a-Wood[11] déplorait l'exécution de deux beaux garçons pleins d'honneur et de courage qui furent pendus sans pitié à Oxford, parce que leur détresse les avait forcés de lever des contributions sur les chemins. Cependant les environs de la métropole étaient alors en grande partie couverts de bruyères, et les cantons de province moins peuplés étaient fréquentés par cette classe de bandits (dont l'existence sera un jour inconnue) qui faisaient leur métier avec une sorte de courtoisie. Semblables à Gibbet, dans le Stratagème des Petits-Maîtres[12], ils se piquaient d'être les gens les mieux élevés de la route, et d'apporter une grande politesse dans l'exercice de leur vocation. Un jeune homme dans ma position ne pouvait donc s'indigner beaucoup d'une méprise qui le faisait comprendre dans la classe honorable de ces déprédateurs. Au contraire, je m'amusais à éveiller et à endormir tour à tour les craintes et les soupçons de mon brave; et je me plaisais à jeter encore plus de trouble et de dérangement dans une cervelle que la nature n'avait pas trop bien organisée. Lorsque, séduit par la franchise de mes manières, il me semblait dans une sécurité parfaite, je lui faisais une ou deux questions sur le but de son voyage ou sur la nature de l'affaire qui l'occasionnait; c'en était assez pour lui faire prendre l'alarme, et il s'empressait aussitôt de gagner le large. Voici, par exemple, une conversation que nous eûmes ensemble sur la force et sur la vigueur comparative de nos chevaux.

— Oh! monsieur, dit mon compagnon, j'avoue que pour le galop mon cheval ne peut pas le disputer au vôtre. Mais permettez-moi de vous dire que le trot est le véritable pas du cheval de poste, et qu'au trot je pourrais vous défier si nous étions près d'une ville. Je parierais une bouteille de porto que je vous vaincrais à la course (caressant son bucéphale avec ses éperons).

— Contentez-vous, monsieur: voici une plaine qui me paraît favorable.

— Hem… hem… reprit mon ami en hésitant. Je n'aime pas à fatiguer inutilement mon cheval. On ne sait pas ce qui peut arriver en cas d'alarme… D'ailleurs, monsieur, quand j'ai dit que j'étais prêt à parier, j'entendais que nos chevaux seraient également chargés: je suis sûr que le vôtre porte environ trente livres de moins que le mien.

— Qu'à cela ne tienne, monsieur. Combien peut peser ce portemanteau?

— Mon po… po… portemanteau? reprit-il en tremblant; oh! très peu… rien… Ce ne sont que quelques chemises et quelques paires de bas.

— À le voir, je croirais qu'il pèse davantage; et je parie la bouteille de porto qu'il fait toute la différence de la charge de mon cheval à celle du vôtre.

— Vous vous trompez, monsieur, je vous assure. En vérité, vous vous trompez, reprit-il en se retirant de l'autre côté de la route, comme c'était son usage dans ces occasions alarmantes.

— Je suis prêt à risquer la bouteille, lui dis-je en le suivant; et qui plus est, je parie dix contre un qu'avec votre portemanteau en croupe, je vous devance encore à la course.

À cette proposition, qui ne lui semblait que trop claire, mon homme trembla de tous ses membres. De rouge pourpre son nez devint pâle et jaunâtre, et la peur fit disparaître pour un instant les traces que le vin y avait laissées; ses dents claquaient fortement, et il semblait attendre, dans l'agonie de la terreur, que je donnasse le coup de sifflet pour rassembler toute ma bande. Comme je vis qu'il ne pouvait plus parler, et qu'il avait même peine à se tenir sur son cheval, je m'empressai de le rassurer en lui demandant quel était un clocher que je commençais à distinguer à quelque distance, et en lui faisant observer que nous étions si près d'un village que nous n'avions plus à craindre de faire de mauvaises rencontres sur la route. Ces paroles lui rendirent un peu de courage: sa figure s'épanouit, son nez reprit sa couleur naturelle; mais je m'aperçus qu'il avait de la peine à oublier ma téméraire proposition, et que je lui paraissais encore un peu suspect. Je vous ennuie de tous ces détails; mais je vous parle aussi longuement du caractère de cet homme, et de la manière dont je m'amusai à ses dépens, parce que ces circonstances, quelque frivoles qu'elles fussent, eurent par la suite une grande influence sur des incidents que j'étais loin de prévoir, et que je vous raconterai lorsque j'en serai à cette époque de ma vie. Mais alors la conduite de cet homme ne m'inspira que du mépris, et me confirma dans l'opinion que, de tous les sentiments qui dégradent l'humanité et font souffrir cruellement celui qui les éprouve, il n'en est point de plus inquiétant, de plus pénible et de plus méprisable que la poltronnerie.

Chapitre IV.

Tout le peuple écossais rampe dans l'indigence,
Vous disent fièrement les dédaigneux Anglais.
Quand nous voyons chez nous venir un Écossais,
Faut-il donc le blâmer de chercher plus d'aisance?

CHURCHILL.

Il existait à cette époque un ancien usage qui, je crois, n'est plus observé aujourd'hui. Les longs voyages se faisant à cheval, et par conséquent à petites journées, il était d'usage de passer le dimanche dans quelque ville où le voyageur pût entendre le service divin, et son cheval jouir du jour de repos, institution également louable par son double motif. Une autre coutume, qui rappelait l'ancienne hospitalité anglaise, était que le maître d'une auberge un peu considérable, pour célébrer aussi le septième jour, se dépouillant de son caractère de publicain, invitait ses hôtes à partager son dîner de famille et son pouding. Cette invitation était ordinairement acceptée avec plaisir. Les personnes du plus haut rang ne croyaient pas déroger en prenant place à la table de l'aubergiste; et la bouteille de vin qu'on demandait après dîner, pour boire à sa santé, était la seule récompense qu'on lui offrît, et le seul article qu'il fût permis de payer.

J'étais né citoyen du monde, et mon goût m'appelait toujours où je pouvais m'instruire dans la connaissance de l'homme; je n'avais d'ailleurs aucune prétention de dignité, et je ne manquais jamais d'accepter l'hospitalité du dimanche, soit qu'elle me fût offerte à la Jarretière, au Lion d'Or ou au Grand-Cerf. L'honnête aubergiste, qui ce jour-là se croyait un grand personnage, tout fier de voir assis à sa table les hôtes qu'il servait les autres jours, donnait souvent carrière à sa bonne humeur, et ne négligeait rien pour égayer ses convives, les beaux esprits de l'endroit, planètes secondaires qui accomplissaient leur révolution autour de leur orbite supérieur. Le magister, l'apothicaire, le procureur et le ministre lui-même ne dédaignaient pas de prendre part à ce festin hebdomadaire. Les voyageurs, arrivant des différentes parties du royaume, et ne différant souvent pas moins par leurs manières que par leur langage, formaient presque toujours une réunion piquante qui ne pouvait manquer de plaire à l'observateur, en lui offrant une légère esquisse des moeurs et du caractère de plusieurs contrées différentes.

C'était un de ces jours solennels, et dans une semblable occasion, que je me trouvais avec mon craintif compagnon de voyage dans la ville de Darlington, dépendante de l'évêché de Durham, et nous allions prendre place à la table de l'aubergiste de l'Ours-Noir, - - dont la face rubiconde annonçait un bon vivant, lorsque notre hôte nous informa, d'un ton qui pouvait tenir lieu d'apologie, qu'un gentilhomme écossais devait dîner avec nous.

— Un gentilhomme!… Quelle sorte de gentilhomme? dit précipitamment mon compagnon, dont l'imagination, toujours prête à s'alarmer, pensait sans doute alors aux gentilshommes de grand chemin.

— Parbleu! une espèce écossaise de gentilhomme, reprit notre hôte. Ils sont tous nobles, comme vous savez, même sans une chemise sur le dos. Mais celui-ci a un air d'aisance; je le crois un marchand de bestiaux, franc Écossais, autant qu'aucun de ceux qui ont jamais traversé le pont de Berwick.

— Qu'il vienne; j'y consens de tout mon coeur, répondit mon ami; et, se tournant vers moi, il me communiqua ses réflexions.

— Je respecte les Écossais, monsieur; j'aime et j'honore ce peuple à cause de ses excellents principes. On dit qu'il est pauvre et malpropre, mais parlez-moi de la probité sterling, quoique vêtue de haillons, comme dit le poète; des gens dignes de foi m'ont assuré qu'on ne connaissait pas en Écosse le vol des grands chemins.

— C'est parce qu'ils n'ont rien à perdre, dit mon hôte avec le rire étouffé de l'amour-propre satisfait.

— Non, non, répondit une forte voix derrière lui, c'est parce que vos jaugeurs et vos inspecteurs anglais, que vous avez envoyés au- delà de la Tweed, se sont emparés du métier, et n'ont rien laissé à faire aux gens du pays.

— Bien dit, M. Campbell, reprit l'aubergiste; je ne vous croyais pas si près de nous, mais vous savez qu'il faut de temps en temps le petit mot pour rire… Et comment vont les marchés dans le midi?

— Comme à l'ordinaire, dit M. Campbell: les sages vendent et achètent, et les fous sont vendus et achetés.

— Oui, mais les sages et les fous dînent, reprit notre hôte jovial; et voici une pièce de boeuf que nous ferions bien d'attaquer.

En disant ces mots, il saisit son large couteau, s'attribua, suivant l'usage, la place d'honneur, s'assit sur sa grande chaise, d'où il pouvait dominer sur toute la table, et se mit à servir ses convives.

C'était la première fois que je voyais un Écossais; et, dès mon enfance, j'avais été nourri de préjugés contre cette nation. Mon père, comme vous le savez, était d'une ancienne famille du Northumberland, qui avait toujours résidé à Osbaldistone-Hall, dont je n'étais pas alors très éloigné. Déshérité par son père en faveur de son frère cadet, il en avait toujours conservé un ressentiment si vif qu'il ne parlait presque jamais de la famille dont il descendait, et qu'il ne trouvait rien de plus ridicule et de plus absurde que de s'enorgueillir de ses ancêtres. Toute son ambition était d'être appelé William Osbaldistone, le premier ou du moins l'un des premiers négociants de Londres; et il fût descendu en droite ligne de Guillaume le Conquérant, que sa vanité en eût été moins flattée que d'entendre le bruit et l'agitation que son arrivée causait parmi les taureaux, les ours et les agents de change de Stock-Alley[13]. Il désirait que je restasse dans l'ignorance de ma noble origine, dans la crainte que mes sentiments ne fussent pas d'accord avec les siens sur ce sujet. Mais ses desseins, comme il arrive aux projets les mieux combinés, furent renversés jusqu'à un certain point par un être que son orgueil n'eût jamais cru capable de les contrarier. Sa nourrice, vieille bonne femme de Northumberland, qui lui était attachée dès l'enfance, était la seule personne de son pays natal pour laquelle il eût conservé de l'affection; et, quand la fortune lui avait souri, le premier usage qu'il avait fait de ses faveurs avait été d'assurer une honnête aisance à Mabel Rikets, et de la faire venir auprès de lui. À la mort de ma mère c'était elle qui avait été chargée d'avoir pour moi ces soins, ces tendres attentions que l'enfance exige de la tendresse maternelle. Ne pouvant parler à son maître, qui le lui avait défendu, des bruyères et des vallons de son cher Northumberland, elle s'en dédommageait avec moi, et me faisait le récit des histoires de sa jeunesse, et des traditions conservées dans le pays. Je l'écoutais avec l'avidité de l'enfance; il me semble voir encore la vieille Mabel, la tête légèrement agitée par le tremblement de l'âge, avec sa coiffe aussi blanche que la neige, les traits un peu ridés, mais conservant encore cet air de santé qu'elle devait à l'habitude des travaux champêtres. Je crois la voir regarder en soupirant, par la fenêtre, les murs de brique et la rue étroite, lorsqu'elle finissait sa chanson favorite, que je préférais alors, et, pourquoi ne dirais-je pas la vérité?… que je préfère encore à tous les grands airs sortis de la tête d'un docteur en musique[14] italien.

Quand reverrai-je nos vieux chênes. Le lierre et ses riants festons Suspendus aux rameaux des frênes? Leur verdure est cent fois plus belle sur nos monts.

Mabel, dans ses légendes, déclamait toujours contre la nation écossaise avec toute l'animosité dont elle était capable. Les habitants de la frontière opposée remplissaient, dans ses récits, le rôle que les ogres et les géants aux bottes de sept lieues jouent ordinairement dans les contes des nourrices. Fallait-il s'en étonner? n'était-ce pas Douglas-le-Noir qui avait égorgé lui- même l'héritier de la famille d'Osbaldistone, le jour que cet infortuné venait de prendre possession du bien de ses pères, en le surprenant, lui et ses vassaux, au milieu d'une fête qu'il avait donnée à cette occasion? N'était-ce pas Wat-le-Diable qui, du temps de mon bisaïeul, s'était emparé, dans les environs de Lanthorn, de tous les agneaux d'un an[15] de Lanthorn-Side? Et n'avions-nous pas mille trophées qui, suivant la version de la vieille Mabel, attestaient quelle vengeance éclatante nous en avions tirée? Sir Henry Osbaldistone, cinquième du nom, n'avait-il pas enlevé la belle Jessy de Fairnington? et, nouvel Achille, n'avait-il pas défendu sa Briséis contre les forces réunies des plus vaillants chefs de l'Écosse? Ne nous étions-nous pas toujours signalés dans les combats que l'Angleterre avait livrés à sa rivale? Les guerres du nord avaient été la source de tous nos malheurs et de toute notre gloire.

À force d'entendre répéter ces histoires pendant mon enfance, je finis par regarder l'Écosse comme l'ennemie naturelle de l'Angleterre; et mes préventions furent encore augmentées par les discours que j'entendais quelquefois tenir à mon père. Il s'était engagé dans de vastes spéculations, et avait acheté des bois immenses qui appartenaient à de riches propriétaires du fond de l'Écosse. Il répétait sans cesse qu'il les trouvait beaucoup plus empressés à conclure des marchés et à exiger des arrhes considérables qu'à remplir eux-mêmes leurs engagements. Il soupçonnait aussi les négociants écossais qu'il était obligé d'employer pour agents dans ces occasions de s'être approprié dans les bénéfices une part beaucoup plus considérable que celle qui devait leur revenir. En un mot, si Mabel se plaignait des guerriers écossais des anciens temps, M. Osbaldistone ne se déchaînait pas avec moins de violence contre les artifices de ces modernes Sinons; tous deux m'inspirèrent, sans le savoir, une aversion sincère pour les habitants du nord de la Grande-Bretagne, et dès lors je les regardai comme un peuple cruel et sanguinaire en temps de guerre, perfide en temps de paix, avare, intéressé, fourbe et de mauvaise foi dans les affaires, et n'ayant point de bonnes qualités, à moins qu'on ne dût ce nom à une férocité qui ressemblait à du courage dans les combats, et à une duplicité qui leur tenait lieu de prudence dans les affaires. Pour justifier, ou du moins pour excuser ceux qui m'avaient donné de semblables préjugés, je dois faire remarquer que les Écossais ne rendaient pas alors plus de justice aux Anglais. Les deux nations couvaient secrètement les étincelles d'une haine nationale, étincelles dont un démagogue a voulu former une flamme terrible qui manqua d'embraser les deux royaumes, et qui, j'espère, est à présent heureusement éteinte dans ses propres cendres.[16]

C'était donc avec une impression défavorable que je regardai le premier Écossais que je rencontrai. Son extérieur répondait beaucoup à l'idée que je m'étais formée des hommes de sa nation. Il avait les traits durs, ces formes athlétiques qui les caractérisent, avec ce ton national et cette manière lente et pédantesque qu'ils prennent en parlant, et qui provient du désir de déguiser la différence de leur idiome ou de leur dialecte. Je remarquais aussi la défiance et la brusquerie de ses compatriotes dans les réponses qu'il faisait aux questions qui lui étaient adressées; mais je ne m'attendais pas à trouver dans un Écossais un air de supériorité qu'il ne paraissait pas affecter, mais qui semblait le mettre naturellement au-dessus de la société dans laquelle le hasard l'avait conduit. Son habillement était aussi grossier qu'il pouvait l'être, quoique cependant il fût propre et décent; et, dans un temps où le moindre gentilhomme faisait de grandes dépenses pour sa toilette, il annonçait la médiocrité, sinon l'indigence. Sa conversation prouvait qu'il s'occupait du commerce de bestiaux, métier peu distingué; cependant, malgré ces désavantages, il semblait traiter le reste de la compagnie avec cet air froid de politesse et de condescendance qui annonce une supériorité réelle ou imaginaire dans celui qui le prend sans affectation. Quand il donnait son avis sur quelque point, c'était d'un ton tranchant, comme si ce qu'il disait ne pouvait être ni réfuté ni même révoqué en doute. Notre aubergiste et ses hôtes du dimanche, après avoir fait quelques efforts pour soutenir leur opinion, dans l'espérance de l'emporter, grâce à la force de leurs poumons, finissaient par céder à l'autorité imposante de M. Campbell, qui s'emparait ainsi de la conversation, et la dirigeait à son gré. Je fus tenté, par curiosité, de lui disputer moi-même le terrain, me fiant à la connaissance que j'avais acquise du monde pendant mon séjour en France, et à l'éducation assez distinguée que j'avais reçue. Sous le rapport littéraire, je vis qu'il ne pouvait pas même entrer en lutte, et que les talents incultes, mais énergiques, qu'il avait reçus de la nature, n'avaient jamais été polis par l'éducation; mais je le trouvais beaucoup plus au fait que je ne l'étais moi-même de l'état actuel de la France, du caractère du duc d'Orléans, qui venait d'être nommé régent du royaume, et de celui des ministres dont il était entouré; ses remarques fines, malicieuses, et souvent même satiriques, étaient celles d'un homme qui avait étudié attentivement l'état politique de cette nation.

Quand la conversation venait à tomber sur la politique, Campbell observait un silence et exprimait une modération qui pouvaient être commandés par la prudence. Les divisions des whigs et des tories agitaient alors toute l'Angleterre et l'ébranlaient jusque dans ses fondements. Un puissant parti, appuyant en secret les prétentions du roi Jacques, menaçait la dynastie de Hanovre, à peine établie sur le trône. Toutes les auberges retentissaient des cris des jacobites et de leurs adversaires; et comme la politique de notre hôte était de ne jamais se quereller avec de bonnes pratiques, mais de les laisser se chamailler comme bon leur semblait, sa table était tous les dimanches le théâtre de discussions aussi violentes et aussi animées que s'il avait traité le conseil général de la ville. Le ministre et l'apothicaire, avec un petit homme qui ne parlait pas de son état, mais qu'à certains gestes assez expressifs je pris pour le barbier, embrassèrent la cause des épiscopaux et des Stuarts. Le collecteur des taxes, comme son devoir l'y obligeait, et le procureur, qui ambitionnait une place lucrative dépendante de la couronne, ainsi que mon compagnon de voyage, qui prenait le plus grand intérêt à la discussion, ne défendaient pas avec moins de chaleur la cause du roi George et de la succession protestante. Les arguments étant épuisés, on en vint aux cris, puis aux jurements, puis aux querelles: enfin, les deux partis en appelèrent à M. Campbell, dont chacun d'eux brûlait de s'assurer l'approbation.

— Vous êtes Écossais! monsieur, criait un parti; un gentilhomme de votre nation doit se déclarer pour les droits héréditaires.

— Vous êtes presbytérien! monsieur, disait le parti opposé; vous ne sauriez être partisan du pouvoir absolu.

— Messieurs, dit notre oracle lorsqu'il put obtenir un moment de silence, je ne doute pas que le roi George ne mérite la prédilection de ses amis, et s'il parvient à se maintenir sur le trône, eh bien, il pourra faire le cher collecteur intendant de la couronne, donner à notre ami M. Quitam la place de commissaire général; il pourra aussi accorder quelque bonne récompense à ce brave monsieur qui est assis sur son portemanteau, qu'il préfère à une chaise: mais sans contredit le roi Jacques est aussi une bienveillante personne; et si les cartes venaient à se mêler et que la chance tournât pour lui, il pourrait, s'il le voulait, appeler le révérend ministre à l'archevêché de Cantorbéry, nommer le docteur Mixit premier chirurgien de sa maison, et confier sa barbe royale aux soins de notre ami Latherum. Mais, comme je doute fort qu'aucun des deux souverains envoyât un verre de vin à Robert Campbell, quand même il le verrait mourir de soif, je donne ma voix à Jonatham Brown, notre hôte, et je le proclame roi des échansons, à condition qu'il ira nous chercher une autre bouteille aussi bonne que la dernière.

Cette saillie fut reçue avec des applaudissements unanimes; et lorsque M. Brown eut rempli la condition qu'on avait mise à son élévation, il ne manqua pas d'apprendre à ses convives que, tout pacifique qu'était M. Campbell, il n'en était pas moins aussi vaillant qu'un lion. Croiriez-vous qu'à lui seul il a mis en fuite sept brigands qui l'attaquèrent sur la route de Wistom-Tryste?

— Vous vous trompez, mon cher, dit Campbell en l'interrompant; ils n'étaient que deux; encore étaient-ce deux poltrons qui ne se doutaient pas de leur métier.

— Comment, monsieur, dit mon compagnon de voyage en rapprochant de Campbell sa chaise, ou plutôt son portemanteau, est-il réellement bien possible que seul vous ayez mis en fuite deux brigands?

— Très possible, monsieur, reprit Campbell, et je ne vois pas qu'il y ait rien là d'extraordinaire. Je n'en aurais pas craint quatre de cette sorte.

— En vérité, monsieur, reprit mon ami, je serais charmé d'avoir le plaisir de faire route avec vous. Je vais dans le nord, monsieur.

Cette information gratuite et volontaire sur la route qu'il comptait prendre, la première que j'eusse entendu donner par mon compagnon, ne parut pas faire beaucoup d'impression sur l'Écossais, qui ne répondit pas à sa confiance.

— Nous ne pouvons pas voyager ensemble, reprit-il sèchement; vous êtes sans doute bien monté, monsieur, et moi je voyage maintenant à pied, ou sur un bidet montagnard qui fait à peine deux milles à l'heure.

En disant ces mots, il jeta sur la table le prix de la bouteille de vin qu'il avait demandée, et il s'apprêtait à sortir lorsque mon compagnon l'arrêta, et, le prenant par le bouton de son habit, le tira dans une embrasure de croisée. Je crus entendre qu'il lui réitérait sa demande de l'accompagner, ce que M. Campbell semblait refuser.

— Je vous défraierai de tout, monsieur, dit le voyageur, qui pour le coup croyait avoir trouvé un argument irrésistible.

— C'est impossible, dit Campbell d'un air de dédain; j'ai affaire à Rothbury.

— Mais je ne suis pas très pressé; je puis me détourner un peu, et je ne regarde pas à un jour pour m'assurer un bon compagnon de voyage.

— En vérité, monsieur, dit Campbell, je ne saurais vous rendre le service que vous semblez désirer. Je voyage, ajouta-t-il en levant fièrement la tête, je voyage pour mes affaires particulières; si vous voulez suivre mon conseil, vous ne vous réunirez pas aux étrangers que vous vous rencontrerez sur la route, et vous ne direz à personne le chemin que vous comptez prendre. Alors, sans plus de cérémonie, il dégagea son bouton, malgré les efforts du voyageur pour le retenir, et s'approchant de moi: — Votre ami, monsieur, me dit-il, est trop communicatif, attendu la nature du dépôt qui lui est confié.

— Monsieur, repris-je, n'est point mon ami, c'est un voyageur que j'ai rencontré sur la route. Je ne connais ni son nom ni ses affaires, et vous paraissez beaucoup plus avant que moi dans sa confiance.

— Je voulais seulement dire, reprit-il précipitamment, qu'il paraît être un peu trop empressé à offrir l'honneur de sa compagnie à ceux qui ne la désirent pas.

M. Campbell, sans faire d'autres observations, se contenta de me souhaiter un bon voyage, et la compagnie se retira.

Le lendemain je me séparai de mon timide compagnon de voyage; car je quittai la grande route du nord pour suivre plus à l'ouest la direction du château d'Osbaldistone, résidence de mon oncle. Comme il semblait toujours conserver quelques soupçons sur mon compte, je ne saurais dire s'il fut content ou fâché de mon départ. Quant à moi, ses frayeurs avaient cessé de m'amuser, et, à dire le vrai, ce fut avec la plus grande joie que je me vis débarrassé de lui.

Chapitre V.

Que mon coeur bat, lorsque je vois
La nymphe sur son palefroi
Courir gaîment dans nos campagnes,
Gravir les rocs et les montagnes,
Et poursuivre le daim léger
Sans courir le moindre danger!

SOMERVILLE, La Chasse.

En approchant de ces lieux, que je me représentais comme le berceau de ma famille, j'éprouvai cet enthousiasme que des sites sauvages et romantiques inspirent aux amants de la nature. Délivré du babil importun de mon compagnon, je pouvais remarquer la différence que présentait le pays avec celui que j'avais traversé jusqu'alors. Au lieu de dormir au milieu des saules et des roseaux, les rivières, qui méritaient enfin ce nom, roulaient leurs ondes sous l'ombrage d'un bois naturel, tantôt se précipitaient du haut d'une colline, tantôt serpentaient dans ces vallées solitaires qui s'ouvrent sur la route de distance en distance, et semblent inviter le voyageur à explorer leurs détours. Les monts Cheviots s'élevaient devant moi dans leur imposante majesté, non pas avec cette variété sublime de rocs et de vallées qui caractérise les montagnes du premier ordre, mais n'offrant qu'une masse immense de rochers aux sommets arrondis, dont le sombre aspect et l'étendue sans bornes avaient un caractère de grandeur propre à frapper l'imagination.

Au milieu de ces montagnes était le glen ou vallée étroite au bout de laquelle s'élevait le château de ma famille. Une partie des propriétés immenses qui en dépendaient avait été depuis longtemps aliénée par la prodigalité ou par l'inconduite de mes ancêtres; mais il en restait encore assez pour que mon oncle fût regardé comme l'un des plus riches propriétaires du comté. J'avais appris, par quelques informations sur la route, qu'à l'exemple des autres seigneurs du pays, il employait la plus grande partie de sa fortune à remplir, avec le plus grand faste, les devoirs d'une hospitalité prodigue, ce qu'il regardait comme essentiel pour soutenir la dignité de sa famille.

J'avais déjà aperçu du haut d'une éminence le château d'Osbaldistone, antique et vaste édifice qui se détachait du milieu d'un bois de chênes druidiques; et je me dirigeais de ce côté avec toute la diligence que les sinuosités et le mauvais état de la route me permettaient de faire, lorsque mon cheval, tout fatigué qu'il était, dressa l'oreille aux aboiements répétés d'une meute de chiens qui se faisaient entendre dans l'éloignement. Je ne doutai point que la meute ne fût celle de mon oncle, et je me rangeai de côté dans le dessein de laisser passer les chasseurs sans les interrompre, persuadé que ce serait fort mal choisir mon temps que de me présenter à mon oncle au milieu d'une partie de chasse, et résolu, quand ils seraient passés, d'aller attendre leur retour au château. Je m'arrêtai donc sur une éminence, et, éprouvant ce genre d'intérêt que cet amusement champêtre est si propre à inspirer, j'attendis avec impatience l'approche des chasseurs.

Le renard, lancé vivement et presque aux abois, déboucha d'un taillis qui fermait le côté droit de la vallée. Sa queue traînante, son poil sali, son pas qui ne s'allongeait plus qu'avec peine, tout annonçait qu'il succomberait bientôt, et le corbeau carnivore, suspendu sur sa tête, semblait déjà le regarder comme sa proie. Le pauvre Reynard[17] traversa la rivière qui coupe la petite vallée, et il se traînait le long d'une ravine de l'autre côté de ses bords sauvages, lorsque la meute s'élança hors du taillis avec le piqueur et trois ou quatre cavaliers. Les chiens se précipitèrent sur ses traces, et les chasseurs les suivirent au grand galop malgré l'inégalité du terrain. C'étaient des jeunes gens, grands et robustes, bien montés, et portant tous une veste verte, une culotte de peau et une casquette jaune, uniforme d'une association de chasse formée sous les auspices de sir Hildebrand Osbaldistone. Voilà mes cousins, sans doute, pensai-je en moi-même lorsqu'ils passèrent devant moi. À quelle réception dois-je m'attendre parmi ces dignes successeurs de Nemrod? Il est peu probable que moi, qui n'ai jamais chassé de ma vie, je me trouve heureux dans la famille de mon oncle! Une nouvelle apparition interrompit ces réflexions.

C'était une jeune personne dont la figure pleine de grâce et d'expression était animée par l'ardeur de la chasse. Elle montait un superbe cheval noir de jais, et tacheté par l'écume qui jaillissait du mors; elle portait un costume alors peu commun, semblable à celui de l'autre sexe, et qu'on a depuis appelé costume d'équitation ou d'amazone. Cette mode, qui s'était introduite pendant mon séjour en France, était entièrement nouvelle pour moi. Ses longs cheveux noirs flottaient au gré du vent, ayant, dans le feu de la chasse, brisé le lien qui les tenait prisonniers. Le terrain escarpé et inégal, à travers lequel elle dirigeait son cheval avec une adresse et une présence d'esprit admirables, la retarda dans sa course, et j'eus le temps de contempler ses traits brillants et animés, auxquels la singularité de son habillement semblait encore prêter un nouveau charme. En passant devant moi, son cheval fit un bond irrégulier au moment où, arrivée sur un terrain uni, elle piquait des deux pour rejoindre la chasse. Je saisis cette occasion pour m'approcher d'elle, sous prétexte de la secourir; mais j'avais bien vu qu'elle ne courait pas le moindre danger; et la belle amazone ne témoigna pas même la plus légère frayeur. Elle me remercia néanmoins par un sourire de mes bonnes intentions, et je me sentis encouragé à mettre mon cheval au même pas que le sien, et à rester à côté d'elle. Les cris triomphants des chasseurs et le son bruyant du cor nous annoncèrent qu'il n'était plus nécessaire de nous presser, puisque la chasse était finie.

L'un des jeunes gens que j'avais déjà vus s'approcha de nous, agitant dans l'air la queue du renard d'un air de triomphe, et semblant narguer ma belle compagne.

— Je vois, dit-elle, je vois fort bien; mais ne faites pas tant de bruit. Si Phébé n'avait pas été dans un sentier rocailleux, ajouta-t-elle en caressant le cou de son cheval, vous n'auriez pas lieu de chanter victoire.

Ce jeune chasseur était alors tout près d'elle, et je remarquai qu'ils me regardèrent tous les deux et parlèrent entre eux à voix basse, la jeune personne paraissant le prier de faire quelque chose qui semblait lui déplaire, ce qu'il témoignait par un air de retenue et de circonspection qui tenait presque de la mauvaise humeur. Elle tourna aussitôt la tête de son cheval de mon côté en disant: — C'est bon, c'est bon, Thorncliff; si vous ne le voulez pas, ce sera moi, voilà tout. Monsieur, ajouta-t-elle en me regardant, je cherchais à décider ce jeune homme, modèle de politesse et de galanterie, à s'informer auprès de vous si, dans le cours de vos voyages dans cette contrée, vous n'auriez pas entendu parler d'un de nos amis, M. Frank Osbaldistone, que nous attendons depuis quelques jours.

Je fus trop heureux de trouver une occasion aussi favorable pour me faire connaître, et j'exprimai ma reconnaissance d'une demande aussi obligeante.

— En ce cas, monsieur, reprit-elle, comme la politesse de mon cher cousin semble être encore endormie, vous voudrez bien me permettre, quoique cela ne soit pas trop convenable, de me constituer maîtresse des cérémonies, et de vous présenter le jeune squire Thorncliff Osbaldistone, et Diana Vernon qui a aussi l'honneur d'être la parente de votre charmant cousin.

Il y avait un mélange de finesse, de simplicité et d'ironie dans la manière dont miss Vernon prononça ces paroles. Je m'empressai de lui renouveler mes remerciements et de lui témoigner combien je me félicitais d'avoir eu le bonheur de les rencontrer. À parler vrai, le compliment était tourné de manière que miss Vernon pouvait aisément s'en approprier la plus grande partie, car Thorncliff semblait être une espèce de campagnard, et sans la moindre éducation. Il me secoua pourtant la main, et fit alors connaître son intention de me quitter pour aller aider ses frères à compter les chiens et à rassembler la meute, intention qu'il eut l'air de communiquer à miss Vernon sans penser à s'en servir pour s'excuser auprès de moi.

— Le voilà, dit miss Vernon en le suivant des yeux, le voilà le prince des maquignons et des palefreniers! Mais ils sont tous de même, et par cet aimable personnage vous pouvez juger de toute la famille. Avez-vous lu Markham?

— Markham? Je ne me rappelle même pas avoir entendu parler d'un auteur de ce nom.

— N'avoir pas lu Markham! Pauvre ignorant! ne savez-vous donc pas que c'est l'Alcoran de la tribu sauvage dans laquelle vous venez résider? Markham! l'auteur le plus célèbre qui ait jamais écrit sur la fauconnerie! Je commence à désespérer de vous; et je crains bien que vous ne connaissiez pas davantage les noms plus modernes de Gibson et de Bartlet.

— Non, en vérité, miss Vernon.

— Et vous ne rougissez pas! Allons, je vois qu'il faudra vous renier pour notre cousin. Vous ne savez donc pas ferrer un cheval, le panser et l'étriller?

— J'avoue que je laisse ce soin au maréchal ou au valet d'écurie.

— Incroyable insouciance! Et savez-vous du moins éverrer un chien ou l'écourter, rappeler un faucon et le dresser au leurre; ou bien…

— De grâce, épargnez ma confusion; j'avoue que je ne possède aucun de ces rares talents.

— Au nom du ciel, M. Frank, que savez-vous faire?

— Presque rien, miss Vernon: quand mon cheval est sellé, je le monte, et voilà toute ma science.

— Encore est-ce quelque chose, dit miss Vernon en mettant le sien au galop.

Il y avait une espèce de palissade qui barrait le chemin, et je m'avançais pour l'ouvrir, lorsque miss Vernon la franchit en souriant; je me fis un point d'honneur de la suivre, et en un instant je fus à ses côtés.

— Allons, je vois qu'il ne faut pas encore perdre tout espoir, et qu'on pourra finir par faire quelque chose de vous. À dire le vrai, je craignais que vous ne fussiez un Osbaldistone très dégénéré. Mais qui peut vous amener dans le château aux ours? car c'est ainsi que les voisins ont baptisé notre manoir. Vous êtes libre de rester à Londres, je suppose.

Le ton amical que ma charmante compagne prenait avec moi m'encouragea à imiter sa familiarité, et, charmé de l'intimité qui s'établissait entre nous, je lui répondis à voix basse: — Il est possible, miss Vernon, que j'eusse regardé ma résidence à Osbaldistone-Hall comme une sévère pénitence, d'après le portrait que vous m'avez fait de ses habitants, s'il n'y avait pas une exception dont vous ne m'avez point parlé.

— Ah! Rashleigh? dit miss Vernon.

— Non, en vérité; je pensais, excusez-moi, à une personne qui est beaucoup plus près de moi.

— Je suppose qu'il serait convenable de ne pas faire semblant de vous comprendre; mais à quoi bon ces simagrées? votre compliment mérite bien une révérence; comme je suis à cheval, vous voudrez bien m'en dispenser pour le moment, quitte plus tard à faire valoir vos droits. Mais sérieusement je mérite votre exception, car, au milieu de vos ours de cousins, je vous assure que sans moi vous trouveriez à peine à qui parler dans le château, à l'exception pourtant du vieux prêtre et de Rashleigh.

— Et qu'est-ce donc que ce Rashleigh, au nom du ciel?

— Rashleigh est un personnage qui voudrait que tout le monde fût comme lui; car alors il serait comme tout le monde. C'est le plus jeune des fils de sir Hildebrand. Il est environ de votre âge; mais il n'est pas si… Il n'est pas bien, en un mot. En revanche, la nature lui a donné quelques grains de bon sens, et l'éducation y a ajouté une assez bonne dose d'instruction. Il est ce que nous appelons un homme d'esprit dans ce pays où les hommes d'esprit sont rares. Il se destine à l'Église, mais il ne paraît nullement pressé d'entrer dans les ordres.

— De l'Église catholique?

— L'Église catholique! Et de quelle autre Église? Mais j'oubliais, on m'a dit que vous étiez un hérétique. Est-ce vrai, M. Osbaldistone?

— Je ne dois pas nier l'accusation.

— Cependant vous avez habité hors de l'Angleterre, et dans les pays catholiques?

— Pendant près de quatre ans.

— Vous avez vu des couvents?

— Souvent; mais je n'y ai pas vu grand-chose qui recommandât la religion catholique.

— Ceux qui habitent ces couvents ne sont-ils pas heureux?

— Quelques-uns le sont sans doute, ce sont ceux qu'un sentiment profond de dévotion, les persécutions et les malheurs du monde ou une apathie naturelle ont conduits dans la retraite. Mais ceux-là sont très misérables qui ont adopté la solitude soit par un accès d'enthousiasme irréfléchi et outré, soit dans le premier ressentiment de quelque injustice. La vivacité de leurs sensations habituelles se réveille, et, comme les animaux les plus sauvages d'une ménagerie, ils s'agitent sans cesse dans leur retraite, tandis que d'autres vivent ou s'engraissent dans des cellules pas plus grandes que des cages.

— Et que deviennent, continua miss Vernon, ces victimes qui sont condamnées au cloître par la volonté des autres? À quoi ressemblent-elles? À quoi ressemblent-elles surtout si elles étaient nées pour jouir de la vie et connaître ses douceurs?

— Elles sont comme des rossignols en cage, condamnées à vivre à jamais dans une captivité qu'elles cherchent à charmer par ces dons naturels qui, dans l'état de liberté, auraient embelli la société.

— Je serai…, dit miss Vernon; et tout à coup, se reprenant, elle ajouta: Je préférerais être comme le faucon sauvage qui, privé de prendre son essor vers le ciel, se met en pièces contre les barreaux de sa cage. Mais pour revenir à Rashleigh, vous le trouverez l'homme le plus aimable que vous ayez vu, pendant une semaine au moins. S'il voulait prendre pour maîtresse une femme qui fût aveugle, il serait sûr d'en faire la conquête; mais les yeux détruisent le charme qui enchante l'oreille. Bon Dieu! nous voici déjà dans la cour du vieux château, qui paraît aussi sauvage et aussi gothique qu'aucun de ses habitants! On ne fait pas grande toilette à Osbaldistone; mais j'ai si chaud qu'il faut que je me débarrasse de tout cet attirail, et ce chapeau est si lourd et si incommode! continua-t-elle en l'ôtant; et ses beaux cheveux flottèrent en boucles d'ébène sur son charmant visage. Moitié riant, moitié rougissant, elle les rejeta des deux côtés de son front avec sa main blanche et bien faite. S'il y avait de la coquetterie dans cette action, elle était bien déguisée par un air d'indifférence. Je ne pus m'empêcher de dire que, jugeant de la famille par ce que je voyais, je serais en effet tenté de croire la toilette fort inutile.

— Voilà qui est galant, reprit miss Vernon, quoique je n'eusse pas encore dû vous comprendre; mais vous trouverez une meilleure excuse pour un peu de négligence lorsque vous verrez les oursons parmi lesquels vous allez vivre. L'art aurait tant à faire pour corriger chez eux la nature qu'ils ne l'emploient même pas, et ils ont du moins l'avantage de ne pas se donner de peine pour être hideux. Mais la vieille cloche va sonner le dîner dans un instant. Le son annonce qu'elle est tant soit peu fêlée; mais c'est une merveille que cette cloche. Savez-vous bien qu'elle a sonné d'elle-même le jour du débarquement du roi Guillaume? et mon oncle, respectant son talent prophétique, n'a jamais voulu qu'on la réparât. Allons, galant chevalier, commencez votre servage, et tenez mon palefroi jusqu'à ce que je vous envoie un de mes écuyers.

Elle dit, me jeta sa bride comme si nous nous connaissions depuis l'enfance, sauta en bas de cheval, traversa la cour en courant et entra par une petite porte latérale, me laissant dans l'admiration de sa beauté et dans l'étonnement de ses manières franches et ouvertes, qui semblaient d'autant plus extraordinaires à une époque où la cour du grand monarque Louis XIV donnait le ton à toute l'Europe et où le beau sexe affichait à l'extérieur une réserve et une circonspection admirables. Je faisais une assez triste figure au milieu de la cour du vieux château, monté sur un cheval, et en tenant un autre par la bride. L'édifice n'était pas de nature à intéresser un étranger, si j'eusse été disposé à l'admirer attentivement. Les quatre façades étaient de différente architecture; et avec leurs grandes fenêtres grillées, leurs tourelles avancées et leurs massives architraves, elles ressemblaient assez à l'intérieur d'un couvent ou à l'un des plus vieux et des plus gothiques collèges d'Oxford. J'appelai un valet, mais ce fut inutilement, et ma patience avait d'autant plus sujet de s'exercer que je voyais tous les domestiques, tant mâles que femelles, passer la tête par les différentes fenêtres du château, puis la retirer aussitôt, comme des lapins dans une garenne, sans que j'eusse jamais le temps de faire un appel direct à l'attention d'aucun d'eux. Le retour des chiens et des chasseurs me tira enfin d'embarras, et je parvins non sans peine à remettre les brides entre les mains d'un lourdaud de valet et à me faire conduire par un autre rustre devant sir Hildebrand. Ce manant me rendit ce service avec autant de grâce et de bonne volonté qu'un paysan qui est forcé de servir de guide à une patrouille ennemie, et je fus obligé de le serrer de près pour l'empêcher de déserter et de m'abandonner dans le labyrinthe de passages obscurs et étroits qui conduisaient dans le _Stun-Hall[18], _comme sir Hildebrand l'appelait, où je devais être admis en la gracieuse présence de mon oncle.

Nous arrivâmes à la fin dans une longue salle en voûte, pavée de grandes dalles, et où régnait une longue file de tables de chêne, trop lourdes et trop massives pour qu'il fût jamais possible de les remuer, et sur lesquelles le dîner était servi. Ce vénérable appartement, qui depuis des siècles était la salle de festin de la famille des Osbaldistone, offrait de tous côtés les preuves de leurs exploits. D'énormes bois de daims qui auraient pu être les trophées de la chasse de _Chevy-Chase[19], _étaient distribués le long des murs tapissés de peaux de blaireaux, de loutres, de fouines et autres animaux. Parmi quelques restes de vieilles armures qui avaient probablement servi jadis contre les Écossais, on voyait suspendues des armes servant à une guerre moins dangereuse, des arbalètes, des fusils de différentes formes et de différentes grandeurs, des lances, des épieux de chasse, enfin tous les instruments en usage, soit pour prendre, soit pour tuer le gibier. Quelques vieux tableaux enfumés étaient suspendus de distance en distance, représentant des dames et des chevaliers, honorés sans doute et renommés dans leur temps; les héros, avec leur longue barbe et leurs vastes perruques, paraissant de vrais foudres de guerre; et les dames regardant avec un doux sourire le bouquet de roses qu'elles tenaient à la main, et que la bière de mars dont il avait été plusieurs fois arrosé avait couvert d'une teinte jaunâtre ajoutant singulièrement à l'effet qu'il produisait.

J'avais à peine eu le temps de jeter un coup d'oeil rapide sur toutes ces merveilles que douze domestiques en livrée entrèrent en tumulte dans la salle, et se donnèrent un grand mouvement, chacun d'eux s'occupant beaucoup plus de diriger ses camarades que d'agir lui-même; les uns jetaient des bûches dans le feu pétillant qui s'élançait, moitié flammes, moitié fumée, le long d'un immense tuyau de cheminée caché par une pièce d'architecture massive, sur laquelle le ciseau de quelque artiste du Northumberland avait gravé les armes de la famille. Pour qu'elles ressortissent mieux, on les avait fait peindre ensuite en rouge; mais des couches successives de fumée, amoncelées pendant des siècles, en avaient un peu changé la couleur primitive. D'autres domestiques rangeaient les bouteilles, les verres et les carafes. Ils couraient, se coudoyaient, se renversaient l'un l'autre, faisant, suivant l'usage, peu de besogne et beaucoup de bruit. À la fin, quand après bien des peines tout fut à peu près disposé pour la réception des convives, les aboiements des chiens, le claquement des fouets, le bruit des grosses bottes de chasse semblables à celles de la statue dans _le Festin de pierre[20] _annoncèrent leur arrivée. Le tumulte augmenta parmi les domestiques: les uns criaient de se ranger pour faire place à sir Hildebrand, les autres de fermer les portes battantes qui donnaient sur une espèce de galerie. Enfin la porte d'entrée s'ouvrit, et je vis se précipiter pêle-mêle dans la salle huit chiens, le chapelain du château, l'Esculape du village, mes six cousins et mon oncle.

Chapitre VI.

Du vieux château les voûtes ont frémi,
D'un bruit confus la salle a retenti;
Les voici tous, aucun ne se ressemble:
Avec orgueil ils s'avançaient ensemble.

PENROSE.

Sir Hildebrand Osbaldistone ne s'était pas pressé de venir embrasser son neveu, dont il devait avoir appris l'arrivée depuis quelque temps; mais il avait pour excuse des occupations importantes. — Je t'aurais vu plus tôt, mon neveu, s'écria-t-il: mais il fallait bien que je commençasse par faire rentrer mes meutes dans leur chenil. Sois le bienvenu, mon garçon. Tiens, voilà ton cousin Percy, ton cousin Thorncliff et ton cousin John; et puis par là ton cousin Dick, ton cousin Wilfred et… Attends, où est Rashleigh? Ah! le voici… allons, Thorncliff, dérange-toi donc, et laisse-nous voir un peu ton frère… Ah! voici ton cousin Rashleigh… Ainsi donc ton père a enfin pensé au vieux château et au vieux sir Hildebrand?… Vaut mieux tard que jamais… Encore une fois, sois le bienvenu, mon garçon; et en voilà assez… Où est ma petite Diana?… Ah! la voici qui entre… C'est ma nièce Diana, la fille du frère de ma femme, la plus jolie fille de nos vallées… n'importe laquelle vient après… Ah çà! disons deux mots au dîner à présent.

Pour avoir quelque idée de la personne qui tenait ce langage, représentez-vous, mon cher Tresham, un homme d'environ soixante ans, dans un accoutrement de chasse qui jadis avait pu être richement brodé, mais considérablement terni par les pluies successives qu'il avait essuyées. Sir Hildebrand, malgré la rudesse ou plutôt la brusquerie de ses manières, avait vécu à la cour dans sa jeunesse; il avait servi dans l'armée rassemblée dans la bruyère de Hounslow[21], avant la révolution qui renversa du trône la maison des Stuarts; et, grâce peut-être à sa religion, il avait été fait chevalier par le malheureux Jacques II; mais s'il avait ambitionné d'autres faveurs, il fut forcé de renoncer à l'espoir de les obtenir lors de la crise terrible qui enleva la couronne à son protecteur; et depuis cette époque il avait vécu retiré dans ses terres. Cependant, malgré son ton rustique et grossier, sir Hildebrand avait encore l'extérieur d'un homme bien né; il était au milieu de ses fils comme les débris d'une colonne d'ordre corinthien, couvert d'herbe et de mousse, à côté des masses de pierres brutes et informes de Stone-Henge[22] ou de tout autre temple des druides. Les fils étaient bien ces blocs lourds et raboteux que l'art n'a jamais polis. Grands, forts et d'une figure régulière, les cinq aînés paraissaient être privés du souffle de Prométhée et des grâces extérieures qui, dans le grand monde, font quelquefois excuser l'absence de l'intelligence. Ce qui dominait le plus en eux, c'était un air habituel de bonne humeur et de contentement, et ils n'avaient qu'une prétention, celle d'être les premiers chasseurs du comté. Le robuste Gyas et le robuste Cloanthe ne se ressemblaient pas plus dans Virgile que les robustes Percy, Thorncliff, John, Dick et Wilfred Osbaldistone ne se ressemblaient entre eux.

Mais, pour compenser une uniformité aussi extraordinaire dans ses productions, dame Nature semblait s'être étudiée à jeter un peu de variété dans l'extérieur et dans le caractère du dernier des fils de sir Hildebrand; et Rashleigh formait, sous tous les rapports, tant au moral qu'au physique, un contraste frappant, non seulement avec ses frères, mais même avec la plupart des hommes que j'avais vus jusqu'alors. Quand Percy, Thorncliff et compagnie eurent tour à tour salué, grimacé, et présenté plutôt leur épaule que leur main, à mesure que leur père me les nommait, Rashleigh s'avança et m'exprima la joie de faire ma connaissance, avec l'aisance et la politesse d'un homme du monde. Son extérieur n'était pas très prévenant: il était petit, et tous ses frères semblaient descendre du géant Anak; ils étaient assez bien faits, et Rashleigh était presque difforme. Par suite d'un accident qui lui était arrivé dans son enfance, il boitait au point que plusieurs personnes prétendaient que c'était l'obstacle qui s'opposait à ce qu'il entrât dans les ordres, l'Église de Rome, comme on sait, n'admettant dans la cléricature aucune personne mal conformée. D'autres disaient cependant que ce n'était qu'une mauvaise habitude qu'il avait contractée, et que le vice de sa démarche n'était pas suffisant pour l'empêcher de prendre les ordres.

Les traits de Rashleigh étaient tels qu'après les avoir vus une fois vous n'auriez jamais pu les bannir de votre mémoire, et que vous vous les rappeliez sans cesse avec un sentiment de curiosité pénible, mêlée de dégoût et de haine. Ce n'était pas sa figure en elle-même qui produisait cette impression profonde. Ses traits, quoique irréguliers, n'étaient pas communs; ses yeux noirs et animés et ses sourcils noirs et épais empêchaient qu'il ne fût d'une laideur insignifiante. Mais il y avait dans ses yeux une expression de malice et de dissimulation, ou, quand on le provoquait, de férocité tempérée par la prudence, qui ne pouvait échapper au physionomiste le moins pénétrant, et que la nature avait peut-être rendue si prononcée par la même raison qu'elle a donné à un serpent venimeux la sonnette qui le trahit. Comme en compensation de ces désavantages extérieurs, Rashleigh avait la voix la plus douce, la plus mélodieuse que j'aie jamais entendue, et la manière dont il s'exprimait servait encore à faire ressortir la beauté de son organe. À peine eut-il dit une phrase que je reconnus la vérité du portrait que m'en avait fait miss Vernon, et je ne doutai point qu'il ne fût en effet sûr de faire la conquête d'une maîtresse dont les oreilles seules pourraient juger de son mérite. Il allait se placer auprès de moi à dîner; mais miss Vernon, qui était chargée de faire les honneurs de la table, trouva moyen de me faire asseoir entre elle et M. Thorncliff, et je n'ai pas besoin de dire que je favorisai cet arrangement de tout mon pouvoir.

— J'ai besoin de vous parler, me dit-elle, et j'ai placé exprès l'honnête Thorncliff entre Rashleigh et vous,

Tel que le matelas qu'on met sur la muraille Pour amortir l'effet du canon à mitraille.

Vous n'oubliez pas sans doute que je suis votre plus ancienne connaissance dans cette spirituelle famille: puis-je vous demander, à ce titre, comment vous nous trouvez tous?

— Voilà une question bien étendue, miss Vernon, et comment oserai-je y répondre, lorsque j'arrive à peine dans le château?

— Oh! la philosophie de notre famille est superficielle. Il est bien des nuances délicates caractérisant les individus qui exigent l'attention d'un observateur, mais les espèces, — c'est le mot technique des naturalistes, je crois, — les espèces se distinguent au premier coup d'oeil.

— S'il faut dire ce que je pense, il me semble qu'à l'exception de M. Rashleigh tous mes cousins ont à peu près le même caractère.

— Oui, ils tiennent tous plus ou moins de l'ivrogne, du garde- chasse, du querelleur, du jockey et du sot; mais, comme on dit qu'il est impossible de trouver sur le même arbre deux feuilles exactement semblables, de même ces heureux ingrédients, n'étant pas également répartis sur chaque individu, forment une agréable variété pour ceux qui aiment à étudier les caractères.

— Et voudriez-vous bien me donner une esquisse de ces portraits?

— Oh! volontiers, et je vais vous les peindre tous dans un grand tableau de famille. Percy, le fils aîné, tient plus de l'ivrogne que du garde-chasse, du querelleur, du jockey et du sot. Thorncliff se rapproche plus du querelleur que du garde-chasse, du jockey, du sot et de l'ivrogne. John, qui dort pendant des semaines entières dans les bois, tient plutôt du garde-chasse. Le jockey par excellence est Dick, qui court jour et nuit à bride abattue, et fait plus de deux cents milles pour voir une course de chevaux. Et la sottise domine tellement sur toutes les autres qualités de Wilfred, qu'on peut l'appeler un sot positif.

— Voilà une collection précieuse, miss Vernon, et les différences individuelles appartiennent à une classe fort intéressante; mais sir Hildebrand ne trouvera-t-il pas place dans le tableau?

— J'aime mon oncle, répondit-elle; il a voulu me rendre service: qu'il s'y soit mal pris ou non, je ne dois considérer que son intention. Ainsi je lui dois de la reconnaissance, et je vous laisse le soin de tracer vous-même son portrait lorsque vous le connaîtrez mieux.

— Allons, pensai-je en moi-même, je suis bien aise du moins qu'elle ménage quelqu'un. Qui se serait jamais attendu à une satire aussi amère de la part d'une jeune personne dont tous les traits respirent la douceur et la bonté?

— Vous pensez à moi! dit-elle en fixant sur moi ses yeux pénétrants comme si elle voulait percer jusqu'au fond de mon âme.

— Je l'avoue, repris-je un peu embarrassé et ne m'attendant pas à cette question. Puis, cherchant à donner un tour plus galant à la franchise de mon aveu: — Comment est-il possible que je pense à autre chose, placé comme j'ai le bonheur de l'être?

Miss Vernon sourit avec une expression de fierté concentrée qui n'appartenait qu'à elle: — Je dois vous informer une fois pour toutes, M. Osbaldistone, que m'adresser des compliments c'est faire de l'esprit en pure perte. Ne prodiguez pas inutilement vos jolies choses. Elles sont utiles aux beaux messieurs qui voyagent dans la province; c'est comme ces colifichets que les navigateurs emportent pour apprivoiser les habitants sauvages de pays nouvellement découverts. N'épuisez pas tout de suite votre précieuse marchandise; vous en trouverez un utile débit dans le Northumberland. Vos jolies phrases plairont beaucoup aux belles du pays; réservez-les; auprès de moi elles seraient inutiles, car je connais fort bien leur véritable valeur.

Je restai muet et confondu.

— Vous me rappelez dans ce moment, dit miss Vernon en reprenant sa gaieté et son enjouement, ce conte des fées dans lequel un marchand trouve tout l'argent qu'il avait apporté au marché changé tout à coup en pièces d'ardoise. J'ai décrédité par une malheureuse observation toute la denrée de vos beaux compliments. Mais allons, n'en parlons plus. Votre mine est bien trompeuse, M. Osbaldistone, si vous ne pouvez pas m'entretenir de choses beaucoup plus agréables que ces _fadeurs _que tout jeune homme se croit obligé de réciter à une pauvre fille. Et pourquoi? parce qu'elle porte une robe et de la gaze, tandis qu'il porte un bel habit brodé. Efforcez-vous d'oublier mon malheureux sexe; appelez- moi Tom Vernon, si vous voulez, mais parlez-moi comme à votre ami, à votre compagnon: vous ne pouvez croire combien je vous en saurai gré.

— Vous m'offrez un attrait bien puissant, répondis-je.

— Encore! reprit-elle en levant le doigt; je vous ai dit que je ne souffrirais pas l'ombre d'un compliment. Et maintenant, quand vous aurez fait raison à mon oncle qui vous menace de ce qu'il appelle un rouge-bord, je vous dirai ce que vous pensez de moi.

Lorsqu'en respectueux neveu j'eus vidé le verre que me présentait mon oncle, et que la conversation qui s'engagea sur la chasse du matin, le bruit continuel des verres et des fourchettes et l'attention exclusive que le cousin Thorncliff, à ma droite, et le cousin Dick, à la gauche de miss Vernon, apportaient à la grande affaire qui les occupait alors nous permirent de reprendre notre tête-à-tête: — À présent, lui dis-je, permettez-moi de vous demander franchement, miss Vernon, ce que vous supposez que je pense de vous. Je pourrais vous dire ce que je pense réellement; mais vous m'avez interdit les éloges.

— Je n'ai pas besoin de votre assistance. Je suis assez magicienne pour vous dire vos pensées. Il n'est pas nécessaire que vous m'ouvriez votre coeur, je le connais. Vous me croyez une étrange fille, un peu coquette, très inconséquente, désirant attirer l'attention par la liberté de ses manières et par la bizarrerie de sa conversation, parce qu'elle est privée de ce que le Spectateur[23] appelle les grâces les plus douces du sexe. Peut-être même pensez-vous que j'ai le projet de vous pétrifier d'admiration. Si tels sont vos sentiments, et je n'en puis douter, je suis bien fâchée de vous dire que, pour cette fois, votre pénétration est en défaut, et que vous vous trompez étrangement. Toute la confiance que j'ai eue en vous, je l'aurais aussi aisément accordée à votre père, s'il eût pu m'entendre. En vérité, je me trouve aussi isolée au milieu de cette heureuse famille, je suis dans une aussi grande disette d'auditeurs intelligents que Sancho dans la sierra Morena; aussi, quand l'occasion s'en présente, il faut que je parle ou que je meure. Je vous assure pourtant que je ne vous aurais pas dit un mot des renseignements curieux que je vous ai donnés sur le caractère de vos aimables cousins s'il ne m'avait pas été parfaitement indifférent qu'on sût ma façon de penser à leur égard.

— C'est bien cruel à vous, miss Vernon, de ne pas vouloir me laisser la moindre illusion, et de me rappeler que je n'ai encore aucun droit à votre confiance. Mais, puisque vous ne voulez pas que je puisse attribuer à votre amitié les communications que vous m'avez faites, je dois les recevoir au titre qu'il vous plaira. Vous n'avez pas compris M. Rashleigh Osbaldistone dans vos portraits de famille.

Il me sembla que cette remarque la faisait trembler, et elle se hâta de répondre en baissant la voix: — Pas un mot sur Rashleigh! il a l'oreille si fine, quand son amour-propre est intéressé, qu'il nous entendrait même à travers la massive personne de Thorncliff, toute bourrée qu'elle est de boeuf et de jambon.

— Oui, repris-je; mais, avant de faire la question, j'ai regardé derrière la cloison vivante qui me séparait de lui, et je me suis aperçu que la chaise de M. Rashleigh était vide. Il a quitté la table.

— Ne vous y fiez pas, reprit miss Vernon. Croyez-moi; lorsque vous voulez parler de Rashleigh, commencez par monter sur le sommet d'Otterscope-Hill, d'où vous pouvez voir à vingt milles à la ronde. Placez-vous sur la pointe même du rocher, parlez bien bas; et après tout cela ne soyez pas encore trop certain que l'oiseau indiscret qui vole sur votre tête ne lui aura pas rapporté vos discours. Rashleigh a entrepris mon éducation; il a été mon maître pendant quatre ans; je suis aussi fatiguée de lui qu'il l'est de moi, et nous ne sommes fâchés ni l'un ni l'autre de voir arriver l'instant de notre séparation.

— M. Rashleigh doit donc bientôt partir?

— Oui, dans quelques jours; ne le saviez-vous pas? Il paraît que votre père est beaucoup plus discret que sir Hildebrand. Voici toute l'histoire. Lorsque mon oncle apprit que vous alliez venir demeurer chez lui pendant quelque temps et que votre père désirait que l'un de ses neveux, qui donne de si belles espérances, vînt remplir la place lucrative vacante chez lui grâce à votre obstination, M. Francis, le bon chevalier, tint une cour plénière de toute sa maison, y compris le sommelier, le maître-d'hôtel et le garde-chasse. Cette vénérable assemblée, composée des pairs et des officiers de _service _d'Osbaldistone-Hall, ne fut pas convoquée, comme bien vous pouvez croire, pour élire votre remplaçant; car toute l'arithmétique de cinq des concurrents se bornant à savoir calculer les chances pour ou contre dans un combat de coqs, Rashleigh était le seul qui réunît les qualités nécessaires pour la place en question. Mais il fallait une sanction solennelle pour transformer Rashleigh de pauvre prêtre qu'il devait être en opulent banquier, et pour lui permettre de s'engraisser à la Bourse au lieu de mourir de faim dans l'Église: ce ne fut pas sans peine que l'assemblée donna son consentement à une dégradation aussi manifeste.

— Je conçois les scrupules. Mais comment furent-ils surmontés?

— Par le désir général de se débarrasser de Rashleigh. Quoique le plus jeune de la famille, il a pris, je ne sais comment, un ascendant irrésistible sur tous les autres; il les conduit tous à son gré, et chacun sent sa dépendance sans pouvoir s'en affranchir. Si quelqu'un veut lui résister, il est sûr d'avoir sujet de s'en repentir avant la fin de l'année; et, si vous lui rendez un important service, vous vous en repentirez souvent encore davantage.

— S'il en est ainsi, repris-je en riant, je dois prendre garde à moi, car je suis la cause involontaire du changement de sa situation.

— Oui, et qu'il en soit content ou fâché, gare à vous! Mais voici les radis et les fromages qui arrivent.[24] On va porter la santé du roi et de l'Église; c'est le signal de la retraite pour les chapelains et les dames, et moi, seul représentant de mon sexe au château, je dois me retirer, suivant l'usage.

Elle disparut à ces mots, me laissant dans l'étonnement de la finesse, de la causticité et de la franchise qu'elle déployait dans la conversation. Je désespère de pouvoir vous donner la moindre idée de son caractère, quoique j'aie, autant que possible, imité son langage. C'était un mélange de simplicité naïve, de finesse naturelle et de hardiesse incroyable; toutes ces teintes différentes, fondues heureusement ensemble et animées encore par le jeu d'une physionomie charmante, formaient l'ensemble le plus parfait. Il ne faut pas croire que, quelque étranges, quelque singulières que me parussent ses manières libres et familières, un jeune homme de vingt-deux ans sût mauvais gré à une jeune fille de dix-huit de n'avoir pas avec lui toute la réserve convenable. Au contraire, j'étais flatté de la confiance de miss Vernon, et, quoiqu'elle m'eût bien déclaré que, si elle me l'avait accordée, c'était uniquement parce que j'étais le premier à qui elle eût trouvé assez d'intelligence pour la comprendre, je n'en persistais pas moins à attribuer cette préférence à quelque autre motif. Avec la présomption de mon âge, présomption que mon séjour en France n'avait certainement pas diminuée, je m'imaginais qu'une figure régulière et un extérieur prévenant, avantages que j'avais la générosité de m'accorder, étaient des titres assez puissants à la confiance d'une jeune beauté. Ma vanité plaidant avec autant de chaleur pour justifier le choix de miss Vernon, le juge ne pouvait pas être sévère, ni lui faire un reproche d'une franchise qui me semblait suffisamment justifiée par mon propre mérite; et, déjà charmé de sa figure et de son esprit, je le fus encore plus du jugement et de la pénétration dont elle avait fait preuve dans le choix d'un ami.

Lorsque miss Vernon eut quitté l'appartement, la bouteille circula ou plutôt vola autour de la table avec une rapidité incroyable. Élevé chez une nation étrangère, j'avais conçu la plus grande aversion pour l'intempérance, vice trop commun alors, et même encore à présent, parmi mes compatriotes. Les propos qui assaisonnaient ces orgies étaient tout aussi peu de mon goût; et, si quelque chose pouvait me les faire paraître encore plus révoltants, c'était de les entendre proférer par des personnes de ma famille. Je saisis donc cette occasion favorable, et voyant derrière moi une petite porte entr'ouverte, conduisant je ne savais où, je m'esquivai adroitement, ne pouvant souffrir plus longtemps de voir un père donner lui-même à ses enfants l'exemple d'un excès honteux et tenir avec eux les discours les plus grossiers. Je fus poursuivi, comme je m'y attendais, et traité comme déserteur des drapeaux de Bacchus. Quand j'entendis les cris de ohé! ohé! et le bruit des bottes pesantes de mes cousins qui semblaient vouloir me lancer comme un cerf, je vis clairement que je serais pris si je ne gagnais pas le large. J'ouvris donc aussitôt une fenêtre que j'aperçus sur l'escalier, et qui donnait sur un jardin aussi gothique que le château; et, comme la hauteur n'excédait pas six pieds, je sautai sans hésiter sur une plate- bande, et j'entendis derrière moi les cris de ohé! ohé! Il est sauvé! il est sauvé! J'enfilai une allée, puis une autre, puis une troisième, toujours courant à toutes jambes, jusqu'à ce que, me voyant à l'abri de toute poursuite, je ralentis un peu le pas pour jouir de la fraîcheur de l'air que les fumées du vin que j'avais été obligé de prendre, ainsi que la précipitation de ma retraite, contribuaient à me rendre doublement agréable.

Comme je me promenais de côté et d'autre, je rencontrai le jardinier qui labourait une plate-bande avec une bêche, et je m'arrêtai pour le regarder travailler: — Bonsoir, mon ami.

— Bonsoir, bonsoir, répondit l'homme sans lever la tête, et avec un accent qui indiquait en même temps son extraction écossaise.

— Voilà un bien beau temps pour vous, mon ami.

— Il n'y a pas beaucoup à s'en plaindre, répondit-il avec cette circonspection que les jardiniers mettent d'ordinaire à louer même le temps le plus beau. Alors, levant la tête, comme pour voir qui lui parlait, il porta la main à son bonnet[25] écossais d'un air de respect, et ajouta: — Eh! Dieu me préserve! c'est rare de voir dans le jardin, à l'heure qu'il est, un beau_ jistocorps[26] _brodé!

— Un beau…?

— _Jistocorps! _C'est une jaquette comme la vôtre, donc. Ils ont autre chose à faire là-bas en haut. C'est de la déboutonner pour faire place au boeuf et au vin rouge. Car, Dieu merci! ils ne font que manger et boire pendant toute la soirée.

— On ne fait pas assez bonne chère dans votre pays, mon ami, pour être tenté de tenir table aussi longtemps, n'est-ce pas?

— Allons donc, monsieur, on voit bien que vous ne connaissez pas l'Écosse! Ce n'est pas la bonne chère qui nous manque. Est-ce que nous n'avons pas les meilleurs poissons, la meilleure viande, les meilleures volailles, sans parler de nos navets et de nos autres légumes? Mais c'est que nous sommes réservés sur notre bouche, tandis qu'ici sur les vingt-quatre heures ils en passent plus de douze à table. Il n'y a pas jusqu'à leurs jours de jeûne et d'abstinence… Tiens, est-ce qu'ils n'appellent pas cela jeûner, quand ils ont les poissons qu'ils font venir d'Hartlepool et de Sunderland, et puis encore des truites, du saumon, est-ce que je sais? Enfin, je jeûnerais bien tous les jours comme cela, moi. Je vous dis que c'est une abomination que leur jeûne, et puis les messes et les matines de ces pauvres dupes… Mais chut! car Votre Honneur est sans doute un _romain _tout comme les autres.

— Non, j'ai été élevé dans la religion réformée; je suis presbytérien.

— Presbytérien! s'écria-t-il en même temps que ses traits grossiers prenaient l'expression du plus grand contentement; et, pour témoigner plus efficacement sa joie et me faire voir que son amitié ne se bornait pas à des paroles, il tira de sa poche une grande tabatière de corne et m'offrit une prise avec la grimace la plus fraternelle.

Je ne voulus pas le refuser et lui demandai ensuite s'il y avait longtemps qu'il était au château.

— Voilà près de vingt ans que j'y suis comme les martyrs à
Éphèse, exposé aux bêtes sauvages, dit-il en regardant le vieux
manoir. Oh! mon Dieu oui! tout autant, comme je m'appelle André
Fairservice.

— Mais, André, si votre religion et votre tempérance souffrent tant d'être témoins des rites de l'Église romaine et des excès de vos maîtres, il me semble que vous n'auriez pas dû rester aussi longtemps à leur service; il vous eût été facile de trouver des maîtres qui mangeassent moins et qui fussent plus orthodoxes dans leur culte. Je présume que ce n'est pas faute de talent si vous n'êtes pas placé d'une manière plus satisfaisante pour vous.

— Il ne me sied pas de parler de moi-même, dit André en regardant autour de lui avec beaucoup de complaisance; mais c'est que, voyez-vous, je suis de la paroisse de Dreepdayly, où l'on fait venir les choux sous cloche, et c'est vous dire qu'on entend un peu son métier… Et, à vous dire le vrai, voilà vingt ans que je remets de terme en terme à tirer ma révérence; mais, quand le jour arrive, il y a toujours quelque chose à fleurir que je voudrais voir en fleur, ou quelque chose à mûrir que je voudrais voir mûr, et puis le temps se passe, et puis me voilà. Je vous dirais bien que je m'en irai pour sûr à la Chandeleur prochaine, mais c'est qu'il y a vingt ans que je dis la même chose, et je veux que le diable m'emporte, Dieu me préserve! si je ne me crois pas ensorcelé dans cette maison. S'il faut dire le fin mot à Votre Honneur, c'est qu'André n'a pas pu trouver de meilleure place. Mais, si Votre Honneur pouvait me trouver quelque condition où je pusse entendre la saine doctrine, puis avoir une petite maison, un bon fricot et dix livres par an pour mes gages, et où il n'y eût pas de femmes pour compter les pommes, je serais bien obligé à Votre Honneur.

— Bravo, André! je vois que vous êtes fort modéré dans vos prétentions; mais on dirait que vous n'aimez pas les femmes.

— Non, non, Dieu me préserve!… C'est la peste de tous les jardiniers, depuis le père Adam. Il leur faut des pommes, des pêches, des abricots; été ou hiver, ça leur est égal, elles sont toujours à nos trousses. Mais, Dieu soit loué! nous n'avons pas ici de cette chienne d'engeance, sauf votre respect, à l'exception de la vieille Marthe; mais elle est toujours contente quand je donne quelques grappes de groseilles aux marmots de sa soeur, qui viennent prendre le thé avec elle les dimanches, et quand je lui passe de temps en temps dans la semaine une bonne poire pour son dessert.

— Vous oubliez votre jeune maîtresse.

— Quelle maîtresse que j'oublie donc?

— Votre jeune maîtresse, miss Vernon.

— Quoi! miss Vernon? Elle n'est pas ma maîtresse, monsieur. Je voudrais qu'elle fût sa maîtresse; et je souhaite qu'elle ne soit pas la maîtresse d'une certaine personne avant qu'il soit longtemps. Oh! c'est une fine matoise celle-là.

— En vérité! lui dis-je en cherchant à lui cacher l'intérêt que j'éprouvais. Vous paraissez connaître tous les secrets de cette famille, André?

— Si je les connais, je sais les garder. Ils ne travailleront pas dans ma bouche comme de la bière en bouteille, je vous en réponds. Miss Diana est… Mais qu'elle soit ce qu'elle voudra, ça ne me fait ni froid ni chaud.

Et il se remit à bêcher avec la plus grande ardeur.

— Qu'est miss Vernon, André? Je suis un ami de la famille, et j'aimerais à le savoir.

— Tout autre que ce qu'elle devrait être, à ce que je crains, dit André en fermant un oeil et en branlant la tête d'un air grave et mystérieux… Quelque chose de louche: Votre Honneur me comprend.

— Non, en vérité, mon cher André, et je voudrais que vous vous expliquassiez plus clairement. En disant ces mots, je lui glissai une demi-couronne dans la main; elle fit son effet: André me remercia par un sourire, ou plutôt par une grimace, et commença par mettre la pièce dans la poche de sa veste: alors, en homme qui savait n'avoir point de monnaie à rendre, il me regarda en appuyant les deux bras sur sa bêche; et, donnant à ses traits l'air de la plus importante gravité, il me dit avec un sérieux qui dans toute autre occasion m'eût paru comique:

— Il faut donc que vous sachiez, monsieur, puisque cela vous importe à savoir, que miss Vernon est…

Il s'arrêta tout court, allongeant ses joues jusqu'à ce que sa mâchoire et son menton prissent à peu près la figure d'un casse- noisette; il fit craquer fortement ses dents, ferma encore un oeil, fronça le sourcil, branla la tête et parut croire que sa physionomie avait achevé l'explication que sa langue n'avait pas encore commencée.

— Grands dieux! m'écriai-je, est-il possible? Si jeune, si belle, et déjà perdue!

— Oui, vous pouvez le dire, perdue corps et âme: vous savez qu'elle est papiste! eh bien, elle est encore… Elle… Il garda le silence, comme effrayé de ce qu'il allait dire.

— Parlez, monsieur, lui dis-je vivement; je veux absolument savoir ce que tout cela veut dire.

— Eh bien! elle est… André regarda autour de lui, s'approcha de moi et ajouta du ton du plus grand mystère: — La plus grande jacobite de tout le comté!

— Quoi! est-ce là tout? André me regarda d'un air étonné en m'entendant traiter aussi légèrement une information aussi importante; puis, marmottant entre ses dents: — Dieu me préserve! c'est pourtant tout ce que je sais de pire sur son compte, — il reprit sa bêche, comme le roi des Vandales dans le dernier conte que Marmontel vient de publier.[27]

Chapitre VII.

BARDOLPH. — Le shériff est à la porte avec une grosse escorte.

SHAKESPEARE. Henry IV, part. I.

Je découvris, non sans peine, l'appartement qui m'était destiné; et, m'étant concilié les bonnes grâces des domestiques de mon oncle, en employant des moyens qu'ils étaient le plus capables d'apprécier, je m'y renfermai pour le reste de la soirée, ne me souciant pas d'aller rejoindre mes aimables parents, qui, à ce que j'en jugeai par les cris et par le tapage qui continuaient à se faire entendre dans la salle du banquet, n'étaient guère d'agréables compagnons pour un homme sobre.

Quelle pouvait être l'intention de mon père en m'envoyant demeurer au milieu d'une famille aussi singulière? C'était dans ma position la réflexion la plus naturelle, et ce fut la première à laquelle je me livrai. D'après la réception que m'avait faite mon oncle, je ne pouvais douter que je dusse faire un assez long séjour près de lui; son hospitalité fastueuse, mais mal entendue, le rendait assez indifférent sur le nombre de ceux qui mangeaient à sa table; mais il était clair que ma présence ou mon absence ne lui causait pas plus d'émotion que celle du dernier de ses gens, et beaucoup moins que la maladie ou la guérison d'un de ses chiens. Mes cousins étaient de véritables oursons dans la compagnie desquels je pouvais perdre, si je voulais, l'amour de la tempérance et de la sobriété, sans en retirer d'autre avantage que d'apprendre à éverrer les chiens, à panser les chevaux et à poursuivre les renards. Je ne pouvais trouver qu'une raison qui expliquât la conduite de mon père, et c'était probablement la véritable. Il regardait la vie que l'on menait à Osbaldistone-Hall comme la conséquence naturelle et inévitable de l'oisiveté et de l'indolence; et il voulait, en me faisant voir un spectacle dont il savait que je serais révolté, me décider, s'il était possible, à prendre une part active dans son commerce. En attendant, il recevait chez lui Rashleigh Osbaldistone; mais il avait cent moyens de lui faire avoir une place avantageuse, dès qu'il voudrait s'en débarrasser. En un mot, quoique j'éprouvasse un certain remords de conscience de voir, par suite de mon obstination, Rashleigh, dont miss Vernon m'avait fait un portrait si défavorable, sur le point de travailler dans la maison de mon père, et peut-être même de s'insinuer dans sa confiance, je le faisais taire en réfléchissant que mon père n'entendait pas que personne se mêlât de ses affaires; qu'il était difficile de le tromper ou de l'éblouir, et que d'ailleurs je n'avais que des préventions, peut-être injustes, contre ce jeune homme, préventions qui m'avaient été inspirées par une jeune fille étourdie et bizarre, qui parlait sans réfléchir, et qui sans doute ne s'était pas donné la peine d'approfondir le caractère de celui qu'elle prétendait condamner. Alors mes réflexions se tournaient sur miss Vernon, sur son extrême beauté, sur sa situation critique, livrée ainsi à elle-même au milieu d'une espèce de bande de sauvages, à l'âge où il semblait qu'elle devait avoir le plus besoin de conseils; enfin, sur son caractère, offrant cette variété attrayante qui pique notre curiosité et excite notre attention en dépit de nous-même.

Demeurer avec une jeune personne si singulière, la voir tous les jours, à tous les moments, vivre avec elle dans la plus grande intimité, c'était une diversion bien agréable à l'ennui que ne pouvaient manquer d'inspirer les somnifères habitants d'Osbaldistone-Hall; mais combien aussi cette situation serait dangereuse! Cependant, malgré tous les efforts de ma prudence, je ne pus me décider à me plaindre beaucoup des nouveaux périls que j'allais courir. Je fis taire d'ailleurs mes scrupules en formant intérieurement des projets admirables:

— Je me tiendrais toujours sur mes gardes, toujours plein de réserve; je m'observerais quand je serais avec miss Vernon, et tout irait assez bien. Je m'endormis dans ces réflexions, miss Vernon ayant naturellement ma dernière pensée.

Je ne puis vous dire si son image me poursuivit pendant la nuit car j'étais fatigué, et je dormis profondément. Mais ce fut la première personne à qui je pensai le lendemain, lorsqu'à la pointe du jour je fus réveillé en sursaut par les sons bruyants du cor de chasse. En un instant je fus sur pied; je fis seller mon cheval, et je courus dans la cour où les hommes, les chiens et les chevaux étaient déjà prêts. Mon oncle, peut-être, ne s'attendait pas à trouver un chasseur très adroit dans la personne de son neveu qui avait pendant toute sa jeunesse végété dans les écoles ou dans un bureau; il parut surpris de me voir, et il me sembla qu'il ne m'accueillait pas avec la même cordialité que la veille. — Te voilà, garçon? La jeunesse est téméraire. Mais prends garde à toi. Rappelle-toi la vieille chanson:

Qui galope comme un fou Sur le bord d'un précipice Peut bien s'y casser le cou.

Je crois qu'il y a peu de jeunes gens, et ce sont de très austères moralistes, qui n'aimeraient pas mieux se voir reprocher une légère peccadille que d'entendre mettre en doute leur habileté à monter à cheval. Comme je ne manquais ni d'adresse ni de courage dans cet exercice, je fus piqué de la remarque de mon oncle, et je le priai de suspendre son jugement jusqu'après la chasse.

— Ce n'est pas cela, garçon; tu es bon cavalier, je n'en doute pas; mais prends garde. Ton père t'a envoyé ici en me chargeant de te dompter, et je crois qu'il faut que je te mène par la bride si je ne veux pas que quelqu'un te mène par le licou.

Comme cette pièce d'éloquence était inintelligible pour moi; que d'ailleurs il ne semblait pas que l'intention de l'orateur fût que j'en fisse mon profit, puisqu'il l'avait débitée à demi-voix, et que ces paroles mystérieuses paraissaient simplement exprimer quelque réflexion qui passait par la tête de mon très honoré oncle, je conclus ou qu'elles avaient rapport à ma désertion de la veille, ou que les hautes régions de mon oncle n'étaient pas encore parfaitement remises de la longue séance qu'il avait faite la veille. Je me contentai de bien me promettre que, s'il remplissait mal les devoirs de l'hospitalité, je ne serais pas longtemps son hôte, et je m'empressai de saluer miss Vernon, qui s'avançait de mon côté. Mes cousins approchèrent aussi de moi; mais, comme je les vis occupés à critiquer mon ajustement, depuis la ganse de mon chapeau jusqu'aux éperons de mes bottes, ne pouvant souffrir, dans leur ridicule patriotisme, tout ce qui avait une apparence étrangère, je me gardai bien de les distraire; et, sans paraître remarquer leurs grimaces et leurs chuchotements, sans même les honorer d'un regard de mépris, je m'attachai à miss Vernon, comme à la seule personne avec qui il fût possible de causer. À cheval, à ses côtés, je partis avec toute la troupe pour le théâtre futur de nos exploits. C'était un taillis épais, situé sur le côté d'une immense vallée entourée de montagnes. Pendant le chemin, je fis observer à Diana que mon cousin Rashleigh n'était pas avec nous.

— Oh! me répondit-elle, c'est un grand chasseur; mais c'est comme
Nemrod qu'il chasse, et son gibier est l'homme.

Les chiens furent alors lancés dans le taillis et encouragés par les cris des chasseurs. Tout fut bientôt en mouvement dans la plaine. Mes cousins, trop occupés de l'affaire importante qui allait se décider, ne firent bientôt plus attention à moi. Seulement j'entendis Dick, le jockey, dire tout bas à Wilfred, le sot:

— Regardons si notre cousin français ne va pas tomber.

— Français? répondit Wilfred en ricanant, oh! oui, car il a une drôle de ganse à son chapeau.

Cependant Thorncliff, qui, malgré sa grossièreté, ne semblait pas entièrement insensible à la beauté de sa parente, parut décidé à nous tenir compagnie de beaucoup plus près que ses frères, peut- être pour épier ce qui se passait entre miss Vernon et moi, peut- être aussi pour avoir le plaisir d'être témoin de ma chute. Si c'était là son motif, il fut trompé dans son attente. Un renard étant parti à quelque distance, malgré le mauvais présage de la ganse française de mon chapeau, je fus toujours le premier à sa poursuite, et j'excitai l'admiration de mon oncle et de miss Vernon, et le dépit de ceux qui s'étaient bien promis de rire à mes dépens. Cependant Reynard, après nous avoir fait courir pendant plusieurs milles, parvint à nous échapper, et les chiens furent en défaut. Il m'était facile de remarquer l'impatience que miss Vernon éprouvait d'être suivie d'aussi près par Thorncliff Osbaldistone; et comme, aussi active que résolue, elle n'hésitait jamais à prendre les moyens les plus prompts pour satisfaire un désir ou un caprice, elle lui dit d'un ton de reproche: — Je suis étonnée, Thorncliff, que vous restiez pendu toute la matinée à la croupe de mon cheval, quand vous savez que les terriers ne sont pas bouchés du côté du moulin de Woolverton.

— Je n'en sais rien, en vérité, miss Diana, car hier même le meunier m'a juré qu'il les avait bouchés à midi.

— Oh! fi, Thorncliff, devriez-vous vous en rapporter à la parole d'un meunier? Voilà trois fois en huit jours que nous manquons le renard à cause de ces maudits terriers; voulez-vous que ce soit encore la même chose aujourd'hui, lorsque avec votre jument grise vous pourriez y aller en cinq minutes?

— Eh bien, miss Diana, je vais aller à Woolverton; si les terriers ne sont pas bouchés, je vous promets que je punirai le meunier de son imprudence et que je lui frotterai bien les épaules.

— Allez, mon cher Thorncliff, frottez-le d'importance. Allez, partez vite. Thorncliff partit au galop. — On va te frotter toi- même, ce qui remplira tout aussi bien mon but… Je dois vous apprendre à tous la discipline et l'obéissance… Savez-vous, M. Francis, que je vais lever un régiment? Oh! mon Dieu, oui. Thorncliff sera mon sergent-major; Dick, mon maître d'équitation, et Wilfred, avec son bredouillement, qui dit trois syllabes à la fois sans en prononcer une, sera mon tambour.

— Et Rashleigh!

— Rashleigh sera mon espion en chef.

— Et ne trouverez-vous pas aussi quelque moyen de m'employer, charmant colonel?

— Vous serez, si vous voulez, quartier-maître du régiment. Mais vous voyez que les chiens ont perdu la voie aujourd'hui. Allons, M. Francis, la chasse n'est pas digne de vous. Suivez-moi, je veux vous montrer une très belle vue.

Et en effet elle me conduisit sur le sommet d'une colline d'où la perspective était très étendue. Elle commença par jeter les yeux autour d'elle pour s'assurer qu'il n'y avait personne près de nous; et faisant avancer son cheval derrière un bouquet d'arbres qui nous masquait la partie de la vallée où nos chasseurs poursuivaient leur proie: — Voyez-vous là-bas une montagne qui s'élève en pointe à une hauteur prodigieuse?

— Au bout de cette longue chaîne de collines? Je la vois parfaitement.

— Et voyez-vous un peu sur la droite comme une espèce de tache blanche?

— Très bien, je vous assure.

— Cette tache blanche est un roc appelé Hawkesmore-Crag, et
Hawkesmore-Crag est en Écosse.

— En vérité, je n'aurais jamais cru que nous fussions si près de l'Écosse.

— On ne peut pas plus près, et votre cheval vous y conduira en deux heures.

— Je ne lui en donnerai pas la peine. Mais la distance me semble bien être de dix-huit milles à vol d'oiseau.

— Vous prendrez ma jument, si vous la croyez moins fatiguée. Je vous dis qu'en deux heures vous pouvez être en Écosse.

— Et moi, je vous dit que j'ai si peu d'envie d'y être que si la tête de mon cheval passait de l'autre côté des limites, je ne donnerais pas à la queue la peine de la suivre. Qu'irais-je faire en Écosse?

— Pourvoir à votre sûreté, s'il faut parler net. M'entendez-vous à présent, M. Francis?

— Point du tout. Vos paroles sont pour moi des oracles, car je n'y comprends rien.

— Alors, en vérité, il faut ou que vous me fassiez l'injustice de vous défier de moi et que vous soyez un fieffé hypocrite, le pendant de Rashleigh en un mot, ou que vous ne sachiez rien de ce qu'on vous impute. Mais non, à votre air sérieux, je vois que vous êtes de bonne foi. Bon Dieu, quelle gravité! j'ai peine à ne pas rire en vous regardant.

— D'honneur, miss Vernon, lui dis-je, impatienté de sa gaieté enfantine, je n'ai pas la moindre idée de ce que vous voulez dire. Je suis heureux de vous procurer quelque sujet d'amusement; mais j'ignore absolument en quoi il consiste.

— La chose est loin d'être risible, après tout, dit miss Vernon en reprenant son sang-froid; mais c'est qu'il y a des personnes qui ont la figure si plaisante quand la curiosité les travaille! Parlons sérieusement: connaissez-vous un nommé Moray, Morris, ou quelque nom semblable?

— Non, pas que je me rappelle.

— Réfléchissez un moment. N'avez-vous pas voyagé dernièrement avec quelqu'un de ce nom?

— Le seul voyageur qui m'ait accompagné quelque temps sur la route est un homme dont l'âme semblait être dans son portemanteau.

— C'était donc comme l'âme du licencié Pedro Garcias, qui était parmi les ducats que contenait la bourse de cuir[28]. Quoi qu'il en soit, cet homme a été volé, et il a porté une accusation contre vous, qu'il suppose auteur ou complice de la violence qui lui a été faite.

— Vous plaisantez, miss Vernon!

— Non, je vous assure. La chose est comme je vous le dis.

— Et me croyez-vous capable, m'écriai-je dans un transport d'indignation que je ne cherchai pas à dissimuler; me croyez-vous capable de mériter une pareille accusation?

— Oh! mon Dieu, quelle horreur! vous m'en demanderiez raison, je crois, si j'avais l'avantage d'être homme. Mais qu'à cela ne tienne: provoquez-moi, si vous le voulez. Je suis en état de me battre aussi bien que de franchir une barrière.

— Dieu me préserve de manquer de respect au colonel d'un régiment de cavalerie, lui répondis-je, honteux de mon emportement, et cherchant à tourner la chose en plaisanterie… Mais, de grâce, expliquez-moi ce nouveau badinage.

— Ce n'est pas un badinage; vous êtes accusé d'avoir volé cet homme, et mon oncle et moi nous avions cru l'accusation fondée.

— En vérité, je suis fort obligé à mes amis de la bonne opinion qu'ils ont de moi!

— Allons, cessez, s'il est possible, de tant vous agiter et de humer l'air comme un cheval ombrageux… Avant de prendre le mors aux dents, écoutez au moins jusqu'au bout… Vous n'êtes pas accusé d'un vol honteux… bien loin de là. Cet homme est un agent du gouvernement. Il portait tant en numéraire qu'en billets l'argent destiné à la solde des troupes en garnison dans le nord; et le bruit court qu'on lui a pris aussi des dépêches d'une grande importance.

— Ainsi donc c'est d'un crime de haute trahison, et non pas d'un vol, que je suis accusé?

— Oui, sans doute, et c'est un crime qui, comme vous le savez, couvre souvent de gloire, aux yeux de bien des gens, celui qui a le courage de l'exécuter. Vous trouverez une foule de personnes de ce pays, et cela sans aller bien loin, qui regardent comme un mérite de nuire, par tous les moyens possibles, au gouvernement de la maison de Hanovre.

— Mes principes de morale et de politique, miss Vernon, ne sont pas d'une nature aussi accommodante.

— En vérité je commence à croire que vous êtes tout de bon un presbytérien, et qui pis est un hanovrien. Mais que comptez-vous faire?

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