Rob-Roy
— Réfuter à l'instant même cette atroce calomnie. Devant qui a-t- on porté cette singulière accusation?
— Devant le vieux squire Inglewood, qui ne voulait pas trop la recevoir. Il a envoyé un exprès à mon oncle, sans doute pour lui conseiller de vous faire au plus tôt passer en Écosse et de vous mettre hors de la portée de la loi. Mais mon oncle sait fort bien que sa religion et son ancien attachement au roi Jacques le rendent suspect au gouvernement actuel, et que, si l'on venait à savoir qu'il eût favorisé la fuite d'un criminel de lèse-majesté, il serait désarmé, et, ce qui lui serait beaucoup plus sensible, probablement démonté, comme papiste, comme jacobite et comme personne suspecte.
— Je conçois en effet que plutôt que de perdre ses chevaux il abandonnerait son neveu.
— Son neveu, ses nièces, ses fils, ses filles, s'il en avait, et toute la génération, reprit Diana; ainsi ne vous fiez pas à lui, et même une seule minute; mais poussez votre cheval à toute bride, et fuyez avant qu'on exécute la prise de corps.
— Oui, je vais partir, mais c'est pour aller droit à la maison de ce squire Inglewood. Où demeure-t-il?
— À environ trois milles d'ici; là-bas, derrière ces plantations; vous pouvez voir la tourelle du château.
— J'y serai dans quelques minutes, dis-je en mettant mon cheval au galop.
— J'irai avec vous pour vous montrer le chemin, dit miss Vernon en me suivant.
— Y pensez-vous, miss Vernon? il n'est pas… excusez la franchise d'un ami, il n'est pas convenable que vous m'accompagniez dans une pareille circonstance.
— Je vous comprends, dit miss Vernon en rougissant un peu, c'est parler clairement; et après un moment de réflexion, elle ajouta: - - Et je crois qu'en effet votre objection prouve de l'amitié.
— Ah! miss Vernon, pouvez-vous me croire insensible à l'intérêt que vous me témoignez? répondis-je avec chaleur. Votre offre obligeante me pénètre de reconnaissance; mais je ne dois pas vous laisser écouter la voix de votre générosité. C'est une occasion trop publique. C'est presque la même chose que de se présenter devant une cour de justice.
— Et quand ce serait une cour de justice, croyez-vous que je ne m'y présenterais pas pour protéger un ami? Vous n'avez personne pour vous défendre. Vous êtes étranger; et dans ce pays, sur les frontières du royaume, les juges rendent quelquefois de singulières décisions. Mon oncle n'a pas le moindre désir de se mêler de cette affaire. Rashleigh est absent, et quand même il serait ici, on ne peut pas savoir quel parti il prendrait; les autres sont trop stupides pour vous être d'aucun secours, quand ils en auraient la volonté. Bref, je suis la seule personne qui puisse vous servir, et, toute réflexion faite, j'irai avec vous. Je ne suis pas une belle dame, pour avoir peur des termes barbares de la chicane et des perruques à trois marteaux.
— Mais, ma chère miss Vernon…
— Mais, mon cher M. Francis, restez tranquille et laissez-moi faire; car, lorsque je prends le mors aux dents, il n'y a plus de frein qui puisse m'arrêter.
Flatté de l'intérêt qu'une aussi charmante personne semblait prendre à mon sort, mais sentant quel ridicule ce serait jeter sur nous deux que d'amener avec moi une fille de dix-huit ans pour me servir d'avocat, et ne voulant pas l'exposer aux traits mordants de la médisance, je m'efforçai de combattre encore sa résolution. Elle me répondit d'un ton décidé que mes efforts étaient absolument inutiles; qu'elle était une Vernon, c'est-à-dire d'une famille qui, pour rien au monde, ne voudrait abandonner un ami malheureux, et que tous mes beaux discours à ce sujet pouvaient être fort bons pour des _miss _bien jolies, bien prudentes, bien réservées, telles qu'il en fourmillait à Londres, mais qu'ils ne s'adressaient pas à une obstinée provinciale, accoutumée à faire toutes ses volontés et à n'écouter jamais que sa tête.
Tout en parlant, nous approchions toujours du lieu d'Inglewood- Place, et miss Vernon, pour m'empêcher de continuer mes remontrances, se mit à me faire le portrait du magistrat et de son clerc. Inglewood était, suivant sa description, un jacobite blanchi, c'est-à-dire un homme qui, après avoir longtemps refusé de prêter le serment à la nouvelle dynastie, comme la plupart des autres gentilshommes du comté, avait fini par s'y soumettre pour obtenir la permission d'exercer les fonctions de juge de paix.
— Il l'a fait, me dit-elle, à la prière de tous les squires des environs, qui voyaient à regret le palladium de leurs plaisirs, les lois sur la chasse, près de tomber en désuétude, faute d'un magistrat pour les faire exécuter, le tribunal de justice le plus voisin étant celui du maire de Newcastle, qui, aimant beaucoup mieux manger le gibier sur sa table que de le poursuivre dans les bois, protégeait le braconnier au détriment du chasseur. Voyant donc qu'il était urgent que l'un d'eux sacrifiât ses scrupules au bien général, les gentilshommes du comté de Northumberland jetèrent les yeux sur Inglewood, qui, d'un caractère naturellement apathique et indolent, paraissait devoir se prêter sans beaucoup de répugnance à tous les _credo _politiques. Après avoir trouvé Inglewood pour porter le nom de juge, il fallut chercher quelqu'un pour en remplir les fonctions: c'était bien le corps du tribunal, mais il fallait lui trouver une âme à présent pour diriger et animer ses mouvements. Un malin procureur de Newcastle, nommé Jobson, parut fort en état de conduire la machine. Ce Jobson, qui, pour varier mes métaphores, trouve que c'est un fort bon métier que de vendre la justice à l'enseigne du squire Inglewood, et dont les émoluments dépendent de la quantité d'affaires qui passent par ses mains, soutire tant qu'il peut l'argent des pauvres plaideurs, et met tant de zèle à faire venir pour les moindres causes les parties devant le tribunal que l'honnête juge ne sait où donner de la tête. Enfin il n'y a pas une marchande de pommes, à dix milles à la ronde, qui puisse régler son compte avec la fruitière sans une audience, que le juge lui accorde à contrecoeur, mais que son malin clerc, M. Joseph Jobson, sait le forcer de donner. La scène la plus risible, c'est lorsque les affaires qu'ils ont à juger, telle que la vôtre par exemple, ont quelque rapport à la politique. M. Joseph Jobson (et sans doute il a des raisons pour cela) est un zélé défenseur de la religion protestante et un chaud partisan de la nouvelle dynastie. D'un autre côté, le juge, qui conserve une espèce d'attachement d'instinct pour les opinions qu'il professait avant le jour où il se relâcha quelque peu de ses principes, dans la vue patriotique de faire exécuter la loi contre les destructeurs sans patente des lièvres et des perdrix, se trouve assez embarrassé quand le zèle de son clerc l'entraîne dans des procédures judiciaires qui lui rappellent son ancienne croyance; et, au lieu de seconder les efforts de Jobson, il ne manque jamais de lui opposer l'inactivité et l'indolence. Ce n'est pas qu'il manque entièrement d'énergie: au contraire, pour quelqu'un dont le principal plaisir est de boire et de manger, il est assez gai et assez alerte; mais c'est ce qui rend sa nonchalance factice encore plus comique. Dans ces sortes d'occasions, Jobson, comme un vieux cheval poussif qui se voit condamné à traîner une lourde charrette, s'essouffle et se démène pour mettre le juge en mouvement, tandis que le poids de la voiture résiste aux efforts réitérés de l'impuissant quadrupède qui ne peut réussir à l'ébranler: mais ce qui désespère le pauvre bidet, c'est que cette même machine qu'il trouve si difficile à mettre en mouvement roule quelquefois toute seule, malgré les ruades du limonier, lorsqu'il s'agit de rendre service à quelques- uns des _anciens _amis de squire Inglewood. M. Jobson s'emporte beaucoup alors, et répète partout qu'il dénoncerait le juge au conseil d'état près le département de l'intérieur sans l'amitié particulière qu'il porte à M. Inglewood et à sa famille.
Comme miss Vernon terminait cette singulière description, nous nous trouvâmes devant Inglewood-Place, vieil et gothique édifice dont l'extérieur avait quelque chose d'imposant.
Chapitre VIII.
Ma foi, monsieur, dit l'avocat,
Je trouve que votre cuisine
Exhale un parfum délicat;
Et, quand vers elle on s'achemine,
On se croirait chez un seigneur.
BUTLER.
Nous trouvâmes dans la cour un domestique à la livrée de sir Hildebrand qui tint nos chevaux, et nous entrâmes dans la maison. Je fus très étonné, et ma belle compagne parut l'être encore davantage, de rencontrer sous le péristyle Rashleigh Osbaldistone, qui de son côté semblait ne pas éprouver moins de surprise de nous voir.
— Rashleigh, dit miss Vernon sans lui donner le temps de faire aucune question, vous avez entendu parler de l'affaire de M. Francis Osbaldistone, et vous venez sans doute d'en entretenir le juge de paix.
— Oui, dit Rashleigh avec son flegme ordinaire, c'est ce qui m'avait fait venir. Je me suis efforcé, ajouta-t-il en me saluant, de rendre à mon cousin tous les services qui dépendaient de moi; mais je suis fâché de le rencontrer ici.
— En qualité de parent et d'ami, M. Osbaldistone, vous devriez être plutôt charmé de m'y voir lorsque l'atteinte qu'on veut porter à ma réputation exige ma présence en ces lieux.
— Il est vrai; mais d'après ce que disait mon père, j'aurais cru qu'en vous retirant momentanément en Écosse jusqu'à ce que l'affaire fût assoupie…
Je répondis avec chaleur que je n'avais pas de ménagement à garder, et que, loin de vouloir assoupir cette affaire, je venais pour dévoiler une insigne calomnie, et que j'étais résolu d'en approfondir la cause.
— M. Francis est innocent, Rashleigh; il brûle de se disculper, je viens le défendre.
— Vous, ma jolie cousine? Il me semble que je pourrais être plutôt l'avocat de M. Francis, avocat sinon aussi éloquent, du moins aussi zélé et peut-être plus convenable.
— Oui, mais deux têtes valent mieux qu'une, comme vous savez.
— Surtout une tête telle que la vôtre, ma charmante Diana, répondit Rashleigh en s'avançant et en lui prenant la main avec une tendre familiarité qui me le fit paraître encore mille fois plus hideux que la nature ne l'avait fait. Miss Vernon le tira à l'écart, et ils s'entretinrent à demi-voix: elle paraissait lui faire une demande à laquelle il ne voulait ou ne pouvait point accéder. Je n'ai jamais vu de contraste aussi frappant entre l'expression de deux figures. La colère se peignit bientôt dans tous les traits de miss Vernon: ses yeux s'animèrent, le rouge lui monta au visage; elle raidit ses bras, et frappant du pied, elle semblait écouter avec autant de mépris que d'indignation les excuses qu'à l'air de déférence de Rashleigh, à son sourire respectueux et composé, je jugeai qu'il lui faisait. À la fin elle s'éloigna de lui en disant d'un ton d'autorité:
— Je le veux absolument.
— Cela m'est impossible, entièrement impossible. Le croiriez- vous, M. Osbaldistone? dit-il en s'adressant à moi.
— Êtes-vous fou? s'écria-t-elle en l'interrompant.
— Le croiriez-vous? répéta Rashleigh sans l'écouter; miss Vernon prétend non seulement que je connais votre innocence, dont en effet personne ne peut être plus convaincu que je ne le suis, mais que je dois même connaître les véritables auteurs du vol fait à ce Morris. Est-ce raisonnable, M. Osbaldistone?
— Ce n'est pas à M. Osbaldistone qu'il faut en appeler, Rashleigh, dit miss Vernon; il ne connaît pas comme moi toute l'étendue des renseignements qu'il vous est facile d'obtenir.
— En vérité vous me faites plus d'honneur que je ne mérite.
— De la justice, Rashleigh; de la justice, c'est tout ce que je demande.
— Vous agissez en tyran, Diana, répondit-il avec une sorte de soupir, en tyran capricieux, et vous gouvernez vos sujets avec une verge de fer. Il faudra bien faire ce que vous désirez. Mais vous ne devez pas être ici; vous savez que vous ne le devez pas. Il faut que vous retourniez avec moi.
Alors, quittant Diana, qui semblait indécise, et se tournant de mon côté, il me dit du ton le plus affectueux: — Ne doutez pas de l'intérêt que je prends à tout ce qui vous concerne, M. Osbaldistone. Si je vous quitte dans ce moment, c'est pour aller agir efficacement pour vous. Mais il faut que vous employiez votre influence sur ma cousine pour l'engager à retourner au château; sa présence ne peut vous être utile, et nuirait sans doute à sa réputation.
— J'en suis convaincu comme vous, monsieur, répondis-je; j'ai prié plusieurs fois miss Vernon de retourner sur ses pas, mais c'est inutilement que je l'en ai pressée.
— J'ai fait mes réflexions, dit miss Vernon après un moment de silence, et je ne m'en irai pas que je ne vous aie vu hors des griffes des Philistins. Rashleigh a ses raisons pour parler de la sorte; mais nous nous connaissons bien tous les deux. Rashleigh, je ne m'en irai pas… Je sais, ajouta-t-elle d'un ton plus doux, qu'en restant ici ce sera un motif de plus pour vous de faire diligence.
— Restez donc, fille obstinée, dit Rashleigh; vous ne connaissez que trop bien votre pouvoir sur moi. Il sortit à ces mots, monta à cheval et partit au même instant.
— Grâce au ciel! le voilà parti, dit Diana. À présent, allons chercher le juge de paix.
— Ne ferions-nous pas mieux d'appeler un domestique?
— Non, non, je connais le chemin. Il faut tomber sur lui à l'improviste. Suivez-moi.
Elle me prit la main, monta quelques marches, traversa un petit passage et entra dans une espèce d'antichambre tapissée de vieilles mappemondes, de plans d'architecture et d'arbres généalogiques. Une grande porte battante conduisait de cette salle dans la salle à manger de M. Inglewood, d'où nous entendîmes ce refrain d'une vieille chanson, entonné par une voix dont le timbre convenait parfaitement aux chansons de table:
Mais qui dit non à gentille fillette, Doit voir son vin se changer en poison.
_— _Grand Dieu! dit miss Vernon, est-ce que le cher juge a déjà dîné. Je ne croyais pas qu'il fût si tard.
Il avait en effet dîné. Son appétit s'était éveillé ce jour-là plus tôt qu'à l'ordinaire, et il avait avancé son dîner d'une heure, de sorte qu'il s'était mis à table à midi, l'usage étant alors de dîner à une heure en Angleterre. — Nous sommes en retard, dit Diana, mais restez ici; je connais la maison, et je vais appeler un domestique; votre brusque apparition pourrait déplaire à présent au vieux Inglewood, qui n'aime pas qu'on le dérange quand il cause avec sa bouteille; et elle s'échappa à ces mots, me laissant incertain si je devais avancer ou me retirer. Il m'était impossible de ne pas entendre une partie de ce qui se disait dans l'appartement voisin, et entre autres, diverses excuses pour ne pas chanter, prononcées par une voix qui ne m'était pas entièrement inconnue. — Ne pas chanter, monsieur? Par Notre-Dame! vous chanterez. Comment! vous avez avalé de l'eau-de- vie plein ma noix de coco montée en argent, et vous me dites que vous ne pouvez pas chanter!… Monsieur, l'eau-de-vie ferait parler et chanter même un chat. Ainsi vite une chanson, ou videz ma maison à l'instant même… Croyez-vous que vous viendrez m'ennuyer de vos chiennes de déclarations, et me dire ensuite que vous ne pouvez pas chanter?
— La décision est parfaitement juste, dit une autre voix qu'à son ton flûté et méthodique je présumai être celle du clerc, et la partie doit s'y conformer. La loi a prononcé canet[29], il chantera.
— Qu'il l'exécute donc, dit le juge, ou, par saint Christophe, je lui fais avaler plein ma noix de coco d'eau salée, conformément aux statuts établis ou à établir à cet égard.
La crainte de l'eau salée fit ce que les prières n'auraient pu faire; et mon ancien compagnon de voyage, car je ne pouvais plus douter que ce ne fût lui, d'une voix assez semblable à celle d'un criminel qui chante son dernier psaume, entonna cette lamentable complainte:
Écoutez, gens de bien, Ma malheureuse histoire; Il s'agit d'un vaurien: Mais voudrez-vous le croire?
Armé d'un pistolet, Ce gibier de potence, Sur la route arrêtait Piéton et diligence.
C'était à bout portant Que sans cérémonie Il allait demandant Ou la bourse ou la vie.
Je doute que le pauvre diable dont la mésaventure est célébrée dans ce chant pathétique ait été plus effrayé à la vue de l'audacieux voleur que le chanteur le fut à la mienne; car, fatigué d'attendre qu'un domestique vînt m'annoncer, et ne voulant pas, s'il survenait quelqu'un, avoir l'air d'écouter aux portes, j'entrai dans la salle au moment où mon ami M. Morris, puisque c'est ainsi qu'on avait dit qu'il se nommait, commençait le quatrième couplet de sa triste ballade. La note sonore qu'il allait attaquer se changea en un sourd murmure de consternation lorsqu'il se vit aussi près d'un homme dont le caractère ne lui semblait guère moins suspect que celui du héros de son cantique; et à le voir les yeux fixes, les joues tirées et la bouche béante, on eût dit que je tenais à la main la tête de la Gorgone.
Le juge, dont les yeux s'étaient fermés par l'influence somnifère de la chanson, se réveilla en sursaut lorsqu'elle cessa tout à coup, et sauta sur sa chaise d'étonnement en voyant que la compagnie s'était augmentée d'une personne pendant son recueillement momentané. Le clerc, que je reconnus à sa tournure, n'était pas moins agité; car, assis en face de M. Morris, le tremblement convulsif de ce pauvre homme avait passé dans tous ses membres, quoiqu'il n'en connût pas la cause.
Voyant qu'aucun d'eux n'avait la force de parler, je rompis le silence:
— Je m'appelle Francis Osbaldistone, M. Inglewood: j'apprends qu'un niais est venu porter plainte devant vous contre moi et ose m'accuser d'avoir pris part à un vol qui lui a été fait.
— Monsieur, dit le juge un peu plus sèchement, ce sont des affaires dont je ne parle pas à dîner. Il y a temps pour tout, et il faut bien qu'un juge de paix dîne tout comme un autre.
Soit dit en passant, la rotondité de M. Inglewood semblait prouver que l'amour du bien public ne lui avait pas souvent fait négliger ce soin.
— Veuillez, monsieur, excuser mon importunité; mais comme ma réputation est compromise et que le dîner paraît être terminé…
— Il n'est pas terminé, monsieur, reprit le magistrat; la digestion est aussi nécessaire à l'homme que la nourriture; et je vous proteste qu'il est impossible que mon dîner me profite si l'on ne m'accorde pas deux heures de tranquillité parfaite pour me livrer à une gaieté innocente et faire circuler modérément la bouteille.
— Votre Honneur m'excusera, dit M. Jobson, qui, pendant que nous parlions, avait tiré sa plume et son écritoire; mais comme ce monsieur paraît un peu pressé, et que c'est un cas de félonie… car le susdit attentat est contra pacem domini regis…
_— _Eh! au diable domini regis! dit le juge impatienté. J'espère que ce n'est pas un crime de lèse-majesté de parler ainsi, mais c'est qu'en vérité il y a de quoi devenir fou de se voir persécuter de la sorte!… Avec vos assignations et vos enquêtes, et vos contraintes et vos prises de corps, vous ne me laissez pas un moment de repos. Je vous déclare, M. Jobson, que vous, et les huissiers, et la justice de paix, je vous enverrai tous au diable un de ces jours.
— Votre Honneur voudra bien considérer la dignité de la charge qu'elle exerce. Un des juges du _Quorum _et des Custos Rotulorum![30] Une charge dont sir Edouard Coke[31] disait avec raison: Toute la chrétienté n'a rien de pareil, pourvu qu'elle soit bien remplie.
— Allons, dit le juge, flatté de cet éloge sur l'importance de sa charge, et noyant le reste de sa mauvaise humeur dans un verre de vin d'Espagne qu'il vida d'un seul trait, terminons vite cette affaire, et qu'il n'en soit plus question. Approchez, monsieur. Vous, Morris, chevalier de la triste figure, est-ce là la personne que vous accusez d'être complice du vol qui vous a été fait?
— Moi, monsieur? reprit Morris, qui n'avait pas encore pu parvenir à recueillir ses esprits. — Je n'accuse point… Je ne dis rien contre monsieur…
— Alors nous annulons votre plainte, monsieur, voilà tout, et un embarras de moins. Faites passer la bouteille. Servez-vous, M. Osbaldistone.
Jobson entendait trop bien ses intérêts pour souffrir que l'affaire se terminât ainsi: — Que voulez-vous dire, M. Morris?… Voilà votre propre déclaration… L'encre n'est pas encore sèche, et vous voudriez la rétracter d'une manière aussi scandaleuse?
— Et sais-je, moi, bégaya mon poltron tout tremblant, combien il y a de brigands cachés dans la maison pour le soutenir? J'ai lu tant de choses là-dessus dans _les Vies des voleurs, _par Johnson. Et, tenez… la por… la porte s'ouvre.
Elle s'ouvrit en effet, et miss Vernon entra:
— En vérité, magistrat, il règne un bel ordre dans votre maison; pas un domestique à qui parler.
— Ah! s'écria le juge dans un transport de joie qui prouvait que ni Thémis ni Comus ne lui faisaient oublier ce qu'il devait à la beauté, ah! la charmante miss Vernon, la fleur du Cheviot et des frontières, vient voir comment le vieux garçon conduit son ménage. Soyez la bienvenue, ma chère, comme les fleurs au mois de mai.
— Il est bien tenu, votre ménage! pas une âme pour vous introduire.
— Ah! les pendards, ils profitent de ce que je suis en affaire… Mais pourquoi n'êtes-vous pas venue plus tôt? Votre Rashleigh a dîné avec nous, et il s'est enfui comme un poltron; nous n'avions pas encore fini de vider la première bouteille. Mais vous n'avez pas dîné. Je vais vous faire servir quelque chose de bon, de délicat, comme toute votre petite personne, et ce sera bientôt fait.
— Je ne puis rester, M. Inglewood. Je suis venue avec mon cousin Francis Osbaldistone, que voici, et il faut que je lui montre le chemin pour retourner au château, ou il se perdra infailliblement dans les montagnes.
— Hum! est-ce que c'est de là que vient le vent, répondit le juge?
Elle lui montra le chemin, Le chemin, Le joli chemin d'amourette.
Et n'y a-t-il donc pas aussi quelque bonne fortune pour les vieux garçons, ma charmante rose du désert?
— Pas aujourd'hui; mais si vous voulez être un bon juge et arranger bien vite l'affaire de Frank, j'amènerai mon oncle pour dîner avec vous la semaine prochaine, et nous rirons de bon coeur.
— Je serai prêt, ma perle de la Tyne. Mais, puisque vous me promettez de revenir, je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Je suis entièrement satisfait de l'explication de M. Frank. Il y a eu quelque méprise que nous éclaircirons dans un autre moment.
— Excusez-moi, monsieur, lui dis-je, mais je ne connais pas encore la nature de l'accusation qu'on m'a intentée.
— Oui, monsieur, dit le clerc, que l'arrivée de Diana avait jeté dans la consternation, mais qui reprit courage en se voyant soutenu par la personne dont il devait le moins attendre de secours; oui, monsieur, et Dulton dit que quiconque est accusé d'un crime capital ne pourra être acquitté qu'après un jugement en forme, et que préalablement il devra fournir caution ou être mis en prison, payant au clerc du juge de paix les honoraires d'usage pour l'acte de cautionnement ou pour le mandat d'arrêt.
Le juge se voyant aussi vivement pressé, me donna enfin quelques mots d'explication.
Il paraît que les différentes plaisanteries que j'avais imaginées pour exciter les terreurs paniques de Morris avaient fait une vive impression sur son imagination; c'était la base sur laquelle son accusation reposait; c'était ce qui avait fait travailler sa tête, et il avait cru voir dans un simple badinage un complot prémédité. Il paraît aussi que le jour même que je le quittai, il avait été arrêté dans un endroit solitaire par deux hommes masqués, bien montés et armés jusqu'aux dents, qui lui avaient enlevé son cher compagnon de voyage, le portemanteau.
L'un d'eux, à ce qu'il lui sembla, avait beaucoup de mon air et de ma tournure, et pendant qu'ils se consultaient entre eux, il crut entendre l'autre lui donner le nom d'Osbaldistone. La déclaration portait encore qu'ayant pris des informations sur les principes de la famille qui portait ce nom, ledit déclarant avait appris qu'ils étaient des plus équivoques, le ministre presbytérien chez qui il s'était arrêté après sa funeste rencontre lui ayant fait entendre que tous les membres de cette famille n'avaient jamais cessé d'être papistes et jacobites depuis le temps de Guillaume le Conquérant.
D'après toutes ces puissantes raisons, il m'accusait d'être complice de l'attentat commis sur sa personne, ajoutant qu'il voyageait alors pour le gouvernement, qu'il était chargé de papiers importants et d'une somme considérable, dont la majeure partie consistait en billets de banque qu'il devait remettre, suivant ses instructions, à certaines personnes en place, et possédant la confiance du ministère en Écosse.
Ayant entendu cette accusation extraordinaire, je répondis que les circonstances sur lesquelles elle était fondée n'étaient pas de nature à pouvoir autoriser aucun magistrat à attenter à ma liberté. Je convins que je m'étais un peu amusé des terreurs de M. Morris, mais que, s'il avait eu le moindre bon sens, il eût vu dans ce badinage plutôt un motif de sécurité que de crainte. J'ajoutai que je ne l'avais pas retrouvé depuis l'instant de notre séparation, et que si le malheur dont il se plaignait lui était réellement arrivé, je n'avais pris aucune part à une action aussi indigne de mon caractère et du rang que je tenais dans la société: que l'un des voleurs s'appelât Osbaldistone, ou que ce nom eût été prononcé dans le cours de la conversation qu'ils tinrent ensemble, c'était une circonstance sans aucun poids. Quant à la défaveur qu'on voulait jeter sur mes principes, j'étais prêt à prouver à la satisfaction du juge, du clerc, et du témoin lui-même, que j'étais de la même religion que son ami le ministre presbytérien, que j'avais été élevé en sujet fidèle dans les principes de la révolution, et que, comme tel, je demandais la protection des lois, protection qui avait été assurée par ce grand événement.
Le juge s'agitait sur sa chaise, ouvrait sa tabatière, et semblait fort embarrassé, lorsque l'ancien procureur Jobson, avec toute la volubilité de sa profession, lut le règlement rendu dans la trente-quatrième année du règne d'Edouard III, par lequel les juges de paix sont autorisés à arrêter toutes personnes suspectes et à les mettre en prison. Le drôle tourna même mes propres aveux contre moi, disant que, puisque je convenais que j'avais pris le caractère d'un voleur ou d'un malfaiteur, je m'étais volontairement soumis aux soupçons dont je me plaignais, et que je m'étais exposé à la susdite accusation en revêtant ma conduite des couleurs et de la livrée du crime.
Je combattis son jargon et ses arguments avec autant d'indignation que de mépris, et je finis par dire que si ma parole ne suffisait pas, j'étais prêt à fournir caution, et que le juge ne pouvait pas rejeter ma demande sans encourir une grande responsabilité.
— Pardonnez-moi, mon bon monsieur, pardonnez-moi, dit l'insatiable clerc; c'est un cas où l'accusé ne peut pas être admis à fournir caution; car l'arrêté rendu dans la troisième année du règne d'Edouard III dit positivement…
M. Jobson allait encore nous fatiguer de ses citations judiciaires lorsqu'un domestique entra et lui remit une lettre. Il ne l'eut pas plus tôt parcourue qu'il s'écria avec ce ton d'importance d'un homme accablé d'affaires:
— Bon Dieu! mais je n'aurai donc pas un instant de repos?… Il faut que je sois de tous les côtés en même temps?… En vérité, je n'y puis suffire… Je voudrais bien qu'on pût trouver quelque personne intègre pour m'aider dans l'exercice de mes fonctions.
— Dieu m'en préserve, dit le juge entre ses dents, c'est déjà bien assez d'un…
— La lettre que je reçois est pour une affaire pressante…
— Encore des affaires! s'écria le juge alarmé.
— Celle-ci m'est personnelle, reprit gravement M. Jobson: le vieux Gaffer Rutledge de Grimes-Hill est cité à comparaître dans l'autre monde, et il m'envoie prier de mettre ordre à ses affaires dans celui-ci.
— Partez, partez vite, s'écria M. Inglewood, charmé du répit que l'absence de son clerc lui donnerait.
— Mais cependant, dit Jobson en revenant sur ses pas, si ma présence est nécessaire ici, j'aurai expédié le mandat d'arrêt en une minute, et le constable est en bas. Vous avez entendu, ajouta- t-il en baissant la voix, l'opinion de M. Rashleigh… Il parlait si bas que je n'entendis pas la fin de la phrase.
— Je vous dis que non, non et mille fois non, s'écria le juge: nous ne ferons rien jusqu'à votre retour… Allons, passez la bouteille, M. Morris. Ne vous laissez pas abattre M. Osbaldistone… et vous, ma rose du désert, un petit verre de vin pour ranimer les couleurs de vos jolies petites joues.
Diana sortit de la rêverie dans laquelle elle avait paru plongée pendant cette discussion. — Non, juge, répondit-elle en affectant une gaieté folâtre que son ton démentait, je craindrais de faire passer mes couleurs sur un endroit de ma figure où elles ne paraîtraient pas avec beaucoup d'avantage. Mais je ne vous en ferai pas moins raison; et elle remplit un verre d'eau, qu'elle but précipitamment.
Quoique son agitation fût visible et qu'elle donnât de fréquents signes d'impatience, à peine y fis-je attention, car j'étais contrarié au dernier point des nouveaux obstacles qui empêchaient d'examiner sur-le-champ l'impertinente accusation qu'on m'avait intentée. Mais le juge ne voulait pas entendre parler d'affaires en l'absence de son clerc, incident qui paraissait lui causer autant de joie qu'un jour de congé à un écolier. Il continua à faire tous ses efforts pour égayer ses hôtes, qui, chacun par des raisons différentes, n'étaient pas fort disposés à partager sa bonne humeur. — Allons, maître Morris, vous n'êtes pas le premier homme qui ait été volé, je crois… Vos soupirs ne vous rendront pas ce que vous avez perdu… Et vous, M. Frank Osbaldistone, vous n'êtes pas le premier étourdi qui ait crié halte-là à un honnête homme. Il y avait Jack Winterfield, dans mon jeune temps, qui voyait la meilleure compagnie du comté. On ne rencontrait que lui aux courses de chevaux et aux combats de coqs. J'étais compère et compagnon avec Jack… Passez la bouteille, M. Morris: on s'altère à force de parler… Il n'y avait pas de jour que je ne vidasse une bouteille avec lui; bonne famille, bon coeur, bon et honnête garçon, à l'exception de la peccadille qui causa sa mort… Nous boirons à sa mémoire, monsieur; pauvre Jack Winterfield! Et puisque nous parlons de lui et de ces sortes de choses, et puisque mon damné clerc nous a débarrassés de sa présence, et que nous pouvons causer librement entre nous, M. Osbaldistone, si vous m'en croyez, à votre place j'arrangerais cette affaire à l'amiable; la loi est sévère, très sévère… Malgré toutes ses protections, le pauvre Jack a été pendu; et pourquoi? simplement pour avoir soulagé un gros fermier des environs, qui revenait d'un marché voisin, du prix de la vente de quelques bestiaux… Eh bien! voilà M. Morris qui est un bon diable; rendez-lui son portemanteau, et qu'il n'en soit plus question.
Les yeux de Morris s'animèrent à cette proposition, et il commençait à bégayer l'assurance qu'il ne désirait la mort de personne, lorsque je coupai court à tout accommodement en me plaignant amèrement de l'insulte que me faisait le juge en paraissant me soupçonner coupable du crime que j'étais venu dans l'intention expresse de désavouer. Le juge ne savait trop que répondre, lorsqu'un domestique vint annoncer qu'un étranger demandait à parler à Son Honneur; et la personne qu'il avait ainsi désignée entra dans la chambre sans plus de cérémonie.
Chapitre IX.
L'un des voleurs revient! tenons-nous sur nos gardes…
Mais pourquoi me troubler? Si près de la maison,
Sans peine je pourrai le mettre à la raison.
La Veuve.
— Un étranger! répéta le juge: que ce ne soit pas pour affaire, ou…! L'étranger lui-même coupa court à ses protestations.
— L'affaire qui m'amène est d'une nature importante, répondit M. Campbell, car c'était lui, ce même Écossais que j'avais vu à Northallerton. — Je prie Votre Honneur d'y donner sans tarder toute l'attention qu'elle mérite. — Je crois, monsieur Morris, ajouta-t-il en lançant sur lui un regard ferme et presque menaçant, je crois que vous savez bien qui je suis; vous n'avez sans doute pas oublié ce qui s'est passé lors de notre dernière rencontre sur la route.
Morris était retombé dans la stupeur; il éprouva un violent frisson, ses dents claquèrent, et il donna tous les signes de la plus grande consternation.
— Allons, prenez courage, dit M. Campbell, et ne faites pas claquer vos dents comme des castagnettes. Je ne vois pas ce qui pourrait vous empêcher de dire à M. le juge que vous me connaissez et que vous savez que je suis un homme d'honneur; vous devez venir dans mon pays, et j'aurai peut-être alors occasion de vous rendre service à mon tour.
— Monsieur, monsieur, je vous crois homme d'honneur, et de plus, comme vous dites, bien partagé du côté de la fortune. Oui, M. Inglewood, ajouta-t-il en s'efforçant vainement de donner un peu de fermeté à sa voix, je crois réellement que cet homme est tel que je viens de dire.
— Et que me veut-il? demanda le juge un peu sèchement. Un homme en amène un autre, comme les rimes dans «la maison que Jack a bâtie», et je ne puis avoir ni repos ni entretien paisibles.
— Au contraire, monsieur, reprit Campbell, je viens pour abréger une procédure qui vous tourmente.
— Par mon âme! alors soyez le bienvenu autant que jamais Écossais le fut en Angleterre: mais continuez, et dites-nous sans plus de retard tout ce que vous avez à nous apprendre.
— Je présume que cet homme vous a dit qu'il y avait avec lui une personne du nom de Campbell, lorsqu'il eut le malheur de perdre sa valise?
— Non, dit le juge, il n'a jamais prononcé ce nom.
— Ah! je conçois, je conçois, M. Morris, reprit M. Campbell; vous avez craint de compromettre un étranger qui n'entend rien aux formes judiciaires de ce pays; je vous sais gré de votre attention; mais, comme j'apprends que mon témoignage est nécessaire pour la justification de M. Francis Osbaldistone, injustement soupçonné, je vous dispense de cette précaution; vous voudrez donc bien dire à M. Inglewood s'il n'est pas vrai que nous avons voyagé ensemble pendant plusieurs milles, par suite des prières réitérées que vous m'en aviez faites à Northallerton, et que d'abord je n'avais pas voulu écouter; mais ces prières furent renouvelées avec tant d'instances, lorsque je vous rencontrai sur la route près de Cloberry-Allers, que je me décidai, pour mon malheur, à faire un long détour afin de vous accompagner sur la route.
— C'est l'exacte et triste vérité, répondit Morris en baissant la tête pour donner son assentiment à cette longue déclaration, à laquelle il se soumit avec une triste docilité.
— Comme je présume encore, vous déclarerez à Sa Seigneurie que personne ne peut mieux que moi porter témoignage, puisque j'étais près de vous pendant toute l'affaire?
— Personne mieux que vous, assurément, reprit Morris avec un profond soupir étouffé.
— Et pourquoi diable ne l'avez-vous donc pas secouru, dit le juge, puisque, d'après la déposition de M. Morris, il n'y avait que deux voleurs? Vous étiez deux contre deux, et vous paraissez l'un et l'autre de vigoureux gaillards.
— Veuillez observer, monsieur, dit Campbell, que j'ai aimé toute ma vie la paix et la tranquillité. M. Morris, qui, à ce qu'on m'a dit, sert ou a servi dans les armées de Sa Majesté, et porteur, à ce qu'il paraît, d'une somme très considérable, eût pu s'amuser à se défendre, s'il eût voulu; mais moi qui n'avais qu'un très petit bagage, et qui suis d'un naturel pacifique, je ne me souciais pas de risquer ma vie en voulant opposer quelque résistance.
Je regardai Campbell pendant qu'il prononçait ces paroles, et je ne me rappelle pas avoir jamais vu de contraste plus frappant que celui qu'offrait l'expression de hardiesse et d'intrépidité qui animait son regard, et l'air de simplicité et de douceur qui respirait dans son langage. Je crus même remarquer sur ses lèvres un léger sourire ironique par lequel il semblait témoigner involontairement son dédain pour le caractère pacifique qu'il jugeait à propos de prendre, et je ne pus m'empêcher de croire que s'il avait été témoin de la violence faite à Morris, ce n'avait pas été comme compagnon de souffrance, ni même comme simple spectateur.
Peut-être le juge conçut-il aussi de semblables soupçons, car il s'écria au même instant: — Sur mon âme, voilà une étrange histoire!
L'Écossais parut deviner ce qui se passait dans son esprit, car il changea de ton et de manière, et, bannissant cette affectation hypocrite d'humilité qui lui avait si mal réussi, il dit avec plus de franchise et de naturel: — À dire le vrai, je suis du nombre de ces bonnes gens qui ne se soucient point de se battre, à moins qu'ils n'aient quelque chose à défendre; et mon bagage était fort léger lorsque nous rencontrâmes ces misérables. Mais afin que Votre Honneur ajoute plus de foi à ma déclaration, en connaissant mieux mon caractère, veuillez, je vous prie, jeter les yeux sur cette pièce. M. Inglewood prit le papier et lut à demi-voix: — Je certifie par ces présentes que le porteur de cet écrit, Robert Campbell de… (de quelque endroit que je ne puis pas prononcer, dit le juge en s'interrompant…) est une personne de bonne famille, et d'une réputation irréprochable, allant en Angleterre pour ses affaires, etc. Donné et scellé de notre main, à notre château d'Inver… Invera… rara…
— ARGYLE.
— C'est un certificat, monsieur, que j'ai cru devoir demander à ce digne seigneur (il porta la main à la tête comme pour toucher son chapeau), Mac-Callum-More.
— Mac-Callum qui, monsieur? demanda le juge.
— Mac-Callum-More, qu'on appelle en Angleterre le duc d'Argyle.
— Je sais très bien que le duc d'Argyle est un seigneur du plus grand mérite, aimant véritablement son pays. Je fus un de ceux qui se rangèrent de son côté en 1714, lorsqu'il débusqua le duc de Marlborough de son commandement. Je voudrais qu'il y eût plus de seigneurs qui lui ressemblassent. C'était alors un honnête tory qui professait les mêmes principes qu'Ormond; et il s'est soumis au gouvernement actuel, comme je l'ai fait moi-même, pour la tranquillité publique; car je ne saurais penser que ce grand homme n'ait eu d'autre motif, comme ses ennemis le prétendent, que la crainte de perdre sa place et son régiment. Son attestation, monsieur Campbell, est parfaitement satisfaisante; et maintenant qu'avez-vous à nous dire au sujet du vol?
— Deux mots seulement, M. Inglewood; c'est que M. Morris pourrait en accuser l'enfant nouveau-né, ou m'en accuser moi-même, avec autant de raison qu'il en accuse ce jeune gentilhomme. Je viens librement vous faire ma déposition, et je jure qu'elle est sincère. Je déclare donc que non seulement la personne qu'il prit pour M. Osbaldistone était un homme plus petit et plus gros que monsieur, mais qu'encore, car le hasard me fit apercevoir sa figure dans un moment où son masque se détacha, il avait des traits tout différents. Et je crois, ajouta-t-il en regardant fixement M. Morris avec une expression qui fit trembler le pauvre accusateur, je crois que M. Morris conviendra que j'étais plus en état que lui d'examiner ceux qui nous attaquaient, ayant, j'ose le croire, mieux conservé mon sang-froid.
— J'en conviens, monsieur, j'en conviens parfaitement, dit M. Morris en se rejetant en arrière dès qu'il vit M. Campbell s'approcher de lui pour appuyer son appel. Je suis prêt, monsieur, ajouta-t-il en s'adressant à Inglewood, à rétracter ma déposition contre M. Osbaldistone, et je vous prie, monsieur, de lui permettre d'aller vaquer à ses occupations, et à moi, monsieur, d'aller vaquer aux miennes. M. Campbell désire peut-être vous parler en particulier, je suis très pressé de partir.
— Dieu soit loué! voilà toujours une affaire de moins, dit le juge en jetant au feu les déclarations. À présent, vous êtes entièrement libre, M. Osbaldistone; et vous, M. Morris, vous voilà tranquille.
— Oui, dit Campbell en regardant Morris, qui approuvait les observations du juge par une piteuse grimace, tranquille comme un crapaud sous le soc de la charrue. Mais ne craignez rien, M. Morris, nous allons partir ensemble, je vous escorterai jusqu'à la grande route, où nous nous séparerons; et si nous ne nous revoyons pas bons amis en Écosse, ce sera votre faute.
Avec ce même regard de consternation et de détresse que jette le criminel condamné à mort lorsqu'on vient lui annoncer que la charrette l'attend, M. Morris se leva; mais, quand il fut sur ses jambes, il parut hésiter. — Je vous dis de ne rien craindre, répéta Campbell; je vous tiendrai parole. Que savez-vous si nous ne pourrions pas apprendre quelque part des nouvelles de votre valise, si, au lieu de rester là planté comme un terme, vous voulez suivre de bons conseils? Nos chevaux sont prêts; dites adieu à M. Inglewood, et partons.
Morris nous fit ses adieux, sous l'escorte de M. Campbell, mais il paraît que ses craintes revinrent l'assaillir dans l'antichambre; car j'entendis Campbell lui réitérer ses assurances de protection. — Par l'âme de mon corps, vous êtes aussi en sûreté que l'enfant dans le sein de sa mère… Comment diable! avec cette barbe noire, vous n'avez pas plus de courage qu'une perdrix! Allons, venez avec moi, et soyez homme une fois pour toutes.
La voix se perdit dans l'éloignement, et l'instant d'après nous entendîmes les pas des chevaux qui sortaient de la cour.
La joie que M. Inglewood éprouva de voir se terminer si facilement une affaire qui lui eût donné beaucoup de trouble et d'embarras fut un peu tempérée par la réflexion que son clerc pourrait bien n'être pas trop content à son retour. Je vais avoir Jobson sur les épaules pour ces papiers. Peut-être n'aurais-je pas dû les brûler, après tout. Mais, bah! j'en serai quitte pour lui payer ce qu'un procès eût pu lui valoir, et tout sera fini. À présent, miss Vernon, quoique je sois dans mon jour d'indulgence et que je n'aie voulu faire arrêter personne, j'ai bien envie de décerner une prise de corps contre vous et de vous confier à la garde de la mère Blakes, ma vieille femme de charge; nous enverrions chercher ma voisine mistress Musgrave, les miss Dawkins et vos voisins; et, pendant que le violon s'accorderait, Frank Osbaldistone et moi nous viderions ensemble quelques bouteilles pour nous mettre en train.
— Grand merci, très honorable juge, reprit miss Vernon; mais il faut que nous retournions sur-le-champ à Osbaldistone-Hall, où l'on ne sait pas ce que nous sommes devenus, pour tirer mon oncle de l'inquiétude qu'il éprouve sur le sort de mon cousin, ce qui est absolument la même chose que s'il s'agissait d'un de ses fils.
— Je le crois sans peine, dit le juge, car lorsque Archie, son fils aîné, finit si déplorablement dans cette malheureuse affaire de John Fenwich, le vieux Hildebrand confondait toujours son nom avec ceux de ses autres enfants, et il se plaignait de ne pouvoir jamais se rappeler lequel de ses fils avait été pendu. Ainsi, hâtez-vous d'aller consoler sa sollicitude paternelle. Mais écoutez, charmante fleur du printemps, dit-il en prenant Diana par la main et en l'attirant vers lui, une autre fois laissez la justice avoir son tour sans venir mettre votre joli doigt dans son vieux pâté tout plein de fragments de latin de chicane et de tous les latins possible. Diana, ma belle, en montrant le chemin aux autres dans ce marais, prenez garde de vous perdre, mon joli feu follet.
Le juge se tourna alors de mon côté, et me secouant la main avec beaucoup de cordialité:
— Vous paraissez être un bon garçon, M. Frank, me dit-il, et je me rappelle très bien votre père. Nous avons été ensemble au collège. Écoutez, mon garçon, à l'avenir ne bavardez pas tant avec les voyageurs que vous rencontrerez sur la grande route. Que diable! tous les sujets du roi ne sont pas forcés d'entendre la plaisanterie, et il ne faut pas badiner avec la justice… Ah çà, monsieur, je vous recommande Diana. Cette pauvre enfant, elle se trouve presque isolée sur cette boule du monde, libre de chevaucher et de courir partout où bon lui semble. Ayez-en bien soin, ou morbleu je me battrai avec vous; quoique j'avoue que ce ne serait pas peu d'embarras pour moi. Et maintenant adieu, allez- vous-en, et laissez-moi avec ma pipe de tabac et mes méditations. Que dit la chanson?
De l'Inde la feuille légère Est consumée en peu d'instants Et réduite en blanche poussière: Notre ardeur, comme elle éphémère, S'éteindra sous nos cheveux blancs. …………………… Du fumeur voilà la morale
Je fus charmé des étincelles de bon sens et de sentiment qui échappaient au juge au milieu de son indolence sensuelle; je l'assurai que je profiterais de ses avis, et pris congé de l'honnête magistrat et de son toit hospitalier.
Nous trouvâmes dans la cour le domestique de sir Hildebrand que nous avions rencontré en arrivant, et à qui Rashleigh avait dit de nous attendre. Nous partîmes aussitôt, et gardâmes le silence; car, à dire le vrai, j'étais encore si étourdi des événements extraordinaires qui s'étaient succédé dans le cours de la matinée que je n'étais pas en état de le rompre. À la fin miss Vernon s'écria, comme si elle ne pouvait plus contenir les réflexions qui l'agitaient:
— Rashleigh est un homme étonnant, inconcevable, et surtout bien à craindre! Il fait tout ce qu'il veut; tous ceux qui l'entourent ne sont que des marionnettes qu'il fait agir à son gré: il a un acteur prêt à jouer tous les rôles qu'il imagine, et son esprit inventif lui fournit des expédients qui ne manquent jamais de lui réussir.
— Vous croyez donc, lui dis-je, répondant plutôt à ce qu'elle voulait dire qu'à ce qu'elle disait réellement, vous croyez donc que M. Campbell, qui, arrivé si à propos, a enlevé mon brave accusateur comme un faucon enlève une perdrix, était un agent de M. Osbaldistone?
— Je le soupçonne, reprit Diana, et je doute fort qu'il fût venu à point nommé si le hasard ne m'eût pas fait rencontrer Rashleigh dans la cour de M. Inglewood.
— En ce cas, c'est à vous que je dois tous mes remerciements, ma belle libératrice.
— Oui, mais supposons que vous les ayez payés et que je les aie reçus, ajouta-t-elle avec un gracieux sourire, car je n'ai nulle envie de les entendre; ou bien, si vous le voulez, réservez-les pour ma première insomnie, je réponds de leur effet. En un mot, M. Frank, je désirais trouver l'occasion de vous être utile, je suis charmée qu'elle se soit offerte, et je n'ai qu'une grâce à vous demander en retour, c'est de n'en plus parler. — Mais quel est cet homme qui vient au grand galop à votre rencontre, monté sur son petit bidet? Eh! Dieu me pardonne, c'est l'homme subalterne de la loi, l'honnête M. Joseph Jobson. En effet c'était M. Jobson lui-même qui venait en toute hâte, et, comme nous le vîmes bientôt, de très mauvaise humeur; il s'approcha de nous et arrêta son cheval pour nous parler.
— Ainsi, monsieur… ainsi, miss Vernon… Oui… je vois ce que c'est. La caution a été acceptée pendant mon absence… Je voudrais bien savoir qui a dressé l'acte, voilà tout. Si M. le juge emploie souvent cette forme de procédure, je lui conseille de chercher un autre clerc, voilà tout; car bien certainement je donnerai ma démission.
— Oh! ne lui faites pas une semblable menace, M. Jobson, reprit Diana, car il est homme à vous prendre au mot. Mais comment se porte le fermier Rutledge? J'espère que vous l'avez trouvé en état de vous dicter son testament.
Cette question sembla augmenter la rage de l'homme de loi. Il regarda miss Vernon avec un air de dépit et de ressentiment si prononcé que je fus violemment tenté de lui appliquer mon fouet sur les épaules; mais heureusement je sus me contenir en songeant au peu d'importance d'un semblable individu.
— Le fermier Rutledge, madame, dit le clerc à qui l'indignation ôtait presque l'usage de la parole, le fermier Rutledge se porte aussi bien que vous. Il n'a jamais été malade, et c'est un horrible tour qu'on a voulu me jouer. Si vous ne le saviez pas déjà, vous le savez maintenant.
— Est-il possible? reprit miss Vernon en affectant le plus grand étonnement.
— Oui, miss, reprit le scribe en fureur; et ce brutal de fermier m'a appelé chicaneur… — Chicaneur, madame!… Et il m'a dit que je ne cherchais qu'à soutirer de l'argent! et je ne vois pas pourquoi ce reproche s'adresserait plutôt à moi qu'à tout autre de mes confrères, madame… à moi qui suis greffier de la justice de paix, en vertu des lois rendues dans la trente-troisième année du règne de Henry VII et dans la première de celui de Guillaume… du roi Guillaume, madame, de glorieuse et éternelle mémoire, de ce grand roi qui nous a délivrés des papistes et des prétendants, des sabots et des bassinoires d'Écosse[32], miss Vernon.
— Tristes choses que ces sabots et ces bassinoires, reprit la jeune dame qui se plaisait à augmenter sa rage. Mais ce qui doit du moins vous dédommager, c'est que vous semblez n'avoir pas besoin de bassinoire en ce moment, M. Jobson. J'ai peur que Gaffer Rutledge ne s'en soit pas tenu à de dures paroles. Êtes-vous bien sûr qu'il ne vous a pas battu?
— Me battre, madame! reprit-il avec vivacité; non, non, jamais homme vivant ne me battra, je vous promets, madame.
— C'est selon comme vous le mériterez, monsieur; car vous vous permettez de parlez d'une manière si inconvenante à miss Vernon, lui dis-je en l'interrompant, que si vous ne changez pas de ton, je pourrai bien vous châtier moi-même.
— Me châtier, monsieur!… Moi, monsieur! savez-vous bien à qui vous parlez?
— Oui, monsieur, fort bien. Vous dites que vous êtes clerc de la justice de paix; Gaffer Rutledge dit que vous êtes un chicaneur, et je ne vois rien dans tout cela qui vous autorise à être impertinent à l'égard d'une dame.
Miss Vernon mit la main sur mon bras et s'écria:
— Non, M. Frank, je ne souffrirai pas que vous maltraitiez M. Jobson. Il ne m'inspire pas assez de charité pour vous permettre de le toucher seulement du bout de votre fouet. Comment! je suis sûre qu'il vivrait là-dessus au moins pendant trois mois. D'ailleurs vous avez déjà blessé suffisamment sa sensibilité; vous l'avez appelé impertinent.
— Je m'inquiète peu de ce qu'il dit, miss, reprit le clerc d'un ton un peu moins insolent; impertinent n'est pas un mot qui puisse donner matière à procès; mais chicaneur est un terme hautement injurieux, Gaffer Rutledge l'apprendra à ses dépens, lui et tous ceux qui le répèteront malheureusement pour troubler la paix publique et m'enlever ma bonne réputation.
— Que dites-vous donc là, M. Jobson? reprit Diana; ne savez-vous pas qu'où il n'y a rien, le roi lui-même perd ses droits? Et quant à votre réputation, si quelqu'un veut vous l'enlever, laissez-le faire: ce sera une triste acquisition pour lui; je vous féliciterai d'en être débarrassé.
— Très bien, madame… Bonsoir, madame… Il y a des lois contre les papistes, voilà tout, et tout irait bien mieux si elles étaient strictement exécutées. Par le trente-quatrième statut d'Edouard VI, il y a des peines décrétées contre toute personne qui possèderait des antiphoniels, des missels, des graduels, des manuels, des légendes, des livres de messe et autres objets défendus; il y a des peines contre les papistes qui refusent de prêter serment… Il y en a contre ceux qui entendent la messe. Voyez le trente-troisième statut de la reine Élisabeth, et le troisième du roi Jacques. Tout catholique doit, en payant double taxe, faire enregistrer…
— Voyez la nouvelle édition des statuts, revus, corrigés et augmentés par Joseph Jobson, greffier de la justice de paix, dit miss Vernon.
— Ainsi donc, continua Jobson, car je parle pour vous, Diana Vernon, fille non mariée et papiste, vous êtes tenue de vous rendre à votre demeure, par le plus court chemin, sous peine d'être dégradée comme coupable de félonie envers le roi. Vous êtes tenue de demander passage aux bacs publics et de n'y pas rester plus d'un flux et reflux, et à moins de le trouver dans de tels lieux, vous devez marcher chaque jour dans l'eau jusqu'aux genoux, en essayant d'atteindre la rive opposée.
— C'est, je suppose, dit miss Vernon, une sorte de pénitence protestante pour mes erreurs de catholique. Eh bien, je vous remercie de l'information, M. Jobson, et m'en vais au plus vite, bien résolue de garder dorénavant le logis. Adieu, mon bon M. Jobson, miroir de courtoisie judiciaire!
— Bonsoir, bonsoir, madame; et rappelez-vous qu'il ne faut pas plaisanter avec la loi. Et nous continuâmes notre chemin.
Le voilà donc parti, cet agent de trouble et de malheur; et en lui adressant un dernier coup d'oeil comme il s'en allait:
— N'est-il pas cruel, dit miss Vernon, pour des personnes honnêtes et bien nées, de se voir exposées à l'impertinence officielle d'un méchant flagorneur? Et pourquoi? parce que notre croyance est celle que tout le monde professait il n'y a pas beaucoup plus de cent ans… Car assurément notre religion a du moins l'avantage de l'ancienneté.
— J'étais violemment tenté de lui casser la tête, répondis-je.
— Vous auriez agi en franc étourdi; et cependant si mon poing avait été un peu plus lourd, je crois que je lui en aurais fait sentir la pesanteur. Ah! il y a trois choses pour lesquelles je suis à plaindre.
— Et quelles sont ces trois choses, miss Vernon?
— Me promettez-vous toute votre compassion, si je vous le dis?
— En pouvez-vous douter? m'écriai-je en rapprochant mon cheval du sien, et éprouvant un intérêt que je ne cherchai pas à déguiser.
— Eh bien, voici mes trois sujets de plainte; car, après tout, il est doux d'inspirer la compassion. D'abord je suis fille et ne suis pas garçon, et l'on me croirait folle si je faisais la moitié des choses qui me passent par la tête; tandis qu'avec votre heureuse prérogative de faire tout ce que vous voulez, je pourrais me livrer à tous mes caprices et exciter encore des transports d'admiration.
— Voilà un point sur lequel je ne saurais vous plaindre autant que vous le désirez; car le malheur est si général qu'il vous est commun avec la moitié du genre humain, et l'autre moitié…
— Est si bien partagée qu'elle est jalouse de ses prérogatives, interrompit miss Vernon; j'oubliais que vous êtes partie intéressée. Chut! ajouta-t-elle, voyant que j'allais parler. Je me doute que ce doux sourire est la préface d'un joli compliment que vous préparez sur les avantages que retirent les amis et les parents de Diana Vernon de ce qu'elle est née une de leurs ilotes; mais épargnez-vous la peine de le prononcer, mon cher cousin, et voyons si nous nous entendrons mieux sur le second point de la plainte que je porte contre la fortune. Comme dirait ce vilain procureur que nous quittons, je suis d'une secte opprimée et d'une religion proscrite, et loin que ma dévotion me fasse honneur, parce que j'adore Dieu comme l'adoraient mes ancêtres, mon cher ami le juge Inglewood peut m'envoyer à la maison de correction et me dire ce que le vieux Pembroke dit à l'abbesse de Wilton lorsqu'il s'empara de son couvent: — Allez filer, vieille commère, allez filer.
— Ce n'est pas un mal sans remède, dis-je gravement. Consultez quelques-uns de nos ministres les plus éclairés, ou plutôt consultez votre jugement, miss Vernon, et vous verrez que les points sur lesquels notre religion diffère de celle dans laquelle vous avez été élevée…
— Chut! dit miss Vernon en mettant un doigt sur sa bouche, chut! pas un mot de cela. Abandonner la foi de mes pères!… Me conseilleriez-vous, si j'étais homme, d'abandonner leurs bannières, lorsque le sort des combats se déclarerait contre eux, pour aller, comme un lâche, me joindre à l'ennemi triomphant?
— J'honore votre fermeté, miss Vernon, et quant aux inconvénients auxquels elle vous expose, tout ce que je puis vous dire, c'est que les blessures que nous recevons pour ne pas commettre une lâcheté portent leur baume avec elles.
— Allons, je vois que je n'ai pas beaucoup de pitié à attendre de vous, insensible que vous êtes. Le caprice d'un magistrat peut m'envoyer au premier jour battre le chanvre et filer le lin, et vous voyez cela avec la plus belle indifférence!… Je me plains d'être condamnée à porter une coiffe et des dentelles au lieu d'un chapeau et d'une cocarde, et vous riez au lieu de prendre part à mes peines. En vérité, il est fort inutile que je vous apprenne la troisième cause de mes regrets.
— Non, ma chère miss Vernon; ne me retirez pas votre confiance, et je vous promets que le triple tribut de sympathie dont je vous suis redevable sera payable fidèlement et en totalité au récit de votre troisième grief, pourvu que ce ne soit pas un malheur qui vous soit commun avec toutes les femmes, ni même avec tous les catholiques d'Angleterre, qui sont encore plus nombreux que, par zèle pour l'Église et l'État, nous ne serions tentés de le désirer, nous autres protestants.
— C'est un malheur, dit miss Vernon d'une voix altérée, et avec un sérieux que je ne lui avais pas encore vu; c'est un malheur qui mérite bien la compassion. Je suis, comme vous l'avez déjà pu observer, naturellement franche et sans réserve; une bonne fille, sans prétention, sans défiance, qui voudrais n'avoir de secret pour personne et causer librement avec ses amis; cependant telle est la singulière position dans laquelle il a plu au destin de me placer que j'ose à peine dire un mot, dans la crainte des conséquences qu'il peut avoir, non pas pour moi, mais pour d'autres.
— C'est en effet un malheur auquel je prends bien sincèrement part, miss Vernon, mais que je n'aurais jamais soupçonné.
— Oh! M. Osbaldistone, si vous saviez, si quelqu'un savait combien il est quelquefois difficile de cacher sous un front riant un coeur au désespoir, vous auriez pitié de moi… Je fais mal peut-être de vous parler avec autant de franchise sur ma situation… Mais vous avez de l'esprit, de la pénétration. Vous ne manquerez pas de me faire mille questions sur les événements qui sont arrivés aujourd'hui, sur la part que Rashleigh a eue à votre délivrance, sur mille autres points qui fixeront nécessairement votre attention. Moi, je n'aurais pas le courage de vous répondre avec la finesse et la fausseté nécessaires; vous verriez aisément que je vous trompe; vous me croiriez fausse et dissimulée, et je perdrais votre estime et la mienne. Il vaut mieux vous dire d'avance: Ne me faites pas de questions, il n'est pas en mon pouvoir d'y répondre.
Miss Vernon prononça ces mots d'un ton pénétré qui ne pouvait manquer de faire sur moi l'impression la plus vive. Je l'assurai qu'elle n'avait à craindre ni que je l'accablasse de questions impertinentes ni que je prisse en mauvaise part son refus de répondre à celles qui pourraient me paraître raisonnables, ou du moins naturelles.
— J'étais trop redevable, ajoutai-je, à l'intérêt qu'elle avait pris à mes affaires pour abuser de l'occasion que sa bonté m'avait offerte de pénétrer les siennes. J'espérais seulement que, si mes services pouvaient lui être utiles, elle n'hésiterait pas à les employer.
— Je vous remercie, reprit-elle, et je vous crois sincère. Votre voix n'a pas le son du carillon monotone appelé compliment; c'est celle d'une personne qui sait à quoi elle s'engage. Si…, mais c'est impossible. Cependant, si l'occasion s'en présente, je vous demanderai si vous vous rappelez cette promesse. Quand même vous l'auriez oubliée, je ne vous en serais pas moins obligée; car il suffit que vous soyez sincère à présent. Il peut arriver bien des circonstances qui changent vos sentiments avant que je vous prie, si c'est une prière que je dois vous faire, de secourir Diana comme si vous étiez son frère.
— Fussé-je son frère, m'écriai-je, je n'aurais pas plus d'empressement à la servir! Et à présent je ne dois sans doute pas demander si c'est volontairement et par amitié que Rashleigh a travaillé à ma justification.
— Non, pas à moi, mais vous pouvez le demander à lui-même; soyez sûr qu'il vous répondra _oui, _car toutes les fois qu'il peut se faire un mérite d'une bonne action, il ne manque jamais de se l'approprier.
— Et je ne dois pas demander non plus si ce Campbell n'est pas lui-même la personne qui a enlevé à M. Morris son portemanteau, ou si la lettre que mon ami M. Jobson a reçue pendant que nous étions chez M. Inglewood n'était pas une ruse pour l'entraîner loin du lieu de l'action et l'empêcher de mettre obstacle à ma délivrance? Et je ne dois pas demander…
— Vous ne devez rien me demander à moi, dit miss Vernon; ainsi il est inutile de chercher à poser les limites que votre curiosité ne doit pas franchir. Vous devez penser de moi tout aussi favorablement que si j'avais répondu à toutes ces questions et à vingt autres encore avec ce ton libre et dégagé qu'il est facile à Rashleigh de prendre, mais que, pour moi, il m'est impossible de contrefaire. Écoutez: toutes les fois que je porterai la main au menton, de cette manière, ce sera signe que je ne pourrai point m'expliquer sur le sujet qui occupait alors votre attention. Il faut que j'établisse des signaux de correspondance avec vous; car vous allez être mon confident et mon conseiller, à la seule exception que vous ne saurez rien de mes affaires.
— Rien de plus raisonnable, repris-je en riant; et vous pouvez compter que la sagacité de mes conseils répondra à l'étendue de votre confiance.
Telle fut à peu près la conversation qui nous occupa pendant la route, et nous arrivâmes à Osbaldistone-Hall au moment où la famille était déjà livrée à ses orgies.
— Qu'on nous serve à dîner dans la bibliothèque, dit miss Vernon à un domestique. Il faut bien que j'aie pitié de vous, ajouta-t- elle en se tournant vers moi, et que je pourvoie à ce que vous ne mouriez pas de faim dans cette maison brutalement hospitalière; autrement je ne sais pas trop si je devrais vous montrer ma retraite. Cette bibliothèque est mon antre favori. C'est le seul coin dans la maison où je sois à l'abri des orangs-outangs, mes cousins. Ils n'y mettent jamais les pieds, dans la crainte, je crois, que les in-folio ne viennent à tomber et ne leur fracassent le crâne; car c'est la seule impression qu'ils puissent faire sur leur cervelle. Suivez-moi.
Je la suivis par un long détour de corridors et de passages, de galeries et d'escaliers, et je finis par entrer avec elle dans la bibliothèque.
Chapitre X.
Dans ce vaste édifice, il est un lieu secret
Où jamais ne pénètre un témoin indiscret.
C'est là qu'elle pouvait charmer sa solitude
Et nourrir son esprit des doux fruits de l'étude.
Anonyme.
La bibliothèque d'Osbaldistone-Hall était un appartement obscur, où d'antiques tablettes de bois de chêne pliaient sous le poids des lourds in-folio, si chers au dix-septième siècle, et desquels, s'il est permis de le dire, nous avons distillé la matière de nos in-quarto et de nos in-octavo, qui, passés encore une fois par l'alambic, pourront, si nos enfants sont encore plus frivoles que nous, être réduits en in-douze et en brochures. La collection se composait principalement d'auteurs classiques, de livres d'histoire et surtout de théologie. Elle était dans un grand désordre. Les prêtres qui avaient rempli successivement les fonctions de chapelain au château avaient été, pendant nombre d'années, les seules personnes qui fussent entrées dans la bibliothèque, jusqu'à ce que l'amour de Rashleigh pour la lecture l'eût porté à troubler les vénérables insectes qui avaient tendu leurs tapisseries sur le devant des tablettes. Comme il se destinait à l'état ecclésiastique, sa conduite paraissait moins absurde à son père que si c'eût été tout autre de ses enfants qui eût montré un penchant aussi étrange; et sir Hildebrand consentit à ce qu'on fit quelques réparations à cet appartement, afin du moins qu'il fût possible de l'habiter. Cependant il y régnait encore un air de désordre et de vétusté, et les trésors de la science étaient enfouis dans une poussière épaisse qui les dérobait aux regards. La tapisserie en lambeaux, les tablettes et les livres vermoulus, le mauvais état des chaises, des pupitres et des tables ébranlés sur leur point d'appui, l'âtre du foyer rongé de rouille et rarement animé par le feu des charbons ou la flamme d'un fagot, tout indiquait le mépris des seigneurs du château pour la science et pour les volumes qui renferment ses trésors.
— Cet endroit vous semble un peu triste, dit miss Vernon en me voyant promener un regard de surprise dans l'appartement; mais pour moi c'est un petit paradis, car j'y suis tranquille, et je ne crains pas que personne vienne m'y déranger. Rashleigh en était le propriétaire avec moi lorsque nous étions amis.
— Et ne l'êtes-vous plus? fut ma question naturelle. Son doigt se porta aussitôt sur la charmante fossette de son menton, pour me faire sentir l'indiscrétion de ma demande.
— Nous sommes encore _alliés, _me répondit-elle; nous restons enchaînés, comme toutes puissances confédérées, par des circonstances d'intérêt mutuel. Mais je crains que, suivant l'usage, le traité d'alliance n'ait survécu aux dispositions amicales qui l'avaient fait naître. Quoi qu'il en soit, nous sommes moins souvent ensemble; et, quand il entre par cette porte, je m'enfuis par celle-ci: aussi, voyant que deux personnes dans cette chambre, quelque grande qu'elle paraisse, étaient trop de moitié, il a eu la générosité de se démettre de ses droits en ma faveur, et je m'efforce de continuer à présent toute seule les études dans lesquelles il me dirigeait autrefois.
— Et puis-je vous demander quelles sont ces études?
— Oh! vous le pouvez en toute sûreté. Vous n'avez pas à craindre de me voir lever mon petit doigt pour cette question. L'histoire et la littérature m'occupent principalement; mais j'étudie aussi la poésie et les auteurs classiques.
— Les auteurs classiques? Et les lisez-vous dans l'original?
— Tant bien que mal; Rashleigh, qui n'est pas sans instruction, m'a donné quelque teinture des langues anciennes et de celles qui sont à présent répandues en Europe. Je vous assure que mon éducation n'a pas été entièrement négligée, quoique je ne sache ni bâtir une collerette, ni broder, ni faire un pouding, ni enfin, comme la femme du vicaire se fait un plaisir de le dire de moi, avec autant d'élégance, de bonne grâce et de politesse que de vérité, quoique je ne sache rien faire d'utile dans ce bas monde.
— Et le cours d'études est-il de votre choix, miss Vernon, ou de celui de Rashleigh?
— Hum! dit-elle, comme si elle hésitait de répondre à ma question. Après tout, ce n'est pas la peine de lever le doigt pour si peu de chose. Ainsi donc, je vous dirai que, un peu par goût, un peu par son avis, tout en apprenant à monter un cheval, et même à le seller au besoin, à franchir une barrière, à tirer un coup de fusil sans sourciller, enfin à acquérir tous les talents que possèdent mes brutes de cousins, j'aimais, après ces pénibles exercices, à lire les auteurs anciens avec Rashleigh, et à m'approcher de l'arbre de la science, dont vous autres savants vous voudriez cueillir seuls les fruits, pour vous venger, je crois, de la part que notre mère commune a prise dans la grande transgression originelle.
— Et Rashleigh a pris plaisir à cultiver votre goût pour l'étude?
— Oui, je suis devenue son écolière; mais, comme il ne pouvait m'apprendre que ce qu'il savait lui-même, il s'ensuit que je ne suis pas initiée dans la science de blanchir les dentelles ou d'ourler les mouchoirs.
— Je suppose que l'envie d'avoir une semblable écolière dut être une puissante considération pour le maître.
— Oh! si vous vous mettez à vouloir pénétrer les motifs de Rashleigh, mon doigt se lèvera, je vous en préviens. Ce n'est que sur ce qui me concerne que je puis vous répondre avec franchise. Au résumé, Rashleigh m'a cédé la jouissance exclusive de la bibliothèque, et il n'y entre jamais sans en avoir demandé et obtenu la permission: aussi ai-je pris la liberté de déposer dans cette salle quelques-uns des objets qui m'appartiennent, et que vous pouvez voir en regardant autour de vous.
— Je vous demande pardon, miss Vernon, mais j'ai beau regarder, je ne vois rien dont il soit probable que vous soyez la maîtresse.
— C'est sans doute parce que vous ne voyez pas de bergers et de bergères bien encadrés, un perroquet empaillé, ou une cage pleine d'oiseaux de Canarie, ou une boîte à ouvrage montée en or, ou une jolie toilette avec un nécessaire, une épinette, ou un luth à trois cordes, ou un petit épagneul; je ne possède aucun de ces trésors, ajouta-t-elle en reprenant haleine après une si longue énumération; mais voilà l'épée de mon ancêtre, sir Richard Vernon, tué à Shrewsbury et cruellement calomnié par un nommé Shakespeare, qui n'était pas sans esprit, et qui, partisan du duc de Lancastre et de ses adhérents, a dénaturé l'histoire en leur faveur. Près de cette redoutable épée est suspendue la cotte d'armes d'un autre Vernon, écuyer du Prince Noir, dont le sort a été bien différent de celui de sir Richard, puisque le poète qui prit la peine de le chanter fit plutôt preuve de bonne volonté que de talents:
Voyez dans la mêlée un autre paladin Couvert de son écu tel qu'un foudre de guerre, Et ne s'amusant pas à songer au butin! Dans les rangs ennemis sa vaillante colère
Va porter la terreur. Honneur à son beau nom! Honneur à sa vaillance! il s'appelle Vernon.
Voici une martingale que j'ai inventée moi-même. C'est un perfectionnement sur celle du duc de Newcastle. — Voici le chaperon et les grelots de mon faucon Cheviot, qui se jeta lui- même sur le bec d'un héron à Horsely-Moss. — Pauvre Cheviot, il n'y a pas un faucon sur le perchoir qui ne soit un milan mal dressé, comparé à lui; — et voici mon fusil de chasse avec une platine et un chien de nouvelle invention; enfin voilà d'autres choses précieuses. Mais voilà qui parle de soi-même.
Et en parlant ainsi elle me fit remarquer un portrait en pied, peint par Van Dyck, sur lequel était écrit en lettres gothiques: Vernon semper viret.
Je la regardais d'un air qui demandait une explication.
— Ne connaissez-vous donc pas, dit-elle avec quelque surprise, notre devise, la devise des Vernon, où
Comme l'hypocrisie aux discours imposants,
Nous savons réunir dans un seul mot deux sens?[33]
Et ne connaissez-vous pas nos armoiries, les flûtes? ajouta-t-elle en me montrant les emblèmes sculptés sur l'écusson de chêne autour duquel était gravée la légende.
— Des flûtes! je les aurais prises pour des sifflets d'un sou; mais ne me sachez pas mauvais gré de mon ignorance, ajoutai-je en la voyant rougir; il ne me siérait pas de déprécier vos armes, car je ne connais pas même les miennes.
— Vous! un Osbaldistone!… et l'avouer! s'écria-t-elle. Eh bien, Percy, Thorncliff, John, Dick, Wilfred lui-même, pourront être vos maîtres: l'ignorance elle-même en sait plus que vous.
— Je l'avoue à ma honte, ma chère miss Vernon: les hiéroglyphes du blason sont des mystères tout aussi inintelligibles pour moi que ceux des pyramides d'Égypte.
— Comment! est-il possible? Mon oncle, mon oncle lui-même, qui a toute espèce de livre en horreur, se fait lire quelquefois Gwillim pendant les longues nuits d'hiver… Ne pas connaître les figures du blason! à quoi pensait donc votre père?
— Aux figures[34] d'arithmétique, dont la plus simple lui paraît beaucoup plus importante que tout le blason de la chevalerie; mais, si j'ai été assez maladroit pour ne pas reconnaître les armoiries, j'ai du moins assez de goût pour admirer ce beau portrait dans lequel je crois découvrir une ressemblance de famille avec vous. Quelle aisance, quelle dignité dans cette attitude! — quelle richesse de couleur! — quelle heureuse distribution d'ombres et de lumière!
— Est-ce réellement un beau tableau? ajouta-t-elle.
— J'ai vu plusieurs ouvrages de ce fameux artiste, répondis-je, et aucun qui me plût davantage.
— Je me connais aussi peu en peinture que vous en blason, reprit miss Vernon; mais cependant j'ai l'avantage sur vous, car j'ai toujours admiré ce portrait sans en connaître le mérite.
— Quoique j'aie négligé les flûtes, les tambourins et toutes les bizarres images de la chevalerie, je sais du moins qu'elles étaient déployées sur les étendards qui anciennement flottaient dans les champs de la gloire. — Mais vous avouerez que la représentation de ces armoiries n'est pas aussi intéressante pour un spectateur non instruit que peut l'être un beau tableau.
— Quel est le personnage que celui-ci représente?
— Mon grand-père, qui partagea les malheurs de Charles I, et, je rougis de le dire, les excès de son fils. Sa prodigalité avait déjà entamé notre domaine patrimonial, qui fut perdu totalement par son héritier; mon malheureux père vendit l'autre part à ceux qui le possèdent aujourd'hui, il fut perdu pour la cause de la loyauté.
— Votre père, je présume, a souffert pendant les dissensions publiques?
— S'il a souffert! il a tout perdu. Sa fille, malheureuse orpheline, mange le pain des autres, soumise à leurs caprices et forcée d'étudier leurs goûts… Mais je suis plus fière d'avoir un tel père que si, sacrifiant ses principes aux circonstances, plus prudent mais moins loyal, il m'eût laissée héritière de toutes les belles baronnies que sa famille possédait autrefois.
L'arrivée des domestiques qui apportaient le dîner nous força de changer de conversation. Notre repas ne fut pas long. Lorsqu'on eut desservi, et que les vins eurent été placés sur la table, un domestique nous informa que M. Rashleigh avait demandé qu'on l'avertît lorsque notre dîner serait terminé.
— Dites-lui, répondit miss Vernon, que s'il veut descendre ici, nous serons charmés de le voir; mettez un autre verre, une autre chaise, et laissez-nous. Il faudra que vous vous retiriez avec lui lorsqu'il s'en ira, ajouta-t-elle en s'adressant à moi. Malgré toute ma libéralité, je ne puis pas accorder à un jeune homme plus de huit heures de mon temps sur les vingt-quatre; et je crois que les huit heures sont bien révolues.
— Le vieillard à la faux a couru si rapidement aujourd'hui, lui répondis-je, qu'il m'a été impossible de compter ses pas.
— Chut! dit miss Vernon, voici Rashleigh; et elle recula sa chaise, qui touchait presque à la mienne, de manière à laisser un assez grand intervalle entre nous.
Un coup modeste frappé à la porte, une attention délicate d'ouvrir doucement lorsqu'on le pria d'entrer, une démarche en même temps humble et gracieuse annonçaient que l'éducation que Rashleigh avait reçue au collège de Saint-Omer répondait bien à l'idée que je m'étais faite des manières d'un jésuite accompli. Je n'ai pas besoin de dire qu'en ma qualité de bon protestant ces idées n'étaient pas très favorables.
— Pourquoi, dit miss Vernon, cette cérémonie de frapper à la porte, lorsque vous saviez que je n'étais pas seule?
Ces mots furent prononcés d'un ton d'impatience, comme si elle croyait voir que l'air de réserve et de discrétion de Rashleigh couvrait quelque soupçon impertinent.
— Vous m'avez appris si parfaitement la manière de frapper à cette porte, ma belle cousine, répondit Rashleigh avec le même calme et la même douceur, que l'habitude est devenue une seconde nature.
— Monsieur, reprit miss Vernon, je fais plus de cas de la sincérité que de la courtoisie.
— Courtoisie, répondit Rashleigh, en style d'Amadis, est un chevalier brave, aimable, courtisan par son nom et sa profession, et très propre à être le confident d'une dame.
— Mais Sincérité est le vrai chevalier, répliqua miss Vernon, et à ce titre il est bienvenu, mon cousin. Finissons ce débat, qui n'est pas fort amusant pour votre cousin Francis; asseyez-vous, et remplissez votre verre pour lui donner l'exemple. J'ai fait les honneurs du dîner pour soutenir la réputation d'hospitalité d'Osbaldistone-Hall.
Rashleigh s'assit et remplit son verre, portant ses regards de Diana sur moi, et de moi sur elle, avec un embarras que tous ses efforts ne pouvaient entièrement déguiser. Je crus qu'il cherchait à deviner jusqu'où était allée la confiance qu'elle avait pu m'accorder, et je me hâtai de faire prendre à la conversation un tour qui le rassura, en lui faisant voir que Diana n'avait point trahi ses secrets.
— M. Rashleigh, lui dis-je, miss Vernon m'a commandé de vous adresser mes remerciements pour l'heureuse conclusion de la ridicule affaire que ce Morris m'avait suscitée; et me faisant l'injustice de craindre que ma reconnaissance ne fût pas assez vive pour me rappeler ce devoir, elle a intéressé en même temps ma curiosité en me renvoyant à vous pour avoir l'explication du mystère auquel je parais devoir ma délivrance.
— En vérité, répondit Rashleigh (en jetant un coup d'oeil perçant sur Diana), j'aurais cru que miss Vernon me servirait d'interprète; et son regard, se fixant alors sur moi, semblait chercher à reconnaître dans l'expression de ma figure si les communications qui m'avaient été faites étaient aussi limitées que je le prétendais. Miss Vernon répondit à sa question muette par un regard décidé de mépris, tandis que, incertain si je devais repousser ses soupçons ou m'en offenser, je répondais: — Si c'est votre plaisir, M. Rashleigh, de me laisser dans l'ignorance, je dois me soumettre; mais ne me refusez pas vos éclaircissements sous prétexte que j'en ai déjà obtenu, car je vous jure que je ne sais rien de relatif aux événements dont j'ai été témoin ce matin; et tout ce que j'ai pu savoir de miss Vernon, c'est que vous vous êtes employé vivement en ma faveur.
— Miss Vernon a trop fait valoir mes humbles efforts, reprit Rashleigh, quoique je n'aie rien négligé pour vous être utile. Je revenais précipitamment au château pour engager quelqu'un de notre famille à se constituer avec moi votre caution, ce qui me semblait le moyen le plus efficace de vous servir, lorsque je rencontrai Cawmil… Colville… Campbell, peu importe son nom, enfin. J'avais appris de Morris que cet homme était présent lorsque le vol eut lieu; j'eus le bonheur de le décider, avec quelque peine, je l'avoue, à venir faire sa déposition pour vous disculper et vous tirer sur-le-champ de la situation embarrassante où vous vous trouviez.
— Je vous ai une grande obligation d'avoir décidé cet homme à venir rendre témoignage en ma faveur; mais si, comme il le dit, il a été témoin du vol, je ne vois pas pourquoi il a fait tant de difficultés pour venir en dénoncer le véritable auteur, ou disculper du moins un innocent.
— Vous ne connaissez pas, monsieur, le caractère des Écossais, répondit Rashleigh; la discrétion, la prudence et la prévoyance sont leurs qualités dominantes; elles ne sont modifiées que par un patriotisme mal entendu, mais ardent, qui forme comme l'extérieur du boulevard moral dont l'Écossais s'entoure et se fortifie contre les attaques du principe sublime de la philanthropie. Surmontez cet obstacle, vous trouverez une barrière encore plus difficile à franchir: l'amour de sa province, de son village, ou plutôt de son clan. Emportez ce second retranchement, un troisième vous arrête: son attachement pour sa propre famille, pour son père, sa mère, ses fils, ses filles, ses oncles, ses tantes, et ses cousins jusqu'au neuvième degré. C'est dans ces limites que s'épanche l'affection sociale de l'Écossais, sans que jamais elle s'étende au-delà. C'est dans ces limites qu'il concentre les plus doux sentiments de la nature, sentiments qui s'affaiblissent et s'éteignent à mesure qu'ils approchent des extrémités du cercle dans lequel ils sont comme renfermés. Et vous seriez parvenu à franchir toutes ces barrières fortifiées encore par l'inclination et l'habitude, que vous vous trouveriez arrêté par une citadelle plus forte et plus élevée, que je regarde comme imprenable: l'égoïsme de l'Écossais.
— Tout cela est fort éloquent, et surtout très métaphorique, Rashleigh, dit miss Vernon qui ne pouvait plus contenir son impatience; je n'ai que deux objections à faire à cette belle dissertation; d'abord elle est fausse, et, quand même elle ne le serait pas, elle n'a aucun rapport au sujet qui nous occupe.
— Cette description est exacte, ma charmante Diana, reprit Rashleigh, et, qui plus est, elle a un rapport direct au sujet. Elle est exacte, parce qu'elle n'est que le résultat d'observations profondes et réitérées faites sur le caractère d'un peuple que je puis, vous le savez vous-même, juger mieux que personne; et elle a un rapport direct au sujet, puisqu'elle répond à la question de M. Frank, et démontre pourquoi cet Écossais circonspect, considérant que notre parent n'est ni son compatriote, ni un Campbell, ni même un de ses cousins dans aucun des degrés par lesquels ils distinguent leur généalogie; et, par- dessus tout, ne voyant aucun avantage personnel à retirer, mais beaucoup de temps à perdre et de peines à se donner…
— Avec beaucoup d'inconvénients, tout aussi formidables sans doute, interrompit miss Vernon avec une ironie qui déguisait mal son impatience.
— Oui, beaucoup d'autres encore, dit Rashleigh avec un sang-froid imperturbable. En un mot, ma théorie démontre pourquoi cet homme, n'espérant aucun profit et craignant quelques désagréments, ne céda qu'avec peine à mes instances et se fit longtemps prier avant de consentir à venir faire sa déposition en faveur de M. Frank.
— Il me semble étonnant, observai-je, que M. Morris n'ait jamais dit au juge que Campbell était avec lui quand il fut attaqué par les voleurs.
— Campbell m'a dit qu'il lui avait fait solennellement promettre de ne point parler de cette circonstance; d'après ce que je vous ai dit, vous devinez aisément ses raisons. Il désirait retourner sur-le-champ dans son pays, sans être retardé par des procédures judiciaires qu'il eût été obligé de suivre. D'ailleurs, Campbell fait le commerce des bestiaux, et comme ses affaires sont fort étendues, et qu'il a souvent besoin de faire passer de grands troupeaux par notre comté, il ne se soucie pas d'avoir rien à démêler avec les voleurs du Northumberland, qui sont les plus vindicatifs des hommes.
— Je suis prête à en convenir, dit miss Vernon d'un ton qui semblait marquer plus qu'un simple assentiment.
— Je conviens, dis-je en résumant la question, de la force des raisons qui peuvent avoir fait désirer à Campbell que Morris gardât le silence; mais je ne vois pas comment il a pu obtenir assez d'influence sur l'esprit de cet homme pour l'engager à taire une circonstance aussi importante, au risque manifeste de faire suspecter la vérité de son histoire si on venait plus tard à la découvrir.
Rashleigh convint avec moi que cela était fort extraordinaire, parut regretter de n'avoir pas fait plus de questions à Campbell sur ce sujet qui lui semblait très mystérieux.
— Mais, ajouta-t-il après cette concession, êtes-vous bien sûr que Morris n'ait point dit dans sa déclaration que M. Campbell était alors avec lui?
— Je l'ai lue très précipitamment, repris-je; mais, étant convaincu que cette circonstance n'y était point mentionnée, ou du moins qu'elle l'était légèrement, je n'y ai point fait attention.
— C'est cela même, répondit Rashleigh, saisissant l'ouverture que je lui offrais; cette circonstance y était mentionnée, mais, comme vous dites, fort légèrement: au reste, il n'a pas été difficile à Campbell d'intimider Morris. Ce poltron va, m'a-t-on dit, remplir en Écosse une petite place dépendante du gouvernement; et, ayant le courage de la belliqueuse colombe ou de la souris guerrière, il peut avoir craint de mécontenter un homme tel que Campbell, dont la vue seule suffirait pour l'effrayer au point de lui faire perdre la petite dose de bon sens que lui a donnée la nature. Vous avez dû remarquer que M. Campbell a quelque chose de martial et de guerrier dans son ton et ses manières.
— J'avoue que je lui ai trouvé un air de rudesse et de fierté qui semble contraster avec sa profession. A-t-il servi dans l'armée?
— Oui… non… non, pas absolument servi; mais il a, je pense, comme tous ses compatriotes, appris à manier un mousquet. Chaque Écossais est soldat, et il porte les armes depuis l'enfance jusqu'au tombeau. Pour peu que vous connaissiez votre compagnon de voyage, vous jugerez aisément qu'allant dans un pays où les habitants se font souvent justice eux-mêmes il a dû avoir grand soin d'éviter d'offenser un Écossais. Mais votre verre est encore plein, et je vois qu'en ce qui concerne la bouteille vous ne faites pas plus d'honneur que moi au nom que nous portons. Si vous voulez venir dans ma chambre, nous ferons ensemble une partie de piquet.
Nous nous levâmes pour prendre congé de miss Vernon, qui, pendant que Rashleigh parlait, avait paru plusieurs fois violemment tentée de l'interrompre. Au moment où nous allions sortir, le feu qui avait couvé sourdement éclata tout à coup.
— M. Osbaldistone, me dit-elle, vous pourrez vérifier vous-même si les insinuations de Rashleigh au sujet de MM. Campbell et Morris sont justes et fondées. Mais ce qu'il dit des Écossais est une atroce imposture; il calomnie indignement l'Écosse, et je vous prie de ne pas ajouter foi à son témoignage.
— Peut-être me sera-t-il assez difficile de vous obéir, miss Vernon; car je dois avouer que je n'ai pas été élevé dans des sentiments très favorables pour nos voisins du nord.
— Oubliez donc, monsieur, cette partie de votre éducation, reprit-elle avec chaleur, et souffrez que la fille d'une Écossaise vous conjure de respecter le pays qui donna naissance à sa mère, jusqu'à ce que vous puissiez motiver vos préventions. Gardez votre haine et votre mépris pour l'hypocrisie, la duplicité et la bassesse; voilà ce qu'il faut haïr et mépriser, et voilà ce que vous pouvez trouver sans quitter l'Angleterre. Adieu, messieurs; je vous souhaite le bonsoir.
Et elle fit un geste pour nous montrer la porte, de l'air d'une princesse qui congédie sa suite. Nous nous retirâmes dans la chambre de Rashleigh, où un domestique nous apporta du café et des cartes. Voyant que Rashleigh voulait ne me donner que de vagues éclaircissements, je résolus de ne pas le questionner davantage. Sa conduite paraissait enveloppée d'un mystère que je voulais approfondir; mais l'instant n'était pas favorable, et il fallait attendre qu'il ne fût pas aussi bien sur ses gardes. Nous commençâmes notre partie, et, quoique nous l'eussions à peine intéressée, le caractère fier et ambitieux de mon adversaire perçait jusque dans ce futile amusement. Il paraissait connaître parfaitement les règles du jeu; mais, au lieu de les suivre et de jouer _sagement, _il visait toujours aux grands coups et hasardait tout dans l'espoir de faire son adversaire pic, repic ou capot. Dès qu'une ou deux parties de piquet, comme la musique des entractes au théâtre, eurent interrompu le cours que la conversation avait pris, Rashleigh parut se lasser d'un jeu qu'il ne m'avait peut-être proposé que par politique, et nous nous mîmes à causer ensemble de choses indifférentes.
Quoiqu'il eût plus d'instruction que de véritable savoir et qu'il connût mieux l'esprit des hommes que les principes de morale qui doivent les diriger, jamais conversation ne m'avait paru plus agréable et plus séduisante. Un choix d'expressions variées ajoutait encore au prestige d'une voix pure et mélodieuse. Il ne parlait jamais avec emphase ni avec jactance, et il avait l'art de ne jamais lasser la patience ni fatiguer l'attention de ceux qui l'écoutaient. J'avais vu tous ceux qui voulaient briller en société accumuler péniblement leurs idées et, comme ces nuages qui s'amoncellent sur nos têtes et crèvent ensuite avec fracas, vous inonder d'un torrent scientifique qui s'épuise d'autant plus vite qu'il est d'abord plus rapide et plus majestueux. Mais les idées de Rashleigh se succédaient l'une à l'autre et s'insinuaient dans l'âme de l'auditeur comme ces eaux pures et fécondes qui, jaillissant d'une source intarissable, viennent baigner la prairie en suivant une pente douce et naturelle. Retenu auprès de lui par un charme irrésistible, ce ne fut qu'à près de minuit que je pus me décider à le quitter; et lorsque je fus dans ma chambre, il m'en coûta de me rappeler le caractère de Rashleigh tel que je me l'étais représenté avant ce tête-à-tête.
Tel est, mon cher Tresham, l'effet du plaisir, qui émousse notre pénétration et endort notre jugement, que je ne puis le comparer qu'au goût de certains fruits, en même temps doux et acides, qui nous mettent hors d'état d'apprécier les mets qui nous sont ensuite présentés.
Chapitre XI.
Eh, bon Dieu, je vous prie,
Pourquoi cet air triste et rêveur?
Engendre-t-on mélancolie
Dans le château de Balwearle,
Dans le manoir d'un bon buveur?
Vieille ballade écossaise.
Le lendemain se trouvait être un dimanche, jour qui paraissait bien long aux habitants d'Osbaldistone-Hall; car après la célébration de l'office divin, auquel toute la famille ne manquait jamais d'assister, chaque individu, à l'exception de Rashleigh et de miss Vernon, semblait possédé du démon de l'ennui. Le récit de l'embarras dans lequel je m'étais trouvé la veille amusa sir Hildebrand pendant quelques minutes, et il me félicita de n'avoir pas couché au donjon de Morpeth de la même manière qu'il m'aurait félicité de ne m'être pas cassé une jambe en tombant de cheval.
— L'affaire a bien tourné, mon garçon; mais ne te hasarde pas tant une autre fois. Que diable, la route du roi doit être sûre pour tous les voyageurs, qu'ils soient whigs, qu'ils soient tories.
— Et croyez-vous, monsieur, que j'aie jamais pensé à détruire cette sécurité? En vérité, c'est la chose du monde la plus provoquante que tout chacun s'accorde à me regarder comme coupable d'un crime que je méprise, que je déteste, et qui d'ailleurs m'eût exposé à perdre justement la vie pour avoir voulu violer les lois de mon pays!
— C'est bon, c'est bon, garçon; qu'il n'en soit plus question: personne n'est forcé de s'accuser soi-même. Pardieu, tu fais bien de t'en tirer le mieux possible: du diable si je n'en ferais pas autant à ta place!
Rashleigh vint à mon secours; mais il me sembla que ses arguments tendaient plutôt à conseiller à son père de feindre d'être persuadé par mes protestations d'innocence qu'à me justifier complètement.
— Dans votre maison, mon cher monsieur… et votre propre neveu! vous ne continuerez pas plus longtemps, j'en suis sûr, à blesser ses sentiments en paraissant révoquer en doute ce qu'il a tant d'intérêt à affirmer. Vous méritez assurément toute sa confiance, et soyez certain que, si vous pouviez lui rendre quelque service dans cette étrange affaire, il aurait recours à votre bonté. Mais mon cousin Frank a été déclaré innocent, et personne n'a droit de le supposer coupable. Pour moi, je n'ai pas le moindre doute de son innocence, et l'honneur de notre famille exige que nous la défendions envers et contre tous.
— Rashleigh, dit son père en le regardant fixement, tu es une fine mouche… tu as toujours été trop fin pour moi… prends garde que toutes tes finesses ne tournent mal: deux têtes sous un même bonnet ne sont pas conformes aux règles du blason… et, à propos de blason, je vais aller lire Gwillim.
Il annonça cette résolution avec un long bâillement aussi irrésistible que celui de la déesse dans la Dunciade; ce bâillement fut répété à plusieurs reprises par ses géants de fils, à mesure qu'ils se disposaient pour aller chercher des passe-temps analogues à leur caractère: — Percy, pour percer un tonneau de bière avec l'intendant; — Thorncliff, pour couper deux bâtons et les fixer dans leurs gardes d'osier; — John, pour amorcer des lignes; — Dick, pour jouer tout seul à Pitch and toss[35] sa main droite contre sa main gauche; — et Wilfred, pour se mordre les pouces et tâcher de s'endormir en fredonnant à demi-voix jusqu'au dîner. Miss Vernon s'était retirée dans la bibliothèque.
Je restai seul avec Rashleigh dans la vieille salle à manger, d'où les domestiques, en faisant autant de bruit et aussi peu d'ouvrage qu'à l'ordinaire, étaient parvenus à emporter les restes de notre déjeuner substantiel. Je saisis cette occasion pour lui reprocher la manière dont il avait pris ma défense auprès de son père et lui témoigner franchement que je trouvais fort étrange qu'il engageât sir Hildebrand à cacher ses soupçons plutôt que de chercher à les déraciner.
— Que voulez-vous, mon cher ami! reprit Rashleigh. Quand mon père s'est une fois mis quelque chose dans la tête, il est impossible de l'en faire sortir, et j'ai reconnu qu'au lieu de l'aigrir encore davantage en discutant avec lui, il valait mieux chercher à le détourner de ses idées. Ainsi, ne pouvant extirper les profondes racines que la prévention a jetées dans son esprit, je les coupe du moins toutes les fois qu'elles reparaissent, persuadé qu'elles finiront par mourir d'elles-mêmes. Il n'y a ni sagesse ni profit à vouloir entrer en discussion avec un esprit de la trempe de celui de sir Hildebrand, qui s'endurcit contre la conviction, et qui croit aussi fermement à ses inspirations que nous autres, bons catholiques, nous croyons à celles du saint père de Rome.
— Il n'est pas moins cruel pour moi de vivre dans la maison d'un homme qui persiste à me croire un voleur de grand chemin.
— L'opinion ridicule de sir Hildebrand, s'il est permis de donner cette épithète à l'opinion d'un père, quelque fausse qu'elle soit, son opinion ne fait rien au fond contre votre innocence; et, quant à la crainte qui vous tourmente que l'idée de ce prétendu crime vous dégrade à ses yeux, bannissez-la complètement, et soyez persuadé que, sous le rapport moral et politique, sir Hildebrand regarde intérieurement ce crime comme une action méritoire: c'est affaiblir l'ennemi, c'est dépouiller les Amalécites; et la part qu'il suppose que vous y avez prise vous a fait beaucoup gagner dans son estime.
— Je ne désire l'estime de personne, M. Rashleigh, si pour l'acquérir il faut perdre la mienne; et ces soupçons injurieux me fourniront une excellente raison pour quitter Osbaldistone-Hall dès que je pourrai écrire à mon père à ce sujet.
Il était rare que la figure de Rashleigh trahît ses sentiments; cependant je crus voir un léger sourire se dessiner sur ses lèvres, tandis qu'il affectait de pousser un profond soupir.
— Que vous êtes heureux, M. Frank! vous allez, vous venez comme il vous plaît; vous êtes libre comme l'air; avec votre habileté, votre goût et vos talents, vous trouverez bientôt des sociétés où ils seront mieux appréciés que par les stupides habitants de ce château; tandis que moi… Il s'arrêta.
— Et qu'y a-t-il donc dans le sort qui vous est échu en partage, qu'y a-t-il qui puisse vous faire envier le mien, moi qui suis banni de la maison et du coeur de mon père?
— Oui, répondit Rashleigh; mais considérez tout le prix de l'indépendance que vous vous êtes assurée par un sacrifice momentané; car je suis sûr que votre père ne tardera pas à vous rendre sa tendresse; considérez l'avantage d'agir librement, de suivre la belle carrière de la littérature, carrière que vous préférez justement à toutes les autres et dans laquelle vos talents vous assurent les plus brillants succès. Par une résidence de quelques semaines dans le nord, vous vous assurez à jamais la célébrité et l'indépendance: ce sacrifice est bien léger en raison des avantages qu'il vous procure, quoique votre lieu d'exil soit Osbaldistone-Hall. Nouvel Ovide exilé en Thrace, vous n'avez pas ses raisons pour écrire des Tristes.
— Comment se peut-il, dis-je avec la rougeur modeste qui convenait à un jeune auteur, que vous sachiez…
— N'avons-nous pas eu ici, quelques jours avant votre arrivée, un émissaire de votre père, un jeune commis nommé Twineall, qui m'apprit que vous sacrifiiez aux muses, ajoutant que plusieurs de vos pièces de vers avaient excité l'admiration des plus grands connaisseurs.
Tresham, vous ne vous êtes peut-être jamais amusé à rassembler des rimes; mais vous avez dû connaître beaucoup d'apprentis d'Apollon. La vanité est leur grand faible, depuis le poète qui embouche la trompette jusqu'au petit rimailleur qui se borne au chalumeau; depuis le poète qui embellit les bocages de Twickenham jusqu'au dernier des rimailleurs qu'il châtia du fouet de sa satire dans la Dunciade. — J'en avais ma part tout comme un autre, et, sans m'arrêter à considérer qu'il était peu probable que Twineall eût eu connaissance de deux ou trois petites pièces de vers que j'avais glissées furtivement dans un journal, sous le voile de l'anonyme, je mordis presque aussitôt à l'hameçon, et Rashleigh, enchanté de voir qu'il pouvait tirer aussi grand parti de mon amour-propre, chercha à le flatter encore en me priant avec les plus vives instances de lui permettre de voir quelques-unes de mes productions manuscrites.
— Il faut que vous m'accordiez une soirée, ajouta-t-il, car il me faudra bientôt perdre les charmes de la société littéraire pour les occupations serviles du commerce et les plaisirs fastidieux du monde. Mon père exige de moi un cruel sacrifice en voulant que j'abandonne, pour l'avantage de ma famille, la profession calme et paisible à laquelle mon éducation me destinait.
J'étais vain, mais je n'étais pas encore tout à fait un sot, et cette hypocrisie était trop forte pour qu'elle m'échappât. — Vous ne me persuaderez pas, répondis-je, que ce n'est qu'à regret que vous renoncez à la perspective d'être un pauvre prêtre catholique, forcé de s'imposer mille privations, et que vous consentez à allez vivre dans l'opulence et jouir des charmes de la société.
Rashleigh vit qu'il avait poussé trop loin l'affectation et son désintéressement; et après une minute de silence, qu'il employa, je suppose, à calculer le degré de franchise qu'il était nécessaire d'avoir avec moi (car c'était une qualité dont il n'était jamais prodigue sans nécessité), il me répondit en souriant: — À mon âge se voir condamné, comme vous le dites, à vivre dans le monde et dans l'opulence n'est pas, il est vrai, une perspective bien alarmante: mais permettez-moi de vous dire que vous vous êtes mépris sur le sort qui m'était réservé. Je devais être un prêtre catholique, mais non pas pauvre et obscur. Non, monsieur, Rashleigh Osbaldistone sera bien moins célèbre, quand même il deviendrait le plus riche négociant de Londres, qu'il eût pu le devenir en étant membre d'une Église dont les ministres, comme le dit un auteur, marchent à l'égal des rois. Ma famille est en faveur auprès d'une certaine cour exilée, et l'influence que cette cour possède à Rome est encore plus grande. Mes talents ne sont pas inférieurs à l'éducation que j'ai reçue; sans présomption, j'aurais pu aspirer à une dignité éminente dans l'Église; avec un peu d'illusion et d'amour-propre, je pourrais dire à la plus élevée. Et pourquoi, ajouta-t-il en riant, car son grand art était de détourner l'attention par une plaisanterie lorsqu'il craignait d'avoir fait une impression défavorable, — pourquoi le cardinal Osbaldistone, d'une famille noble et ancienne, ne pourrait-il pas disposer du sort des empires aussi bien qu'un Mazarin, né de parents obscurs et vulgaires; qu'un Alberoni, fils d'un jardinier italien?
— Je n'en vois pas la raison, il est vrai; mais à votre place je renoncerais sans beaucoup de peine à l'espoir hasardeux d'une élévation si précaire et tant exposée à l'envie.
— Je le ferais aussi, reprit-il, si la carrière où je vais entrer était plus certaine; mais combien de chances dont l'événement seul peut m'apprendre le résultat! D'abord les dispositions de votre père à mon égard: ne connaissant pas son caractère, il m'est impossible…
— Avouez la vérité, Rashleigh: vous voudriez que je vous le fisse connaître, n'est-ce pas?
— Puisque, comme Diana Vernon, vous faites un appel à ma sincérité, je vous répondrai franchement: oui.
— Eh bien! vous trouverez dans mon père un homme qui est entré dans le commerce moins avec le désir de s'enrichir que parce que cette carrière lui donnait occasion de développer son intelligence. Mais ses richesses se sont accumulées, parce que, élevé à l'école de la frugalité et de la tempérance, ses dépenses n'ont pas augmenté avec sa fortune. C'est un homme qui hait la dissimulation dans les autres, ne l'emploie jamais lui-même et sait découvrir la vérité, de quelque voile spécieux qu'on cherche à la couvrir. Silencieux par habitude, il n'aime pas les grands parleurs, surtout lorsque la conversation ne roule pas sur son sujet favori. Il est d'une exactitude rigide à remplir les devoirs de sa religion; mais vous n'avez pas à craindre qu'il vous gêne pour la vôtre, car il regarde la tolérance comme un principe sacré d'économie politique. Seulement si vous êtes du nombre des partisans du roi Jacques, comme votre religion le fait naturellement présumer, vous ferez bien de le cacher devant lui; il les a en horreur. Esclave de sa parole, il ne souffre pas que personne manque à la sienne; il remplit scrupuleusement ses devoirs et entend que tout le monde suive son exemple: pour gagner ses bonnes grâces il ne faut pas approuver ses ordres, il faut les exécuter. Son plus grand faible est sa prédilection exclusive pour son état, faible qui l'empêche de louer rien de ce qui n'a pas quelque rapport avec le commerce.
— Ô portrait admirable! s'écria Rashleigh; Van Dyck, mon cher Frank, n'était qu'un barbouilleur auprès de vous. Je vois votre seigneur et maître avec ses vertus et ses faibles; je le vois aimant et honorant le roi comme une espèce de lord-maire et de chef du négoce; vénérant la chambre des communes pour les lois qu'elle adopte sur l'exportation, et respectant les pairs parce que le lord-chancelier[36] est assis sur un sac de laine.
— J'ai fait un portrait, Rashleigh, et vous faites une caricature. Mais, si je vous ai fait la carte du pays qu'il vous importait de connaître, j'espère qu'en retour vous voudrez bien me donner quelques lumières sur la géographie des terres inconnues…
— Sur lesquelles vous vous trouvez jeté, dit Rashleigh. En vérité, c'est inutile: ce n'est point l'île de Calypso, plantée de tilleuls fleuris, et offrant toute l'année l'image d'un printemps éternel; mais c'est une espèce de désert du nord, aussi peu propre à piquer la curiosité qu'à plaire à l'oeil, et qu'au bout d'une demi-heure vous connaîtrez dans toute sa nudité aussi bien que si je vous en avais fait la description la plus minutieuse.
— Mais il me semble qu'il est quelque chose qui mérite pourtant de fixer l'attention. Que dites-vous de miss Vernon? ne forme-t- elle pas un intéressant contraste avec le reste du tableau?
Je m'aperçus aisément que Rashleigh eût voulu pouvoir se dispenser de me répondre; mais les renseignements qu'il m'avait demandés me donnaient le droit de lui faire des questions à mon tour. Rashleigh le savait, et, forcé de suivre le sentier que je venais de lui ouvrir, il chercha du moins à y marcher de la meilleure grâce possible. — J'ai moins d'occasions à présent d'étudier le caractère de miss Vernon que je n'en avais autrefois, me dit-il. Lorsqu'elle était plus jeune, j'étais son maître; mais quand elle eut atteint l'âge où commence une nouvelle carrière pour une jeune personne, mes différentes occupations, la gravité de la profession à laquelle je me destinais, la nature particulière de ses engagements, notre position mutuelle, en un mot, rendaient une intimité constante aussi inconvenante que dangereuse. Je crains que miss Vernon n'ait regardé ma réserve comme une preuve d'indifférence; mais c'était un devoir: il m'en coûta beaucoup pour écouter la voix de la prudence, et les regrets qu'elle pouvait éprouver égalaient à peine les miens. Mais comment continuer à vivre dans la plus intime familiarité avec une jeune personne charmante et sensible, qui doit, comme vous le savez, entrer dans un cloître, ou accepter la personne qui lui est destinée?
— Le cloître ou l'époux qui lui est destiné! m'écriai-je. Miss
Vernon est-elle réduite à cette alternative?
— Hélas! oui, dit Rashleigh en étouffant un soupir. Je n'ai pas besoin sans doute de vous prémunir contre le danger de cultiver trop assidûment l'amitié de miss Vernon: vous connaissez le monde, vous savez jusqu'à quel point vous pouvez vous livrer au charme de sa société sans compromettre votre repos. Mais je dois vous avertir de veiller sur ses sentiments avec autant de vigilance que sur les vôtres: je sais par expérience que miss Vernon est d'un naturel ardent et sensible, et vous avez vu vous-même hier jusqu'où vont son irréflexion et son mépris pour les convenances.
Quoiqu'il pût y avoir un fond de vérité dans ce qu'il me disait, et que je n'eusse pas le droit de prendre en mauvaise part des avis qu'il me donnait sous le voile de l'amitié, je sentais que j'aurais eu du plaisir à me battre avec lui.
L'insolent! parler avec cette arrogance! voulait-il me faire croire que miss Vernon avait conçu un penchant pour son horrible figure, et qu'elle se fût dégradée au point d'avoir besoin de la réserve et de la circonspection d'un Rashleigh pour se guérir de son imprudente passion? Je me contins néanmoins, et imitant un instant son hypocrisie, je regrettai avec lui qu'une personne du bon sens et du mérite de miss Vernon eût une conduite aussi inconvenante qu'il le disait.
— Non pas inconvenante, dit Rashleigh, mais d'une franchise qui va quelquefois jusqu'à l'inconséquence. Du reste, croyez-moi, elle a un excellent coeur. À parler franchement, si elle persiste dans son aversion pour le cloître et pour le mari qu'on lui destine, et que Plutus me soit assez favorable pour m'assurer une honnête indépendance, je pourrai bien alors renouveler nos anciennes liaisons et offrir à Diana la moitié de ma fortune.
— Avec sa belle voix et ses périodes élégantes, pensais-je en moi-même, ce Rashleigh est le fat le plus laid et le plus suffisant que j'aie jamais vu.
— Mais, ajouta Rashleigh, comme s'il se parlait à lui-même, je n'aimerais pourtant pas à supplanter Thorncliff.
— Supplanter Thorncliff! m'écriai-je avec la plus grande surprise; votre frère Thorncliff est-il le mari qu'on destine à Diana Vernon?
— Sans doute; par l'ordre de son père et par suite d'un certain pacte de famille, elle doit épouser un des fils de sir Hildebrand. On a obtenu de la cour de Rome pour Diana Vernon une dispense qui lui permet d'épouser son cousin…
Osbaldistone; le nom de baptême est en blanc, de sorte qu'il ne reste plus qu'à choisir l'heureux mortel dont le nom doit remplir la lacune. Or, comme Percy, qui ne songe qu'à boire, ne paraissait pas un mari très convenable, mon père a fait choix de Thorncliff, et c'est à ce second rejeton de la famille qu'il a confié le soin de ne pas laisser éteindre la race des Osbaldistone.
— La jeune personne, dis-je en m'efforçant de prendre un air de plaisanterie qui m'allait fort mal, je crois, aurait peut-être voulu chercher encore un peu plus bas sur l'arbre de la famille la branche à laquelle elle désirait s'unir.
— Je ne sais, reprit-il; il n'y a pas beaucoup de choix dans notre famille. Dick est un brutal, John une brute, et Wilfred un âne. Je crois qu'après tout mon père ne pouvait pas mieux choisir pour la pauvre Diana.
— Les personnes présentes étant toujours exceptées.
— Oh! l'état ecclésiastique, auquel j'étais destiné, ne me permettait pas de me mettre sur les rangs; autrement je ne dissimulerai pas qu'ayant reçu du moins de l'éducation j'aurais pu être choisi par sir Hildebrand préférablement à mes autres frères.
— Et sans doute aussi par la jeune personne?
— Vous ne devez pas le supposer, répondit Rashleigh en repoussant cette idée avec une affectation qui ne servait qu'à la confirmer; l'amitié, l'amitié seule avait serré les liens qui nous unissaient: la tendre affection d'une âme sensible et aimante pour son précepteur; l'amour n'approcha pas de nous, ou du moins il n'entra pas dans nos coeurs; je vous ai dit que j'avais été sage à temps.
Je n'étais pas très disposé à pousser plus loin cette conversation, et prenant un prétexte pour me débarrasser de Rashleigh, je me retirai dans ma chambre, où je me promenai à grands pas, répétant tout haut les expressions qui m'avaient le plus choqué: Sensible!… ardente!… tendre affection!… amour!… Diana Vernon, la plus charmante personne que j'aie jamais vue, amoureuse de ce Rashleigh, monstre de laideur et de difformité, à qui il ne manque qu'une bosse sur le dos pour être aussi hideux que Richard III!… et cependant les occasions qu'il avait de l'entretenir pendant ses maudites leçons, la séduction de son langage, son esprit, son adresse… la sottise et la nullité de ses frères, qui le laissaient sans concurrent… l'admiration de miss Vernon pour ses talents, quoiqu'elle paraisse fortement irritée contre lui; sans doute, parce qu'il la néglige… Et que m'importe tout cela? pourquoi me tourmenter et me mettre en fureur? Diana Vernon est-elle la première de son sexe qui ait aimé et épousé un homme laid? et quand même elle serait libre, quand même sa main ne serait pas déjà promise, que m'importerait encore? Une catholique… une papiste… un dragon en jupons!… je serais fou de penser un instant à l'associer à mon sort.
Ces réflexions, loin de calmer le feu qui me dévorait, ne firent que l'attiser, et, lorsqu'il fallut descendre pour le dîner, je portai à table toute ma mauvaise humeur.
Chapitre XII.
Être ivre, s'emporter? prendre un air froid et sombre?
Et dans de vains transports s'attaquer à son ombre?
Shakespeare, Othello.
Je vous ai déjà dit, mon cher Tresham, ce qui n'était pas une nouvelle pour vous, que mon principal défaut était un orgueil invincible, qui m'exposait souvent à de cruelles mortifications. Je n'avais jamais pensé que j'aimasse miss Vernon; cependant à peine Rashleigh m'eut-il parlé d'elle comme d'une conquête qu'il pouvait saisir ou négliger à son choix que toutes les démarches que cette pauvre fille avait faites, dans l'innocence de son coeur, pour former une liaison d'amitié avec moi, me parurent l'effet de la coquetterie la plus insultante. — Elle voudrait sans doute s'assurer de moi comme d'un pis-aller, au cas que M. Rashleigh Osbaldistone fasse le cruel! mais je lui apprendrai que je ne suis pas homme à me laisser jouer ainsi… Je lui ferai voir que je connais ses artifices, et que je les méprise.
Je ne réfléchis pas que toute cette indignation, aussi ridicule que déplacée, prouvait que je n'étais rien moins qu'indifférent aux charmes de miss Vernon, et je m'assis à table très irrité contre elle et contre toutes les filles d'Ève.
Miss Vernon fut surprise de m'entendre répondre sèchement aux saillies qui lui échappaient et aux traits satiriques qu'elle décochait à tout moment contre ses chers cousins avec sa liberté ordinaire; mais, ne soupçonnant pas que mon intention fût de l'offenser, elle se contenta de se moquer de mes grossières reparties par des reparties à peu près semblables, mais plus fines et plus polies, et en même temps plus piquantes. À la fin elle s'aperçut que j'étais réellement de mauvaise humeur, et voici la réponse qu'elle fit à une de mes boutades: — On dit, M. Francis, qu'il y a quelque chose de bon à recueillir, même des discours d'un sot: j'entendais l'autre jour le cousin Wilfred refuser de jouer plus longtemps au bâton avec le cousin John, parce que le cousin John s'était mis en colère et frappait plus fort que les règles du jeu ne le permettent. Il n'est pas juste, disait l'honnête Wilfred, que je reçoive des coups tout de bon, tandis que je ne donne que des coups pour rire. Sentez-vous?
— Je ne me suis jamais trouvé, madame, dans la nécessité de chercher à extraire la mince dose de bon sens qui peut se trouver mêlée dans les personnes de cette famille.
— Nécessité! et madame!… Vous m'étonnez, M. Osbaldistone.
— J'en suis désolé, madame.
— Quel est ce nouveau caprice?
— Parlez-vous sérieusement, ou ne prenez-vous ce ton que pour rendre plus précieuse votre bonne humeur?
— Vous avez droit à l'attention de tant de messieurs dans cette famille, miss Vernon, qu'il ne peut guère être digne de vous de demander la cause de ma nullité et de ma maussaderie.
— Comment?… avez-vous donc abandonné mon parti pour passer à l'ennemi? Elle jeta un regard sur Rashleigh, qui était placé vis- à-vis d'elle, et voyant qu'il semblait nous observer avec une maligne joie, elle ajouta:
— Il n'est que trop vrai: Rashleigh triomphe de m'avoir enlevé encore un ami. Grâce au ciel, et grâce à l'état de dépendance où je me suis toujours trouvée, et qui m'a appris à souffrir sans me plaindre, je ne m'offense pas aisément: afin de n'être pas tentée de vous chercher querelle, je vais me retirer plus tôt qu'à l'ordinaire, et je souhaite que votre mauvaise humeur passe avec votre dîner.
À ces mots elle quitta la table. Elle ne fut pas plus tôt partie que j'eus honte de ma conduite. J'avais repoussé brusquement les témoignages de sa bienveillance, et j'avais presque été jusqu'à injurier l'être charmant qui n'avait pas craint d'exposer sa réputation pour me rendre service, et que son sexe seul eût dû mettre à l'abri de ma brutalité. Pour combattre ou pour dissiper ces réflexions pénibles, je remplis machinalement mon verre toutes les fois que la bouteille passait devant moi. Accoutumé à la tempérance, je ne tardai pas à éprouver, dans l'état où j'étais déjà, les funestes effets du vin. Les buveurs de profession, qui se sont comme abrutis par l'usage fréquent des liqueurs fortes, peuvent se livrer sans crainte à ces excès, qui ne font que troubler un peu leur jugement, déjà très faible à jeun. Mais les hommes qui ne se sont pas fait une habitude de ce vice affreux qui nous ravale au rang des brutes, en éprouvent en un instant la terrible influence. Ma tête s'exalta bientôt jusqu'à l'extravagance; je parlais sans cesse; je discutais ce que je ne savais pas; je faisais des histoires dont je perdais le fil, et puis je riais moi-même à gorge déployée de mon absence de mémoire. J'acceptai plus d'une gageure qui n'avait ni rime ni raison; je défiai à la lutte le géant John, quoiqu'il fût un des premiers lutteurs du canton, et moi un apprenti dans cet exercice.
Mon oncle eut la bonté de prévenir le résultat de ma folle ivresse qui aurait, je suppose, fini par me faire rompre le cou.
La malignité a même été jusqu'à dire que j'avais entonné une chanson bachique; mais comme je ne m'en souviens pas, et que je ne crois pas avoir jamais essayé de former un son, je me flatte que cette calomnie n'était pas fondée. J'ai fait assez de folies pendant mon ivresse, sans qu'on m'en prête encore auxquelles je n'ai pas songé. Sans perdre entièrement toute raison, je perdis toute retenue, et la passion impétueuse qui m'agitait se manifesta par les plus bruyants transports. Je m'étais mis à table triste, mécontent, et décidé à garder le silence; le vin me rendit babillard, querelleur et emporté. Je cherchais dispute à tout le monde, je contredisais tout ce qu'on avançait; et, sans respect pour les bienséances, j'attaquais, à la table même de mon oncle, ses sentiments politiques et sa religion. La modération que Rashleigh affectait, sans doute pour augmenter encore ma fureur frénétique, m'échauffa mille fois plus que les cris et les injures de ses frères. Je dois à mon oncle la justice de dire qu'il s'efforça de nous ramener à l'ordre; mais son autorité fut méconnue au milieu du tumulte toujours croissant. À la fin mon emportement ne connut plus de bornes, et furieux de quelque insinuation injurieuse, réelle ou supposée, je m'élançai de ma place, courus sur Rashleigh et lui donnai un soufflet. Le philosophe le plus stoïque n'eût pas reçu cette insulte avec plus de sang-froid et de patience. Il se contenta de me jeter un regard de mépris; mais Thorncliff ne fut pas si modéré dans sa vengeance, et, voyant que son frère ne s'apprêtait pas à demander raison de cet outrage, il cria qu'il voulait laver dans mon sang la tache faite à leur honneur. Les épées furent tirées; et nous avions échangé une ou deux passes, lorsque les autres frères nous séparèrent. Je n'oublierai jamais le rire infernal qui contracta les traits de Rashleigh lorsque je fus entraîné de force par deux de ces jeunes titans. Ils m'enfermèrent dans ma chambre, assujettirent la porte par de grosses barres de fer, et je les entendis, avec une rage inexprimable, rire aux éclats en descendant l'escalier. J'essayai dans ma fureur de briser la porte; mais la précaution qu'ils avaient prise rendit tous mes efforts inutiles. À la fin je me jetai sur mon lit, et m'endormis en roulant dans ma tête de terribles projets de vengeance.
Mais le tardif repentir vint avec le jour. Je sentis avec amertume la violence et l'absurdité de ma conduite, et je fus obligé de reconnaître que le vin m'avait ravalé au-dessous de Wilfred Osbaldistone, pour lequel j'avais un si profond mépris. Ces cruelles réflexions n'étaient pas adoucies par l'idée qu'il fallait faire des excuses pour mon emportement déplacé, et cela en présence de miss Vernon. Les reproches que j'avais à me faire pour la conduite peu généreuse que j'avais tenue à son égard pendant le dîner, et pour laquelle je ne pouvais pas même alléguer la misérable excuse de l'ivresse, ajoutaient encore à ces pénibles considérations.
Accablé du poids de ma honte et de mon humiliation, je descendis dans la salle à manger, comme un criminel qui vient entendre prononcer sa sentence. Une forte gelée avait rendu la chasse impossible, et j'eus la mortification de trouver déjà toute la famille rassemblée autour d'un énorme jambon, à l'exception de Rashleigh et de miss Vernon. La joie était extrême lorsque j'entrai, et je ne pouvais douter que je ne fusse l'objet de la risée. En effet, ce qui me semblait un sujet de peine et de regrets paraissait aux yeux de mon oncle et de la plupart de mes cousins une saillie de gaieté fort divertissante. Sir Hildebrand, tout en me raillant sur mes exploits héroïques, jura qu'il pensait qu'à mon âge il valait mieux s'enivrer deux ou trois fois par jour que d'aller se coucher à sec comme un presbytérien. Et, pour appuyer cette consolante réflexion, il versa un grand verre d'eau- de-vie, en m'exhortant à avaler du poil de la bête qui m'avait mordu.
— Laisse-les rire, neveu, ajouta-t-il en regardant ses fils, laisse-les rire; ils seraient de vraies soupes au lait, comme toi, si je ne leur avais pas appris à vider leur bouteille.
Malgré tous leurs défauts et tous leurs ridicules, mes cousins n'avaient pas en général un mauvais coeur: ils virent que leurs railleries me blessaient, et ils s'efforcèrent, quoique avec leur maladresse ordinaire, de dissiper l'impression pénible qu'elles avaient produite sur moi. Thorncliff seul se tenait à l'écart, et avait l'air morne et pensif. Ce jeune homme avait toujours eu de l'éloignement pour moi, et il ne m'avait jamais témoigné ces attentions maussades, mais bienveillantes, que j'avais éprouvées quelquefois de la part de ses frères. S'il était vrai, ce dont pourtant je commençais à douter, qu'on le destinât pour époux à miss Vernon, il était possible qu'il s'alarmât de la prédilection que cette jeune personne semblait me marquer, et que, craignant que je ne devinsse un rival dangereux, il conçût de la jalousie et me prît en aversion.
Rashleigh entra enfin, l'air morne et rêveur. Je ne sais quoi de sombre répandu sur sa physionomie prouvait qu'il n'avait pas oublié l'insulte déshonorante que je lui avais faite. J'avais déjà pensé à la conduite que je devais tenir dans cette occasion; j'étais parvenu à me modérer et à croire que le véritable honneur ne consistait pas à me battre pour prouver que j'avais raison, lorsqu'il n'était que trop évident que j'avais tort, mais à faire noblement des excuses pour une injure si disproportionnée à toutes les provocations que j'aurais pu alléguer.
Je m'empressai donc d'aller à la rencontre de Rashleigh, et lui exprimai mes regrets de la violence à laquelle je m'étais laissé emporter la veille.
— Rien au monde, dis-je, n'eût pu m'arracher un seul mot d'excuse, rien que la voix de ma conscience, qui me reproche ma conduite. J'espérais que mon cousin accepterait l'assurance sincère de mes regrets, et voudrait bien considérer que mes torts provenaient en grande partie de l'excessive hospitalité d'Osbaldistone-Hall.
— Il sera ton ami, garçon, s'écria le bon sir Hildebrand dans l'effusion de son coeur, il sera ton ami, ou du diable si je l'appelle encore mon fils. Pourquoi, Rashleigh, restes-tu planté là comme une souche? _J'en suis fâché, _eh! de par tous les diables, c'est tout ce que peut faire un gentilhomme, s'il vient à faire quelque chose de mal lorsqu'il a bu le petit coup. J'ai servi et je dois, je crois, connaître quelque chose aux affaires d'honneur. Que je n'en entende plus parler, et nous irons tous ensemble chasser le blaireau dans Birkenwood-Bank.
La figure de Rashleigh, comme je l'ai déjà dit, avait un caractère particulier, et de ma vie je n'avais vu de physionomie semblable. Mais cette singularité ne consistait pas encore tant dans les traits que dans sa manière de changer leur expression. Dans le passage de la joie à la douleur, du ressentiment à la satisfaction, il y a un léger intervalle, avant que la passion dominante respire dans tous les traits, à l'exclusion absolue de celle qu'elle remplace. De même que la lumière douteuse du crépuscule sépare la fin de la nuit du lever du soleil, il y a comme une espèce d'indécision dans le caractère de la physionomie, pendant que les muscles se dégonflent, que le front s'éclaircit, que les yeux reprennent leur éclat, enfin que toute la figure, chassant les nuages qui la couvraient, recouvre un air calme et serein. Celle de Rashleigh ne passait point par ces gradations, mais prenait successivement et tout à coup l'expression de ces deux passions diamétralement contraires; c'était comme le changement à vue d'une décoration où, au coup de sifflet du machiniste, un rocher disparaît et un palais s'élève.
Cette singularité me frappa surtout dans cette occasion. Lorsque Rashleigh entra, toutes les passions haineuses étaient peintes sur son visage. Il entendit mes excuses et l'exhortation de son père sans qu'il se fit le moindre changement dans sa physionomie; mais sir Hildebrand n'eut pas plus tôt fini de parler que le sombre nuage qui couvrait le front de Rashleigh disparut tout à coup; et du ton le plus poli et le plus affable il m'exprima sa parfaite satisfaction des excuses que je voulais bien lui faire.
— Mon Dieu! dit-il, j'ai moi-même une si pauvre tête lorsque je bois plus de mes trois verres de vin, que je n'ai, comme le bon Cassio[37], qu'un souvenir très vague de la confusion qui régna hier soir. Je me rappelle en masse; mais rien de distinct. — Une querelle, et voilà tout. Ainsi, mon cher cousin, ajouta-t-il en me serrant amicalement la main, jugez quelle douce surprise j'éprouve en voyant que j'ai à recevoir des excuses au lieu d'en avoir à faire. Ne parlons plus de cela; je serais bien fou de vouloir examiner minutieusement un compte dont la balance, qui pouvait être contre moi, se trouve si inopinément à mon avantage. Vous voyez, M. Frank, que je prends déjà le langage de Lombard-Street et que je me prépare à remplir dignement ma nouvelle profession.
J'allais répondre, et je levais les yeux que la honte m'avait fait baisser, lorsque je rencontrai ceux de miss Vernon, qui, étant entrée sans bruit pendant la conversation, l'avait écoutée attentivement. Déconcerté, confus, je penchai la tête sans dire un seul mot, et j'allai prendre tristement ma place auprès de mes cousins, que le déjeuner n'avait pas cessé d'occuper exclusivement.
Mon oncle se garda bien de laisser échapper cette occasion de me faire, ainsi qu'à Rashleigh, une leçon de morale, et il nous conseilla sérieusement de nous corriger de nos ridicules habitudes de soupe au lait, selon son expression, de nous aguerrir contre les effets du vin, pour éviter les disputes et les coups; et de commencer par vider régulièrement tous les jours notre pinte de porto; ce qui, à l'aide de la bière de mars et de quelques verres d'eau-de-vie, suffisait pour des novices en l'art de boire. Pour nous encourager, il nous assura qu'il avait connu beaucoup d'hommes qui étaient arrivés à notre âge sans avoir jamais bu trois verres de vin, et qui cependant, étant tombés en bonne compagnie, et suivant les bons exemples, étaient parvenus à se faire une brillante réputation en ce genre, pouvant vider tranquillement leurs six bouteilles sans perdre la tête, et sans être incommodés le lendemain matin.
Malgré la sagesse de cet avis, et la brillante perspective qu'il me faisait entrevoir, j'en profitai peu: tout en paraissant écouter mon oncle, mon attention était ailleurs. Toutes les fois que je me hasardais à tourner les yeux du côté de miss Vernon, j'observais que ses regards étaient fixés sur moi, et je croyais lire sur sa figure l'expression de la pitié, et en même temps du déplaisir. Je cherchais les moyens d'entrer aussi en explication avec elle et de lui faire mes excuses, lorsqu'elle me fit entendre qu'elle était déterminée à m'épargner la peine de solliciter une entrevue: — Cousin Frank, dit-elle en m'appelant par le même titre qu'elle avait coutume de donner aux autres Osbaldistone, quoiqu'à proprement parler je ne fusse pas son cousin, j'ai été arrêtée ce matin par un passage dans _la Divina comedia _du Dante; voulez-vous avoir la bonté de monter à la bibliothèque pour me l'expliquer? Lorsque vous aurez découvert le sens de l'obscur Florentin, vous irez rejoindre ces messieurs, et voir si vous serez aussi heureux à découvrir la retraite du blaireau.
Je m'empressai de lui répondre que j'étais prêt à la suivre. Rashleigh offrit de nous accompagner. — Je suis plus en état, nous dit-il, de chercher le sens du Dante à travers les métaphores et l'obscurité de son style que de chasser un pauvre anachorète de sa tanière.
— Excusez-moi, Rashleigh, dit miss Vernon; mais, comme vous allez occuper la place de M. Frank dans la maison de banque à Londres, vous devez lui céder l'éducation de votre élève à Osbaldistone- Hall. Nous vous appellerons cependant s'il est nécessaire; ainsi ne prenez pas votre air grave, je vous prie. D'ailleurs, c'est une honte que vous ne connaissiez pas mieux la chasse, vous, un Osbaldistone! Que ferez-vous si votre oncle vous demande comment vous chassez au blaireau?
— Hélas! Diana, c'est bien vrai, dit sir Hildebrand en poussant un soupir. Si Rashleigh eût voulu acquérir, comme ses frères, les connaissances utiles, il était à bonne école, je crois; mais les grammaires françaises, les livres, les nouveaux navets, les rats et les hanovriens ont tout bouleversé dans la vieille Angleterre[38]. Allons, Rashie[39], allons, viens avec nous, et porte mon épieu de chasse: ta cousine n'a pas besoin de toi à présent, et je n'entends pas qu'on contrarie ma Diana. Je ne veux pas qu'il soit dit qu'il n'y avait qu'une femme à Osbaldistone-Hall, et qu'elle y est morte faute de n'avoir pu faire ses volontés.
Rashleigh obéit à son père et le suivit après avoir dit à demi- voix à Diana: — Je suppose qu'il sera discret de ne pas oublier aujourd'hui de me faire accompagner du courtisan _Cérémonie, _et de frapper à la porte de la bibliothèque avant d'entrer?
— Non, non! Rashleigh, dit miss Vernon, débarrassez-vous du faux archimage appelé _Dissimulation; _c'est le meilleur moyen de vous assurer un libre accès auprès de nous pendant nos entretiens classiques.
À ces mots, elle prit le chemin de la bibliothèque, et je la suivis… comme un criminel, allais-je dire, qu'on mène à l'exécution; mais il me semble que j'ai déjà employé cette comparaison une ou deux fois, ainsi je la supprime: je dirai donc, sans comparaison, que je la suivis en tremblant, et avec un embarras que j'aurais donné tout au monde pour vaincre. Il me semblait qu'il était souverainement déplacé dans cette occasion; car j'avais respiré assez longtemps l'air du continent pour apprendre que la légèreté, la galanterie et l'assurance sont trois qualités essentielles qui doivent distinguer l'heureux mortel qu'une jeune et belle personne honore d'un tête-à-tête.
Mais pour cette fois mes sentiments anglais l'emportèrent sur mon éducation française; et je fis, je crois, une très piteuse figure lorsque miss Vernon, s'asseyant majestueusement dans le grand fauteuil de la bibliothèque, comme un juge qui va entendre une cause importante, me fit signe de prendre une chaise vis-à-vis d'elle, ce que je fis, tremblant comme le pauvre diable qui se voit sur la sellette; et elle commença la conversation sur le ton de la plus amère ironie.
Chapitre XIII.
Sans doute il fut cruel celui qui le premier
Trempa dans le poison une épée homicide;
Mais plus barbare encore, et cent fois plus perfide
Celui qui de sucs vénéneux
Put remplir froidement la coupe hospitalière.
Anonyme.
En vérité, M. Frank Osbaldistone, dit miss Vernon de l'air d'une personne qui croyait avoir acquis le privilège de railler, en vérité, vous nous avez tous vaincus. Je n'aurais pas cru que vous fussiez aussi digne de votre noble famille. La journée d'hier vous a couvert de gloire. Vous avez fait vos preuves pour entrer dans l'honorable corporation d'Osbaldistone-Hall: elles sont irrécusables, et votre coup d'essai a été un coup de maître.
— Je connais mes torts, miss Vernon, et tout ce que je puis dire pour justifier mon impertinence, c'est que j'avais reçu des nouvelles qui avaient agité mes esprits. Je sens que j'ai été on ne peut plus absurde et impoli.
— Comment donc! reprit le juge inflexible, vous ne vous rendez pas justice. D'après ce que j'ai vu et ce que j'ai depuis entendu dire, vous avez montré dans une seule soirée toutes les qualités supérieures qui distinguent vos cousins: la douceur et l'urbanité du bon Rashleigh, la tempérance de Percy, le sang-froid de Thorncliff, la patience de John, l'art des gageures de Dickon, et ce qui surtout est le plus admirable, c'est d'avoir choisi le temps, le lieu et la circonstance pour faire preuve de ces rares talents, avec une sagacité digne de Wilfred.
— Ayez un peu compassion de moi, miss Vernon, lui dis-je; car j'avoue que je regardais la leçon comme bien méritée, surtout en considérant de quelle part elle me venait. Pardonnez-moi si, pour excuser une extravagance dont je ne suis pas habituellement coupable, j'ose vous citer la coutume de la maison et du pays. Je suis loin de l'approuver; mais nous avons l'autorité de Shakespeare, qui dit que le bon vin est une bonne et aimable créature, et que tout homme peut y être pris tôt ou tard.
— Oui, M. Francis; mais Shakespeare met ce panégyrique et cette apologie dans la bouche du plus grand scélérat que son crayon ait tracé. Je ne veux point cependant abuser de l'avantage que m'a donné votre citation en vous accablant de la réponse par laquelle Cassio réfute Iago[40]. Je veux seulement ne pas vous laisser ignorer qu'il est au moins une personne fâchée de voir un jeune homme plein de talents et d'espérances s'enfoncer dans le bourbier où chaque soir se plongent les habitants de ce manoir.
— Je n'ai fait qu'y mettre un instant le pied, je vous assure, miss Vernon, et je reconnais trop combien ce bourbier est dégoûtant pour y faire un pas de plus.
— Si telle est votre résolution, reprit-elle, elle est sage, et je ne puis que l'approuver. Mais j'étais si tourmentée de ce que j'avais entendu dire que je n'ai pu m'empêcher de m'en expliquer avec vous, avant de vous parler de ce qui me regarde particulièrement. Vous vous êtes conduit hier avec moi pendant le dîner de manière à me faire croire qu'on vous a dit sur mon compte des choses qui ont pu diminuer l'estime que vous m'aviez accordée. Voudrez-vous bien vous expliquer clairement à ce sujet?
Je fus stupéfait. Cette question aussi brusque que précise était plutôt faite du ton d'un homme qui demande à un autre l'explication de sa conduite d'une manière ferme mais polie que de celui d'une fille de dix-huit ans qui adresse une question à un jeune homme: elle était entièrement dépouillée de circonlocutions, de ces détours et de ces périphrases qui accompagnent ordinairement les explications entre des personnes de différents sexes.
J'étais dans le plus grand embarras; car, à présent que je me rappelais de sang-froid les discours de Rashleigh, j'étais forcé de convenir qu'en supposant même qu'ils fussent fondés, ils auraient dû exciter dans mon âme un sentiment de compassion pour miss Vernon plutôt qu'un puéril ressentiment; et, quand même ils auraient pu justifier complètement ma conduite, encore m'eût-il été difficile de répéter ce qui devait blesser aussi vivement la fierté de Diana. Elle vit que j'hésitais à répondre et me dit d'un ton décidé et résolu, mais avec modération:
— J'espère que M. Osbaldistone ne disconviendra pas que j'ai droit de demander cette explication: je n'ai point de parents, point d'amis pour me défendre, il est donc juste qu'on me permette de me défendre moi-même.
Je m'efforçai assez gauchement de rejeter ma conduite grossière sur une indisposition, sur des lettres fort dures que j'avais reçues de Londres. Elle me laissa épuiser mes excuses, sans pitié pour mon embarras et ma confusion, et les écouta avec le sourire de l'incrédulité.
— À présent, M. Frank, que vous avez débité votre prologue d'excuses avec la mauvaise grâce d'usage pour tous les prologues, veuillez lever le rideau et me montrer ce que je désire voir. En un mot, faites-moi connaître ce que Rashleigh a dit de moi, car c'est toujours lui qui fait mouvoir toutes les machines d'Osbaldistone-Hall.
— Mais supposez qu'il m'ait dit quelque chose, miss Vernon, que mérite celui qui trahit les secrets d'une puissance pour les révéler à une puissance alliée?… car vous m'avez dit vous-même que Rashleigh était toujours votre allié, quoiqu'il ne fût plus votre ami.
— Point d'évasion, je vous prie, point de plaisanteries sur ce sujet; je n'ai ni la patience ni l'envie de les écouter. Rashleigh ne peut pas, ne doit pas, n'oserait pas tenir sur moi, sur Diana Vernon, des propos que je ne puisse pas entendre. Il règne des secrets entre nous, il est vrai, mais ce n'est pas de ces secrets qu'il peut vous avoir parlé; ce n'est pas moi personnellement que ces secrets intéressent.
Pendant qu'elle parlait, j'étais parvenu à recouvrer ma présence d'esprit, et je pris soudain la détermination de ne point révéler ce que Rashleigh m'avait dit comme en confidence. Il me semblait qu'il y avait de la bassesse à répéter un entretien particulier. Miss Vernon ne pouvait retirer aucun avantage de mon indiscrétion, qui l'eût affligée inutilement. Je répondis donc gravement que je n'avais eu avec M. Rashleigh qu'une conversation de famille, et je lui protestai qu'il ne m'avait rien dit qui m'eût laissé contre elle une impression défavorable; j'espérais qu'elle voudrait bien se contenter de cette assurance, et ne pas exiger des détails que l'honneur m'obligeait de lui refuser.
— L'honneur? s'écria-t-elle en s'élançant de sa chaise avec le tressaillement et la vivacité d'une Camille prête à voler au combat: l'honneur! c'est le mien qui est compromis: point de détours, ils seront inutiles; c'est une réponse positive qu'il me faut. Ses joues étaient rouges, son visage en feu; ses yeux étincelaient… — Je demande, ajouta-t-elle d'une voix dont l'expression était déchirante, je demande une explication, telle qu'une femme bassement calomniée a droit de la demander à un homme qui se dit homme d'honneur; telle qu'une créature sans mère, sans amis, sans guide et sans protection, seule, seule au monde, a droit de l'exiger d'un être plus heureux qu'elle, au nom de ce Dieu qui les a envoyés ici-bas, lui pour jouir, et elle pour souffrir. Vous ne me refuserez pas, ou, ajouta-t-elle en levant les yeux d'un air solennel, je serai vengée de votre refus, s'il est quelque justice sur la terre ou dans le ciel.
Je fus étourdi de cette véhémence; mais je sentis qu'après un semblable appel mon devoir était de bannir une scrupuleuse délicatesse, et je lui répétai brièvement ce qui s'était passé dans la conversation que j'avais eue avec Rashleigh.
Dès qu'elle vit que je consentais à la satisfaire, elle s'assit et m'écouta d'un air calme; et, lorsque je m'arrêtais pour chercher quelque manière délicate de lui faire entendre ce qui me semblait devoir lui causer une trop grande impression, elle me disait aussitôt:
— Continuez, continuez je vous prie; le premier mot qui se présente à l'esprit est le plus clair, et, par conséquent, le meilleur. Ne vous inquiétez pas de mes sentiments; parlez-moi comme vous parleriez à un tiers qui ne serait point partie intéressée.
Pressé avec autant d'instance, je lui répétai ce que Rashleigh m'avait dit d'un arrangement de famille qui l'obligeait à épouser un Osbaldistone et du choix qu'on avait fait de Thorncliff. J'aurais voulu n'en pas dire davantage; mais sa pénétration découvrit que je lui cachais encore quelque chose et sembla même deviner ce que c'était.
— Ce n'est pas tout: Rashleigh vous a encore dit quelque chose de plus, quelque chose qui le concernait particulièrement, n'est-ce pas?
— Il m'a fait entendre que, sans la répugnance qu'il éprouverait à supplanter son frère, il désirerait, à présent que la nouvelle carrière à laquelle il se destinait lui permettait de se marier, que le nom de Rashleigh remplît le blanc qui se trouve dans la dispense, au lieu de celui de Thorncliff.
— En vérité! reprit-elle; a-t-il tant de condescendance? C'est trop d'honneur pour son humble servante… et sans doute il suppose que Diana Vernon serait transportée de joie si cette substitution pouvait s'effectuer!
— À parler franchement, il me l'a fait entendre, et il a même été jusqu'à me dire…
— Quoi… que je sache tout! s'écria-t-elle précipitamment.
— Qu'il a fait cesser l'intimité qui régnait entre vous et lui, dans la crainte qu'elle ne donnât naissance à une affection dont sa destination à l'Église ne lui permettait pas de profiter.
— Je lui suis obligée de sa prévoyance, reprit miss Vernon dont tous les traits exprimaient le plus profond mépris.
Elle réfléchit un instant et reprit avec le plus grand sang-froid:
— Il n'y a rien qui m'étonne dans ce que vous m'avez dit; et je m'attendais à peu près au récit que vous venez de me faire, parce que, à l'exception d'une seule circonstance, c'est l'exacte vérité. Mais, comme il y a des poisons si actifs que quelques gouttes suffisent pour corrompre toute une source, de même il existe dans les révélations de Rashleigh une horrible imposture capable d'infecter le puits même dans lequel la vérité s'est cachée. Connaissant Rashleigh, comme je n'ai que trop de motifs de le connaître, rien au monde n'eût pu me faire penser à m'unir à lui. Non, s'écria-t-elle en tressaillant d'horreur, non, tout, tout au monde plutôt que d'épouser Rashleigh; plutôt l'ivrogne, le querelleur, le jockey, l'imbécile: je les préfère mille fois; et plutôt le couvent, plutôt la prison, plutôt le tombeau qu'aucun des six.
Il y avait dans le son de sa voix un accent de mélancolie qui répondait à l'agitation de son âme et à la singularité de sa situation; si jeune, si belle, sans expérience, abandonnée à elle- même, n'ayant pas une seule amie dont la présence pût lui servir comme de protection, privée même de cette espèce de défense que son sexe retire des formes et des égards en usage dans le monde, c'est à peine une métaphore de dire que mon coeur saignait pour elle. Cependant il y avait un air de dignité dans son dédain pour les vaines cérémonies, de grandeur dans son mépris pour l'imposture, de résolution et de courage dans la manière dont elle contemplait les dangers qui l'entouraient, enfin une espèce d'héroïsme dans sa conduite qui m'inspiraient en même temps la plus vive admiration. On eût dit une princesse abandonnée par ses sujets et privée de sa puissance, mais méprisant encore ces convenances, ces règles de société établies pour les personnes d'un rang inférieur; et, au milieu de tous les obstacles, conservant une âme ferme, une constance inébranlable, et mettant sa confiance dans la justice du ciel.
Je voulus lui exprimer le sentiment de pitié et d'admiration que faisaient naître en moi ses malheurs et sa constance; mais elle m'interrompit:
— Je vous ai dit en plaisantant que je n'aimais pas les compliments, me dit-elle; je vous dis sérieusement aujourd'hui que je dédaigne les consolations. Ce que j'ai eu à souffrir, je l'ai souffert. Ce que je dois souffrir encore, je le supporterai si je le puis. La stérile pitié n'allège pas le fardeau qui pèse sur le pauvre esclave. Il n'existait dans le monde qu'un seul être qui pût me secourir, et c'est celui qui a préféré ajouter encore à ma misère, Rashleigh Osbaldistone… Oui, il fut un temps où j'aurais pu apprendre à aimer cet homme; mais, grand Dieu! le motif pour lequel il s'insinua dans la confiance d'une pauvre créature entièrement isolée; la persévérance avec laquelle il s'efforça de m'entraîner dans le précipice qu'il creusait sous mes pas, sans écouter un seul instant la voix du remords ou de la pitié; l'horrible motif qui lui faisait chercher à convertir en poison la nourriture qu'il donnait à mon âme. Ô mon Dieu! que serais-je devenue dans ce monde et dans l'autre si j'étais tombée dans les pièges de cet infâme scélérat?
Je fus si frappé de ces paroles et de la nouvelle perfidie qu'elles dévoilaient à mes yeux que je me levai sans presque savoir ce que je faisais; je mis la main sur le pommeau de mon épée et courus à la porte de la chambre pour aller chercher celui sur lequel je devais décharger ma juste indignation. Respirant à peine et avec un regard où l'expression du ressentiment et du mépris avait fait place à celle des plus vives alarmes, miss Vernon se précipita entre la porte et moi.
— Arrêtez, s'écria-t-elle, arrêtez! Quelque juste que soit votre ressentiment, vous ne connaissez pas la moitié des secrets de cette dangereuse prison. Elle regarda d'un oeil inquiet autour de la chambre et, baissant la voix: Il y a un charme qui protège sa vie, me dit-elle; vous ne pouvez l'attaquer sans compromettre l'existence d'autres personnes. Sans cela, dans quelque moment terrible, dans quelque heure marquée par la justice, cette main, toute faible qu'elle est, se fût peut-être vengée elle-même. Je vous ai dit, ajouta-t-elle en me ramenant à ma place, que je n'avais pas besoin de consolateur: je vous dis à présent que je n'ai pas besoin de vengeur.
Je m'assis, en réfléchissant machinalement à ce qu'elle me disait, et me rappelant aussi ce que je n'avais pas considéré dans le premier transport, que je n'avais aucun titre pour me constituer le champion de miss Vernon. Elle s'arrêta un moment pour nous donner le temps à tous deux de nous calmer, et elle continua d'un ton plus tranquille:
— Je vous ai déjà dit qu'il y a un mystère d'une nature fatale et dangereuse qui concerne Rashleigh. Tout infâme qu'il est, et quoiqu'il sache que son infamie m'est connue, je ne puis, je n'ose rompre avec lui, ni même le braver. Vous aussi, M. Frank, vous devez vous armer de patience, déjouer ses artifices en leur opposant la prudence, vous tenir toujours sur vos gardes; mais point d'éclat, point de violence, et surtout évitez les scènes telles que celle d'hier soir; ce seraient pour lui de dangereux avantages dont il ne manquerait pas de profiter. C'était le conseil que je voulais vous donner, et c'était dans cette vue que je désirais avoir un entretien avec vous: mais j'ai étendu ma confidence plus loin que je ne me l'étais proposé.
Je l'assurai qu'elle n'aurait pas lieu de s'en repentir.
— Je le crois, reprit-elle: votre ton, vos manières semblent autoriser la confiance. Continuons à être amis; vous n'avez pas à craindre qu'entre nous l'amitié soit un nom spécieux pour cacher un autre sentiment: élevée toujours avec des hommes, accoutumée à penser et à agir comme eux, je tiens plus de votre sexe que du mien. D'ailleurs, le cloître est mon partage; le voile fatal est suspendu sur ma tête, et vous pouvez croire que pour l'écarter je ne me soumettrai jamais à l'odieuse condition qui m'est prescrite. Le temps où je dois me prononcer n'est pas encore arrivé, et si je n'ai pas déjà refusé ouvertement l'époux qu'on me propose, c'est pour jouir le plus longtemps possible de ma liberté. Mais à présent que le passage du Dante est éclairci, allez voir, je vous prie, ce que sont devenus nos intrépides chasseurs; ma pauvre tête me fait beaucoup trop souffrir pour que je puisse vous accompagner.
Je sortis de la bibliothèque, mais non pas pour aller voir mes cousins: j'avais besoin de prendre l'air et de calmer mes esprits avant de me trouver avec Rashleigh, dont l'horrible caractère venait de m'être dévoilé, et dont la profonde scélératesse m'avait inspiré une horreur qu'il m'eût été impossible de vaincre dans le premier moment. Dans la famille Dubourg, qui était de la religion réformée, j'avais entendu raconter beaucoup d'histoires de prêtres catholiques qui satisfaisaient, en violant les droits sacrés de l'hospitalité, ces passions que des règles de leur ordre leur interdisent.
Mais le plan conçu d'avance d'entreprendre l'éducation d'une malheureuse orpheline, alliée à sa propre famille et privée de protecteurs, dans le perfide dessein de la séduire, ce plan exposé à mes propres yeux avec toute la chaleur d'un vertueux ressentiment par l'innocente créature qu'il voulait rendre victime de sa brutalité, ce plan me semblait mille fois plus atroce que la plus horrible des histoires que j'avais entendu raconter à Bordeaux, et je sentais qu'il me serait bien difficile de rencontrer Rashleigh et de contenir l'indignation dont j'étais transporté. Cependant il était absolument nécessaire que je me contraignisse, non seulement à cause des mystérieuses paroles de Diana qui m'avait dit que je ne pouvais pas attaquer ses jours sans compromettre ceux d'autrui, mais encore parce que je n'avais pas de motif apparent pour lui chercher querelle.
Je résolus donc d'imiter la dissimulation de Rashleigh pendant le temps qu'il nous restait encore à demeurer ensemble, et, lorsqu'il serait à la veille de partir pour Londres, d'écrire à Owen pour lui tracer une légère esquisse de son caractère et pour l'engager à se tenir sur ses gardes et à veiller à l'intérêt de mon père. Je ne doutais point que l'avarice et l'ambition ne dominassent encore plus que le libertinage dans une âme aussi fortement trempée que celle de Rashleigh. L'énergie de son caractère et la facilité avec laquelle il savait se couvrir du masque de toutes les vertus devaient lui assurer de la part de mon père un degré de confiance dont il n'était pas probable que la bonne foi ou la reconnaissance l'empêchât d'abuser. Cette commission que le devoir m'imposait était fort délicate, surtout dans ma position, puisque la défaveur que je chercherais à jeter sur Rashleigh pourrait être attribuée à la jalousie ou au dépit de lui voir prendre ma place dans les bureaux et dans le coeur de mon père. Cependant, comme cette lettre était absolument nécessaire pour prévenir de funestes conséquences, et que d'ailleurs je connaissais la prudence et la discrétion d'Owen à qui j'étais décidé de l'adresser, je m'empressai de l'écrire et l'envoyai à la poste par la première occasion.
Quand je revis Rashleigh, il parut comme moi se tenir sur ses gardes et être disposé à éviter tout prétexte de dispute. Il se doutait que la conversation que j'avais eue avec miss Vernon ne lui avait pas été favorable, quoiqu'il ne pût pas savoir qu'elle m'eût révélé l'infamie de ses procédés et du projet qu'il avait conçu. Pendant le peu de jours qu'il resta encore à Osbaldistone- Hall, je remarquai deux circonstances qui me frappèrent. La première, c'est la facilité presque incroyable avec laquelle il apprit les principes élémentaires nécessaires à sa nouvelle profession; principes qu'il étudiait sans relâche, faisant de temps en temps parade de ses progrès, comme pour me montrer qu'il trouvait bien léger le fardeau que je ne m'étais pas cru capable de soutenir. La seconde circonstance remarquable, c'est que, malgré tout ce que miss Vernon m'avait dit de Rashleigh, ils avaient souvent ensemble de longues conférences dans la bibliothèque, quoiqu'ils se parlassent à peine lorsqu'ils étaient avec nous, et qu'il ne parût pas régner entre eux plus d'intimité qu'à l'ordinaire.
Quand le jour du départ de Rashleigh fut arrivé, son père reçut ses adieux avec indifférence, ses frères avec la joie mal déguisée d'écoliers qui voient partir leur précepteur et qui éprouvent un plaisir qu'ils n'osent pas manifester, et moi-même avec une froide politesse. Lorsqu'il s'approcha de miss Vernon pour l'embrasser, elle recula d'un air fier et dédaigneux, mais elle lui tendit la main en lui disant: — Adieu, Rashleigh; le ciel vous récompense du bien que vous avez fait et vous pardonne le mal que vous avez médité.
— _Amen, _ma belle cousine, reprit-il avec un air de contrition qu'il avait pris, je crois, au séminaire de Saint-Omer[41]: heureux celui dont les bonnes intentions ont mûri, et dont les mauvaises intentions sont mortes en fleur!
Il partit en prononçant ces mots. — Le parfait hypocrite! me dit miss Vernon lorsque la porte se fut refermée sur lui. Quelle ressemblance extérieure il peut y avoir entre ce que nous méprisons et ce que nous chérissons le plus!
J'avais chargé Rashleigh d'une lettre pour mon père et de quelques lignes pour Owen, indépendamment de la lettre particulière dont j'ai parlé et que j'avais cru plus prudent d'envoyer par la poste. Dans ces épîtres, il eût été naturel que je fisse entendre à mon père et à mon ami que je ne retirais d'autre profit de mon séjour chez mon oncle que d'apprendre la chasse, et d'oublier au milieu des laquais et des valets d'écurie les connaissances ou les talents que je pouvais avoir. Il eût été naturel que j'exprimasse l'ennui et le dégoût que j'éprouvais à me trouver parmi des êtres qui ne s'occupaient que de chiens et de chevaux; que je me plaignisse de l'intempérance habituelle de la famille et des persécutions de sir Hildebrand pour me faire suivre son exemple.
Ce dernier point surtout n'eût pas manqué de faire prendre l'alarme à mon père, dont la tempérance était la première vertu; et toucher cette corde, c'eût été certainement m'ouvrir les portes de ma prison et abréger mon exil, ou du moins m'assurer un changement de résidence; et cependant il est très vrai que je ne dis pas un seul mot de tout cela dans les lettres que j'écrivais à mon père et à Owen. Osbaldistone-Hall eût été Athènes dans toute sa gloire et dans toute sa splendeur, il eût été peuplé de héros, de sages, de poètes, que je n'aurais pas témoigné moins d'envie de le quitter.
Pour peu qu'il vous reste encore quelque étincelle du feu et de l'enthousiasme de la jeunesse, mon cher Tresham, il vous sera facile d'expliquer mon silence. L'extrême beauté de miss Vernon, dont elle tirait si peu vanité, sa situation romanesque et mystérieuse, les malheurs qu'elle paraissait avoir essuyés et qui la poursuivaient encore, le courage avec lequel elle les supportait, ses manières plus franches que ne le sont ordinairement celles de son sexe, mais prouvant par là même l'innocence et la candeur de son âme, et par-dessus tout la distinction flatteuse dont elle m'honorait, tout se réunissait en même temps pour exciter mon intérêt, piquer ma curiosité, exercer mon imagination et flatter ma vanité. Je n'osais m'avouer à moi- même tout l'intérêt qu'elle m'inspirait ni l'impression qu'elle avait faite sur mon coeur. Nous lisions, nous nous promenions ensemble: travaux, plaisirs, amusements, tout était commun entre nous. Le cours d'études qu'elle avait été forcée d'interrompre lors de sa rupture avec Rashleigh fut repris sous les auspices d'un maître dont les vues étaient plus pures, quoique ses talents fussent plus bornés.
Je n'étais pas en état de la diriger dans quelques études profondes qu'elle avait commencées avec Rashleigh, et qui me paraissaient convenir beaucoup mieux à un homme d'église qu'à une femme. Je ne conçois pas non plus dans quel but il avait voulu faire parcourir à Diana le labyrinthe obscur et sans issues qu'on a cru devoir nommer philosophie, et le cercle des sciences également abstraites, quoique plus certaines, des mathématiques et de l'astronomie, à moins que ce ne fût pour confondre dans son esprit la différence entre les sexes et l'habituer aux subtilités de raisonnement dont il pouvait se servir ensuite pour l'amener à ses vues. C'était dans le même esprit, quoique avec moins de raffinement et de dissimulation, que les leçons de Rashleigh avaient encouragé miss Vernon à se mettre au-dessus des convenances et à dédaigner ces vaines formes dont son sexe s'entoure comme d'un rempart. Il est vrai que, séparée de la société des femmes, et n'ayant pas même une compagne auprès d'elle, elle ne pouvait ni se régler sur l'exemple des autres ni apprendre les règles ordinaires de conduite que l'usage prescrit à son sexe. Mais telle était cependant sa modestie naturelle et la délicatesse de son esprit pour distinguer ce qui est bien de ce qui est mal, qu'elle n'eût jamais adopté d'elle-même les manières hardies et cavalières qui m'avaient causé tant de surprise dans le premier moment si on ne lui eût fait croire que le mépris des formes ordinaires indiquait tout à la fois la supériorité du jugement et la noble confiance de l'innocence. Son vil précepteur avait sans doute ses intentions en minant ces remparts que la réserve et la prudence élèvent autour de la vertu; mais ne cherchons pas à découvrir tous ses crimes: il en a répondu depuis longtemps devant le tribunal suprême.
Indépendamment des progrès que miss Vernon, dont l'esprit vif et pénétrant comprenait aussitôt tout ce qu'on entreprenait de lui expliquer, avait faits dans les sciences abstraites, je ne la trouvais pas moins versée dans la littérature ancienne et moderne. S'il n'était pas reconnu que les grands talents se perfectionnent souvent d'autant plus vite qu'ils ont moins de secours à attendre de ce qui les environne, il serait presque impossible de croire à la rapidité des progrès de miss Vernon; ils semblaient encore plus extraordinaires lorsque l'on comparait l'instruction qu'elle avait puisée dans les livres à son entière ignorance du monde et de la société. On eût dit qu'elle savait, qu'elle connaissait tout, excepté ce qui se passait autour d'elle dans le monde, et je crois que cette ignorance même sur les sujets les plus simples, contrastant d'une manière si frappante avec les connaissances étendues qu'elle possédait, était ce qui rendait sa conversation si piquante et fixait l'attention sur tout ce qu'elle disait; car il était impossible de prévoir si le mot qu'elle allait prononcer montrerait la plus fine pénétration ou la plus profonde singularité. Se trouver sans cesse avec un objet aussi aimable, aussi intéressant, et vivre avec elle dans la plus grande intimité, c'était une situation bien critique à mon âge, quoique je cherchasse à m'en dissimuler le danger.
Chapitre XIV.
Ce n'est point un prestige!
Une vive lumière
De sa fenêtre éclaire les vitraux
À minuit! dans ces lieux!
Quel est donc ce mystère?…
Ancienne ballade.
La vie que nous menions à Osbaldistone-Hall était trop uniforme pour mériter d'être décrite. Diana Vernon et moi nous consacrions la plus grande partie de notre temps à l'étude; le reste de la famille passait toute la journée à la chasse, et quelquefois nous allions les rejoindre. Mon oncle faisait tout par habitude, et par habitude aussi il s'accoutuma si bien à ma présence et à mon genre de vie qu'après tout je crois qu'il m'aimait tel que j'étais. J'aurais pu sans doute acquérir plus facilement ses bonnes grâces si j'avais employé pour cela les mêmes artifices que Rashleigh, qui se prévalant de l'aversion de son père pour les affaires, s'était insinué insensiblement dans l'administration de ses biens. Mais, quoique je prêtasse volontiers à mon oncle les secours de ma plume et de mes connaissances en arithmétique toutes les fois qu'il désirait écrire une lettre à un voisin ou régler un compte avec un fermier, cependant je ne voulais point, par délicatesse, me charger entièrement du maniement de ses affaires, de sorte que le bon chevalier, tout en convenant que le neveu Frank était un garçon habile et zélé, ne manquait jamais de remarquer en même temps qu'il n'aurait pas cru que Rashleigh lui fût aussi nécessaire.
Comme il est très désagréable de demeurer dans une famille et d'être mal avec les membres qui la composent, je fis quelques efforts pour gagner l'amitié de mes cousins. Je changeai mon chapeau à ganse d'or pour une casquette de chasse; on m'en sut gré. Je domptai un jeune cheval avec une assurance qui me fit faire un grand pas dans les bonnes grâces de la famille. Deux ou trois paris perdus à propos contre Dick et une ou deux bouteilles vidées avec Percy me concilièrent enfin l'amitié de tous les jeunes squires, à l'exception de Thorncliff.
J'ai déjà parlé de l'éloignement qu'avait pour moi ce jeune homme, qui, ayant un peu plus de bon sens que ses frères, avait aussi un plus mauvais caractère. Brusque, ombrageux et querelleur, il semblait mécontent de mon séjour à Osbaldistone-Hall et voyait d'un oeil envieux et jaloux mon intimité avec Diana Vernon, qui, par suite d'un certain pacte de famille, lui était destinée pour épouse. Dire qu'il l'aimait, ce serait profaner ce mot; mais il la regardait en quelque sorte comme sa propriété et ne voulait pas, pour employer son style, qu'on vînt chasser sur ses terres. J'essayai plusieurs fois d'amener Thorncliff à une réconciliation; mais il repoussa mes avances d'une manière à peu près aussi gracieuse que celle d'un dogue qui gronde sourdement et semble prêt à mordre lorsqu'un étranger veut le caresser. Je l'abandonnai donc à sa mauvaise humeur et ne me donnai plus la peine de chercher à l'apaiser.
Telle était ma situation à l'égard des différents membres de la famille; mais je dois parler aussi d'un autre habitant du château avec lequel je causais de temps en temps: c'était André Fairservice, le jardinier, qui, depuis qu'il avait découvert que j'étais protestant, ne me laissait jamais passer sans m'ouvrir amicalement sa tabatière écossaise. Il trouvait plusieurs avantages à me faire cette politesse: d'abord, elle ne lui coûtait rien, car je ne prenais jamais de tabac; et ensuite c'était une excellente excuse pour André, qui aimait assez à interrompre de temps en temps son travail pour se reposer pendant quelques minutes sur sa bêche, mais surtout pour trouver, dans les courtes pauses que je faisais près de lui, une occasion de débiter les nouvelles qu'il avait apprises, ou les remarques satiriques que son humeur caustique lui suggérait.
— Je vous dirai donc, monsieur, me répéta-t-il un soir avec l'air d'importance qu'il ne manquait jamais de prendre lorsqu'il avait quelque grande nouvelle à m'annoncer; je vous dirai donc que j'ai été ce matin à Trinlay-Knowe.
— Eh bien, André, vous avez sans doute appris quelque nouvelle au cabaret?
— Je ne vais jamais au cabaret, Dieu m'en préserve…! c'est-à- dire, à moins qu'un voisin ne me régale; car, pour y aller et mettre soi-même la main à la poche, la vie est trop dure et l'argent trop difficile à gagner Mais j'étais allé, comme je disais, à Trinlay-Knowe pour une petite affaire que j'ai avec la vieille Marthe Simpson qui a besoin d'un quart de boisseau de poires; et il en restera encore plus qu'ils n'en mangeront au château. Pendant que nous étions à conclure notre petit marché, voilà que Patrick Macready, le _marchand voyageur, _vint à entrer.
— Le colporteur, voulez-vous dire?
— Oh! tout comme il plaira à Votre Honneur de l'appeler; mais c'est un métier honorable et lucratif… Patrick est tant soit peu mon cousin, et nous avons été charmés de la rencontre.
— Et vous avez vidé ensemble un pot d'ale, sans doute, André?…
Car, au nom du ciel, abrégez votre histoire.
— Attendez donc, attendez donc! Vous autres du midi vous êtes toujours si pressés! Donnez-moi le temps de respirer; c'est quelque chose qui vous concerne, et vous devez prendre patience… Un pot de bière! du diable si Patrick offrit de m'en payer un; mais la vieille Simpson nous donna à chacun une jatte de lait et une de ses galettes si dures. Ah! vive les bonnes galettes d'Écosse! Nous étant assis, nous nous mîmes à causer de chose et d'autre.
— De grâce, soyez bref, André. Dites-moi vite les nouvelles, si vous en avez à m'apprendre; je ne puis pas rester ici toute la nuit.
— Eh bien donc, les gens de Londres sont tous _clean wud _au sujet de ce petit tour qu'on a joué ici.
— Clean wood _(bois clair) _qu'est-ce cela?[42]
— Oh! c'est-à-dire qu'ils sont fous, fous à lier, sens dessus dessous, le diable est sur Jack Wabster.
— Mais qu'est-ce que tout cela signifie? ou qu'ai-je à faire avec le diable et Jack Wabster?
— Hum! dit André d'un air fort mystérieux, au sujet de cette valise…
— Quelle valise? expliquez-vous!
— La valise de Morris, qu'il dit avoir perdue là-bas. Mais si ce n'est pas l'affaire de Votre Honneur, ce n'est pas non plus la mienne, et je ne veux pas perdre cette belle soirée.
Et, saisi tout à coup d'un violent accès d'activité, André se remit à bêcher de plus belle.
Ma curiosité, comme le fin matois l'avait prévu, était alors excitée; mais, ne voulant pas lui laisser voir l'intérêt que je prenais à cette affaire, j'attendis que son bavardage le ramenât sur le sujet qu'il venait de quitter. André continua à travailler avec ardeur, parlant par intervalles, mais jamais au sujet des nouvelles de M. Macready; et je restais à l'écouter, le maudissant du fond du coeur, mais voulant voir en même temps jusqu'à quel point son esprit de contradiction l'emporterait sur la démangeaison qu'il avait de me raconter la fin de son histoire.
— Je vais planter des asperges et semer ensuite des haricots. Il faut bien qu'ils aient quelque chose au château pour leurs estomacs de pourceaux; grand bien leur fasse. — Et quel fumier l'intendant m'a remis! il faudrait qu'il y eût au moins de la paille d'avoine, et ce sont des cosses de pois sèches; mais chacun fait ici à sa tête, et le chasseur entre autres vend, je crois bien, la meilleure litière de l'écurie: cependant il faut profiter de ce samedi soir; car, s'il y a un beau jour sur sept, vous êtes sûr que c'est le dimanche. — Néanmoins ce beau temps peut durer jusqu'à lundi matin, — et à quoi bon m'épuiser ainsi de fatigue? Allons-nous-en, car voilà leur couvre-feu, comme ils appellent leur cloche.
André enfonça sa bêche dans la terre et, me regardant avec l'air de supériorité d'un homme qui sait une nouvelle importante qu'il peut taire ou communiquer à son gré, il rabattit les manches de sa chemise et alla chercher sa veste qu'il avait soigneusement pliée sur une couche voisine.
— Il faut bien que je me résigne, pensai-je en moi-même, et que je me décide à entendre l'histoire de M. Fairservice, de la manière qu'il lui plaira de me la raconter. Eh bien! André, lui dis-je, quelles sont donc ces nouvelles que vous avez apprises de votre cousin le marchand ambulant?
— Oh! colporteur, voulez-vous dire, reprit André d'un air de malice, mais appelez-les comme vous voudrez, ils sont d'une grande utilité dans un pays où les villes sont aussi rares que dans ce Northumberland. Il n'en est pas de même de l'Écosse; aujourd'hui, il y a le royaume de Fife, par exemple. Eh bien, d'un bout à l'autre, à droite, à gauche, on ne voit que de gros bourgs qui se touchent l'un l'autre et se tiennent en rang d'oignons, de sorte que tout le comté semble ne faire qu'une seule cité. Kirkcaldy, par exemple, la capitale, est plus grande qu'aucune ville d'Angleterre.[43]
— Oh! je n'en doute pas. Mais vous parliez tout à l'heure de nouvelles de Londres, André?
— Oui, reprit André; mais je croyais que Votre Honneur ne se souciait pas de les apprendre. Patrick Macready dit donc, ajouta- t-il en faisant une grimace qu'il prenait sans doute pour un sourire malin, qu'il y a eu du tapage à Londres dans leur _Parliament House[44], _au sujet du vol fait à ce Morris, si c'est bien son nom.
— Dans le parlement, André? Et à quel propos?
— C'est justement ce que je demandais à Patrick. Pour ne rien cacher à Votre Honneur, Patrick, lui disais-je, que diable avaient-ils donc à démêler avec cette valise? Quand nous avions un parlement en Écosse (la peste étouffe ceux qui nous l'ont ôté), il faisait des lois pour le pays et ne venait jamais mettre son nez dans les affaires qui regardaient les tribunaux ordinaires; mais je crois, Dieu me préserve! qu'une femme renverserait la marmite de sa voisine, qu'ils voudraient la faire comparaître devant leur parlement de Londres. C'est, ai-je dit, être tout aussi sot que notre vieux fou de laird ici et ses imbéciles de fils avec leurs chiens, leurs chevaux, leurs cors, et courant tout un jour après une bête qui ne pèse pas six livres quand ils l'ont attrapée.
— Admirablement raisonné, André, repris-je pour l'amener à une explication plus étendue; et que disait Patrick?
— Oh! m'a-t-il dit, que peut-on attendre de mieux de ces brouillons d'Anglais? Mais, quant au vol, il paraît que pendant qu'ils se chamaillaient entre whigs et tories, et se disaient de gros mots comme des manants, voilà qu'il se lève un homme à longues paroles qui dit qu'au nord de l'Angleterre il n'y a que des jacobites (et il ne se trompait guère); qu'ils étaient presque en guerre ouverte; qu'un messager du roi avait été arrêté sur la grande route; que les premières familles du Northumberland y avaient prêté les mains; et que… est-ce que je sais, moi? qu'on lui avait pris beaucoup d'argent, et puis des papiers importants, et puis bien d'autres choses; et que, quand le messager avait voulu aller se plaindre chez le juge de paix de l'endroit, il avait trouvé ses deux voleurs attablés avec lui, mon Dieu! ni plus ni moins que compères et compagnons, et qu'à force de manigances et de menaces ils l'avaient forcé à se rétracter, et enfin qu'au bout du compte l'honnête homme qui avait été volé s'était empressé de quitter le pays, dans la crainte qu'il ne lui arrivât pire.
— Tout cela est-il bien vrai, André?
— Patrick jure que c'est aussi vrai qu'il est vrai que sa mesure a une aune de long, Dieu me préserve! Mais, pour en revenir à notre affaire, quand le parleur eut fini sa harangue, on demanda à grands cris les noms de l'homme volé, des voleurs et du juge, et il nomma Morris, et votre oncle, et M. Inglewood, et d'autres personnes encore, ajouta André en me regardant malignement. Et puis après, un autre dragon se leva et demanda comme ça si l'on devait mettre en accusation les seigneurs les plus huppés du royaume sur la déposition d'un poltron qui avait été cassé à la tête de son régiment pour s'être enfui au milieu d'une bataille et avoir passé en Flandre; et il dit qu'il était probable que toute cette histoire avait été concertée entre le ministre et lui, avant tant seulement qu'il eût quitté Londres. Alors ils firent venir Morris à la…, la barre je crois qu'ils disent, et ils voulurent le faire parler; mais bah! il avait tant de peur qu'on ne revînt sur l'affaire de sa désertion que Patrick dit qu'il avait l'air d'un déterré plutôt que d'un vivant; et il fut impossible d'en tirer deux mots de suite, tant il avait été effrayé de tous leurs clabaudages! Il faut que sa tête ne vaille guère mieux qu'un navet gelé, car du diable, Dieu me préserve! si tout ça eût empêché André Fairservice de dire ce qu'il avait sur le coeur!
— Et comment cette affaire finit-elle, André? Votre ami l'a-t-il su?
— S'il l'a su! Il a différé son voyage d'une semaine afin de pouvoir apporter les nouvelles à ses pratiques. Le gaillard qui avait parlé le premier commença à déchanter un peu et dit que, quoiqu'il crût que l'homme avait été volé, il convenait pourtant qu'il avait pu se tromper sur les particularités du vol. Le gaillard du parti contraire riposta qu'il lui importait peu que Morris eût été volé ou volaille[45], pourvu qu'on n'attaquât pas l'honneur des principaux gentilshommes du Northumberland. Et voilà ce qu'ils appellent s'expliquer. L'un cède un brin, l'autre une miette, et les revoilà tous amis. Vous croyez peut-être que c'est fini à présent? Eh bien, pas du tout. Est-ce que la chambre des lords, après la chambre des communes, n'a pas voulu s'en mêler aussi? Dans notre pauvre parlement d'Écosse, les pairs, les représentants, tout cela siégeait ensemble, et il n'y avait pas besoin de baragouiner deux fois la même affaire. Mais tant il y a qu'à Londres ils recommencèrent tout dans l'autre chambre, comme si de rien n'était. Dans cette chambre-là, il y en eut un qui s'avisa de dire qu'il y avait un Campbell qui était impliqué dans le vol et qui avait montré pour sa justification un certificat signé du duc d'Argyle. Quand le duc entendit ça, vous sentez bien qu'il prit feu dans sa barbe. Il dit que tous les Campbell étaient de braves et honnêtes gens, comme le vieux sir John Groeme. Or, maintenant, si Votre Honneur n'est pas parent du tout avec les Campbell pas plus que moi, autant que je puis connaître ma race, je lui dirai ce que j'en pense.
— Vous pouvez être sûr que je n'ai aucun lien de parenté avec les
Campbell.
— Oh! alors, nous pouvons en parler tranquillement entre nous. Il y a du bien et du mal sur ce nom de Campbell comme sur tous les noms. Mais ce Mac-Callum-More a du crédit et souffle le froid et le chaud, n'appartenant à aucun parti; de sorte que personne ne se soucie là-bas à Londres de se quereller avec lui. On traita donc de calomnie l'histoire de Morris, et s'il n'avait pas pris ses jambes à son cou, il est probable qu'il eût été prendre l'air sur le pilori pour avoir fait une fausse déposition.
En disant ces mots, l'honnête André rassembla ses bêches, ses râteaux et ses autres instruments de jardinage, et les jeta dans une brouette qu'il se disposa à traîner du côté de la serre, mais assez lentement pour me laisser le temps de lui faire toutes les questions que je pouvais désirer. Voyant que j'avais affaire à un malin drôle, je crus qu'il fallait bannir tout mystère avec lui et lui dire la chose telle qu'elle était, de peur que ma réserve ne lui inspirât des soupçons et ne fût pour moi la source de nouveaux désagréments.
— J'aimerais à voir votre compatriote, André. Vous avez sans doute entendu dire que j'avais été compromis par l'impertinente folie de ce Morris (André me répondit par une grimace très significative), et je désirerais voir, s'il était possible, votre cousin le marchand pour lui demander des détails encore plus circonstanciés de ce qu'il a appris à Londres.
— Oh! rien de plus aisé, reprit André; je n'ai qu'à faire entendre à mon cousin que vous avez besoin d'une ou deux paires de bas, et il sera ici en moins de rien.
— Oh! oui, assurez-le que je serai une bonne pratique; et, comme vous disiez, la nuit est calme et belle, je me promènerai dans le jardin jusqu'à ce qu'il vienne. La lune va bientôt se lever. Vous pouvez l'amener à la petite porte de derrière, et, en attendant, j'aurai le plaisir de contempler les arbres et les gazons au clair de la lune.
— Très vrai, très vrai. C'est ce que j'ai souvent dit; un chou- fleur est si brillant au clair de lune qu'il ressemble à une dame parée de diamants.
À ces mots, André Fairservice partit tout joyeux. Il avait plus d'un mille à faire, et il entreprit cette course avec le plus grand plaisir, pour procurer à son cousin la vente de quelques-uns des articles de son commerce, quoiqu'il soit probable qu'il n'eût pas donné six pence pour le régaler d'un pot de bière. La bonne volonté d'un Anglais se serait manifestée de la manière opposée, pensai-je en moi-même en parcourant les longs sentiers bordés d'ifs et de houx qui coupaient l'antique jardin d'Osbaldistone- Hall.
Lorsque je fus au bout de l'allée qui conduisait au château, j'aperçus de la lumière dans la bibliothèque, dont les fenêtres donnaient sur le jardin. Je n'en fus pas surpris, car je savais que miss Vernon s'y rendait souvent le soir, quoique par délicatesse je m'imposasse la contrainte de ne jamais aller l'y rejoindre. Dans un moment où le reste de la famille était livré à ses orgies ordinaires, nos entrevues auraient été réellement des tête-à-tête. Le matin, c'était différent. Il entrait souvent dans la bibliothèque des domestiques qui venaient ou chercher quelques livres pour bourrer les fusils des jeunes squires, ou apporter à Diana quelque message de la part de sir Hildebrand. En un mot, jusqu'au dîner la bibliothèque était une espèce de terrain neutre qui, quoique peu fréquenté, pouvait cependant être regardé comme un point de réunion générale. Il n'en était pas de même dans la soirée; et, élevé dans un pays où l'on a beaucoup d'égards pour les bienséances, je désirais les observer d'autant plus strictement que miss Vernon y faisait moins d'attention. Je lui fis donc comprendre, avec tous les ménagements possibles, que, lorsque nous lisions ensemble le soir, la présence d'un tiers serait convenable.
Miss Vernon commença par rire, puis rougit, et elle était prête à se fâcher; mais, changeant tout à coup d'idée: — Je crois que vous avez raison, me dit-elle, et quand je serai dans mes jours de grande ardeur pour le travail, j'engagerai la vieille Marthe à venir prendre ici une tasse de thé avec moi, pour me servir de paravent.
Marthe, la vieille femme de charge, avait le même goût que toute la famille. Elle préférait un bon verre de vin à tout le thé de la Chine. Cependant, comme il n'y avait alors que les personnes comme il faut qui prissent du thé, cette invitation flattait la vanité de Marthe, et elle nous tenait quelquefois compagnie. Du reste, tous les domestiques évitaient d'approcher de la bibliothèque après le coucher du soleil, parce que deux ou trois des plus poltrons disaient avoir entendu du bruit dans cette partie de la maison lorsque tout le monde était couché, et les jeunes squires eux-mêmes étaient loin de désirer d'entrer le soir dans cette redoutable enceinte.
L'idée que la bibliothèque avait été pendant longtemps l'endroit où Rashleigh se tenait de préférence et qu'une porte secrète communiquait de cette chambre dans l'appartement isolé qu'il avait choisi pour lui-même augmentait les terreurs, bien loin de les diminuer. Les relations étendues qu'il avait dans le monde, son instruction, ses connaissances, qui embrassaient toute espèce de sciences, quelques expériences de physique qu'il avait faites pour s'amuser étaient pour des esprits de cette trempe des raisons suffisantes pour le croire en rapport avec les esprits. Il savait le grec, le latin et l'hébreu, et en conséquence, comme l'exprimait dans sa frayeur le cousin Wilfred, il ne pouvait pas avoir peur des esprits, des fantômes ou du diable. Les domestiques soutenaient qu'ils l'avaient entendu parler haut dans la bibliothèque lorsque tout le monde était couché dans le château, qu'il passait la nuit à veiller avec des revenants et le matin à dormir, au lieu d'aller conduire la meute comme un vrai Osbaldistone.
Tous ces bruits absurdes m'avaient été répétés en confidence, et l'air de bonhomie et de crédulité du narrateur m'avait souvent beaucoup diverti. Je méprisais souverainement ces contes ridicules; mais l'extrême solitude à laquelle cette chambre redoutée était condamnée tous les soirs après le couvre-feu était pour moi une raison de ne pas m'y rendre lorsqu'il plaisait à miss Vernon de s'y retirer.
Pour résumer ce que je disais, je ne fus pas surpris de voir de la lumière dans la bibliothèque; mais je ne pus m'empêcher d'être étonné de voir l'ombre de deux personnes qui passaient entre la lumière et la première fenêtre. Je crus m'être trompé et avoir pris l'ombre de Diana pour une seconde personne. Mais non, les voilà qui passent devant la seconde croisée; ce sont bien deux personnes distinctes. Elles disparaissent encore, et voilà que leur ombre se dessine encore sur la troisième fenêtre, puis sur la quatrième. Qui peut être à cette heure avec Diana? Les deux ombres repassèrent successivement devant chaque croisée, comme pour me convaincre que je ne me trompais pas; après quoi les lumières furent éteintes, et tout rentra dans l'obscurité.
Quelque futile que fût cette circonstance, je restai longtemps sans pouvoir la bannir de mon esprit. Je ne me permettais pas même de supposer que mon amitié pour miss Vernon allât jusqu'à la jalousie. Cependant je ne puis exprimer le déplaisir que j'éprouvai en songeant qu'elle accordait à quelqu'un des entretiens particuliers, à une heure et dans un lieu où j'avais eu la délicatesse de lui dire qu'il n'était pas convenable qu'elle me reçût.
— Imprudente et incorrigible Diana, disais-je en moi-même, folle qui as fermé l'oreille à tous les bons avis! J'ai été trompé par la simplicité de ses manières; et je suis sûr qu'elle prend ces formes de franchise comme elle mettrait un bonnet de paille si c'était la mode, pour faire parler d'elle. Je crois vraiment que malgré son excellent jugement la société de cinq à six rustauds pour jouer au wisk lui ferait un plus sensible plaisir qu'Arioste lui-même s'il revenait au monde.
Ce qui ajoutait encore à l'amertume de ces réflexions, c'est que, m'étant décidé à montrer à Diana la traduction en vers des premiers chants de l'Arioste, je l'avais priée d'inviter Marthe à venir ce soir-là prendre le thé avec elle, et que miss Vernon m'avait demandé de remettre cette partie à un autre jour, alléguant quelque excuse qui m'avait semblée assez frivole. Je cherchais à expliquer ces différentes circonstances, lorsque j'entendis ouvrir la petite porte de derrière du jardin. C'était André qui rentrait: son compatriote, pliant sous le poids de sa balle, marchait derrière lui.
Je trouvai dans Macready un Écossais malin et intelligent, grand marchand de nouvelles tant par inclination que par état. Il me fit le récit exact de ce qui s'était passé dans la chambre des communes et dans celle des pairs relativement à l'affaire de Morris, dont on s'était servi comme d'une pierre de touche pour connaître l'esprit du parlement. Il m'apprit, comme André me l'avait fait entendre, que le ministère, ayant eu le dessous, avait été obligé de renoncer au projet d'appuyer un rapport qui compromettait des personnes de distinction, et qui n'était fait que par un individu sans aucun droit à la confiance, et qui d'ailleurs se contredisait à chaque instant dans la manière de raconter son histoire. Macready me fournit même un exemplaire d'un journal imprimé qui contenait la substance des débats; et il me remit aussi une copie du discours du duc d'Argyle, en ayant apporté plusieurs pour les vendre à ses partisans en Écosse. Le journal ne m'apprit rien de nouveau, et ne servit qu'à me confirmer ce que m'avait dit l'Écossais; le discours du duc, quoique éloquent et énergique, contenait principalement l'éloge de sa famille et de son clan, avec quelques compliments non moins sincères, quoique plus modérés, qu'il prit occasion de s'adresser à lui-même. Je ne pus savoir si ma réputation avait été directement compromise, quoique je comprisse bien que l'honneur de la famille de mon oncle l'était fortement; car Morris avait déclaré en plein parlement que Campbell était l'un des deux voleurs et qu'il avait eu l'impudence d'aller déposer lui-même en faveur d'un M. Osbaldistone, qui était son complice, et dont, de connivence avec le juge, il avait procuré l'élargissement en forçant l'accusateur à se désister de ses poursuites. Cette partie de l'histoire de Morris s'accordait avec mes propres soupçons, qui s'étaient portés sur Campbell depuis l'instant où je l'avais vu paraître chez le juge Inglewood. Tourmenté à l'excès du tour qu'avait pris cette surprenante affaire, je renvoyai les deux Écossais, après avoir acheté quelques bagatelles à Macready, et je me retirai dans ma chambre pour considérer ce que je devais faire pour défendre ma réputation aussi publiquement attaquée.
Chapitre XV.
D'où viens-tu? Que fais-tu parmi nous?
MILTON.
Après avoir passé la nuit à méditer sur la nouvelle que j'avais reçue, je crus d'abord devoir retourner à Londres en toute diligence et repousser la calomnie par ma présence; mais je réfléchis ensuite que je ne ferais peut-être qu'ajouter au ressentiment de mon père, qui était absolu dans ses décisions sur tout ce qui concernait sa famille. Son expérience le mettait en état de me tracer la conduite que je devais tenir, et ses relations avec les whigs les plus puissants lui donnaient la facilité de me faire rendre justice. Toutes ces raisons me décidèrent à écrire à mon père les différentes circonstances de mon histoire; et, quoiqu'il y eût près de dix milles jusqu'à la poste la plus voisine, je résolus d'y porter moi-même ma lettre, pour être sûr qu'elle ne serait pas égarée.
Il me semblait extraordinaire que, quoiqu'il se fût déjà écoulé plusieurs mois depuis mon départ de Londres et que Rashleigh eût déjà écrit à sir Hildebrand pour lui apprendre son heureuse arrivée et la réception amicale que son oncle lui avait faite, je n'eusse encore reçu aucune lettre ni d'Owen ni de mon père. Tout en admettant que ma conduite avait pu être blâmable, il me semblait que je ne méritais pas d'être aussi complètement oublié. À la fin de la lettre que j'écrivis à mon père relativement à l'affaire de Morris, je ne manquai pas de témoigner le plus vif désir qu'il m'honorât de quelques lignes de réponse, ne fût-ce que pour me donner ses conseils dans une circonstance trop délicate pour que je me permisse de prendre un parti avant de connaître ses intentions. Ne me sentant pas le courage de solliciter mon rappel à Londres, je cachai sous le voile de la soumission aux volontés de mon père les véritables raisons qui me faisaient désirer de rester à Osbaldistone-Hall et me bornai à demander la permission de venir passer quelques jours dans la capitale pour réfuter les infâmes calomnies qu'on avait fait circuler si publiquement contre moi. Après avoir terminé mon épître, dont la composition me coûta d'autant plus de peine que j'étais combattu entre le désir de rétablir ma réputation et le regret de quitter momentanément le lieu actuel de ma résidence, j'allai porter moi-même ma lettre à la poste, comme je me l'étais proposé. Je fus bien récompensé de la peine que j'avais prise; j'y trouvai une lettre à mon adresse, qui ne me serait parvenue que plus tard. Elle était de mon ami Owen, et contenait ce qui suit:
«Mon cher M. Francis,
Je vous accuse réception de votre lettre du 10 courant, qui m'a été remise par M. Rashleigh Osbaldistone, et j'ai pris bonne note du contenu. J'aurai pour monsieur votre cousin toutes les attentions possibles; et je l'ai déjà mené voir la Bourse et la Banque. Il paraît être sobre, rangé et studieux; il sait fort bien l'arithmétique et connaît la tenue des livres. J'aurais désiré qu'une autre personne que moi eût dirigé ses études vers cette partie; mais la volonté de Dieu soit faite! Comme l'argent peut être utile dans le pays où vous êtes, je prends la confiance de vous adresser ci-joint une lettre de change de cent livres sterling[46], à six jours de vue, sur MM. Hooper et Girder, de Newcastle, qui y feront honneur. Je suis, mon cher M. Francis, avec le plus profond respect,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
JOSEPH OWEN.
_«Post-scriptum. _Veuillez m'accuser réception de la présente. Votre père dit qu'il se porte comme à l'ordinaire; mais il est bien changé.»
Après avoir lu ce billet, écrit avec la netteté qui distinguait le bon Owen, je fus surpris qu'il n'y fit aucune mention de la lettre particulière que je lui avais écrite dans la vue de lui faire connaître le véritable caractère de Rashleigh. J'avais envoyé ma lettre à la poste par un domestique du château, et je n'avais aucune raison pour croire qu'elle ne fût point parvenue à son adresse. Cependant, comme elle contenait des renseignements d'une grande importance, tant pour mon père que pour moi, j'écrivis de suite à Owen et récapitulai tout ce que je lui avais écrit précédemment, en le priant de m'apprendre, par le retour du courrier, si ma lettre lui était parvenue. Je lui accusai réception de la lettre de change et lui promis d'en faire usage si j'avais besoin d'argent. Il me semblait assez extraordinaire que mon père laissât à son commis le soin de fournir à mes dépenses, mais j'en conclus que c'était un arrangement fait entre eux. D'ailleurs, quoi qu'il en fût, Owen était garçon, il était à son aise et avait toujours eu pour moi beaucoup d'attachement: aussi n'hésitai-je pas à accepter cette petite somme que j'étais résolu de lui rendre sur les premiers fonds que je toucherais, en cas que mon père ne l'en eût pas déjà remboursé. Un marchand, à qui le maître de la poste m'adressa, me donna en or le montant de la lettre de change sur MM. Hooper et Girder, de sorte que je retournai à Osbaldistone-Hall beaucoup plus riche que je n'en étais parti. Ce surcroît de finances venait fort à propos; car l'argent que j'avais apporté de Londres commençait à diminuer sensiblement, et j'avais toujours de temps en temps quelques dépenses à faire qui n'eussent pas tardé à épuiser le fond de ma bourse.
À mon retour au château j'appris que sir Hildebrand était allé avec ses dignes rejetons à un petit hameau appelé Trinlay-Knowe pour voir, comme me dit André, une douzaine de coqs se plumer mutuellement la tête.
— C'est un amusement bien barbare, André; vous n'en avez sans doute pas de semblables en Écosse?
— Non, non, Dieu me préserve! répondit André, à moins pourtant que ce ne soit la veille de quelque grande fête; mais, au bout du compte, ils peuvent faire tout ce qu'ils voudront à cette volaille qui ne fait que gratter et que ratisser dans la cour, et vient, sans crier gare, abîmer toutes mes plates-bandes. Dieu merci! moins il y en aura, moins ce sera de peine pour les pauvres jardiniers; mais, puisque vous voilà, dites-moi donc qui est-ce qui laisse toujours la porte de cette tour ouverte? Maintenant que M. Rashleigh est parti, ce ne peut pas être lui, j'espère.
La porte de la tour dont il parlait donnait sur le jardin et conduisait à l'escalier tournant par lequel on montait à l'appartement de M. Rashleigh. Cet appartement, ainsi que je l'ai déjà dit, était comme isolé du reste du château et communiquait à la bibliothèque par une porte secrète, et au reste de la maison par un passage long et obscur. Un sentier fort étroit, bordé d'une haie des deux côtés, conduisait de la porte de la tour à une petite porte de derrière du jardin. Au moyen de ces communications, Rashleigh, qui n'était presque jamais avec sa famille, pouvait entrer et sortir quand il le voulait, sans être obligé de passer par le château. Mais pendant son absence personne ne descendait jamais par cet escalier, et c'est ce qui rendait l'observation d'André remarquable.
— Avez-vous souvent vu cette porte ouverte? lui demandai-je.
— Souvent? Oh mon Dieu! oui. C'est-à-dire souvent, si vous voulez, deux ou trois fois. À mon avis, il faut que ce soit ce prêtre, le P. Vaughan, comme ils l'appellent: car, pour les domestiques, ce ne sera pas eux que vous attraperez sur cet escalier. Ah! bien oui, Dieu me préserve! ces païens ont trop peur et des revenants et des brownies, et de toute l'engeance de l'autre monde enfin. Le P. Vaughan se croit un être privilégié; mais qui se met trop haut, on l'abaisse; je parierais bien que le plus mauvais prêcheur de l'autre côté de la Tweed conjurerait un esprit deux fois plus vite que lui avec son eau bénite et ses cérémonies idolâtres. Tenez, à vous dire le vrai, je ne crois pas non plus qu'il parle latin, bon latin, s'entend; car il a l'air de ne pas me comprendre quand je lui dis les noms savants des plantes.
Ce P. Vaughan partageait son temps et ses soins entre Osbaldistone-Hall et cinq ou six maisons catholiques des environs; je ne vous en ai encore rien dit, parce que j'avais eu peu d'occasions de le voir. C'était un homme d'environ soixante ans, de bonne famille, à ce que j'avais entendu dire, d'un extérieur grave et imposant, et jouissant de la plus grande considération parmi les catholiques du Northumberland, qui le regardaient comme un homme juste et intègre. Cependant le P. Vaughan n'était pas à l'abri de ces petites particularités qui distinguent son ordre. On voyait répandu sur toute sa personne un air de mystère qui, à des yeux protestants, dénonçait le métier de prêtre. Les _naturels _d'Osbaldistone-Hall (car c'est ainsi qu'on aurait dû appeler les habitants du château) avaient pour lui plus de respect que d'affection. Il était évident qu'il condamnait leurs orgies, car elles étaient interrompues en partie lorsque le prêtre passait quelque temps au château. Sir Hildebrand lui-même s'imposait une certaine contrainte dans ses discours et dans sa conduite, ce qui peut-être rendait la présence du P. Vaughan plus gênante qu'agréable.
Il avait cette adresse polie, insinuante et presque flatteuse, particulière au clergé de sa religion, surtout en Angleterre où les laïcs catholiques, retenus par des lois pénales et par les restrictions de leur secte, et les recommandations de leurs pasteurs, montrent une grande réserve, souvent même une vraie timidité, dans la société des protestants; pendant que les prêtres, privilégiés par leur ministère, et pouvant fréquenter les personnes de toutes les croyances, sont ouverts, actifs, francs, et habiles dans l'art d'obtenir une popularité qu'ils recherchent avec ardeur.
Le P. Vaughan était une connaissance particulière de Rashleigh; c'était à lui qu'il était particulièrement redevable de l'accueil qu'il recevait au château, ce qui ne me donnait nulle envie de cultiver sa connaissance; et comme, de son côté, il ne paraissait pas fort jaloux de faire la mienne, les relations que nous avions ensemble se bornaient à un simple échange de civilités. Il me semblait assez naturel que M. Vaughan occupât la chambre de Rashleigh lorsqu'il couchait par hasard au château, parce que c'était la plus rapprochée de la bibliothèque, dans laquelle il devait sans doute se rendre pour jouir du plaisir de la lecture. Il était donc très probable que c'était sa lumière qui avait fixé mon attention le soir précédent. Cette idée me conduisit involontairement à me rappeler qu'il paraissait régner entre miss Vernon et lui le même mystère qui caractérisait sa conduite avec Rashleigh. Je ne lui avais jamais entendu prononcer le nom de Vaughan, ni même en parler directement, à l'exception du premier jour où je l'avais rencontrée et où elle m'avait dit que Rashleigh, le vieux prêtre et elle-même étaient les seules personnes du château avec lesquelles il fût possible de converser. Cependant, quoiqu'elle ne m'eût point parlé depuis ce temps du P. Vaughan, je remarquai que, toutes les fois qu'il venait au château, miss Vernon semblait éprouver une espèce de terreur et d'anxiété qui durait jusqu'à ce qu'ils eussent échangé deux ou trois regards significatifs.
Quel que pût être le mystère qui couvrait les destinées de cette belle et intéressante personne, il était évident que le P. Vaughan le connaissait. Peut-être, me disais-je, c'est lui qui doit la faire entrer dans son couvent, en cas qu'elle se refuse à épouser un de mes cousins; et alors l'émotion que lui cause sa présence s'explique naturellement.
Du reste, ils ne se parlaient pas souvent et ne paraissaient même pas chercher à se trouver ensemble. Leur ligue, s'il en existait une entre eux, était tacite et conventionnelle; elle dirigeait leurs actions sans exiger le secours des paroles. Je me rappelais pourtant alors que j'avais remarqué une ou deux fois le P. Vaughan dire quelques mots à l'oreille de miss Vernon. J'avais supposé dans le temps qu'ils avaient rapport à la religion, sachant avec quelle adresse et quelle persévérance le clergé catholique cherche à conserver son influence sur l'esprit de ses sectateurs; mais à présent j'étais disposé à les croire relatifs à cet étonnant mystère que je m'efforçais inutilement d'approfondir. Avait-il des entrevues particulières avec miss Vernon dans la bibliothèque? et s'il en avait, quel en était le motif? et pourquoi accordait-elle toute sa confiance à un ami du perfide Rashleigh?
Toutes ces questions et mille autres semblables s'accumulaient en foule dans mon esprit, et y excitaient un intérêt d'autant plus vif qu'il m'était impossible de les éclaircir. J'avais déjà commencé à soupçonner que l'amitié que je portais à miss Vernon n'était pas tout à fait aussi désintéressée que je l'avais cru dans le principe. Déjà je m'étais senti dévoré de jalousie en apprenant que j'avais un Thorncliff pour rival, et j'avais relevé avec plus de chaleur que je ne l'aurais dû, par égard pour miss Vernon, les insultes indirectes qu'il cherchait à me faire. À présent j'épiais la conduite de miss Vernon avec l'attention la plus scrupuleuse, attention que je voulais en vain attribuer à la simple curiosité. Malgré tous mes efforts et tous mes raisonnements, ces indices n'annonçaient que trop bien l'amour, et, tandis que ma raison ne voulait pas convenir qu'elle m'eût laissé former un attachement aussi inconsidéré, elle ressemblait à ces guides ignorants qui, après avoir égaré les voyageurs dans un chemin qu'ils ne connaissent pas eux-mêmes, et dont ils ne savent plus comment sortir, persistent à soutenir qu'il est impossible qu'ils se soient trompés de route.
Chapitre XVI.
Il arriva qu'un jour à midi, comme j'allais sur mon canot, je découvris très distinctement sur le sable les marques d'un pied nu d'homme.
DE FOE, Robinson Crusoé.
Partagé entre la curiosité et la jalousie, je finis par observer si minutieusement les regards et les actions de miss Vernon qu'elle ne tarda pas à s'en apercevoir, malgré tous mes efforts pour le cacher. La certitude que j'épiais à chaque instant sa conduite semblait l'embarrasser, lui faire de la peine et la contrarier tout à la fois. Tantôt on eût dit qu'elle cherchait l'occasion de me témoigner son mécontentement d'une conduite qui ne pouvait manquer de lui paraître offensante, après qu'elle avait eu la franchise de m'avouer la position critique dans laquelle elle se trouvait; tantôt elle semblait prête à descendre aux prières; mais, ou le courage lui manquait, ou quelque autre raison l'empêchait d'en venir à une explication. Son déplaisir ne se manifestait que par des reparties, et ses prières expiraient sur ses lèvres. Nous nous trouvions tous deux dans une position relative assez singulière, étant par goût presque toujours ensemble, et nous cachant mutuellement les sentiments qui nous agitaient, moi ma jalousie, elle son mécontentement. Il régnait entre nous de l'intimité sans confiance; d'un côté, de l'amour sans espoir et sans but, et de la curiosité sans un motif raisonnable; de l'autre, de l'embarras, du doute, et parfois du déplaisir. Mais telle est la nature du coeur humain que je crois que cette agitation de passions, entretenue par une foule de petites circonstances qui nous forçaient, pour ainsi dire, à penser mutuellement l'un à l'autre, contribuait encore à augmenter l'attachement que nous nous portions. Mais, quoique ma vanité n'eût pas tardé à découvrir que mon séjour à Osbaldistone-Hall avait donné à Diana quelques raisons de plus pour détester le cloître, je ne pouvais point compter sur une affection qui semblait entièrement subordonnée aux mystères de sa singulière position. Miss Vernon était d'un caractère trop résolu pour permettre à l'amour de l'emporter sur son devoir; elle m'en donna la preuve dans une conversation que nous eûmes ensemble à peu près à cette époque.
Nous étions dans la bibliothèque dont je vous ai souvent parlé. Miss Vernon, en parcourant un exemplaire de Roland le Furieux, fit tomber une feuille de papier écrite à la main. Je voulus la ramasser, mais elle me prévint.
— Ce sont des vers, me dit-elle en jetant un coup d'oeil sur le papier; puis-je prendre la liberté?… Oh! si vous rougissez, si vous bégayez, je dois faire violence à votre modestie et supposer que la permission est accordée.
— C'est un premier jet, un commencement de traduction, une ébauche qui ne mérite pas de vous occuper un seul instant; j'aurais à craindre un arrêt trop sévère si j'avais pour juge une personne qui entend aussi bien l'original et qui en sent aussi bien les beautés.
— Mon cher poète, reprit Diana, si vous voulez m'en croire, gardez vos éloges et votre humilité pour une meilleure occasion; car je puis vous certifier que tout cela ne vous vaudra pas un seul compliment. Je suis, comme vous savez, de la famille impopulaire des Francs-Parleurs, et je ne flatterais pas Apollon pour sa lyre.
Elle lut la première stance, qui était à peu près conçue en ces termes:
Je chante la beauté, les chevaliers, les armes, Les belliqueux exploits, l'amour et ses doux charmes Je célèbre le siècle où des bords africains Sous leur prince Agramant, guidés par la vengeance, Les Maures, accourus dans les champs de la France, Vinrent de nos chrétiens balancer les destins. Je veux chanter aussi Charlemagne, empereur, La mort du vieux Trojan, et la fière valeur Du paladin Roland dont la noble sagesse S'éclipsa quand Médor lui ravit sa maîtresse.
_— _En voilà beaucoup, dit-elle après avoir parcouru des yeux la feuille de papier, et interrompant les plus doux sons qui puissent frapper l'oreille d'un jeune poète, ses vers lus par celle qu'il adore.
— Beaucoup trop, sans doute, pour qu'ils méritent de fixer votre attention, dis-je un peu mortifié en reprenant le papier qu'elle cherchait à retenir. Cependant, ajoutai-je, enfermé dans cette retraite et obligé de me créer des occupations, j'ai cru ne pouvoir mieux employer mes moments de loisir qu'en continuant, uniquement pour mon plaisir, la traduction de ce charmant auteur, que j'ai commencée, il y a quelques mois, sur les rives de la Garonne.
— La question serait de savoir, dit gravement Diana, si vous n'auriez pas pu mieux employer votre temps.
— Vous voulez dire à des compositions originales, répondis-je grandement flatté; mais, à dire vrai, mon génie trouve beaucoup plus aisément des mots et des rimes que des idées; et, au lieu de me creuser la tête pour en chercher, je suis trop heureux de m'approprier celles de l'Arioste. Cependant, miss Vernon, avec les encouragements que vous avez eu la bonté de me donner…
— Excusez-moi, M. Frank; ce sont des encouragements, non pas que je vous donne, mais que vous prenez. Je ne veux parler ni de compositions originales ni de traductions; c'est à des objets plus sérieux que je crois que vous pourriez consacrer votre temps. — Vous êtes mortifié, ajouta-t-elle, et je suis fâchée d'en être la cause.
— Mortifié? oh! non… non assurément, dis-je de la meilleure grâce qu'il me fut possible; je suis trop sensible à l'intérêt que vous prenez à moi.
— Ah! vous avez beau dire, reprit l'inflexible Diana; il y a de la mortification et même un petit grain de colère dans ce ton sérieux et contraint; au surplus, excusez la contrariété que je vous ai fait éprouver en vous sondant ainsi, car ce qui me reste à vous dire vous contrariera peut-être encore davantage.
Je sentis la puérilité de ma conduite et je l'assurai qu'elle n'avait pas à craindre que je me révoltasse contre une critique que je ne pouvais attribuer qu'à son amitié pour moi.
— Ah! voilà qui est beaucoup mieux, me dit-elle; je savais bien que les restes de l'irritabilité poétique s'en iraient avec la petite toux qui a servi comme de prélude à votre déclaration. Mais à présent parlons sérieusement: avez-vous reçu depuis peu des lettres de votre père?
— Pas un mot, répondis-je; il ne m'a pas honoré d'une seule ligne depuis que j'ai quitté Londres.
— C'est singulier! Vous êtes une bizarre famille, vous autres Osbaldistone! Ainsi vous ne savez pas qu'il est allé en Hollande pour quelques affaires pressantes qui exigeaient immédiatement sa présence.
— Voilà le premier mot que j'en entends.
— Et ce sera sans doute aussi une nouvelle pour vous, et peut- être la moins agréable de toutes, d'apprendre qu'il a confié à Rashleigh l'administration de ses affaires jusqu'à son retour?
— À Rashleigh! m'écriai-je pouvant à peine cacher ma surprise et mon inquiétude.
— Vous avez raison de vous alarmer, dit miss Vernon d'un ton fort grave; et, si j'étais à votre place, je m'efforcerais de prévenir les funestes conséquences qui résulteraient d'un semblable arrangement.
— Mais il n'est pas possible d'empêcher…
— Tout est possible à qui possède du courage et de l'activité; à qui craint, à qui hésite, rien n'est possible, parce que rien ne lui paraît tel.
Miss Vernon prononça ces mots avec une exaltation héroïque; et, pendant qu'elle parlait, je croyais voir une de ces héroïnes du siècle de la chevalerie, dont un mot, dont un regard électrisait les preux, et doublait leur courage à l'heure du danger.
— Et que faut-il donc faire, miss Vernon? répondis-je, désirant et craignant tout à la fois d'entendre sa réponse.
— Partir sur le champ, dit-elle d'un ton ferme, et retourner à Londres. — Peut-être, ajouta-t-elle d'un ton plus doux, êtes-vous déjà resté ici trop longtemps; ce n'est pas vous qu'il faut en accuser; mais chaque moment que vous y passeriez encore serait un crime; oui, un crime, car je vous dis sans feinte que, si les affaires de votre père sont longtemps entre les mains de Rashleigh, vous pouvez regarder sa ruine comme certaine.
— Comment est-il possible…?
— Ne faites pas tant de questions, dit-elle en m'interrompant; mais, croyez-moi, il faut tout craindre de Rashleigh. Au lieu de consacrer aux opérations de commerce la fortune de votre père, il l'emploiera à l'exécution de ses projets ambitieux. Lorsque M. Osbaldistone était en Angleterre, Rashleigh ne pouvait pas accomplir ses desseins: pendant son absence, il en trouvera mille occasions, et soyez sûr qu'il ne manquera surtout pas d'en profiter.
— Mais comment puis-je, disgracié par mon père et sans aucun pouvoir dans sa maison, empêcher ce danger par ma présence?
— Votre présence seule fera beaucoup. Votre naissance vous donne le droit de veiller aux intérêts de votre père; c'est un droit inaliénable. Vous serez soutenu par son premier commis, par ses amis, par ses associés. D'ailleurs les projets de Rashleigh sont d'une nature…! elle s'arrêta tout à coup, comme si elle craignait d'en dire trop, — sont, en un mot, reprit-elle, de la nature de tous les plans sordides et intéressés, qui sont abandonnés aussitôt que ceux qui les méditent voient leurs artifices découverts et s'aperçoivent qu'on les observe. Ainsi donc, dans le langage de votre poète favori:
À cheval! à cheval! délibérer c'est craindre.
— Ah! Diana! m'écriai-je entraîné par un sentiment irrésistible, pouvez-vous bien me conseiller de partir? Hélas! peut-être trouvez-vous que je suis resté ici trop longtemps?
Miss Vernon rougit, mais répondit avec la plus grande fermeté: — Oui, je vous conseille non seulement de quitter Osbaldistone-Hall, mais même de n'y jamais revenir. Vous n'avez qu'une amie à regretter ici, ajouta-t-elle avec un sourire forcé, une amie accoutumée depuis longtemps à sacrifier son bonheur à celui des autres. Vous rencontrerez dans le monde mille personnes dont l'amitié sera aussi désintéressée, plus utile, moins assujettie à des circonstances malheureuses, moins sous l'influence des langues perverses et des inévitables contrariétés.
— Jamais, m'écriai-je, jamais! Le monde ne peut rien m'offrir qui compense ce qu'il faut que je quitte. Et je saisis sa main que je pressai contre mes lèvres.
— Quelle folie! s'écria-t-elle en s'efforçant de la retirer. Écoutez-moi, monsieur, et soyez homme. Je suis, par un pacte solennel, l'épouse de Dieu, à moins que je ne veuille épouser un Thorncliff. Je suis donc l'épouse de Dieu; le voile et le couvent sont mon partage. Modérez vos transports, ils ne servent qu'à prouver encore mieux la nécessité de votre départ. À ces mots elle retira brusquement sa main et ajouta, mais en baissant la voix: Quittez-moi sur-le-champ… Nous nous reverrons encore ici, mais ce sera pour la dernière fois.
Je m'aperçus qu'elle tressaillait; mes yeux suivirent la direction des siens, et je crus voir remuer la tapisserie qui couvrait la porte du passage secret qui conduisait de la bibliothèque à la chambre de Rashleigh. Je ne doutai point que quelqu'un ne nous écoutât, et je regardai miss Vernon.
— Ce n'est rien, dit-elle d'une voix faible, quelque rat derrière la tapisserie.
J'aurais fait la réponse d'Hamlet si j'avais écouté l'indignation qui me transportait à l'idée d'être observé par un témoin dans un semblable moment. Mais la prudence, ou plutôt les prières réitérées de miss Vernon qui me criait d'une voix étouffée: — Laissez-moi! laissez-moi! m'empêchèrent d'écouter mes transports, et je me précipitai hors de la chambre dans une espèce de frénésie farouche que je m'efforçai en vain de calmer.
Mon esprit était accablé par un chaos d'idées qui se détruisaient et se chassaient l'une l'autre, telles que ces brouillards qui dans les pays montagneux descendent en masses épaisses et dénaturent ou font disparaître les marques ordinaires auxquelles le voyageur reconnaît son chemin à travers les déserts. L'idée confuse et imparfaite du danger qui menaçait mon père, la demi- déclaration que j'avais faite à miss Vernon sans qu'elle eût paru l'entendre, l'embarras de sa position, obligée, comme elle était, de se sacrifier à une union mal assortie ou de prendre le voile: tous ces souvenirs se pressaient à la fois dans mon esprit, sans que je fusse capable de les méditer. Mais ce qui par dessus tout me déchirait le coeur, c'était la manière dont miss Vernon avait répondu à l'expression de ma tendresse: c'était ce mélange de sympathie et de fermeté qui semblait prouver que je possédais une place dans son coeur, mais une place trop petite pour lui faire oublier les obstacles qui s'opposaient à l'aveu d'un mutuel attachement. L'expression de terreur plutôt que de surprise avec laquelle elle avait remarqué le mouvement de la tapisserie semblait annoncer la crainte d'un danger quelconque, crainte que je ne pouvais m'empêcher de croire fondée; car Diana Vernon était peu sujette aux émotions nerveuses de son sexe, et elle n'était pas d'un caractère à se livrer à de vaines terreurs. De quelle nature étaient donc ces mystères dont elle était entourée comme d'un cercle magique, et qui exerçaient continuellement une influence active sur ses pensées et sur ses actions, quoique leurs agents ne fussent jamais visibles? Ce fut sur cette réflexion que je m'arrêtai; j'oubliai les affaires de mon père, et Rashleigh et sa perfidie, pour ne songer qu'à miss Vernon, et je résolus de ne point quitter Osbaldistone-Hall que je ne susse quelque chose de certain et de positif sur cet être enchanteur, dont la vie semblait partagée entre le mystère et la franchise: la franchise, présidant à ses discours, à ses sentiments; et le mystère, répandant sa nébuleuse influence sur toutes ses actions.
Comme si ce n'était pas assez d'éprouver l'intérêt de la curiosité et de l'amour, j'éprouvais encore, comme je l'ai déjà remarqué, un sentiment profond, quoique confus, de jalousie. Ce sentiment, croissant avec l'amour, comme l'ivraie avec le bon grain, était excité par la déférence que Diana montrait pour ces êtres invisibles qui dirigeaient ses actions. Plus je réfléchissais à son caractère, plus j'étais intérieurement convaincu qu'elle ne se soumettrait à aucun assujettissement qu'on voudrait lui imposer malgré elle, et qu'elle ne reconnaissait d'autre pouvoir que celui de l'affection; il se glissa dans mon âme un violent soupçon que c'était là le fondement de cette influence qui l'intimidait.