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Rob-Roy

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— Mais quelle influence ce M. Robert Campbell peut-il donc avoir sur les affaires de mon père et sur les miennes? dis-je tout en continuant mes questions.

— Il faut que vous sachiez…, répondit M. Jarvie en baissant la voix, je parle ici entre amis et sous la rose[95]. Il faut donc que vous sachiez que les Highlands sont restés tranquilles depuis 1689, l'année de Killicankrie[96], mais comment l'a-t-on obtenu? par de l'argent, M. Owen, par de l'argent, M. Osbaldistone. Le roi Guillaume fit distribuer par Breadalbane, parmi les Highlanders, vingt bonnes mille livres sterling, et l'on dit même que le vieux comte en garda un bon lopin dans son sporran[97]. Ensuite feu la reine Anne fit des pensions aux chefs, de sorte qu'ils étaient en état de pourvoir aux besoins de ceux qui n'avaient pas d'ouvrage, comme je vous l'ai dit; ils se tenaient donc assez tranquilles, sauf quelques pillages dans les Lowlands, ce dont ils ne peuvent se déshabituer tout à fait; et quelques batailles entre eux, ce dont leurs voisins civilisés ne s'inquiètent guère. Mais, depuis l'avènement du roi George au trône, que Dieu protège! du roi actuel, il n'arrive plus chez eux ni argent ni pensions; les chefs n'ont plus le moyen de soutenir leurs clans, et un homme qui, d'un coup de sifflet, peut rassembler mille ou quinze cents hommes prêts à exécuter tous ses ordres doit pourtant trouver des moyens pour les nourrir; ainsi donc la tranquillité, l'espèce de tranquillité qui règne ne peut être de longue durée. Vous verrez (et il baissa la voix encore davantage), vous verrez qu'il y aura un soulèvement, un soulèvement en faveur des Stuarts. Les montagnards se répandront dans notre pays comme un torrent, ainsi qu'ils l'ont fait lors des guerres désastreuses de Montrose, et vous en entendrez parler avant qu'il se passe encore un an.

— Mais, encore une fois, M. Jarvie, je ne vois pas quel rapport tout cela peut avoir avec les affaires de mon père.

— Écoutez-moi, écoutez-moi donc. Rob peut lever au moins cinq cents hommes, et les plus braves du pays. Or, il doit prendre quelque intérêt à la guerre, car il y trouverait plus de profit qu'à la paix. Et pour vous parler à coeur ouvert, je soupçonne qu'il est chargé d'entretenir une correspondance entre les chefs des montagnards et quelques seigneurs du nord de l'Angleterre. Nous avons entendu parler du vol qui a été fait à Morris des deniers publics dont il était porteur, dans les monts Cheviot; et pour vous dire la vérité, M. Frank, le bruit s'était répandu que c'était un Osbaldistone qui avait fait ce vol de concert avec Rob, et l'on prétendait que c'était vous… Ne me dites rien, laissez- moi parler, je sais que cela n'est pas vrai. Mais il n'y avait rien que je ne pusse croire d'un jeune homme qui s'était fait comédien, et j'étais fâché que le fils de votre père menât un pareil train de vie. Mais à présent je ne doute nullement que ce ne soit Rashleigh ou quelque autre de vos cousins! car ils sont tous du même bois, papistes, jacobites, et ils croient que les deniers et les papiers du gouvernement sont de bonne prise. Ce Morris est tellement poltron que, quoiqu'il sache bien que c'est Rob qui l'a volé, il n'a jamais eu la hardiesse de l'en accuser publiquement, et peut-être n'a-t-il pas eu tout à fait tort, car ces diables de montagnards seraient gens à lui faire un mauvais parti, sans que tous les douaniers d'Angleterre pussent venir à bout de les en empêcher.

— J'avais eu le même soupçon depuis longtemps, M. Jarvie, et nous sommes parfaitement d'accord sur ce point; mais quant aux affaires de mon père…

— Soupçon, dites-vous? J'en suis bien certain. Je connais des gens qui ont vu quelques-uns des papiers qui étaient dans le portemanteau de Morris. Il est inutile que je vous dise ni qui, ni où, ni quand. Mais, pour en revenir aux affaires de votre père, vous devez bien penser que depuis quelques années les chefs des montagnards n'ont pas perdu de vue leurs intérêts. Votre père a acheté les bois de Glen-Disseries, de Glen-Kissoch, de Glen- Cailzie-chat et plusieurs autres; il a donné ses billets en paiement, et comme la maison Osbaldistone et Tresham jouissait d'un grand crédit, — et je le dirai en face comme en arrière de M. Owen, avant le malheur qui vient de lui arriver, il n'y avait pas de maison plus sûre et plus respectable, — les chefs montagnards qui avaient reçu ces billets pour comptant ont trouvé à les escompter à Édimbourg et à Glascow. Je devrais seulement dire à Glascow, car on trouve à Édimbourg plus d'orgueil que d'argent. De manière que…, vous voyez bien clairement où cela nous conduit?

Je fus obligé de faire l'aveu de mon manque d'intelligence, et de le prier de suivre le fil de ses raisonnements.

— Comment! me dit-il, si les billets ne sont pas acquittés, les banquiers et négociants de Glascow retomberont sur les chefs montagnards, qui ne sont pas riches en argent comptant, et le diable ne leur rendra pas celui qu'ils ont déjà mangé. Se voyant poursuivis et sans ressources, ils deviendront enragés; cinquante chefs qui seraient restés bien tranquilles chez eux seront prêts à prendre part aux entreprises les plus désespérées, et c'est ainsi que la suspension de paiements de la maison de votre père accélérera le soulèvement qu'on veut exciter.

— Vous pensez donc, lui dis-je, frappé du nouveau point de vue qu'il me présentait, et qui me paraissait fort singulier, que Rashleigh n'a fait tort à mon père que pour hâter le moment d'une insurrection parmi les montagnards, en mettant dans l'embarras les chefs qui ont reçu ses billets en paiement de leurs bois?

— Sans aucun doute, M. Osbaldistone, sans aucun doute! c'en a été la principale raison. Je ne doute pas que l'argent comptant qu'il a emporté n'ait la même destination; mais comparativement c'est un objet de peu d'importance, quoique ce soit à peu près tout ce que Rashleigh y gagnera: les billets ne peuvent lui servir qu'à allumer sa pipe; car je pense bien que M. Owen a mis partout opposition à leur paiement.

— Votre calcul est juste, dit Owen.

— Il a bien essayé d'en faire escompter quelques-uns par Macvittie, Macfin et compagnie. Je l'ai appris, sous le secret, d'André Wylie. Mais ce sont de trop vieux chats pour se laisser prendre à un tel piège, et ils se sont tenus à l'écart. Rashleigh est trop connu à Glascow pour qu'on ait confiance en lui. En 1707, il vint ici pour tramer je ne sais quoi avec des papistes et des jacobites, et il y laissa des dettes. Non, non, il ne trouverait pas ici un shilling sur tous ses billets, parce qu'on douterait qu'ils lui appartinssent légitimement, ou qu'on craindrait de n'en être pas payé. Je suis convaincu que le paquet est tout entier dans quelque coin des montagnes, et je ne doute pas que le cousin Rob ne puisse le déterrer, si bon lui semble.

— Mais le croyez-vous disposé à nous servir de cette manière, M. Jarvie? Vous me l'avez représenté comme un agent du parti jacobite, comme prenant une part active à ses intrigues; sera-t-il porté pour l'amour de moi, ou, si vous le voulez, pour l'amour de la justice, à faire un acte de restitution qui, en le supposant possible, contrarierait ses projets?

— Je ne puis répondre précisément à cela, je ne le puis. Les grands se méfient de Rob, et Rob se méfie des grands. Il a toujours été appuyé par la famille du duc d'Argyle. S'il était parfaitement libre de suivre ses goûts, il serait plutôt du parti d'Argyle que du parti de Breadalbane, car il y a une vieille rancune entre la famille de ce dernier et celle de Rob. Mais la vérité c'est que Rob est de son propre parti, comme Henri Wynd qui disait qu'il combattait pour lui-même; si le diable était le laird, Rob chercherait à être son tenancier, et peut-on l'en blâmer dans l'état où on l'a réduit? Cependant il y a une chose contre vous, c'est que Rob a une jument grise dans son écurie.

— Une jument grise? et que peut me faire…?

— Je parle de sa femme, jeune homme, de sa femme, et c'est une terrible femme! Elle déteste tout ce qui n'est pas des Highlands, et par-dessus toutes choses tout ce qui est anglais. Le seul moyen d'en être bienvenu, c'est de crier vive le roi Jacques et à bas le roi George!

— Il est bien étrange, lui dis-je, que les intérêts commerciaux des citoyens de Londres se trouvent compromis par les projets de soulèvement tramés dans un coin de l'Écosse!

— Point du tout, M. Osbaldistone, point du tout. C'est un préjugé de votre part. Je me souviens d'avoir lu, pendant les longues nuits, dans la chronique de Baker, que les négociants de Londres forcèrent autrefois la banque de Gênes à manquer à la promesse qu'elle avait faite au roi d'Espagne de lui prêter une somme considérable, ce qui retarda d'un an le départ de la fameuse _Armada. _Que pensez-vous de cela, monsieur?

— Qu'ils rendirent à leur patrie un service dont notre histoire doit faire une mention honorable.

— Je pense de même, et je pense aussi qu'on rendrait en ce moment service à l'État et à l'humanité si l'on pouvait empêcher quelques malheureux chefs montagnards de se vouer à la destruction, eux et leurs gens, uniquement parce qu'ils n'ont pas le moyen de rembourser un argent qu'ils devaient regarder comme leur appartenant bien légitimement, si l'on pouvait sauver le crédit de votre père, et par-dessus le marché la somme qui m'est due par la maison Osbaldistone et Tresham. Bien certainement, celui qui ferait tout cela mériterait du roi honneur et récompense, fût-il le dernier de ses sujets.

— Je ne puis dire jusqu'à quel point il aurait droit à la reconnaissance publique, M. Jarvie, mais la nôtre se mesurerait sur l'étendue de l'obligation que nous lui aurions.

— Et nous tâcherions d'en établir la balance, dit M. Owen, aussitôt que M. Osbaldistone serait de retour de Hollande.

— Je n'en doute point, je n'en doute point. C'est un homme solide, et avec mes conseils il pourrait faire de belles affaires en Écosse. Eh bien, messieurs, si l'on pouvait retirer ces billets des mains des Philistins! c'est de bon papier; il était bon quand il se trouvait en bonnes mains, c'est-à-dire dans les vôtres, M. Owen. Je vous nommerais trois personnes dans Glascow (quoi que vous puissiez penser de nous, M. Owen), Sandie Steenson, John Pirie, et un troisième que je ne veux pas nommer en ce moment, qui se chargeraient des recouvrements, et vous avanceraient à l'instant telle somme qui vous est nécessaire pour soutenir le crédit de votre maison, sans vous demander d'autre sûreté.

Les yeux d'Owen s'animèrent à cette lueur d'espoir de sortir d'embarras; mais il reprit bientôt son air soucieux en réfléchissant au peu de probabilité que nous avions de rentrer en possession de ces effets.

— Ne désespérez point, monsieur, ne désespérez point! dit le banquier écossais; j'ai déjà pris assez d'intérêt à vos affaires. J'y suis jusqu'à la cheville, je m'y mettrai jusqu'aux genoux s'il le faut. Je suis comme mon père le diacre, que son âme soit en paix! quand j'entreprends quelque chose pour un ami, je finis toujours par en faire ma propre affaire. Ainsi donc, demain matin, je mets mes bottes, je monte sur mon bidet, et avec M. Frank que voilà, je parcours les bruyères de Drymen. Si je ne fais pas entendre raison à Rob, et même à sa femme, je ne sais qui pourra en venir à bout. Je leur ai rendu service plus d'une fois, sans parler de la nuit dernière, où je n'avais qu'à prononcer son nom pour l'envoyer au gibet. J'entendrai dire peut-être quelques mots de cette affaire dans le conseil commun, de la part du bailli Grahame, de Macvittie et de quelques autres. Ils m'ont déjà montré les dents plus d'une fois, et m'ont jeté au nez ma parenté avec Rob. Je leur ai dit que je n'excusais les fautes de personne, mais que mettant à part ce que Rob avait fait contre les lois du pays, quelques vols de troupeaux, la levée des _black-mails _et le malheur qu'il a eu de tuer quelques personnes dans des querelles, c'était un plus honnête homme que ceux que leurs jambes soutenaient. Et pourquoi m'inquièterais-je de leurs bavardages? Si Rob est un _outlaw, _qu'on aille le lui dire. Il n'y a pas de loi qui défende de voir les proscrits, comme du temps des derniers Stuarts. J'ai dans ma bouche une langue écossaise; et s'ils me parlent, je saurai leur répondre.

Ce fut avec un vif plaisir que je vis le bon magistrat franchir à la fin les barrières de la prudence, grâce à l'influence de son esprit public, jointe à l'intérêt que son bon coeur lui faisait prendre à nos affaires, au désir qu'il avait de n'éprouver ni perte ni retard dans ses rentrées, et à un mouvement de vanité bien pardonnable. Ces motifs opérant en même temps lui firent prendre la courageuse résolution de se mettre lui-même en campagne et de m'aider à recouvrer les papiers de mon père. Tout ce qu'il m'avait dit me fit penser que s'ils étaient à la disposition de cet aventurier montagnard, il serait possible de le déterminer à rendre des effets dont il ne pouvait tirer aucun avantage pour lui-même, et je sentais que la présence de son parent pourrait être utile pour l'y décider. Je consentis donc sans hésiter à la proposition que me fit M. Jarvie de partir le lendemain, et je lui exprimai ma reconnaissance.

Autant il avait mis de lenteur et de circonspection à se décider, autant il mit de promptitude et de vivacité à exécuter sa résolution. Il fit venir Mattie, lui recommanda d'exposer à l'air sa redingote, de faire graisser ses bottes, et de veiller à ce que son cheval eût mangé l'avoine et fût harnaché le lendemain matin à cinq heures, moment qu'il fixa pour notre départ. Il fut réglé qu'Owen attendrait notre retour à Glascow, sa présence ne pouvant nous être d'aucune utilité dans notre expédition. Je pris congé de cet ami zélé, dont je devais la rencontre au hasard. J'installai Owen à mon auberge, dans un appartement voisin du mien, et, ayant donné ordre à André de tenir les chevaux prêts le lendemain, à l'heure indiquée, je me couchai avec plus d'espérance que je n'en avais eu depuis plusieurs jours.

Chapitre XXVII.

Aussi loin que pouvait atteindre votre vue,
La terre était aride et d'arbres dépourvue:
À peine un seul oiseau traversait l'horizon.
Dans ces lieux où jadis roucoulait le pigeon
Et qu'animait aussi l'abeille bourdonnante,
Règne un silence affreux, et l'onde y est stagnante:
Plus de ruisseaux courant sur un lit de cailloux
Dont l'écho répétait le murmure si doux.

COLERIDGE, Prédiction de la Famine.

Nous étions dans la saison de l'été. M. Jarvie ne demeurait qu'à quelques pas de mistress Flyter; j'avais donné ordre à André de m'attendre à sa porte à cinq heures précises avec nos deux chevaux, et je ne manquai pas de m'y trouver. La première chose que je remarquai en arrivant fut que le cheval donné si généreusement par le clerc Touthope à son client M. Fairservice, en échange de la jument de Thorncliff, était encore, quelque mauvais qu'il fût, un Bucéphale en comparaison de celui contre lequel il avait trouvé le secret de l'échanger. Il avait bien ses quatre pieds; mais il était tellement boiteux que trois seulement paraissaient destinés à le soutenir et que le quatrième, brandillant en l'air, ne semblait être là que pour leur servir de pendant.

— À quoi pensez-vous de m'amener un animal semblable? lui demandai-je avec impatience; qu'est devenu le cheval sur lequel vous êtes venu à Glascow?

— Je l'ai vendu, monsieur; il était poussif, et il aurait mangé gros comme sa tête d'argent s'il était resté dans l'écurie de mistress Flyter. J'ai acheté celui-ci pour le compte de Votre Honneur. C'est un marché d'or: il ne coûte qu'une livre sterling par jambe, c'est-à-dire quatre. On dirait qu'il boite, mais il n'y paraîtra plus quand il aura fait un mille. C'est un trotteur bien connu, on l'appelle Souple-Tam.

— Sur mon âme! André, vous ne serez content que quand ma houssine aura fait connaissance avec vos épaules. Si vous n'allez chercher à l'instant l'autre cheval, je vous jure que vous porterez la peine de votre impudence.

André, malgré mes menaces, ne se pressait pas de m'obéir. Il me dit qu'il lui en coûterait une guinée de dédit pour rompre le marché qu'il avait fait, et quoique je visse bien que le coquin me prenait pour dupe, j'allais, en véritable Anglais, sacrifier de l'argent plutôt que de perdre du temps, quand M. Jarvie parut à sa porte. Il était botté et couvert d'un manteau à capuchon, comme s'il se fût préparé à un hiver de Sibérie, et nous étions dans le temps de la moisson. Deux de ses commis, précédés par Mattie, conduisaient le coursier sage et paisible qui avait l'honneur de porter le digne magistrat dans ses excursions. Avant de se mettre en selle, il me demanda pour quelles raisons je grondais mon domestique, et ayant appris la manoeuvre d'André, il coupa court à tout débat en prononçant que s'il ne rendait sur-le-champ son animal tripède à celui de qui il prétendait l'avoir acheté et s'il ne représentait le quadrupède plus utile qu'il avait disgracié, il l'enverrait en prison et le condamnerait à une amende de la moitié de ses gages. — M. Osbaldistone, lui dit-il, vous paie pour votre service et pour celui de votre cheval, pour le service de deux bêtes, entendez-vous, pendard? J'aurai l'oeil sur vous pendant le voyage.

— Cela ne servirait à rien de me mettre à l'amende, dit André d'un ton d'humeur, je n'ai pas le premier sou pour payer. On ne peut prendre les culottes d'un Highlander.

— Mais vous avez au moins une carcasse qu'on peut mettre en prison, et j'aurai soin qu'on vous y traite comme vous le méritez.

André fut donc obligé de se soumettre aux ordres de M. Jarvie, et il partit en murmurant entre ses dents: — Mal prend d'avoir tant de maîtres, comme disait la grenouille à la herse dont chaque coup de dent la blessait.

Il paraît qu'il ne trouva pas beaucoup de difficulté à se débarrasser de Souple-Tam et à reprendre possession de son ancienne monture, car l'échange fut effectué en quelques minutes, et jamais il ne me parla de l'argent qu'il prétendait avoir eu à payer à titre de dédit.

Nous partîmes enfin; mais nous n'étions pas au bout de la rue dans laquelle M. Jarvie demeurait que nous entendîmes derrière nous de grands cris: Arrêtez! arrêtez! Nous fîmes halte à l'instant, et nous vîmes accourir à toutes jambes les deux commis du banquier qui lui apportaient deux derniers gages du zèle et de l'attachement de Mattie: l'un était un immense mouchoir de soie qui aurait pu servir de voile à un des bâtiments qu'il envoyait aux Indes occidentales, et que mistress Mattie l'engageait à mettre autour de son cou, par-dessus sa cravate, ce qu'il ne manqua pas de faire; l'autre était une recommandation verbale de la part de la femme de ménage, qu'il eût bien soin de ne pas se fatiguer. Je crus remarquer que le jeune homme chargé de cette dernière commission avait grande peine à s'empêcher de rire en s'en acquittant. — C'est bon! c'est bon! répondit M. Jarvie: dites-lui qu'elle est folle. Cela prouve pourtant un bon coeur, ajouta-t-il en se tournant vers moi. Mattie est une femme attentive, quoiqu'elle soit encore bien jeune. En parlant ainsi, il pressa les flancs de son coursier, et nous nous trouvâmes bientôt hors des murs de Glascow.

Tandis que nous cheminions sur une assez belle route qui nous conduisait au nord-est de la ville, j'eus occasion d'apprécier et d'admirer les bonnes qualités de mon nouvel ami. Quoique, de même que mon père, il estimât le commerce comme l'objet le plus important de la vie humaine, cependant il n'en était pas engoué au point de mépriser toute autre connaissance. Au contraire, malgré la manière bizarre et souvent triviale dont il s'exprimait, malgré une vanité d'autant plus ridicule qu'il cherchait à la cacher sous un voile d'humilité bien transparent; enfin, quoiqu'il fût dépourvu de tous les avantages qui résultent d'une éducation soignée, M. Jarvie, dans sa conversation, prouvait à chaque instant qu'il avait l'esprit observateur, juste, libéral, et même aussi cultivé que les circonstances le lui avaient permis. Il connaissait assez bien les antiquités locales, et il me racontait les événements mémorables qui s'étaient passés dans les lieux que nous traversions. Il n'était pas moins instruit dans l'histoire ancienne de sa ville natale, et sa sagacité entrevoyait déjà dans l'avenir les avantages dont elle ne devait jouir que bien des années après. Je remarquai aussi, et avec grand plaisir, que, quoiqu'il fût écossais dans la force du terme, il n'en était pas moins disposé à rendre justice à l'Angleterre. Lorsque André, que le bailli, soit dit en passant, ne pouvait souffrir, imputait le moindre accident qui nous arrivait, comme, par exemple, celui d'un cheval qui se déferrait, à l'influence fatale de l'union de l'Écosse à l'Angleterre, M. Jarvie jetait sur lui un regard sévère et lui disait:

— Paix, monsieur, paix! Ce sont de mauvaises langues, comme la vôtre, qui répandent des semences de haine entre les voisins et les nations. Il n'y a rien de si bien qui ne puisse être mieux, et c'est ce qu'on peut dire de l'acte d'Union. Nulle part on ne s'est prononcé contre elle d'une manière plus décidée qu'à Glascow; nous avons eu des rassemblements, des séditions, des soulèvements: mais c'est un bien mauvais vent que celui qui n'est bon pour personne. Il faut prendre les choses comme on les trouve. Depuis le temps où saint Mungo pêchait des harengs dans la Clyde jusqu'à nos jours, avait-on vu le commerce étranger fleurir à Glascow? Il ne faut donc pas maudire l'Union, puisque c'est elle qui nous a ouvert le chemin de l'Amérique.

André Fairservice n'était pas homme à se rendre à ce raisonnement; il fit même une espèce de protestation en grommelant entre ses dents. — C'était un triste changement que de voir faire en Angleterre des lois pour l'Écosse! Quant à lui, il ne voudrait pas, pour tous les barils de harengs de Glascow ni pour tout le sucre et tout le café des colonies, avoir renoncé au parlement d'Écosse et envoyé notre couronne, notre épée, notre sceptre et notre argent en Angleterre, pour être gardés dans la Tour de Londres par ces mangeurs de plum-puddings. Qu'est-ce que sir William Wallace ou le vieux sir David Lindsay auraient dit de l'Union et de ceux qui y ont consenti?

La route sur laquelle nous voyagions pendant ces discussions avait pris un aspect plus agreste à deux milles de Glascow, et plus nous avancions, plus le pays me paraissait sauvage. Devant, derrière et autour de nous s'étendaient de continuelles et vastes bruyères, dont la désespérante aridité tantôt offrait aux regards un espace de terrain plat et coupé par des flaques d'eau qui se cachent sous une verdure perfide ou sous une tourbe noire, et qu'on appelle _peat-bogs _en Écosse[98], tantôt formait des élévations énormes qui manquaient de la dignité des montagnes, quoique plus pénibles encore à gravir pour le voyageur. Pas un arbre, pas un buisson ne reposait l'oeil fatigué de ce sombre tableau d'une stérilité uniforme. La bruyère elle-même était de cette espèce rabougrie qui ne parvient tout au plus qu'à une floraison imparfaite, et qui, autant que je puis le savoir, couvre la terre de son vêtement le plus commun par sa qualité et sa nuance. Aucun être vivant ne s'offrit à nos regards, si ce n'est quelques moutons dont la laine était d'une étrange diversité de couleur, noire, bleue et orange; c'était principalement sur leurs têtes et leurs jambes que le noir dominait. Les oiseaux mêmes semblaient fuir ce désert, d'où ils auraient eu peine à s'échapper, et je n'y entendis que le cri monotone et plaintif du vanneau et du courlis.

Cependant au dîner, que nous fîmes dans le plus misérable des cabarets, nous eûmes le bonheur de reconnaître que ces oiseaux criards n'étaient pas les seuls habitants des bruyères. La vieille bonne femme[99] nous dit que le bonhomme[100] avait été à la montagne, et cela fut très heureux pour nous, car elle nous servit les produits de sa _chasse, _sous la forme de quelque oiseau en grillades. Elle y joignit du saumon salé, du fromage de lait de vache et du pain d'avoine; c'était tout ce que sa maison pouvait fournir. De la bière très ordinaire, dite _two penny[101], _et un verre de très bonne eau-de-vie complétèrent notre repas; et, comme nos chevaux avaient fait le leur en même temps, nous nous remîmes en route avec une nouvelle ardeur.

J'aurais eu besoin de toute la gaieté que peut inspirer le meilleur dîner pour résister au découragement qui s'emparait insensiblement de moi quand j'associais dans ma pensée l'étrange incertitude du succès de mon voyage avec l'aspect de désolation que présentait le pays que nous parcourions. En effet nous traversâmes des déserts encore plus mornes, encore plus tristes et plus sauvages, s'il est possible, que ceux que nous avions vus dans la matinée. Les misérables huttes qui, çà et là, annonçaient l'existence de quelques créatures humaines, devenaient plus rares à mesure que nous avancions, et quand nous commençâmes à gravir un terrain d'une élévation progressive, elles disparurent tout à fait.

Enfin nous aperçûmes bien loin de nous sur la gauche une chaîne de montagnes qui semblaient d'un bleu foncé. Elles s'étendaient du nord au nord-ouest, et occupèrent toute mon imagination. Là je verrais un pays peut-être aussi sauvage, mais sans doute bien autrement intéressant que celui dans lequel nous étions alors. Leurs pics paraissaient s'élever jusqu'aux nues et présentaient aux yeux une variété de coupes pittoresques bien différentes de l'uniformité fatigante des hauteurs que nous avions gravies jusque-là. En contemplant cette région alpine, je brûlais du désir de faire connaissance avec les solitudes qu'elle devait renfermer et de braver tous les périls pour satisfaire ma curiosité, de même que le marin fatigué de la monotonie d'un long calme voudrait l'échanger pour le mouvement et les risques d'un combat ou d'une tempête. Je fis diverses questions à mon ami M. Jarvie sur le nom et la position de ces montagnes remarquables, mais il ne put ou ne voulut pas y répondre; il me dit seulement que c'était là que commençaient les Highlands. — Vous avez tout le temps de voir les Highlands, répéta-t-il, vous en aurez tout le temps avant de revenir à Glascow. Pour moi je ne les regarde jamais d'avance, je n'aime pas à les voir; elles jettent de la tristesse dans mon âme. Ce n'est pas frayeur, au moins; non, ce n'est pas frayeur. C'est… c'est compassion pour les pauvres créatures à demi mourant de faim qui les habitent. Mais n'en parlons plus. Il ne faut point parler des Highlanders quand on en est si proche: j'ai connu plus d'un honnête homme qui ne serait pas venu jusqu'ici sans faire son testament. Mattie n'était pas trop contente de me voir entreprendre un tel voyage; elle a pleuré, la folle! mais il n'est pas plus étonnant de voir une femme pleurer que de voir une oie marcher sans souliers.

Je tâchai de faire tomber la conversation sur l'histoire et le caractère de l'homme que nous allions voir, mais sur ce sujet M. Jarvie fut impénétrable; ce que j'attribuai en partie à la présence de M. André Fairservice, qui nous suivait de si près que ses oreilles ne pouvaient se dispenser d'entendre chaque mot que nous prononcions, et sa langue prenait la liberté de se mêler à la conversation toutes les fois qu'il en trouvait l'occasion. Mais alors M. Jarvie ne manquait guère de le tancer.

— Restez derrière, monsieur, et à la distance qui vous convient, lui dit le bailli comme il s'avançait pour mieux entendre la réponse à une question que je lui avais faite sur Campbell; vous vous mettriez à côté de nous si l'on vous laissait faire. Ce gaillard-là veut toujours sortir du moule à fromage dans lequel il a été jeté. À présent qu'il ne peut plus nous entendre, M. Osbaldistone, je vais répondre à votre question autant que cela me sera possible et pourra vous être utile. Je ne puis vous dire grand bien de Rob, pauvre diable! et je ne peux pas vous en dire de mal, d'abord parce qu'il est mon cousin, et ensuite parce que nous sommes dans son pays et qu'il n'y a pas un buisson derrière lequel un de ses gens ne puisse être caché. Si vous voulez m'en croire, moins vous parlerez de lui, du lieu où nous allons et du motif de notre voyage, plus nous aurons d'espoir de réussir. Nous pouvons rencontrer quelqu'un de ses ennemis; il en a plus d'un dans ces environs. Il a encore la tête droite, mais il peut être obligé de la baisser. Vous savez que le couteau entame quelquefois la peau du plus fin renard.

— Je suis bien décidé, lui répondis-je, à me laisser entièrement guider par votre expérience.

— Fort bien, M. Osbaldistone, fort bien. Mais il faut que je dise deux mots à ce garnement, car les enfants et les imbéciles répètent souvent en plein air ce qu'ils ont entendu au coin du feu. Holà, hé! André! Comment l'appelez-vous? Fairservice?

André, qui, depuis la dernière rebuffade qu'il avait reçue, se tenait à une distance respectueuse, jugea à propos de faire la sourde oreille.

— André, maraud! répéta M. Jarvie; ici, monsieur, ici!

— C'est ainsi qu'on parle à un chien! dit André en s'approchant d'un air d'humeur.

— Et je vous donnerai les gages d'un chien, maraud! si vous ne faites pas attention à ce que j'ai à vous dire. Écoutez-moi bien. Nous allons donc dans les Highlands…

— Je m'en doutais bien, dit André.

— Écoutez-moi, monsieur, et ne m'interrompez pas. Je vous disais donc que nous allons dans les Highlands…

— Vous me l'avez déjà dit, je ne l'ai pas oublié, répondit l'incorrigible André.

— Je vous briserai les os, si vous ne retenez votre langue.

— Une langue retenue rend la bouche baveuse, répliqua André.

Je fus obligé d'intervenir dans ce colloque, et j'imposai silence à André du ton le plus impérieux.

— Je ne dis plus un mot, me répondit-il. Ma mère m'a répété plus d'une fois:

Qui tient la bourse à son plaisir A droit de se faire obéir.

Ainsi vous pouvez parler l'un ou l'autre tant qu'il vous plaira.
Je suis muet.

Après cette docte citation, M. Jarvie, craignant qu'elle ne fût suivie d'une autre, s'empressa de prendre la parole pour lui donner ses instructions:

— Faites donc bien attention à ce que je vais vous dire, si vous avez quelque égard pour votre tête, quoiqu'elle ne vaille pas grand argent. Dans l'endroit où nous allons, et où il est probable que nous passerons la nuit, il se trouve des gens de toutes les sectes, de tous les partis, de tous les clans, des habitants des Hautes-Terres, ou Highlands, et des habitants des Basses-Terres, ou Lowlands, leurs voisins. Ils sont souvent en querelles, et l'on y voit moins de bibles ouvertes que de sabres hors du fourreau, surtout quand l'usquebaugh a monté les têtes. Ne vous mêlez pas de leurs affaires, faites rester en repos votre langue bavarde, entendez tout sans rien dire et laissez les coqs se battre.

— Ce n'est pas la peine de me dire tout cela, répliqua André d'un air de dédain. Croyez-vous que je n'aie jamais vu un Highlander, que je ne sache pas comment il faut se conduire avec eux? Je n'ai besoin des leçons de personne. J'ai trafiqué avec eux, mangé avec eux, bu avec eux…

— Et vous êtes-vous aussi battu avec eux?

— Non, non; j'ai toujours pris soin de m'en préserver. Il ne conviendrait pas que moi, qui suis dans mon métier un artiste, un demi-savant, j'allasse me battre avec des ignorants, qui ne sauraient dire en bon écossais, encore moins en latin, le nom d'une seule plante de leurs montagnes.

— Eh bien! si vous voulez conserver votre langue et vos oreilles, car vous aimez à faire usage de l'une comme des autres, je vous recommande de ne pas dire un mot, ni en bien ni en mal, à qui que ce soit dans le clan. Surtout faites bien attention à ne point bavarder sur nous, à ne pas chercher à faire sonner le nom de votre maître et le mien. N'allez pas dire: Celui-ci est le bailli Nicol Jarvie de Glascow, fils du digne diacre Nicol Jarvie, dont tout le monde a entendu parler. Celui-là est M. Frank Osbaldistone, fils unique du chef de la respectable maison Osbaldistone et Tresham, dans la cité, à Londres.

— C'est bon! c'est bon! pourquoi voulez-vous que j'aille parler de vos noms? J'aurais des choses plus intéressantes à dire, je crois.

— Et précisément, sot oison, ce sont ces choses intéressantes que vous pouvez avoir apprises, entendues, devinées ou imaginées, dont je crains que vous ne parliez à tort et à travers.

— Si vous ne me jugez pas en état de parler aussi bien qu'un autre, dit André d'un ton suffisant, payez-moi mes gages et ma nourriture, et je retournerai à Glascow… Il n'y aura pas de grands regrets à notre séparation, comme disait la vieille jument au chariot brisé.

Voyant qu'André prenait encore une fois un ton d'impertinence qui allait me rendre son service plus nuisible qu'utile, je lui déclarai ouvertement qu'il pouvait s'en retourner si bon lui semblait, mais que je ne lui paierais pas un sou de ses gages. Un argument _ad crumenam, _comme disent certains logiciens en plaisantant, produit de l'effet sur presque tous les hommes, et André n'affectait pas de singularité sur ce point. Le limaçon rentra ses cornes, pour me servir de l'expression de M. Jarvie, et, se retirant à quelques pas derrière nous, il nous suivit d'un air de soumission et de docilité.

La concorde étant ainsi rétablie, nous continuâmes paisiblement notre route. Après avoir monté pendant environ six à sept milles d'Angleterre, nous trouvâmes une descente à peu près de même longueur. Le pays était toujours aussi stérile, la vue aussi uniforme. Le seul objet qui pût attirer nos regards étaient les montagnes, dont nous apercevions toujours les sommets escarpés, et qui ne nous paraissaient guère plus rapprochées que quelques heures auparavant. Nous marchâmes sans nous arrêter; et cependant, lorsque la nuit vint envelopper de ses ombres les déserts sauvages et arides que nous traversions, M. Jarvie me dit que nous avions encore trois milles et un peu plus à faire avant d'arriver à l'endroit où nous devions passer la nuit.

Chapitre XXVIII.

Baron de Bucklivy[102],
Que le diable t'emporte,
Si par toi fut bâti
Un hameau de la sorte!

Pas un morceau de pain
Au pauvre pèlerin!
Que le diable t'emporte,
Si par toi fut bâti
Un hameau de la sorte,
Baron de Bucklivy!

Pas une simple chaise
Pour s'asseoir à son aise!
Baron de Bucklivy,
Que le diable t'emporte,
Si par toi fut bâti
Un hameau de la sorte!

Vers populaires en Écosse sur une mauvaise auberge.

La nuit était belle et la lune favorisait notre voyage. Grâce à ses rayons le pays prenait un aspect plus intéressant que pendant le jour, dont la lumière ne faisait qu'en découvrir la stérile étendue; les accidents de la lumière et des ombres prêtaient à ces lieux un certain charme qui ne leur appartenait pas naturellement: tel est le voile dont se couvre une femme sans attraits qui irrite notre curiosité sur ce qui n'a rien d'agréable en soi-même.

Nous continuions à descendre en tournant, et nous arrivâmes à des ravines plus profondes qui semblaient devoir nous conduire sur les bords de quelque ruisseau. Ce présage ne fut pas trompeur. Nous nous trouvâmes bientôt sur les bords d'une rivière qui ressemblait plus à celles d'Angleterre qu'aucune de celles que j'avais vues jusqu'alors en Écosse. Elle était étroite, profonde, et ses eaux coulaient en silence. La clarté imparfaite réfléchie par son sein paisible nous fit voir que nous étions au milieu des montagnes élevées où elle prend sa source. — C'est le Forth, — me dit M. Jarvie avec cet air de respect que j'ai toujours remarqué dans les Écossais pour leurs principales rivières. On a vu même des duels occasionnés par quelques mots peu révérencieux prononcés sur la Clyde, la Tweed, le Forth et le Spey. Je ne saurais critiquer cet innocent enthousiasme, et je reçus l'annonce de mon ami avec la même importance qu'il semblait y attacher. Dans le fait je n'étais pas fâché, après un voyage si long et si ennuyeux, d'approcher d'un pays qui promettait de distraire mon imagination; il n'en fut pas de même de mon fidèle écuyer, et lorsque l'information officielle — c'est le Forth — fut prononcée, je l'entendis murmurer à voix basse: — Hum! s'il avait dit: C'est l'auberge, ce serait une meilleure nouvelle.

Quoi qu'il en soit, le Forth, autant que j'en pus juger à la clarté imparfaite de la lune, me parut mériter le tribut d'admiration que lui accordent ceux qui habitent non loin de ses bords. Une belle éminence de la forme sphérique la plus régulière, couverte d'un taillis de coudriers, de frênes et de chênes nains, mêlés de quelques vieux arbres qui élevaient au-dessus leur tête majestueuse, semblait protéger le berceau où cette rivière prenait naissance. Mon digne compagnon me fit part à ce sujet d'une opinion répandue dans le voisinage; et, tout en m'assurant qu'il n'en croyait pas un mot, le ton bas et mystérieux avec lequel il en parlait prouvait que son incrédulité n'était pas bien affermie. Cette montagne si belle et si régulière, couronnée d'une telle variété d'arbres et de taillis, passait pour renfermer dans ses invisibles cavernes les palais des fées, êtres qui tenaient le milieu entre l'homme et les démons, et qui, sans être positivement malveillants pour le genre humain, devaient pourtant être soigneusement évités, à cause de leur caractère capricieux, irritable et vindicatif.

— On les appelle, continua M. Jarvie en baissant encore davantage la voix, _Daoine Schie _ce qui veut dire, comme on me l'a expliqué, hommes de paix. C'est sans doute pour gagner leur bienveillance qu'on les a nommés ainsi, et je ne vois pas pourquoi nous ne leur donnerions pas aussi ce nom, M. Osbaldistone, car il n'est pas sage de mal parler du laird dans ses domaines. Apercevant alors de loin quelques lumières: — Après tout, continua-t-il d'un ton plus ferme, ce sont autant d'illusions de l'esprit de mensonge, et je ne crains pas de le dire… car voilà les lumières du clachan d'Aberfoil, et nous sommes près du terme de notre voyage.

Cette nouvelle me fit grand plaisir, moins parce qu'elle rendait à mon digne ami la liberté d'exprimer sans risque ses véritables sentiments sur les _Daoine Schie _que parce qu'elle nous promettait quelques heures de repos, dont nous et nos montures avions grand besoin après avoir fait plus de cinquante milles.

Nous traversâmes le Forth à sa source sur un vieux pont de pierre très élevé et très étroit.[103] Mon conducteur m'apprit cependant que, pour franchir cette rivière et toutes ses eaux tributaires, le passage général des Highlands du côté du sud avait lieu par ce qu'on appelait les gués de Frew, toujours très profonds et très difficiles, souvent même impraticables. Au-dessous de ces gués, on ne peut le traverser qu'en remontant à l'est jusqu'au pont de Stirling, de sorte que le Forth forme une barrière naturelle entre les Highlands et les Lowlands d'Écosse, depuis sa source jusqu'au _frith _ou golfe par lequel il se perd dans l'Océan. Les événements que je vais rapporter, et dont nous fûmes témoins, m'engagent à citer l'expression énergique et proverbiale du bailli Jarvie, qui me dit que le Forth était la bride des montagnards.

Environ un mille après avoir passé le pont, nous nous trouvâmes à la porte de l'auberge où nous devions passer la nuit. C'était une hutte plus misérable encore que celle où nous avions dîné: mais on voyait briller de la lumière à travers les petites croisées, on entendait différentes voix dans l'intérieur, et tout nous faisait espérer que nous y trouverions un gîte et un souper, ce qui ne nous était nullement indifférent.

André fut le premier à nous faire remarquer une branche de saule dépouillée de son écorce, placée sur le seuil de la porte entrouverte. Il fit un pas en arrière: — N'entrez pas, nous dit- il, n'entrez pas. Cette branche annonce qu'il se trouve là quelques-uns de leurs chefs ou grands hommes, qui sont à boire l'usquebaugh[104] et qui ne veulent pas être interrompus. Le moins qui puisse nous arriver, si nous y montrons notre nez, c'est d'attraper quelques coups sur la tête, à moins que quelqu'un d'eux n'ait la fantaisie de réchauffer dans notre chair la lame de son dirk, ce qui est possible.

— Je crois, me dit M. Jarvie à voix basse, en réponse à un regard que je lui adressai, que le coucou a raison de chanter une fois l'an.

Deux ou trois filles à demi vêtues parurent à la porte du cabaret et de deux ou trois chaumières voisines en entendant le bruit de nos chevaux, et ouvrirent de grands yeux en nous voyant; mais pas une ne s'approcha de nous pour nous offrir ses services, et, à chaque question que nous fîmes, on nous répondit constamment: — _Ha niel sassenach.[105] _M. Jarvie, qui avait de l'expérience, trouva pourtant bientôt le moyen de leur faire parler anglais. Prenant par le bras un enfant de dix à onze ans, qui n'avait pour tout vêtement qu'un lambeau de vieux plaid, et lui montrant un bawbie[106]:

— Si je vous donne cela, lui dit-il, entendrez-vous le sassenach?

— Oui, oui! répondit le marmot en bon anglais, très certainement.

— Eh bien! mon enfant, allez dire à votre maman qu'il y a ici deux messieurs qui désirent lui parler.

L'hôtesse arriva sur-le-champ, tenant en main un morceau de bois de sapin allumé. La térébenthine de cette espèce de torche qu'on tire généralement des fondrières à tourbe lui donne un éclat pétillant qui fait qu'on l'emploie fréquemment dans les Highlands au lieu de chandelle. La lumière éclairait les traits inquiets et sauvages d'une femme pâle, maigre, et d'une taille plus qu'ordinaire, dont les vêtements malpropres et en haillons atteignaient tout au plus le but que se propose la décence, à l'aide d'un plaid ou mantelet de tartan, et ne pouvaient lui être d'aucune autre utilité. Ses cheveux noirs s'échappant en désordre de sa coiffe, l'air étrange et embarrassé avec lequel elle nous regardait, tout en un mot donnait en la voyant l'idée d'une sorcière interrompue au milieu de ses coupables rites.

Elle refusa positivement de nous recevoir. Nous insistâmes, nous fîmes valoir le long voyage que nous venions de faire, le besoin que nous éprouvions de repos et de nourriture, nous et nos chevaux, et l'impossibilité de trouver un autre gîte avant d'arriver à Callender, village qui, d'après M. Jarvie, était encore éloigné de sept milles d'Écosse. Je n'ai jamais pu savoir bien au juste combien cette distance produit en milles d'Angleterre; mais je crois qu'on peut la calculer au double sans courir le risque de se tromper beaucoup. L'hôtesse obstinée n'eut aucun égard à mes remontrances. — Il vaut mieux aller plus loin que de vous attirer malheur, nous dit-elle en se servant du dialecte écossais des Lowlands, car elle était native du comté de Lennox; ma maison est occupée par des gens qui ne verraient pas de bon oeil des étrangers. Ils attendent du monde, peut-être des Habits-Rouges de la garnison. Elle appuya sur ces derniers mots avec emphase, tout en baissant la voix pour les prononcer. — La nuit est belle, ajouta-t-elle; une nuit passée dans la plaine vous rafraîchira le sang. Vous pouvez bien dormir sous vos manteaux comme une lame dans son fourreau. — Il n'y a guère de fondrières, si vous choisissez bien votre gîte, et vous pouvez attacher vos chevaux à quelque arbre des hauteurs, personne ne leur dira rien.

— Mais, ma bonne femme, lui dis-je pendant que le bailli soupirait et restait dans l'indécision, il y a six heures que nous avons dîné; nous n'avons rien pris depuis ce temps, je meurs véritablement de faim et je n'ai pas envie d'aller me coucher sans souper dans vos montagnes. Il faut absolument que j'entre; faites vos excuses à vos hôtes pour introduire deux étrangers dans leur compagnie. André, conduisez nos chevaux dans l'écurie, et venez nous rejoindre.

L'Hécate de ce lieu me regarda d'un air de surprise en s'écriant:

— On ne peut pas empêcher un entêté de faire ce qui lui plaît: que ceux qui veulent aller à Cupar y aillent[107]. Voyez ces gourmands d'Anglais! en voilà un qui convient qu'il a déjà fait un bon repas dans la journée, et il risquerait sa vie plutôt que de se passer de souper! Mettez du rostbeef et du pudding de l'autre côté du précipice de Tophet, et un Anglais sautera par-dessus pour y arriver; mais je m'en lave les mains! — Suivez-moi, monsieur, dit-elle à André, je vais vous montrer l'écurie.

Je l'avoue, les expressions de l'hôtesse ne me plaisaient guère: elles semblaient annoncer quelque danger; mais je ne voulus pas reculer après avoir déclaré ma résolution, et j'entrai hardiment dans la maison. Après avoir risqué de me rompre les jambes contre un baquet qui se trouvait dans un étroit vestibule, j'ouvris une mauvaise porte en joncs, et je me trouvai, ainsi que M. Jarvie qui me suivait, dans le principal appartement de ce caravansérail écossais.

L'intérieur présentait un aspect singulier pour des yeux anglais. Le feu, alimenté par des tourbes et des branches de bois sec, brûlait au milieu de la salle, et la fumée, n'ayant d'autre issue qu'un trou pratiqué à la toiture, tournoyait autour des solives de la hutte, suspendue en noirs flocons à cinq pieds au-dessus du plancher. L'espace inférieur était tenu assez libre par d'innombrables courants d'air qui arrivaient sur le feu par les fentes du panneau d'osier servant de porte; par deux trous carrés servant de fenêtres et bouchés seulement l'un avec un plaid, l'autre avec les haillons d'une capote, et surtout par les crevasses des murs, construits en cailloux et en tourbe cimentés avec de la boue.

Devant une vieille table de chêne, placée près du feu, étaient assis trois hommes qu'il était impossible de regarder d'un oeil indifférent. Deux d'entre eux avaient le costume des Highlands. L'un, de petite taille, le teint basané, l'oeil vif, les traits animés, l'air irritable, portait des _trews, _pantalons serrés, en une espèce de tricot de diverses couleurs. Le bailli me dit à l'oreille que c'était bien certainement un personnage de quelque importance, car les seuls Duinhewassels[108] portaient des _trews, _et il était même très difficile de les fabriquer au goût highlandais.

L'autre était un homme grand et vigoureux, ayant des cheveux roux, la figure bourgeonnée, les pommettes saillantes et le menton à angle aigu, — espèce de caricature des traits nationaux de l'Écosse. Le _tartan _de ses vêtements différait de celui de son compagnon par une plus grande quantité de carreaux rouges, tandis que le noir et le vert foncé dominaient dans le tissu de l'autre.

Le troisième avait le costume des Lowlands. Il avait le regard fier et hardi, des membres robustes et la tournure militaire. Sa redingote était couverte d'une profusion de galons, et son chapeau à cornes avait des dimensions énormes. Son sabre court et ses pistolets étaient sur la table devant lui. Les deux Highlanders avaient aussi devant eux leurs dirks nus, la pointe enfoncée dans la table. J'appris ensuite que c'était un signe qu'il fallait qu'aucune querelle n'interrompît ou troublât leurs libations. Un grand pot d'étain placé au milieu de la table pouvait contenir quatre pintes d'_usquebaugh, _liqueur presque aussi forte que l'eau-de-vie, que les Highlanders distillent de la drêche, et dont ils boivent une quantité excessive. Un verre cassé et monté sur un pied de bois servait de coupe et circulait avec une rapidité merveilleuse. Ces hommes parlaient tous ensemble et très haut, tantôt en anglais, tantôt en gaélique.

Un autre Highlander, enveloppé dans son plaid, était couché sur le plancher, la tête appuyée sur une pierre avec une botte de paille pour oreiller. Il dormait ou semblait dormir, sans faire attention à ce qui se passait autour de lui. Il paraissait aussi être étranger, car il portait l'épée et le bouclier, armes ordinaires de ses compatriotes quand ils voyagent. Le long des murs on voyait des lits ou crèches de différentes formes, les uns faits avec de vieilles planches, les autres avec des claies en osier; et c'était là que dormait toute la famille, hommes, femmes et enfants, sans autres rideaux que l'épaisse fumée qui s'élevait de tous côtés.

Nous avions fait si peu de bruit en entrant, et les buveurs que j'ai décrits étaient si animés à leur discussion, qu'ils furent quelques minutes sans s'apercevoir de notre arrivée; mais je remarquai que le Highlander couché près du feu se souleva sur le coude, écarta le plaid qui lui couvrait le visage, et, nous ayant regardés un instant, reprit sa première attitude comme pour se livrer de nouveau au sommeil que nous avions interrompu.

Nous nous approchâmes du feu, qui ne nous était pas indifférent après avoir voyagé pendant une soirée très froide, au milieu des montagnes, et ce fut en appelant l'hôtesse que j'attirai sur nous l'attention de la compagnie. Elle s'approcha, jeta des regards inquiets tantôt sur nous, tantôt sur ses autres hôtes, et lorsque je lui dis de nous servir à manger, elle nous répondit en hésitant et avec un air d'embarras qu'elle ne savait pas… qu'elle ne croyait pas… qu'il y eût rien chez elle… rien qui pût nous convenir.

Je l'assurai que nous étions fort indifférents sur la qualité des mets qu'elle pourrait nous offrir, mais qu'il nous fallait quelque chose. Renversant un baquet et une cage à poulets vide, j'en fis deux sièges pour M. Jarvie et pour moi, et André, qui entra en ce moment, se tint debout en silence derrière nous. Les naturels du pays, comme je puis bien les appeler, nous regardaient d'un air qui exprimait qu'ils étaient confondus de notre assurance, et nous cachâmes de notre mieux, sous un air d'indifférence, l'inquiétude que nous avions en secret sur l'accueil que nous feraient ceux qui nous avaient précédés en ce lieu.

Enfin le moins grand des Highlanders, s'adressant à moi, me dit en bon anglais et d'un air de hauteur:

— Vous vous mettez à votre aise comme chez vous, monsieur!

— C'est ce que je fais toujours, répondis-je, quand je me trouve dans une maison ouverte au public.

— Et vous n'avez pas vu, dit le plus grand, par la branche placée à la porte, que des gentlemen ont pris la maison publique pour s'y occuper de leurs affaires privées?

— Je ne suis pas obligé de connaître les usages de ce pays, mais il me reste à apprendre comment trois personnes peuvent avoir le droit d'exclure tous les voyageurs de la seule auberge qui se trouve à plusieurs milles à la ronde.

— Cela n'est pas raisonnable, messieurs, dit M. Jarvie; nous ne voulons pas vous offenser, mais en conscience cela n'est pas raisonnable ni autorisé par la loi. Mais pour établir la bonne intelligence, si vous voulez partager avec nous un pot d'eau-de- vie, gens paisibles que nous sommes…

— Au diable votre eau-de-vie, monsieur, dit le Lowlander en enfonçant fièrement son chapeau sur sa tête; nous ne voulons ni de votre eau-de-vie ni de votre compagnie. En parlant ainsi il se leva: ses compagnons en firent autant et se parlèrent à mots entrecoupés, ajustant leurs plaids, et reniflant l'air comme font leurs compatriotes quand ils veulent se mettre en colère.

— Je vous ai prévenus de ce qui arriverait, messieurs, nous dit l'hôtesse avec humeur, et je devais vous le dire. Sortez de ma maison. Il ne sera pas dit que des gentilshommes seront troublés chez Jeannie Mac-Alpine si elle peut l'empêcher. Des rôdeurs anglais qui courent le pays pendant la nuit viendront déranger d'honnêtes gentilshommes qui boivent tranquillement au coin du feu!

Dans tout autre moment j'aurais pensé au proverbe latin:

Dat veniam carvis, vexat censura columbas.[109]

Mais ce n'était pas l'instant de faire une citation classique, car il me paraissait évident qu'on allait nous chercher querelle. Je m'en inquiétais peu pour moi-même, tant j'étais indigné de l'insolence de ces gens inhospitaliers, mais j'en étais fâché à cause de mon compagnon, dont les qualités physiques et morales n'étaient guère propres à mettre à fin une pareille aventure. Je me levai pourtant quand je vis les autres se lever, je me débarrassai de mon manteau pour être prêt à me mettre plus aisément sur la défensive.

— Nous sommes trois contre trois, dit le moins grand des deux Highlanders en jetant les yeux sur nous; si vous êtes des hommes, dégainons. En parlant ainsi il tira sa claymore et s'avança contre moi. Je me mis en défense sans craindre beaucoup l'issue de ce combat, comptant sur la supériorité de mon arme et sur ma science en escrime.

Le bailli m'imita avec plus de résolution que je ne l'en aurais cru capable.

Voyant le géant highlandais s'avancer contre lui l'arme haute, il secoua une ou deux fois la poignée de sa lame qu'il appelait sa _shabble[110], _et, la trouvant paresseuse à quitter le fourreau où la rouille la fixait depuis longtemps, il saisit un soc de charrue dont on s'était servi en guise de poker[111], et qui était complètement rouge. Il le fit brandir avec tant d'effet qu'il accrocha le plaid de son adversaire et le jeta sur le brasier. Celui-ci le ramassa aussitôt, et donna quelques instants de répit au bailli tandis qu'il s'occupait à éteindre le feu qui en consumait déjà une partie.

André, au contraire, qui aurait dû faire face au champion des Lowlands, je le dis à regret, avait trouvé le moyen de disparaître dès le commencement de la querelle. Mais son antagoniste, l'ayant vu s'enfuir, s'écria: — Partie égale! partie égale! et se contenta avec courtoisie de rester spectateur du combat.

Mon but était de désarmer mon ennemi; mais je n'osais en approcher de trop près, de crainte du dirk qu'il tenait de la main gauche et dont il se servait pour parer les coups que je lui portais, tandis qu'il m'attaquait de la droite. Cependant le bailli, malgré son premier succès, ne se défendait qu'avec beaucoup de peine. Le poids de l'arme dont il se servait, son embonpoint, et même sa colère, avaient déjà épuisé ses forces; il allait se trouver à la merci de son adversaire quand le dormeur, éveillé par le bruit des armes, se leva tout à coup, et, ayant porté les yeux sur lui, se jeta, l'épée nue d'une main et la targe de l'autre, entre le magistrat hors d'haleine et son assaillant:

— _Elle _a mangé le pain de la ville de Glascow, s'écria-t-il, et sur sa foi c'est elle qui se battra pour le bailli Sharvie dans le clachan d'Aberfoil. — Et joignant les actions aux paroles, cet auxiliaire inattendu fit siffler sa lame aux oreilles de son compatriote à la haute taille, qui lui rendit ses coups avec usure. Mais étant tous deux armés de targes, boucliers de bois doublés de cuivre et couverts de peau, qu'ils opposaient avec succès à leurs coups réciproques, il résultait de ce combat plus de bruit que de danger véritable. Il paraît au surplus que nos agresseurs nous avaient attaqués par bravade plutôt que dans le dessein sérieux de nous blesser; car l'habitant des Lowlands qui n'avait joué jusque-là que le rôle de spectateur commença alors à se charger de celui de médiateur.

— Allons, retenez vos bras! retenez vos bras! en voilà assez, en voilà bien assez! Ce n'est pas une querelle à s'ensuivre mort d'homme. Les étrangers se sont montrés hommes d'honneur, ils nous ont donné satisfaction. Je suis aussi chatouilleux que personne sur l'honneur, mais je n'aime pas à voir répandre le sang sans nécessité.

Je n'avais nul désir de prolonger la querelle, et mon adversaire paraissait également disposé à remettre son épée dans le fourreau. Le bailli haletant pouvait être regardé comme _hors de combat, _et nos deux autres champions du bouclier et de la claymore finirent le leur avec autant d'indifférence qu'ils l'avaient commencé.

— Maintenant, dit notre pacificateur, buvons de bon accord comme de braves compagnons. La maison est assez grande pour que nous y tenions tous, il me semble. Je propose que le gros petit homme qui a l'air essoufflé dans cette querelle paie un pot d'eau-de-vie, j'en paierai un autre par représailles, et pour le surplus nous ferons sonner chacun nos _bawbies _comme des frères.

— Et qui me paiera mon beau plaid tout neuf, où le feu a fait un trou par lequel une marmite passerait? dit le grand Highlander. A- t-on jamais vu un homme de bon sens prendre une pareille arme pour se battre?

— Que ce ne soit pas un obstacle à la paix, s'écria le magistrat qui avait enfin repris haleine et qui semblait disposé à jouir du triomphe de s'être conduit avec bravoure et à éviter la nécessité de recourir à une médiation douteuse. — Puisque j'ai fait la blessure, je saurai bien y appliquer l'emplâtre. Vous aurez un autre plaid, un des plus beaux, aux couleurs de votre clan. Dites- moi seulement où je dois vous l'envoyer de Glascow.

— Je n'ai pas besoin de vous nommer mon clan. Je suis du clan du roi, c'est une chose connue: mais vous n'avez qu'à prendre un échantillon de mon plaid… fi! fi! il sent comme une tête de mouton cuite à la fumée. Vous verrez par là l'espèce qu'il faut choisir. Un de mes cousins, un gentilhomme de Glascow qui doit aller vendre des oeufs à la Saint-Martin, ira le chercher chez vous. Mais, brave homme, la première fois que vous vous battrez, si vous avez quelque égard pour votre adversaire, que ce soit avec votre épée, puisque vous en portez une, et non pas avec des tisons et des ferrements rougis au feu, comme un Indien sauvage.

— En conscience, répondit M. Jarvie, chacun fait ce qu'il peut. Ma rapière n'a pas vu le jour depuis la bataille du pont de Bothwell. C'est feu mon père qui la portait alors, et je ne sais même pas trop s'il la mit au grand air, car le combat ne fut pas long. Quoi qu'il en soit, la lame a pris tant d'amitié pour le fourreau qu'il n'a pas été en mon pouvoir de l'en séparer; et voyant que vous m'attaquiez à l'improviste, j'ai saisi pour me défendre le premier outil qui m'est tombé sous la main. De bonne foi, le temps de se battre commence à passer pour moi, et cependant il ne faudrait pas qu'on me marchât sur le pied. Mais où est donc le brave garçon qui a pris si chaudement ma défense? Il faut qu'il boive un verre d'eau-de-vie avec nous, quand ce serait le dernier que je devrais boire de ma vie.

Le champion qu'il cherchait était devenu invisible. Il avait disparu, sans être observé de personne, à la fin de la querelle; mais à sa chevelure rousse et à ses traits sauvages j'avais déjà reconnu en lui notre ami Dougal, le porte-clefs fugitif de la prison de Glascow. J'en fis part à voix basse au bailli, qui me répondit sur le même ton: — Fort bien, fort bien! Je vois que celui que vous savez bien a eu raison de nous dire l'autre jour que ce Dougal a des éclairs de bon sens. Il faudra que je pense à quelque moyen de lui être utile.

Il s'assit alors sur la cage à poulets, et, respirant enfin plus librement: — La mère, dit-il à l'hôtesse, maintenant que je vois que mon sac n'est pas troué, comme j'avais d'assez bonnes raisons pour le craindre, je voudrais avoir quelque chose à y mettre.

Dès que la dame avait vu la querelle apaisée, son humeur avait fait place à la complaisance la plus empressée, et elle se mit sur-le-champ à nous préparer à souper. Rien ne me surprit davantage dans cette affaire que le calme avec lequel elle et toute sa famille en furent témoins. Elle cria seulement à une servante: — Fermez la porte! fermez la porte! blessé ou tué, que personne ne sorte avant que l'écot soit payé. Quant à ceux qui dormaient dans les lits placés le long des murs, ils ne firent que soulever un instant leur corps sans chemise, nous regardèrent et crièrent: _Oigh! oigh! _du ton proportionné à leur âge et à leur sexe, et se rendormirent, je crois, avant que les lames fussent remises dans le fourreau.

Cependant notre hôtesse ne perdit pas de temps pour nous préparer des aliments, et, à mon grand étonnement, elle nous servit un peu après un plat de venaison apprêté dans la poêle à frire de manière à satisfaire sinon des épicuriens, au moins des estomacs affamés. En attendant, on plaça l'eau-de-vie sur la table, et nos montagnards, malgré leur partialité pour l'_usquebaugh, _la fêtèrent convenablement. L'habitant des Lowlands, quand le verre eut fait la ronde une première fois, parut désirer de connaître notre profession et le motif de notre voyage.

— Nous sommes des citoyens de Glascow, dit le bailli d'un air d'humilité; nous nous rendons à Stirling pour y toucher quelque peu d'argent qui nous est dû.

Je fus assez sot, mon cher Tresham, pour me trouver humilié du compte que rendait M. Jarvie de notre prétendue situation; mais je me souvins que je lui avais promis de garder le silence et de le laisser conduire nos affaires comme il le jugerait à propos. Et de bonne foi, c'était bien le moins que je pusse faire pour un homme de son âge, qui, pour me rendre service, avait entrepris un voyage long, pénible, voyage qui, comme vous venez de le voir, n'était pas sans danger.

— Vous autres gens de Glascow, répondit son interlocuteur d'un air de dérision, vous ne faites que parcourir l'Écosse d'un bout à l'autre pour tourmenter de pauvres gens qui peuvent se trouver un peu en retard, comme moi.

— Si nos débiteurs vous ressemblaient, Garschattachin, en conscience, ils nous épargneraient cette peine, car je suis sûr qu'ils viendraient nous apporter eux-mêmes ce qu'ils nous doivent.

— Comment! vous savez mon nom! vous me connaissez!… Eh mais… eh oui! je ne me trompe pas: c'est mon ancien ami Nicol Jarvie, le plus brave homme qui ait jamais compté des couronnes sur une table, et qui en a prêté à plus d'un gentilhomme dans l'embarras. Et veniez-vous chez moi, par hasard? Alliez-vous passer le mont Endrick pour vous rendre à Garschattachin?

— Non, en vérité. Non, M. Galbraith, j'ai d'autres oeufs à cuire… Je sais bien que nous avons un petit compte à régler pour la rente que vous me…

— Au diable le compte et la rente! je ne songe pas aux affaires quand j'ai le plaisir de revoir un ami… Mais comme un _trot- cosey _et un joseph[112] changent un homme!… N'avoir pas reconnu mon ancien ami le diacre!

— Dites le bailli, s'il vous plaît. Mais je sais ce qui vous trompe: c'est feu mon père, de digne mémoire, qui était diacre; il se nommait Nicol, comme moi. Je ne me souviens pas que vous m'ayez payé les arrérages de la rente depuis son décès, et c'est là sans doute ce qui cause votre erreur.

— Eh bien, que le diable emporte l'erreur avec les arrérages! reprit Galbraith… Je suis enchanté que vous soyez bailli. Messieurs, attention! je porte la santé de mon excellent ami, du bailli Nicol Jarvie. Il y a vingt ans que je le connais ainsi que son père. Eh bien, avez-vous bu? Allons, une autre santé. Je bois à la prochaine nomination de Nicol Jarvie à la place de prévôt de Glascow. Entendez-vous? Je porte la santé du lord prévôt Nicol Jarvie. Et si quelqu'un me dit qu'il trouve dans toute la ville de Glascow un seul homme plus en état de remplir cette place, c'est à moi qu'il aura affaire; à moi, Duncan Galbraith de Garschattachin, et voilà tout. Et en parlant ainsi, il enfonça son chapeau de côté sur sa tête, d'un air de bravade.

L'eau-de-vie qu'il s'agissait de boire était probablement ce qui plaisait davantage aux deux Highlanders dans les santés qu'on venait de porter. Ils commencèrent une conversation dans leur langue avec M. Galbraith, qui la parlait couramment, son habitation étant voisine des Highlands.

— Je l'ai parfaitement reconnu en entrant, me dit tout bas M. Jarvie, mais dans le premier moment je ne savais pas trop comment il voudrait s'y prendre pour payer ses dettes: il se passera encore du temps avant qu'il le fasse sans y être forcé. Mais au fond c'est un brave homme, qui a un bon coeur. Il ne vient pas souvent au marché de Glascow, mais il m'envoie de temps en temps un daim avec des coqs de bruyère, et au bout du compte je puis me passer de cet argent. Mon père le diacre avait beaucoup d'égards pour la famille Galbraith.

Le souper étant prêt, je ne pensais alors qu'à André, mais personne n'avait vu ce fidèle et vaillant serviteur depuis son départ précipité. L'hôtesse me dit pourtant qu'elle croyait qu'il était dans l'écurie, mais qu'elle et ses enfants l'avaient appelé inutilement, sans en pouvoir obtenir de réponse. Elle m'offrit de m'éclairer si je voulais y aller, me disant que pour elle, elle ne se souciait pas d'y aller à une pareille heure. Elle était seule, et on savait bien comment le brownie de Ben-Ey-Gask avait égaré la bonne femme d'Ardnagowan.[113] Son écurie passait pour être hantée par un brownie, et c'est ce qui faisait qu'elle n'avait jamais pu conserver un garçon d'écurie.

Cependant elle prit une torche et me conduisit vers la misérable hutte sous laquelle nos pauvres chevaux se régalaient d'un foin dont chaque brin était plus dur que le tuyau d'une plume. Mais elle me prouva bientôt qu'elle avait eu, pour me faire quitter la compagnie, un autre motif qu'elle n'avait pas voulu faire connaître. — Lisez ceci, me dit-elle en arrivant à la porte de l'écurie et me mettant en mains un morceau de papier plié. Dieu soit loué! m'en voilà débarrassée! Ce que c'est pourtant que de vivre entre des soldats et des Saxons, entre des catérans et des voleurs de bestiaux! Une honnête femme vivrait plus tranquille dans l'enfer qu'aux frontières des Highlands.

En parlant ainsi, elle me remit sa torche et rentra dans la maison.

Chapitre XXIX.

La cornemuse et non la lyre
Réveille l'écho de nos monts:
Mac-Lean et Gregor, ce sont là les seuls noms
Dont chaque montagnard s'inspire.

Réponse de John Cooper à Allan Ramsay.

Je m'arrêtai à l'entrée de l'écurie, si l'on peut donner ce nom à un endroit où les chevaux étaient avec les chèvres, les vaches, les poules et les cochons, sous le même toit que le reste de la maison, quoique, par un raffinement inconnu dans le reste du hameau, et qui, comme je l'appris plus tard, faisait accuser d'orgueil notre hôtesse Jeannie Mac-Alpine, cette division de l'appartement eût une autre entrée que celle des pratiques bipèdes. À la lueur de ma torche, je dépliai mon billet qui était écrit sur un chiffon de papier sale et humide et qui portait pour adresse: — Pour être remis à l'honorable F.-O., jeune gentilhomme anglais. — Il contenait ce qui suit:

«Monsieur,

Il y a aujourd'hui beaucoup d'oiseaux de proie nocturnes dans les champs, ce qui m'empêche de vous aller joindre ainsi que mon estimable parent B. N. J., au clachan d'Aberfoil, comme je me le proposais. Je vous engage à n'avoir avec les gens que vous y trouverez que les communications indispensables. La personne qui vous remettra ce billet est fidèle, et vous conduira dans un endroit où, avec la grâce de Dieu, je pourrai vous voir sans danger. Vous pouvez vous y fier. J'espère que mon parent et vous viendrez visiter ma pauvre maison: je vous y ferai faire aussi bonne chère qu'il est possible à un Highlander, et nous porterons solennellement la santé d'une certaine D. V.; nous parlerons aussi de certaines affaires dans lesquelles je me flatte de pouvoir vous être utile. En attendant je suis, comme c'est l'usage entre gentilshommes, votre humble serviteur,

R. M. C.»

Je ne fus pas très satisfait de cette lettre, qui ajournait à un temps plus reculé et à un lieu plus éloigné un service que je comptais recevoir sans plus de retard et dans le lieu où j'étais. C'était pourtant une consolation pour moi d'y lire l'assurance que celui qui m'écrivait conservait toujours le désir de m'être utile, car sans lui je n'avais pas la moindre espérance de retrouver les papiers de mon père. Je résolus donc de suivre ses instructions, de me conduire avec précaution devant les étrangers, et de saisir la première occasion favorable pour demander à l'hôtesse comment je pourrais arriver jusqu'à ce mystérieux personnage.

J'appelai alors André à haute voix sans recevoir aucune réponse. Je le cherchai dans tous les coins de l'écurie, la torche à la main, non sans courir le risque d'y mettre le feu, si la quantité de fumier humide n'avait été un préservatif suffisant pour quatre ou cinq bottes de foin que les animaux se disputaient. Enfin, ma patience étant à bout, je l'appelai de nouveau en lui prodiguant toutes les épithètes que la colère put me suggérer. André Fairservice, André, imbécile! âne! où êtes-vous? J'entendis en ce moment une sorte de gémissement lugubre qu'on aurait pu attribuer au brownie lui-même. Guidé par le son, j'avançai vers l'endroit d'où ce bruit m'avait semblé partir, et je trouvai l'intrépide André blotti entre le mur et deux immenses tonneaux remplis de plumes de volailles immolées au bien public et à l'intérêt de l'hôtesse depuis quelques mois. Il fallut joindre la force aux exhortations pour le tirer de sa retraite et le conduire au grand jour.

— Monsieur, monsieur, me dit-il tandis que je l'entraînais, je suis un honnête garçon.

— Qui diable met votre honnêteté en doute? Mais nous allons souper, et il faut que vous veniez nous servir.

— Oui, répéta-t-il sans paraître avoir entendu ce que je venais de lui dire, je suis un honnête garçon, quoi qu'en puisse dire M. Jarvie. Je conviens que le monde et les biens du monde me tiennent au coeur, et bien certainement il y en a plus d'un qui pense comme moi. Mais je suis un honnête garçon; et, quoique j'aie parlé de vous quitter en chemin, Dieu sait que cela était bien loin de ma pensée, et je le disais comme tout ce qu'on dit dans l'occasion pour tâcher de faire pencher la balance de son côté. Oui, je suis attaché à Votre Honneur, quoique vous soyez bien jeune, et je ne vous quitterais pas pour de légères raisons.

— Où diable en voulez-vous venir? Tout n'a-t-il pas été réglé à votre satisfaction? Avez-vous dessein de me parler de me quitter à chaque instant du jour sans rime ni raison?

— Oh! mais jusqu'à présent je ne faisais que semblant, mais en ce moment c'est tout de bon. En un mot, perte ou gain, je n'oserais accompagner Votre Honneur plus avant. Si vous voulez suivre le conseil d'un pauvre homme, contentez-vous d'un rendez-vous manqué sans vous aventurer davantage. J'ai une sincère affection pour vous, et je suis sûr que vos parents m'en sauront gré s'ils vous voient jeter votre gourme et devenir sensé et raisonnable. Mais je ne puis vous suivre plus loin, quand vous devriez périr en chemin faute de guide et de bons avis. C'est tenter la Providence que de vouloir aller dans le pays de Rob-Roy.

— Rob-Roy! m'écriai-je avec surprise; je ne connais personne de ce nom. Que veut dire cette nouvelle invention, André?

— Il est dur, dit André, il est bien dur qu'un honnête homme ne puisse être cru quand il dit la vérité, uniquement parce qu'il ment par-ci par-là quand il y a nécessité de le faire… Vous n'avez pas besoin de me demander qui est Rob-Roy, le voleur qu'il est!… Dieu me préserve! j'espère que personne ne m'entend… puisque vous avez une lettre de lui dans votre poche. J'ai entendu un de ses gens dire à notre grande dégingandée d'hôtesse de vous la remettre. Ils croyaient que je n'entendais pas leur jargon; mais j'en sais plus long qu'on ne pense. Je ne comptais pas vous en parler; c'est la peur… c'est l'intérêt que je vous porte qui me tire les paroles du gosier. Ah! M. Frank, toutes les folies de votre oncle, toutes les frasques de vos cousins ne sont rien en comparaison de ce que vous allez faire! Buvez du vin comme sir Hildebrand; commencez la sainte journée en vidant une bouteille d'eau-de-vie comme squire Percy; cherchez dispute à tout le monde comme squire Thorncliff; courez les filles comme squire John; jouez et pariez comme squire Richard; gagnez les âmes au pape et au diable comme Rashleigh; jurez, volez, n'observez point le sabbat, enfin soyez papiste autant que tous vos cousins ensemble; mais pour l'amour du ciel, ayez pitié de vous-même, et tenez-vous le plus loin possible de Rob-Roy.

Les alarmes d'André étaient exprimées trop naturellement pour que je pusse les regarder comme une feinte. Je me contentai de lui dire que je comptais passer la nuit dans cette auberge, et qu'il eût bien soin de nos chevaux. Quant au reste, je lui ordonnai de garder le plus profond silence sur ses craintes, en l'assurant qu'il pouvait compter que je ne m'exposerais pas imprudemment à aucun danger. Il me suivit dans la maison d'un air consterné, murmurant entre ses dents: — Il faut songer aux hommes avant d'avoir soin des bêtes. De toute cette bienheureuse journée je n'ai mis sous ma dent que les deux cuisses de ce vieux coq de bruyère.

L'harmonie de la compagnie paraissait avoir souffert une interruption depuis mon départ, car je trouvai M. Galbraith et mon ami M. Jarvie se querellant et fort échauffés.

— Je ne puis entendre parler ainsi, disait le banquier lorsque j'entrai, ni du duc d'Argyle ni du nom de Campbell. Le duc est un digne seigneur, plein d'esprit, l'ami et le bienfaiteur du commerce de Glascow.

— Je ne dirai rien contre Mac-Callum-More ni contre Slioch-nan-
Diarmid[114], dit le moins grand des deux Highlanders. Je ne suis
pas de ce côté de Glencroe où l'on peut chercher querelle à
Inverrara.

— Jamais notre loch ne vit les Lymphades[115] des Campbell, dit le plus grand. Je puis lever la tête et parler sans rien craindre. Je ne me soucie pas plus des Cawmil que des Cowan, et vous pouvez dire à Mac-Callum-More que c'est Allan Iverach qui l'a dit: il y a loin d'ici à Lochow[116].

M. Galbraith, dont l'eau-de-vie qu'il avait bue coup sur coup avait échauffé la tête, frappa du poing sur la table avec violence et s'écria: — Cette famille doit un compte de sang, et il faudra qu'elle le rende. Les os du brave, du loyal Grahame s'agitent et crient vengeance au fond du cercueil contre ce duc et tout son clan. Jamais il n'y a eu de trahison en Écosse que quelque Cawmil ne s'en soit mêlé. Et maintenant que les méchants ont le dessus, ce sont encore les Cawmil qui les soutiennent. Mais cela ne durera plus longtemps; il sera temps d'aiguiser la Pucelle[117] pour raser les têtes sur les épaules. Oui, oui, nous verrons la vieille fille se dérouiller par une moisson sanglante.

— Fi donc, Galbraith! s'écria le bailli, fi donc, monsieur! Pouvez-vous parler ainsi devant un magistrat et risquer de vous attirer de mauvaises affaires? Comment pouvez-vous soutenir votre famille et satisfaire vos créanciers (moi et les autres), si vous agissez de manière à attirer sur vous la rigueur des lois au grand préjudice de tous ceux qui ont des liaisons avec vous?

— Au diable mes créanciers, et vous tout le premier si vous êtes du nombre! Je vous dis que nous aurons bientôt du changement. Les Cawmil ne mettront plus leur chapeau si fièrement sur leur tête; ils n'enverront plus leurs chiens où ils n'oseraient se montrer eux-mêmes; ils ne protégeront plus les brigands, les meurtriers, les oppresseurs; ils ne les exciteront plus à piller et à attaquer des gens qui valent mieux qu'eux, des clans plus loyaux que le leur.

M. Jarvie ne semblait pas vouloir renoncer à la discussion; mais le fumet d'un plat de venaison, que l'hôtesse mit en ce moment sur la table, opéra une diversion heureuse. S'armant d'un couteau tranchant, il dirigea une nouvelle attaque de ce côté, et laissa aux étrangers le soin de continuer le débat.

— Et cela est vrai, dit le plus grand des deux Highlanders, qui s'appelait Stuart, comme je l'appris ensuite. Nous ne serions pas ici aux aguets pour nous saisir de Rob-Roy si les Cawmil ne lui avaient donné retraite. J'avais un jour avec moi trente hommes de mon nom, les uns venant de Glenfinlas, les autres d'Appine. Nous chassâmes les Mac-Gregor, comme on chasse un daim, jusqu'à ce que nous arrivâmes dans la contrée de Glenfalloch. Là, les Cawmil nous arrêtèrent par ordre de Mac-Callum-more, et nous empêchèrent de les poursuivre plus loin, de sorte que nos pas furent perdus. Mais je donnerais bien quelque chose pour être aussi près de Rob-Roy que je l'étais ce jour-là.

Il semblait par malheur que chaque nouveau discours dût contenir quelque chose d'offensant pour mon ami le bailli. — Vous m'excuserez de vous dire ce que je pense, monsieur, répliqua-t-il; mais vous pourriez bien donner votre meilleure toque pour être toujours aussi loin de Rob-Roy que vous l'êtes en ce moment. — Certes! mon fer rouge n'est rien auprès de sa claymore!

— Elle[118] ferait mieux de ne plus parler de son soc[119], ou, par Dieu, je lui ferais rentrer les paroles dans le gosier avec deux doigts de cet acier, dit le plus grand des deux Highlanders en portant la main à sa dague d'un air sinistre et menaçant.

— Non, non, dit le plus petit, pas de querelles, Allan! Si l'homme de Glascow prend intérêt à Rob-Roy, il pourra bien avoir le plaisir de le voir ce soir lié et garrotté, et demain matin faisant des gambades au bout d'une corde. Ce pays en a été assez tourmenté; sa course est finie… Mais il est temps d'aller rejoindre nos gens.

— Un moment, un moment, Inverashalloch, s'écria Galbraith, souvenez-vous du vieux proverbe, ami. — C'est une fière lune, dit Bennygask; une autre pinte, dit Lesley, nous ne partirons pas sans une autre chopine.[120]

— J'ai eu assez de chopines, répondit Inverashalloch; je ne recule jamais pour boire avec un ami ma pinte d_'usquebaugh _ou d'eau-de-vie; mais du diable si je bois un coup de trop quand j'ai une affaire pour le lendemain matin. Et à mon avis, major Galbraith, vous feriez mieux de songer à faire entrer de nuit votre troupe dans le clachan, afin d'être tous prêts à partir.

— Et pourquoi diable tant se presser? bons mets et bonne boisson n'ont jamais nui à la besogne. Et si l'on m'avait écouté, du diable si l'on vous eût fait descendre de vos montagnes pour nous aider. La garnison et notre cavalerie auraient bien suffi pour arrêter Rob-Roy. Voilà le bras qui l'étendra par terre, ajouta-t- il en levant la main, et il n'a pas besoin pour cela de l'aide d'un Highlander.

— Il fallait donc nous laisser où nous étions, dit Inverashalloch: je ne suis pas venu de soixante milles sans en avoir reçu l'ordre. Mais, si vous voulez savoir mon opinion, vous devriez moins jaser si vous avez dessein de réussir. Un homme averti en vaut deux, et c'est ce qui peut arriver à l'égard de celui que vous savez. Le moyen d'attraper un oiseau n'est pas de lui jeter votre chapeau. Ces messieurs ont entendu des choses qu'ils n'auraient pas dû entendre si vous n'aviez dans la tête quelques coups d'eau-de-vie de trop. Vous n'avez besoin de mettre votre chapeau sur l'oreille, major Galbraith; il ne faut pas croire que vous me fassiez peur.

— J'ai dit que je ne me querellerais plus d'aujourd'hui, dit le major avec cet air de gravité solennelle que prend quelquefois un ivrogne, et je tiendrai ma parole. Quand je ne serai pas de service, je ne crains ni vous ni personne dans les Highlands ou les Lowlands; mais je respecte le service. Je voudrais bien voir arriver ces Habits-Rouges. S'il s'agissait de faire quelque chose contre le roi Jacques, ils seraient ici depuis longtemps, mais, quand il n'est question que de maintenir la tranquillité du pays, ils dorment sur les deux oreilles.

Il parlait encore lorsque nous entendîmes la marche mesurée d'une troupe d'infanterie, et un officier suivi de deux ou trois soldats entra dans la chambre où nous étions. Sa voix me fit entendre l'accent anglais, qui me fut agréable après le mélange du jargon des Highlands et des Lowlands dont je venais d'être fatigué.

— Je présume, monsieur, que vous êtes M. Galbraith; major de la milice du comté de Lennox, et que ces messieurs sont les deux gentilshommes des Highlands que je dois trouver ici?

On lui répondit qu'il ne se trompait pas, et on lui proposa de prendre quelques rafraîchissements, ce qu'il refusa.

— Je me trouve un peu en retard, messieurs, leur dit-il, et il faut réparer le temps perdu. J'ai ordre de chercher et d'arrêter deux personnes coupables de trahison.

— Je lave mes mains de cela, dit Inverashalloch; je suis venu ici avec mon clan, pour me battre contre Rob-Roy Mac-Gregor, qui a tué, à Invernenty, Duncan Maclaren, mon cousin au septième degré; quant à ce que vous pouvez avoir à faire contre d'honnêtes gentilshommes qui peuvent parcourir le pays pour leurs affaires, je ne m'en mêle point.

— Ni moi non plus, dit Iverach.

Le major Galbraith prit la chose plus sérieusement, et après avoir fait un hoquet pour exorde, il prononça le discours suivant:

— Je ne dirai rien contre le roi George, capitaine, parce que, comme le fait est, ma commission est en son nom. Mais si ma commission est bonne, capitaine, ce n'est pas à dire que les autres soient mauvaises; et, au dire de bien des gens, le nom de Jacques est tout aussi bon que celui de George. D'un côté, c'est le roi… le roi qui est roi de fait; de l'autre, c'est celui qui devrait l'être par le droit; et je dis qu'on peut être loyal envers l'un et l'autre, capitaine. Ce n'est pas que je ne sois de votre avis pour le moment, capitaine, comme cela convient à un major de milice. Mais quant à la trahison et tout ce qui s'ensuit, c'est du temps perdu que d'en parler: moins on en dit, mieux cela vaut.

— Je vois avec regret, messieurs, dit le capitaine, la manière dont vous avez employé votre temps. Les raisonnements du major se ressentent de la liqueur qu'il a bue, et j'aurais désiré que, dans une occasion de cette importance, vous eussiez agi autrement. Vous feriez bien de vous jeter sur un lit pendant une heure. Ces messieurs sont sans doute de votre compagnie? ajouta-t-il en jetant un coup d'oeil sur M. Jarvie et sur moi, qui, encore occupés de notre souper, n'avions pas fait attention à l'officier.

— Ce sont des voyageurs, capitaine, dit Galbraith, des voyageurs légitimés par mer et par terre, comme dit le livre de prières.

Le capitaine s'approcha de nous avec une lumière pour nous mieux voir. — Je suis chargé, dit-il, par mes instructions, d'arrêter un jeune homme et un homme plus âgé; or, ces deux messieurs me paraissent répondre au signalement donné.

— Prenez garde à ce que vous dites, monsieur, s'écria M. Jarvie: ne croyez pas que votre habit rouge et votre chapeau galonné puissent vous protéger. J'intenterai contre vous une action en diffamation, en détention arbitraire. Je suis bourgeois de Glascow, monsieur… magistrat, monsieur… mon nom est Nicol Jarvie; c'était celui de mon père avant moi. Je suis bailli, et mon père, Dieu veuille avoir son âme! était diacre.

— C'était un chien aux oreilles coupées[121], dit le major
Galbraith, et il s'est bravement battu contre le roi à Bothwell-
Brigg.

— Il payait ce qu'il devait, M. Galbraith, dit M. Jarvie, et il payait ce qu'il achetait: c'était un plus honnête homme que celui qui se trouve sur vos jambes.

— Je n'ai pas le temps d'écouter tout cela, dit l'officier. Messieurs, vous êtes mes prisonniers, à moins que vous ne me présentiez des personnes respectables qui me répondent que vous êtes des sujets loyaux.

— Conduisez-moi devant un magistrat civil, répliqua le bailli, devant le shériff ou le juge de ce canton. Je ne suis pas obligé de répondre à chaque Habit-Rouge qui voudra me faire des questions.

— Fort bien! monsieur, je sais comment il faut se conduire avec les gens qui ne veulent point parler. Se tournant alors vers moi: — Et vous, monsieur, me dit-il, vous plaira-t-il de me répondre? quel est votre nom?

— Frank Osbaldistone, monsieur.

— Quoi! fils de sir Hildebrand Osbaldistone, du Northumberland?

— Non, monsieur, interrompit M. Jarvie, fils de William
Osbaldistone, chef de la grande maison de commerce Osbaldistone et
Tresham de Crane-Alley, à Londres.

— J'en suis fâché, monsieur; mais ce nom augmente les soupçons que j'avais déjà conçus, et me met dans la nécessité de vous prier de me remettre tous les papiers que vous pouvez avoir.

Je remarquai qu'à ces mots les deux Highlanders se regardèrent d'un air d'inquiétude. — Je n'en ai aucun, lui répondis-je.

L'officier ordonna qu'on me désarmât et qu'on me fouillât; la résistance aurait été un acte de folie: je remis donc mes armes, et je me soumis à la recherche, qui fut faite avec autant de politesse qu'on peut en mettre dans une semblable opération. On ne trouva sur moi que le billet que je venais de recevoir.

— Ce n'est pas à cela que je m'attendais, dit l'officier, mais j'y trouve un motif pour vous retenir prisonnier; car je vois que vous entretenez une correspondance par écrit avec ce brigand proscrit, Robert Mac-Gregor Campbell, communément nommé Rob-Roy, qui est depuis si longtemps le fléau de ce district. Qu'avez-vous à dire à cela, monsieur?

— Des espions de Rob! s'écria Inverashalloch: si l'on veut leur rendre justice, il faut les accrocher au premier arbre.

— Nous sommes partis de Glascow, dit M. Jarvie, pour aller toucher de l'argent qui nous est dû. Je ne connais pas de loi qui défende à un homme de toucher ce qui lui est dû. Quant à ce billet, il est tombé par accident entre les mains de mon ami.

— Comment cette lettre s'est-elle trouvée dans votre poche? me demanda l'officier.

Je ne pouvais me résoudre à trahir la confiance de la bonne femme qui me l'avait remise, de sorte que je gardai le silence.

— Pourriez-vous m'en rendre compte, mon camarade? dit l'officier à André, qui était debout derrière nous, et dont les dents claquaient comme des castagnettes depuis qu'il avait entendu la menace des Highlanders.

— Oh! sans doute, général, sans doute, je puis vous dire tout. C'est un homme des Highlands qui a remis cette lettre à cette rusée de bonne femme. Je puis jurer que mon maître n'en savait rien…

— Moi! dit l'hôtesse: on m'a remis une lettre pour un homme qui était chez moi; il a bien fallu que je la rendisse. Dieu merci, je ne sais ni lire ni écrire, et…

— Personne ne vous accuse, bonne femme, taisez-vous. Continuez, mon ami.

— J'ai tout dit, monsieur l'Habit-Rouge, si ce n'est que, comme je sais que mon maître a envie d'aller voir ce damné de Rob-Roy, vous feriez un acte de charité de l'en empêcher et de le renvoyer à Glascow, bon gré mal gré. Quant à M. Jarvie, vous pouvez le garder aussi longtemps que vous le voudrez: Il est assez riche pour payer toutes les amendes auxquelles vous le condamnerez, et mon maître aussi. Pour moi, Dieu me préserve! je ne suis qu'un pauvre jardinier, et je ne vaux pas le pain que vous me feriez manger en prison.

— Ce que j'ai de mieux à faire, dit l'officier, c'est d'envoyer ces trois messieurs au quartier général sous bonne escorte. Ils paraissent en correspondance directe avec l'ennemi, et je me trouverais responsable si je les laissais en liberté. Messieurs, vous voudrez bien vous regarder comme mes prisonniers. Dès que le jour paraîtra, je vous ferai conduire en lieu de sûreté. Si vous êtes réellement ce que vous prétendez être, on en aura bientôt la preuve, et un jour ou deux de détention ne seront pas un grand malheur. Je n'écouterai aucune remontrance, ajouta-t-il en tournant le dos au bailli, dont il voyait la bouche s'ouvrir pour lui répondre; le service dont je suis chargé ne me permet pas d'entrer dans des discussions inutiles.

— Fort bien, monsieur, fort bien! dit M. Jarvie: vous pouvez jouer maintenant de votre violon tant qu'il vous plaira, mais je vous réponds que je saurai vous faire danser avant qu'il soit peu.

L'officier et les Highlanders tinrent alors une espèce de conseil privé, mais ils parlèrent si bas qu'il me fut impossible de rien entendre de ce qu'ils disaient. Quelques instants après ils sortirent tous, ayant l'attention de nous laisser à la porte une garde d'honneur.

— Ces montagnards, me dit le bailli quand ils furent partis, sont des clans de l'ouest. Si ce qu'on en dit est vrai, ils ne valent pas mieux que leurs voisins; s'ils viennent se battre contre Rob, c'est pour satisfaire quelque ancienne animosité, et c'est pour la même raison que Galbraith vient ici avec les Grahame et les Buchanan du comté de Lennox. Je ne les blâme pas trop. Personne n'aime à perdre ses vaches. Et puis voilà une troupe de soldats, pauvres diables! qui sont obligés de tourner à droite ou à gauche, comme on le leur commande, sans savoir pourquoi. Le pauvre Rob aura joliment du fil à retordre au point du jour. Il ne convient pas à un magistrat de rien désirer contre le cours de la justice, mais il me serait bien difficile d'être fâché d'apprendre qu'il leur ait donné à tous sur les oreilles.

Chapitre XXX.

Écoute, général, et regarde-moi bien;
Je ne suis qu'une femme, et tu penses peut-être
Pouvoir m'intimider. Apprends à me connaître:
Vois si, dans mon malheur, je tremble devant toi,
Si je laisse échapper quelque marque d'effroi.
Crains plutôt la fureur qui déchire mon âme.

BONDUCA.

Nous nous arrangeâmes pour passer la nuit aussi bien que le permettait la misérable chambre où nous nous trouvions. Le bailli, fatigué de son voyage et des scènes qui venaient de se passer, et moins intéressé au résultat de notre détention qui ne pouvait avoir pour lui d'autre inconvénient qu'une très courte retraite, d'ailleurs moins difficile sur la bonté ou la propreté de son lit, se jeta sur une des crèches qu'on voyait le long des murs et m'annonça bientôt par un ronflement sonore qu'il dormait profondément. Pour moi, je restai assis près de la table, et, appuyant la tête sur mes bras, je ne goûtai qu'un sommeil interrompu. Je compris, aux discours du sergent et du piquet en station à la porte, qu'il y avait du doute et de l'hésitation dans les mouvements des troupes. On faisait partir des détachements pour obtenir des informations, et ils revenaient sans avoir pu s'en procurer. Le capitaine paraissait inquiet, il faisait partir de nouvelles escouades, et quelques-unes ne revenaient pas au clachan ou village.

Dès les premiers rayons du jour, un caporal et deux soldats entrèrent d'un air de triomphe, traînant après eux un montagnard qu'ils avaient arrêté et qu'ils amenaient au capitaine. Je le reconnus sur-le-champ pour Dougal, notre ci-devant porte-clefs. M. Jarvie, que le bruit qu'ils firent en entrant éveilla, se frotta les yeux, le reconnut aussi et s'écria:

— Que Dieu me pardonne, c'est ce pauvre Dougal qu'ils ont arrêté! Capitaine, je vous donne mon cautionnement, un cautionnement suffisant pour Dougal.

Cette offre généreuse était certainement dictée par la reconnaissance que conservait le bon magistrat du zèle avec lequel Dougal avait embrassé sa querelle dans le combat qu'il avait soutenu contre Inverashalloch. Mais le capitaine ne lui répondit qu'en le priant de ne se mêler que des affaires qui le regardaient et de songer qu'il était lui-même prisonnier en ce moment.

— M. Osbaldistone, s'écria le bailli qui connaissait mieux les formes des lois civiles que celles de la jurisprudence militaire, je vous prends à témoin qu'il a refusé un cautionnement suffisant. Il est indubitable que Dougal aura contre lui une action en dommages et intérêts pour détention arbitraire, et bien certainement j'aurai soin que justice lui soit rendue.

L'officier, dont j'appris alors que le nom était Thornton, ne prêta aucune attention aux discours et aux menaces de M. Jarvie, et, faisant subir un interrogatoire très sévère à son prisonnier, parvint à en tirer successivement, quoique en apparence malgré lui, l'aveu qu'il connaissait Rob-Roy, qu'il l'avait vu l'année dernière… il y avait trois mois… la semaine dernière… la veille… enfin qu'il n'y avait qu'une heure qu'il l'avait quitté. Tous ces aveux échappaient l'un après l'autre à Dougal et ne semblaient arrachés que par la vue d'une corde que le capitaine Thornton jurait de faire servir pour le pendre à une branche d'arbre, s'il ne répondait catégoriquement à toutes ses questions.

— Maintenant, dit l'officier, dites-moi combien d'hommes votre maître a avec lui en ce moment.

Dougal, en promenant ses regards de tous côtés, excepté celui où se trouvait le capitaine, répondit qu'elle ne pouvait être sûre de cela.

— Regardez-moi, chien de Highlander, et souvenez-vous que votre vie dépend de votre réponse. Combien de coquins ce misérable proscrit avait-il avec lui quand vous l'avez quitté?

— Ah! il n'en avait que six sans me compter.

— Et qu'a-t-il fait du reste de ses bandits?

— Ils sont allés avec le lieutenant faire une expédition contre les clans de l'ouest.

— Contre les clans de l'ouest? Hé! cela est assez probable! et que veniez-vous faire dans ces environs?

— Moi, Votre Honneur! ah! je venais en me promenant voir ce que
Votre Honneur faisait dans le clachan avec les Habits-Rouges.

— Je crois, me dit M. Jarvie, qui était venu se placer derrière moi, je crois que ce coquin va se montrer faux frère. Je suis bien aise de ne pas m'être mis plus en frais pour lui.

— Maintenant, mon cher ami, dit le capitaine, entendons-nous bien. Vous venez d'avouer que vous êtes venu ici comme espion, et par conséquent vous méritez d'être pendu au premier arbre. Mais si vous voulez me rendre un service, je vous en rendrai un autre. J'ai deux mots à dire à votre chef pour une affaire sérieuse; conduisez-moi avec ma troupe à l'endroit où vous l'avez laissé, et alors je vous rendrai la liberté et vous donnerai cinq guinées par-dessus le marché.

— Oh! s'écria Dougal en se tordant les bras d'un air de détresse, je ne puis faire cela. J'aime mieux être pendu.

— Eh bien, vous le serez, mon cher ami. Que votre sang retombe sur votre tête! Caporal Cramp, soyez le grand prévôt du camp, et expédiez-moi ce coquin.

Le caporal s'était placé depuis quelques instants en face de Dougal, tenant en mains une corde qu'il avait trouvée dans un coin de la chambre et qu'il lui montrait avec affectation en y formant un noeud coulant. Dès que l'ordre fatal fut donné, il la lui jeta autour du cou, et à l'aide de deux soldats se mit en devoir de l'entraîner hors de la chambre.

Dougal, effrayé de voir la mort de si près, s'écria comme il se trouvait déjà sur le seuil de la porte: — Un moment, messieurs, un moment… Mais arrêtez donc! elle consent à faire ce que Son Honneur exige.

— Emmenez cette créature, s'écria le bailli, il mérite vingt fois d'être pendu! Emmenez-le donc, caporal! pourquoi ne l'emmenez-vous pas?

— Brave homme, répondit le caporal, c'est mon avis et mon opinion que si j'étais chargé de vous conduire à la potence, du diable si vous seriez si pressé!

Cet _aparté _m'empêcha de faire attention à ce qui se passa entre le capitaine et son prisonnier. Mais j'entendis alors celui-ci dire d'un ton tout à fait subjugué: — Et vous me laisserez aller dès que je vous aurai conduit où est Rob-Roy, sur votre conscience?

— Je vous en donne ma parole, vous serez libre à l'instant. Caporal, que la troupe se range en ordre de bataille. Et vous, messieurs, vous nous suivrez; j'ai besoin de tout mon monde, je ne puis laisser personne pour vous garder.

En un clin d'oeil la troupe fut sous les armes et prête à marcher. On nous emmena comme prisonniers avec Dougal. En sortant du cabaret, j'entendis notre nouveau compagnon de captivité rappeler au capitaine la promesse qu'il lui avait faite de lui donner cinq guinées.

— Les voici, répondit l'officier en lui mettant dans la main cinq pièces d'or: mais songez bien, misérable, que, si vous essayez de me tromper, je vous fais sauter le crâne de ma propre main.

— Ce vaurien, me dit M. Jarvie, est cent fois pire que je l'avais jugé. C'est un traître, une perfide créature! Oh! cette soif du lucre! cette soif du lucre! que de choses elle fait faire! feu le diacre, mon digne père, avait coutume de dire que l'argent perdait plus d'âmes que le fer ne tuait de corps.

L'hôtesse s'avança alors, et demanda le paiement de l'écot en y comprenant tout ce qu'avaient bu le major Galbraith et les deux montagnards. Le capitaine dit que cela ne le regardait point. Mais mistress Mac-Alpine lui répliqua que si elle n'avait su qu'ils attendaient Son Honneur, elle ne leur aurait pas fait crédit; qu'elle ne reverrait peut-être jamais M. Galbraith, ou que si elle le revoyait elle n'en serait pas plus riche; qu'elle était une pauvre veuve, et qu'elle n'avait pour vivre que le produit de son auberge.

Le capitaine Thornton coupa court à ses lamentations en lui payant le mémoire, qui ne montait qu'à quelques shillings d'Angleterre, quoiqu'il présentât un total formidable en monnaie du pays. Il voulait même généreusement payer la portion qui était à la charge de M. Jarvie et à la mienne; mais le bailli, sans égard pour l'avis de l'hôtesse qui lui disait tout bas: — Laissez-le faire, laissez-le faire, laissez payer les chiens d'Anglais, ils nous tourmentent assez! demanda qu'on fit la distraction de la portion de la dette qui nous concernait et l'acquitta sur-le-champ. Le capitaine saisit cette occasion pour nous faire avec civilité quelques excuses de notre détention. — Si vous êtes, comme je l'espère, nous dit-il, des sujets du roi loyaux et paisibles, vous ne regretterez pas un jour perdu quand le bien de son service l'exige: dans le cas contraire, je ne fais que mon devoir.

Il fallut bien nous contenter de cette apologie, et nous le suivîmes, quoique fort à contre-coeur.

Je n'oublierai jamais la sensation délicieuse que j'éprouvai quand, en sortant de l'atmosphère épaisse, étouffante et enfumée de la hutte des Highlands où nous avions si désagréablement passé la nuit, je pus respirer l'air frais du matin et voir les rayons brillants du soleil levant, qui, sortant d'un tabernacle de nuages d'or et de pourpre, éclairait le paysage le plus pittoresque qui eût jamais ravi mes yeux. À gauche était la vallée dans laquelle le Forth serpentait vers l'orient et entourait une belle colline de la guirlande formée par les arbres de ses bords. À droite, au milieu d'une profusion de taillis, de monticules et de roches sauvages, s'étendait le lit d'un grand lac que l'haleine de la brise du matin soulevait doucement en petites vagues dont chacune étincelait à son tour par le reflet des rayons du soleil. De hautes montagnes, des rocs escarpés et des rives sur lesquelles se balançaient les branches mobiles du bouleau et du chêne servaient de limites à cette ravissante nappe d'eau; le frémissement harmonieux du feuillage de ces arbres brillant au soleil donnait aussi à cette solitude une espèce de vie et de mouvement. L'homme seul semblait dans un état d'infériorité au milieu d'une scène où tous les traits de la nature étaient pleins de grandeur et de majesté. Les misérables huttes, appelées _bourochs _par le bailli, au nombre de douze environ, qui composaient le village ou le clachan d'Aberfoil, étaient construites de pierres jointes ensemble avec de la terre au lieu de mortier, et couvertes de gazon jeté sans soin sur des branches d'arbres coupées dans les forêts voisines. Les toits en descendaient presque à terre, de sorte qu'André nous dit qu'il aurait été possible, la nuit précédente, que nous eussions pris ces cabanes pour de petits monticules et que nous ne nous fussions aperçus que nous étions sur des maisons que lorsque les jambes de nos chevaux auraient passé au travers du toit.

D'après tout ce que nous vîmes, nous pûmes juger que la maison de mistress Mac-Alpine, qui nous avait paru si misérable, était comparativement la plus belle du hameau; et si ma description, mon cher Tresham, vous donne envie d'en juger par vos yeux, je présume que vous trouverez encore les choses à peu près dans le même état, car les Écossais sont un peuple qui ne se livre pas facilement aux innovations, même quand elles ont pour but d'améliorer leur sort.[122]

Notre départ donna l'éveil aux habitants de ces tristes demeures, et plus d'une vieille femme vint faire une reconnaissance sur sa porte entrouverte. En voyant ces sibylles, la tête couverte d'un bonnet de laine d'où s'échappaient quelques mèches de cheveux gris, leur visage ridé, leurs longs bras, en les entendant s'adresser les unes aux autres, en gaélique, des paroles accompagnées de gestes qui ne peignaient pas la bienveillance, mon imagination me représenta les sorcières de Macbeth, et je crus lire dans les traits de ces vieilles toute la malice des fatales soeurs. Les enfants même qui sortaient des maisons, les uns tout à fait nus, les autres imparfaitement couverts de quelques lambeaux de tartan, faisaient des grimaces aux soldats anglais avec une expression de haine nationale et de méchanceté qui semblait au- dessus de leur âge. Je remarquai particulièrement que, quoique la population de ce village parût assez considérable en raison du nombre de femmes et d'enfants que nous apercevions, pas un homme, pas un garçon au-dessus de douze ans ne s'offrait à nos regards. J'en conclus qu'il était probable que nous recevrions d'eux dans le cours de notre expédition quelques témoignages d'amitié encore plus expressifs que ceux dont nous avaient assurés toutes les figures que nous avions rencontrées.

Ce ne fut qu'à notre sortie du village que nous pûmes bien juger de toute l'étendue de l'affection qu'on nous portait. À peine l'arrière-garde avait-elle passé les dernières maisons pour entrer dans un petit sentier qui conduisait dans les bois qu'on voyait de l'autre côté du lac que nous entendîmes un bruit confus de cris de femmes et d'enfants, et de ces battements de mains dont les matrones des Highlands accompagnent toujours les exclamations que leur arrachent la haine et la colère.

— Que signifie ce tapage? demandai-je à André qui était pâle comme la mort.

— Je crois que nous ne le saurons que trop tôt. Cela signifie que les femmes des Highlanders vomissent des imprécations et des malédictions contre les Habits-Rouges et contre tout ce qui parle la langue saxonne. J'ai bien entendu des femmes anglaises et écossaises proférer des imprécations; ce n'est une merveille dans aucun pays; mais, Dieu me préserve! jamais de semblables à celles de ces langues montagnardes. Savez-vous ce qu'elles disent? qu'elles voudraient voir tous les Habits-Rouges égorgés comme des moutons, se laver les mains jusqu'au coude dans leur sang, les voir couper en si menus morceaux que le plus gros ne pût suffire pour le dîner d'un chien comme il advint à Walter Cuming de Guiyock, et je ne sais combien d'autres choses semblables qui n'ont pas passé par d'autres gosiers que les leurs. Enfin, à moins que le diable ne vienne lui-même leur donner des leçons, je ne crois pas qu'elles puissent se perfectionner dans la science de jurer et de maudire. Mais le pire de tout, c'est qu'elles nous disent de continuer notre route vers le lac, et de prendre garde où nous aborderons.

Les observations que j'avais faites, et ce qu'André venait de me dire, ne me laissaient guère de doute qu'on n'eût projeté une attaque contre nous. La route semblait de plus en plus faciliter cette interruption désagréable. Elle s'écartait d'abord du lac, pour traverser un terrain marécageux couvert de bois taillis, et dans lequel il se trouvait d'épais buissons ou touffes d'arbres qu'on aurait dit plantés exprès pour favoriser une embuscade. Nous avions quelquefois à traverser des torrents qui descendaient des montagnes, et dont le cours était si rapide que les soldats, dans l'eau jusqu'au-dessus des genoux, ne pouvaient résister à sa violence qu'en se tenant trois ou quatre par le bras. Je n'avais aucune expérience dans l'art militaire; mais il me semblait que des guerriers à demi sauvages, tels qu'on m'avait représenté les Highlanders, pouvaient, dans de telles circonstances, faire avec avantage une attaque contre des troupes régulières. Le bon sens du bailli lui avait fait faire les mêmes remarques, et il en avait tiré les mêmes conséquences. Il demanda à parler à l'officier commandant, ce qu'il fit à peu près en ces termes:

— Capitaine, lui dit-il, ce n'est pas pour vous demander quelque faveur que je désire vous parler; je les méprise, et je commence même par faire toutes mes protestations et réserves de vous poursuivre pour cause d'oppression et de détention arbitraire; mais, étant sincèrement attaché au roi George et à son armée, je prends la liberté de vous demander si vous ne pensez pas que vous pourriez choisir un moment plus favorable, et prendre des forces plus considérables, pour gravir ce glen? Si vous cherchez Rob-Roy, on sait qu'il n'a jamais été à la tête d'une troupe de moins de cinquante hommes déterminés; et, s'il y joint les gens de Glengyle, de Glenfinlas et de Balquiddar, il peut servir à votre détachement un plat qui ne serait pas à son goût. Mon sincère avis, comme ami du roi, serait donc que vous retournassiez au clachan, car ces femmes d'Aberfoil sont comme les cormorans et les goëlands de Cumries, qui ne chantent jamais que pour annoncer une tempête.

— Soyez tranquille, monsieur, répliqua le capitaine Thornton: je dois exécuter mes ordres. Mais puisque vous dites que vous êtes ami du roi George, vous serez charmé d'apprendre qu'il est impossible que le rassemblement de bandits dont les brigandages désolent le pays depuis si longtemps échappe aux mesures qui viennent d'être prises pour les détruire. L'escadron de milice commandé par le major Galbraith, et auquel deux compagnies de cavalerie ont dû se joindre, s'empare en ce moment des défilés inférieurs de cette contrée sauvage, et trois cents Highlanders, sous les ordres des deux chefs que vous avez vus à l'auberge, doivent garder la partie supérieure. Enfin différents détachements de troupes régulières occupent l'entrée de tous les glens et toutes les montagnes. Les informations que nous avons reçues sur Rob-Roy sont d'accord avec les aveux que ce coquin vient de nous faire, et il paraît certain qu'ayant appris qu'il est cerné de toutes parts, il a congédié la plus grande partie de ses gens dans l'espoir de se cacher plus facilement, ou de s'évader, grâce à sa connaissance des lieux.

— Je crois, reprit M. Jarvie, qu'il y a ce matin plus d'eau-de- vie que de bon sens dans la tête de M. Galbraith; et, quant à vos trois cents montagnards, si j'étais à votre place, je ne m'y fierais point. Les faucons n'arrachent pas les yeux aux faucons. Ils peuvent se quereller entre eux, jurer les uns contre les autres, se battre, se tuer, mais ils se réuniront toujours contre ceux qui portent des culottes et qui ont une bourse dans leur gousset.

Il paraît que cet avis ne fut pas tout à fait perdu. Le capitaine ordonna à ses soldats de former leurs rangs, d'armer leurs mousquets et de mettre la baïonnette au bout du fusil. Il forma une avant-garde et une arrière-garde, chacune sous les ordres d'un sergent, et leur ordonna de se tenir sur le _qui vive, _Dougal subit un interrogatoire, dans lequel il persista dans toutes les déclarations qu'il avait déjà faites. Le capitaine lui ayant reproché de le conduire par un chemin qui paraissait suspect et dangereux, — Ce n'est pas _elle _qui l'avait fait, répondit-il avec une brusquerie qui semblait accompagnée de naïveté: si vous aimez les grandes routes, il fallait prendre celle qui conduit à Glascow!

Cette réponse passa, et nous nous remîmes en marche.

Quoique notre route nous eût conduits vers le lac, il était tellement ombragé que nous n'avions pu jusque-là qu'entrevoir cette belle nappe d'eau à travers quelques percées; mais alors le chemin le côtoyait tout à coup au sortir du bois, et nous pûmes en contempler toute l'étendue, miroir spacieux qui dans un calme profond réfléchissait avec magnificence les sombres et hautes montagnes parées de bruyères, les vieux rocs à la tête chenue, et la verdure d'une certaine partie de ses rives. Les montagnes étaient en cet endroit si près du lac, si hautes et si escarpées, qu'il était impossible de trouver un autre passage que l'étroit sentier que nous suivions, dominé par des rochers, d'où il aurait suffi de rouler des pierres pour nous écraser sans que nous eussions pu faire la moindre résistance. Ajoutez à cela que la route faisait des coudes à chaque instant, en suivant les baies et les promontoires du lac, de sorte qu'il était rare que la vue pût s'étendre à cent pas devant et derrière nous. Notre position parut causer quelque inquiétude à l'officier commandant. Il donna de nouveau l'ordre à ses soldats d'avoir l'oeil au guet et de se tenir sur leurs gardes, et il réitéra à Dougal la menace de le faire périr à l'instant s'il l'avait conduit dans quelque embuscade.

Celui-ci écouta ses menaces d'un air de stupidité impénétrable, qu'on pouvait attribuer également à une conscience qui n'a rien à se reprocher, ou à une résolution bien ferme de trahir ceux qu'il s'était chargé de guider.

— Si les gentilshommes cherchaient les Gregarach, dit-il, à coup sûr ils ne devaient pas s'attendre à les trouver sans courir quelques petits dangers.

Comme il prononçait ces mots, le sergent qui commandait l'avant- garde cria: Halte! et envoya un de ses hommes annoncer au capitaine qu'il avait aperçu un parti de Highlanders sur un rocher qui dominait le sentier par où nous allions passer. Presque au même instant un soldat de l'arrière-garde vint l'avertir qu'on entendait dans le bois, sur les derrières, le son d'une cornemuse.

Le capitaine Thornton, qui avait autant de courage que d'habileté, résolut de forcer le passage en avant, sans attendre qu'il fût attaqué par-derrière; pour rassurer ses soldats, il leur dit que la cornemuse qu'ils avaient entendue appartenait sans doute au corps de montagnards qui s'avançait sous les ordres d'Iverach et d'Inverashalloch, et il leur fit sentir qu'il était important pour eux de tâcher de s'emparer de la personne de Rob-Roy avant l'arrivée de ces auxiliaires, afin de n'avoir à partager avec personne ni l'honneur du succès ni la récompense promise pour sa tête. Il ordonna à l'arrière-garde de rejoindre le centre, rapprocha son corps d'armée de l'avant-garde et déploya ses forces de manière à présenter un front aussi étendu que le permettait l'étroit sentier sur lequel nous nous trouvions. Il fit placer Dougal au centre, en lui renouvelant la promesse de le faire pendre s'il arrivait qu'il l'eût trompé. On nous assigna le même poste, comme celui où il y avait le moins de danger; et le capitaine Thornton, prenant sa demi-pique des mains d'un soldat qui la portait, se mit à la tête de son corps, et donna l'ordre de marcher en avant.

La troupe s'avança avec la bravoure naturelle aux soldats anglais. La frayeur avait presque fait perdre l'esprit à André; et, s'il faut dire la vérité, ni M. Jarvie ni moi n'étions fort tranquilles. Nous ne pouvions voir avec une indifférence stoïque notre vie hasardée dans une querelle qui nous était étrangère. Mais il fallait faire de nécessité vertu.

Nous avançâmes jusqu'à vingt pas de l'endroit où l'avant-garde avait aperçu des montagnards. C'était un petit promontoire qui s'avançait dans le lac, et autour de la base duquel le sentier tournait, comme je l'ai déjà annoncé. Mais en cet endroit, au lieu de suivre le bord de l'eau, il montait en zigzag sur le rocher, qui, sans cela, aurait été inaccessible. Le sergent nous fit dire qu'il apercevait sur le sommet les toques et les fusils de plusieurs montagnards couchés ventre à terre comme pour nous surprendre, et couverts par des bruyères qui croissaient sur ce rocher. Le capitaine lui ordonna de marcher en avant, de déloger l'ennemi, et lui-même avança avec le reste de sa troupe pour le soutenir.

L'attaque qu'il méditait fut suspendue par l'apparition inattendue d'une femme qui se montra tout à coup sur le haut du rocher.

— Arrêtez! s'écria-t-elle d'un ton d'autorité, et dites-moi ce que vous cherchez dans le pays de Mac-Gregor.

J'ai rarement vu une figure plus noble et plus imposante que celle de cette femme. Elle pouvait avoir de quarante à cinquante ans, et sa physionomie devait avoir autrefois offert des traits frappants d'une beauté mâle, quoique ses traits eussent plutôt un air de dureté et d'expression farouche, et qu'on y remarquât déjà des rides formées, soit par suite de la vie errante qu'elle menait depuis plusieurs années, couchant souvent sur la dure et exposée à toutes les intempéries de l'air, soit par l'influence des chagrins qu'elle avait essuyés et des passions qui l'agitaient. Elle ne portait pas son plaid sur la tête et les épaules, comme c'est l'usage des femmes d'Écosse, mais elle en entourait son corps, suivant la coutume des soldats highlandais. Elle avait sur la tête une toque d'homme surmontée d'une plume, tenait à la main une épée nue et portait à sa ceinture une paire de pistolets.

— C'est Hélène Campbell, la femme de Rob, me dit très bas M. Jarvie d'un air fort alarmé. Il y aura parmi nous plus d'une côte brisée avant qu'il soit longtemps.

— Que cherchez-vous ici? demanda-t-elle une seconde fois au capitaine Thornton qui s'avançait.

— Nous cherchons le proscrit Rob-Roy Mac-Gregor Campbell, répondit l'officier. Nous ne faisons pas la guerre aux femmes; ne tentez donc pas de vous opposer au passage des troupes du roi, et vous n'éprouverez de nous que de bons traitements.

— Oui! répliqua l'amazone, je connais depuis longtemps vos bons traitements! Vous ne m'avez laissé ni nom ni réputation. Les ossements de ma mère se soulèveront dans le tombeau quand les miens iront l'y rejoindre. Vous n'avez laissé à moi et aux miens ni maison, ni lit, ni couvertures, ni bestiaux pour nous nourrir, ni toisons pour nous couvrir. Vous nous avez tout enlevé, tout, jusqu'au nom de nos ancêtres, et maintenant vous venez pour nous enlever la vie.

— Je n'en veux à la vie de personne, dit le capitaine, mais je dois exécuter mes ordres. Si vous êtes seule, vous n'avez rien à craindre: s'il se trouve avec vous des gens assez insensés pour nous opposer une résistance inutile, ils n'auront à accuser qu'eux-mêmes du sort qui les attend. Sergent, en avant!

— En avant, marche! cria le sergent. Hourra! mes enfants! une bourse pleine d'or pour la tête de Rob-Roy!

Il s'avança au pas de charge, suivi de six soldats, et monta l'étroit sentier qui conduisait sur le promontoire; mais à peine étaient-ils arrivés au premier tournant de ce défilé qu'une décharge d'une douzaine de coups de fusil se fit entendre. Le sergent, atteint d'une balle à la poitrine, chercha à se maintenir quelques instants; il s'accrocha aux aspérités du roc pour monter plus avant, mais ses forces l'abandonnèrent, et après un dernier effort il tomba de rocher en rocher jusque dans le lac, où il disparut. Trois soldats restèrent morts sur la place, et les trois autres, blessés plus ou moins dangereusement, se replièrent sur le corps d'armée.

— Grenadiers, en avant! cria le capitaine. — Il faut vous rappeler qu'à cette époque les grenadiers portaient cette arme destructive d'où ils ont tiré leur nom. Les quatre soldats ainsi armés se mirent donc en tête de la colonne, et Thornton les suivit avec toute sa troupe pour les soutenir. — Messieurs, nous dit-il alors, vous êtes libres, pourvoyez à votre sûreté. Grenadiers, ouvrez la giberne! grenade en main!

Le détachement s'avança en poussant de grands cris; les grenadiers jetèrent leurs grenades dans les buissons où l'ennemi se tenait caché, et la troupe monta au pas de charge pour déloger l'ennemi. Dougal, oublié dans le tumulte, s'enfonça prudemment dans les broussailles qui croissaient sur le roc, et y monta avec la rapidité du chat-pard. J'imitai son exemple, pensant bien que tout ce qui suivrait le sentier tracé se trouverait exposé au feu des montagnards. J'étais hors d'haleine, car un feu roulant répété par mille échos, l'explosion des grenades, les cris des soldats, les hurlements de leurs ennemis ne pouvaient qu'exciter de plus en plus mon désir d'atteindre un lieu de sûreté. Il me fut pourtant impossible de rejoindre Dougal, qui sautait d'une pointe de rocher sur une autre aussi lestement qu'un écureuil, et je finis par le perdre de vue.

Me trouvant alors assez éloigné des combattants pour n'avoir rien à craindre, au moins pour le moment, je m'arrêtai pour chercher à découvrir ce qu'étaient devenus mes compagnons, et je les aperçus tous les deux, chacun dans une situation fort désagréable.

M. Jarvie, à qui la peur avait sans doute donné un degré d'agilité qui ne lui était pas ordinaire, était parvenu à monter jusqu'à la hauteur d'environ trente pieds sur le roc; quand il voulut passer d'une pointe sur une autre, le pied lui glissa malheureusement, et de telle manière qu'il aurait été bien certainement rejoindre feu son père, le digne diacre, dont il aimait tant à citer les faits et gestes, si, par hasard, une grosse épine n'eût accroché le pan de sa redingote et ne l'eût retenu; nouveau danger qui n'eût pas été moindre s'il n'avait trouvé le moyen de conserver une position à peu près horizontale, en saisissant de la main droite une autre branche voisine, mais plus basse que la première. On aurait pu croire qu'il voltigeait entre le ciel et la terre, et il ne ressemblait pas mal à l'enseigne de la _Toison d'or _qu'on voit à Londres sur la porte d'une boutique de mercier dans Ludgate-Hill.

André n'avait pas pris le même chemin que Dougal: chemin que M. Jarvie et moi avions suivi, mais non avec le même succès. Il en avait choisi un autre pour une double raison: d'abord parce que la montée en était moins rapide, et ensuite parce qu'il s'en trouvait plus voisin. Il monta effectivement assez rapidement jusqu'à une petite plate-forme qu'il rencontra, et qui était à peu près de niveau avec l'endroit où le bailli était suspendu. Là il se trouva arrêté par des rochers perpendiculaires qu'il était impossible de gravir, et il ne pouvait changer de position que pour redescendre dans le défilé d'où il était parti, ce qui n'était nullement de son goût. Il avait sous ses pieds le détachement du capitaine Thornton, au-dessus de lui des montagnards, de manière que le sifflement des balles qui se croisaient sur sa tête semblait lui annoncer à chaque instant sa dernière heure. Il courait de tous côtés sur son étroite plate-forme, poussant des cris affreux, et implorant la merci des deux partis, en anglais et en écossais, suivant le côté vers lequel la victoire semblait incliner. M. Jarvie seul répondait à ses exclamations par des gémissements que lui arrachait autant la peur que sa situation précaire.

Ma première idée fut de courir à son secours. Mais, de l'endroit où je me trouvais, il m'était physiquement impossible d'arriver à lui, en étant séparé par le précipice au-dessus duquel il était suspendu. André, qui n'en était éloigné que d'environ cinquante pas, aurait pu facilement lui rendre ce service; mais ni mes signes, ni mes prières, ni mes ordres, ni mes menaces ne purent le décider à se rapprocher du lieu du combat; et, après avoir couru encore quelque temps comme un homme privé de raison, il finit par se jeter le ventre contre terre, et ne se releva que lorsque le feu eut entièrement cessé.

Tout cela fut l'affaire de quelques minutes; et, n'entendant plus le bruit de la fusillade, j'en conclus que la victoire s'était déclarée pour l'un des partis. Ne pouvant voir le champ de bataille du lieu où j'étais, je gagnai une éminence voisine qui le dominait, afin d'implorer la compassion des vainqueurs, quels qu'ils fussent, en faveur du pauvre bailli, bien convaincu qu'on ne le verrait pas suspendu au milieu des airs, comme le tombeau de Mahomet, sans lui prêter une main secourable.

Dès que je fus sur cette hauteur, je vis que le combat avait fini, comme je le prévoyais, par la défaite totale du capitaine Thornton. Une troupe de Highlanders le désarmait, lui et une douzaine d'hommes qui lui restaient, et qui presque tous étaient couverts de blessures. La troupe avait été exposée à un feu meurtrier dont elle ne pouvait se garantir et qui l'extermina presque entièrement, tandis que les montagnards, protégés par leur position, n'eurent qu'un homme tué et deux blessés par les grenades, comme je l'appris ensuite; car en ce moment je ne pus connaître que le résultat de l'affaire, en voyant le capitaine et le peu d'hommes qui lui restaient environnés d'une horde de sauvages trépignant d'une joie féroce et soumettant leurs ennemis vaincus à toutes les conséquences des lois de la guerre.

Chapitre XXXI.

Oui, malheur aux vaincus! telle fut la menace
Que répéta jadis d'une terrible voix
Le belliqueux Brennus dont la bouillante audace
Fit céder la balance aux glaives des Gaulois,
Lorsque Rome orgueilleuse et cependant soumise
Apportait sa rançon à ses fiers ennemis.
Oui, malheur aux vaincus! c'est encor la devise
Que portent nos drapeaux dans les pays conquis.

La Gauliade.

Mon premier soin fut alors de chercher des yeux Dougal parmi les vainqueurs. Je ne doutais plus que le rôle qu'il avait joué ne fût concerté d'avance pour amener dans ce défilé dangereux l'officier anglais et sa troupe, et je ne pus m'empêcher d'admirer l'adresse avec laquelle ce demi-sauvage, en apparence si naïf, avait caché son dessein et s'était fait arracher, comme de force et par crainte, les fausses informations que son but était de donner. Je sentais que nous ne pouvions sans danger approcher des vainqueurs dans le premier moment d'une victoire qui était souillée par des actes de cruauté; car je vis les montagnards, ou, pour mieux dire, des enfants qui les avaient suivis, poignarder quelques soldats mourants qui cherchaient encore à se relever. J'en conclus qu'il ne serait pas prudent de nous présenter à eux sans quelque médiateur; et comme je ne voyais pas Campbell, en qui je devais reconnaître alors le fameux Rob-Roy, j'avais résolu de réclamer la protection de son émissaire Dougal.

Après l'avoir inutilement cherché, je retournai à l'endroit que je venais de quitter, pour réfléchir de nouveau sur les moyens d'aller au secours de l'honnête banquier. Mais, à ma grande satisfaction, je vis qu'il avait abandonné son poste aérien et qu'il était assis au pied du roc au haut duquel il était naguère suspendu. Je me hâtai d'aller le joindre et de lui offrir mes félicitations sur sa délivrance. Il n'était pas d'abord très disposé à les recevoir avec la même cordialité que je les lui offrais, et une forte quinte de toux interrompit à plusieurs reprises les doutes qu'il exprimait sur leur sincérité.

— Hem! hem! hem!… On dit qu'un ami!… hem!… qu'un ami vaut mieux qu'un frère… hem!… Pourquoi suis-je venu ici, M. Osbaldistone, dans ce pays maudit de Dieu et des hommes?… Hem! hem! hem!… Que Dieu me pardonne de jurer!… Hem!… Ce n'était que pour vous. Pensez-vous donc qu'il soit bien beau… hem! hem! bien beau de m'avoir laissé suspendu comme un archange entre le ciel et la terre, sans même essayer… hem!… sans essayer de venir à mon secours?

Je n'épargnai pas les apologies, et je lui fis voir l'endroit où je me trouvais lorsque cet accident lui était arrivé; il se convainquit par ses propres yeux qu'il m'eût été impossible d'aller le joindre; et, comme il avait dans le coeur autant de justice et de bonté que de vivacité dans l'esprit, il me tendit la main et me rendit ses bonnes grâces. Je profitai de ma rentrée en faveur pour lui demander comment il était parvenu à se tirer d'embarras.

— À me tirer d'embarras! Je serais resté suspendu jusqu'au jour du jugement dernier plutôt que de m'en tirer moi-même, ayant la tête pendante d'un côté, et les pieds de l'autre. C'est la créature Dougal qui m'a tiré d'embarras, comme il l'avait fait hier. Il est venu à moi avec un autre Highlander, a bravement coupé d'un coup de dirk les deux pans de ma redingote, et ils m'ont replanté sur mes jambes, aussi sain que s'il ne m'était rien arrivé. Voyez pourtant comme il est utile d'avoir des habits de bon drap! Si la redingote eût été de vos camelots ou de vos draps légers de France, elle se serait déchirée cent fois sous un poids comme celui de mon corps. Dieu bénisse l'ouvrier qui en a fabriqué le tissu! J'étais là-haut, nageant dans l'air comme le poisson dans l'eau, aussi en sûreté qu'une gabarre attachée au rivage par un triple câble à Broomielaw.

Je lui demandai alors ce qu'était devenu son libérateur.

— La créature, répondit-il en continuant à l'appeler ainsi, la créature m'a dit qu'il ne serait pas trop sage de me montrer à la dame en ce moment, et il m'a conseillé de rester ici jusqu'à ce qu'il revînt, ce que je ne manquerai pas de faire. J'ai dans l'idée qu'il vous cherche. C'est un garçon plein de bon sens. Je crois qu'il ne se trompe pas relativement à la dame. Hélène Campbell, étant fille, ne brillait point par la douceur, et elle n'a pas changé de caractère en se mariant. Bien des gens disent que Rob-Roy lui-même en a une sorte de crainte respectueuse. Je crois qu'elle ne me reconnaîtrait pas, car il y a bien des années que nous ne nous sommes vus. Bien décidément, j'attendrai Dougal avant de me montrer à elle.

Je lui dis que ce parti me paraissait le plus prudent. Mais le destin avait décidé que pour cette fois la prudence du bailli ne lui serait d'aucune utilité.

Lorsque la fusillade avait cessé, André s'était relevé, et n'osant encore descendre de sa plate-forme, il y restait appuyé contre un roc, position qui le découvrit aux yeux de lynx des montagnards quelques instants après que la victoire se fut déclarée en leur faveur. Aussitôt ils poussèrent un grand cri, et cinq ou six d'entre eux, le couchant en joue, lui signifièrent, par des gestes auxquels il était impossible de se méprendre, qu'il fallait qu'il vînt les trouver sur-le-champ, ou qu'ils prendraient un moyen plus prompt pour le faire descendre.

André n'était pas homme à se refuser à une pareille invitation. La crainte du danger le plus imminent lui ferma les yeux sur celui qui paraissait inévitable. Il descendit donc sur-le-champ à reculons, par la route la plus courte, quoique la moins facile, marchant sur ses genoux, rampant à plat ventre suivant les occasions, s'accrochant aux fentes du rocher, à ses aspérités et aux arbrisseaux qu'il rencontrait, et n'oubliant jamais, chaque fois qu'il avait une main libre, de la tendre vers ceux qui le menaçaient, comme pour implorer leur merci. Les montagnards semblaient s'amuser de la terreur d'André, et ils tirèrent par- dessus sa tête deux ou trois coups de fusil, plutôt pour se divertir de sa frayeur que dans l'intention de le blesser, et afin de le voir redoubler d'efforts pour arriver au bout d'une course périlleuse que la crainte pouvait seule lui avoir donné le courage d'entreprendre.

Enfin il arriva au pied de la montagne, ou pour mieux dire il y tomba; car, ayant glissé lorsqu'il n'en était plus qu'à huit ou dix pieds, il roula jusqu'au bas, sans se faire aucun mal. Quelques montagnards l'aidèrent à se relever, et, avant qu'il fût bien affermi sur ses jambes, ils l'avaient déjà débarrassé de son chapeau, de son gilet, de sa cravate, de ses bas; enfin, ils mirent une telle célérité à le dépouiller qu'on pouvait dire qu'il était tombé complètement habillé, et qu'il s'était relevé au même instant, effrayant par sa nudité presque absolue. Dans cet état, ils le traînèrent, sans égards pour ses pieds nus, à travers les broussailles et les pointes aiguës des rochers, jusqu'à l'endroit où s'était livré le combat et où toute la troupe était encore rassemblée.

Ce fut tandis qu'ils l'emmenaient ainsi qu'en passant vis-à-vis l'espèce de gorge où nous étions assis ils nous découvrirent malheureusement. À l'instant cinq à six Highlanders armés accoururent à nous, en nous menaçant de leurs claymores, de leurs poignards et de leurs pistolets. Vouloir opposer quelque résistance eût été folie, d'autant plus que nous étions sans armes. Nous nous soumîmes donc à notre destin; et ce fut avec quelque rudesse que ceux qui s'occupèrent de notre toilette se préparaient à nous réduire à l'état de nature[123] (pour me servir de la phrase du roi Lear), comme le bipède _déplumé _André Fairservice, qui était à quelques pas de nous, transi autant de crainte que de froid. Un heureux hasard nous préserva de cet excès d'outrage; car, au moment où je venais d'être débarrassé de ma cravate, vraie batiste, garnie en dentelles, par parenthèse, et que le bailli venait de céder les restes de sa redingote, Dougal parut, et la scène changea. Il cria, menaça, jura, autant que j'en pus juger par ses gestes et par le ton dont il s'exprimait, et força les pillards non seulement à nous laisser ce qu'ils s'apprêtaient à prendre, mais à nous rendre ce qu'ils nous avaient pris. Il arracha ma cravate au montagnard qui s'en était emparé; et, dans le zèle qu'il mit à m'en faire la restitution, il la serra autour de mon cou avec assez de force pour me faire croire qu'il avait, pendant son séjour à Glascow, non seulement servi de substitut de geôlier de la prison, mais pris quelques leçons de l'exécuteur des hautes-oeuvres. Il replaça de même sur les épaules de M. Jarvie les lambeaux de sa redingote écourtée, et, se mettant en marche avec nous, il sembla ordonner aux autres montagnards d'avoir pour nous et pour le bailli surtout respect et attention. André aurait bien désiré que la protection que nous accordait Dougal s'étendît jusqu'à lui, mais ce fut en vain qu'il l'implora; il ne put même obtenir que ses souliers lui fussent rendus.

— Non, non, lui répondit Dougal, vous n'êtes pas un gentilhomme, vous, et il y en a ici plus d'un qui vaut mieux que vous et qui marche nu-pieds. Et, laissant à André le soin de nous suivre, ou plutôt laissant aux montagnards qui l'entouraient le soin de presser sa marche, il nous fit rentrer dans le défilé où le combat avait eu lieu pour nous conduire comme prisonniers devant la femme-chef de la bande, grondant, repoussant, frappant même ceux qui semblaient vouloir s'approcher de nous de trop près, comme s'il était plus menacé que nous-mêmes par ceux qui semblaient vouloir prendre à notre capture plus d'intérêt qu'à lui.

Enfin nous parûmes devant l'héroïne du jour, dont les traits farouches, comme ceux des figures martiales et sauvages qui nous environnaient, me frappèrent, je l'avoue, d'une véritable crainte. Je ne sais si Hélène avait pris une part active au combat, mais les taches de sang qu'on voyait sur ses mains, sur ses bras, sur ses vêtements, sur la lame de son épée qu'elle tenait aussi à la main, son teint enflammé, le désordre de ses cheveux, dont une partie s'était échappée de dessous la toque rouge surmontée d'une plume qui formait sa coiffure, tout semblait prouver qu'elle n'en était pas restée simple spectatrice. Ses yeux noirs et vifs et toute sa physionomie annonçaient l'orgueil de la victoire et le plaisir de la vengeance satisfaite. Elle n'avait pourtant l'air ni cruel ni sanguinaire, elle me rappelait plutôt quelques portraits des héroïnes de l'Ancien Testament, que j'avais vus dans les églises catholiques de France. Elle n'avait pas la beauté d'une Judith, ni les traits inspirés d'une Débora, ni ceux de la femme d'Héber le Cinéen, aux pieds de laquelle l'oppresseur d'Israël qui demeurait dans l'Haroseth des Gentils baissa la tête, tomba et ne se releva plus[124]; mais l'enthousiasme peint sur sa figure, une sorte de dignité farouche auraient pu donner quelques idées aux artistes qui ont traité des sujets sacrés.

Je ne savais trop en quels termes m'adresser à cette femme extraordinaire; mais M. Jarvie me tira d'embarras en se chargeant de la harangue. Après avoir toussé plusieurs fois: — Je m'estime fort heureux, dit-il, mais n'ayant pas réussi à donner au mot _heureux _toute l'emphase qu'il voulait y mettre, — très heureux, reprit-il en appuyant sur ce mot, d'avoir l'occasion de souhaiter le bonjour à l'épouse de mon cousin Rob. Comment vous portez-vous? ajouta-t-il en tâchant de prendre le ton d'importance et de familiarité qui lui était ordinaire; comment vous êtes-vous portée pendant ce temps? Ce n'est pas hier que nous nous sommes vus. Vous m'avez peut-être oublié, mistress Mac-Gregor Campbell; mais tout au moins vous vous rappellerez feu mon père, le digne diacre, Nicol Jarvie de Salt-Market à Glascow… C'était un honnête homme… un homme solide… un homme qui vous respectait vous et les vôtres. Ainsi donc, comme je vous le disais, mistress Mac- Gregor Campbell, je m'estime heureux de vous voir, et je vous demanderais la permission de vous embrasser comme ma cousine, si vos gens ne me tenaient le bras d'une manière un peu gênante; et pour vous dire la vérité, comme un magistrat doit le faire, je crois qu'avant de songer à faire bon accueil à vos hôtes, un peu d'eau ne vous serait pas inutile.

Le ton familier de ce discours n'était guère en harmonie avec l'état d'exaltation où se trouvait alors l'esprit d'une femme animée par le combat qui venait d'avoir lieu, échauffée par la victoire, et qui allait prononcer une sentence irrévocable sur la vie et la mort des prisonniers qu'elle avait faits.

— Qui diable êtes-vous, s'écria-t-elle, vous qui osez prétendre à une parenté avec les Mac-Gregor, sans porter leur habit et sans parler leur langage? Qui êtes-vous? parlez, vous qui avec la langue et la forme du limier venez vous reposer parmi les daims.

— Il est possible, cousine, répondit le bailli sans se troubler, que notre parenté ne vous ait jamais été expliquée; mais c'est une chose sûre, et qu'il est facile de prouver. Ma mère Elspeth Mac- Farlane était épouse de mon père le diacre Nicol Jarvie, que Dieu fasse paix à leurs âmes! Elspeth était fille de Farlane Mac- Farlane, qui demeurait à Loch-Sloy. Or ce Farlane Mac-Farlane avait épousé Jessy Mac-Nab de Struckallachan, qui était cousine au cinquième degré de votre mari, car Duncan…

La virago interrompit cette généalogie pour lui demander avec hauteur si un ruisseau coulant librement reconnaissait quelque parenté avec l'eau qu'on y avait puisée pour l'employer aux vils usages domestiques de ceux qui habitaient sur ses bords.

— Vous avez raison, cousine, répondit M. Jarvie, et cependant, en été, quand le ruisseau montre les pierres blanches de son lit desséché, il ne serait pas fâché qu'on lui rapportât toutes les gouttes d'eau qu'on en a retirées. Je sais bien que dans vos montagnes vous faites peu de cas de la langue qu'on parle à Glascow et des vêtements qu'on y porte, mais il faut pourtant bien que chacun parle le langage qu'il a appris dans son enfance, et il me semble que mon gros ventre et mes courtes jambes ne figureraient pas trop bien sous l'habillement de vos montagnards. D'ailleurs, cousine, continua-t-il sans faire attention aux signes que lui faisait Dougal, qui voyait que cette harangue impatientait l'amazone, puisque vous honorez votre brave mari… comme toute femme doit le faire, puisque l'Écriture le commande, … puisque vous l'honorez, comme je le disais, vous devez vous rappeler que, sans parler du collier de perles que je vous ai envoyé le jour de vos noces, j'ai rendu à Rob quelques services dans le temps où il faisait un commerce honnête en bestiaux, quand il ne s'occupait ni à se battre, ni à piller, ni à désarmer les soldats du roi, ce qui est défendu par les lois.

Il touchait là une corde dont le son n'était pas agréable aux oreilles de sa cousine. Elle leva la tête d'un air de fierté, et dit en souriant avec mépris et amertume:

— Oui, sans doute! vous et ceux qui vous ressemblent pouviez prétendre à être nos parents quand nous étions vos misérables esclaves, vos porteurs d'eau et vos fendeurs de bois, les pourvoyeurs de bestiaux pour vos banquets, les victimes de vos lois oppressives et tyranniques; mais à présent que nous sommes libres, … libres par suite de l'acte qui ne nous a laissé ni asile, ni nourriture, ni vêtements, qui m'a privée de tout… de tout!… je frémis quand je pense que je ne puis m'occuper d'autres idées que de celles de vengeance, et je veux couronner cette glorieuse journée par une action qui rompra tous les noeuds qui peuvent exister entre les Mac-Gregor et les rustres des Basses-Terres. Allan, Dougal, qu'on lie ensemble ces trois Anglais, et qu'on les précipite dans le lac. Qu'ils aillent y chercher les parents qu'ils peuvent avoir dans nos montagnes.

Le bailli, alarmé de cet ordre, ouvrait la bouche pour adresser à sa cousine une remontrance qui n'aurait probablement servi qu'à l'irriter davantage, quand Dougal, le poussant rudement, se plaça devant lui et adressa à sa maîtresse, dans sa langue, un discours vif et animé qui faisait un contraste frappant avec la manière lente et presque stupide avec laquelle je l'avais entendu s'exprimer en anglais au clachan d'Aberfoil. Je ne doutai pas un instant qu'il ne plaidât en notre faveur.

La dame lui répliqua, ou plutôt interrompit sa harangue, en s'écriant en anglais, comme si elle eût voulu nous donner un avant-goût du sort qu'elle nous destinait:

— Vil chien et fils de chien! hésitez-vous à exécuter mes ordres? si je vous ordonnais de leur arracher le coeur, afin de voir dans lequel des deux il se trouve plus de trahison contre les Mac- Gregor, ne devriez-vous pas m'obéir? ne le feriez-vous pas? Cela s'est fait du temps de la vengeance de nos pères.

— Certainement, certainement, répondit-il, mon devoir est d'obéir. Cela est raisonnable. Mais si c'était… si c'était la même chose pour vous de faire jeter dans le lac ce capitaine et quelques-uns de ces Habits-Rouges, je le ferais avec beaucoup plus de plaisir; car ceux-ci sont des amis de Gregarach. Ils ne sont venus que sur son invitation, et je puis le certifier, puisque c'est moi qui leur ai porté sa lettre.

Elle allait lui répondre, et probablement décider de notre sort, quand le son d'un pibroch se fit entendre au commencement du défilé. C'étaient sans doute les mêmes cornemuses que l'arrière- garde de Thornton avait entendues dans le bois et qui l'avaient décidé à forcer le passage en avant, de crainte d'être attaqué par-derrière. Le combat n'ayant duré que quelques instants, les montagnards qui suivaient cette musique militaire ne purent arriver qu'après qu'il fut terminé, quoiqu'ils eussent doublé le pas en entendant la fusillade. La victoire avait été complète sans leur secours, et leurs camarades n'attendaient que leurs félicitations.

Il y avait une différence frappante entre le parti qui arrivait et celui qui avait défait le capitaine Thornton, et elle était entièrement à l'avantage des derniers venus. Parmi les montagnards qui entouraient la chieftainesse[125], si je puis, sans blesser la grammaire, donner ce nom à la femme de Rob-Roy, on voyait des vieillards, des enfants à peine en âge de porter les armes, même des femmes, enfin tous ceux qui ne prennent part à des opérations militaires que dans un cas de nécessité extrême; et cette circonstance avait encore ajouté au chagrin et à la confusion du capitaine, quand il avait reconnu que ses braves vétérans avaient été écrasés par des ennemis si méprisables. Mais les trente à quarante Highlanders que nous apercevions en ce moment étaient tous dans la fleur de l'âge, bien faits, robustes; et le costume qu'ils portaient faisait voir des muscles fortement dessinés. Ils étaient aussi beaucoup mieux armés. La bande qui avait combattu sous les ordres de l'amazone n'avait qu'une quinzaine de fusiliers, les autres étaient armés de haches, de faux, de bâtons noueux, et quelques-uns seulement avaient un long couteau ou des pistolets. Mais ceux qui arrivaient avaient tous à la ceinture des pistolets et un poignard, une claymore au côté, un fusil à la main, et un bouclier rond en bois, doublé en cuivre et couvert de peau, et du milieu duquel partait une pointe aiguë en acier. Ils le portaient sur le dos dans leurs marches, quand ils se servaient d'armes à feu, et le tenaient de la main gauche quand ils se battaient à l'arme blanche.

Mais il était facile de voir que ces guerriers d'élite n'avaient pas à s'applaudir d'une victoire pareille à celle que leurs compagnons venaient de remporter. La cornemuse ne faisait entendre que des sons lugubres, séparés par de courts intervalles, et qui ne ressemblaient nullement au chant joyeux du triomphe. Ils arrivèrent en silence devant Hélène, l'air morne et les yeux baissés, la cornemuse continuant à rendre des sons mélancoliques.

Hélène s'avança vers eux. Sa physionomie exprimait un mélange de crainte et de colère. — Que veut dire cela, Alaster? dit-elle au joueur de cornemuse. Pourquoi ces accents de tristesse après une victoire…? Robert, Hamish, où est le Mac-Gregor? où est votre père?

Ses deux fils, qui étaient à la tête de cette troupe, s'avancèrent vers elle à pas lents et d'un air irrésolu. Ils lui dirent quelques mots dans leur langue, et à l'instant elle poussa un cri perçant que répétèrent toutes les femmes et tous les enfants en battant des mains et en levant les bras au ciel. Les échos des montagnes, qui avaient gardé le silence depuis la fin du combat, firent entendre cent fois ces hurlements, et les oiseaux nocturnes s'enfuirent de leurs retraites, effrayés d'entendre en plein jour des cris plus affreux et de plus mauvais augure que ceux qu'ils poussent pendant la nuit.

— Prisonnier! s'écria Hélène un instant après. Prisonnier! et ses fils vivent pour me l'annoncer!… Chiens, lâches que vous êtes, vous ai-je nourris de mon lait pour vous voir être avares de votre sang quand il s'agit de défendre votre père; pour le voir emmener prisonnier et venir, vous, m'en apporter la nouvelle?

Les fils de Mac-Gregor, à qui s'adressait cette apostrophe, étaient deux jeunes gens, dont l'aîné paraissait à peine avoir vingt ans. Il se nommait Robert, et les Highlanders, pour le distinguer de son père qui portait le même nom, ajoutaient au sien l'épithète de _Og, _ou le moins grand de taille. Il avait les cheveux noirs, le teint brun, mais coloré, et il était plus formé et plus vigoureux qu'on ne l'est ordinairement à cet âge. _Hamish, _ou James, quoique plus jeune de deux ans, était beaucoup plus grand que son frère. Ses yeux bleus et de beaux cheveux blonds donnaient à sa figure un air de douceur qu'on trouve rarement parmi les montagnards.

Tous deux avaient l'air abattu et consterné, et ils écoutèrent avec une soumission respectueuse les reproches que leur mère leur adressait. Enfin, quand le premier feu de sa colère se fut apaisé, l'aîné, lui parlant en anglais, sans doute pour ne pas être compris par ceux qui le suivaient, essaya de se justifier ainsi que son frère. J'étais assez près de lui pour entendre presque tout ce qu'il disait, et j'avais trop d'intérêt à m'instruire de tout ce qui se passait, dans l'étrange crise où je me trouvais, pour ne pas écouter avec la plus grande attention.

— Le Mac-Gregor, dit-il, était invité à une entrevue par un habitant des Lowlands qui lui apporta une lettre de la part de… (je n'entendis pas le nom qu'il prononça à demi-voix, mais qui me parut ressembler au mien); il y consentit, mais il nous ordonna de garder en otage le porteur de la lettre, afin de s'assurer qu'on ne lui manquerait pas de foi. Il se rendit au lieu du rendez-vous, n'emmenant avec lui qu'Angus Breck et le petit Rory, et défendant que personne le suivît. Une demi-heure après, Angus Breck vint nous apprendre la triste nouvelle que mon père avait été surpris, à l'endroit qui lui avait été indiqué, par un détachement de milice du comté de Lennox, commandé par Galbraith de Garschattachin, qui l'avait fait prisonnier. Il ajouta que mon père, ayant dit que l'otage répondrait sur sa tête du traitement qu'il essuierait, Galbraith ne fit que rire de cette menace, et dit: — Eh bien!

Rob, que chacun pende son homme: nous pendrons le brigand, et vos catérans pendront le jaugeur[126]. Par ce moyen le pays sera délivré de deux fléaux à la fois, un méchant Highlander et un agent du fisc. Angus Breck, qu'on surveillait moins rigoureusement que son maître, trouva moyen de s'échapper, après avoir été retenu en captivité assez longtemps pour entendre cette discussion.

— Et en apprenant cette nouvelle, lâche, traître que vous êtes, s'écria la femme de Mac-Gregor, vous n'avez pas volé sur-le-champ au secours de votre père pour le sauver, ou périr en le défendant?

Le jeune Mac-Gregor lui répondit d'un air modeste que, les ennemis se trouvant en force supérieure, il s'était hâté de rentrer dans les montagnes pour rassembler tous les hommes disponibles et partir sur-le-champ à leur tête pour tâcher de délivrer Mac- Gregor; qu'il avait appris que le détachement de milice devait passer la nuit avec le prisonnier dans le château de Gartartan ou dans la forteresse de Menteith, et qu'il serait possible de s'en emparer si l'on pouvait réunir assez de monde.

J'appris ensuite que le reste des troupes du maraudeur des Highlands avait été divisé en deux bandes; la première destinée à surveiller les mouvements de la garnison d'Inversnaid, dont une subdivision venait d'être défaite sous les ordres du capitaine Thornton; et la seconde à faire face aux clans des Highlands qui s'étaient unis aux troupes régulières et aux Lowlanders pour envahir simultanément ce qu'on appelait alors communément le pays de Rob-Roy, c'est-à-dire le territoire montagneux et désert situé entre le loch Lomond, le loch Katrine et le loch Ard. Des messagers furent dépêchés en grande hâte pour concentrer (comme je le supposai) toutes les forces des Mac-Gregor contre les Lowlanders; et le découragement peint naguère sur tous les visages y fit place à l'espoir de délivrer leur chef et à la soif de la vengeance. Ce fut sous la brûlante influence de cette dernière passion qu'Hélène ordonna qu'on lui amenât le malheureux qu'on avait gardé en otage. Je crois que ses enfants l'avaient éloigné de ses yeux par humanité; quoi qu'il en soit, cette précaution ne fit que retarder sa destinée de quelques instants. On conduisit devant elle un homme déjà à demi mort de terreur, et dans les traits pâles et défigurés duquel je reconnus, avec autant d'horreur que de surprise, mon ancienne connaissance Morris.

Il se jeta aux pieds de la femme du chef et s'efforça d'embrasser ses genoux; mais elle recula, comme si cet attouchement eût dû la souiller, et il ne put que baiser les pans de son plaid. Jamais peut-être on n'entendit demander la vie avec tant de désespoir. La crainte agissait sur son esprit avec tant de force qu'au lieu de paralyser sa langue, comme cela arrive dans les occasions ordinaires, elle le rendait presque éloquent. Les joues couvertes d'une pâleur mortelle, se tordant les mains dans son angoisse, et roulant de tous côtés des yeux qui semblaient faire leurs derniers adieux aux choses de ce monde, il protesta, par les serments les plus solennels, qu'il n'était pas complice de la trahison méditée contre Rob-Roy, qu'il aimait et qu'il honorait de toute son âme… Par une inconséquence, suite du désordre de son esprit, il dit qu'il n'était que l'agent d'un autre, et il prononça le nom de Rashleigh… Il ne demandait que la vie; pour la vie il renoncerait à tout ce qu'il possédait au monde; c'était la vie seule qu'il désirait, dût-elle être prolongée au milieu des tortures, dût-il ne plus respirer d'autre air que celui des cavernes les plus sombres et les plus infectes.

Il est impossible de peindre l'air de mépris et de dégoût avec lequel Hélène écoutait ses humbles supplications.

— Je t'accorderais la vie, lui dit-elle, si elle devait être pour toi un fardeau aussi lourd, aussi insupportable que pour moi, que pour toute âme noble et généreuse. Mais toi, misérable, insensible à tous les malheurs qui désolent le monde, tu te trouverais heureux de ramper sur la terre au milieu des crimes et des chagrins des autres, tandis que l'innocence est trahie et opprimée, tandis que des gens sans naissance et sans courage foulent aux pieds des hommes illustrés par leur bravoure et par une longue suite d'aïeux. Au milieu du carnage général, tu serais aussi heureux que le chien du boucher, qui lèche le sang des bestiaux qu'on égorge… Non! tu ne jouiras point de ce bonheur! tu mourras, lâche chien! et tu mourras avant que ce nuage ait passé sur le soleil.

Alors elle prononça quelques mots en gaélique; deux Highlanders saisirent le suppliant, et l'entraînèrent sur le bord d'un rocher suspendu sur le lac. Il poussait les cris les plus aigus, les plus épouvantables qu'on ait jamais entendus… Je puis dire épouvantables, car pendant plusieurs années je m'éveillai souvent en sursaut, croyant encore les entendre. Tandis que les exécuteurs ou les assassins, nommez-les comme vous voudrez, le traînaient vers le lieu de son supplice, il me reconnut, et s'écria d'un ton lamentable: — Oh! M. Osbaldistone! sauvez-moi! sauvez-moi! Ces mots furent les derniers que je lui entendis prononcer.

Je fus tellement ému par cet affreux spectacle que, quoique je m'attendisse à chaque instant à partager le même sort, j'essayai de parler en sa faveur; mais, comme je devais m'y attendre, mon intercession ne produisit aucun effet, et n'obtint pas même une réponse: deux montagnards tenaient la victime, un autre lui attachait au cou une grosse pierre dans un vieux lambeau de plaid, tandis que d'autres se partageaient ses vêtements. Enfin, après lui avoir lié les pieds et les mains, on le précipita dans le lac, qui avait douze à quinze pieds de profondeur, en poussant un hurlement de triomphe et de vengeance satisfaite qui ne put cependant complètement couvrir son dernier cri. Le bruit de sa chute dans les eaux du lac arriva jusqu'à nous. Les Highlanders veillèrent quelques instants, pour voir s'il ne parviendrait pas à se dégager de ses liens et à tenter de s'échapper à la nage; mais les noeuds n'avaient été que trop bien assujettis; la victime s'enfonça sans résistance. Les eaux, que le poids de sa chute avait troublées, se refermèrent sur lui en reprenant leur calme accoutumé, et la vie qu'il avait demandée avec tant d'instances s'éteignit dans cet abîme.[127]

Chapitre XXXII.

Avant que le soleil se couche à l'occident,
Laissez-le parmi nous revenir librement;
Ou s'il est pour le coeur une juste vengeance,
Si nos traits de frapper ont encor la puissance,
Ces pays ravagés attesteront vos torts.

Ancienne comédie.

Je ne sais comment il se fait qu'un acte isolé de violence et de cruauté produit sur l'âme une impression plus pénible qu'un plus grand nombre d'actes semblables. Je venais de voir, quelques instants auparavant, plusieurs de mes braves concitoyens tomber sur le champ de bataille. Il m'avait semblé qu'ils n'avaient fait que payer la dette commune de l'humanité. Mon coeur avait vivement regretté leur perte, mais il n'avait pas été déchiré d'angoisse et d'horreur comme il le fut quand je vis le malheureux Morris mis à mort de sang-froid. Je regardai mon compagnon d'infortune, M. Jarvie, et je reconnus dans ses yeux les mêmes sentiments qui m'animaient. Son émotion l'emporta même sur sa prudence; et il laissa échapper à demi-voix ces mots entrecoupés:

— Je proteste… je proteste solennellement contre ce crime… C'est un meurtre… un meurtre abominable… Dieu le vengera en temps et lieu.

— Vous ne craignez donc pas de le suivre? lui dit la redoutable virago qui l'avait entendu, et qui lança sur lui un regard tel que celui du faucon au moment où il va saisir sa proie.

— Cousine, répondit-il avec assez de sang-froid, personne ne coupe avec plaisir le fil de sa vie avant que tout ce qui peut en rester sur la bobine ne soit entièrement déroulé.[128] J'ai beaucoup de choses à faire dans ce monde si la vie m'est laissée: des affaires publiques et privées, de magistrature et de commerce. Et puis il y a quelques personnes qui ont besoin de moi, comme la pauvre Mattie, qui est orpheline. Elle est petite-cousine du laird de Limmerfield. Sauf tout cela, au bout du compte, la mort n'est que la fin de la vie, et il faut bien mourir une fois.

— Mais si je vous laissais vivre, quel nom donneriez-vous à la noyade de ce chien saxon?

— Hem! hem! dit le bailli en toussant à plusieurs reprises, hem! hem! je tâcherais d'en parler le moins possible. Moins on parle, moins on a de paroles à regretter.

— Mais si vous étiez interrogé par les cours _de justice, _comme vous les appelez, que répondriez-vous?

Le bailli réfléchit un instant. Il porta les yeux à droite et à gauche, et me donna l'idée d'un homme qui, dans une bataille, cherche à s'enfuir, et qui, ne trouvant aucun moyen de s'échapper, prend la résolution de se battre avec courage.

— Je vois, cousine, que vous voulez me mettre au pied du mur, lui répondit-il; mais je vous dirai que je crois devoir vous parler d'après ma conscience. Quoique votre mari, que je voudrais bien voir ici pour lui et pour moi, puisse vous apprendre, comme la pauvre créature Dougal, que Nicol Jarvie sait, de même que feu le diacre, fermer les yeux sur les fautes d'un ami, je vous dirai pourtant, cousine, que ma langue ne parlera jamais contre ma pensée; et plutôt que de dire que ce pauvre malheureux a été légalement condamné et exécuté, j'aimerais mieux être jeté à côté de lui, quoique je pense que vous êtes peut-être la seule Highlandaise qui voudrait traiter ainsi un si proche parent de son mari.

Il est probable que le ton de fermeté que prit M. Jarvie en parlant ainsi était plus propre à faire impression sur le coeur impitoyable de sa parente que les prières et les supplications, de même que le verre, qui résiste aux efforts de tous les métaux, est facilement coupé avec la pointe d'un diamant. Elle ordonna qu'on nous plaçât tous deux devant elle.

— Votre nom est Osbaldistone, me dit-elle; j'ai entendu le chien de la mort duquel vous venez d'être témoin vous appeler ainsi.

— Oui, lui répondis-je, je me nomme Osbaldistone.

— Et votre nom de baptême est sans doute Rashleigh.

— Mon nom de baptême est Frank.

— Mais vous connaissez Rashleigh Osbaldistone? Il est votre frère, si je ne me trompe. Au moins vous êtes son parent, son ami intime.

— Il est mon parent, mais non mon ami. Je me battais contre lui il y a deux jours, quand votre mari est venu nous séparer. Son épée est peut-être encore teinte de mon sang, et la blessure qu'il m'a faite au côté est encore toute fraîche. C'est le dernier des hommes que je reconnaîtrai pour mon ami.

— Mais si vous êtes étranger à ses intrigues, croyez-vous pouvoir vous rendre près de Galbraith sans craindre d'être arrêté, et lui porter un message de la part de la femme de Mac-Gregor?

— Je ne connais à la milice du comté de Lennox aucun motif raisonnable pour m'arrêter, et je n'ai aucune raison pour craindre d'aller trouver celui qui la commande. Je suis prêt à me charger de votre message, et à partir sur-le-champ, si vous voulez étendre votre protection sur mon ami et mon domestique qui sont vos prisonniers.

Je profitai de cette occasion pour ajouter que je n'étais venu dans son pays que d'après l'invitation de son mari, qui m'avait promis son secours dans une affaire très importante pour moi, et que M. Jarvie m'avait accompagné pour le même objet.

— Et je voudrais, s'écria le bailli, que les bottes de M. Jarvie eussent été pleines d'eau bouillante quand il a voulu les mettre pour ce malheureux voyage.

— Dans ce que vient de dire ce jeune Anglais, dit Hélène en se tournant vers ses enfants, vous pouvez reconnaître votre père. Il n'a de sagesse que lorsqu'il a la toque sur la tête et la claymore à la main. Mais quand il quitte son plaid pour prendre un habit, il se mêle de toutes les intrigues des Lowlanders, et, après tout ce qu'il a souffert, il devient encore leur agent, leur jouet, leur esclave.

— Vous pouvez ajouter, madame, lui dis-je, leur bienfaiteur.

— Soit, répondit-elle, c'est le titre le plus insignifiant de tous, puisqu'il a toujours semé les bienfaits pour récolter l'ingratitude. Mais en voilà assez sur ce sujet. Je vais vous faire conduire aux avant-postes des ennemis. Vous demanderez leur commandant, et vous lui direz de ma part, de la part de la femme du Mac-Gregor, que s'ils touchent à un cheveu de sa tête et qu'ils ne le mettent pas en liberté avant douze heures, d'ici à Noël on ne trouvera pas dans tout le comté de Lennox une femme qui ne pleure son père ou son fils, son frère ou son mari; pas un fermier qui n'ait vu piller son troupeau et incendier sa grange; pas un seigneur qui se couche sans avoir à craindre de ne pas revoir le lendemain la lumière du soleil; que, pour commencer à exécuter mes menaces, si je ne revois pas mon mari dans le délai que je viens de fixer, je lui enverrai ce bailli de Glascow, ce capitaine anglais, et tous mes autres prisonniers, coupés en autant de morceaux qu'il y a de carreaux dans ce tartan.

Dès qu'elle eut cessé de parler, le capitaine Thornton, qui l'avait entendue et qui avait été présent à toute cette scène, ajouta avec le plus grand sang-froid:

— Présentez à l'officier commandant les compliments du capitaine Thornton, de la garde royale; dites-lui qu'il fasse son devoir, et qu'il ne s'inquiète pas des prisonniers. Si j'ai été assez fou pour me laisser attirer dans une embuscade par ces sauvages artificieux, je suis assez sage pour savoir mourir sans me déshonorer par une bassesse. Je n'ai de regret que pour mes pauvres camarades; je les plains d'être tombés entre les mains de bouchers.

— Paix donc, s'écria M. Jarvie, paix donc! si vous êtes las de vivre, je… M. Osbaldistone, faites bien mes compliments à l'officier commandant, … les compliments du bailli Nicol Jarvie, magistrat de Glascow, comme l'était avant lui son digne père le diacre. Dites-lui qu'il se trouve ici avec d'autres honnêtes gens dans un grand embarras qui peut devenir encore plus grand; que ce qu'il peut faire de mieux pour le bien général, c'est de permettre à Rob de revenir dans ses montagnes. Il y a déjà eu assez de malheurs. Je crois pourtant que vous ferez aussi bien de ne point parler du jaugeur.

Chargé de deux commissions si opposées par les deux personnes les plus intéressées au succès de mon ambassade, et des instructions d'Hélène Mac-Gregor, qui me recommanda de ne pas oublier un seul mot de ce qu'elle m'avait dit, je reçus enfin l'ordre de partir, et l'on permit même à André de m'accompagner, peut-être pour se délivrer de ses lamentations. Mais, soit qu'on craignît que je ne me servisse de mon cheval pour échapper à mes guides, soit qu'on fût bien aise de conserver une prise de quelque valeur, on m'annonça que je ferais le voyage à pied, escorté par Hamish Mac- Gregor et deux autres montagnards, tant pour me montrer le chemin que pour qu'ils pussent reconnaître la force et la position de l'ennemi. Dougal avait été commandé pour ce service, mais il trouva le moyen de s'en faire dispenser. J'appris par la suite que son but en restant avait été de pouvoir veiller à la sûreté de M. Jarvie, parce qu'ayant été son subordonné lorsqu'il était porte-clefs de la prison de Glascow il croyait par ses principes de fidélité devoir le protéger.

Après environ une heure de marche très rapide, nous arrivâmes à une éminence couverte de broussailles qui commandait tous les environs, et d'où nous découvrîmes le poste qu'occupait la milice du comté de Lennox. Comme ce détachement était principalement composé de cavalerie, il ne s'était pas engagé dans le défilé où le capitaine Thornton avait été si malheureusement surpris. La position était bien choisie militairement sur le penchant d'une colline, au milieu de la petite vallée d'Aberfoil, où circulait le Forth, encore près de sa source. Cette vallée était formée par deux chaînes de hauteurs qui présentaient pour premières barrières des roches calcaires, entremêlées d'énormes masses de brèches ou cailloux incrustés dans une terre plus molle que le temps a durcie peu à peu comme du ciment; plus au loin se montraient les sommets des monts plus élevés. Ces limites cependant laissaient entre elles une vallée assez large pour que la cavalerie n'eût à craindre aucune surprise de la part des montagnards. On avait placé de tous côtés des sentinelles et des avant-postes, de manière qu'à la moindre alarme la troupe aurait eu le temps de prendre les armes et de se former en bataille. Il est vrai qu'on ne croyait pas alors que les Highlanders osassent attaquer la cavalerie en rase campagne, quoiqu'on ait appris depuis ce temps qu'ils pouvaient le faire avec succès. À cette époque, les montagnards avaient encore une crainte presque superstitieuse de la cavalerie et croyaient que les chevaux étaient dressés à combattre eux-mêmes des pieds et des dents, d'autant plus que les chevaux d'escadron avaient un air plus farouche et plus imposant que celui des petits _shelties _de leurs montagnes.

Les chevaux attachés à des piquets et paissant dans le vallon, les soldats, les uns assis, les autres se promenant sur les bords riants de la rivière en différents groupes, et les rochers nus et pittoresques, bornes latérales du paysage, formaient le premier plan d'un tableau enchanteur, tandis que plus loin, vers l'orient, les yeux apercevaient le lac de Menteith, et moins distinctement le château de Stirling avec les montagnes bleues d'Ochill, qui terminaient la perspective.

Après avoir contemplé un instant cette scène, le jeune Mac-Gregor me dit de descendre jusqu'au poste de la milice pour m'acquitter de ma mission auprès du commandant. Il m'enjoignit avec un geste menaçant de ne dire ni quels avaient été mes guides ni en quel lieu je les avais quittés. Ayant reçu ces dernières instructions, je m'avançai vers le premier poste militaire, suivi d'André, qui, n'ayant conservé du costume anglais que ses culottes et sa chemise, sans chapeau, les jambes nues, avec des brogues aux pieds, présent que lui avait fait Dougal par compassion, et un vieux plaid en haillons pour suppléer aux vêtements qui naguère couvraient ses épaules, semblait être un échappé de Bedlam jouant le rôle d'un montagnard. Une vedette ne tarda pas à nous apercevoir et nous cria de nous arrêter en nous présentant le bout de sa carabine. J'obéis à l'instant, et, quand le soldat fut près de moi, je le priai de me conduire devant l'officier commandant. Je me trouvai bientôt au milieu d'un cercle d'officiers assis sur le gazon, parmi lesquels il s'en trouvait un qui paraissait être d'un rang supérieur. Il portait une cuirasse d'acier poli, sur laquelle étaient gravés les emblèmes de l'ancien ordre écossais de Saint-André, vulgairement dit _du chardon. _Je reconnus dans ce groupe le major Galbraith, qui semblait recevoir les ordres de ce personnage, de même qu'un grand nombre d'officiers dont il était entouré, les uns en uniforme, les autres en habits bourgeois, mais tous bien armés. À quelques pas étaient plusieurs domestiques portant une riche livrée.

Ayant salué ce seigneur avec le respect que son rang semblait exiger, je l'informai que le hasard m'avait rendu témoin involontaire de la défaite des troupes du roi, commandées par le capitaine Thornton, dans le défilé de loch Ard, car j'avais appris que tel était le nom du lieu où le combat avait été livré; que cet officier, plusieurs de ses soldats et le bailli de Glascow, mon compagnon de voyage, étaient restés entre les mains des Highlanders, et que ceux-ci menaçaient de faire périr cruellement leurs prisonniers et de commettre les plus affreux ravages dans le comté de Lennox, à moins qu'on ne leur rendit sur-le-champ leur chef sain et sauf.

Le duc, car on désignait par ce titre celui à qui je m'adressais, m'écouta sans m'interrompre et me répondit qu'il aurait le plus grand regret d'exposer les infortunés prisonniers à la cruauté des barbares entre les mains desquels ils avaient eu le malheur de tomber, mais qu'aucun motif ne pourrait le déterminer à remettre en liberté l'instigateur de tous ces désordres et à l'encourager ainsi à continuer ses brigandages. — Vous pouvez retourner vers ceux qui vous ont envoyé et les informer que demain, à la pointe du jour, je ferai pendre bien certainement Rob-Roy Campbell, qu'ils nomment Mac-Gregor, comme un proscrit pris les armes à la main, et qui a mille fois mérité la mort; que je me croirais indigne de la place que j'occupe si j'agissais autrement; que j'ai les moyens d'empêcher l'exécution de leurs menaces contre le comté de Lennox, et que, s'ils maltraitent en aucune manière les infortunés qui sont en leur pouvoir, j'en tirerai une vengeance si éclatante que même les pierres de leurs rochers en pousseront des gémissements pendant un siècle.

Je lui représentai humblement le danger imminent auquel m'exposerait l'honorable mission qu'il voulait bien me confier; sur quoi il me répondit que je pouvais en charger mon valet.

Dès qu'André entendit ces mots, sans attendre ma réponse, et sans être arrêté par aucun sentiment de respect, il s'écria:

— J'aimerais mieux qu'on me coupât les jambes, Dieu me préserve! que de les faire servir à me porter encore dans ces maudites montagnes! Croit-on que je trouve dans ma poche un autre cou quand un de ces chiens de montagnards m'aura coupé le mien? ou que je puisse nager comme une grenouille quand ils m'auront jeté dans un lac des Highlands pieds et poings liés? Non, non, chacun pour soi, et Dieu pour tous! Ceux qui ont à se plaindre de Rob-Roy ou qui ont des affaires avec lui peuvent faire leurs commissions eux- mêmes. Il n'a jamais approché de la paroisse de Dreep-Daily, et il ne m'a volé ni poire ni pépin.

Ce ne fut pas sans peine que je réduisis mon valet au silence. Alors je représentai vivement au duc le danger certain auquel seraient exposés le capitaine Thornton, ses soldats et M. Jarvie, et le suppliai de me charger d'un message qui pût leur sauver la vie. Je l'assurai qu'aucun danger ne m'effraierait quand il s'agirait de leur rendre service, mais que, d'après tout ce dont j'avais été témoin, il n'y avait pas le moindre doute qu'ils ne fussent tous massacrés à l'instant où les montagnards apprendraient la mort de leur chef.

Le duc parut douloureusement affecté. Il se leva, réfléchit un instant, et me dit: — C'est une circonstance bien pénible! J'en suis pénétré de chagrin; mais je ne puis transiger avec mon devoir, et il faut que Rob-Roy périsse.

Je ne pus entendre sans émotion cette sentence de mort contre Campbell, qui m'avait déjà rendu plusieurs services, et je n'étais pas le seul à en être mécontent, car plusieurs officiers de milice (du comté de Lennox) parlèrent alors au duc en sa faveur. — Il vaudrait mieux, lui dirent-ils, l'envoyer au château de Stirling, et se contenter de l'y garder comme otage jusqu'à la dispersion de sa troupe. Faut-il exposer le pays au pillage? Maintenant que les longues nuits approchent, il sera difficile de l'empêcher, car il est impossible de garder tous les points, et les montagnards ne manquent jamais d'attaquer ceux où ils savent qu'ils trouvent moins de résistance. Est-il possible d'ailleurs de laisser les malheureux prisonniers exposés à la cruauté de ces sauvages? On ne peut douter qu'ils n'exécutent la menace qu'ils font de les massacrer pour satisfaire leur vengeance. Galbraith de Garschattachin alla encore plus loin, se fiant, dit-il, en l'honneur de celui à qui il parlait, quoiqu'il sût fort bien qu'il avait des motifs particuliers de ressentiment contre Rob-Roy.

— Quoique ce soit un mauvais voisin pour les Basses-Terres, et surtout pour Votre Grâce, et quoiqu'il ait porté le métier de pillage plus loin que personne, cependant Rob-Roy était autrefois un homme sage et industrieux. Il est peut-être encore possible de lui faire entendre raison, au lieu que sa femme et ses enfants sont des diables sans crainte et sans pitié, et, à la tête de leur bande de coquins, ils feront au pays plus de mal que Rob ne lui en aurait jamais fait.

— Bah! bah! dit le duc, c'est précisément le bon sens et l'adresse de cet homme qui ont si longtemps fait sa force. Un brigand montagnard ordinaire aurait été réduit en moins de semaines qu'il n'a fallu d'années pour s'emparer de celui-ci. Privée de son chef, sa bande ne sera pas longtemps à craindre. C'est une guêpe sans tête; elle a pu avoir le pouvoir de piquer de son aiguillon, mais elle ne tardera pas à être écrasée et anéantie.

Garschattachin ne se laissait pas si facilement réduire au silence.

— Bien certainement, milord, répliqua-t-il, je suis très loin de favoriser Rob: je ne suis pas plus son ami qu'il n'est le mien, car il a deux fois vidé mes étables, sans parler de celles de mes tenanciers; et cependant…

— Et cependant, Galbraith, reprit le duc en souriant avec une expression particulière, vous croyez pouvoir pardonner à l'ami de vos amis la liberté qu'il a prise. Car on prétend que Rob n'est pas l'ennemi des amis que le major Galbraith peut avoir sur le continent.

— Si cela est, milord, répondit Galbraith sur le même ton, ce n'est pas ce qu'on peut dire de pire sur son compte. Mais je voudrais que nous eussions quelques nouvelles des clans que nous avons attendus si longtemps. Fasse le ciel qu'ils nous tiennent parole! Je ne m'y fie pas: les ours n'attaquent pas les ours.

— Je suis sans inquiétude. Iverach et Inverashalloch sont connus pour des hommes d'honneur. Quoiqu'ils soient en retard, je ne puis croire qu'ils manquent au rendez-vous. Envoyez deux cavaliers pour voir s'ils arrivent: nous ne pouvons sans eux risquer l'attaque du défilé qui a été si funeste au capitaine Thornton, et où, à ma connaissance, dix fantassins pourraient tenir contre le meilleur régiment de cavalerie de toute l'Europe. En attendant, faites distribuer des vivres à la troupe.

Je profitai de ce dernier ordre, très nécessaire et très agréable pour moi, car je n'avais rien mangé depuis le souper que nous avions pris la veille à Aberfoil, et le soleil commençait à s'approcher du terme de sa carrière journalière. Les vedettes qu'on avait dépêchées revinrent sans avoir rencontré les auxiliaires attendus; mais presque au même instant arriva un Highlander qui appartenait à un de leurs clans, et qui était porteur d'une lettre qu'il remit au duc d'un air respectueux.

— Je parierais un quartaut de la meilleure eau-de-vie, dit Galbraith, que c'est un message pour nous avertir que ces maudits montagnards, que nous avons eu tant de peine et de tourment à faire venir, nous abandonnent et nous laissent le soin de nous tirer d'affaire comme nous le pourrons.

— C'est cela même, messieurs, s'écria le duc, rougissant d'indignation, après avoir lu la lettre, écrite sur un mauvais chiffon de papier, mais adressée avec tout le cérémonial d'usage à très haut et très puissant prince le duc de… Nos alliés nous ont abandonnés, messieurs, continua le duc; ils ont fait une paix séparée avec l'ennemi.

— C'est ce qui arrive dans toutes les alliances, dit Galbraith. Les Hollandais nous auraient joué le même tour, si nous ne les avions prévenus à Utrecht.

— Vous êtes facétieux, monsieur, s'écria le duc d'un ton qui prouvait que la plaisanterie ne lui plaisait point; l'affaire qui nous occupe est pourtant d'un genre très sérieux. Je ne crois pas que personne soit d'avis que nous nous engagions plus avant dans ce pays sans être soutenus par de l'infanterie?

Chacun s'empressa de répondre que ce serait une démence complète.

— Il ne serait guère plus sage, reprit le duc, de rester ici exposés à une attaque nocturne. Il faut donc faire notre retraite sur le château de Duchray et sur celui de Gartartan, et y faire bonne garde toute la nuit. Mais avant de nous retirer, je veux interroger Rob-Roy en votre présence, pour vous convaincre combien il serait impolitique de lui rendre une liberté dont il ne se servirait que pour continuer à être la terreur et le fléau du pays.

Il donna ses ordres pour que le prisonnier fût amené devant lui. Rob-Roy arriva entre deux sergents, escorté de six soldats la baïonnette au bout du fusil. Ses bras étaient liés ensemble jusqu'au coude et assujettis contre son corps par le moyen d'une sangle de cheval.

Je ne l'avais jamais vu revêtu du costume de son pays. Une forêt de cheveux roux qui couvraient sa tête, et qu'il cachait sous une perruque lorsqu'il sortait de ses montagnes, justifiait le surnom de Roy ou _le Roux _que lui avaient donné les habitants des Lowlands, et qu'ils n'ont sûrement pas encore oublié. On reconnaissait encore mieux la justesse de cette épithète en jetant les yeux sur la partie de ses membres que le kilt des Highlands laissait à nu. Ses jambes, ses cuisses, et surtout ses genoux, étaient entièrement couverts d'un poil roux, court et épais, semblable à celui des boeufs de ce pays. L'effet que produisait ce changement de costume et la connaissance que j'avais acquise de son véritable caractère contribuèrent également à le faire paraître à mes yeux plus sauvage et plus farouche qu'il ne m'avait paru l'être auparavant, et je l'aurais à peine reconnu si je n'eusse été prévenu d'avance que c'était lui.

Quoique dans les fers, il avait la tête haute, l'air fier, et un maintien plein de dignité. Il salua le duc, fit un signe de tête à Galbraith et à quelques autres, et montra quelque surprise en me voyant parmi eux.

— Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, M. Campbell, dit le duc.

— Cela est vrai, milord. J'aurais désiré, ajouta-t-il en jetant les yeux sur ses bras liés et sur le fourreau de sa claymore, j'aurais désiré que cette entrevue eût eu lieu dans un moment où j'aurais pu offrir à Votre Grâce les compliments que je lui dois. Mais il faut compter un peu sur l'avenir.

— Il n'y a rien de tel que le présent, M. Campbell, car les heures qui vous restent pour régler vos affaires dans ce monde s'écoulent rapidement. Je ne vous parle pas ainsi pour insulter à votre malheur, mais vous devez sentir vous-même que vous touchez à la fin de votre carrière. Je ne nie pas qu'en certaines occasions vous n'ayez fait moins de mal que certains autres chefs montagnards, que vous n'ayez quelquefois donné des preuves de talent et même de dispositions qui faisaient concevoir de meilleures espérances. Mais vous avez été si longtemps la terreur et le fléau d'un voisinage paisible, vous avez usurpé, maintenu et étendu votre autorité par tant d'actes de violence arbitraire, que vous avez appelé la proscription sur votre tête. En un mot, vous savez que vous avez mérité la mort, il faut vous y préparer.

— Milord, je pourrais rejeter sur vous une partie des reproches que vous me faites. Cependant je ne dirai jamais que vous ayez été personnellement et volontairement la cause première de mes malheurs. Si j'avais cru que vous l'eussiez été, milord, je ne vous entendrais pas aujourd'hui prononcer une sentence contre moi. Je vous ai vu trois fois à portée de ma carabine, quand vous ne pensiez qu'à chasser le daim; et personne n'ignore que je manque rarement mon but. Quant à ceux qui vous ont trompé, qui ont excité votre ressentiment contre un homme jadis aussi paisible que qui que ce fût dans nos montagnes, qui ont fait de votre nom le signal de ma ruine et de mon désespoir, je leur ai déjà payé une partie de mes dettes; et comme je vous le disais, milord, j'espère que l'avenir me réserve encore les moyens de continuer à m'acquitter envers eux.

— Je sais, s'écria le duc, dont la bile commençait à s'échauffer, que vous êtes un scélérat impudent et déterminé, et qui tiendra son serment s'il jure de faire le mal; mais comptez sur mes soins pour vous en empêcher. Vous n'avez d'autres ennemis que vos crimes.

— Vous m'en parleriez moins, dit Rob-Roy avec audace, si j'avais porté le nom de Grahame au lieu de celui de Campbell.[129]

— Vous ferez bien, monsieur, d'avertir votre femme et votre famille de bien prendre garde à la manière dont on traitera les prisonniers qui sont en ce moment en leur pouvoir. Je leur rendrai au centuple, à eux, à leurs parents et à leurs amis, le mal qu'ils se permettront de leur faire.

— Mes ennemis seuls, milord, peuvent dire que j'ai jamais été altéré de sang. Si j'étais à la tête de mes gens, je ferais exécuter mes ordres par cinq cents montagnards armés, plus facilement que vous ne vous faites obéir par ces huit ou dix valets; mais si Votre Grâce est déterminée à couper la souche de la famille, il y aura du désordre parmi les branches. Quoi qu'il en soit, il y a là-bas un brave homme, un de mes parents; je ne veux pas qu'il lui arrive malheur. Y a-t-il ici quelqu'un qui veuille rendre service à Mac-Gregor? Il peut le bien payer, quoiqu'il ait les mains liées.

— Parlez, Mac-Gregor, s'écria le Highlander qui avait apporté la lettre, je suis prêt à aller dans vos montagnes, s'il le faut.

Il s'avança vers lui, et en reçut un message verbal pour sa belliqueuse épouse. Comme Rob-Roy s'expliquait dans sa langue, je n'entendis pas ce qu'il disait, mais je ne doutai pas un instant qu'il ne prit des mesures pour la sûreté de M. Jarvie.

— Entendez-vous l'impudence du coquin! s'écria le duc. Il croit que la lettre qu'il m'a apportée lui donne le caractère d'ambassadeur. Au surplus sa conduite est digne de celle de ses maîtres qui nous invitent à faire cause commune contre ces brigands, et qui nous abandonnent dès qu'ils ont arrangé leur querelle particulière avec eux au sujet des terres de Balquiddar.

Méfiez-vous des plaids et des trews de tartan. Comme un caméléon ils changent très souvent.

— C'est ce que n'eût jamais dit votre illustre ancêtre[130], milord, dit le major Galbraith; sauf votre respect, Votre Grâce n'aurait point à le dire si vous vouliez commencer par être juste envers qui de droit: — rendez à l'honnête homme ce qui lui appartient, que chaque tête porte le _chapeau _qui lui est propre, et le Lennox recouvrera la tranquillité.[131]

— Paix, Galbraith, paix! vous ne pouvez sans danger tenir un pareil langage à personne, surtout à moi; mais je présume que vous vous regardez comme un homme privilégié. Conduisez votre troupe à Gartartan; j'escorterai moi-même le prisonnier à Duchray, et je vous enverrai demain mes ordres. Vous voudrez bien n'accorder de permission d'absence à aucun de vos soldats.

— Allons, des ordres, des contre-ordres, murmura Galbraith entre ses dents. Mais patience, patience, nous pourrons jouer à changez de place, le roi revient.[132]

Les deux troupes de cavalerie se formèrent alors, et se disposèrent à se mettre en marche, afin de profiter d'un reste de jour pour se rendre dans leur cantonnement. Je reçus l'ordre plutôt que l'invitation de suivre celle du duc, et je m'aperçus que, quoiqu'on ne me traitât pas en prisonnier, on me tenait pour suspect et l'on avait l'oeil sur moi. Il est vrai qu'on était alors environné de dangers. Les querelles de parti entre les jacobites et les hanovriens divisaient tous les esprits; les haines qui régnaient entre les Highlands et les Lowlands, sans compter mainte autre cause inexplicable de discorde héréditaire qui rendaient les familles puissantes d'Écosse ennemies les unes des autres: tous ces motifs faisaient qu'un voyageur isolé, inconnu et sans protection terminait rarement sa course sans être exposé à quelque désagrément. Je me soumis à ma destinée d'aussi bonne grâce que je le pus, et je me consolai par l'espérance que pendant la marche je pourrais obtenir du prisonnier quelques renseignements sur Rashleigh et ses intrigues. Je serais pourtant injuste envers moi-même si je n'ajoutais que mes vues n'étaient pas tout à fait celles d'un égoïste. Je prenais trop d'intérêt au sort du malheureux captif pour ne pas désirer de lui rendre tous les services que sa situation exigeait et qu'il pouvait m'être permis de lui accorder.

Chapitre XXXIII.

Arrivé sur le vieux pont,
Il se précipite à la nage;
Son pied touche le gazon,
Il s'enfuit le long du rivage.

GIL MORRICE.

Les échos des rochers et des ravines des deux côtés de la vallée répondirent aux trompettes de la cavalerie, qui, se divisant en deux corps distincts, se mit en marche au petit trot. Celui que commandait le major Galbraith ne tarda pas à tourner à gauche en traversant le Forth, pour prendre, me dit-on, ses quartiers de nuit dans un vieux château situé dans le voisinage. Ce corps, en traversant la route, présentait un tableau animé; mais nous le perdîmes bientôt de vue dans les détours de la rive opposée qui était couverte de bois.

Le détachement commandé par le duc en personne continua sa marche en très bon ordre. Pour ôter au prisonnier tout moyen de s'échapper, il le fit placer en croupe derrière un soldat nommé Ewan, de Brigglands, l'homme le plus grand et le plus vigoureux de toute sa troupe. Une sangle qui les entourait tous deux, et qui était attachée par une boucle sur la poitrine du soldat, ôtait à Rob-Roy la possibilité de tromper la vigilance de son gardien. On m'avait fourni un cheval, et l'on me donna ordre de marcher à leur côté. Nous formions le centre d'un peloton chargé spécialement de veiller sur le prisonnier, et dont chaque homme avait en main un pistolet. André, à qui l'on avait fourni un poney des Highlands, reçut la permission de se ranger parmi les domestiques, dont un assez grand nombre suivaient le détachement sans se confondre avec la troupe.

Nous marchâmes ainsi pendant plus d'une heure. Enfin nous arrivâmes au gué où nous devions aussi traverser le Forth. Ce fleuve, étant formé par le trop-plein d'un lac, a un lit très profond, même dans les endroits où il a le moins de largeur. On ne pouvait arriver sur ses bords que par une descente aussi rapide qu'étroite, et qui ne permettait pas à deux cavaliers d'y passer de front. Le centre et l'arrière-garde du corps s'arrêtèrent donc, tandis que les premiers rangs effectuaient le passage tour à tour. Il en résulta un délai considérable, et même quelque confusion, car quelques-uns de ces cavaliers, qui ne faisaient point partie, à proprement parler, de l'escadron, se pressèrent irrégulièrement vers le gué, et entraînèrent un peu dans leur désordre la cavalerie de milice, quelque bien exercée qu'elle fût à la discipline militaire.

Ce fut en ce moment que j'entendis Rob-Roy dire à voix basse au cavalier auquel il se trouvait trop étroitement lié: — Votre père, Ewan, n'aurait pas conduit ainsi un ancien ami à la boucherie, comme un veau, pour tous les ducs de la chrétienté.

Ewan ne répondit que par un mouvement d'épaules qui semblait dire que c'était bien malgré lui qu'il agissait ainsi.

— Et quand les Mac-Gregor descendront de leurs montagnes, Ewan, quand vous verrez vos étables pillées, le sang répandu sur votre foyer et votre maison incendiée, vous penserez alors que si votre ami Rob-Roy eût été à leur tête, il vous aurait épargné tous ces malheurs.

Ewan de Brigglands ne répondit encore que par le même geste, accompagné d'un profond soupir.

— N'est-ce pas une chose déplorable, continua Rob en ménageant sa voix de manière qu'excepté l'oreille d'Ewan, la mienne était la seule qui pût l'entendre; n'est-ce pas une chose lamentable que de voir Ewan de Brigglands, que Rob-Roy Mac-Gregor a si souvent secouru de son bras et de sa bourse, faire plus de cas du regard favorable d'un duc que de la vie d'un ami?

Ewan paraissait fort agité, mais il garda toujours le silence.

En ce moment nous entendîmes le duc s'écrier sur l'autre rive: —
Qu'on amène le prisonnier.

Ewan fit avancer son cheval, et j'entendis encore Rob-Roy lui dire: — Ne mettez jamais en balance le sang de Mac-Gregor contre quelques coups de lanière que vous pouvez risquer pour le sauver, car il y aura un compte terrible à en rendre en ce monde et en l'autre.

Ewan avançait toujours; il entra dans la rivière avec une certaine précipitation. Je le suivais pour la traverser après lui quand plusieurs soldats m'arrêtèrent en criant: — Pas encore, monsieur, pas encore! et retenant mon cheval par la bride, ils me firent rester sur la rive.

Le soleil avait disparu de l'horizon; et à la faible lumière du crépuscule je voyais le duc occupé à établir l'ordre parmi les soldats à mesure qu'ils avaient traversé la rivière les uns plus haut, les autres plus bas, suivant que leurs chevaux avaient plus ou moins de force pour résister au courant. Tout à coup un bruit semblable à celui d'une masse qui tombe soudain dans l'eau frappa mes oreilles, et j'en conclus sur-le-champ que l'éloquence de Rob- Roy avait déterminé Ewan à lui donner une chance pour échapper à la mort, et qu'il avait cherché son salut dans le sein du Forth. Le duc l'entendit comme moi, et courant sur le bord du rivage:

— Chien! cria-t-il à Ewan qui venait de prendre terre, où est votre prisonnier? Et, sans attendre la réponse que celui-ci se préparait à lui faire, il lui tira un coup de pistolet. Mais ils étaient environnés d'un grand nombre de cavaliers, et je ne sus jamais s'il avait été atteint. Messieurs, cria le duc à sa troupe, dispersez-vous. Cent guinées de récompense pour celui qui m'amènera Rob-Roy.

À l'instant tout ne fut plus que confusion sur les deux rives. Rob-Roy, dégagé de ses liens, sans doute parce que Ewan avait débouclé la courroie qui le retenait, s'était précipité dans le Forth et y nageait entre deux eaux; mais, comme il fut obligé de reparaître un instant à la surface pour respirer, son plaid attira l'attention des soldats. Plusieurs d'entre eux firent aussitôt entrer leurs chevaux dans la rivière, mais au-delà du gué elle était aussi rapide que profonde, les chevaux perdirent pied, quelques-uns se noyèrent, et plusieurs des cavaliers faillirent partager le même sort. D'autres, moins zélés et plus prudents, se contentèrent de rester sur la rive et de guetter l'instant où le fugitif sortirait de l'eau, pour le saisir. Les cris de ceux qui risquaient de se noyer et qui imploraient du secours, la vue d'un grand nombre de cavaliers qui couraient çà et là, les efforts des officiers pour rétablir un peu d'ordre, l'obscurité qui croissait de moment en moment: tout concourait à former le spectacle de confusion le plus extraordinaire que j'eusse jamais vu. J'étais seul occupé à l'observer, car toute la cavalerie était dispersée, les uns pour chercher le fugitif, les autres pour voir s'il réussirait à se sauver, quelques-uns même pour favoriser sa fuite; car, comme je l'appris dans la suite, plusieurs de ceux qui semblaient apporter le plus d'ardeur à s'emparer de sa personne ne désiraient rien moins que l'arrêter, et n'avaient d'autre but que d'augmenter la confusion générale, de donner une fausse direction aux poursuites de leurs camarades et d'augmenter par là les chances de salut qui restaient à Rob-Roy.

Il ne fut pas très difficile à un nageur aussi habile que l'était Mac-Gregor d'échapper à ses ennemis dès qu'il se fut dérobé à leur première poursuite. Il courait pourtant de grands dangers; car de même que la loutre pressée par les chiens, et qui cherche à les éviter en plongeant, comme je l'avais vu plus d'une fois à Osbaldistone-Hall, est forcée de montrer de temps en temps son museau hors de l'eau pour renouveler sa provision d'air, ainsi Rob-Roy, qui, forcé par le besoin de respirer, avait déjà reparu une fois à la surface de l'eau, ne pouvait tarder bien longtemps à s'y montrer encore, et tous, les yeux fixés sur la rivière, attendaient ce moment avec impatience. Mais il eut recours à un stratagème que la loutre ne peut employer, et qui lui réussit. Étant parvenu à se débarrasser de son plaid, il l'abandonna au cours de l'eau, et ce vêtement ayant été aperçu attira sur-le- champ l'attention générale, et fut criblé de coups de fusil. On se mit à la nage pour s'en emparer; et pendant ce temps-là Mac-Gregor était déjà bien loin.

Dès qu'on l'eut perdu de vue, on reconnut l'impossibilité de retrouver le fugitif. La rivière devenait inaccessible en certains endroits par la hauteur de ses rives, qui dans d'autres étaient couvertes de buissons épais qui ne permettaient pas aux chevaux d'en approcher, et qui fournissaient à celui qu'on cherchait toutes les facilités possibles pour se soustraire aux poursuites. Une nuit profonde vint encore ajouter de nouveaux obstacles. Enfin les trompettes, en sonnant la retraite, annoncèrent que l'officier commandant, quoique bien à contre-coeur, renonçait à l'espoir de reprendre le prisonnier qui venait de lui échapper si inopinément. Les cavaliers commencèrent à se rassembler lentement, se querellant les uns les autres et regrettant la riche prise qu'ils avaient manquée. Je vis ceux qui étaient de l'autre côté de la rivière former leurs rangs, et ceux qui ne l'avaient pas encore passée reprendre le chemin du gué pour la traverser.

Jusque-là je n'avais joué que le rôle de spectateur, quoique bien loin d'être indifférent à ce qui se passait. Mais tout à coup j'entendis à quelques pas de moi une voix rauque s'écrier:

— Où est donc l'étranger anglais? C'est lui qui a donné à Rob-Roy un couteau pour couper la courroie.

— Il faut lui fendre le crâne jusqu'à la mâchoire, s'écria une voix.

— Il faut lui envoyer une paire de balles dans la cervelle, reprit une autre.

— Ou lui enfoncer trois pouces d'acier dans le coeur, dit une quatrième.

J'entendais les pas des chevaux qui s'approchaient de plusieurs côtés, et ce bruit me rappela le danger de ma situation. Je ne doutais nullement que des gens armés, dont les passions irritées n'étaient réprimées par aucun frein, n'exécutassent leurs menaces et ne me punissent d'abord d'un crime imaginaire, sauf à examiner ensuite si je l'avais commis. Frappé de cette idée, je me laissai glisser à bas de mon cheval, et je m'enfonçai dans un taillis, espérant que les ténèbres me déroberaient aux yeux de ceux qui voudraient me suivre. Si j'avais été assez près du duc pour recourir à sa protection, je n'aurais pas pris le parti de me cacher; mais il était déjà en marche à la tête de son avant-garde de l'autre côté de la rivière, et je ne voyais sur la rive où je me trouvais aucun officier dont j'osasse réclamer l'interposition. En de pareilles circonstances, je ne crus donc pas devoir me faire un point d'honneur d'exposer inutilement ma vie.

Lorsque le tumulte fut apaisé et que je n'entendis plus le bruit des chevaux que dans le lointain, ma première pensée fut de chercher à gagner le quartier-général du duc, où le rétablissement de la tranquillité et de la discipline ne me laisserait plus rien à craindre de la première fureur du soldat, et de me livrer à lui comme un sujet royal qui n'avait rien à craindre de la justice, et comme un étranger qui avait droit à sa protection et à l'hospitalité.

Je quittai ma retraite dans ce dessein. L'obscurité était complète; tous les cavaliers avaient passé le Forth, et le son des trompettes, que j'entendais de loin, pouvait guider ma marche du même côté. Je trouvai pourtant de grands obstacles à l'exécution de ce dessein. Je n'avais plus de cheval, et je n'étais pas tenté d'essayer de traverser à pied un gué où les chevaux avaient de l'eau jusqu'à la selle, et où j'en avais vu plusieurs entraînés par la force du courant. Si pourtant je ne prenais pas ce parti, il ne me restait d'autre ressource que de terminer les fatigues de ce jour et de la nuit qui l'avait précédé en rentrant dans le pays des montagnards.

Après un moment de réflexion, je pensai qu'André Fairservice, suivant sa louable coutume de songer à sa sûreté avant toute chose, aurait traversé le gué avec les autres domestiques, et sans doute un des premiers, qu'il ne manquerait pas d'apprendre au duc, et à quiconque voudrait l'entendre, mon nom, ma situation dans le monde, et tout ce qu'il savait de mon histoire; qu'en conséquence le soin de ma réputation n'exigeait pas que je me montrasse sur- le-champ, au risque de me noyer en voulant traverser le Forth, ou de me faire massacrer par quelque traînard qui croirait par un tel service se faire pardonner de n'avoir pas plus tôt rejoint les rangs; ou bien, si j'échappais à ces deux dangers, d'errer au hasard toute la nuit, le son des trompettes n'arrivant plus alors jusqu'à moi.

Je résolus donc de retourner à la petite auberge où j'avais passé la nuit précédente. Je n'avais rien à craindre de Rob-Roy. Il était bien certainement en liberté; et si je tombais entre les mains de quelques-uns de ses gens, cette nouvelle que je leur apprendrais m'assurerait sans doute leur protection. Je ne pouvais d'ailleurs songer à abandonner M. Jarvie dans la position délicate où il se trouvait, et où il s'était engagé en grande partie pour moi. Enfin ce n'était qu'en revoyant Rob-Roy que je pouvais espérer d'avoir quelques nouvelles de Rashleigh, et de recouvrer les papiers de mon père, motif qui m'avait seul déterminé à une expédition suivie de tant de dangers. J'abandonnai donc toute idée de traverser le Forth, et je repris le chemin du petit village d'Aberfoil.

Un vent très vif, qui se faisait entendre et sentir de temps en temps, écarta l'épais brouillard qui aurait pu autrement dormir immobile sur la vallée jusqu'au matin: quoiqu'il ne pût complètement disperser ces nuages de vapeur, cependant il les divisa en masses confuses, tantôt s'amoncelant autour de la cime des monts, et tantôt remplissant comme des flots de fumée les divers enfoncements où des masses de brèches détachées des hauteurs se sont précipitées, laissant dans le vallon, profondément déchiré par leur passage, les traces d'une ravine semblable à celle que forment les eaux grossies d'un torrent. La lune, qui était dans son plein, et qui brillait avec tout l'éclat que lui prête une atmosphère glaciale, argentait les détours de la rivière, ainsi que les saillies et les pics des rochers que le brouillard ne cachait pas, tandis que les rayons semblaient comme absorbés par le blanc tissu des vapeurs, là où elles étaient encore épaisses et condensées; çà et là quelques parties plus légères se laissaient davantage pénétrer par ses molles clartés qui leur donnaient l'apparence d'un voile de gaze transparente.

Malgré l'incertitude de ma situation, un spectacle si romantique, joint à l'active influence du froid de la nuit, releva mes esprits abattus en rendant la vigueur à mes membres; je me sentis disposé à oublier mes soucis, à mépriser les périls qui pouvaient encore m'attendre, et je me mis à siffler sans y penser, comme pour accompagner la cadence de mes pas, que l'impression du froid me fit accélérer. Je jouissais davantage du sentiment de la vie à mesure que je reprenais confiance en mon courage et en mes propres forces, et j'étais tellement absorbé dans mes pensées que deux personnes à cheval arrivèrent derrière moi sans que je m'en aperçusse avant qu'elles fussent à mes côtés.

— Hé! l'ami, me dit l'un d'eux en ralentissant la marche de son cheval, où allez-vous si tard?

— Chercher un gîte et un souper à Aberfoil.

— Les passages sont-ils libres? me demanda-t-il d'un ton d'autorité.

— Je l'ignore. Je le saurai quand j'y serai arrivé. Mais si vous êtes étrangers dans ce pays, je vous conseille d'attendre le jour pour continuer votre route. Ces environs ne sont pas sûrs, ils ont été ce matin le théâtre d'une scène sanglante.

— Les soldats n'ont-ils pas été battus?

— Oui, tout ce qui composait le détachement a été tué ou fait prisonnier.

— En êtes-vous bien sûr?

— Aussi sûr que je le suis de vous parler. J'ai été témoin involontaire du combat.

— Involontaire! N'y avez-vous donc pris aucune part?

— Non. J'étais retenu prisonnier par le capitaine des troupes du roi.

— Et pour quel motif? Qui êtes-vous? Quel est votre nom? Que faites-vous en ce pays?

— Je ne sais, monsieur, pourquoi je répondrais à tant de questions faites par un inconnu. Je vous en ai dit assez pour vous convaincre que vous ne pouvez traverser ce pays sans courir quelque danger. Si vous jugez devoir continuer votre route, c'est votre affaire; mais, comme je ne vous fais pas de questions sur votre nom et sur les motifs de votre voyage, vous m'obligerez de ne m'en adresser aucune.

— M. Francis Osbaldistone, dit l'autre cavalier d'une voix qui me fit tressaillir jusqu'au fond de l'âme, ne devrait pas siffler ses airs favoris quand il désire ne pas être reconnu.

Et Diana Vernon, car c'était elle, enveloppée d'un grand manteau, qui venait de me parler, se mit à siffler, comme pour m'imiter en riant, la seconde partie de l'air que son approche avait interrompu.

— Juste ciel! m'écriai-je ne pouvant retenir l'expression de ma surprise, est-il possible que ce soit vous, miss Vernon, que je rencontre dans un tel pays, à une telle heure, et sous un tel?…

— Sous ce déguisement masculin, alliez-vous dire, mais que voulez-vous? la philosophie du caporal Nym[133] est la meilleure après tout. — Il faut laisser aller les choses, pauca verba.

Tandis qu'elle parlait, je cherchai, à la faveur des rayons de la lune, qui malheureusement était alors couverte d'un nuage, à distinguer les traits de son compagnon; car on peut aisément supposer que Diana voyageant dans un pays désert et dangereux, au milieu de la nuit et sous la protection d'un homme seul, c'étaient autant de circonstances faites pour éveiller ma jalousie aussi bien que mon étonnement. Je ne pus prendre pour Rashleigh celui qui l'accompagnait. Il avait la taille plus haute, la voix plus forte, le ton plus impérieux que ce premier objet de ma haine et de mes soupçons. Il ne ressemblait pas davantage à aucun de mes cousins, car on remarquait en lui ce je ne sais quoi d'indéfinissable qui fait reconnaître à la première vue un homme qui a reçu une bonne éducation.

Il s'aperçut de l'examen que je faisais de sa personne, et parut désirer de s'y soustraire.

— Diana, dit-il d'un ton d'autorité tempérée par la douceur, donnez à votre cousin ce qui lui appartient, et continuons notre route.

Miss Vernon, tirant un portefeuille d'une poche de son portemanteau, et se penchant sur son cheval pour me le présenter, me dit d'un ton où l'on voyait qu'un sentiment plus grave et plus profond le disputait à son habitude de s'exprimer avec gaieté et bizarrerie:

— Vous voyez, mon cher cousin, que je suis née pour être votre ange gardien. Rashleigh a été obligé de lâcher sa proie, et si nous avions pu arriver la nuit dernière à Aberfoil, comme nous nous le proposions, j'aurais chargé quelque sylphe des Highlands de vous porter ces emblèmes de richesse commerciale. Mais il se trouvait sur la route des géants et des dragons, et quoique les chevaliers errants et les demoiselles ne doivent pas plus manquer de courage aujourd'hui qu'autrefois, il ne leur convient plus comme jadis de se jeter inutilement dans le danger. Soyez aussi prudent, mon cher cousin.

— Diana, lui dit son compagnon, songez que la nuit s'avance et que nous ne sommes pas au terme de notre voyage.

— Je viens, répondit-elle, je viens. Songez que je fais mes derniers adieux à mon cousin… Oui, Frank, derniers adieux… Un gouffre est ouvert entre nous… un gouffre de perdition absolue… Vous ne devez pas nous suivre où nous allons… vous ne devez pas prendre part à ce que nous faisons… Adieu, puissiez- vous être heureux!

En se courbant sur son cheval, qui était un poney des Highlands, sa joue toucha la mienne, et ce ne fut peut-être pas un hasard: elle me pressa la main, et une larme de ses yeux tomba sur mes joues. C'était un de ces moments qu'il est impossible de jamais oublier, où le coeur partagé entre le plus doux plaisir et la plus cruelle amertume, ne sait s'il doit se livrer à la joie ou à la douleur. Il fut bien court cependant, car, maîtrisant à l'instant le sentiment auquel elle s'était abandonnée, elle dit à son compagnon qu'elle était prête à le suivre; et, faisant prendre le grand trot à leurs chevaux, ils disparurent bientôt à mes yeux.

J'étais plongé dans une sorte de stupeur qui ne me permit pas de répondre aux adieux de Diana. Les expressions que mon coeur me dictait ne pouvaient arriver jusqu'à mes lèvres. Interdit, désespéré, je restai sans mouvement, tenant en main le portefeuille qu'elle m'avait remis, et les regardant s'éloigner comme si j'eusse voulu compter les étincelles que faisaient jaillir les pieds de leurs chevaux. Je cherchais encore à les voir quand ils étaient invisibles pour moi, et à entendre le bruit de leur marche quand il ne pouvait plus arriver à mon oreille. Enfin je sentis mes yeux devenir humides, comme s'ils se fussent fatigués des efforts que je faisais pour apercevoir des objets que je ne pouvais plus découvrir; ma poitrine était oppressée, j'éprouvai l'angoisse du pauvre roi Lear[134], et, m'asseyant sur le bord du chemin, je versai les larmes les plus amères qui eussent coulé de mes yeux depuis mon enfance.

Chapitre XXXIV.

DANGLE. — Diable! il me semble que des deux c'est le commentateur qui est le plus difficile à comprendre.

SHERIDAN, Le Critique.

À peine m'étais-je abandonné à cet accès de sensibilité, que je fus honteux de ma faiblesse. Je me rappelai que depuis quelque temps j'avais tâché de ne considérer Diana Vernon, quand son image se présentait à mon souvenir, que comme une amie au bonheur de laquelle je ne cesserais jamais de prendre le plus vif intérêt, et avec qui je ne devais plus avoir de relations intimes. Mais la tendresse qu'elle venait de me montrer presque sans déguisement, notre rencontre subite et presque romanesque dans un désert où je devais si peu m'attendre à la voir étaient des circonstances qui m'avaient mis hors de garde. Je revins cependant à moi plus tôt qu'on n'aurait pu le croire, et sans me donner le temps de descendre dans mon coeur pour en faire l'examen, je continuai à marcher dans le sentier où cette étrange apparition s'était présentée à mes yeux.

Elle m'avait défendu de la suivre. — Mais, pensais-je, ce n'est pas la suivre que de continuer mon voyage par le seul chemin qui me soit ouvert. Quoique les papiers de mon père m'aient été rendus, c'est un devoir pour moi de m'assurer que M. Jarvie est délivré de la situation dangereuse où je l'ai laissé, et où il ne se trouve que par suite de son amitié pour moi. D'ailleurs, où puis-je trouver un asile pour cette nuit, si ce n'est dans le petit cabaret d'Aberfoil? Sans doute ils s'y arrêteront aussi, car il est impossible que leurs chevaux les conduisent plus loin cette nuit. Je la reverrai donc encore, pour la dernière fois peut-être! Mais je la reverrai, je l'entendrai, je saurai quel est cet heureux mortel qui exerce sur elle l'autorité d'un époux. J'apprendrai si elle éprouve dans ses projets quelque difficulté que je puisse vaincre, si je puis faire quelque chose pour lui prouver la reconnaissance que m'inspirent sa générosité et son amitié désintéressée.

En raisonnant ainsi avec moi-même, je cherchais à parer des prétextes les plus plausibles le désir que j'éprouvais de revoir encore une fois ma cousine quand je me sentis frapper sur l'épaule par un voyageur qui, quoique je marchasse assez bon pas, allait encore plus vite.

— Voilà une belle nuit, M. Osbaldistone! me dit-il, elle était plus obscure quand nous nous sommes quittés.

Je reconnus sur-le-champ la voix de Mac-Gregor. Il avait échappé à la poursuite de ses ennemis et regagnait ses montagnes. Il avait trouvé le moyen de se procurer des armes, sans doute chez quelqu'un de ses partisans secrets, car il portait un fusil sur l'épaule et avait, suivant son usage, à la ceinture les autres pièces de l'armure nationale des Highlands. Dans une situation ordinaire, une pareille rencontre ne m'aurait pas été fort agréable; car, quoique je n'eusse jamais eu avec lui que des relations amicales, je ne l'avais jamais entendu parler sans éprouver un frisson involontaire. Les intonations des montagnards donnent à leur voix un son dur et sourd, à cause surtout de l'expression gutturale si commune à leur langue; et d'ailleurs ils parlent ordinairement avec une sorte d'emphase. À cette particularité nationale Rob-Roy joignait un ton d'indifférence dans son accent, qui n'appartenait qu'à lui: c'était l'expression d'une âme que rien ne pouvait étonner ni abattre, et qui n'était affectée par aucun des événements de la vie; quelque imprévus, quelque fâcheux, quelque terribles qu'ils pussent être. Habitué aux dangers, plein de confiance en sa force et en son adresse, il était inaccessible à la crainte, et sa vie précaire et désordonnée l'avait exposé à tant de périls qu'elle avait émoussé, quoique non entièrement détruit, sa sensibilité pour ceux que couraient les autres. On doit se rappeler aussi que j'avais vu le même jour sa troupe faire périr sans pitié un individu suppliant et désarmé.

Tel était pourtant alors l'état de mon esprit que je m'applaudis que la compagnie de ce chef proscrit vînt faire diversion à mes pensées. Je n'étais même pas sans espérance qu'il pourrait me fournir un fil pour sortir du labyrinthe d'idées dans lequel je me trouvais engagé. Je lui répondis donc d'un air amical, et le félicitai d'avoir pu échapper à ses ennemis dans un moment où la fuite paraissait impossible.

— Ha! ha! me dit-il, il y a autant de distance entre la potence et un cou qu'entre la coupe et la bouche. Mais je ne courais pas autant de dangers que votre qualité d'étranger vous le faisait croire. Parmi tous ces gens qu'on avait rassemblés pour me prendre, me garder et me reprendre, il y en avait une moitié qui, comme dit le cousin Nicol Jarvie, n'avait envie ni de me prendre, ni de me garder, ni de me reprendre, et un quart qui n'aurait osé me toucher, ni même m'approcher. Je n'avais donc véritablement affaire qu'au quart de toute la troupe.

— Il me semble que c'en était bien assez.

— Je n'en sais rien; mais ce que je sais bien, c'est que, s'ils veulent venir dans la vallée du clachan d'Aberfoil, je me charge de leur parler à tous, l'un après l'autre, le sabre à la main.

Il me demanda alors ce qui m'était arrivé depuis mon entrée dans nos montagnes, et il rit de bon coeur au récit que je lui fis du combat que nous avions soutenu dans l'auberge, et de la manière dont M. Jarvie s'était défendu avec un soc de charrue rougi au feu.

— Vive Glascow! s'écria-t-il: que la malédiction de Cromwell tombe sur moi si j'aurais désiré un plus grand plaisir au monde que de voir le cousin Jarvie brandissant au bout d'un fer rouge le plaid d'Iverach, et le jetant bravement au feu! Au surplus, ajouta-t-il d'un ton plus grave, le sang qui coule dans les veines du cousin est un sang noble. Il est bien malheureux qu'il ait été élevé dans de viles occupations qui ne peuvent que dégrader l'âme et l'esprit. À présent, vous devez savoir la raison qui m'a empêché de vous recevoir au clachan d'Aberfoil, comme j'en avais le projet. On m'avait préparé un joli filet pendant les deux ou trois jours que j'ai passés à Glascow pour les affaires du roi. Mais je crois qu'ils sont maintenant bridés par les oreilles, et il se passera du temps avant qu'ils puissent armer les clans des montagnes les uns contre les autres. J'espère que je verrai bientôt le jour où tous les montagnards suivront les mêmes bannières. Mais que vous est-il arrivé ensuite?

Je lui parlai de l'arrivée du capitaine Thornton et de son détachement, et de la manière dont il nous avait détenus sous prétexte que nous lui paraissions suspects. D'autres questions qu'il me fit me rappelèrent que mon nom lui avait donné de nouveaux soupçons, enfin, qu'il avait ordre d'arrêter un homme de moyen âge et un jeune homme. Ce détail fit rire de nouveau l'_outlaw _montagnard.

— Sur mon âme! s'écria-t-il, les butors ont pris mon ami le bailli pour Son Excellence. Mais vous, ils vous ont donc pris pour Diana Vernon? Les bon chiens de chasse! Il faut convenir qu'ils ont le nez fin!

— Diana Vernon! lui dis-je en hésitant et en tremblant d'entendre sa réponse; porte-t-elle encore ce nom? Je viens de la rencontrer avec un homme qui semblait prendre avec elle un ton d'autorité.

— Oui, oui, dit Rob-Roy, autorité légitime. Il en était temps: c'était une dame qui savait faire faire ses volontés, brave fille d'ailleurs. Son voyage n'est pas bien gai: Son Excellence n'est pas jeune. Un compagnon comme vous, ou comme un de mes fils, Rob ou Hamish, aurait été mieux assorti avec elle du côté de l'âge.

Ici je vis s'écrouler tous les châteaux de cartes que mon imagination, en dépit de ma raison, s'était si souvent amusée à construire. Je devais m'y attendre: je n'avais pu croire que Diana pût voyager à une telle heure, dans un tel pays, accompagnée d'un seul homme, si cet homme n'avait eu un droit légal à être son protecteur. Cependant la confirmation de mes craintes n'en fut pas moins un coup bien cruel pour moi, et la voix de Mac-Gregor, qui m'engageait à continuer le récit de mes aventures, frappait mes oreilles sans arriver jusqu'à mon esprit.

— Vous n'êtes pas bien, me dit-il enfin après m'avoir inutilement adressé la parole deux ou trois fois, la fatigue de cette journée a été trop forte pour vous. Vous n'êtes pas habitué à de pareilles choses.

Le ton d'intérêt avec lequel il prononça ces mots me rendit ma présence d'esprit, et je continuai mon récit comme je pus. Rob-Roy prit un air de triomphe en apprenant le résultat du combat dans le défilé.

— On dit, s'écria-t-il, que la paille du roi vaut mieux que le blé des autres. J'en doute fort, mais je crois qu'on peut en dire autant des soldats du roi, puisqu'ils se laissent battre par des vieillards qui ont passé l'âge de porter les armes, par des enfants qui ne savent pas encore les manier, et par des femmes qui ont quitté un instant leur quenouille. Tout le rebut de nos montagnes! Et Dougal Gregor donc? Auriez-vous cru qu'il y eût autant de bon sens dans ce crâne? N'est-ce pas un coup de maître qu'il a fait là? Mais continuez, quoique je craigne d'apprendre le reste, car mon Hélène est un diable incarné quand elle a le sang échauffé. Au surplus, elle n'en a que trop de raisons!

Je lui racontai, avec le plus de délicatesse possible, la manière dont nous avions été reçus, et il ne me fut pas difficile de voir que ce récit le contrariait vivement.

— J'aurais donné mille marcs pour m'être trouvé là! accueillir ainsi des étrangers, et mon propre cousin surtout, un homme qui m'a rendu tant de services! j'aimerais mieux qu'elle eût fait mettre le feu à la moitié du comté de Lennox. Voilà ce que c'est que de se fier à des femmes et à des enfants! ils ne connaissent ni mesure ni raison! Au surplus, c'est ce chien de jaugeur qui en est cause. C'est lui qui m'a trahi en m'apportant un prétendu message de Rashleigh votre cousin, pour m'engager à l'aller trouver pour les affaires du roi. Il me semblait assez vraisemblable qu'il fût avec Galbraith et d'autres gentilshommes du comté de Lennox qui doivent se déclarer pour le roi Jacques. Je ne me doutai que j'étais trompé que lorsque je me trouvai en présence du duc; et, quand il m'eut fait lier et désarmer, il ne me fut pas difficile de prévoir le sort qu'il me destinait. Je connais votre parent, Dieu merci, je sais ce dont il est capable. Il ne ménage personne. Je souhaite pour lui qu'il n'ait pas trempé dans ce tour. Vous ne sauriez croire comme ce Morris eut l'air sot quand j'ordonnai qu'on le gardât en otage jusqu'à que je revinsse. Mais me voilà revenu, non pas grâce à lui ni à ceux qui l'ont employé, et je vous réponds que le collecteur du fisc ne se tirera pas de mes mains sans payer une bonne rançon.

— Il a déjà payé la plus forte et la dernière qu'on puisse exiger d'un homme.

— Quoi! comment! mort! il a donc été tué dans l'escarmouche?

— Non, M. Campbell! Après le combat, de sang-froid.

— De sang-froid, damnation! s'écria-t-il en grinçant les dents; et comment cela est-il arrivé, monsieur? Parlez, monsieur, parlez donc, et ne m'appelez ni monsieur, ni Campbell. J'ai le pied dans mes bruyères natales, et mon nom est Mac-Gregor.

Ses passions étaient évidemment montées à un haut degré d'irritation. Sans faire attention à la rudesse de son ton, je lui fis clairement, et en peu de mots, le détail de la mort de Morris. Frappant alors avec force un grand coup contre terre de la crosse de son fusil: — Je jure sur mon Dieu, s'écria-t-il, qu'une telle action ferait abandonner femme, enfants, clan et patrie! Et pourtant le misérable a bien mérité son sort: car quelle différence y a-t-il entre être jeté à l'eau avec une pierre au cou, ou être suspendu par le cou à une corde en plein air? L'un vaut l'autre après tout, et il n'a trouvé que ce qu'il m'envoyait chercher. J'aurais pourtant préféré qu'on lui mît une balle dans la tête, ou qu'on l'expédiât d'un bon coup de sabre. La manière dont on l'a fait périr donnera lieu à bien des bavardages. Au surplus chacun a son jour fixé: quand il est arrivé, il faut bien partir, et personne ne niera qu'Hélène Mac-Grégor n'ait à venger bien des outrages.

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