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Rob-Roy

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Ces doutes, mille fois plus horribles que la certitude, augmentèrent mon désir de pénétrer le secret de sa conduite, et, pour y parvenir, je formai une résolution dont, si vous n'êtes pas fatigué de la lecture de ces détails, vous trouverez le résultat dans le chapitre suivant.

Chapitre XVII.

Une voix dont le son pour toi n'est pas sensible,
Me dit qu'il faut partir:
Le geste d'une main à tes yeux invisible
M'ordonne d'obéir.

TICKELL.

Je vous ai déjà dit, mon cher Tresham, si vous voulez bien vous le rappeler, qu'il était fort rare que je me rendisse le soir à la bibliothèque pour voir miss Vernon, à moins que ce ne fût en présence de la dame Marthe. Cependant cet arrangement n'était qu'une convention libre, et c'était moi-même qui l'avais proposé. Depuis quelque temps, comme l'embarras de notre situation respective avait augmenté, les entrevues du soir avaient entièrement cessé. Miss Vernon n'avait donc aucune raison de croire que je voulusse les renouveler sans l'en prévenir d'avance, afin qu'elle pût engager la bonne Marthe à venir prendre, suivant l'usage, une tasse de thé avec elle; mais, d'un autre côté, cette prudence n'était pas une loi expresse. La bibliothèque m'était ouverte ainsi qu'à tous les autres membres de la famille, à toutes les heures du jour et de la nuit, et je pouvais y entrer inopinément sans que miss Vernon pût le trouver mauvais. J'étais convaincu qu'elle recevait quelquefois dans cet appartement ou le P. Vaughan, ou quelque autre personne dont les avis dirigeaient sa conduite, et qu'elle choisissait pour ces entrevues les instants où elle se croyait le plus sûre de ne pas être interrompue. La lumière que j'avais remarquée le soir dans la bibliothèque, les deux ombres que j'avais vues distinctement, la trace de plusieurs pas imprimés le matin sur le sable depuis la porte de la tour jusqu'à la porte du jardin, le bruit que plusieurs domestiques avaient entendu, et qu'ils expliquaient à leur manière, tout semblait me prouver que quelque personne étrangère au château entrait secrètement dans cette chambre. Persuadé que cette personne exerçait une influence quelconque sur les destinées de Diana, je n'hésitai pas à former le projet de découvrir qui elle était, d'où provenait son autorité sur elle; mais surtout, quoique je m'efforçasse de croire que ce n'était qu'une considération très secondaire, je voulais savoir par quels moyens cette personne conservait son influence sur Diana, et si elle la gouvernait par la crainte ou par l'affection. Ce qui prouvait que cette curiosité jalouse occupait la première place dans mon esprit, c'est que, malgré mes efforts pour repousser cette idée, et quoiqu'il me fût impossible de motiver mes présomptions, je me figurais que c'était un homme, et sans doute un homme jeune et bien fait qui dirigeait ainsi à son gré miss Vernon; c'était dans l'impatience de découvrir ce rival que j'étais descendu au jardin pour épier le moment où la lumière paraîtrait dans la bibliothèque.

Tel était le feu qui me dévorait que j'étais à mon poste en attendant un phénomène qui ne pouvait point paraître avant le soir, une grande heure avant le coucher du soleil. C'était le jour du sabbat, et toutes les allées étaient désertes et solitaires. Je me promenai pendant quelque temps, pensant aux conséquences probables de mon entreprise. L'air était frais et embaumé, et sa douce influence parvint à calmer un peu le sang qui bouillait dans mes veines. L'effervescence de la passion commença proportionnellement à diminuer, et je me demandai de quel droit je voulais pénétrer les secrets de miss Vernon ou ceux de la famille de mon oncle. Que m'importait que sir Hildebrand cachât quelqu'un dans sa maison, où je n'avais moi-même d'autres droits que ceux d'un hôte étranger? Devais-je me mêler des affaires de miss Vernon et chercher à dévoiler un mystère qu'elle m'avait prié de ne pas approfondir?

La passion, l'intérêt et la curiosité, sophistes spécieux, eurent bientôt répondu à ces scrupules. En démasquant cet hôte secret, je rendais probablement service à sir Hildebrand, qui ignorait sans doute les intrigues qui se tramaient dans sa famille, et bien plus encore à miss Vernon, que sa franchise et sa naïve simplicité exposaient à tant de dangers par ces liaisons secrètes entretenues avec une personne dont peut-être elle ne connaissait pas bien le caractère. Si je semblais forcer sa confiance, c'était dans l'intention généreuse et désintéressée (oui, j'allai même jusqu'à l'appeler désintéressée) de la guider, de la protéger et de la défendre contre la ruse, contre la fourberie, et surtout contre le conseiller secret qu'elle avait choisi pour confident. Tels étaient les arguments que mon imagination présentait hardiment à ma conscience et dont il lui semblait qu'elle devait se payer, tandis que ma conscience, imitait le marchand qui, entendant bien ses intérêts, se résigne à accepter un argent qu'il est tenté de ne pas croire de bon aloi plutôt que de perdre une pratique.

Pendant que je marchais à grands pas, débattant le pour et le contre, je me trouvai tout à coup près d'André Fairservice, qui était planté comme un terme devant une rangée de ruches d'abeilles, dans l'attitude d'une dévote contemplation, épiant d'un oeil les mouvements de ces citoyens actifs qui rentraient en bourdonnant dans leurs petits domaines, et l'autre fixé sur un livre de prières qu'une dévotion constante avait privé de ses angles et rapproché de la forme ovale; ce qui, joint à la couleur informe du volume, lui donnait un air d'antiquité fort respectable.

— Je lisais à part moi _la Fleur de douce saveur semée dans la vallée de ce monde[47], _du digne maître John Quackleben, dit André, fermant son livre à mon approche et mettant, comme pour me témoigner son respect, ses lunettes de corne à l'endroit où sa lecture avait été interrompue.

— Et il me semble, André, que des abeilles partageaient votre attention avec l'auteur sacré?

— C'est une race bien impie, reprit le jardinier: elles ont six jours dans la semaine pour essaimer; eh bien, non, il faut qu'elles attendent le jour du sabbat et qu'elles empêchent le pauvre monde d'aller entendre le sermon! Ce n'est pas là l'embarras, il n'y a pas grand mal aujourd'hui; car il n'y a pas eu de prédication à la chapelle de Graneagain.

— Vous auriez pu aller, comme je l'ai fait, à l'église paroissiale, André; vous y eussiez entendu un excellent sermon.

— Des os de perdrix froide, des os de perdrix froide, dit André avec un ricanement dédaigneux; bon pour des chiens, sauf le respect de Votre Honneur. Oui, j'aurais pu entendre le ministre chanter de toute sa force avec sa grande chemise blanche, et les musiciens jouer de leurs sifflets; ça a plutôt l'air d'une noce à deux pence que d'un sermon, Dieu me préserve! J'aurais pu me donner aussi le plaisir d'entendre le P. Docharty marmotter sa messe: je m'en serais trouvé beaucoup mieux, ma foi!

— Docharty! lui dis-je (c'était le nom d'un vieux prêtre irlandais qui officiait quelquefois à Osbaldistone-Hall); je croyais que le P. Vaughan était encore au château, il y était hier matin.

— Oui, reprit André; mais il est parti le soir pour aller à Greystock, ou quelque part par là. Il y a eu du mouvement de ce côté. Ils sont aussi affairés que mes abeilles; Dieu me préserve de comparer jamais ces pauvres animaux à des papistes! Ah ça, à propos d'abeilles, savez-vous bien que voilà le second essaim qui part aujourd'hui? ah! mon Dieu oui; le premier est parti dès la pointe du jour, car il est bon que vous sachiez que je suis sur pied depuis cinq heures du matin. Mais les voilà à peu près toutes rentrées; ainsi je souhaite à Votre Honneur le bonsoir et les bénédictions du ciel.

À ces mots André se retira, mais en s'en allant il se retourna souvent pour jeter un regard sur les _skeps, _comme il appelait les ruches.

J'avais obtenu indirectement d'André une information importante, c'était que le P. Vaughan n'était plus au château. Si j'apercevais de la lumière dans la bibliothèque, ce ne pouvait donc pas être la sienne, ou bien il tenait une conduite très mystérieuse, et par conséquent suspecte. J'attendis avec impatience le coucher du soleil et le crépuscule. Le jour commençait à peine à tomber, que j'aperçus une faible clarté scintiller aux fenêtres de la bibliothèque; à peine était-il possible de distinguer cette pâle lumière, qui se confondait avec les derniers rayons du soleil couchant. Je la découvris néanmoins aussi promptement que le matelot égaré aperçoit dans l'éloignement la première lueur d'un fanal ami. Le doute, l'irrésolution, le sentiment des convenances, qui jusque-là avaient combattu ma curiosité et ma jalousie, s'évanouirent dès que l'occasion se présenta de satisfaire l'une et de motiver l'autre, ou de ramener le calme dans mon coeur, si je trouvais que mes soupçons étaient injustes. Je rentre aussitôt dans la maison, et, évitant les appartements les plus fréquentés avec la précaution d'un homme qui médite un crime, j'arrive devant la bibliothèque; la main sur la serrure, j'hésite un instant; j'entends marcher; j'ouvre la porte et trouve miss Vernon seule.

Diana parut surprise: était-ce à cause de mon arrivée brusque et imprévue, ou par quelque autre motif, c'est ce que je ne pouvais deviner; elle paraissait dans une agitation qui ne pouvait être produite que par une émotion extraordinaire. Mais en un instant elle fut calme et tranquille; et telle est la force de la conscience, que moi, qui venais pour la surprendre et la confondre, je restai tout interdit et confus.

— Qu'est-il arrivé? dit miss Vernon. Est-il venu quelqu'un au château?

— Personne que je sache, répondis-je en bégayant; je venais chercher le Roland furieux.

— Il est sur cette table, me dit Diana, dont l'assurance redoublait encore mon embarras.

En remuant deux ou trois livres pour prendre celui que je prétendais chercher, je rêvais à quelque moyen de faire une retraite honorable, ce qui, dans ma position et avec un adversaire aussi pénétrant que Diana, n'était pas chose facile, lorsque j'aperçus un gant d'homme sur la table. Mes yeux rencontrèrent ceux de miss Vernon, qui rougit aussitôt.

— C'est une de mes reliques, dit-elle en hésitant; c'est un des gants de mon grand-père, l'original du superbe portrait de Van Dyck que vous admirez tant.

Comme si elle pensait qu'il fallait quelque chose de plus qu'un simple assertion pour lever tous mes doutes, elle ouvrit un des tiroirs de la table et en tira un autre gant qu'elle me jeta. Quand une personne naturellement franche et sincère veut se couvrir du voile de la duplicité et de la dissimulation, la gaucherie avec laquelle elle le porte et les peines qu'elle prend pour cacher son embarras inspirent souvent des soupçons et font naître le désir de vérifier une histoire qu'elle ne débite que d'un ton faible et mal assuré. Je jetai un regard sur les deux gants, et je répondis gravement:

— Ces gants se ressemblent pour la broderie, mais miss Vernon voudra bien remarquer qu'ils ne peuvent former une paire, puisqu'ils sont tous deux de la main droite.

Miss Vernon se mordit les lèvres de dépit et rougit de nouveau.

— Vous faites bien de me confondre, de me démasquer, reprit-elle avec amertume. Il est des personnes qui eussent jugé, d'après ce que je disais, que je ne voulais point donner d'explication particulière d'une circonstance qui ne regarde personne, — surtout un étranger. Vous avez jugé mieux, et vous m'avez fait sentir la bassesse de la duplicité, que j'ai toujours eue en horreur, et que j'abjure à jamais. Je n'ai point le talent de la dissimulation; c'est un rôle indigne de moi, et que la nécessité seule a pu me faire prendre un instant. Non, comme votre sagacité l'a bien découvert, ce gant n'est pas le pareil de celui que je vous ai montré; il appartient à un ami qui m'est encore plus cher que le tableau de Van Dyck, … un ami dont les conseils me guideront toujours… un ami que j'honore… un ami que j'… Elle s'arrêta.

— _Que j'aime, _veut dire sans doute miss Vernon, m'écriai-je en m'efforçant de cacher sous un ton ironique le dépit qui me rongeait.

— Et quand je le dirais, reprit-elle fièrement, quelqu'un a-t-il le droit de contrôler mes affections? quelqu'un prétendra-t-il m'en demander raison?

— Ce ne sera pas moi assurément, miss Vernon, repris-je avec emphase, car j'étais piqué à mon tour; je vous prie de ne pas me supposer une semblable présomption; mais j'espère que miss Vernon voudra bien pardonner à un ami, à une personne du moins qu'elle honorait de ce titre, s'il prend la liberté de lui faire observer…

— Ne me faites rien observer, monsieur, dit-elle avec véhémence, si ce n'est que je n'aime pas les questions. Prétendez-vous vous établir mon juge? je ne le souffrirai pas; et si vous n'êtes venu ici que pour épier ma conduite, l'amitié que vous dites avoir pour moi est une pauvre excuse pour votre incivile curiosité.

— Je vous délivre de ma présence, dis-je avec une fierté semblable à la sienne; j'ai fait un rêve agréable, oh! oui, bien agréable, mais aussi bien trompeur, et… mais nous nous entendons à présent.

J'allais sortir lorsque miss Vernon, dont les mouvements étaient quelquefois si rapides qu'ils semblaient presque instinctifs, se précipita devant la porte; me saisissant le bras, elle m'arrêta avec cet air d'autorité qu'elle savait si bien prendre, et qui contrastait si singulièrement avec la naïveté et la simplicité de ses manières.

— Arrêtez, M. Frank, me dit-elle; nous ne devons pas nous quitter ainsi; je n'ai pas assez d'amis pour que je puisse me résoudre à rayer de ce nombre même les ingrats et les égoïstes. Écoutez-moi, M. Frank, vous ne saurez jamais rien sur ce gant mystérieux. Et elle le prit à la main. Non, rien. Pas un iota de plus que ce que vous savez déjà; mais qu'il ne soit pas un sujet de discorde entre nous. Le séjour que je dois faire ici, ajouta-t-elle d'un ton plus doux, sera nécessairement fort court; le vôtre doit l'être encore davantage. Nous devons nous quitter bientôt pour ne jamais nous revoir; ne nous querellons donc pas; que mes mystérieuses infortunes ne soient pas un prétexte pour répandre de l'amertume sur le peu d'heures que nous avons encore à passer ensemble avant de nous retrouver sur l'autre rive de l'éternité.

Je ne sais, Tresham, par quel charme, par quel sortilège cette charmante créature obtenait un ascendant si complet sur un caractère que j'étais quelquefois moi-même incapable de maîtriser. J'étais décidé, en entrant dans la bibliothèque, à demander une explication complète à miss Vernon. Elle l'avait refusée avec une fierté insultante, elle m'avait avoué en face qu'elle me préférait un rival; car quelle autre interprétation pouvais-je donner à la préférence qu'elle témoignait pour son mystérieux confident? Et cependant, lorsque j'étais sur le point de sortir de la chambre et de rompre pour toujours avec elle, il ne lui fallait que changer de ton, passer de l'accent de la fierté et du ressentiment à celui de l'autorité et du despotisme, tempérés ensuite par l'expression de la douceur et de la mélancolie, pour remettre son humble sujet à sa place et le soumettre aux dures conditions qu'elle lui imposait.

— Que sert que je revienne? dis-je en m'asseyant; pourquoi vouloir que je sois témoin de malheurs que je ne puis adoucir et de mystères que c'est vous offenser que de chercher à découvrir? Quoique vous ne connaissiez pas encore le monde, il est impossible que vous ignoriez qu'une jeune personne ne peut avoir qu'un ami. Si je savais qu'un de mes amis eût en secret pour un tiers une confiance qu'il n'a pas pour moi, je ne pourrais m'empêcher d'être jaloux; mais de vous, miss Vernon, de vous…

— Vous êtes jaloux, n'est-ce pas, dans toute la force du terme; mais, mon cher ami, vous ne faites que répéter ce que les niais apprennent par coeur dans les comédies et les romans, jusqu'à ce qu'ils donnent à un sot verbiage une influence réelle sur leur esprit. Garçons, filles, tous babillent jusqu'à ce qu'ils soient amoureux, et lorsque leur amour est prêt à s'éteindre, ils se remettent à babiller et à se tourmenter, jusqu'à ce qu'ils soient jaloux. Mais nous, Frank, qui sommes des êtres raisonnables, nous ne devons parler que le langage de la bonne et franche amitié. Toute autre union entre nous est aussi impossible que si j'étais homme ou que vous fussiez femme. Pour parler sans détour, ajouta- t-elle après un moment d'hésitation, quoique je veuille bien sacrifier encore assez aux convenances pour rougir un peu de la clarté de mon explication, nous ne pourrions pas nous marier, si nous le voulions; et quand même nous le pourrions, nous ne le devrions pas.

Une rougeur céleste colorait son front lorsqu'elle me fit cette cruelle déclaration. Je me préparais à combattre ses arguments, oubliant jusqu'à mes soupçons qui venaient d'être confirmés; mais elle me prévint, et ajouta avec une fermeté froide qui approchait de la sévérité: — Ce que je dis est une vérité incontestable qu'il est impossible de réfuter; ainsi point de question, je vous prie…; nous sommes amis, M. Osbaldistone, n'est-ce pas? Elle me tendit la main, et, prenant la mienne: — Amis, et rien, non jamais rien qu'amis.

Elle laissa aller ma main; je baissai la tête, dompté[48], comme l'eût dit Spencer, par le mélange de douceur et de fermeté qui régnait dans ses manières: elle se hâta de changer de sujet.

— Voici, me dit-elle, une lettre qui vous est adressée, mais qui, malgré les préventions de la personne qui vous l'écrit, ne vous fût probablement jamais parvenue si elle n'était tombée entre les mains de mon petit Pacolet, ou nain magique, que, comme toutes les damoiselles infortunées des romans, je garde en secret à mon service.

La lettre était cachetée, je l'ouvris et jetai un coup d'oeil sur le contenu. Le papier me tomba des mains et je m'écriai involontairement: — Grand Dieu! ma folie et ma désobéissance ont ruiné mon père!

Miss Vernon parut vivement alarmée; mais, se remettant aussitôt:

— Vous pâlissez, me dit-elle, vous êtes malade; vous apporterai- je un verre d'eau? Allons, M. Osbaldistone, soyez homme; qu'est-il arrivé? Votre père n'est-il plus?

— Il vit, grâce au ciel! mais dans quel embarras! dans quelle détresse…!

— Est-ce là tout? Ne désespérez pas. Puis-je lire cette lettre? dit-elle en la ramassant.

J'y consentis, sachant à peine ce que je disais. Elle la lut avec la plus grande attention.

— Quel est ce M. Tresham qui signe la lettre?

— L'associé de mon père (votre bon père, mon cher William); mais il n'est pas dans l'habitude de prendre part aux affaires du commerce.

— Il parle ici de plusieurs lettres qui vous ont déjà été écrites.

— Je n'en ai reçu aucune, répondis-je.

— Et il paraît, ajouta-t-elle, que Rashleigh, laissé par votre père à la tête de toutes ses affaires avant son départ pour la Hollande, a quitté Londres depuis quelques jours pour passer en Écosse, emportant avec lui des effets montant à une somme considérable, et destinés à acquitter des billets souscrits par votre père au profit de différentes personnes de ce pays.

— Il n'est que trop vrai.

— On dit encore dans la lettre que, n'ayant plus entendu parler de Rashleigh, on a envoyé le premier commis, un nommé Owen, à Glascow, pour tâcher de le découvrir, et l'on finit par vous prier de vous rendre aussi dans cette ville et de l'aider dans ses recherches.

— Oui, et il faut que je parte à l'instant.

— Écoutez, dit miss Vernon, il me semble que le plus grand malheur qui puisse résulter de tout cela sera la perte d'une certaine somme d'argent, et j'aperçois des larmes dans vos yeux! fi, M. Osbaldistone!

— Vous me faites injure, miss Vernon, répondis-je; ce n'est point la perte de ma fortune qui m'arrache des larmes; c'est l'effet qu'elle produira sur l'esprit et sur la santé de mon père, à qui l'honneur est plus cher que la vie. S'il se voit dans l'impossibilité de faire face à ses engagements, il éprouvera le même regret, le même désespoir qu'un brave soldat qui a fui une fois devant l'ennemi, qu'un honnête homme qui a perdu son rang et sa réputation dans la société. J'aurais pu prévenir tous ces malheurs si je n'avais pas écouté un vain orgueil, une indolence coupable qui m'a fait refuser de partager ses travaux et de suivre comme lui une carrière aussi utile qu'honorable. Grand Dieu! comment réparer à présent les funestes conséquences de mon erreur?

— En vous rendant à Glascow, comme vous en êtes instamment prié par l'ami qui vous écrit cette lettre.

— Mais, si Rashleigh a véritablement formé l'infâme projet de ruiner son bienfaiteur, quelle apparence que je puisse trouver quelque moyen de déjouer un plan si profondément combiné?

— La réussite n'est pas certaine, je l'avoue; mais, d'un autre côté, vous ne pouvez rendre aucun service à votre père en restant ici. Rappelez-vous que, si vous aviez été au poste qui vous était destiné, ce désastre ne serait pas arrivé; courez à celui qu'on vous indique à présent, et tout peut se réparer. Attendez, ne sortez pas de cette chambre que je ne sois revenue.

Elle me laissa en proie à l'étonnement et à la confusion, au milieu de laquelle je pouvais pourtant trouver un intervalle lucide pour admirer la fermeté, le sang-froid et la présence d'esprit que miss Vernon possédait toujours, même dans les crises violentes et inattendues.

Elle revint quelques minutes après, tenant à la main un papier plié et cacheté comme une lettre, mais sans adresse: — Je vous remets, me dit-elle, cette preuve de mon amitié, parce que j'ai la plus parfaite confiance en votre honneur. Si j'ai bien compris la lettre qui vous est écrite, les fonds qui sont en la possession de Rashleigh doivent être recouvrés le 12 septembre, afin qu'ils puissent être appliqués au paiement des billets en question; et, si vous pouvez y parvenir avant cette époque, le crédit de votre père ne court aucun danger.

— Il est vrai; la lettre de M. Tresham est fort claire. Je la lus encore une fois, et j'ajoutai: — Il n'y a pas l'ombre d'un doute.

— Eh bien! dit miss Vernon, dans ce cas, mon petit Pacolet pourra vous être utile. Vous avez entendu parler d'un charme magique contenu dans une lettre. Prenez ce paquet; s'il vous est possible de réussir par d'autres moyens et d'obtenir la remise des effets que Rashleigh a emportés, je compte sur votre honneur pour le brûler sans l'ouvrir; sinon, vous pouvez rompre le cachet dix jours avant l'échéance des billets que votre père a souscrits, et vous trouverez des renseignements qui pourront vous être utiles. Adieu, Frank; nous ne nous reverrons plus, mais pensez quelquefois à votre amie Diana Vernon.

Elle me tendit la main; mais je la serrai elle-même contre mon coeur. Elle soupira en se dégageant de mes bras, s'échappa par la petite porte qui conduisait à son appartement, et je ne la vis plus.

Chapitre XVIII.

Et vite ils ont doublé le pas.
Rien ne peut arrêter leur fuite;
Les morts vont vite, vite, vite.
Pourquoi ne me suivrais-tu pas?

BURGER.

Lorsqu'on est accablé de malheurs dont la cause et le caractère sont différents, on y trouve au moins cet avantage que la distraction que produisent en nous leurs effets contradictoires nous donne la force de ne succomber sous aucun. J'étais profondément affligé de me séparer de miss Vernon; mais je l'aurais été bien davantage si les circonstances fâcheuses où se trouvait mon père n'eussent exigé mon attention. De même les tristes nouvelles que venait de m'apprendre M. Tresham m'auraient anéanti si mon coeur n'eût été partagé par les regrets que m'inspirait la nécessité de quitter celle qui m'était si chère. Mon amour pour Diana était aussi ardent que ma tendresse pour mon père était vive; mais j'éprouvai qu'il est possible de diviser sa sensibilité quand deux causes différentes la mettent en jeu en même temps, comme les fonds d'un débiteur insolvable se partagent au marc la livre entre ses créanciers. Telles étaient mes réflexions en gagnant mon appartement. On aurait véritablement dit que l'esprit de commerce commençait à s'éveiller en moi.

Je relus avec grande attention la lettre de votre père; elle était assez laconique et me renvoyait pour les détails à Owen, qu'il m'engageait à aller joindre sans perdre un instant dans une ville d'Écosse nommée Glascow. Il ajoutait que j'aurais des nouvelles de mon vieil ami chez MM. Macvittie, Macfin et compagnie, négociants dans cette ville, au quartier de Gallowgate. Il me parlait de diverses lettres qui m'avaient été écrites, et que je n'avais jamais reçues, parce qu'elles avaient sans doute été interceptées, et se plaignait de mon silence en termes qui auraient été souverainement injustes si mes missives fussent parvenues à leur destination. Plus je lisais cette lettre, plus mon étonnement redoublait. Je ne doutai pas un instant que le génie de Rashleigh ne veillât autour de moi, et ne m'entourât à dessein de ténèbres et de difficultés. Je n'entrevoyais pas sans effroi l'étendue des moyens que sa scélératesse féconde avait employés pour parvenir à son but. Il faut que je me rende ici justice à moi-même; le chagrin de m'éloigner de miss Vernon, quelque vif qu'il fût, quelque insupportable qu'il m'eût paru dans toute autre circonstance, ne devint pour moi qu'une considération secondaire en songeant aux dangers dont mon père était menacé. Ce n'était pas que j'attachasse un grand prix à la fortune: je pensais même, comme presque tous les jeunes gens dont l'imagination est ardente, qu'il est plus facile de se passer de richesses que de consacrer son temps et ses soins aux moyens d'en acquérir. Mais dans la situation où se trouvait mon père, je savais qu'il regarderait une suspension de paiements comme une tache ineffaçable, que la vie deviendrait sans attraits pour lui et qu'il envisagerait la mort comme sa seule espérance.

Mon esprit n'était donc occupé qu'à chercher les moyens de détourner cette catastrophe, et je le faisais avec une ardeur dont j'aurais été incapable s'il ne se fût agi que de ma fortune personnelle. Le résultat de mes réflexions fut une ferme résolution de partir d'Osbaldistone-Hall le lendemain matin et de prendre la route de Glascow afin d'y joindre Owen. Je jugeai à propos de n'apprendre mon départ à mon oncle qu'en lui laissant une lettre de remerciements pour le bon accueil que j'en avais reçu, et pour m'excuser en termes généraux sur une affaire urgente et imprévue qui me forçait à le quitter sans les lui offrir moi- même. Je connaissais assez le vieux chevalier pour savoir qu'il me pardonnerait ce manque apparent de politesse, et j'avais conçu une idée si terrible des combinaisons perfides de Rashleigh que je craignais qu'il n'eût préparé quelques ressorts secrets pour empêcher un voyage que je n'entreprenais que pour déjouer ses projets si j'annonçais publiquement mon départ d'Osbaldistone- Hall.

J'étais donc bien déterminé à partir le lendemain dès la pointe du jour et à franchir les frontières d'Écosse avant qu'on pût même se douter que j'avais quitté le château. Mais il existait un obstacle puissant qui semblait devoir nuire à la célérité de mon voyage. Non seulement j'ignorais quel était le plus court chemin pour me rendre à Glascow, mais je n'en connaissais même nullement la route. La promptitude étant de la plus grande importance, je résolus de consulter à ce sujet André Fairservice comme étant une autorité compétente pour me tirer d'embarras sans délai.

Quoiqu'il fût déjà tard, je voulus m'occuper sur-le-champ de cet objet intéressant et je me rendis à l'instant même chez le jardinier. Sa demeure était à peu de distance du mur extérieur du jardin: c'était une chaumière entièrement construite dans le style d'architecture du Northumberland.

Les fenêtres et les portes en étaient décorées de lourdes architraves et de linteaux massifs en pierre brute. Le toit était couvert de joncs en place de chaume, de tuiles ou d'ardoises. D'un côté un ruisseau roulait son eau limpide. Un antique poirier ombrageait de ses branches un petit parterre qu'on voyait devant la maison. Par-derrière était un jardin potager, un enclos en pâturage pour une vache, et un petit champ semé. En un mot, tout annonçait cette aisance que la vieille Angleterre procure à ses habitants jusque dans ses provinces les plus reculées.

En approchant de la maison du prudent André, j'entendis parler d'un ton nasal et solennel, ce qui me fit croire que, suivant la coutume méritoire de ses citoyens, il avait assemblé quelques-uns de ses voisins pour les joindre à lui dans ses dévotions du soir, car il n'avait ni femme, ni fille, ni soeur, ni personne du sexe féminin qui demeurât avec lui. Mon père, me dit-il un jour, a eu assez de ce bétail. Cependant il se formait quelquefois un auditoire composé de catholiques et de protestants, tisons qu'il arrachait au feu, disait-il, en les convertissant au presbytérianisme, quoi qu'en pussent dire les PP. Vaughan et Docharty et les ministres de l'église anglicane, qui regardaient son intervention dans les matières spirituelles comme une hérésie qui s'introduisait en contrebande. Il était donc comme possible qu'il tînt chez lui ce soir une assemblée de cette nature. Mais, en écoutant plus attentivement, je reconnus que le bruit que j'entendais n'était produit que par les poumons d'André; et, lorsque j'ouvris la porte pour entrer, je le trouvai seul, lisant à haute voix, pour sa propre édification, un livre de controverses théologiques et livrant bataille de tout son coeur à des mots qu'il ne comprenait point.

— C'est vous, M. Frank? me dit-il en mettant de côté son énorme in-folio; j'étais à lire un peu le digne docteur Lightfoot[49].

— Lightfoot! répliquai-je en jetant les yeux sur le lourd volume, jamais auteur ne fut plus mal nommé.

_— _C'est pourtant bien son nom, monsieur; c'était un théologien comme on n'en voit plus de pareil. Cependant je vous demande pardon de vous laisser debout à la porte; mais j'ai été si tourmenté des esprits la nuit dernière, Dieu me préserve! je ne voulais l'ouvrir qu'après avoir lu tout le service du soir, et je viens justement de finir le cinquième chapitre de Néhémie. Si cela ne suffit pas pour les tenir en respect, je ne sais pas ce qu'il faudra que je fasse.

— Tourmenté des esprits, André! que voulez-vous dire?

— Que j'ai eu à combattre contre eux toute la nuit. Ils voulaient, Dieu me préserve! me faire sortir de ma peau sans même se donner la peine de m'écorcher comme une anguille.

— Trêve à vos frayeurs pour un moment, André. Je désire savoir si vous pouvez m'enseigner le chemin le plus court pour me rendre à une ville de votre Écosse appelée Glascow.

— Le chemin de Glascow! si je le connais! et comment ne le connaîtrais-je pas? Elle n'est qu'à quelques milles de mon endroit, de la paroisse de Dreepdayly, qui est un petit brin à l'ouest. Mais, Dieu me préserve! pourquoi donc Votre Honneur va-t- il à Glascow?

— Pour des affaires particulières.

— Autant vaudrait me dire: Ne me faites pas de questions et je ne vous répondrai pas de mensonges. À Glascow!… Je pense que vous feriez quelque honnêteté à celui qui vous y conduirait?

— Certainement, si je trouvais quelqu'un qui allât de ce côté.

— Vous feriez attention à son temps et à ses peines?

— Sans aucun doute; et si vous pouvez trouver quelqu'un qui veuille m'accompagner, je le paierai généreusement.

— C'est aujourd'hui dimanche, dit André en levant les yeux vers le ciel; ce n'est pas un jour à parler d'affaires charnelles; sans cela je vous demanderais ce que vous donneriez à celui qui vous tiendrait bonne compagnie sur la route, qui vous dirait le nom de tous les châteaux que vous verriez, et toute la parenté de leurs propriétaires.

— Je n'ai besoin que de connaître la route, la route la plus courte, et je paierai à celui qui voudra me la montrer tout ce qui sera raisonnable.

— Tout, répliqua André, ce n'est rien, et le garçon dont je parle connaît tous les sentiers, tous les détours des montagnes, tous…

— Je suis pressé, André, je n'ai pas de temps à perdre; faites le marché pour moi, et je l'approuve d'avance.

— Ah! voilà qui est parler. Eh bien, je crois, Dieu me préserve! que le garçon qui vous y conduira, ce sera moi.

— Vous, André? voulez-vous donc quitter votre place?

— Je vous ai déjà dit, M. Frank, que je pense depuis longtemps à quitter le château, depuis l'instant que j'y suis entré. Mais à présent j'ai pris mon parti tout de bon: autant plus tôt que plus tard.

— Mais ne risquez-vous pas de perdre vos gages?

— Sans doute il y aura de la perte. Mais j'ai vendu les pommes du vieux verger et j'ai encore l'argent, quoique sir Hildebrand, c'est-à-dire son intendant, m'ait pressé de le lui remettre, comme si c'eût été une mine d'or; et puis j'ai reçu quelque argent pour acheter des semailles, et puis… Enfin cela fera une sorte de compensation. D'ailleurs Votre Honneur fera attention à ma perte et à mon risque quand nous serons à Glascow. Et quand Votre Honneur compte-t-il partir?

— Demain matin, à la pointe du jour.

— C'est un peu prompt! Et où trouverai-je un bidet? Attendez…!
Oui, je sais où trouver la bête qui me convient.

— Ainsi donc, André, demain à cinq heures je vous trouverai au bout de l'avenue.

— Ne craignez rien, M. Frank: que le diable m'emporte, par manière de parler au moins, si je vous manque de parole! Mais si vous voulez suivre mon avis, nous partirons deux heures plus tôt. Je connais les chemins la nuit comme le jour, et j'irais d'ici à Glascow les yeux bandés, par la route la plus courte, sans me tromper une seule fois.

Le grand désir que j'avais de partir me fit adopter l'amendement d'André, et nous convînmes de nous trouver au rendez-vous indiqué le lendemain à trois heures du matin.

Une réflexion se présenta pourtant à l'esprit de mon futur compagnon de voyage.

— Mais les esprits! s'écria-t-il, les esprits! s'ils venaient à nous poursuivre à trois heures du matin! je ne me soucierais pas d'avoir leur visite deux fois dans vingt-quatre heures.

— N'en ayez pas peur, lui dis-je en le quittant. Il existe sur la terre assez de malins esprits qui savent agir pour leur intérêt, mieux que s'ils avaient à leurs ordres tous les suppôts de Lucifer.

Après cette exclamation, qui me fut arrachée par le sentiment de situation dans laquelle je me trouvais, je sortis de la chaumière d'André et je m'en retournai au château.

Je fis le peu de préparatifs indispensables; je chargeai mes pistolets, et je me jetai tout habillé sur mon lit pour tâcher de me préparer, par quelques heures de sommeil, à supporter la fatigue du voyage que j'allais entreprendre et les inquiétudes qui devaient m'accompagner jusqu'à la fin de la route. La nature, épuisée par les agitations que j'avais éprouvées pendant cette journée, me fut plus favorable que je n'osais l'espérer, et je jouis d'un sommeil paisible dont je ne sortis qu'en entendant sonner deux heures à l'horloge du château, placée au haut d'une tour dont ma chambre était voisine. J'avais eu soin de garder de la lumière. Je me levai à l'instant et j'écrivis la lettre que j'avais dessein de laisser pour mon oncle. Cette besogne terminée, j'emplis une valise des vêtements qui m'étaient le plus nécessaires, je laissai dans ma chambre le reste de ma garde-robe; je descendis l'escalier sans faire de bruit, je gagnai l'écurie sans obstacle; là, quoique je ne fusse pas aussi habile palefrenier qu'aucun de mes cousins, je sellai et bridai mon cheval et me mis en route.

En entrant dans l'avenue qui conduisait à la porte du parc, je m'arrêtai un instant et me retournai pour voir encore une fois les murs qui renfermaient Diana Vernon. Il me semblait qu'une voix secrète me disait que je m'en séparais pour ne plus la revoir. Il était impossible, dans la succession longue et irrégulière des fenêtres gothiques du château, que les pâles rayons de la lune n'éclairaient qu'imparfaitement, de reconnaître celles de l'appartement qu'elle occupait. Elle est déjà perdue pour moi, pensais-je en cherchant inutilement à les distinguer, perdue avant même que j'aie quitté l'enceinte des lieux qu'elle habite! Quelle espérance me reste-t-il donc? d'avoir quelque correspondance avec elle, quand nous serons séparés!

J'étais absorbé dans une rêverie d'une nature peu agréable, quand l'horloge du château fit entendre trois heures et rappela à mon souvenir un individu bien moins intéressant pour moi et un rendez- vous auquel il m'importait d'être exact.

En arrivant au bout de l'avenue, j'aperçus un homme à cheval, caché par l'ombre que projetait la muraille du parc. Je toussai plusieurs fois; mais ce ne fut que lorsque j'eus prononcé le nom André, à voix basse, que le jardinier me répondit: — Oui, oui, c'est André.

— Marchez devant, lui dis-je, et gardez bien le silence s'il est possible, jusqu'à ce que nous ayons traversé le village qui est dans la vallée.

André ne se fit pas répéter cet ordre; il partit à l'instant même et d'un pas beaucoup plus rapide que je ne l'aurais désiré. Il obéit si scrupuleusement à mon injonction de garder le silence qu'il ne répondit à aucune des questions que je ne cessais de lui adresser sur la cause d'une marche si rapide, et qui me semblait aussi peu nécessaire qu'imprudente au commencement d'un long voyage, puisqu'elle pouvait mettre nos chevaux hors d'état de le continuer. Nous ne traversâmes pas le village. Il me fit passer par des sentiers détournés; nous arrivâmes dans une grande plaine et nous nous trouvâmes ensuite au milieu des montagnes qui séparent l'Angleterre de l'Écosse, dans ce qu'on appelle les _Marches moyennes[50]. _Le chemin, ou plutôt le mauvais sentier que nous suivions alors, était coupé à chaque instant tantôt par des broussailles, tantôt par des marais. André pourtant ne ralentissait pas sa course, et nous faisions bien neuf à dix milles par heure.

J'étais surpris et mécontent de l'opiniâtreté du drôle, et il fallait pourtant le suivre ou perdre l'avantage d'avoir un conducteur. Nous ne trouvions que des montées et des descentes rapides sur un terrain où nous risquions à chaque instant de nous rompre le cou; nous passions de temps en temps à côté de précipices dans lesquels le moindre faux pas de nos chevaux nous aurait fait trouver une mort certaine. La lune nous prêtait quelquefois une faible lumière, mais souvent un nuage ou une montagne nous plongeait dans de profondes ténèbres: je perdais alors de vue mon guide, et il ne me restait pour me diriger que le bruit des pieds de son cheval et le feu qu'ils tiraient des rochers sur lesquels nous marchions. La rapidité de cette course et l'attention que le soin de ma sûreté m'obligeait de donner à mon cheval me furent d'abord de quelque utilité pour me distraire des réflexions pénibles auxquelles j'aurais été tenté de m'abandonner. Je criai de nouveau à André de ne pas aller si vite, et je me mis sérieusement en colère quand je vis qu'il ne faisait aucune attention à mes ordres répétés et que je n'en pouvais tirer aucune réponse. Mais la colère ne me servait à rien. Je m'efforçai deux ou trois fois de le joindre, bien résolu à lui caresser les épaules du manche de mon fouet; mais il était mieux monté que moi, et soit qu'il se doutât de mes bonnes intentions, soit que son coursier fût piqué d'une noble émulation, dès que je parvenais à en approcher, il ne tardait pas à regagner le terrain qu'il avait perdu. Enfin, n'étant plus maître de ma colère, je lui criai que j'allais avoir recours à mes pistolets et envoyer à Hostpur André[51] une balle qui le forcerait de ralentir l'impétuosité de sa marche. Il est probable qu'il entendit cette menace et qu'elle fit sur lui quelque impression; car il changea d'allure sur-le- champ, et en peu d'instants je me trouvai à son côté.

— Il n'y a pas de bon sens de courir comme nous le faisons! dit- il du plus grand sang-froid.

— Et pourquoi courez-vous ainsi, misérable?

_— _Je croyais que Votre Honneur était pressé, me répliqua-t-il avec une gravité imperturbable.

— Ne m'avez-vous donc pas entendu depuis deux heures vous crier d'aller plus doucement? Êtes-vous ivre? Êtes-vous fou?

— C'est que, voyez-vous, M. Frank, j'ai l'oreille un peu dure, et puis le bruit des pieds des chevaux sur ces rochers, et puis… et puis il est vrai que j'ai bu le coup de l'étrier avant de partir; et, comme je n'avais personne pour boire à ma santé, il a bien fallu m'en charger moi-même; et puis je ne voulais pas laisser à ces papistes le reste de mon eau-de-vie; je n'aime à rien perdre, voyez-vous.

Tout cela pouvait être vrai, cependant je n'en croyais pas un mot. Mais, comme la position où je me trouvais exigeait que je maintinsse la bonne intelligence entre mon guide et moi, je me contentai de lui prescrire de marcher à l'avenir à mon côté.

Rassuré par mon ton pacifique, André leva le sien d'une octave, suivant son habitude ordinaire de pédanterie.

— Votre Honneur ne me persuadera jamais, pas plus que personne au monde, qu'il soit prudent de s'exposer à l'air de la nuit sans s'être garni l'estomac d'un bon verre d'eau-de-vie ou de genièvre, ou de quelque autre réconfortant semblable; et j'en puis parler savamment, car, Dieu me préserve! j'ai bien des fois traversé ces montagnes pendant la nuit ayant de chaque côté de ma selle une petite barrique d'eau-de-vie.

— En d'autres termes, André, vous faisiez la contrebande. Comment un homme qui a des principes aussi rigides que les vôtres pouvait- il se résoudre à frauder ainsi les droits du trésor public?

— Ce ne sont que les dépouilles des Égyptiens: la pauvre Écosse, depuis le malheureux acte d'Union à l'Angleterre, a bien assez souffert de ces coquins de jaugeurs de l'excise qui sont tombés sur elle comme une nuée de sauterelles; il convient à un bon citoyen de lui procurer une petite goutte de quelque chose pour lui regaillardir le coeur.

En l'interrogeant encore, j'appris qu'il avait souvent passé par ces montagnes pour faire la contrebande avant et depuis son établissement à Osbaldistone-Hall. Cette circonstance n'était pas indifférente pour moi, car elle me prouvait qu'il était très en état de me servir de guide.

Nous voyagions alors moins précipitamment; et cependant le cheval d'André, ou plutôt André lui-même avait toujours une forte propension à accélérer le pas, et j'étais souvent obligé de le modérer. Le soleil était levé, et mon conducteur se retournait fréquemment pour regarder derrière lui, comme s'il eût craint d'être poursuivi. Enfin nous arrivâmes sur la plateforme d'une montagne très élevée que nous mîmes une demi-heure à gravir, et d'où l'on découvrait toute la partie du pays que nous venions de parcourir. André s'arrêta, jeta les yeux de ce côté, et n'apercevant encore dans les champs ni sur les routes aucun être vivant, sa physionomie prit un air de satisfaction; il se mit à siffler, et finit par chanter un air de son pays dont le refrain était:

……Oh! ma Jessie! Te voilà donc dans ma patrie, Et ton clan ne te verra plus.

En même temps il passait la main sur le cou de son cheval, le flattait et le caressait, ce qui réveilla mon attention et me fit reconnaître à l'instant une jument favorite de Thorncliff Osbaldistone.

— Que veut dire ceci, André? lui dis-je en fronçant le sourcil; cette jument est à M. Thorncliff.

— Je ne dis pas qu'elle ne lui a point appartenu dans le temps,
M. Frank, mais à présent elle est à moi.

— C'est un vol, misérable!

— Un vol, Dieu me préserve! M. Frank, personne n'a le droit de m'appeler voleur. — Voici ce que c'est, M. Thorncliff m'a emprunté dix livres[52] pour aller aux courses de chevaux d'York, et du diable s'il a jamais pensé à me les rendre; bien au contraire, quand je lui en parlais, il disait qu'il me casserait les os. Mais à présent il faudra qu'il me paie jusqu'au dernier sou s'il veut revoir sa jument, et sans cela il n'aura jamais un crin de sa queue. Je connais un fin matois de procureur à Loughmaben, j'irai le voir en passant, et il saura bien arranger cette affaire. Un vol! non, non. Jamais André Fairservice ne s'est chauffé à un tel fagot. C'est un gage que j'ai saisi. Je l'ai saisi moi-même au lieu de le faire saisir par un huissier, voilà toute la différence. C'est la loi, et j'ai épargné les frais des gens de justice par économie.

— Cette économie pourra vous coûter plus cher que vous ne le pensez si vous continuez à vous payer ainsi par vos mains sans autorité légale.

— Ta, ta, ta! nous sommes en Écosse à présent, et il s'y trouvera des avocats, des procureurs et des juges pour moi tout aussi bien que pour tous les Osbaldistone d'Angleterre. Le cousin au troisième degré de la tante de ma mère est cousin de la femme du prévôt de Dumfries, et il ne souffrirait pas qu'on fit tort à une goutte de son sang. Les lois sont les mêmes pour tout le monde ici; ce n'est pas comme chez vous, où un mandat du clerc Jobson peut vous envoyer au pilori avant que vous sachiez seulement pourquoi. Mais attendez un peu, et il y aura encore moins de justice dans le Northumberland, et c'est pourquoi je lui ai fait mes adieux.

Je n'ai pas besoin de vous dire, mon cher Tresham, que les principes d'André n'étaient nullement d'accord avec les miens, et je formai le dessein de lui racheter la jument lorsque nous serions arrivés à Glascow, et de la renvoyer à mon cousin. Je résolus aussi d'écrire à mon oncle par la poste, pour l'en informer, dans la première ville que nous trouverions en Écosse. Mais j'avais besoin d'André, et le moment ne me parut favorable ni pour lui faire part de mon projet ni pour lui faire des reproches sur une action que son ignorance lui faisait peut-être regarder comme toute naturelle. Je détournai donc la conversation et lui demandai pourquoi il disait qu'il y aurait bientôt moins de justice dans le Northumberland.

— Ah! ah! me dit-il, il y aura assez de justice, mais ce sera au bout du mousquet. Les officiers irlandais et tout le bétail papiste qu'on a été chercher dans les pays étrangers, faute d'en trouver assez dans le nôtre, ne sont-ils pas rassemblés dans tout le comté? Ces corbeaux ne s'y rendent que parce qu'ils flairent la charogne. Sûr comme je vis, sir Hildebrand ne restera pas les bras croisés. J'ai vu venir au château des fusils, des sabres, des épées. Croyez-vous que ce soit pour rien? Ce sont des enragés diables, Dieu me préserve! que ces jeunes Osbaldistone.

Ce discours rappela à mon souvenir le soupçon que j'avais déjà conçu, que les jacobites étaient à la veille de faire quelque entreprise hasardeuse. Mais, sachant qu'il ne me convenait de m'ériger ni en espion ni en censeur des discours et des actions de mon oncle, j'avais fui toute occasion de me mettre au courant de ce qui se passait au château. André n'avait pas les mêmes scrupules, et il parlait sans doute comme il le pensait, en disant qu'il se tramait quelque complot, et que c'était un des motifs qui l'avaient déterminé à s'éloigner.

— Tous les domestiques, ajouta-t-il, tous les paysans et les vassaux ont été enrôlés et passés en revue. Ils voulaient me mettre aussi dans la troupe; mais ceux qui le demandaient ne connaissaient pas André Fairservice. Je me battrai tout comme un autre, quand cela me conviendra, mais ce ne sera ni pour la prostituée de Babylone, ni pour aucune prostituée d'Angleterre.

Chapitre XIX.

Voyez-vous ce clocher dont la pointe hardie
S'élève jusqu'au ciel?
C'est là que, délivrés des soins de cette vie,
Dorment d'un sommeil éternel
L'amant. le guerrier, le poète…

LANGHORNE.

À la première ville d'Écosse où nous nous arrêtâmes, mon guide alla trouver son ami le procureur pour le consulter sur les moyens à employer pour s'approprier d'une manière légale la jument de M. Thorncliff, qui ne lui appartenait encore que par suite de ce que je veux bien me contenter d'appeler un tour d'adresse. Ce ne fut pas sans un certain plaisir que je vis à sa figure allongée et à son air contrit, lorsqu'il fut de retour, que sa consultation n'avait pas eu le résultat heureux qu'il en attendait. M. Touthope l'ayant déjà tiré de plus d'un mauvais pas dans ses opérations de contrebande, il avait en lui une entière confiance, et il lui conta toute l'affaire franchement et sans aucune réserve. Mais, depuis qu'il ne l'avait vu, M. Touthope avait été nommé clerc de la justice de paix du comté, et malgré tout l'intérêt qu'il prenait à son ancien ami M. André Fairservice, il lui dit que son devoir et sa conscience exigeaient qu'il informât la justice de pareils exploits quand ils parvenaient à sa connaissance; qu'il ne pouvait donc se dispenser de retenir la jument et de la placer dans l'écurie du bailli Trumbull jusqu'à ce que la question de la propriété fût décidée; qu'il devrait même le faire arrêter aussi, mais qu'il ne pouvait se résoudre à traiter si rigoureusement une ancienne connaissance; qu'il lui permettait donc de se retirer, et qu'il l'engageait à quitter la ville le plus promptement possible. Il poussa même la générosité jusqu'à lui faire présent d'un vieux cheval fourbu et poussif, afin qu'il pût continuer son voyage. Il est vrai qu'il en exigea en retour une cession absolue et bien en forme de tous ses droits sur la jument: cession qu'il lui représenta comme une simple formalité, puisque tout ce qu'André pouvait en attendre, c'était le licou.

Ce ne fut pas sans peine que je tirai ces détails d'André. Il avait l'oreille basse; son orgueil national était mortifié d'être forcé d'avouer que les procureurs d'Écosse étaient des procureurs comme ceux de tous les autres pays de l'univers, et que le clerc Touthope n'était pas d'une meilleure monnaie que le clerc Jobson.

— Si cela m'était arrivé en Angleterre, je ne serais pas à moitié si fâché de me voir voler ce que j'avais gagné au risque de mon cou, à ce qu'il prétend. Mais a-t-on jamais vu un faucon se jeter sur un faucon? et n'est-il pas honteux de voir un brave Écossais en piller un autre? Il faut que tout soit changé dans ce pays; et je crois, Dieu me préserve! que c'est depuis cette misérable union.

Il est bon de remarquer qu'André ne manquait jamais d'attribuer à l'union de l'Écosse à l'Angleterre tous les symptômes de dégénération et de dépravation qu'il croyait voir dans ses compatriotes, surtout la diminution de la capacité des pintes, l'augmentation du prix des denrées, et bien d'autres choses qu'il eut soin de me faire observer pendant le cours de notre voyage.

Quant à moi, de la manière dont les choses avaient tourné, je me regardai comme déchargé de toute responsabilité relativement à la jument, je me contentai d'écrire à mon oncle la manière dont elle avait été emmenée de chez lui, et de l'informer qu'elle était entre les mains de la justice ou de ses dignes représentants le bailli Trumbull et le clerc Touthope, auxquels je l'engageai à s'adresser pour la réclamer. Retourna-t-elle chez le chasseur de renards du Northumberland? continua-t-elle à servir de monture au procureur écossais? C'est ce dont il est assez inutile de nous inquiéter maintenant.

Nous continuâmes notre route vers le nord-ouest, mais non avec la célérité qui avait marqué le commencement de notre voyage. André connaissait parfaitement les chemins, comme il me l'avait dit, mais c'étaient les chemins fréquentés par les contrebandiers, qui ont de bonnes raisons pour ne choisir ni les meilleurs ni les plus directs. Des chaînes de montagnes nues et stériles, qui se succédaient sans cesse, ne nous offraient ni intérêt ni variété. Enfin nous entrâmes dans la fertile vallée de la Clyde, et nous arrivâmes à Glascow.

Cette ville n'avait pas encore l'importance qu'elle a acquise depuis ce temps. Un commerce étendu et toujours croissant avec les Indes occidentales et les colonies américaines a été le fondement de sa richesse et de sa prospérité; et, si l'on bâtit avec soin sur cette base solide, elle peut devenir avec le temps une des villes les plus importantes de la Grande-Bretagne. Mais, à l'époque dont je parle, l'aurore de sa splendeur ne brillait même pas encore. L'Union avait à la vérité ouvert à l'Écosse un commerce avec les colonies anglaises; mais le manque de fonds et la jalousie des négociants anglais privaient encore, en grande partie, les Écossais des avantages qui devaient résulter pour eux de l'exercice des privilèges que ce traité mémorable leur assurait. Glascow, située dans la partie occidentale de l'île, ne pouvait participer au peu de commerce que la partie orientale faisait avec le continent, et qui était sa seule ressource. Cependant, quoiqu'elle ne promît pas alors d'atteindre l'éminence commerciale à laquelle tout semble maintenant annoncer qu'elle arrivera un jour, sa situation centrale à l'ouest de l'Écosse la rendait une des places les plus importantes de ce royaume. La Clyde, qui coulait à peu de distance de ses murs, lui ouvrait une navigation intérieure qui n'était pas sans utilité. Non seulement les plaines fertiles situées dans son voisinage immédiat, mais les comtés d'Ayr et de Dumfries la regardaient comme leur capitale, y envoyaient leurs productions et en tiraient divers objets qui leur étaient nécessaires.

Les sombres montagnes de l'Écosse occidentale envoyaient souvent leurs sauvages habitants aux marchés de la ville favorite de saint Mungo[53]. Les rues de Glascow étaient souvent traversées par des hordes de boeufs et de chevaux nains au poil hérissé, que conduisaient les Highlanders aussi sauvages et aussi velus et quelquefois aussi raccourcis dans leur taille que les animaux confiés à leurs soins. C'était avec surprise que les étrangers regardaient leurs vêtements antiques et singuliers et qu'ils écoutaient les sons durs et aigres d'un langage qui leur était inconnu. Les montagnards eux-mêmes, armés de mousquets, de pistolets, de larges épées et de poignards, même dans les opérations paisibles du commerce, voyaient avec un égal étonnement des objets de luxe dont ils ne concevaient pas même l'usage et, avec un air de convoitise quelquefois alarmant, ceux dont ils enviaient la propriété. C'est toujours à contre-coeur que le Highlander sort de ses déserts, et il est aussi difficile de le naturaliser ailleurs que d'arracher un pin de sa montagne pour le transplanter dans un autre sol. Mais même alors tous les glens des Highlanders avaient une population surabondante, et il en résultait quelques émigrations presque forcées. Quelques-unes de leurs colonies s'avancèrent jusqu'à Glascow, y cherchèrent et y trouvèrent du travail, quoique différent de celui qui les occupait dans leurs montagnes, et ce supplément de bras laborieux ne fut pas inutile pour la prospérité de cette ville. Il fournit les moyens de soutenir le peu de manufactures qui y étaient déjà établies et jeta les fondements de sa splendeur future.

L'extérieur de la ville correspondait avec cet avenir. La principale rue était large et belle; elle était décorée d'édifices publics dont l'architecture plaisait plus à l'oeil qu'elle n'était correcte en fait de goût, et elle était bordée des deux côtés de maisons construites en pierres, surchargées d'ornements en maçonnerie, ce qui lui donnait un air de grandeur et de dignité qui manque à la plupart des villes d'Angleterre, bâties en briques fragiles et d'un rouge sale.

Ce fut un dimanche matin que mon guide et moi nous arrivâmes dans la métropole occidentale de l'Écosse. Toutes les cloches de la ville étaient en branle, et le peuple, qui remplissait les rues pour se rendre aux églises, annonçait que ce jour était consacré à la religion. Nous descendîmes à la porte d'une joyeuse aubergiste qu'André appela une _hostler-wife, _mot qui me rappela l'Otelere[54] du vieux Chaucer. Elle nous reçut très civilement. Ma première pensée fut de chercher Owen sur-le-champ; mais j'appris qu'il me serait impossible de le trouver avant que le service divin fût terminé. Mon hôtesse m'assura que je ne trouverais personne chez MM. Macvittie, Macfin et compagnie, où la lettre de votre père, Tresham, m'annonçait que j'en aurais des nouvelles; que c'étaient des gens religieux, et qu'ils étaient où tous les bons chrétiens devaient être, c'est-à-dire dans l'église de la Baronnie.

André, dont le dégoût qu'il avait récemment conçu pour les lois de son pays ne s'étendait pas sur son culte religieux, demanda à notre hôtesse le nom du prédicateur qui devait distribuer la nourriture spirituelle aux fidèles réunis dans l'église de la Baronnie. Elle n'en eut pas plus tôt prononcé le nom qu'il entonna un cantique de louanges en son honneur, et à chaque éloge l'hôtesse répétait un _amen _approbatif. Je me décidai à me rendre dans cette église, plutôt dans l'espoir d'apprendre si Owen était arrivé à Glascow que dans l'attente d'être fort édifié. Mon espérance redoubla quand l'hôtesse me dit que si M. Ephraim Macvittie (le digne homme) était encore sur la terre des vivants, il honorerait bien certainement cette église de sa présence, et que, s'il avait un étranger logé chez lui, il n'y avait nul doute qu'il ne l'y conduisît. Cette probabilité acheva de me décider, et escorté du fidèle André, je me mis en marche pour l'église de la Baronnie.

Un guide ne m'était pourtant pas très nécessaire en cette occasion; la foule qui se pressait dans une rue étroite, escarpée et mal pavée, pour aller entendre le prédicateur le plus populaire de toute l'Écosse occidentale, m'y aurait entraîné avec elle. En arrivant au sommet de la hauteur, nous tournâmes à gauche, et une grande porte, dont les deux battants étaient ouverts, nous donna entrée dans le grand cimetière qui entoure l'église cathédrale de Glascow. Cet édifice est d'un style d'architecture gothique plutôt sombre et massif qu'élégant; mais il a un caractère particulier et est si bien conservé et tellement en harmonie avec les objets qui l'entourent que l'impression qu'il produit sur ceux qui le voient pour la première fois est imposante et solennelle au plus haut degré. J'en fus tellement frappé que je résistai quelques instants à tous les efforts que faisait André pour m'entraîner dans l'intérieur de l'église, tant j'étais occupé à en examiner les dehors.

Situé dans le centre d'une ville aussi grande que peuplée, cet édifice paraît être dans la solitude la plus retirée. De hautes murailles le séparent des maisons d'un côté; de l'autre il est borné par une ravine au fond de laquelle court un ruisseau inaperçu, et dont le murmure ajoute encore à la solennité de ces lieux. Sur l'autre bord de la ravine s'élève une allée touffue de sapins dont les rameaux étendent jusque sur le cimetière une ombre mélancolique. Le cimetière lui-même a un caractère particulier, car, quoiqu'il soit véritablement d'une grande étendue, il ne l'est pas proportionnellement au nombre d'habitants qui y sont enterrés, et dont presque toutes les tombes sont couvertes d'une pierre sépulcrale. On n'y voit pas ces touffes de gazon qui décorent ordinairement une grande partie de la surface de ces lieux où le méchant cesse de pouvoir nuire et où le malheureux trouve enfin le repos. Les pierres tumulaires sont si rapprochées les unes des autres qu'elles semblent former une espèce de pavé, qui, bien que la voûte céleste soit le seul toit qui le protège, ressemble à celui de nos vieilles églises d'Angleterre, où les inscriptions sont si multipliées. Le contenu de ces tristes registres de la Mort, les regrets inutiles qu'ils retracent, le témoignage qu'ils rendent au néant de la vie humaine, l'étendue du terrain qu'ils couvrent, l'uniformité mélancolique de leur style: tout me rappela le tableau déroulé du prophète écrit en dehors et en dedans, et dans lequel on lisait: Lamentations, regrets et malheur.

La majesté de la cathédrale ajoute à l'impression causée par ces accessoires. On en trouve le vaisseau un peu lourd, mais on sent en même temps que s'il était construit dans un style d'architecture plus léger et plus orné, l'effet en serait détruit. C'est la seule église cathédrale d'Écosse, si l'on en excepte celle de Kirkwall, dans les îles Orcades, que la réformation ait épargnée. Andrée vit avec orgueil l'impression que faisait sur moi la vue de cet édifice, et me rendit compte, ainsi qu'il suit, de sa conservation.

— C'est là une belle église, me dit-il; on n'y trouve pas de vos bizarres colifichets et enjolivements. C'est un bâtiment solide, bien construit, et qui durera autant que le monde, sauf la poudre à canon et la main des méchants. Il a couru de grands risques lors de la réformation, quand on détruisit l'église de Perth et celle de Saint-André, parce qu'on voulait se débarrasser une bonne fois du papisme, de l'idolâtrie, des images, des surplis, et de tous les haillons de la grande prostituée qui s'asseoit sur sept collines, comme si une seule colline ne suffisait pas à son vieux derrière[55]. Les habitants du bourg de Renfrew, des faubourgs et de la baronnie de Gorbals et de tous les environs se réunirent pour purger la cathédrale de ses impuretés papales; mais ceux de Glascow pensèrent que tant de médecins donneraient au malade une médecine un peu trop forte. Ils sonnèrent la cloche et battirent le tambour. Heureusement le digne Jacques Rabat était alors le doyen de la corporation de Glascow. Il était lui-même bon maçon, et c'était une raison de plus pour qu'il désirât de conserver l'église. Les métiers s'assemblèrent et dirent aux communes qu'ils se battraient plutôt que de laisser raser leur église comme on en avait rasé tant d'autres. Ce n'était point par amour du papisme. Non, non; qui aurait pu dire cela du corps des métiers de Glascow? Ils en vinrent donc bientôt à un arrangement. On convint de dénicher les statues idolâtres des saints (la peste les étouffe!), et ces idoles de pierre furent brisées selon le texte de l'Écriture et jetées dans l'eau du Molendinar[56], et la vieille église resta debout et appropriée comme un chat à qui on vient d'ôter les puces, et tout le monde fut content. Et j'ai entendu dire à des gens sages que si on en avait fait autant pour toutes les églises d'Écosse, la réforme en serait tout aussi pure, et nous aurions plus de véritables églises de chrétiens; car j'ai été si longtemps en Angleterre que rien ne m'ôterait de la tête que le chenil d'Osbaldistone-Hall vaut mieux que la plupart des maisons de Dieu qu'on voit en Écosse.

En parlant ainsi, André me précéda dans le temple.[57]

Chapitre XX.

Une terreur soudaine a glacé tous mes sens;
Je n'ose pénétrer sous cette voûte sombre,
Vrai palais de la mort, funèbres monuments,
Où……………

L'Épouse en deuil.

Malgré l'impatience de mon guide, je ne pus m'empêcher de m'arrêter pour contempler pendant quelques minutes l'extérieur de l'édifice, rendu plus imposant par la solitude où nous laissèrent les portes en se fermant après avoir, pour ainsi dire, dévoré la multitude qui tout à l'heure remplissait le cimetière, et dont les voix, se mêlant en choeur, nous annonçaient les pieux exercices du culte. Le concert de tant de voix, auxquelles la distance prêtait une grave harmonie, en ne laissant point parvenir à mon oreille les discordances qui l'eussent blessée de plus près, le ruisseau qui y mêlait son murmure, et le vent gémissant entre les vieux sapins: tout me paraissait sublime. La nature, telle qu'elle est invoquée par le roi-prophète dont on chantait les psaumes, semblait aussi s'unir aux fidèles pour offrir à son Créateur cette louange solennelle dans laquelle la crainte et la joie se confondent. J'ai entendu en France le service divin célébré avec tout l'éclat que la plus belle musique, les plus riches costumes, les plus imposantes cérémonies pouvaient lui donner. Mais la simplicité du culte presbytérien a produit sur moi bien plus d'effet: ce concert d'actions de grâces m'a paru si supérieur à la routine du chant dicté aux musiciens que le culte écossais me semble avoir tous les avantages de la réalité sur le jeu d'un acteur.

Comme je restais à écouter ces accents solennels, André, dont l'impatience devenait importune, me tira par la manche:

— Venez, monsieur, venez donc, nous troublerons le service si nous entrons trop tard, et si les bedeaux nous trouvent à nous promener dans le cimetière pendant l'office divin, ils nous arrêteront comme des vagabonds et nous conduiront au corps de garde.

D'après cet avis, je suivis mon guide; mais, comme je me disposais à entrer dans le choeur de la cathédrale: — Par ici, monsieur, s'écria-t-il, par cette porte. Nous n'entendrions là-haut que des discours de morale aussi secs et insipides que les feuilles de rue[58] à Noël. Descendez, c'est ici que nous goûterons la saveur de la vraie doctrine.

Il me conduisit alors vers une petite porte cintrée, gardée par un homme à figure grave qui semblait sur le point de la fermer au verrou, et nous descendîmes un escalier par lequel nous arrivâmes sous l'église, local singulièrement choisi, je ne sais pourquoi, pour l'exercice du culte presbytérien.

Figurez-vous, Tresham, une longue suite de voûtes sombres et basses, semblables à celles qui servent aux sépultures dans d'autres pays, et consacrées ici depuis longtemps à cet usage. Une partie avait été convertie en église, et l'on y avait placé des bancs. Cette partie des voûtes ainsi occupée, quoique capable de contenir une assemblée de plus de mille personnes, n'était point proportionnée avec les caveaux plus sombres et plus vastes qui s'ouvraient autour de ce qu'on pourrait appeler l'espace habité. Dans ces régions désertes de l'oubli, de sombres bannières et des écussons brisés indiquaient les tombes de ceux qui avaient sans doute été autrefois princes dans Israël; et des inscriptions que pouvait à peine déchiffrer le laborieux antiquaire invitaient le passant à prier Dieu pour les âmes de ceux dont elles couvraient les dépouilles mortelles.

Dans ces retraites funèbres, où tout retraçait l'image de la mort, je trouvai une nombreuse assemblée s'occupant de la prière. Les presbytériens écossais se tiennent debout pour remplir ce devoir religieux, sans doute pour annoncer publiquement leur éloignement pour les formes du rituel romain; car, lorsqu'ils prient dans l'intérieur de leur famille, ils prennent la posture que tous les autres chrétiens ont adoptée pour s'adresser à la Divinité, comme étant la plus humble et la plus respectueuse. C'était donc debout, et les hommes la tête découverte, que plus de deux mille personnes des deux sexes et de tout âge écoutaient, avec autant de respect que d'attention, la prière qu'un ministre, déjà avancé en âge et très aimé dans la ville, adressait au ciel; peut-être était-elle improvisée, mais du moins elle n'était pas écrite.[59]

Élevé dans la même croyance, je m'unis de coeur à la piété générale, et ce fut seulement lorsque la congrégation s'assit sur les bancs que mon attention fut distraite.

À la fin de la prière, la plupart des hommes mirent leur chapeau ou leur toque, et tout le monde s'assit, c'est-à-dire tous ceux qui avaient le bonheur d'avoir des bancs, car André et moi, qui étions arrivés trop tard pour nous y placer, nous restâmes debout de même qu'un grand nombre de personnes, formant ainsi une espèce de cercle autour de la partie de la congrégation qui était assise. Derrière nous étaient les voûtes dont j'ai déjà parlé, et nous faisions face aux fidèles assemblés, dont les figures, tournées du côté du prédicateur, étaient à demi éclairées par le jour de deux ou trois fenêtres basses de forme gothique.

À la faveur de cette clarté, on distinguait la diversité ordinaire des visages qui se tournent vers un pasteur écossais dans une occasion semblable. Presque tous portaient le caractère de l'attention, si ce n'était quand un père ou une mère rappelait les regards distraits d'un enfant trop vif ou interrompait le sommeil de celui qui était porté à s'endormir. La physionomie un peu dure et prononcée de la nation, exprimant généralement l'intelligence et la finesse, s'offre à l'observateur avec plus d'avantage dans les actes de la piété ou dans les rangs de la guerre que dans les réunions d'un intérêt moins sérieux. Le discours du prédicateur était bien propre à exciter les divers sentiments de l'auditoire; l'âge et les infirmités avaient affaibli son organe, naturellement sonore. Il lut son texte avec une prononciation mal articulée; mais, quand il eut fermé la Bible et commencé le sermon, son ton s'affermit, sa véhémence l'entraîna, et il se fit parfaitement entendre de tout son auditoire. Son discours roulait sur les points les plus abstraits de la doctrine chrétienne; sur des sujets graves et si profonds qu'ils sont impénétrables à la raison humaine, et qu'il cherchait pourtant à expliquer par des citations tirées des Écritures. Mon esprit n'était pas disposé à le suivre dans tous ces raisonnements. Il y en avait même quelques-uns qu'il m'était impossible de comprendre. Cependant l'enthousiasme du vieillard produisit une grande impression sur ses auditeurs, et rien n'était plus ingénieux que sa manière de raisonner. L'Écossais se fait remarquer par son intelligence beaucoup plus que par sa sensibilité: aussi la logique agit-elle sur lui plus fortement que la rhétorique, et il lui est plus ordinaire de s'attacher à suivre des raisonnements serrés et abstraits sur un point de doctrine, que de se laisser entraîner par les mouvements oratoires auxquels ont recours les prédicateurs, dans les autres pays, pour émouvoir le coeur, mettre en jeu les passions, et s'assurer la vogue.

Parmi le groupe attentif que j'avais sous les yeux, on distinguait des physionomies ayant la même expression que celles qu'on remarque dans le fameux carton de Raphaël, représentant saint Paul prêchant à Athènes.[60] Ici les sourcils froncés d'un zélé calviniste annonçaient le zèle et l'attention; ses lèvres légèrement comprimées, ses yeux fixés sur le ministre semblaient partager avec lui le triomphe de ses arguments. Là, un autre, d'un air plus fier et plus sombre, affichait son mépris pour ceux qui doutaient des vérités qu'annonçait son pasteur, et sa joie des châtiments terribles dont il les menaçait. Un troisième, qui n'appartenait peut-être pas à la congrégation et que le hasard seul y avait amené, paraissait intérieurement occupé d'objections; et un mouvement de tête presque imperceptible trahissait les doutes qu'il concevait. Le plus grand nombre écoutait d'un air calme et satisfait; on devinait qu'ils croyaient bien mériter de l'Église par leur présence et par l'attention qu'ils donnaient à un discours qu'ils n'étaient peut-être pas en état de comprendre. Presque toutes les femmes faisaient partie de cette dernière division de l'auditoire. Cependant les vieilles paraissaient écouter plus attentivement la doctrine abstraite qu'on leur développait, tandis que les jeunes permettaient quelquefois à leurs regards de se promener modestement sur toute l'assemblée; je crus même, Tresham, si ma vanité ne me trompait point, que quelques-unes d'entre elles reconnurent votre ami pour un Anglais et le distinguèrent comme un jeune homme passablement tourné. Quant au reste de la congrégation, les uns ouvraient de grands yeux, bâillaient ensuite et finissaient par s'endormir, jusqu'à ce qu'un voisin scandalisé réveillât leur attention en leur pressant fortement le pied; les autres cherchaient à reconnaître les personnes de leur connaissance, sans oser donner de signes trop marqués de l'ennui qu'ils éprouvaient. Je reconnaissais çà et là, à leur costume, des montagnards dont les yeux se portaient successivement sur tout l'auditoire, avec un air de curiosité sauvage, sans s'inquiéter de ce que disait le ministre, parce qu'ils n'entendaient pas la langue dans laquelle il parlait, ce qui sera, j'espère, une excuse suffisante pour eux. L'air martial et déterminé de ces étrangers ajoutait à cette réunion un caractère qui, sans eux, lui aurait manqué. André me dit ensuite qu'ils étaient en ce moment en plus grand nombre que de coutume à Glascow, parce qu'il y avait dans les environs une foire de bestiaux.

Telles étaient offertes à ma critique les figures du groupe rangé sur les bancs de l'église souterraine de Glascow, éclairée par quelques rayons égarés qui, pénétrant à travers les étroits vitraux, allaient se perdre dans le vide des dernières voûtes en répandant sur les espaces plus rapprochés une sorte de demi-jour imparfait, et en laissant les coins les plus reculés de ce labyrinthe dans une obscurité qui les faisait paraître interminables.

J'ai déjà dit que je me trouvais debout dans le cercle extérieur, les yeux fixés sur le ministre, et tournant le dos aux voûtes dont j'ai parlé plus d'une fois. Cette position m'exposait à de fréquentes distractions, car le plus léger bruit qui se faisait sous ces sombres arcades y était répété par mille échos. Je tournai plus d'une fois la tête de ce côté; et quand mes yeux prenaient cette direction, je trouvais difficile de les ramener dans une autre, tant notre imagination trouve de plaisir à découvrir les objets qui lui sont cachés, et qui n'ont souvent d'intérêt que parce qu'ils sont inconnus ou douteux. Je finis par habituer ma vue à l'obscurité dans laquelle je la dirigeais, et insensiblement je pris plus d'intérêt aux découvertes que je faisais dans ces retraites obscures qu'aux subtilités métaphysiques dont le prêcheur nous entretenait.

Mon père m'avait plus d'une fois reproché cette légèreté dont la source venait peut-être d'une vivacité d'imagination qui n'appartenait point à son caractère. Je me rappelai qu'étant enfant, lorsqu'il me conduisait à la chapelle pour y entendre les instructions de M. Shower, il me recommandait toujours de bien les écouter et de les mettre à profit. Mais en ce moment le souvenir des avis de mon père ne me donnait que de nouvelles distractions, en me faisant songer à ses affaires et aux dangers qui le menaçaient. Je dis à André, du ton le plus bas possible, de s'informer à ses voisins si M. Ephraim Macvittie était dans l'église; mais André, tout attentif au sermon, ne me répondait qu'en me repoussant du coude pour m'avertir de garder le silence. Je reportai donc les yeux sur les auditeurs pour voir si, parmi toutes les figures qui, le cou tendu, se dirigeaient vers la chaire comme vers un centre d'attraction, je pourrais reconnaître le visage paisible et les traits imperturbables d'Owen; mais, sous les larges chapeaux des citoyens de Glascow et sous les toques plus larges encore des Lowlanders du Lanarkshire, je ne vis rien qui ressemblât à la perruque bien poudrée, aux manchettes empesées et à l'habit complet couleur de noisette, insignes caractéristiques du premier commis de la maison de banque Osbaldistone et Tresham. Mes inquiétudes redoublèrent avec une nouvelle force, et je résolus de sortir de l'église, afin de pouvoir demander aux premières personnes qui en sortiraient si elles y avaient vu M. Ephraim Macvittie. Je tirai André par la manche et lui dis que je voulais partir: mais André montra dans l'église de Glascow la même opiniâtreté dont il avait fait preuve sur les montagnes de Cheviot, et ce ne fut que lorsqu'il eut reconnu l'impossibilité de me réduire au silence sans me répondre qu'il voulut bien m'informer qu'une fois entré dans l'église nous ne pouvions en sortir avant la fin de l'office, attendu qu'on en fermait la porte au commencement des prières, afin que les fidèles ne fussent pas distraits de leur dévotion. Après m'avoir donné cet avis en peu de mots, et d'un air d'humeur, il reprit son air d'importance et d'attention critique.

Je m'efforçais de faire de nécessité vertu et d'écouter aussi le sermon, quand je fus interrompu d'une manière bien singulière. Quelqu'un me dit à voix basse, par-derrière: — Vous courez des dangers dans cette ville.

J'étais appuyé d'un côté contre un pilier, j'avais André de l'autre; je me retournai brusquement, et je ne vis derrière nous que quelques ouvriers à la taille raide et à l'air commun. Un seul regard jeté sur eux m'assura que ce n'était aucun d'eux qui m'avait parlé. Ils étaient entièrement absorbés dans l'attention qu'ils donnaient au sermon, et ils ne remarquèrent même pas l'air d'inquiétude et d'étonnement avec lequel je les regardais. Le pilier massif près duquel je me trouvais pouvait avoir caché celui qui m'avait parlé à l'instant où il venait me donner cet avis mystérieux. Mais par qui m'était-il donné? pourquoi choisissait-on cet endroit? quels dangers pouvais-je avoir à craindre? C'étaient autant de questions sur la solution desquelles mon imagination se perdait en conjectures. Me retournant du côté du prédicateur, je fis semblant de l'écouter avec la plus grande attention. J'espérais par là que la voix mystérieuse se ferait encore entendre dans la crainte de ne pas avoir été entendue la première fois.

Mon plan réussit avant que cinq minutes se fussent écoulées, la même voix me dit tout bas:

— Écoutez, mais ne vous retournez pas.
Je restai immobile.

— Vous êtes en danger dans cette ville, reprit la voix, et je n'y suis pas moi-même en sûreté. Rendez-vous à minuit précis sur le pont, vous m'y trouverez: jusque-là restez chez vous et ne vous montrez à personne.

La voix cessa de se faire entendre, et je tournai la tête à l'instant. Mais celui qui parlait avait fait un mouvement encore plus prompt et s'était vraisemblablement déjà glissé derrière le pilier. J'étais résolu à le découvrir s'il était possible, et, sortant du dernier rang des auditeurs, je passai aussi derrière le pilier. Je n'y trouvai personne, et j'aperçus seulement quelqu'un qui traversait comme une ombre la solitudes des voûtes que j'ai décrites. Il était couvert d'un manteau; mais je ne pus distinguer si c'était un _cloack _des Lowlands ou un _plaid _des Highlands.

Je m'avançai pour poursuivre l'être mystérieux, qui glissa et disparut sous les voûtes comme le spectre d'un des morts nombreux qui reposaient dans cette enceinte. Je n'avais guère d'espoir d'arrêter dans sa fuite celui qui était déterminé à éviter une explication avec moi; mais tout espoir fut perdu quand j'avais à peine fait trois pas en avant: mon pied heurta contre un obstacle inaperçu, et je tombai. L'obscurité qui était cause de ma chute me fut du moins favorable dans ma disgrâce; car le prédicateur, avec ce ton d'autorité que prennent les ministres presbytériens pour maintenir l'ordre parmi les auditeurs, interrompit son discours pour ordonner aux bedeaux d'arrêter celui qui venait de troubler la congrégation. Comme le bruit ne dura qu'un instant, on ne jugea probablement pas nécessaire d'exécuter cet ordre à la rigueur, ou l'obscurité qui avait causé mon accident couvrit aussi ma retraite; je regagnai mon pilier sans que personne prît garde à moi. Le prédicateur continua son sermon, et il le termina sans nouvel événement.

Comme nous sortions de l'église avec le reste de la congrégation: — Voyez, me dit André qui avait retrouvé sa langue, voilà le digne M. Macvittie, mistress Macvittie, miss Alison Macvittie, et M. Thomas Macfin, qui va, dit-on, épouser miss Alison, s'il joue bien son rôle. Si elle n'est pas jolie, elle sera bien dotée.

Mes yeux, suivant la direction qu'il m'indiquait, se fixèrent sur M. Macvittie. C'était un homme âgé, grand, sec, des yeux bleus enfoncés dans la tête, ayant de gros sourcils gris, et, à ce qu'il me parut, un air dur et une physionomie sinistre qui me donnèrent malgré moi de la prévention contre lui. Je me souvins de l'avis qui m'avait été donné dans l'église _de ne me montrer à personne, _et je balançai à m'adresser à lui, quoique je n'eusse aucun motif raisonnable de rien redouter de sa part ou de le regarder comme suspect.

J'étais encore indécis quand André, qui prit mon incertitude pour de la timidité, s'avisa de m'encourager. — Parlez-lui, M. Francis, me dit-il, parlez-lui. Il n'est pas encore prévôt de Glascow, quoiqu'on dise qu'il le sera l'année prochaine. Parlez- lui, vous dis-je; il vous répondra civilement, pourvu que vous n'ayez pas d'argent à lui demander, car on dit qu'il est dur à la desserre.

Je fis sur-le-champ la réflexion que, si ce négociant était aussi avare et intéressé qu'André me le représentait, j'avais peut-être quelques précautions à prendre avant de me faire connaître à lui, puisque j'ignorais si mon père se trouvait son débiteur ou son créancier. Cette considération, jointe à l'avis mystérieux que j'avais reçu et à la répugnance que sa physionomie m'avait inspirée, me décida à attendre au moins le lendemain pour m'adresser à lui. Je me bornai donc à charger André de passer chez M. Macvittie, et d'y demander l'adresse d'un nommé Owen qui devait être arrivé à Glascow depuis quelques jours, lui recommandant bien de ne pas dire qui lui avait donné cette commission et de m'apporter la réponse à l'auberge où nous étions logés. Il me promit de s'en acquitter. Chemin faisant, il m'entretint de l'obligation où était tout bon chrétien d'assister à l'office du soir; — Mais, Dieu me préserve! ajouta-t-il avec sa causticité ordinaire, quant à ceux qui ne peuvent se tenir tranquilles sur leurs jambes et qui vont se les casser contre les pierres des tombeaux, comme s'ils en voulaient faire sortir les morts, il leur faudrait une église avec une cheminée.

Chapitre XXI.

…Sur le Rialto, lorsque sonne minuit,
Je dirige en rêvant ma course solitaire.
Nous nous y reverrons…

OTWAY, Venise sauvée.

Agité de tristes pressentiments sans pouvoir leur assigner une cause raisonnable, je m'enfermai dans mon appartement et je renvoyai André, qui me proposa inutilement de l'accompagner à l'église de Saint-Enoch, où il me dit qu'un prêcheur dont la parole pénétrait jusqu'au fond des âmes devait prononcer un sermon. Je me mis à réfléchir sérieusement sur le parti que j'avais à prendre. Je n'avais jamais été ce qu'on appelle superstitieux; mais je crois que tous les hommes, dans une position difficile et embarrassante, après avoir inutilement consulté leur raison pour se tracer une ligne de conduite, sont assez portés, comme par désespoir, à lâcher les rênes à leur imagination et à se laisser entièrement guider, soit par le hasard, soit par quelque impression fantasque qui se grave dans leur esprit, et à laquelle ils s'abandonnent comme à une impulsion involontaire. Il y avait quelque chose de si repoussant dans les traits et la physionomie du marchand écossais qu'il me semblait que je ne pouvais me confier à lui sans violer toutes les règles de la prudence. D'une autre part, cette voix mystérieuse que j'avais entendue, cette espèce de fantôme que j'avais vu s'évanouir sous ces voûtes sombres qu'on pouvait bien nommer la vallée de l'ombre de la mort, tout cela devait agir sur l'imagination d'un jeune homme qui, vous voudrez bien vous le rappeler, était aussi un jeune poète.

Si j'étais véritablement entouré de dangers, comme j'en avais été si secrètement averti, comment pouvais-je en connaître la nature et apprendre les moyens de m'en préserver sans avoir recours à celui de qui je tenais cet avis, et à qui je ne pouvais soupçonner que de bonnes intentions? Les intrigues de Rashleigh se présentèrent plus d'une fois à ma pensée; mais j'étais parti d'Osbaldistone-Hall et arrivé à Glascow si précipitamment que je ne pouvais supposer qu'il fût déjà instruit de mon séjour dans cette ville, encore moins qu'il eût eu le temps d'ourdir quelque trame perfide contre moi. Je ne manquais ni de hardiesse ni de confiance en moi-même; j'étais actif et vigoureux, et mon séjour en France m'avait donné quelque adresse dans le maniement des armes, qui, dans ce pays, fait partie de l'éducation de la jeunesse; je ne craignais personne corps à corps; l'assassinat n'était pas à redouter dans le siècle et dans le pays où je vivais, et le lieu du rendez-vous, quoique peu fréquenté pendant la nuit, était voisin de rues trop peuplées pour que je pusse redouter aucune violence. Je résolus donc de m'y rendre à l'heure indiquée, et de me laisser ensuite guider par ce que j'apprendrais et par les circonstances. Je ne vous cacherai pas, Tresham, ce que je cherchais alors à me cacher à moi-même, que j'espérais bien secrètement, presque à mon insu, qu'il pouvait exister quelque liaison, je ne savais ni comment ni par quels moyens, entre Diana Vernon et l'avis étrange qui m'avait été donné d'une manière si surprenante. Elle seule connaissait le but et l'objet de mon voyage. Elle m'avait avoué qu'elle avait des amis et de l'influence en Écosse. Elle m'avait remis un talisman dont je devais reconnaître la vertu, quand il ne me resterait plus d'autre ressource… Quelle autre que Diana Vernon pouvait connaître des dangers dont on prétendait que j'étais entouré, désirer de m'en préserver, et avoir les moyens d'y réussir? Ce point de vue flatteur, dans ma position très équivoque, ne cessait de se présenter à mon esprit. Cette idée m'occupa avant le dîner; elle ne me quitta point pendant le cours de mon repas frugal, et me domina tellement pendant la dernière demi-heure, à l'aide peut- être de quelques verres d'excellent vin, que, pour m'arracher à ce que je regardais comme une illusion trompeuse, je repoussai mon verre loin de moi, me levai de table, saisis mon chapeau, et sortis de la maison comme un homme qui veut échapper à ses propres pensées. J'y cédais pourtant encore sans le savoir, même en ce moment, car mes pas me conduisirent insensiblement au pont sur la Clyde, lieu du rendez-vous assigné par mon invisible moniteur.

Je n'avais dîné qu'après le service du soir, car ma dévote hôtesse s'était fait un scrupule de préparer le repas pendant les heures destinées à l'office divin, et j'y avais consenti autant par complaisance pour elle que pour me conformer à l'avis qui m'avait été donné de rester chez moi. Mais l'obscurité qui régnait alors m'empêchait de craindre d'être reconnu par qui que ce fût, si toutefois il existait dans la ville de Glascow quelqu'un qui pût me reconnaître. Quelques heures devaient pourtant encore s'écouler avant le moment fixé pour mon rendez-vous. Vous jugez combien cet intervalle dut me paraître long et ennuyeux. Plusieurs groupes de personnes de tout âge, portant la sainteté du jour empreinte sur la figure, traversaient la grande prairie qui se trouve sur la rive droite de la Clyde, et qui sert de promenade aux habitants de Glascow. Peu à peu je fis attention qu'en allant et revenant sans cesse le long de la rivière je courais le risque de me faire remarquer par les passants, ce qui pouvait ne pas être sans inconvénient. Je m'éloignai de l'endroit qui était le plus fréquenté, et je donnai à mon esprit une sorte d'occupation en m'appliquant successivement à chercher de toutes les parties de la prairie celle où je me trouvais le moins exposé à être vu. Cette prairie étant plantée d'arbres qui forment différentes allées, comme dans le parc de Saint-James à Londres, cette manoeuvre puérile n'était pas difficile à exécuter.

Pendant que je me promenais dans une de ces avenues, j'entendis dans l'allée voisine une voix aigre que je reconnus pour celle d'André Fairservice. Me poster derrière un gros arbre pour m'y cacher, c'était peut-être compromettre un peu ma dignité, mais c'était le moyen le plus simple d'éviter d'en être aperçu et d'échapper à sa curiosité. Il s'était arrêté pour causer avec un homme vêtu d'un habit noir et couvert d'un chapeau à larges bords, et sa conversation que j'entendis m'apprit qu'il parlait de moi et qu'il faisait mon portrait. Mon amour-propre révolté me disait que c'était une caricature, mais je ne pus m'empêcher d'y trouver quelques traits de ressemblance.

— Oui, oui, M. Hammorgaw, disait-il, c'est comme je vous le dis. Ce n'est pas qu'il manque de bon sens, il voit assez ce qui est raisonnable, c'est-à-dire par-ci par-là: un éclair, et voilà tout. Mais il a le cerveau fêlé, parce qu'il a la tête farcie de fariboles de poésie. Il préférera un vieux bois sombre au plus beau parterre, et le potager le mieux garni n'est rien pour lui en comparaison d'un ruisseau et d'un rocher. Il passera des journées entières à bavarder avec une jeune fille, nommée Diana Vernon, qui n'est ni plus ni moins qu'une païenne, une Diane d'Éphèse… ni plus ni moins, Dieu me préserve! Elle est cent fois pire, c'est une Romaine, une vraie Romaine! Eh bien, il restera avec elle plutôt que d'écouter sortir de votre bouche, M. Hammorgaw, ou de la mienne, des choses qui pourraient lui être utiles toute sa vie et encore après. Ne m'a-t-il pas dit un jour, pauvre aveugle créature! que les psaumes de David étaient de l'excellente poésie! Comme si le roi-prophète avait pensé à arranger des rimes comme des fleurs dans une plate-bande! Dieu me préserve! Deux vers de Davie Lindsay valent mieux que tous les brimborions qu'il a jamais écrits.

Vous ne serez pas surpris qu'en écoutant ce portrait de moi-même je me sentisse tout disposé à surprendre M. Fairservice par une bonne volée à la première occasion. Son interlocuteur ne l'interrompit guère que par quelques monosyllabes qui semblaient n'avoir d'autre but que de prouver son attention, comme: Vraiment! ah! ah! Il fit pourtant une fois une observation un peu plus longue, que je n'entendis point, parce qu'il avait le verbe beaucoup moins élevé qu'André, et celui-ci s'écria: — Que je lui dise ce que je pense, dites-vous? et qui paierait les pots cassés, si ce n'est André? Savez-vous qu'il est coléreux? Montrez un habit rouge à un taureau, il le percera de ses cornes. Et au fond, pourtant, c'est un brave jeune homme; je ne voudrais pas le quitter, parce qu'il a besoin d'un homme soigneux et prudent pour veiller sur lui. Et puis il ne tient pas la main bien serrée; l'argent coule à travers ses doigts comme l'eau par les trous d'un arrosoir, ce n'est pas une mauvaise chose d'être auprès de quelqu'un dont la bourse est toujours ouverte. Oh, oui, je lui suis attaché de tout coeur; c'est bien dommage, M. Hammorgaw, que le pauvre jeune homme soit si peu réfléchi!

En cet endroit de la conversation, les deux interlocuteurs se remirent en marche, et je ne pus en entendre la suite. Le premier sentiment que j'éprouvai fut celui de l'indignation en voyant un homme à mon service s'expliquer si librement sur mon compte; mais elle se calma quand je vins à penser qu'il n'existe peut-être pas un maître qui, s'il écoutait les propos de ses domestiques dans son antichambre, ne se trouvât soumis au scalpel de quelque anatomiste de la force de M. Fairservice. Cette rencontre ne me fut pas inutile; elle me fit paraître moins longue une partie du temps que j'avais encore à attendre.

La nuit commençait à s'avancer, et ses épaisses ténèbres donnaient à la rivière une teinte sombre et uniforme qui s'accordait parfaitement avec la disposition de mon esprit. À peine pouvais-je distinguer le pont massif et antique jeté sur la Clyde, et dont je n'étais pourtant qu'à peu de distance. Ses arches étroites et peu élevées, que je n'apercevais qu'imparfaitement, semblaient des cavernes où s'engouffraient les eaux de la rivière plutôt que des ouvertures pratiquées pour leur donner passage. On voyait encore de temps en temps briller le long de la Clyde une lanterne qui éclairait des familles retournant chez elles après avoir pris le seul repas que permette l'austérité presbytérienne les jours consacrés à la religion, repas qui ne doit avoir lieu qu'après l'office du soir. J'entendais aussi quelquefois le bruit de la marche d'un cheval qui reconduisait sans doute son maître à la campagne, après qu'il avait passé la journée du dimanche à Glascow. Un silence absolu, une solitude complète m'environnèrent bientôt, et ma promenade sur les rives de la Clyde ne fut plus interrompue que par le bruit des cloches qui sonnaient les heures.

Qu'elles étaient lentes au gré de mon impatience! Combien de fois ne me reprochai-je pas une folle crédulité! Ce rendez-vous ne pouvait-il pas m'avoir été donné par un insensé, par un ennemi? Ne m'exposais-je pas à être le jouet de l'un ou la victime de l'autre? Et cependant pour rien au monde je n'aurais voulu me retirer sans voir comment se terminerait cette aventure.

Enfin le beffroi de l'église métropolitaine me fit entendre le premier coup de minuit, et le signal fut bientôt répété par toutes les horloges de la ville, comme une congrégation de fidèles répond au verset que le ministre vient d'entonner. Je m'avançai sur le quai qui conduit au pont avec un trouble et une agitation que je n'entreprendrai pas de décrire. À peine y étais-je arrivé, que je vis à peu de distance une figure humaine s'avancer vers moi. C'était la seule que j'eusse vue depuis plus d'une heure, et cependant rien ne pouvait m'assurer que ce fût l'être qui m'avait donné ce rendez-vous. Je marchai à sa rencontre avec la même émotion que s'il eût été l'arbitre de ma destinée, tant l'inquiétude et l'attente avaient mis d'exaltation dans mes idées! Tout ce que je pus distinguer en m'approchant fut qu'il était de moyenne taille, mais en apparence nerveux et vigoureux, et couvert d'un grand manteau. Lorsque je fus près de lui, je ralentis le pas, et m'arrêtai dans l'attente qu'il m'adresserait la parole. Combien ne fus-je pas contrarié en le voyant continuer son chemin sans me parler! Je n'avais aucun prétexte pour entamer la conversation: car, quoiqu'il se trouvât sur le pont précisément à l'heure qui m'avait été fixée, il pouvait ne pas être mon inconnu. Je me retournai pour voir ce qu'il deviendrait. Il alla jusqu'au bout du pont, s'arrêta, eut l'air de chercher à s'assurer en regardant de l'autre côté du pont s'il ne verrait personne, et revint enfin sur ses pas. J'allai au-devant de lui, bien décidé pour cette fois à ne pas le laisser passer sans lui parler.

— Vous vous promenez un peu tard, monsieur, lui dis-je dès que je fus près de lui.

— Je viens à un rendez-vous, monsieur Osbaldistone, et je crois que vous en faites autant.

— C'est donc vous qui m'avez parlé ce matin dans l'église? Eh bien, qu'avez-vous à me dire?

— Suivez-moi, vous le saurez.

— Avant de vous suivre, il faut que je sache qui vous êtes et ce que vous me voulez.

— Je suis un homme, et je veux vous rendre service.

— Un homme! C'est parler un peu trop laconiquement.

— C'est tout ce que je puis vous dire. Celui qui n'a point de nom, point d'amis, point d'argent, point de patrie, est du moins un homme, et celui qui a tout cela n'est pas davantage.

— C'est parler en termes trop généraux, et cela ne peut suffire pour m'inspirer de la confiance en un inconnu.

— Vous n'en saurez pas davantage. C'est à vous à voir si vous voulez me suivre et profiter du service que je puis vous rendre.

— Ne pouvez-vous donc me dire ici ce que vous avez à m'apprendre?

— Je n'ai rien à vous dire. Ce sont vos yeux qui doivent vous instruire. Il faut vous résoudre à me suivre ou à rester dans l'ignorance.

L'étranger parlait d'un ton si ferme, si décidé, si froid, qu'il semblait indifférent à la confiance que je pourrais lui témoigner.

— Que craignez-vous, me dit-il d'un ton d'impatience? croyez-vous que votre vie soit d'assez grande importance pour qu'on veuille vous la ravir?

— Je ne crains rien, répliquai-je avec fermeté. Marchez, je vous suivrai. Contre mon attente, il me fit rentrer dans l'intérieur de la ville; et nous semblions deux spectres muets qui en parcouraient les rues silencieuses. Je m'impatientais de ne pas arriver; mon conducteur s'en aperçut.

— Avez-vous peur? me dit-il.

— Peur! répliquai-je. Je vous répèterai vos propres paroles.
Pourquoi aurais-je peur?

— Parce que vous êtes avec un étranger, dans une ville où vous n'avez pas un ami, où vous avez des ennemis.

— Je ne crains ni eux ni vous. Je suis jeune, actif et armé.

— Je n'ai pas d'armes, mais un bras résolu n'en a jamais manqué. Vous dites que vous ne craignez rien. Si vous saviez avec qui vous vous trouvez, vous ne seriez peut-être pas si tranquille.

— Pourquoi ne le serais-je pas? Je vous répète que vous ne m'inspirez aucune crainte.

— Aucune…! cela peut-être. Mais ne craignez-vous pas les conséquences qui pourraient résulter si l'on vous trouvait accompagné d'un homme dont le nom prononcé à voix basse dans cette rue en ferait soulever les pierres contre lui pour l'arrêter, et sur la tête de qui la moitié des habitants de Glascow fonderaient l'édifice de leur fortune comme sur un trésor trouvé s'ils parvenaient à me prendre au collet; d'un homme enfin dont l'arrestation serait une nouvelle aussi agréable à Edimbourg que celle d'une bataille gagnée en Flandre?

— Et qui êtes-vous donc, pour que votre nom inspire tant de terreur?

— Un homme qui n'est pas votre ennemi, puisqu'il s'expose à vous conduire dans un endroit où, s'il était connu, il ne tarderait pas à avoir les fers aux pieds et la corde au cou.

Je m'arrêtai et reculai un pas pour examiner mon compagnon plus attentivement et me tenir en garde contre lui, le manteau dont il était couvert ne me permettant pas de voir s'il était armé.

— Vous m'en avez trop dit ou trop peu, lui dis-je: trop pour m'engager à donner ma confiance à un étranger qui convient qu'il a à redouter la sévérité des lois du pays où nous nous trouvons; trop peu si vous ne me prouvez que leur rigueur vous poursuit injustement.

Il fit un pas vers moi. Je reculai involontairement et mis la main sur la garde de mon épée.

— Quoi! dit-il, contre un homme sans armes, contre un ami!

— Je ne sais encore si vous êtes l'un ou l'autre: et, pour vous dire la vérité, vos discours et vos manières m'en font douter.

— C'est parler en homme. Je respecte celui dont le bras sait protéger la tête. Je serai donc franc avec vous. Je vous conduis à la prison.

— À la prison! m'écriai-je. De quel droit? par quel warrant[61]? pour quel crime? Vous aurez ma vie avant de me priver de ma liberté; je ne ferai pas un pas de plus avec vous.

— Ce n'est pas comme prisonnier que je vous y conduis. Croyez- vous, ajouta-t-il avec un ton de fierté, que je sois un messager d'armes[62], un officier du shériff?… Je vous mène voir un prisonnier de la bouche duquel vous apprendrez les dangers qui vous menacent ici. Votre liberté ne court aucun risque dans cette visite, mais il n'en est pas de même de la mienne. Je sais que je la hasarde; mais je m'en inquiète peu; je brave ce danger pour vous avec plaisir maintenant, parce que j'aime un jeune homme qui ne connaît pas de meilleur protecteur que son épée.

Nous étions alors dans la principale rue de la ville. Mon conducteur s'arrêta devant un grand bâtiment construit en grosses pierres, et dont chaque fenêtre était garnie d'une grille en fer.

— Que ne donneraient pas le prévôt et les baillis de Glascow, dit l'étranger, pour me tenir dans cette cage, les fers aux pieds et aux mains! et cependant que leur en reviendrait-il? S'ils m'y enfermaient ce soir avec un poids de cent livres à la jambe, ils trouveraient demain la place vide, et leur locataire délogé: mais venez! qu'attendez-vous?

En parlant ainsi il frappa doucement à une espèce de guichet. Une voix semblable à celle d'un homme qui s'éveille cria de l'intérieur: — Qu'est-ce? Qui va là? que veut-on à une pareille heure? Je n'ouvrirai pas; c'est contre les règles.

Le ton dont ces derniers mots furent prononcés et le silence qui les suivit prouvèrent que celui qui venait de parler ne songeait qu'à se rendormir. Mon guide, s'approchant de la porte, lui dit à demi-voix: — Dougal, l'ami, avez-vous oublié Grégarach?

— Diable, pas du tout! répondit-on vivement: et j'entendis le gardien intérieur se lever avec précipitation. Il eut encore une courte conversation à voix basse avec mon conducteur dans une langue qui m'était inconnue, après quoi j'entendis les verrous s'ouvrir, mais avec des précautions qui indiquaient qu'on craignait qu'ils ne fissent trop de bruit. Enfin, nous nous trouvâmes dans ce qu'on appelait la salle de garde de la prison de Glascow. Un escalier étroit conduisait aux étages supérieurs, et deux autres portes servaient d'entrée dans l'intérieur de la prison. Toutes étaient garnies de gros verrous et de pesantes barres de fer; les murailles en étaient nues, sauf une agréable tapisserie de fers destinés aux prisonniers qu'on y amenait, à laquelle se joignaient des pistolets, des mousquets et autres armes défensives.

Me trouvant ainsi introduit inopinément et comme par fraude dans une des forteresses légales d'Écosse, je ne pus m'empêcher de me rappeler mon aventure du Northumberland, et de frissonner en envisageant les étranges incidents qui, sans que je me fusse rendu coupable, allaient encore m'exposer à une désagréable et dangereuse opposition avec les lois d'un pays que je ne visitais que comme étranger.

Chapitre XXII.

Regarde autour de toi, vois ces sinistres lieux;
C'est ici, jeune Astolphe, où l'homme malheureux,
Dont le seul crime, hélas! fut sa triste indigence,
Vient, demi-mort de faim, attendre sa sentence.
De ces sombres caveaux l'épaisse humidité,
Du flambeau de l'espoir étouffe la clarté:
À sa flamme mourante un fantôme ironique
S'empresse d'allumer sa lampe fantastique,
Afin que la victime, en entr'ouvrant les yeux,
Puisse trouver encor quelque aspect odieux.

La Prison, acte I, scène III.

Dès que je fus entré, je jetai un regard inquiet sur mon conducteur; mais la lampe dans le vestibule répandait trop peu de clarté pour permettre à ma curiosité de distinguer parfaitement ses traits. Comme le geôlier tenait cette lampe à la main, ses rayons portaient directement sur sa figure, que je pus examiner, quoiqu'elle m'intéressât beaucoup moins. C'était une espèce d'animal sauvage, au regard dur, et dont le front et une partie du visage étaient ombragés par de longs cheveux roux. Ses traits étaient animés par une sorte de joie extravagante dont il fut transporté à la vue de mon guide.

Je n'ai jamais rien rencontré qui offrit à mon esprit une image si parfaite d'un hideux sauvage adorant l'idole de sa tribu. Il grimaçait, riait, pleurait même: toute sa physionomie exprimait un aveugle dévouement qu'il serait impossible de peindre. Il ne s'expliqua d'abord que par quelques gestes et des interjections, comme: — Ohi! hai! oui, oui; — Il y a longtemps qu'_elle _ne vous avait vu, — avec d'autres exclamations non moins brèves, exprimées dans la même langue qui avait servi à mon guide et à lui quand ils s'étaient expliqués ensemble sur le seuil de la porte. Mon guide reçut cet hommage avec le sang-froid d'un prince accoutumé aux respects de ses vassaux, et qui croit devoir les en récompenser par quelque marque de bonté. Il tendit la main au porte-clefs, et lui dit: — Comment cela va-t-il, Dougal?

— Ohi! ahi! s'écria Dougal en baissant la voix avec précaution, et en regardant autour de lui d'un air de crainte, est-il possible! Vous voir ici? Vous ici! Et qu'est-ce qu'il arriverait si les baillis venaient faire une ronde, les sales et vilains coquins qu'ils sont?

Mon guide mit un doigt sur sa bouche. — Ne craignez rien, Dougal, vos mains ne tireront jamais un verrou sur moi.

— Ces mains! non, non, jamais! on les lui couperait plutôt toutes deux! Mais quand retournerez-vous là-bas? Vous n'oublierez pas de le lui faire savoir. — _Elle _est votre pauvre cousin seulement au septième degré.[63]

— Dès que mes plans seront arrêtés, je vous avertirai, Dougal.

— Et, par sa foi! dès que vous le ferez, quand ce serait un samedi à minuit, elle jettera les clefs de la prison à la tête du prévôt, ou lui jouera un autre tour, et vous verrez si elle ne l'osera pas pourvu que le dimanche matin commence.

L'étranger mystérieux coupa court aux extases du porte-clefs en lui adressant de nouveau la parole dans la langue inconnue dont il avait fait usage à la porte de la prison, et que j'appris ensuite être l'irlandais, l'erse ou le gaélique, lui expliquant probablement ce qu'il exigeait de lui.

— Tout ce que vous voudrez. — Cette réponse annonça la disposition de Dougal à se conformer à toutes les volontés de mon guide. Il remonta la mèche de sa lampe pour nous procurer plus de lumière, et me fit signe de le suivre.

— Ne venez-vous pas avec nous? demandai-je à mon conducteur.

— Non. Je vous serais inutile, et il faut que je reste ici pour assurer votre retraite.

— Je ne puis soupçonner que vous vouliez m'entraîner dans quelque danger.

— Dans aucun que je ne partage avec vous. Il prononça ces mots d'un ton d'assurance qui ne pouvait me laisser aucun doute. Je suivis le porte-clefs, qui, laissant les portes ouvertes derrière lui, me fit monter par un escalier tournant, un _turnpike, _comme les Écossais l'appellent, et puis, dans une étroite galerie, il ouvrit une des portes qui donnaient sur le passage, me fit entrer dans une petite chambre, et jetant les yeux sur un méchant grabat qui était dans un coin:

— _Elle _dort, me dit-il à voix basse en plaçant la lampe sur une petite table.

— Elle! qui? pensai-je: eh quoi! serait-ce Diana Vernon, que je vais trouver dans ce séjour de misère? Je tournai les yeux vers le lit, et un seul regard me convainquit, non sans une sensation de plaisir, que mes craintes n'étaient pas fondées. Une tête qui n'était ni jeune ni belle, avec une barbe grise que le rasoir n'avait pas touchée depuis deux ou trois jours, m'ôta toute inquiétude à l'égard de Diana; mais ce ne fut pas sans un chagrin bien vif que, tandis que le prisonnier frottait ses yeux en s'éveillant, je reconnus des traits bien différents, mais qui avaient aussi pour moi un intérêt bien puissant, ceux de mon pauvre ami Owen. Je me plaçai un moment hors de sa vue, de crainte que dans le premier moment de surprise il ne laissât échapper quelque exclamation bruyante qui eût répandu l'alarme dans ces tristes demeures.

L'infortuné formaliste, qui s'était jeté tout habillé sur son lit, se soulevant à l'aide d'une main, tandis qu'il ôtait de l'autre un bonnet de laine rouge qui lui couvrait la tête, dit en bâillant et d'un ton qui prouvait qu'il était encore à moitié endormi: — Je vous dirai au total, M. Dugwell[64], ou quel que soit votre nom, que si vous faites sur mon sommeil de semblables soustractions, je m'en plaindrai au lord prévôt.

— Il y a un gentleman qui veut vous parler, répondit Dougal qui avait repris le vrai ton bourru d'un geôlier, en place de l'air de joie et de soumission avec lequel il avait parlé à mon guide; et, faisant une pirouette sur le talon, il sortit de la chambre.

Il se passa quelques instants avant que le dormeur fût assez bien éveillé pour me reconnaître, et quand il fut assuré que c'était moi qu'il voyait, la consternation se peignit dans ses traits, parce qu'il crut qu'on m'envoyait partager sa captivité.

— Oh! M. Frank, quels malheurs vous avez causés à la maison et à vous même! Je ne parle pas de moi, je ne suis qu'un zéro, pour ainsi dire; mais vous! vous étiez la somme totale des espérances de votre père, son _omnium. _Faut-il que vous, qui pouviez être un jour le premier homme de la première maison de banque de la première ville du royaume, vous vous trouviez enfermé dans une misérable prison d'Écosse, où l'on n'a pas même le moyen de brosser ses habits!

En parlant ainsi, il frottait avec sa manche, d'un air de dépit, un pan de cet habit noisette jadis sans tache, qui avait ramassé quelque poussière contre les murs; son habitude de propreté minutieuse contribuant à augmenter pour lui le désagrément de se trouver en prison.

— Grand Dieu! continua-t-il, quelle nouvelle pour la bourse! Il n'y en a pas eu une semblable depuis la bataille d'Almanza, où la somme des Anglais tués et blessés s'est montée au total de 5000 hommes, sans faire entrer les prisonniers dans l'addition. Qu'y dira-t-on quand on apprendra que la maison Osbaldistone et Tresham a suspendu ses paiements!

J'interrompis ses lamentations pour l'informer que je n'étais pas prisonnier, quoique je pusse à peine lui expliquer comment il se faisait que je me trouvasse près de lui à une telle heure. Je ne pus mettre fin à ses questions qu'en lui faisant moi-même celles que me suggérait sa propre situation. Il ne me fut pas facile d'obtenir de lui des réponses très précises; car Owen, comme vous le savez, mon cher Tresham, quoique fort intelligent dans tout ce qui concerne la routine commerciale, ne brillait nullement dans tout ce qui sortait de cette sphère.

Je parvins pourtant à apprendre ce qui suit, en somme totale: mon père, faisant beaucoup d'affaires avec l'Écosse, avait à Glascow deux principaux correspondants. La maison Macvittie, Macfin et compagnie lui avait toujours paru, ainsi qu'à Owen, obligeante et accommodante. Dans toutes leurs transactions ces messieurs avaient montré une déférence entière pour la grande maison anglaise, et s'étaient bornés à jouer le rôle du chacal, qui, après avoir chassé pour le lion, se contente de la part de la proie que ce dernier veut bien lui assigner. Quelque modique que fût leur portion du profit d'une affaire, ils écrivaient toujours qu'ils en étaient satisfaits; et quelques peines, quelques démarches qu'elle eût occasionnées, ils n'en pouvaient trop faire, selon eux, pour mériter l'estime et la protection de leurs honorables amis de Crane-Alley.

Un mot de mon père était pour Macvittie et Macfin aussi sacré que toutes les lois des Mèdes et des Perses. On n'y pouvait faire ni changement, ni innovations, ni observations. L'exactitude pointilleuse qu'Owen, grand partisan des formes, surtout quand il pouvait parler _ex cathedra, _exigeait dans les comptes et dans la correspondance n'était même guère moins sacrée à leurs yeux. Toutes ces démonstrations de soumission et de respect étaient prises pour argent comptant par Owen; mais mon père, accoutumé à lire de plus près dans le coeur des hommes, y trouvait une bassesse et une servilité qui le fatiguaient, et avait constamment refusé de satisfaire à leurs sollicitations pour devenir ses seuls agents en Écosse. Au contraire, il donnait une bonne partie de ses affaires à une autre maison dont le chef était d'un caractère tout différent. C'était un homme dont la bonne opinion qu'il avait de lui-même allait jusqu'à la présomption, qui n'aimait pas plus les Anglais que mon père n'aimait les Écossais, qui ne voulait se charger d'aucune affaire que sous la condition d'une égalité parfaite dans le partage des bénéfices, enfin qui, en fait de formalités, tenait à ses idées autant qu'Owen était entier dans les siennes, et qui se mettait peu en peine de ce que pouvaient penser de lui toutes les autorités de Lombard-Street.[65]

D'après un tel caractère, il n'était pas très facile de faire des affaires avec M. Nicol Jarvie; et elles occasionnaient quelquefois, entre la maison de Londres et celle de Glascow, de la froideur et même des querelles qui ne s'apaisaient que parce que leur intérêt commun l'exigeait. L'amour-propre d'Owen avait été plus d'une fois froissé dans ces discussions; il n'est donc pas étonnant qu'en toute occasion il appuyât de tout son crédit la maison discrète, civile et respectueuse de Macvittie, Macfin et compagnie, et qu'il ne parlât de Nicol Jarvie que comme d'un orgueilleux et impertinent colporteur écossais avec qui il était impossible de vivre en paix.

Il n'est pas surprenant qu'avec cette façon de penser, et dans les circonstances où se trouvait la maison de banque de mon père, par l'infidélité de Rashleigh, Owen, à son arrivée à Glascow qui précéda la mienne de deux jours, crut devoir s'adresser aux correspondants dont les protestations réitérées de dévouement et de respect semblaient lui assurer l'indulgence et les secours qu'il venait demander. Un saint patron arrivant chez un zélé catholique ne serait pas reçu avec plus de dévotion qu'Owen le fut chez MM. Macvittie et Macfin. Mais c'était un rayon du soleil qu'un nuage épais ne tarda point à obscurcir. Concevant les meilleures espérances de cet accueil favorable, il peignit sans détour la situation de mon père à des correspondants si zélés et si fidèles. Macvittie fut étourdi de cette nouvelle, et Macfin, avant d'en avoir appris tous les détails, feuilletait déjà son livre-journal afin de voir sans délai la situation respective des deux maisons. Il s'en fallait de beaucoup que la balance fût égale, et mon père se trouvait en débit pour une somme assez considérable. Leurs figures, déjà fort allongées, prirent sur-le- champ un aspect encore plus sombre; et, tandis qu'Owen les priait de couvrir de leur crédit celui de la maison Osbaldistone et Tresham, ils lui demandèrent de les mettre à l'instant même à couvert de tout risque d'aucune perte; enfin, s'expliquant plus clairement, ils exigèrent qu'il leur fit déposer entre les mains des effets pour une somme double de celle qui leur était due. Owen rejeta bien loin cette proposition, comme injurieuse pour sa maison, injuste pour les autres créanciers, et en se récriant contre leur ingratitude.

Les associés écossais trouvèrent dans cette discussion un prétexte pour s'emporter, pour se mettre dans une violente colère et pour s'autoriser à prendre des mesures que leur conscience, ou du moins un sentiment de délicatesse, aurait dû leur interdire.

Owen, en qualité de premier commis d'une maison de banque, avait, comme c'est assez l'usage, une petite part dans les bénéfices, et par conséquent il était solidairement responsable des obligations qu'elle contractait. MM. Macvittie et Macfin ne l'ignoraient pas; et, pour le déterminer à consentir aux propositions dont il avait été si révolté, ils eurent recours à un moyen sommaire que leur offraient les lois d'Écosse et dont il paraît qu'il est facile d'abuser. Macvittie se rendit devant le magistrat, fit serment qu'Owen était son débiteur et qu'il avait dessein de passer en pays étranger[66]. En conséquence il obtint sur-le-champ un mandat d'arrêt contre lui, et depuis la veille le pauvre Owen était enfermé dans la prison où je venais d'être conduit d'une manière si étrange.

Tous les faits m'étant alors bien connus, la seule chose qui nous restât à examiner était la marche que je devais suivre, et cette question n'était pas facile à résoudre. Je voyais les dangers qui nous environnaient, mais la difficulté consistait à y porter remède. L'avis qui m'avait été donné semblait m'annoncer que ma sûreté personnelle serait en danger si je faisais des démarches publiques en faveur d'Owen. Celui-ci avait la même crainte; et, sa frayeur le portant à l'exagération, il m'assura qu'un Écossais, plutôt que de perdre un farthing[67] avec un Anglais, trouverait des moyens pour le faire arrêter, lui, sa femme, ses enfants, ses domestiques des deux sexes, et même ses hôtes étrangers. Les lois sont si sévères, si cruelles même dans presque tous les pays, et j'étais si peu au fait des affaires commerciales et judiciaires, que je ne pouvais me refuser tout à fait à croire son assertion. Mon arrestation aurait donné le coup de grâce aux affaires de mon père. Dans cet embarras, il me vint à l'idée de demander à mon vieil ami s'il s'était adressé au second correspondant de mon père à Glascow.

— Je lui ai écrit ce matin, me répondit-il; mais, si la langue dorée de Gallowgate m'a traité ainsi, que pouvons-nous attendre du négociant pointilleux de Salt-Market? Ce serait demander à un agent de change de renoncer à son _tant pour cent. _Tout ce que j'y gagnerai, ce sera peut-être une opposition à mon élargissement si Macvittie y consentait. Nicol Jarvie n'a pas même répondu à ma lettre, quoiqu'on m'ait assuré qu'on la lui avait remise en mains propres comme il allait à l'église. Se jetant alors sur son lit et se couvrant la tête des deux mains: — Mon pauvre cher maître! s'écria-t-il, mon pauvre cher maître! C'est pourtant votre obstination, M. Frank, qui est cause… Mais que Dieu me pardonne de vous parler ainsi dans votre malheur! C'est la volonté de Dieu, il faut s'y soumettre.

Toute ma philosophie, Tresham, ne put m'empêcher de partager la détresse du bon vieillard, et nous confondîmes nos larmes. Les miennes étaient les plus amères, car ma conscience m'avertissait que les reproches qu'Owen m'épargnait n'eussent été que trop fondés, et que ma résistance à la volonté de mon père était la cause de tous ces revers.

Mes pleurs s'arrêtèrent tout à coup quand j'entendis frapper à coups redoublés à la porte extérieure de la prison. Je m'élançai hors de la chambre, et je courus au bord de l'escalier pour savoir ce dont il s'agissait. Je n'entendis que le porte-clefs qui parlait alternativement à voix haute et à voix basse: — Elle y va, elle y va, cria-t-il. Puis, s'adressant à mon conducteur: O hon-a-ri! O hon-a-ri! que fera-t-elle maintenant; montez là-haut; cachez-vous derrière le lit du gentilhomme sassenach. — Elle vient aussi vite qu'elle peut. — _A hellanay! _C'est milord prévôt avec deux baillis, deux gardes et le gouverneur de la prison. — Dieu les bénisse! — Montez, ou elle vous rencontrera. — Elle y va, elle y va… La serrure est embarrassée.[68]

Tandis que Dougal ouvrait bien malgré lui la porte de la prison et tirait lentement les verrous l'un après l'autre, mon conducteur montait l'escalier, et il arriva dans la chambre d'Owen où je venais de rentrer. Il jeta les yeux autour de lui pour voir si elle offrait quelque endroit où il pût se cacher; mais, n'en apercevant point: — Prêtez-moi vos pistolets, me dit-il… Mais non, je n'en veux point, je puis m'en passer… Quoi qu'il puisse arriver, ne vous mêlez de rien. Ne vous chargez pas de la défense d'un autre. Cette affaire ne regarde que moi, et c'est à moi de m'en tirer. J'ai été quelquefois serré de bien près, de plus près encore qu'en ce moment.

En parlant ainsi, il jeta dans un coin de la chambre le manteau qui l'enveloppait et se plaça à l'extrémité, en face de la porte, sur laquelle il ne cessait de fixer son regard pénétrant et déterminé, repliant un peu son corps en arrière pour concentrer ses forces, comme un coursier qui aperçoit la barrière qu'on va l'exciter à franchir. Je ne doutai pas un instant que son projet ne fût de se défendre contre le péril, de quelque part qu'il vînt, en s'élançant brusquement sur ceux qui paraîtraient quand la porte serait ouverte, pour gagner la rue malgré toute résistance.

D'après son apparence de vigueur et d'agilité, on pouvait prévoir qu'il viendrait à bout de son projet, à moins qu'il n'eût affaire à des gens armés et qui voulussent faire usage de leurs armes. Il se passa un moment d'attente solennelle entre l'ouverture de la porte extérieure et celle de l'appartement, où il entra non des soldats avec la baïonnette au bout du fusil ni des gardes de nuit avec des massues, des haches d'armes ou des pertuisanes, mais une jeune fille d'assez bonne mine, tenant encore d'une main ses jupons qu'elle avait relevés pour ne pas les salir dans la rue, et portant de l'autre une lanterne sourde. Un personnage plus important se montra ensuite. C'était un magistrat, comme nous l'apprîmes bientôt, homme gros et court, portant une immense perruque, tout gonflé de sa dignité, et haletant d'impatience et de dépit.

— Belle chose! et très convenable, de me tenir à la porte une demi-heure, capitaine Stanchels, dit-il en s'adressant au geôlier en chef qui venait de s'approcher comme pour accompagner respectueusement le dignitaire: — Il m'a fallu frapper à la porte de la prison, pour y entrer, aussi fort que frapperait quiconque en voudrait sortir si cela leur servait à quelque chose, ces pauvres créatures! — Et qu'est-ce que je vois, qu'est ceci? s'écria-t-il; des étrangers dans la prison, à cette heure de la nuit!… Porte-clefs, je tirerai cela à clair; Stanchels, soyez-en bien sûr. Fermez la porte, et je vais parler à ces messieurs. Mais d'abord il faut que je dise un mot à une vieille connaissance, M. Owen. Eh bien! M. Owen, comment va la santé?

— Le corps ne va pas mal, M. Jarvie, mais l'esprit est bien malade, répondit le pauvre Owen.

— Sans doute, sans doute; je le crois bien. C'est une aventure fâcheuse, surtout pour un homme qui tenait la tête si haute. Mais nous sommes tous sujets à des hauts et à des bas, M. Owen. Nature humaine! nature humaine!… M. Osbaldistone est un brave homme! un honnête homme! mais j'ai toujours dit qu'il était de ceux qui feraient une belle cuillère ou qui gâteraient la corne, comme disait mon père le digne diacre. Or, le diacre me disait: Nick, mon fils Nick (il se nommait Nicol comme moi, de sorte que les gens qui aimaient les sobriquets nous appelaient, lui le vieux Nick, et moi, le jeune Nick)[69]; Nick, disait-il, n'étendez jamais le bras si loin que vous ne puissiez le retirer. J'en ai dit autant à M. Osbaldistone; mais il ne prenait pas mes avis en trop bonne part, et cependant c'était à bonne intention, très bonne intention.

Ce discours débité avec beaucoup de volubilité, et avec l'air de quelqu'un qui tire vanité d'un bon avis négligé, ne me donnait pas d'espoir de trouver de grands secours en M. Jarvie. Je reconnus pourtant bientôt que si ses manières manquaient un peu de délicatesse, le fond de son coeur n'en était pas moins excellent; car Owen s'étant montré offensé qu'il lui tint ce langage dans sa situation présente, le banquier de Glascow lui prit la main, la secoua fortement, et lui dit: — Allons, allons, M. Owen, du courage! Croyez-vous que je serais venu vous voir à deux heures de la nuit, de la nuit du dimanche, et que j'aurais presque oublié le respect dû à ce saint jour si je n'avais voulu que reprocher à un homme tombé de n'avoir pas pris garde où il marchait? Non, non! ce n'est pas là le genre du bailli Jarvie, et ce n'était pas ainsi qu'agissait avant lui son digne père le diacre.[70] Vous saurez donc que ma coutume invariable est de ne jamais m'occuper des affaires de ce monde le jour du sabbat; et quoique j'aie fait tout ce qui était en mon pouvoir pour ne pas songer de toute la journée à la lettre que vous m'avez écrite ce matin, j'y ai pensé malgré moi plus qu'au sermon. J'ai aussi l'habitude de me coucher tous les soirs à dix heures, dans mon lit à rideaux jaunes, à moins que je ne mange une morue chez un voisin ou qu'un voisin ne me fasse compagnie à souper. Demandez à cette jeune égrillarde si ce n'est pas une règle fondamentale dans ma maison. Eh bien! je suis resté toute la soirée à lire de bons livres, des livres de dévotion, bâillant de temps en temps comme si j'avais voulu avaler l'église de Saint-Enoch, jusqu'à ce que j'eusse entendu le dernier coup de minuit. Alors il m'était permis de jeter un coup d'oeil sur mon livre de comptes pour m'assurer où nous en étions ensemble; et comme ni le vent ni la marée n'attendent personne, j'ai dit à Mattie: — Prends la lanterne, ma fille; — et je me suis mis en route pour venir voir ce qu'on peut faire pour vous. Le bailli peut se faire ouvrir à toute heure les portes de la prison, comme le pouvait aussi son père le diacre, brave homme, à qui Dieu fasse paix!

Quoiqu'un profond soupir, poussé par Owen quand il entendit parler du livre de compte, m'apprît que la balance n'était pas encore en notre faveur de ce côté, et quoique le discours du digne magistrat annonçât un homme qui, plein de son mérite, triomphait de la supériorité de son jugement, cependant la franchise et la simplicité que j'y remarquai indiquaient un bon coeur et me donnèrent quelque espérance. Il invita Owen à lui faire voir quelques papiers qu'il lui arracha presque de la main; s'étant assis sur le lit pour reposer ses jambes, comme il le dit, il déclara qu'il se trouvait fort à l'aise, et, ayant fait approcher sa servante pour l'éclairer avec sa lanterne, il se mit à les lire avec attention, prononçant de temps en temps quelques mots à demi- voix, et entremêlant sa lecture de quelques interjections.

Mon guide mystérieux, le voyant occupé de cette manière, parut disposé à profiter de cette occasion pour prendre congé de nous sans cérémonie. Il posa un doigt sur ses lèvres en me regardant et s'avança insensiblement du côté de la porte, de manière à exciter le moins d'attention possible. Ce mouvement n'échappa point à l'alerte magistrat, qui ne ressemblait guère à mon ancienne connaissance le juge Inglewood. Il soupçonna son projet, et le déconcerta sur-le-champ. — Stanchels, s'écria-t-il, veillez à la porte! ou plutôt fermez-la, poussez les verrous, et faites bonne garde en dehors.

Le front de l'étranger se rembrunit, et il parut de nouveau songer à effectuer sa retraite de vive force; mais le bruit des verrous se fit entendre, probablement avant qu'il n'y fût décidé. Prenant alors un air calme et croisant ses bras, il retourna au fond de la chambre et s'y assit sur une table.

M. Jarvie, qui paraissait expéditif en affaires, eut bientôt fini l'examen des papiers qu'Owen lui avait remis. — Eh bien! M. Owen, lui dit-il alors, votre maison doit certaines sommes à MM. Macvittie et Macfin, attendu les engagements qu'ils ont contractés pour l'affaire des bois de Glen-Cailziechat qu'ils m'ont retirée d'entre les dents, un peu grâce à vous, M. Owen; mais ce n'est pas ce dont il s'agit en ce moment. Ainsi donc votre maison leur doit ces sommes, et pour raison de cette dette ils vous ont logé sous le double tour de clef de Stanchels. Vous leur devez donc cette somme, et peut-être encore d'autres; vous en devez peut-être aussi à d'autres personnes, peut-être à moi-même, bailli Nicol Jarvie.

— Je conviens, monsieur, dit Owen, que la balance du compte en ce moment est en votre faveur, mais vous voudrez bien faire attention…

— Je n'ai le temps de faire attention à rien à l'heure qu'il est, M. Owen. Songez donc que nous sommes encore bien près du sabbat, que je devrais être dans un lit bien chaud et qu'il y a de l'humidité dans l'air… Ce n'est pas le moment de faire attention… Enfin, monsieur, vous me devez de l'argent, il ne faut pas le nier, vous m'en devez plus ou moins. Cependant, M. Owen, je ne vois pas avec plaisir qu'un homme actif comme vous l'êtes, qui s'entend en affaires comme vous, se trouve retenu dans une prison, tandis qu'en continuant sa tournée et en s'occupant de la besogne dont il s'est chargé, il arrangerait peut-être les choses de manière à tirer d'embarras les débiteurs et les créanciers. J'espère que vous en viendrez à bout, si l'on ne vous laisse pas pourrir dans cette geôle. Maintenant, monsieur, le fait est que si vous pouviez trouver quelqu'un qui souscrivît pour vous une caution de_ judicio sisti, _c'est-à-dire qui garantisse que vous ne quitterez pas le pays et que vous comparaîtrez devant la cour de justice quand vous y serez légalement appelé, vous seriez remis en liberté ce matin même.

— M. Jarvie, dit Owen, bien certainement, si je trouvais un ami qui voulût me rendre ce service, j'emploierais ma liberté d'une manière utile pour ma maison, et pour ceux qui ont des relations avec elle.

— Et bien certainement aussi vous ne manqueriez pas de comparaître au besoin, et de relever cet ami de son engagement?

— Je le ferais, fussé-je aux portes du tombeau, aussi sûr que deux et deux font quatre.

— Eh bien! M. Owen, je n'en doute point, et je vous le prouverai. Oui, je vous le prouverai. Je suis un homme soigneux, cela est connu; industrieux, toute la ville le sait. Je sais gagner des guinées, je sais les conserver et j'en sais le compte, et je ne crains aucune maison de Salt-Market, ni même de Gallowgate. Je suis prudent, comme mon père le diacre l'était avant moi; mais je ne puis souffrir qu'un honnête homme, qui entend les affaires, qui peut réparer ou prévenir un malheur, se trouve comme cloué contre une porte sans pouvoir se secourir ni aider les autres: ainsi donc, M. Owen, c'est moi qui serai votre caution, caution _judicio sisti, _c'est-à-dire que vous vous représenterez, non pas _judicatum solvi, _c'est-à-dire que vous paierez, ce qui fait une grande différence: souvenez-vous-en bien.

M. Owen lui répondit que dans l'état actuel des affaires de la maison d'Osbaldistone et Tresham il ne pouvait s'attendre que personne voulût cautionner leurs paiements; qu'au surplus il n'y avait aucune perte à craindre en définitive, et qu'il ne s'agissait tout au plus que d'un retard; que quant à lui, il ne manquerait certainement pas à se présenter devant le tribunal dès qu'il en serait requis.

— Je vous crois, je vous crois, en voilà bien assez. Ce matin, à l'heure du déjeuner, vous aurez vos jambes libres. Maintenant voyons qui sont vos compagnons de chambrée, et par quel hasard ils se trouvent dans la prison à une pareille heure.

Chapitre XXIII.

Notre homme vint le soir,
Le soir dans sa demeure;
Il fut surpris d'y voir
Quelqu'un à pareille heure.
Qui l'a donc fait entrer?
Et dans cette demeure
Comment, à pareille heure,
A-t-il pu pénétrer?

Vieille ballade.

Le magistrat, prenant la lumière des mains de sa servante, s'avança dans la chambre, lanterne en main comme Diogène, et ne s'attendant probablement pas plus que ce fameux cynique à trouver un trésor dans le cours de ses recherches. Il s'approcha d'abord de mon guide mystérieux, qui restait dans une immobilité parfaite, assis sur la table, les yeux fixés sur la muraille, la tête haute, les bras croisés, ne montrant aucune inquiétude et battant du talon, contre un des pieds de la table, la mesure d'un air qu'il sifflait. Son air d'assurance et de sang-froid mit en défaut pour un moment la mémoire et la sagacité du magistrat.

Enfin ayant promené sa lanterne autour du visage de l'inconnu: — Ah, ah!… eh, eh!… oh, oh! s'écria le bailli, cela n'est pas possible!… mais si pourtant… non, non; je me trompe… je ne me trompe pas, ma foi!… comment! c'est vous; bandit! catéran[71]! Quel mauvais vent vous a fait tomber ici? Est-il possible que ce soit vous?

— Comme vous le voyez, bailli, fut la réponse laconique de mon guide.

— En conscience, je crois avoir la berlue. Quoi, gibier de potence, c'est vous que je trouve dans le Tolbooth[72] de Glascow!… Savez-vous ce que vaut votre tête?

— Hum! bien pesée, elle peut valoir celle d'un prévôt, de quatre baillis, d'un secrétaire du conseil de ville, de six diacres, sans compter celles des Stentmasters[73].

— Effronté! repentez-vous de vos péchés, car si je dis un mot…

— Cela est vrai, bailli, répondit l'inconnu en se levant et en croisant ses mains derrière le dos d'un air de _nonchalance; _mais vous ne direz pas ce mot.

— Je ne le dirai pas, monsieur?… Et pourquoi ne le dirais-je pas? répondez-moi. Pourquoi ne le dirais-je pas?

— Pour trois bonnes raisons, bailli Jarvie… La première, à cause de notre ancienne connaissance. La seconde, parce qu'il a existé autrefois à Stuckallachan une femme qui a fait un mélange de notre sang, soit dit à ma honte, car c'en est une pour moi d'avoir un cousin qui ne songe qu'à de méprisables gains, à régler des comptes, à monter des métiers, à faire mouvoir des navettes, comme un malheureux artisan… Enfin la dernière, parce que si vous faites un geste pour me trahir, avant que personne puisse venir à votre aide, vous êtes terrassé.

— Vous êtes un coquin déterminé, dit l'intrépide bailli; je vous connais, et vous le savez bien. On n'est pas en sûreté près de vous.

— Je sais aussi, bailli, que vous avez de bon sang dans les veines, et je serais fâché de vous faire le moindre mal. Mais il faut que je sorte d'ici libre comme j'y suis entré, ou l'on parlera encore dans dix ans de ce qui se sera passé cette nuit dans la prison de Glascow.

— Le sang est plus épais que l'eau[74], comme dit le proverbe, reprit Jarvie, et je sais ce que c'est que la parenté et l'alliance. Il n'est pas nécessaire de s'arracher les yeux les uns aux autres quand on peut l'éviter. Ce serait une belle nouvelle à porter à la bonne femme de Stuckallachan, que de lui dire que son mari a rompu les os à son cousin, ou que son cousin a fait serrer d'une corde le cou de son mari! Mais vous conviendrez, mauvais démon, que si ce n'était pas vous, j'aurais fait pendre aujourd'hui l'homme le plus terrible des Highlands.

— Vous auriez essayé de le faire, cousin, je conviens de cela: mais je doute que vous y eussiez réussi. Vous autres, gens de la Basse-Écosse, vous ne savez pas forger des fers assez pesants et assez solides pour nous autres montagnards.

— Ah! je vous réponds que je saurais vous trouver des bracelets et des jarretières qui vous iraient à merveille, et une cravate de chanvre bien serrée par-dessus le marché… Personne dans un pays civilisé n'a fait ce que vous avez fait.

Vous voleriez dans votre poche, plutôt que de ne rien prendre: je vous en ai averti.

— Eh bien, cousin! vous prendrez le deuil à mon enterrement.

— Le diable ne manquera pas d'y être en habit noir, Robin, et puis tous les corbeaux et les corneilles, je vous assure… Mais dites-moi, que sont devenues les mille livres d'Écosse que je vous ai prêtées autrefois? quand les reverrai-je?

— Ce qu'elles sont devenues? répliqua mon guide après avoir fait semblant de réfléchir un instant; ma foi, je ne saurais trop le dire… Qu'est devenue la neige de l'année dernière?

— Mais on en trouve encore sur le sommet du Schehallion, chien que vous êtes, vous n'en demeurez pas loin; faut-il que j'y aille chercher mon argent?

— Probablement, reprit le Highlander, car je ne porte ni neige ni argent dans mon sporran[75]; — mais quant à l'époque, ma foi ce sera quand le roi recouvrera ses droits, comme dit la chanson.

— Encore pire, Robin! reprit le bailli de Glascow, il y a de la trahison. Un traître déloyal! c'est le pire de tout… Voudriez- vous nous ramener le papisme, et le pouvoir arbitraire, et la bassinoire, et les lois catholiques, et les vicaires, et les horreurs du surplis, etc.? Mieux vaudrait retourner à votre ancien métier de _theft-boot, _de _black-mail, _de _spreaghs _et de _gill-ravaging. — _Mieux vaut voler des vaches que perdre les nations.[76]

— Holà! l'ami, trêve de toute votre whigherie, reprit le Celte. Il y a longtemps que nous nous connaissons tous deux. J'aurai soin qu'on ménage votre banque, quand le Gillon-a-naillie[77] viendra balayer les boutiques et les vieux magasins de Glascow. Jusque-là, à moins que ce ne soit bien nécessaire, ne me voyez qu'autant que je voudrai être vu.

— Vous êtes un audacieux, Rob, et vous finirez par être pendu, je vous le prédis encore. Mais je ne veux pas imiter le méchant oiseau qui salit son propre nid, à moins qu'une nécessité indispensable ne m'y force. Mais qui est celui-ci? ajouta-t-il en se tournant vers moi, quelque _gill-ravager _que vous avez enrôlé? Il a l'air d'avoir d'excellentes jambes pour courir les grands chemins, et un long cou pour être pendu.

— Mon bon M. Jarvie, dit Owen, qui, ainsi que moi, était resté muet d'étonnement pendant cette reconnaissance et ce singulier dialogue entre ces deux cousins extraordinaires, c'est le jeune M. Francis Osbaldistone, le fils unique du chef de notre maison, et qui devait y occuper la place qui a été confiée ensuite au misérable Rashleigh, si son obstination, ajouta-t-il en poussant un profond soupir, n'eût…

— Oui, oui, dit le banquier écossais, j'ai entendu parler de ce jeune homme… C'est donc lui que votre vieux fou voulait faire entrer dans le commerce, bon gré mal gré; et qui, pour ne pas se livrer à un travail honnête qui peut nourrir son homme, s'est associé à une troupe de comédiens ambulants? Eh bien, jeune homme! dites-moi, Hamlet le Danois, ou le spectre de son père, viendra-t- il cautionner M. Owen?

— Je ne mérite pas ce reproche, monsieur, lui dis-je, mais j'en respecte le prétexte; et le service que vous voulez bien rendre à mon digne et ancien ami m'inspire trop de reconnaissance pour que je puisse m'en offenser. Le seul motif qui m'a amené ici était de voir ce que je pourrais faire, peu de chose sans doute, pour aider M. Owen à arranger les affaires de mon père. Quant à mon éloignement pour le commerce, je n'en dois compte qu'à moi-même.

— Bien dit, mon brave! s'écria le Highlander. Je vous aimais déjà; maintenant je vous respecte, depuis que je connais votre mépris pour le comptoir, pour la navette et pour toutes ces viles occupations qui ne conviennent qu'à des âmes basses.

— Vous êtes fou, Rob, dit le bailli, aussi fou qu'un lièvre de mars; et pourquoi un lièvre est-il plus fou au mois de mars qu'à la Saint-Martin? c'est ce que j'ignore. La navette! respectez-la, c'est à elle que vous devrez votre dernière cravate. Quant à ce jeune homme que vous poussez au diable au grand galop avec ses vers et ses comédies en croupe, croyez-vous que tout cela le tirera d'affaire plus que vos jurements et la lame de votre dirk, réprouvé que vous êtes? _Tityre, tu patulae, _comme on dit, lui apprendra-t-il où trouver Rashleigh Osbaldistone? Macbeth avec tous ses kernes[78] lui apportera-t-il les 12 000 livres sterling qu'il faut à son père pour payer ses billets qui échoient d'aujourd'hui en dix jours, comme je viens de le voir dans les papiers de M. Owen? Dites, les lui procureront-ils eux tous avec leurs sabres, leurs épées, leur André Ferrara, leurs targes de cuir, leurs brogues, leur brochan[79] et leurs sporrans?

— Dix jours! m'écriai-je. Je tirai de ma poche à l'instant la lettre que m'avait donnée Diana Vernon, et le délai pendant lequel elle m'avait défendu de l'ouvrir se trouvant expiré, je me hâtai de rompre l'enveloppe; elle contenait une lettre cachetée qui, dans ma précipitation, s'échappa de mes mains. M. Jarvie la ramassa et lut l'adresse d'un air d'étonnement, et, à ma grande surprise, la présenta à son cousin le montagnard en disant: — C'est un bon vent que celui qui a amené cette lettre à son adresse, car il y avait dix mille contre un à parier qu'elle n'y arriverait jamais.

Le Highlander, y ayant jeté un coup d'oeil, rompit le cachet sans cérémonie, et se disposa à la lire.

Je l'arrêtai sur-le-champ. — Pour que je vous permette d'en faire la lecture, monsieur, il faut d'abord me prouver que cette lettre vous est destinée.

— Soyez tranquille, M. Osbaldistone, me répondit-il avec le plus grand sang-froid; rappelez-vous seulement le juge Inglewood, le clerc Jobson, M. Morris, et surtout votre serviteur Robert Cawmill, et la belle Diana Vernon. Rappelez-vous tout cela, et vous ne douterez plus que cette lettre ne soit pour moi.

Je restai comme stupéfait de mon manque de pénétration. Pendant toute la nuit, il m'avait semblé que sa voix ne m'était pas étrangère, que le peu que j'avais vu de ses traits ne m'était pas inconnu; et cependant il m'avait été impossible de me rappeler où j'avais pu le voir ou l'entendre.

Mais en ce moment un trait de lumière sembla briller tout à coup à mes yeux. C'était bien Campbell lui-même; il n'était pas possible de le méconnaître; c'était bien son regard fier, ses traits prononcés, son air réfléchi, sa voix forte, le _brogue _d'Écosse avec son dialecte et ses tours de phrase[80] écossais qu'il dissimulait à volonté, mais qu'il reprenait sans y penser dans les moments d'émotion, et qui donnaient du piquant à ses sarcasmes, une véhémence particulière à ses discours: tout achevait de m'en convaincre. Quoiqu'il fût à peine de moyenne taille, ses membres annonçaient autant de vigueur que d'agilité et auraient pu passer pour un modèle de perfection s'ils n'eussent manqué de proportion sous deux rapports. Ses épaules étaient si larges, que, quoiqu'il n'eût pas trop d'embonpoint, elles détruisaient la régularité de sa taille; et ses bras, quoique bien faits et nerveux, étaient si longs, qu'ils étaient presque une difformité. J'appris ensuite qu'il tirait vanité de ce dernier défaut et qu'il se vantait que, lorsqu'il portait le vêtement des montagnards, il pouvait nouer les jarretières de son bas-de-chausse[81] sans se baisser. Il prétendait aussi qu'il en avait plus de facilité pour manier la claymore, et il est vrai que personne ne pouvait mieux s'en servir. Sans ce manque de symétrie dans son ensemble, il aurait pu être regardé comme un homme bien fait; mais ces deux défauts lui donnaient un air sauvage, extraordinaire, presque surnaturel, et cet air me rappelait les contes que me faisait la vieille Mabel sur les Pictes qui ravagèrent autrefois le Northumberland; race tenant le milieu entre les hommes et le diable, et puis, ajoutait- elle, ils étaient (comme Campbell) remarquables par leur force, leur courage, leur agilité, la longueur de leurs bras et la largeur de leurs épaules.

En faisant attention à toutes les circonstances de l'entrevue que j'avais eue avec lui chez le juge Inglewood, je ne pus douter un instant que la lettre de Diana Vernon ne lui fût destinée. Il faisait partie sans doute des personnages mystérieux sur lesquels elle avait une secrète influence, et qui à leur tour en exerçaient une autre sur elle. Il était pénible de penser que le destin d'une personne si aimable pût être en quelque sorte lié à celui de gens de l'espèce de l'homme que j'avais devant les yeux, et cependant il me paraissait impossible d'en douter. Mais que pouvait faire ce Campbell pour les affaires de mon père? Comme Rashleigh, à la prière de miss Vernon, avait trouvé moyen de le faire paraître quand sa présence avait été nécessaire pour me justifier de l'accusation de Morris, ne se pouvait-il pas qu'elle eût de même assez de crédit sur Campbell pour qu'il fit à son tour paraître Rashleigh? D'après cette supposition, je lui demandai s'il savait où était mon perfide cousin, s'il y avait longtemps qu'il ne l'avait vu.

Il ne me répondit pas directement.

— Ce qu'on me demande est un peu chatouilleux: mais n'importe, il faudra le faire. M. Osbaldistone, je ne demeure pas loin d'ici. Mon parent peut vous montrer le chemin. Venez me voir dans mes montagnes, je vous y recevrai avec plaisir, et il est probable que je pourrai être utile à votre père. Je suis pauvre; mais l'esprit vaut mieux que la richesse… Cousin, si un tour dans nos montagnes ne vous fait pas peur, et que vous vouliez venir manger des tranches de mouton à l'écossaise, ou une cuisse de daim, venez avec ce gentilhomme sassenach jusqu'à Drymen ou Bucklivie; venez plutôt jusqu'au clachan[82] d'Aberfoil; j'aurai soin qu'il s'y trouve quelqu'un pour vous conduire où je serai alors… Qu'en dites-vous? Voilà mon pouce[83], je ne vous tromperai jamais.

— Non, non, Rob, répondit le prudent bourgeois, je ne m'éloigne pas ainsi des Gorbals. Je ne me soucie point d'aller dans vos montagnes sauvages, parmi vos jambes rouges[84] en kilt: cela ne convient ni à mon rang ni à ma place.

— Au diable votre rang et votre place! La seule goutte de bon sang que vous ayez dans les veines vient de la bisaïeule de votre grand-oncle, qui fut justifié[85] à Dumbarton. Et vous pensez que vous dérogeriez en vous trouvant parmi nous?… Écoutez-moi, je vous dois mille livres d'Écosse; eh bien! comme vous êtes un brave homme, après tout, venez avec ce sassenach, et je vous paierai jusqu'au dernier plack et bawbie[86].

— Laissez là votre gentilhommerie, reprit le magistrat; — portez votre sang noble au marché, vous verrez combien on vous en donnera. — Mais, si j'allais vous rendre cette visite, paieriez- vous bien véritablement?

— Je vous le jure, dit le Highlander, par le tombeau de celui qui repose sous la pierre d'Inch-Cailleach.[87]

— N'en dites pas davantage, Rob, n'en dites pas davantage. Nous verrons ce que nous pourrons faire… Mais ne vous attendez pas que j'aille tout au fond des Highlands. Il faut que vous veniez nous trouver au clachan d'Aberfoil, ou au moins à Bucklivie… et surtout n'oubliez pas le nécessaire.

— Ne craignez rien, ne craignez rien. Je serai fidèle à ma parole, comme la lame de ma claymore, qui ne m'en a jamais manqué… Mais il faut que je change d'air, cousin; celui de la tolbooth de Glascow ne convient pas à la constitution d'un Highlander.

— Je le crois, ma foi!… Si je faisais mon devoir, vous ne changeriez pas sitôt d'atmosphère; et, quand cela arriverait, vous ne gagneriez pas au change… Qui m'aurait dit que j'aiderais jamais à échapper à la justice? Ce sera une honte éternelle pour ma mémoire et pour celle de mon père, le…

— Ta, ta, ta, ta! Que cette mouche ne vous pique pas, cousin; quand la boue est sèche, il ne s'agit que de la brosser: votre père, le brave homme! savait tout comme un autre fermer les yeux sur les fautes d'un ami.

— Vous pouvez avoir raison, Rob, répondit le bailli après un moment de réflexion. Le diacre, mon père, que Dieu veuille avoir son âme!… était un homme sensé. Il savait que nous avons tous nos défauts, et il aimait à rendre service à ses amis. Vous ne l'avez donc pas oublié?

Cette question fut faite à demi-voix et d'un ton où il y avait autant de burlesque que de pathétique.

— Oublié! pourquoi l'aurais-je oublié? C'était un brave tisserand. C'est lui qui m'a fait ma première paire de bas… Mais allons, cousin,

Donnez-moi mon chapeau, sellez-moi mon bidet, Ouvrez-moi votre porte, appelez mon valet. Et laissez-moi partir; car, je dois vous le dire, De Dundee à la fin il faut que je me tire.

— Paix, monsieur, paix! s'écria le magistrat d'un ton d'autorité. Pouvez-vous bien chanter ainsi, étant si près du dimanche? Cette maison peut encore vous entendre chanter un autre air. Vous pouvez glisser avant d'en sortir… Stanchels, ouvrez la porte.

La porte s'ouvrit; nous sortîmes, Campbell et moi: le geôlier vit avec surprise deux étrangers entrés sans qu'il s'en fût douté; mais M. Jarvie prévint ses questions en lui disant:

— Deux de mes amis, Stanchels, deux de mes amis. Nous descendîmes l'escalier et nous entrâmes dans le vestibule, où l'on appela Dougal plus d'une fois; mais Dougal ne paraissait ni ne répondait. — Si je connais bien Dougal, observa Campbell avec un sourire sardonique, il n'attend pas les remerciements qu'on lui doit pour la besogne qu'il a faite cette nuit, et il est probablement déjà au grand trot dans le défilé de Ballamaha.[88]

— Comment! comment! s'écria le bailli en colère. Et il nous laisse tous, et moi surtout, dans la tolbooth pour toute la nuit. Qu'on demande des marteaux, des leviers, des tenailles et des barres de fer; qu'on envoie chercher le diacre Yettlin le forgeron; qu'il sache que le bailli Jarvie a été enfermé dans la tolbooth par un vilain Highlander qu'il fera pendre aussi haut qu'Aman.

— Quand vous le tiendrez, dit gravement Campbell. Mais sûrement la porte n'est pas fermée.

Effectivement on reconnut que non seulement la porte était ouverte, mais que Dougal, en emportant les clefs, avait pris soin que personne ne pût exercer, en son absence, les fonctions de portier.

— Cette créature a des éclairs de bon sens, chuchota Campbell: il savait qu'une porte ouverte pouvait m'être utile au besoin.

Nous nous trouvions alors dans la rue.

— Je vous dirai, d'après mon pauvre avis, Rob, dit M. Jarvie, que, si vous continuez à mener la même vie, vous feriez bien, en cas d'accident, de placer un de vos affidés dans chaque prison d'Écosse.

— Si un de mes parents était bailli dans chaque ville, cousin, cela me serait assez utile. Mais bonsoir ou bonjour, et n'oubliez pas le chemin d'Aberfoil.

Sans attendre de réponse, il entra dans la rue de traverse près de laquelle nous nous trouvions, et l'obscurité nous le fit perdre de vue. À l'instant même nous entendîmes un coup de sifflet d'une nature toute particulière, et un autre répondit.

— Entendez-vous les diables des Highlands? dit M. Jarvie; ils se croient déjà sur les flancs du Ben-Lomond, où ils peuvent siffler et jurer sans s'inquiéter du jour du sabbat, mais…

Quelque chose tombant avec bruit à ses pieds l'interrompit en ce moment.

— Dieu me protège!… qu'est-ce que cela veut dire encore? Mattie, approchez donc la lanterne. En conscience! ce sont les clefs de la prison… C'est bien, du moins. Il aurait coûté de l'argent pour en faire faire d'autres; et puis les questions: comment se sont-elles perdues? on en jaserait un peu trop… Ah! si le bailli Grahame savait ce qui s'est passé cette nuit, ce ne serait pas une bonne affaire pour mon cou.

Comme nous n'étions qu'à quelques pas de la prison, nous y retournâmes pour rendre les clefs au concierge en chef que nous trouvâmes dans le vestibule où il montait la garde, n'osant quitter ce poste avant de voir arriver celui qu'il avait envoyé aussitôt chercher pour remplacer le Celte fugitif Dougal.

Quand ce devoir fut rempli envers la ville, comme la demeure du digne magistrat se trouvait sur le chemin que je devais suivre pour rentrer dans mon auberge, je profitai de sa lanterne, et il profita de mon bras, secours qui ne lui était pas inutile dans des rues obscures et mal pavées. Le vieillard est ordinairement sensible aux moindres attentions qu'il reçoit du jeune homme. Le bailli me témoigna de l'intérêt et me dit que, puisque je n'étais pas de cette race de comédiens qu'il détestait au fond de l'âme, il serait charmé si je voulais venir le lendemain, ou plutôt le jour même, déjeuner avec lui et manger un hareng frais ou une tranche de veau sur le gril, ajoutant que je trouverais chez lui M. Owen, qui serait alors en liberté.

— Mais, mon cher monsieur, lui dis-je après avoir accepté son invitation en l'en remerciant, quelle raison aviez-vous donc pour croire que j'avais pris le parti du théâtre?

— C'est un imbécile bavard, nommé Fairservice, qui est venu chez moi un peu avant minuit pour me prier de donner ordre au crieur public de proclamer sur-le-champ dans toute la ville une récompense honnête à quiconque donnerait de vos nouvelles. Il m'a dit qui vous étiez, et m'a assuré que votre père vous avait renvoyé de chez lui, parce que vous ne vouliez pas travailler à ses affaires, et parce que vous composiez des vers, et que vous vouliez vous faire comédien. Il avait été amené chez moi par un nommé Hammorgaw, notre grand chantre, qui me dit que c'était une de ses connaissances. Je les ai chassés tous les deux par les épaules, en leur disant que ce n'était pas l'heure de venir me faire une pareille demande. À présent je vois ce qui en est, et ce Fairservice est une espèce de fou qui est mal informé sur votre compte. Je vous aime, jeune homme, continua le bailli, j'aime un garçon qui secourt ses amis dans l'affliction. C'est ce que j'ai toujours fait, et c'est ce que faisait mon père le diacre; puisse son âme être en paix! Mais ne faites pas votre compagnie de ces Highlanders, mauvais bétail! On ne peut mettre la main dans le goudron sans se noircir les doigts: souvenez-vous de cela. Sans doute l'homme le plus sage, le plus prudent, peut commettre des erreurs. Moi-même n'en ai-je pas commis cette nuit? Voyons, combien? Une… deux… trois. Oui, j'ai fait trois choses que mon père n'aurait pu croire, les eût-il vues de ses propres yeux.

Nous étions arrivés à la porte. Il s'arrêta avant d'entrer, et continua d'un ton contrit et solennel.

— D'abord j'ai pensé à mes affaires temporelles le jour du sabbat. Ensuite je me suis rendu caution d'un Anglais. Enfin j'ai laissé échapper un malfaiteur. Mais il y a du baume à Galaad, M. Osbaldistone. Mattie, je saurai bien rentrer seul, conduisez M. O… chez la mère Flyter, au coin de cette ruelle. Puis il ajouta tout bas: J'espère que vous serez sage avec Mattie. Songez que Mattie est fille d'un honnête homme, et qu'elle est petite- cousine du laird de Limmerfield.

Chapitre XXIV.

Votre seigneurie veut-elle bien accepter mes humbles services? Je vous prie de me faire manger de votre pain, quelque noir qu'il soit, et boire de votre boisson, quelque faible qu'elle puisse être. Elle n'aura pas à se plaindre de son serviteur, et je ferai pour quarante shillings ce qu'un autre ne ferait que pour trois livres sterling.

GREENE, Tu quoque.

Je n'oubliai pas la recommandation que le bon bailli m'avait faite en me quittant, mais je ne crus pas me rendre coupable d'une grande incivilité en accompagnant d'un baiser la demi-couronne que je présentai à Mattie pour la récompenser de la peine qu'elle avait prise; et le — fi! fi donc, monsieur! — qu'elle m'adressa ne fut pas prononcé d'un ton qui exprimât une grande colère. Je frappai à coups redoublés à la porte de mistress Flyter, mon hôtesse, et j'éveillai successivement un ou deux chiens qui se mirent à aboyer, et deux ou trois têtes en bonnet de nuit, qui parurent aux fenêtres voisines pour me reprocher de violer la sainteté de la nuit du dimanche en faisant un pareil vacarme. Tandis que je tremblais que la ferveur de leur zèle ne fit pleuvoir sur ma tête une pluie semblable à celle dont Xantippe arrosa, dit-on, son époux, mistress Flyter s'éveilla elle-même, et commença à gronder, d'un ton qui n'était pas indigne de la femme de Socrate, deux ou trois traîneurs qui étaient encore dans la cuisine, leur disant que s'ils avaient ouvert la porte au premier coup, on n'aurait pas fait tout ce tapage.

Ces dignes personnages n'étaient pas pour rien dans le fracas; c'étaient le fidèle André Fairservice, son ami Hammorgaw et un autre individu, que j'appris ensuite être le crieur public de la ville. Ils étaient attablés autour d'un pot de bière, à mes dépens, comme le mémoire me le fit voir ensuite, et s'occupaient à convenir des termes d'une proclamation qu'on devait publier le lendemain dans toutes les rues, afin d'avoir des nouvelles de _l'infortuné jeune gentleman, _car c'est ainsi qu'ils avaient la bonté de me qualifier.

On peut bien croire que je ne dissimulai pas combien j'étais mécontent qu'on se mêlât ainsi de mes affaires; mais les transports de joie auxquels André se livra en me voyant ne lui permirent pas d'entendre l'expression de mon ressentiment. Il y entrait peut-être un peu de politique, et ses larmes sortaient certainement de cette noble source d'émotion, le pot de bière. Quoi qu'il en soit, cette joie tumultueuse qu'il éprouvait ou qu'il feignait d'éprouver lui sauva la correction manuelle que je lui destinais, d'abord pour les réflexions qu'il s'était permises sur mon compte en causant avec le chantre, et ensuite pour l'histoire impertinente qu'il était allé faire à M. Jarvie. Je me contentai de lui fermer la porte au nez lorsqu'il me suivit pour entrer avec moi dans ma chambre après avoir sur l'escalier béni vingt fois le ciel de mon retour et m'avoir conseillé de ne pas sortir désormais sans qu'il m'accompagnât. Je me couchai très fatigué et bien déterminé à me débarrasser le lendemain d'un drôle pédant et plein d'amour-propre, qui semblait disposé à remplir les fonctions de pédagogue plutôt que celles de valet.

En conséquence, dès le matin, je fis venir André et lui demandai ce que je lui devais pour m'avoir conduit à Glascow. M. Fairservice pâlit à cette demande, jugeant sans doute avec raison que c'était le prélude de son congé.

— Votre Honneur, me dit-il après avoir hésité quelques instants, ne pense pas, … ne pense pas… que… que…

— Parlez, misérable, ou je vous brise les os. Mais André, flottant entre la crainte d'augmenter la colère où il me voyait en me faisant une demande trop exagérée et celle de perdre une partie du profit qu'il espérait en bornant ses prétentions à une somme au-dessous de celle que je pouvais être disposé à lui payer, se trouvait dans un embarras cruel entre ses doutes et ses calculs. Enfin sa réponse sortit par l'effet de ma menace, comme on voit la salutaire violence d'un coup entre les deux épaules délivrer le gosier d'un morceau qui vient de s'y engager.

— Votre Honneur pense-t-il que dix-huit pennies _per diem, _c'est-à-dire par jour, soient un prix déraisonnable?

— C'est le double du prix ordinaire, et le triple de ce que vous méritez. N'importe, voilà une guinée. Maintenant vous pouvez vous occuper de vos affaires: les miennes ne vous regardent plus.

— Dieu me préserve! s'écria André: est-ce que vous êtes fou?

— Vous me le feriez devenir! je vous donne un tiers de plus que vous ne me demandez, et vous ouvrez de grands yeux comme si vous n'aviez pas ce qui vous est dû! Prenez votre argent et retirez- vous.

— Mais, Dieu me préserve! en quoi ai-je offensé Votre Honneur?… Certainement toute chair est fragile comme la fleur des champs. Mais songez donc que Fairservice vous est plus nécessaire qu'une planche de camomille dans un jardin d'apothicaire! Pour rien au monde vous ne devriez consentir à vous séparer de moi.

— Je ne sais, ma foi, si vous êtes plus fripon que fou. Ainsi votre dessein est de rester avec moi, que je le veuille ou non?

— C'est justement ce que je pensais. Si Votre Honneur ne sait pas ce que c'est que d'avoir un bon serviteur, je sais bien ce que c'est que d'avoir un bon maître, et que le diable soit dans mes jambes, Dieu me préserve! si mes pieds vous quittent. Voilà mes intentions, de court et de long. D'ailleurs vous ne m'avez pas donné un avertissement régulier de quitter ma place.

— Qu'appelez-vous votre place? Vous n'avez jamais été mon domestique à gages; vous ne m'avez servi que de guide, je ne vous ai demandé que de me conduire jusqu'ici.

— Je sais bien, dit-il d'un ton dogmatique, que je ne suis pas un domestique ordinaire, cela est très vrai. Mais Votre Honneur sait qu'à sa sollicitation j'ai quitté une bonne place en une heure de temps. Un homme pouvait honnêtement, et en toute conscience, se faire vingt livres sterling par an, bon argent, dans le jardin d'Osbaldistone-Hall, et il n'était pas trop vraisemblable que j'y renonçasse pour une guinée. J'ai toujours cru qu'au bout du compte je resterais avec vous, et que ma nourriture, mes gages, mes gratifications et mes profits me vaudraient au moins tout autant.

— Allons! allons! repris-je, ces impudentes prétentions ne vous seront d'aucune utilité. Si vous les répétez encore, je vous prouverai que Thorncliff Osbaldistone n'est pas le seul de son nom qui sache user de la force de son bras.

En parlant ainsi toute cette scène me paraissait si ridicule que j'avais peine à conserver mon sérieux en dépit de la colère qui m'animait. Le drôle vit au jeu de ma physionomie l'impression qu'il avait produite, et ce fut pour lui un encouragement. Il jugea pourtant qu'il convenait de changer de ton et de diriger une attaque contre ma sensibilité.

— En admettant, continua-t-il, que Votre Honneur puisse se passer d'un domestique fidèle, qui vous a servi vous et les vôtres pendant l'espace de vingt ans, je suis bien sûr qu'il n'entre pas dans votre coeur de le congédier à la minute, et dans un pays étranger: vous ne voudriez pas laisser dans l'embarras un pauvre diable qui s'est détourné de son chemin de quarante, cinquante, peut-être cent milles, uniquement pour vous tenir compagnie, et qui ne possède rien au monde que ce que vous venez de lui donner.

Je crois que c'est vous, Tresham, qui m'avez dit un jour que j'étais un obstiné dont il était facile, en certains cas, de faire tout ce qu'on voulait. Le fait est que ce n'est que la contradiction qui me rend opiniâtre, et quand je ne me trouve pas forcé à livrer bataille à une proposition, je suis toujours disposé à la laisser passer pour m'épargner la peine de la combattre. Je savais qu'André était intéressé, fatigant, plein d'un sot amour-propre; mais je ne pouvais me passer d'un domestique, et j'étais déjà tellement habitué à ses manières que je finissais quelquefois par m'en amuser.

Dans l'indécision où ces réflexions me tenaient, je demandai à André s'il connaissait les routes et les villages du nord de l'Écosse, où je devais aller pour les affaires de mon père avec les propriétaires des bois de ce pays. Je crois que si je lui avais demandé le chemin du paradis terrestre, il se serait en ce moment chargé de m'y conduire; de sorte que je me trouvai ensuite fort heureux qu'il connût à peu près ce qu'il prétendait parfaitement connaître. Je fixai le montant de ses gages, et je me réservai expressément le droit de le renvoyer à volonté en lui payant une semaine à titre d'indemnité.

Je finis par lui faire une vive mercuriale sur sa conduite de la veille, et il me quitta d'un air qui tenait le milieu entre la confusion et le triomphe, sans doute pour aller raconter à son ami le chantre, qui l'attendait dans la cuisine, en s'humectant les poumons, comment il était venu à bout du jeune fou d'Anglais.

Je me rendis ensuite chez le bailli Nicol Jarvie, comme je le lui avais promis. Un déjeuner confortable m'attendait dans le salon, qui servait aussi au digne magistrat de salle à manger et de salle d'audience. Il avait tenu sa parole. Je trouvai chez lui mon ami Owen, qui, ayant largement fait usage de la brosse, du bassin et du rasoir, était un tout autre homme qu'Owen prisonnier, sale, triste et abattu. Cependant les inquiétudes et l'embarras qu'éprouvait la maison Osbaldistone et Tresham n'étaient pas dissipés, et l'embrassement cordial que je reçus du premier commis fut accompagné d'un gros soupir. Ses yeux fixes et son air sérieux et réfléchi annonçaient qu'il était occupé à calculer quel nombre de jours, d'heures et de minutes devaient s'écouler avant l'instant critique qui devait décider du sort d'un grand établissement commercial, et les probabilités pour et contre sa chute ou son maintien. Ce fut donc à moi à faire honneur au déjeuner de notre hôte, à son thé venant directement de la Chine, et qu'il avait reçu en présent d'un armateur de Wapping, à son café de la Jamaïque recueilli dans une jolie plantation à lui, appelée Salt-Grove, nous dit-il avec un air de malice, à sa bière d'Angleterre, à son saumon salé d'Écosse et à ses harengs du Lochfine. Enfin sa nappe de damas avait été travaillée par les propres mains de feu son père le digne diacre Jarvie. Ayant fait l'éloge de tout, et le voyant en belle humeur par suite de cette petite attention, si puissante pour gagner l'esprit de bien des gens, je tâchai de tirer de lui à mon tour quelques renseignements qui pouvaient êtres utiles pour régler ma conduite et qui devaient satisfaire ma curiosité. Nous n'avions jusque-là fait aucune allusion aux événements de la nuit précédente; mais, voyant qu'il ne songeait pas à introduire ce sujet de conversation, je profitai d'une pause qui suivit l'histoire de la nappe travaillée par son père pour lui demander, sans exorde, s'il pouvait me dire qui était ce M. Robert Campbell avec lequel nous nous étions trouvés la veille.

Cette question parut faire tomber de son haut le magistrat. Au lieu d'y répondre, il la répéta:

— Qui est M. Robert Campbell?… Quoi! Quoi!… Qui est M. Robert
Campbell?

— Sans doute, qui il est, quel est son état?

— Eh mais, il est… Hem!… Il est… Mais où donc avez-vous connu M. Robert Campbell comme vous l'appelez?

— Je l'ai rencontré par hasard, il y a quelque mois, dans le nord de l'Angleterre.

— Eh bien alors, M. Osbaldistone, vous le connaissez aussi bien que moi.

— Cela n'est pas possible, M. Jarvie, car il paraît que vous êtes son ami, son parent?

— Il y a bien entre nous quelque cousinage, me dit-il du ton d'un homme à qui l'on tire des paroles malgré lui, mais depuis que Rob a quitté le commerce des bestiaux, je l'ai vu très rarement. Le pauvre diable a été bien maltraité par des gens qui auraient été plus sages d'agir différemment, et ils n'y ont rien gagné, ils ne sont pas à s'en repentir. Ils aimeraient mieux le voir encore à la queue de trois cents boeufs qu'à la tête d'une trentaine de vauriens.

— Mais tout cela, mon cher M. Jarvie, ne m'apprend pas le rang de M. Robert Campbell dans le monde, ses habitudes, ses moyens d'existence.

— Son rang? dit M. Jarvie, c'est un gentilhomme des Highlands. Il n'en existe pas de plus noble. Ses habitudes sont de porter le costume des montagnards quand il est dans son pays, et des culottes quand il vient à Glascow. Quant à ses moyens d'existence, qu'avons-nous besoin de nous en inquiéter, puisqu'il ne nous demande rien? Mais je n'ai pas le temps de vous parler de lui davantage. Ce sont les affaires de votre père qui demandent toute notre attention en ce moment.

En parlant ainsi, il s'assit devant un bureau pour examiner les états de situation et toutes les pièces à l'appui que M. Owen crut devoir lui communiquer sans réserve. Quoique je n'eusse que de bien faibles connaissances en affaires, j'en savais assez pour sentir que toutes ses observations étaient judicieuses; et, pour lui rendre justice, je dois ajouter qu'elles annonçaient de temps en temps des sentiments nobles et libéraux. Il se gratta l'oreille plus d'une fois en voyant la balance du compte établie entre sa maison et celle de mon père.

— Ce peut être une perte, dit-il, c'en peut être une, une perte importante pour un négociant de Salt-Market de Glascow, quoi qu'en puissent penser vos marchands d'argent de Lombard-Street à Londres. Ce serait un bâton hors de mon fagot, et un beau bâton. Mais malgré cela je n'imiterai jamais ces corbeaux de Gallowgate. J'espère que je n'en irai pas moins droit. Si vous me faites perdre, je me souviendrai que vous m'avez fait gagner. Au pis- aller, je n'attacherai pas la tête de la truie à la queue du pourceau.

Je n'entendais pas trop ce dernier proverbe, mais je voyais bien clairement que M. Jarvie prenait un véritable intérêt aux affaires de mon père. Il suggéra divers expédients, approuva diverses démarches qui furent proposées par Owen, et parvint à dissiper un peu le sombre nuage qui couvrait le front du fidèle délégué de la maison de mon père.

Comme j'étais en cette occasion spectateur à peu près inutile, et que j'avais plus d'une fois essayé de reporter la conversation sur M. Robert Campbell, sujet qui ne paraissait pas du goût de M. Jarvie, il me congédia sans beaucoup de cérémonie, en m'engageant à aller voir la bibliothèque du collège.

— Vous y trouverez, me dit-il, des gens qui vous parleront grec et latin; du moins on a dépensé assez d'or et d'argent pour les mettre en état de le faire. Et puis vous pourrez y lire des vers, par exemple la traduction des saintes Écritures par le digne M. Zacharie Boyd. Ce sont les meilleurs qu'on ait jamais faits, à ce que m'ont dit des personnes qui s'y connaissent ou qui doivent s'y connaître. Mais surtout revenez dîner avec moi, à une heure précise. Nous aurons un gigot de mouton, et peut-être une tête de bélier; n'oubliez pas, à une heure. C'est l'heure à laquelle mon père le diacre et moi nous avons toujours dîné, et nous ne l'avons jamais retardée pour quelque raison et pour quelque personne que ce fût.

Chapitre XXV.

Tel le pasteur de Thrace, armé d'un fer aigu,
Guette le sanglier auprès d'un bois touffu;
Il devine sa marche à travers le feuillage,
Et voit de loin plier la branche à son passage:
Ah! voici, se dit-il, mon cruel ennemi,
Un de nous deux enfin va succomber ici.

DRYDEN, Palémon et Arcite.

Je pris le chemin du collège, comme M. Jarvie m'y avait engagé, moins dans l'intention d'y trouver quelque objet qui pût m'intéresser ou m'amuser que pour mettre mes idées en ordre et méditer sur ma conduite future. J'errai dans ce vieil édifice d'un carré à l'autre, et de là dans les colleges-yards[89] ou promenade; charmé de la solitude du lieu, la plupart des étudiants étant dans les classes, je fis plusieurs tours en réfléchissant sur la bizarrerie de ma destinée.

D'après toutes les circonstances qui avaient accompagné ma première entrevue avec Campbell, je ne pouvais douter qu'il ne fût engagé dans quelque entreprise désespérée, et la scène de la nuit précédente, jointe à la répugnance de M. Jarvie à parler de lui et de sa manière de vivre, tendait à confirmer ce soupçon. Il paraissait pourtant que c'était à cet homme que Diana Vernon n'avait pas hésité de s'adresser en ma faveur, et la conduite du magistrat envers lui offrait un singulier mélange de blâme et de pitié, de respect et de mépris. Il fallait donc qu'il y eût quelque chose d'extraordinaire dans la position et dans le caractère de Campbell; mais ce qui l'était davantage, c'était que sa destinée parût devoir influer sur la mienne et s'y unir étroitement. Je résolus de serrer de près M. Jarvie à la première occasion, et de tirer de lui tous les détails que je pourrais en obtenir sur ce mystérieux personnage, afin de juger si je pouvais, sans compromettre mon honneur, avoir avec lui les relations qui semblaient devoir s'établir entre nous.

Tandis que je me livrais à ces réflexions, j'aperçus, au bout de l'allée dans laquelle je me promenais, trois personnes qui semblaient tenir une conversation très animée. Cette sorte de pressentiment, qui souvent nous annonce l'approche de ceux que nous aimons ou que nous haïssons fortement, convainquit mon esprit avant mes yeux que l'individu qui se trouvait au milieu était le détestable Rashleigh. Mon premier mouvement fut d'aller le trouver à l'instant; le second, d'attendre qu'il fût seul, ou du moins de tâcher de voir quels étaient ses compagnons. Ils étaient si éloignés de moi, et si occupés de l'affaire qu'ils discutaient, que j'eus le temps de passer derrière une haie sans qu'ils m'aperçussent.

C'était alors la mode, parmi les jeunes gens, de porter par-dessus leurs vêtements, dans leurs promenades du matin, un manteau écarlate souvent brodé et galonné, et de l'arranger de manière à se couvrir une partie de la figure. Grâce à cette mode que j'avais adoptée, et à la faveur de la haie derrière laquelle je me trouvais et qui séparait les deux allées où nous nous promenions, je passai presque à côté de mon cousin sans qu'il me remarquât autrement que comme un étranger que le hasard avait amené dans le même lieu. Quelle fut ma surprise en reconnaissant dans ses deux compagnons ce même Morris, sur la dénonciation duquel j'avais paru devant le juge de paix Inglewood, et le banquier Macvittie, dont l'aspect m'avait prévenu la veille si défavorablement!

Je n'aurais pu me former l'idée d'une réunion de plus mauvais augure pour mes affaires et celles de mon père. Je n'avais pas oublié la fausse accusation de Morris contre moi, et je pensais qu'en l'intimidant il ne serait pas plus difficile de le déterminer à la renouveler qu'il ne l'avait été de le décider à la retirer. Macvittie, furieux d'avoir vu son prisonnier lui échapper, pouvait être disposé à entrer dans tous les complots, et je les voyais tous deux réunis à un homme dont les talents pour faire le mal n'étaient à mon avis guère inférieurs à ceux du malin esprit, et qui m'inspirait une horreur que rien ne pouvait égaler.

Quand ils se furent éloignés de quelques pas, je me retournai pour les suivre. Au bout de l'allée ils se séparèrent: Morris et Macvittie s'en allèrent ensemble, et Rashleigh revint sur ses pas. J'étais bien résolu à le joindre et à lui demander réparation de l'abus de confiance dont il s'était rendu coupable envers mon père, quoique j'ignorasse encore de quelle manière il pourrait le réparer. Je ne m'arrêtai point à faire de réflexions sur ce sujet: je rentrai dans l'allée où il se promenait d'un air rêveur, et je me montrai inopinément à ses yeux.

Rashleigh n'était pas un homme à se laisser surprendre ni intimider par aucun événement imprévu. Cependant en me voyant tout à coup devant lui, le visage enflammé par l'indignation qui m'animait, il ne put s'empêcher de tressaillir.

— Je vous trouve à propos, monsieur, lui dis-je, à l'instant où j'allais commencer un long voyage dans l'espoir incertain de vous rencontrer.

— Vous connaissez donc bien mal celui que vous cherchez, me répondit Rashleigh avec son flegme ordinaire: mes amis me trouvent aisément; mes ennemis plus facilement encore. Votre ton m'oblige à vous demander dans laquelle de ces deux classes je dois ranger M. Francis Osbaldistone.

— Dans celle de vos ennemis, monsieur, de vos ennemis mortels, à moins que vous ne rendiez justice à l'instant même à votre bienfaiteur, à mon père, et que vous ne restituiez ce que vous lui avez enlevé.

— Et à qui, s'il vous plaît, M. Osbaldistone, moi qui ai un intérêt dans la maison de commerce de votre père, dois-je rendre compte de mes opérations dans des affaires qui sont devenues les miennes? Ce n'est sûrement pas à un jeune homme à qui son goût exquis en littérature rendrait ces discussions fatigantes et inintelligibles?

— Une ironie, monsieur, n'est pas une réponse. Je ne vous quitterai pas que vous ne m'ayez donné pleine satisfaction. Il faut que vous me suiviez chez un magistrat.

— Très volontiers.

Il fit quelques pas comme s'il avait eu dessein de m'y accompagner, et puis s'arrêtant tout à coup:

— Si j'étais porté à faire ce que vous désirez, vous verriez bientôt lequel de nous a plus de raisons pour craindre la présence d'un magistrat. Mais je ne veux pas accélérer votre destin. Allez, jeune homme, amusez-vous de vos visions poétiques, et laissez le soin des affaires à ceux qui les entendent et qui sont en état de les conduire.

Je crois que son intention était de me provoquer, et il en vint à bout. — M. Rashleigh, lui dis-je, ce ton de calme et d'insolence ne vous réussira point. Vous devez savoir que le nom que nous portons tous deux ne subit jamais volontairement l'humiliation, et jamais il ne sera exposé en ma personne.

— Vous me rappelez qu'il l'a été dans la mienne, s'écria-t-il en me lançant un regard féroce, et par qui il a été souillé de cette tache. Croyez-vous que j'aie oublié la soirée où vous m'avez impunément outragé à Osbaldistone-Hall? Vous me rendrez raison de cet outrage qui ne peut se laver que dans le sang; nous aurons aussi une explication sur l'obstination avec laquelle vous avez toujours contrarié mes desseins, et sur la folle persévérance qui vous porte à contrecarrer en ce moment des projets qui vous sont inconnus, et dont vous êtes incapable d'apprécier l'importance. Un jour viendra, monsieur, où vous aurez à m'en rendre compte.

— Quand ce jour sera arrivé, monsieur, vous me trouverez tout disposé. Mais parmi vos reproches vous oubliez le plus important: j'ai aidé le bon sens et la vertu de miss Vernon à démêler vos artifices, à reconnaître votre infamie.

Je crois qu'il aurait voulu m'anéantir par les éclairs qui partaient de ses yeux. Cependant le son de sa voix ne perdit rien du calme qu'il avait affecté pendant cette conversation.

— J'avais d'autres vues pour vous, jeune homme, des vues moins hasardeuses, plus conformes à votre caractère et à votre éducation. Mais je vois que vous voulez attirer sur vous le châtiment que mérite votre insolence puérile. Suivez-moi donc dans un endroit plus écarté, où nous ne courions pas le risque d'être interrompus.

Je le suivis, ayant l'oeil sur tous ses mouvements, car je le croyais capable de tout. Il me conduisit dans une espèce de jardin planté à la manière hollandaise, en partie entouré de haies, et dans lequel il se trouvait deux ou trois statues. Je me tenais en garde et j'avais bien raison de le faire, car son épée était à deux doigts de ma poitrine avant que j'eusse eu le temps de tirer la mienne, et je ne dus la vie qu'à quelques pas que je fis en arrière. Il avait sur moi l'avantage des armes, car son épée était plus longue que la mienne, et à triple tranchant comme on les porte généralement aujourd'hui, tandis que la mienne était ce qu'on appelait alors une lame saxonne, étroite, plate, et moins facile à manier que celle de mon ennemi. Sous les autres rapports la partie était égale; car, si j'avais l'avantage de l'adresse et de l'agilité, il avait plus de vigueur et de sang-froid. Il se battait pourtant avec plus de fureur que de courage, avec un dépit concentré et une soif de sang cachée sous un air de tranquillité qui donne aux plus grands crimes un nouveau caractère d'atrocité en les faisant paraître le résultat d'une froide préméditation. Le désir qu'il avait de triompher ne le mit pas un instant hors de garde, et il n'oublia jamais de se tenir sur la défensive, tout en méditant les plus vives attaques.

Je me battis d'abord avec modération. Mes passions étaient violentes, mais non haineuses; et une marche de trois ou quatre minutes m'avait donné le temps de réfléchir que Rashleigh était neveu de mon père, que le sien m'avait témoigné de l'amitié à sa manière, et que, si je le perçais d'un coup mortel, je plongeais dans le deuil toute sa famille. Mon premier projet fut donc de tâcher de désarmer mon adversaire; et, plein de confiance dans les leçons d'escrime que j'avais prises en France, je ne croyais pas devoir éprouver beaucoup de difficulté dans cette manoeuvre. Mais je ne tardai pas à reconnaître que j'avais affaire à forte partie; et, m'étant vu deux fois sur le point d'être touché, je fus obligé de songer à la défensive. Peu à peu la rage avec laquelle Rashleigh cherchait à m'arracher la vie m'enflamma de colère, et je ne songeai plus à user de ménagement. Enfin, l'animosité étant égale des deux côtés, notre combat semblait ne devoir finir que par la mort de l'un de nous. Peu s'en fallut que je ne fusse la victime. Mon pied glissa, je ne pus parer un botte que Rashleigh me porta en ce moment, et son épée traversant mon habit effleura légèrement mes côtes; mais il avait allongé ce coup avec une telle force que la garde de l'épée, me frappant violemment la poitrine, me causa une vive douleur et me fit croire que j'étais blessé à mort. Altéré de vengeance, et convaincu qu'il ne me restait qu'un instant pour la satisfaire, je saisis de la main gauche la poignée de son épée, et, levant la mienne de la droite, j'étais sur le point de l'en percer, quand un nouvel acteur parut sur la scène.

Soudain un homme se jeta entre nous, et, nous séparant, il s'écria d'une voix d'autorité: Quoi! les fils de ceux qui ont sucé le même lait veulent répandre leur sang, comme si ce n'était pas le même qui coulât dans leurs veines! Par le bras de mon père! celui qui portera le premier coup périra de ma main.

Je le regardai d'un air de surprise: c'était Campbell. Tout en parlant il brandissait sa lame écossaise autour de lui, comme pour nous annoncer une médiation armée. Rashleigh et moi nous gardions le silence. Campbell alors nous adressa la parole successivement.

— M. Francis, croyez-vous rétablir les affaires et le crédit de votre père en coupant la gorge de votre cousin ou en restant étendu dans le parc du collège de Glascow? Et vous, M. Rashleigh, croyez-vous que les hommes de bon sens confieront leur vie et leur fortune à un homme qui, chargé de grands intérêts politiques, se prend de querelle comme un ivrogne? Ne me regardez pas de travers, M. Rashleigh; et, si vous trouvez mauvais ce que je vous dis, vous savez que vous êtes le maître de quitter la partie.

— Vous abusez de ma situation, répondit Rashleigh; sans cela vous n'oseriez vous mêler d'une affaire où mon honneur est intéressé.

— Je n'oserais! Allons donc! Et pourquoi n'oserais-je? Vous pouvez être plus riche que moi, j'en conviens; plus savant, je ne le nie point: mais vous n'êtes ni plus beau, ni plus brave, ni plus noble; et ce sera une nouvelle pour moi quand on m'apprendra que vous valez mieux… Je n'oserais! j'ai pourtant déjà osé bien des choses! je crois que j'ai fait autant de besogne qu'aucun de vous deux, et je ne pense plus le soir à ce que j'ai fait le matin.

Rashleigh pendant ce discours s'était rendu maître de sa colère; il avait repris son air calme et tranquille.

— Mon cousin reconnaîtra, dit-il, qu'il a provoqué cette querelle; je n'y ai pas donné lieu. Je suis charmé que vous nous ayez séparés avant que je lui eusse donné une leçon plus sévère.

— Êtes-vous blessé? me demanda Campbell avec une apparence d'intérêt.

— Ce n'est qu'une égratignure, répondis-je; et mon digne cousin ne s'en serait pas vanté longtemps si vous ne fussiez arrivé.

— En bonne conscience, M. Rashleigh, dit Campbell, c'est une vérité, car l'acier allait faire connaissance avec le plus pur de votre sang quand j'ai arrêté le bras de M. Francis. Ainsi ne faites pas sonner bien haut votre victoire, et n'ayez pas l'air d'une truie jouant de la trompette. Mais allons, qu'il n'en soit plus question; suivez-moi: j'ai à vous apprendre des nouvelles, et vous vous refroidirez comme la soupe de Mac-Gibbon quand il la met à la fenêtre.

— Excusez-moi, monsieur, m'écriai-je, vous m'avez témoigné de l'amitié et rendu service en plus d'une occasion; mais je ne puis consentir à perdre de vue ce misérable avant qu'il m'ait rendu les papiers qu'il a volés à mon père, et qu'il l'ait mis par là en état de remplir ses engagements.

— Jeune homme, dit Campbell, vous êtes fou. Vous aviez tout à l'heure à vous défendre des attaques d'un seul homme, voulez-vous maintenant en avoir deux contre vous?

— Vingt s'il le faut. Il me suivra. En parlant ainsi, je saisis Rashleigh par le collet: il ne m'opposa aucune résistance; et se tournant vers Campbell, il lui dit d'un air dédaigneux:

— Vous le voyez, Mac-Gregor, il se précipite au-devant de sa destinée! Est-ce ma faute s'il ne veut pas s'arrêter? Les mandats sont maintenant délivrés et tout est prêt.

Le montagnard parut embarrassé. Il regarda derrière lui, à droite, à gauche, et dit: — Jamais je ne consentirai un instant qu'il soit tourmenté pour avoir pris les intérêts de son père; et je donne la malédiction de Dieu et la mienne à tous les magistrats, juges de paix, prévôts, baillis, shériffs, officiers de shériffs, constables, enfin à tout le bétail noir qui depuis un siècle est la peste de l'Écosse. C'était un heureux temps quand chacun se chargeait de faire respecter ses droits, et que le pays n'était pas empoisonné de cette maudite engeance. Mais je vous le répète, ma conscience ne me permet pas de souffrir qu'il soit vexé, et surtout de cette manière. J'aimerais mieux vous voir de nouveau mettre l'épée à la main et vous battre en honnêtes gens.

— Votre conscience, Mac-Gregor! dit Rashleigh avec un sourire ironique: vous oubliez que nous nous connaissons depuis longtemps.

— Oui, ma conscience, répéta Campbell, ou Mac-Gregor, quel que fût son nom… Oui, M. Rashleigh, j'en ai une, et c'est ce qui fait que je vaux mieux que vous. Quant à notre connaissance, si vous me connaissez, vous savez quelles sont les causes qui m'ont fait ce que je suis; et quoi que vous en pensiez, je ne changerais pas ma situation avec celle du plus orgueilleux des persécuteurs qui m'ont réduit à n'avoir sur ma tête d'autre toit que la voûte des cieux. Moi, je vous connais aussi, je sais ce que vous êtes; mais pourquoi êtes-vous ce que vous êtes, c'est ce que vous savez seul, et ce que nous n'apprendrons qu'au dernier des jours. Maintenant, M. Francis, lâchez son collet, car il a raison de dire que vous seriez plus en danger que lui devant un magistrat. Soyez bien sûr que, quelque blanc que vous puissiez être, il trouverait le moyen de vous faire paraître plus noir qu'un corbeau. Ainsi donc, comme je vous le disais, lâchez son collet.

Il joignit le geste à l'exhortation, et, me tirant vigoureusement par le bras à l'improviste, il débarrassa Rashleigh, et, me retenant dans ses bras, m'empêcha de le saisir de nouveau: — Allons, M. Rashleigh, dit-il en même temps; profitez du moment. Un bonne paire de jambes vaut deux bonnes paires de bras. Ce n'est pas la première fois que vous vous en serez servi.

— Cousin, dit Rashleigh, vous pouvez remercier Mac-Gregor si je ne vous paie pas ma dette tout entière. Si je vous quitte en ce moment, c'est dans l'espoir de trouver bientôt une occasion pour m'acquitter envers vous sans courir le risque d'être interrompu.

En parlant ainsi, il essuya son épée qui était tachée de quelques gouttes de sang, la remit dans le fourreau et disparut.

L'Écossais employa autant la force que les remontrances pour m'empêcher de le suivre, et véritablement je commençais à croire que cela ne me servirait à rien.

Lorsqu'il vit que je ne cherchais plus à lui échapper et que je paraissais devenir plus tranquille: — Par le pain qui nous nourrit, me dit-il, je n'ai jamais vu un homme plus obstiné. Je ne sais ce que j'aurais fait à tout autre que vous qui m'aurait donné la moitié autant de peine pour le retenir. Que vouliez-vous faire? Auriez-vous suivi le loup dans sa caverne? Je vous dis qu'il a tendu ses filets pour vous prendre. Il a retrouvé le collecteur Morris, il lui a fait rendre une nouvelle plainte contre vous, et je ne puis ici venir à votre secours, comme chez le juge de paix Inglewood. Il ne convient pas à ma santé de me trouver sur le chemin des baillis whigamores. Retirez-vous donc comme un honnête garçon, et tirez le meilleur parti des circonstances en cédant à propos. — Évitez la présence de Rashleigh, de Morris et de l'animal Macvittie. Songez au clachan d'Aberfoil; et, comme je vous l'ai dit, foi de gentilhomme, justice vous sera rendue. Mais tenez-vous tranquille jusqu'à ce que nous nous revoyions, et vous ne me reverrez plus qu'au rendez-vous que je vous ai donné, car je pars. Je vais pourtant renvoyer Rashleigh de Glascow, car il n'y tramerait que du mal. Adieu, n'oubliez pas le clachan d'Aberfoil.

Il partit, et m'abandonna aux réflexions que faisaient naître en moi les événements singuliers qui venaient de m'arriver. Je repris mon manteau, que j'ajustai de manière à cacher le sang qui avait taché mes habits: à peine m'en étais-je couvert que les classes du collège s'ouvrirent, et que la foule des écoliers remplit la prairie et le parc. Je rentrai dans le coeur de la ville, et, voyant une petite boutique au-dessus de la porte de laquelle on lisait cette enseigne: _Christophe Nelson, Chirurgien et Apothicaire, _j'y entrai, et demandai à un petit garçon qui pilait quelques drogues dans un mortier de me procurer une audience du savant pharmacopole. Il m'introduisit dans une arrière-boutique où je trouvai un vieillard encore vert qui branla la tête d'un air d'incrédulité, lorsque je lui dis qu'en faisant des armes avec un de mes amis, son fleuret s'était cassé et m'avait légèrement blessé au côté. — C'est une véritable égratignure, me dit-il en pansant la blessure, mais il n'y a jamais eu de bouton au bout du fleuret qui vous a touché. Ah! jeune sang, jeune sang! Mais nous autres chirurgiens, nous sommes une race discrète. Et puis, sans le sang trop bouillant et le mauvais sang, que deviendraient les deux savantes facultés?

Il me congédia avec cette réflexion morale, et le peu de douleur que m'avait causée ma blessure ne tarda pas à se dissiper.

Chapitre XXVI.

Une race de fer habite ces vieux monts,
Ennemis déclarés des paisibles vallons.
……………………………
Derrière ces rochers, impénétrable asile,
On trouve l'indigence avec la liberté,
L'audace des bandits croît par l'impunité.
Ils viennent insulter à la plaine fertile.

GRAY.

— Pourquoi arrivez-vous si tard? s'écria M. Jarvie comme j'entrais dans la salle à manger du brave banquier: savez-vous qu'il ne faut que cinq minutes pour gâter le meilleur plat d'un dîner? Mattie est déjà venue deux fois pour le mettre sur la table. Il est heureux pour vous que ce soit une tête de bélier, parce qu'elle ne perd rien pour attendre; mais une tête de mouton trop cuite est un vrai poison, comme disait mon père: il en aimait beaucoup l'oreille, le digne homme.

Je m'excusai comme je pus de mon manque d'exactitude, et nous nous mîmes à table. M. Jarvie en fit les honneurs de la meilleure grâce du monde, chargeant nos assiettes de toutes les friandises écossaises qu'il avait fait préparer pour nous, et dont le goût n'était pas très agréable pour nos palais anglais. Je m'en tirai assez bien, connaissant les usages de la société, qui permettent de se débarrasser d'une assiette bien remplie après avoir fait semblant d'y toucher. Mais il n'en était pas de même d'Owen. Sa politesse était plus rigoureuse et plus formaliste; il était plaisant de voir les efforts qu'il faisait pour vaincre sa répugnance et avaler tout ce que lui servait notre hôte, en faisant à contre-coeur l'éloge de chaque morceau, éloge qui ne servait qu'à doubler son tourment. Le magistrat, charmé de son appétit, ne souffrait pas que son assiette restât vide un seul instant.

Lorsque la nappe fut ôtée, M. Jarvie prépara de ses propres mains un bowl de punch à l'eau-de-vie: c'était la première fois que j'en voyais faire de cette manière.

— Les citrons viennent de ma petite ferme de là-bas, nous dit-il en faisant un mouvement d'épaule pour désigner les Indes occidentales; et j'ai appris l'art de composer ce breuvage du vieux capitaine Coffinkey, qui, à ce qu'on m'a assuré, ajouta-t-il en baissant la voix, l'avait appris lui-même des flibustiers. C'est une liqueur excellente, et cela prouve qu'il peut sortir de bonnes marchandises même d'une mauvaise boutique. Quant au capitaine Coffinkey, c'était l'homme le plus honnête que j'aie connu, si ce n'est qu'il jurait à vous faire dresser les cheveux sur la tête. Mais il est mort, il est allé rendre ses comptes, et j'espère qu'ils auront été en règle.

Nous trouvâmes le punch fort bon, et il servit de transition à une longue conversation entre Owen et notre hôte sur les débouchés que l'union de l'Écosse à l'Angleterre avait ouverts à Glascow pour le commerce avec les Indes occidentales et les colonies anglaises en Amérique. M. Owen prétendit que cette ville ne pouvait faire le chargement convenable pour ce pays sans faire des achats de marchandises en Angleterre.

— Point du tout, monsieur, point du tout! s'écria M. Jarvie avec chaleur: nous n'avons pas besoin de nos voisins, il ne nous faut que fouiller dans nos poches. N'avons-nous pas nos serges de Stirling, nos bas d'Aberdeen, nos étoffes de laine de Musselbourg et d'Édimbourg? Nous avons des toiles de toute espèce, meilleures et moins chères que les vôtres, et nos étoffes de coton ne le cèdent en rien à celles d'Angleterre. Non, non, monsieur, un hareng n'emprunte pas les nageoires de son voisin, un mouton se soutient sur ses propres jambes, et Glascow n'attend rien de personne. Tout cela n'est pas bien amusant pour vous, M. Osbaldistone, ajouta-t-il en voyant que je gardais le silence depuis longtemps; mais vous savez qu'un roulier ne peut s'empêcher de parler de ses harnais.

Pour m'excuser, je fis valoir les circonstances singulières de ma situation et les nouvelles aventures qui m'étaient arrivées dans la matinée. Je trouvai ainsi, comme je le désirais, l'occasion de les raconter en détail et sans être interrompu. La seule chose que j'omis dans ma narration fut la blessure légère que j'avais reçue, ne jugeant pas que cet accident méritât d'être rapporté. M. Jarvie m'écouta avec grande attention et un intérêt bien marqué, fixant sur moi de petits yeux gris pleins de feu, et ne m'interrompant que par quelques courtes interjections, ou pour prendre une prise de tabac. Quand j'arrivai au duel qui avait suivi ma rencontre avec Rashleigh, Owen leva les yeux et les mains au ciel sans pouvoir prononcer un seul mot, et M. Jarvie m'interrompit en s'écriant: — Fort mal! très mal! tirer l'épée contre votre parent! cela est défendu par toutes les lois divines et humaines; se battre dans l'enceinte d'une ville royale! cela est punissable d'amende et d'emprisonnement… Le parc du collège n'est pas privilégié. D'ailleurs c'est là surtout, il me semble, qu'on doit laisser régner la paix et la tranquillité… Croyez-vous qu'on ait donné aux collèges des terres qui rapportaient autrefois à l'évêque six cents livres de rente, compte franc et net, pour que des écervelés viennent s'y égorger! c'est bien assez que les écoliers s'y battent avec des boules de neige, de sorte que quand nous passons de ce côté, Mattie et moi, nous courons toujours le risque d'en avoir une par la tête… Mais voyons, continuez votre histoire.

Lorsque je parlai de la manière dont notre combat avait été interrompu, Jarvie se leva d'un air de surprise et parcourut la salle à grands pas en s'écriant: — Encore Rob!… Il est encore ici!… Il est donc fou, rien n'est plus sûr, et, qui pis est, il se fera pendre, à la honte de toute sa parenté. Cela ne peut lui manquer… Mon père le diacre lui a fait sa première paire de bas, mais c'est le diacre Treeplie, fabricant de cordes, qui lui fournira sa dernière cravate… Rien n'est plus sûr, il est sur le grand chemin de la potence… Mais continuez donc, M. Osbaldistone; pourquoi ne continuez-vous pas?

Je finis mon récit, mais quelque clarté que j'eusse tâché d'y mettre, M. Jarvie trouva que quelques endroits n'étaient pas suffisamment expliqués, et je ne pus les lui faire comprendre qu'en lui racontant toute l'histoire de Morris, et celle de ma rencontre avec Campbell chez le juge Inglewood, ce dont je désirais me dispenser. Il m'écouta d'un air sérieux, ne m'interrompit pas une seule fois, et garda le silence quand j'eus fini ma narration.

— Maintenant que vous voilà parfaitement instruit, M. Jarvie, lui dis-je, il ne me reste qu'à vous prier de me donner votre avis sur ce qu'exigent de moi l'intérêt de mon père et celui de mon honneur.

— C'est bien parlé, jeune homme, très bien parlé! demandez toujours les conseils des gens qui sont plus âgés et qui ont plus d'expérience que vous. Ne faites pas comme l'impie Roboam, qui consulta de jeunes têtes sans barbe, négligeant les vieux conseillers de son père Salomon, dont la sagesse, comme le remarqua fort bien M. Meikle-John en prêchant sur ce chapitre de la Bible, s'était sûrement répandue en partie sur eux. Mais il ne s'agit pas ici d'honneur, il est question de crédit. Honneur est un homicide, un buveur de sang, un tapageur qui trouble le repos public; Crédit au contraire est une créature honnête, décente, paisible, qui reste au logis et fait les choses à propos.

— Bien certainement, M. Jarvie, dit notre ami Owen, le crédit est un capital qu'il faut conserver à quelque escompte que ce puisse être.

— Vous avez raison, M. Owen, vous avez raison; vous parlez bien, avec sagesse, et j'espère que votre boule arrivera au but, quelque éloigné qu'il paraisse. Mais, pour en revenir à Rob, je pense qu'il rendra service à ce jeune homme, s'il en a les moyens. Le pauvre Rob a un bon coeur, et quoique j'aie perdu autrefois avec lui deux cents livres d'Écosse et que je ne m'attende pas beaucoup à revoir les mille livres que je lui ai prêtées depuis ce temps, cela ne m'empêchera jamais de lui rendre justice.

— Je dois donc le regarder comme un honnête homme, M. Jarvie, lui dis-je.

— Mais… hum! Il toussa plusieurs fois. Sans doute… il a… une honnêteté highlandaise, une manière d'honnêteté, comme on dit. Feu mon père le diacre riait beaucoup en m'expliquant l'origine de ce proverbe. Un certain capitaine Costlett faisait beaucoup valoir son loyalisme pour le roi Charles. Le clerc Pettigrew, dont vous avez sûrement entendu bien des histoires, lui demanda de quelle manière il servait le roi quand il se battait contre lui à Worcester, dans l'armée de Cromwell. Mais le capitaine Costlett avait réponse à tout. Il répliqua qu'il le servait _à sa manière, _et le mot est resté. Mon brave père riait bien toutes les fois qu'il contait cette histoire.

— Mais pensez-vous que celui que vous nommez Rob puisse me servir _à sa manière? _Croyez-vous que je puisse aller au rendez-vous qu'il m'a donné?

— Franchement et véritablement, il me semble que cela en vaut la peine. D'ailleurs vous voyez vous-même que vous courez ici quelques risques. Ce vaurien de Morris a un poste à Greenock, port situé près d'ici, à l'embouchure de la Clyde. Personne n'ignore que c'est un animal à deux pieds, avec une tête d'oie et un coeur de poule, qui se promène sur le quai, tourmentant le pauvre monde de _permis, _de _transits _et d'autres vexations semblables; mais, au bout du compte, s'il rend plainte contre vous, il faut qu'un magistrat fasse son devoir; vous pouvez être claquemuré entre quatre murailles en attendant les explications, et ce n'est pas ce qui arrangera les affaires de votre père.

— Tout cela est vrai; mais dois-je m'écarter de Glascow quand tout me porte à croire que cette ville est le principal théâtre des intrigues et des complots de Rashleigh? Dois-je me confier à la bonne foi très suspecte d'un homme dont tout ce que je connais, c'est qu'il craint la justice, qu'il a sans doute de bonnes raisons pour la craindre, et qui, pour quelque dessein secret et probablement criminel, a contracté des liaisons intimes avec l'auteur de notre ruine?

— Vous jugez Rob sévèrement, trop sévèrement, le pauvre diable; mais la vérité est que vous ne connaissez pas notre pays de montagnes que nous appelons les Highlands. Il est habité par une race qui ne nous ressemble en rien. On n'y trouve pas de baillis, pas de magistrats qui tiennent le glaive de la justice, comme le tenait mon digne père le diacre, et comme je le tiens à présent. C'est l'ordre du laird qui fait tout; dès qu'il parle, on obéit, et ils ne connaissent d'autres lois que la pointe de leur poignard. Leur claymore est ce que vous appelez en Angleterre le poursuivant ou le plaignant, et leur bouclier le défendant. La tête la plus dure est celle qui résiste le plus longtemps. Voilà comme s'instruit un procès dans les Highlands.

Owen leva les mains au ciel en soupirant, et j'avoue que cette description ne me donna pas un grand désir de visiter ces Highlands d'Écosse, où l'empire des lois était si méconnu.

— Nous n'entrons pas souvent dans ces détails, continua M. Jarvie, d'abord parce qu'ils nous sont familiers, et ensuite parce qu'il ne faut pas discréditer son pays, surtout devant les étrangers. C'est un vilain oiseau que celui qui souille son propre nid.

— Fort bien, monsieur; mais, comme ce n'est pas une curiosité impertinente, mais une nécessité urgente qui m'oblige à vous demander des informations, j'espère que vous me pardonnerez si je vous prie de me donner toutes celles qui sont en votre pouvoir. J'aurai à traiter pour les affaires de mon père avec plusieurs personnes de ce pays sauvage, et je sens que votre expérience peut m'être d'un grand secours. Cette petite dose de flatterie ne fut pas perdue.

— Mon expérience! dit le bailli, sans doute j'ai de l'expérience, et j'ai fait quelques calculs dans ma vie. Je vous dirai même, puisque nous sommes entre nous, que j'ai pris quelques renseignements par le moyen d'André Wylie, mon ancien commis, qui travaille maintenant chez Macvittie, Macfin et compagnie, mais qui vient assez volontiers le samedi soir boire un verre de vin avec son ancien patron. Puisque vous voulez vous laisser guider par les conseils d'un fabricant de Glascow, je ne suis pas homme à les refuser au fils de mon ancien correspondant, et mon père avant moi ne lui aurait pas dit non. J'ai pensé quelquefois à faire briller ma lumière devant le duc d'Argyle, ou devant son frère lord Hay; car à quoi bon la tenir sous le boisseau? Mais le moyen de croire que de si grands personnages fissent attention à ce que pourrait leur dire un pauvre fabricant? Ils pensent plus à la qualité de celui qui leur parle qu'aux choses qu'on leur dit. Ce n'est pas que je veuille mal parler de ce Mac-Callum More en aucune manière. Ne maudissez pas le riche dans votre chambre à coucher, dit le fils de Sidrach, car un oiseau lui portera vos paroles à travers les airs.

J'interrompis ces prolégomènes, qui étaient toujours la partie la plus diffuse des discours du bailli, pour l'assurer qu'il pouvait entièrement compter sur la discrétion de M. Owen et sur la mienne.

— Ce n'est pas cela, répliqua-t-il, ce n'est pas cela. Je ne crains rien; qu'ai-je à craindre? je ne dis du mal de personne. Mais c'est que ces hommes des Highlands ont le bras long, et, comme je vais parfois près de leurs montagnes voir quelques parents, je ne voudrais pas être en mauvaise renommée dans aucun de leurs clans. Quoi qu'il en soit, pour continuer… Ah! il faut que je vous dise que toutes mes observations sont fondées sur le calcul, sur les chiffres: M. Owen vous dira que c'est la véritable source et la seule démonstration de toutes les connaissances humaines.

Owen s'empressa de faire un signe d'approbation en entendant une proposition si conforme à ses idées; et notre orateur continua:

— Ces Highlands d'Écosse, comme nous les appelons, sont une sorte de monde sauvage rempli de rochers, de cavernes, de bois, de lacs, de rivières, et de montagnes si élevées que les ailes du diable lui-même seraient fatiguées s'il voulait voler jusqu'en haut. Or, dans ce pays, et dans les îles qui en dépendent, et qui ne valent pas mieux, ou qui, pour parler vrai, sont encore pires, il se trouve environ 230 paroisses, y compris les Orcades, dans lesquelles je ne saurais dire si c'est la langue gaélique qu'on parle, ou non, mais dont les habitants sont loin d'être civilisés. Maintenant, messieurs, je suppose par un calcul modéré que la population de chaque paroisse, déduction faite des enfants de neuf ans et au-dessous, soit de 800 personnes; ajoutons un quart à ce nombre, pour les enfants, et le total de la population sera de… Voyons, ajoutons un quart à 800 pour former le multiplicateur, 230 étant le multiplicande…

— Le produit, dit M. Owen qui entrait avec délices dans ces calculs statistiques de M. Jarvie, sera de 230 000.

— Juste, M. Owen, parfaitement juste! Maintenant le ban et l'arrière-ban de tous ces montagnards en état de porter les armes, de dix-huit à cinquante-huit ans, ne peut se calculer à moins du quart de la population, c'est-à-dire à 57 500 hommes. Or, messieurs, une triste vérité, c'est que ce pays ne peut fournir d'occupation, d'apparence d'occupation, à la moitié de cette population; c'est-à-dire que l'agriculture, le soin des bestiaux, la pêche, toute espèce de travail honnête, ne peuvent employer les bras de cette moitié, quoique trois d'entre eux ne fassent pas l'ouvrage d'un seul homme; car on dirait qu'une bêche et une charrue leur brûlent les doigts. Ainsi donc cette moitié de population sans occupation, montant à…

— 115 000 âmes, dit Owen, faisant moitié du produit total.

— Vous l'avez trouvé, M. Owen, vous l'avez trouvé!… Ainsi cette moitié de population dont nous pouvons supposer le quart en état de porter les armes, peut nous offrir 28 750 hommes dépourvus de tous moyens honnêtes d'existence, et qui peut-être ne voudraient pas y avoir recours, s'ils en trouvaient.

— Est-il possible, M. Jarvie, m'écriai-je, que ce soit là un tableau fidèle d'une portion si considérable de la Grande- Bretagne?

— Très fidèle, monsieur, et je vais vous le prouver clair comme la pique de Pierre Pasley…[90] Je veux bien supposer que chaque paroisse, l'une dans l'autre, emploie 50 charrues; c'est beaucoup pour le misérable sol que ces malheureuses créatures ont à labourer, et j'admets qu'il s'y trouve assez de pâturages pour leurs chevaux, leurs boeufs et leurs vaches. Maintenant, pour conduire les charrues et prendre soin des bestiaux, accordons 75 familles de six personnes, et ajoutons 50 pour faire un nombre rond, nous aurons 500 âmes, c'est-à-dire la moitié de la population, qui ne seront pas tout à fait sans ouvrage et pourront se procurer du lait aigre et de la bouillie; mais je voudrais bien savoir ce que vous ferez des 500 autres.

— Mais, au nom du ciel! M. Jarvie, quelles sont donc leurs ressources? je frémis en pensant à leur situation!

— Vous frémiriez davantage si vous étiez leur voisin… Supposons maintenant que la moitié de cette moitié se tire d'affaire honnêtement en travaillant pour les habitants des Lowlands, soit à faire la moisson, soit à faucher le foin, etc., combien de centaines et de milliers ne vous restera-t-il pas encore de ces Highlanders à longues jambes qui ne veulent ni travailler ni mourir de faim, qui ne songent qu'à mendier ou à voler, ou qui vivent aux dépens de leur chef en exécutant tous ses ordres quels qu'ils puissent être? Ils descendent par centaines dans les plaines voisines, pillent de tous côtés et emportent leur butin dans leurs montagnes. Chose déplorable dans un pays chrétien, d'autant plus qu'ils s'en font honneur et qu'ils disent qu'il est bien plus digne d'un homme de s'emparer d'un troupeau de bétail à la pointe de l'épée que de s'occuper en mercenaire de travaux rustiques. Les lairds eux-mêmes ne valent pas mieux. S'ils ne leur commandent pas le vol et le pillage, ils ne le leur défendent pas et ils leur donnent retraite ou souffrent qu'ils en trouvent une dans leurs montagnes, dans leurs bois, dans leurs forteresses, quand ils ont fait un mauvais coup. Chaque chef entretient sous ses ordres un aussi grand nombre de fainéants de son nom et de son clan, comme nous disons, qu'il peut en soudoyer, sans compter ceux qui sont en état de se soutenir eux-mêmes, n'importe par quels moyens. Armés de dirks, de fusils, de pistolets et de dourlachs[91], ils sont toujours prêts à troubler la paix du pays au premier signal du chef. Et voilà ce que sont depuis des siècles ces montagnards, misérables vagabonds qui n'ont de chrétien que le nom, et qui tiennent toujours dans l'inquiétude et dans les alarmes un voisinage paisible et tranquille comme le nôtre.

— Et ce Rob, lui demandai-je, votre parent, mon ami, est sans doute un de ces chefs qui entretiennent les troupes de fainéants dont vous venez de parler?

— Non, non, ce n'est pas un de leurs grands chefs, comme ils les appellent. Il est cependant du meilleur sang montagnard et descendu du vieux Glenstrae. Je connais sa famille, puisque nous sommes parents. Ce n'est pas que j'y attache grande importance; c'est l'image de la lune dans un seau d'eau; mais je pourrais vous montrer des lettres que son père, qui était le troisième descendant de Glenstrae, a écrites au mien, le digne diacre Jarvie, paix soit à sa mémoire! commençant par: Cher Diacre, et finissant, par: Votre affectueux parent à vos ordres. Elles sont relatives à quelque argent que mon père lui avait prêté, et le bon diacre les gardait comme pièces de renseignements. C'était un homme soigneux!

— Mais, s'il n'est pas un de ces chefs dont vous venez de parler, ce cousin vôtre jouit au moins d'un grand crédit et d'une certaine autorité dans les Highlands, je suppose.

— Oh! pour cela, vous pouvez le dire sans crainte de vous tromper. Il n'y a pas de nom qui soit mieux connu entre Lennox et le Breadalbane. Rob a mené autrefois une vie laborieuse, il faisait le commerce de bestiaux. C'était un plaisir de le voir avec son plaid et ses brogues, la claymore au côté, le pistolet à la ceinture, le fusil sous le bras et le bouclier derrière le dos, descendre de ses montagnes avec dix ou douze gillies[92] à ses ordres pour conduire dans nos marchés des troupeaux de plusieurs centaines de boeufs qui avaient l'air aussi sauvage que leurs conducteurs. Mais il faisait toutes ses affaires avec honneur et justice; et, s'il croyait que son vendeur avait fait un mauvais marché, il lui donnait une indemnité. Je l'ai vu faire une remise, en pareil cas, de cinq shillings par livre sterling.

— Vingt-cinq pour cent! s'écria Owen: c'est un escompte considérable!

— C'est pourtant ce qu'il faisait, monsieur, comme je vous le disais, surtout s'il croyait que le vendeur était pauvre et ne pouvait supporter cette perte: mais les temps devinrent durs; Rob se hasarda trop. Ce ne fut pas ma faute! ce ne fut pas ma faute! Je l'en avertis, il ne peut pas me le reprocher. Enfin il fit des pertes, il eut affaire à des créanciers, à des voisins impitoyables. On saisit ses terres, ses bestiaux, tout ce qu'il possédait; on chassa sa femme de sa maison pendant qu'il en était absent. C'est une honte! c'est une honte! Je suis un homme paisible, un magistrat; mais, si on en eût fait autant à ma servante Mattie, je crois que j'aurais fait revoir le jour au sabre que mon père le diacre portait à la bataille du pont de Bothwell. Rob revint chez lui: il y avait laissé l'abondance, il n'y retrouva que misère et désolation. Il regarda au nord, au sud, à l'est, à l'ouest et n'aperçut nulle part ni retraite, ni ressources, ni espérances. Que faire? Il enfonça sa toque sur ses yeux, ceignit sa claymore, se rendit aux montagnes, et devint un désespéré.

La voix manqua un instant au bon citadin. Quoiqu'il feignît de ne pas faire grand cas de la généalogie des Highlands, il attachait une certaine importance à sa parenté, et retraçait la prospérité passée de son ami avec un excès de sympathie qui rendait encore plus vifs sa compassion pour son malheur et ses regrets des événements qui en avaient été la suite.

— Ainsi donc, dis-je à M. Jarvie en voyant qu'il ne continuait pas sa narration, le désespoir porta votre infortuné parent à devenir un des déprédateurs dont vous m'avez parlé.

— Non, non, pas tout à fait, pas tout à fait! Il se mit à lever le _black-mail _dans tout le Lennox et le Menteith, et jusqu'aux portes du château de Stirling.

— _Black-mail![93] _Qu'entendez-vous par ces mots?

— Oh! voyez-vous, Rob eut bientôt amassé autour de lui une troupe de Toques-Bleues[94], car il était connu dans le pays pour un homme qui ne craignait rien: le nom de sa famille était ancien et honorable, quoiqu'on ait voulu l'avilir, le persécuter et l'éteindre depuis quelque temps. Elle s'était montrée avec éclat dans les guerres contre le roi, le parlement et l'Église épiscopale. Ma mère était une Mac-Gregor: peu m'importe qu'on le sache! Si bien que Rob se vit bientôt à la tête d'une troupe nombreuse et intrépide. Il dit qu'il était fâché des vols de bestiaux et des ravages du sud des Highlands, et il proposa d'en garantir tout fermier ou propriétaire qui lui paierait quatre pour cent de son fermage ou de son revenu; et c'était sans doute un faible sacrifice pour ne plus avoir à craindre le vol et le pillage dont Rob s'obligeait à les garantir. Si l'un d'eux perdait un seul mouton, il n'avait qu'à se plaindre à Rob, et celui-ci ne manquait pas de le lui faire rendre ou de lui en payer la valeur. Rob a toujours tenu sa parole. Je ne puis dire qu'il en ait jamais manqué. Personne ne peut accuser Rob de ne pas l'avoir tenue.

— C'est un singulier contrat d'assurance, dit M. Owen.

— Elle n'est pas légale, dit M. Jarvie, j'en conviens. Non, elle n'est pas légale; la loi prononce même des peines contre celui qui paie le _black-mail, _comme contre celui qui le lève. Mais, si la loi ne peut protéger ma maison et mes troupeaux, pourquoi n'aurais-je pas recours à un gentilhomme des Highlands qui peut le faire? Qu'on me réponde à cela!

— Mais, M. Jarvie, lui dis-je, ce contrat de _black-mail, _comme vous l'appelez, est-il purement volontaire de la part du fermier ou du propriétaire qui paie l'assurance? Si quelqu'un s'y refuse, qu'en arrive-t-il?

— Ah! ah! jeune homme, dit le bailli en riant et plaçant son index le long de son nez, vous croyez que vous me tenez là? Il est bien vrai que je conseillerais à mes amis de s'arranger avec Rob, car on a beau veiller, prendre des précautions, quand les nuits sont longues, il est bien difficile… Les Grahame et les Cohoon ne voulurent pas d'abord accepter ses conditions: qu'en arriva-t- il? Dès le premier hiver ils perdirent tous leurs bestiaux. De manière que la plupart crurent devoir accepter les propositions de Rob. C'est le meilleur des hommes quand on s'arrange avec lui; mais si vous lui résistez, autant vaudrait s'attaquer au diable.

— C'est par ses exploits en ce genre qu'il a armé contre lui les lois de sa patrie!…

— Armé contre lui? Oui, vous pouvez bien le dire, car, si on le tenait, son cou sentirait le poids de son corps. Mais il a des amis parmi les gens puissants, et je pourrais vous citer une grande famille qui le protège de tout son pouvoir, afin qu'il soit une épine dans le dos d'un autre. Et puis il a tant de ressources! Il a joué plus de tours qu'il n'en tiendrait dans un livre, dans un gros livre. Il a eu autant d'aventures que Robin Hood ou que William Wallace, et l'on en ferait d'éternelles histoires à raconter l'hiver au coin du feu. C'est une chose bien singulière, messieurs, moi qui suis un homme paisible, moi qui suis fils d'un homme paisible, car le diacre mon père ne s'est jamais querellé avec personne, si ce n'est dans l'assemblée du conseil commun; c'est une chose singulière, dis-je, que, quand je les entends raconter, il me semble que le sang montagnard s'échauffe en moi, et j'y trouve plus de plaisir, Dieu me pardonne! qu'à écouter des discours édifiants. Mais ce sont des vanités, de coupables vanités, des fautes contre la loi, des fautes contre l'Évangile.

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