Sainte Jeanne de Chantal
CHAPITRE III
UNE VEUVE CHRÉTIENNE
Le désespoir de la pauvre veuve fut terrible. Elle avait vingt-huit ans ; elle avait été parfaitement heureuse, et elle aimait de toute son âme ardente et profonde ce charmant, ce délicieux mari qu’avait été Chantal. « Elle rendit, nous dit-on, les devoirs funèbres à son cher défunt avec beaucoup d’honneur et de courage, mais avec des déluges de larmes incomparables. » Elle dut aller jusqu’au fond de cet abîme de douleur qui est la réalité tragique de la sombre destinée humaine. « Elle passait, écrit Bussy, les nuits à genoux à prier et à pleurer, de sorte qu’on fut obligé de veiller pour la faire au moins tenir au lit. » Au bout de trois ou quatre mois, « elle était devenue comme un squelette », et l’on commençait à craindre pour sa vie.
Elle était dans un état de trouble profond. En la frappant, Dieu lui avait fait violemment sentir tout le « néant de cette vie » et lui avait inspiré, ou plutôt avait réveillé en elle le désir, déjà ancien, de se consacrer toute à lui. Elle fait vœu de chasteté, et d’abord se contente de « vivre chrétiennement dans sa viduité en élevant vertueusement ses enfants ». Mais bientôt elle est en proie à des tentations si violentes, — tentations qui n’avaient pas attendu son veuvage pour se manifester, mais dont la vraie nature nous échappe[2], — que, « dans la fureur de cette tempête », elle fut sur le point de périr et « se dessécha » d’une manière pitoyable. En même temps, elle éprouvait pour le service de Dieu un tel attrait que, dit-elle, « j’eusse voulu quitter tout et m’en aller dans un désert pour le faire plus entièrement et parfaitement, et hors de tous les obstacles extérieurs, et je crois que si le lien de mes quatre petits enfants ne m’eût retenue par obligation de conscience, je m’en fusse enfuie, inconnue, dans la Terre Sainte, pour y finir mes jours. » Elle avait un immense désir de connaître la volonté de Dieu et de la suivre, et ce désir, qui s’exhalait « par une certaine clameur intérieure », la « consumait et dévorait au dedans ». Les tentations redoublaient, rendues plus intolérables encore par l’attrait divin qui les accompagnait. Et dans cette crise redoutable où les sentiments les plus divers, exaspérés par la douleur, se livraient un mortel assaut, elle languissait, maudissant les visites, se plaignant qu’« on ne la laissât pas pleurer à son aise, et qu’en croyant la soulager, on la martyrisât », ayant pour unique plaisir « de s’aller promener seule dans un petit bois, pour répandre à souhait son cœur et ses larmes devant Dieu ».
[2] Il semble pourtant qu’il s’agit surtout de tentations contre la foi, si du moins nous interprétons bien quelques mots d’elle, que nous rapporte la mère de Chaugy (Mémoires, p. 55). Plus tard, après le départ de saint François de Sales, elle est « saisie d’une nouvelle tempête et affliction d’esprit ». « Je souffrais, dit-elle, ce me semble, un martyre qui dura environ trente-six heures, durant lesquelles je ne pris ni sommeil ni nourriture, et dans le susdit temps, je fus délivrée de toutes mes autres tentations, et avais une grande clarté aux choses de la sainte foi : je m’en émerveillais, car c’était ma plus grande peine. » — A la mère de Blonay, elle déclara un jour (Mémoires, p. 445) « qu’elle avait été attaquée de toute sorte de tentations, excepté de celles contre la pureté ».
Aux ardentes prières, aux actes de la piété la plus fervente, elle joint tous les scrupules et toutes les rigueurs de l’ascétisme chrétien. Elle distribue aux pauvres et aux églises les vêtements de son mari et les siens propres, congédie « avec d’honnêtes récompenses » la plupart de ses serviteurs, se réduit au train de vie le plus modeste, s’interdit toute distraction, consacrant tout son temps à la prière, à la lecture et aux bonnes œuvres. Elle jeûne, se donne la discipline, se couvre d’un cilice. Et quoiqu’elle « n’eût jamais ouï parler de directeur, de maître spirituel », voilà qu’elle est prise d’un intense désir d’en posséder un, « parlant à Dieu comme si elle l’eût vu de ses yeux corporels », le conjurant de « lui donner un homme qui fût vraiment saint ». « Je vous promets et jure en votre face, s’écriait-elle, que je ferai tout ce qu’il me dira de votre part. »
Or, un jour qu’elle « allait aux champs, à cheval, priant toujours Notre-Seigneur au fond de son cœur de lui montrer ce guide fidèle qui la devait conduire à lui, passant par un grand chemin au-dessous d’un pré, dans une belle et grande plaine, elle vit, tout à coup, au bas d’une petite colline, non guère loin d’elle, un homme de la vraie taille et ressemblance de notre Bienheureux Père François de Sales, évêque de Genève, vêtu d’une soutane noire, du rochet et le bonnet en tête, tout comme il était la première fois qu’elle le vit dans Dijon. » Et en même temps qu’elle se sentait l’âme inondée de joie et de certitude, elle entendit une voix qui lui disait : « Voilà l’homme bien-aimé de Dieu et des hommes, entre les mains duquel tu dois reposer ta conscience. » La vision, « disparue aux yeux du corps », resta si présente aux yeux de son âme que, trente-cinq ans après, elle déclarait la retrouver en elle-même, aussi nette, aussi vivante qu’au premier jour.
D’autres visions suivirent. Un jour, dans l’église de Monthelon, il lui fut révélé « que l’amour céleste voulait consumer en elle tout ce qui lui était propre, et qu’elle aurait des travaux intérieurs et extérieurs en grand nombre ». « Une autre fois, écrit-elle, dans la chapelle de Bourbilly, Dieu me montra une troupe innombrable de filles et de veuves qui venaient à moi et m’environnaient, et il me fut dit : « Mon vrai serviteur et vous, aurez cette génération : ce me sera une troupe élue, mais je veux qu’elle soit sainte. » Le sens de tous ces appels lui échappait ; et les tentations continuant toujours, « elle flottait de la joie à la douleur » ; elle déclarait plus tard « que jamais elle n’aurait soupçonné qu’on pût à la fois être si heureuse et tant souffrir ».
Et vers le temps où Mme de Chantal avait eu la vision anticipée de celui qui allait être son guide spirituel, voici que Dieu, écrit la mère de Chaugy, « découvrait à notre Bienheureux Père, en un ravissement, dans la chapelle du château de Sales, les principes de notre Congrégation, et lui fit voir en esprit celle qu’il avait choisie pour première pierre fondamentale d’icelle ». Quand pour la première fois les deux saints se virent, ils se reconnurent.
La première année de veuvage étant expirée, M. Frémyot, pour donner quelque diversion à la douleur de sa fille, la fit venir auprès de lui à Dijon. Là, bien des larmes furent encore versées : Mme de Chantal n’osait pas révéler à son père, — qu’elle aimait pourtant tendrement, mais dont elle redoutait peut-être le rude bon sens autoritaire et l’inexpérience mystique, — le véritable état de son âme, son aversion du monde et son ardent désir d’être toute à Dieu. Dans les familles les plus unies, les représentants de deux générations successives ont bien rarement pensé et senti de la même manière. Dans son impatience d’une direction spirituelle, Mme de Chantal se mit alors entre les mains d’un religieux « docte et vertueux », mais farouchement étroit, dur et despotique, peu expert au maniement des âmes. « Il chargea son esprit de quantité de prières, méditations, spéculations, actions, méthodes, pratiques et observances diverses, de considérations et ratiocinations extrêmement laborieuses. Il lui ordonna aussi des prières au milieu de la nuit, des jeûnes, disciplines et autres macérations en quantité. » Chose plus bizarre peut-être encore, il « l’attacha à sa direction par quatre vœux : le premier, qu’elle lui obéirait ; le second, qu’elle ne le changerait jamais ; le troisième, de lui garder la fidélité du secret en ce qu’il lui dirait ; le quatrième, de ne conférer de son intérieur qu’avec lui ». Victime obéissante, la pauvre veuve n’éprouvait que déception et dégoût ; elle « voyait clairement que ce n’était pas celui qui lui avait été montré » ; mais elle se soumettait docilement à tout, attribuant ses répugnances à « son peu de vertu ». Deux ans et quelques mois elle subit cet absurde « martyre » ; son âme « comme empigée », abreuvée d’amertume et d’inquiétude, se débattait dans l’obscurité et la contrainte.
Elle n’était pas au bout de ses épreuves. Pendant l’été de 1602, elle venait à peine de rentrer à Bourbilly, où ses intérêts l’appelaient, quand elle reçut une lettre de son beau-père, lui enjoignant de venir demeurer auprès de lui, dans son vieux château rustique de Monthelon, menaçant, si on ne lui obéissait pas, de se remarier et de déshériter ses petits-enfants. Le vieux gentilhomme avait soixante-quinze ans. C’était un « homme sévère et chagrin ». Orgueilleux et violent, comme tous les Rabutin, entiché de son nom, il était la terreur de tout son entourage. Ses mœurs étaient loin d’être exemplaires. Il avait installé à Monthelon une maîtresse-servante dont il avait eu cinq enfants, et qui faisait la loi au château. C’était une de ces natures grossières, criardes, avides et tracassières dont le contact devrait être insupportable à toute âme bien née. Jeanne de Chantal n’ignorait probablement rien de cette situation. On juge de sa désolation en lisant la lettre du vieux baron. « Joignant son cœur à cette croix », elle accepta pourtant de se rendre à l’impérieux désir de son beau-père, d’abord dans l’intérêt de ses propres enfants, puis, et sans doute en souvenir de son mari et de la sainte belle-mère qu’elle n’avait pas connue, enfin, dans une pensée d’humilité et de mortification personnelle, et avec le désir et l’espoir de faire quelque bien là où Dieu l’appelait, d’amener le rude vieillard à une vie plus régulière et de l’acheminer à une fin vraiment chrétienne. Et elle partit pour Monthelon avec ses quatre enfants, en plein hiver, vers la fin de 1602.
Avant de quitter Bourbilly, où elle avait été si heureuse et où elle ne devait plus revenir qu’en passant, elle avait multiplié dans toute la région les bienfaits et les actes de charité. Elle fit distribuer aux pauvres tous les grains et toutes les provisions qui se trouvaient au château. Quand elle partit, « il y avait un grand nombre de pauvres, tant veuves, orphelins qu’autres, qui pleuraient et gémissaient d’une manière pitoyable, suivant son carrosse, et disant qu’ils perdaient leur bonne mère ». Le « purgatoire » vers lequel elle se rendait devait durer sept ans et demi.
Monthelon est à trois lieues d’Autun. Le manoir, simple ferme aujourd’hui, qui faisait soupirer plus tard Mme de Sévigné, a moins grand air que Bourbilly. Au milieu de vastes prairies, des tours rondes, encadrant une galerie qui ouvre sur une cour. La vie qu’allait y mener cette jeune veuve de trente ans, et dont, par avance, elle se promettait peu de joies humaines, dépassera encore ses peu optimistes prévisions. Mal accueillie par la toute-puissante maîtresse, qui n’avait pas dû conseiller et approuver sa venue, elle se heurta bien vite à une hostilité de tous les instants. Médisances, faux rapports, allusions blessantes, aigreurs, reproches, « injures » même, on n’épargna rien pour rendre intolérable à la pauvre baronne le séjour de Monthelon et pour lui aliéner l’affection de son trop crédule et faible beau-père. « Naturellement vive et impérieuse », comme toutes les personnalités supérieures, Jeanne de Chantal eut beaucoup à souffrir de toutes ces misères. En admirable maîtresse de maison qu’elle était, elle vit avec peine le désordre et le gaspillage qui régnaient au château, et elle essaya tout d’abord d’y porter remède. Des scènes pénibles furent sa récompense. Désavouée par son indigne beau-père, elle se résigna au rôle effacé où on voulait la confiner. On assurait sa nourriture et « son petit train » ; « le reste de l’entretien se prenait sur les revenus de Bourbilly ». « Elle n’eût osé faire donner un verre de vin à un messager » sans la permission de l’autre. Elle poussait l’abnégation jusqu’à supporter que l’on traitât les enfants de cette créature sur le même pied que les siens propres, « leur apprenant à lire, les peignant et les habillant de ses propres mains ». Jamais une plainte ni un signe d’impatience. Tout son temps libre, elle le réservait aux pauvres, pour lesquels elle travaillait sans cesse. Dans une chambre écartée, elle avait organisé une abondante pharmacie ; et de toutes parts, pauvres et malades accouraient vers elle.
Cette vertu n’allait pas sans révoltes intérieures d’une nature ardente, plus disposée à dominer qu’à s’humilier. La religion pacifiait tout cela, ramenait dans l’âme et sur les traits du visage la douceur et la sérénité. En 1603, Mme de Chantal s’était fait affilier à la congrégation des Franciscains, « afin de participer aux biens qui se font en icelle ». Elle avait obtenu de son beau-père que la messe de fondation de Bourbilly fût transférée à Monthelon, et qu’on la lui dît tous les jours. Pendant le carême, elle se levait de grand matin, montait à cheval, et allait entendre le sermon à Autun, puis, à jeun, remontait à cheval, et passant par de petites rues pour n’être ni vue, ni arrêtée, elle repartait au grand trot pour Monthelon, où elle arrivait à l’heure où le vieillard, qui l’aimait à sa manière et tenait à sa présence, avait coutume de se mettre à table. « Elle se contentait, nous dit sa biographe, d’ouïr la parole de Dieu et la cacher en son cœur, pour la réduire en pratique. » Tant de ferveur, de patience, de courage et d’humble résignation n’allait pas tarder à recevoir leur mystique récompense.