Sainte Jeanne de Chantal
CHAPITRE IV
A L’ÉCOLE DE LA SAINTETÉ
Il était d’usage, à Dijon, que le « corps de ville » fît appel à quelque prédicateur réputé pour prêcher le carême et l’avent. Or, le 3 août 1603, sur proposition du maire, on décida de s’adresser pour l’année suivante à « messire François de Sales, prince-évêque de Genève », « personnage de grande doctrine en la théologie », et dont le renom ne faisait que croître. Celui-ci, en dépit de toutes les difficultés qui semblaient se conjurer pour mettre obstacle à ce dessein, se sentit « l’âme tirée par Dieu » et « secrètement forcé » de répondre à cet appel qui semble « l’avoir fort surpris », et, par une lettre charmante qui nous a été conservée, il accepta de venir prêcher à Dijon, non pas l’avent, mais le prochain carême. L’affaire fut conclue, et, au début du mois de mars 1604, M. de Sales s’acheminait vers la vieille cité bourguignonne.
De son côté, M. Frémyot engageait sa fille à venir à Dijon passer le temps du carême et entendre un orateur dont on disait tant de bien. Mme de Chantal fit agréer ce projet à son terrible beau-père et elle se mit en route avec ses enfants pour la maison paternelle, heureuse de s’y retrouver et, à son insu, marchant vers son destin.
Elle n’arriva que le premier vendredi de carême (5 mars 1604), et, le jour même, elle se rendit à la Sainte-Chapelle pour entendre le sermon. Quand François de Sales monta en chaire, elle « connut, au premier regard qu’elle jeta sur lui », — on devine avec quel émoi ! — « que c’était celui-là même que Dieu lui avait montré pour directeur ».
L’évêque de Genève avait trente-six ans. Il était grand, d’aspect robuste, le visage plein, allongé par la barbe, la lèvre fine, prête au sourire, le regard pénétrant et bon, le front haut, puissant, largement découvert. Ce qu’aucun de ses portraits n’a pu rendre, c’est, quand il priait, prêchait ou officiait, l’espèce de splendeur diffuse qui irradiait de tout son être. Sa physionomie offrait un singulier mélange de bonhomie et d’autorité, de finesse enjouée et de gravité, de majesté même. Sa voix avait un charme de douceur incomparable. Son débit grave et un peu lent, la simplicité noble de ses gestes, la souriante familiarité, l’accent intime, la flamme secrète de sa parole, tout cela enlevait, conquérait les cœurs. C’était une âme, une âme sainte, une âme « céleste », qui s’adressait à d’autres âmes, plus humbles, et qui peu à peu les élevait jusqu’à elle. A Paris, où, deux années auparavant, il avait prêché plus de cent fois, il avait connu de grands succès, et la chapelle royale n’avait pu contenir tous les auditeurs. A Dijon, il devait retrouver des triomphes analogues : avec une humilité parfaite il en rapportait tout le mérite, comme tout le fruit, à Dieu.
En cette journée mémorable du 5 mars 1604, quel fut le sujet de son discours ? Nous l’ignorons, — car les quatre ou cinq brefs sommaires en latin qui nous ont été conservés sont relatifs à d’autres sermons de ce même carême ; — mais nous ne pouvons douter que l’impression produite sur Mme de Chantal ne fût très vive. « J’admirais tout ce qu’il faisait et disait, a-t-elle déclaré, et le regardais comme un ange du Seigneur. » « Tous les jours, elle faisait mettre son siège à l’opposite de la chaire du prédicateur, pour le voir et ouïr plus à souhait. » Et lui, tout absorbé qu’il fût par son sermon, avait bien remarqué cette pieuse auditrice, et reconnu en elle « celle que Dieu lui avait autrefois montrée ». Voulant savoir qui elle était, il s’adressa au propre frère de la baronne, l’archevêque de Bourges, avec lequel il avait eu, au sujet de biens ecclésiastiques, conférés par le Roi, une contestation, vite apaisée d’ailleurs : « Dites-moi, je vous supplie, demanda-t-il, quelle est cette jeune dame, claire-brune, vêtue en veuve, qui se met à mon opposite au sermon, et qui écoute si attentivement la parole de vérité ? »
Il n’allait pas tarder à la connaître de plus près. L’évêque de Genève était descendu chez un ami intime du président Frémyot, M. de Villers, avocat du roi. Il vint souvent dîner chez M. Frémyot et chez son fils. Là, et chez d’autres amis communs, il rencontrait Mme de Chantal qui « le suivait partout, tant qu’elle pouvait ». Il se plaisait chez les Frémyot, qui tous lui faisaient fête à qui mieux mieux. Il aimait « d’une affection totalement filiale » le président, dont il admirait et consultait « la belle bibliothèque », et qui, de son côté, « ne pouvait assez hautement louer sa sainte, utile et très agréable conversation ». Et surtout il se sentait tout particulièrement attiré vers cette âme, qu’il devinait unique, de jeune femme, sur laquelle il avait sans doute déjà des vues, et qu’il étudiait avec sa perspicacité coutumière. Un jour il lui demanda si elle songeait à se remarier, et sur sa réponse négative : « Eh bien ! dit-il, il faudrait mettre à bas l’enseigne. » Innocente coquetterie ou simple habitude mondaine, « elle portait encore certaines parures et gentillesses permises aux dames de qualité après leur second deuil ». Dès le lendemain, les « gentillesses » disparurent, au grand contentement de l’évêque. Mais le sacrifice, à son gré, n’avait pas été complet. En dînant, il remarqua encore « des petites dentelles de soie à son attifet de crêpe » : « Madame, observa-t-il, si ces dentelles n’étaient pas là, laisseriez-vous d’être propre ? » Le soir même, en se déshabillant, elle les décousit elle-même. Un autre jour, « voyant des glands au cordon de son collet », il lui dit : « Madame, votre collet laisserait-il d’être bien attaché, si cette invention n’était pas au bout du cordon ? » Sur-le-champ, elle prit ses ciseaux et coupa les glands. L’épreuve, cette fois, était décisive.
Bien qu’elle « mourût d’envie » de se confier à un aussi saint personnage, elle n’osait le faire à cause des engagements que son autre directeur lui avait fait souscrire. Celui-ci, s’étant absenté quelque temps, de peur qu’elle ne lui échappât, avait placé auprès d’elle, comme surveillante, une de ses filles spirituelles qui avait pour mission de ne la point quitter d’une semelle. Le mercredi saint, Mme de Chantal subit « une si furieuse attaque de tentation » qu’elle dut aller chercher quelque calme auprès de M. de Sales. Elle avait réussi à écarter sa surveillante, et tandis qu’elle découvrait son âme à moitié, — car ses scrupules ne l’abandonnaient pas, — son frère, l’archevêque de Bourges, gardait la porte de la salle, pour que personne ne pût entrer. Scène d’un haut comique dans sa gravité, et que la rieuse Jeanne devait plus tard, j’imagine, conter avec un demi-sourire. De cet entretien « elle sortit tellement rassérénée qu’il lui semblait qu’un ange lui avait parlé ». La semaine suivante, elle exprima au pieux évêque son grand désir de recevoir les sacrements par lui. Il y fit, « pour l’éprouver », quelque difficulté ; mais enfin il y consentit, « et Dieu lui donna dans cette confession de si grands sentiments et lumières pour le bien et la conduite de sa pénitente, et sentit loger cette âme si intimement dans la sienne, que lui-même entrait en profonde considération, ainsi qu’il dit par après ». Cependant, elle n’osait pas encore se dégager de son jaloux directeur ; et François de Sales, toujours prudent et discret, la rassurait, la calmait, s’accommodant d’un partage qui conciliait tout, et où elle crut tout d’abord « trouver son compte ».
Partout où il passait, l’évêque de Genève excitait l’admiration et la gratitude universelles par son ardent, son inlassable amour des âmes. Il se faisait tout à tous. A Dijon, non content de confesser et de prêcher le carême à la Sainte-Chapelle, il avait réuni aux Ursulines les dames pieuses de la ville et il leur faisait des instructions familières sur la vie dévote. Mme de Chantal ne manquait point de s’y rendre. Du premier coup, elle l’avait deviné, aimé et vénéré. « Dès le commencement que j’eus l’honneur de le connaître, a-t-elle dit, je l’admirais comme un oracle, je l’appelais saint du fond de mon cœur et le tenais pour tel. » Et ailleurs : « Son maintien si digne et si saint me touchait à ce point que je ne pouvais retirer mes yeux de dessus lui. Ses paroles ne m’édifiaient pas moins : il parlait peu, mais d’une manière si sage, si douce, si propre à satisfaire ceux qui le consultaient, que je n’estimais aucun bonheur comparable à celui d’être auprès de lui, d’entendre les paroles de sagesse qui sortaient de sa bouche, et pour cela, comme pour voir la sainteté de ses actions, je me serais estimée trop heureuse d’être la dernière de ses domestiques. »
Le jeudi saint, le jeune archevêque de Bourges disait sa première messe ; l’évêque de Genève l’assistait, et comme tous les autres prêtres, devait communier de sa main. « Il se mit à genoux au bas du marchepied, et se traîna en cette posture jusqu’à l’endroit du milieu de l’autel pour recevoir la sainte communion avec tant de dévotion, qu’il tira les larmes de tout le peuple. Il semblait rayonner de toute la tête, surtout au moment où le jeune Frémyot, le cœur ému et les yeux en larmes, déposa la sainte hostie sur les lèvres du saint évêque. » Mme de Chantal fut témoin du prodige, qu’elle signala à l’une de ses cousines, et l’on juge de son émotion quand, le même jour, ayant déclaré qu’elle comptait se rendre en pèlerinage à Saint-Claude, elle entendit François de Sales lui proposer de s’y retrouver : elle « sentit une grande joie de cette espérance ».
Il quitta Dijon le mardi de Quasimodo. Le peuple « qui était fort content de lui » s’assembla en foule dans la cour de l’abbaye de Saint-Étienne, qu’occupait l’archevêque de Bourges et lui prodigua les témoignages les plus touchants de la plus respectueuse gratitude. On ne voulait pas le laisser partir ; on sollicitait sa bénédiction ; on proposait même de le porter à bras d’hommes jusqu’à Annecy. Le maire et les échevins vinrent le remercier de sa peine et de son zèle, et lui offrirent divers beaux présents, qu’il refusa, « ayant fait vœu contraire ». « Je ne veux que vos cœurs », protestait-il. Il les emportait avec lui. « Je ne rencontrai jamais, écrivait-il un peu plus tard, un si bon et si gracieux peuple, ni si doux à recevoir les saintes impressions. » La voiture put enfin s’ébranler. On le reconduisit avec honneur jusqu’à Saint-Jean de Losne.
La veille, il était venu faire ses adieux à la famille du président Frémyot. « Madame, dit-il à Jeanne de Chantal, Dieu me force de vous parler en confiance. Sa bonté me fait cette grâce que, dès que j’ai le visage tourné du côté de l’autel pour célébrer la sainte messe, je n’ai plus de pensées de distraction ; mais depuis quelque temps vous me venez toujours autour de l’esprit, non pas pour me distraire, ains pour me plus attacher à Dieu ; je ne sais ce qu’il me veut faire entendre par là. » Et au premier relais, il lui envoya ce court billet : « Dieu, ce me semble, m’a donné à vous. Je m’en assure toutes les heures plus fort. C’est tout ce que je vous puis dire ; recommandez-moi à votre bon ange. » Le pacte d’amitié mystique était scellé entre eux.
La veille de la Pentecôte, Mme de Chantal fut prise d’une mortelle angoisse : pour suivre la volonté de Dieu, devait-elle « se ranger totalement sous la conduite du saint Évêque », ou bien revenir à son ancien directeur ? De guerre lasse, elle fait appel à son confesseur, le Père de Villars, recteur des Jésuites, « homme profond en science, et d’une éminente piété et religion », lequel lui affirme « avec des sentiments de Dieu extraordinaires » que sans hésitation possible elle devait accepter la direction de Monseigneur de Genève. Rassurée par ces discours, elle fut bientôt reprise de scrupules. Son premier directeur était revenu : sans la blâmer de ce qu’elle avait fait, et même en l’autorisant à écrire à François de Sales, il insistait sur la nécessité d’un directeur unique et la pressait de renouveler ses vœux. Le saint évêque, comme s’il hésitait un peu à contracter les derniers engagements, à moins que ce ne fût par discrétion, prudence, désir de ne rien brusquer et de mieux connaître la vraie volonté divine, le saint évêque écrivait de fort belles lettres, charmantes et affectueuses, demandant le nom et l’âge des enfants « qu’il tient pour siens devant Dieu », mais se tenant dans les généralités, ne disant ni oui ni non, et se gardant bien de trancher dans le vif. Enfin il déclara qu’il fallait se revoir, d’abord à Thonon, puis à Saint-Claude, où sa mère avait fait vœu de se rendre en pèlerinage. Jeanne de Chantal n’eut que le temps d’aller à Fontaine-lez-Dijon prier saint Bernard, pour lequel elle avait une dévotion particulière et, rassérénée par le souvenir d’une vision qu’elle avait eue naguère, accompagnée de la présidente Brulart et de l’abbesse du Puy d’Orbe, elle partit pour Saint-Claude « avec une grande allégresse intérieure ».
Elle arriva le 21 août dans la charmante petite ville qu’encadre de façon si pittoresque tout un cirque de verdoyantes montagnes. François de Sales, de son côté, y arrivait avec sa mère, Mme de Boisy, et sa jeune sœur, Jeanne de Sales. Les salutations et présentations faites, l’évêque laisse les quatre autres femmes ensemble et, prenant Jeanne de Chantal à part, « il lui fait raconter tout ce qui s’était passé en elle, ce qu’elle fit avec une si grande clarté, simplicité et candeur, qu’elle n’oublia rien ». Lui écoute attentivement, mais ne répond rien, et ils se séparent. Le lendemain matin, il va la trouver. « Il paraissait tout las et abattu : « Asseyons-nous, lui dit-il, je suis tout las et n’ai point dormi, j’ai travaillé toute la nuit à votre affaire. Il est fort vrai que c’est la volonté de Dieu que je me charge de votre conduite spirituelle, et que vous suiviez mes avis. » Un instant de silence ; puis, levant les yeux au ciel : « Madame, vous le dirai-je ? Il le faut dire, puisque c’est la volonté de Dieu. Tous ces quatre vœux précédents ne valent rien qu’à détruire la paix d’une conscience. Ne vous étonnez pas si j’ai tant retardé à vous donner une résolution : je voulais bien connaître la volonté de Dieu, et qu’il n’y eût rien de fait en cette affaire que ce que sa main ferait. » — « J’écoutais, a dit Jeanne, le saint prélat, comme si une voix du ciel m’eût parlé ; il semblait être dans un ravissement, tant il était recueilli, et allait quérir ses paroles l’une après l’autre, comme ayant peine à parler. » Le même jour, à la messe, tandis qu’elle renouvelait ses vœux d’obéissance, de pauvreté et de chasteté, lui-même, « élevant le très saint sacrement de l’autel, à la vue de la divine Majesté, de la très sainte Vierge Notre-Dame, de son bon ange, et de celui de ladite Jeanne-Françoise Frémyot, sa très chère fille, et de toute la cour céleste », « réitérait et confirmait son vœu solennel de perpétuelle chasteté », et il « promettait de conduire, aider, servir et avancer ladite Jeanne-Françoise Frémyot, sa fille, le plus soigneusement, fidèlement et saintement qu’il saurait en l’amour de Dieu et perfection de son âme ». Et il remettait à sa fille spirituelle l’acte écrit qu’enregistraient ces déclarations solennelles. Le même jour, elle commençait sa confession générale, qui fut terminée le 25. Il lui donna une règle de vie ; et le 28, elle retournait à Dijon, heureuse d’être enfin affranchie de cette « captivité intérieure » où son âme était tenue jusqu’alors.
Rentrée à Dijon, elle s’empresse d’aller en pèlerinage à l’église de Notre-Dame de l’Étang où, quelques mois auparavant, elle avait accompagné François de Sales, et, « en présence de la glorieuse Vierge Marie », elle y renouvelle ses vœux, et en dresse l’acte qu’elle signe de son sang sur l’autel. Ses troubles étaient revenus : inquiétude au sujet de son premier directeur, « tentations de la foi ». Il fallut que l’évêque de Genève lui écrivît une longue et admirable lettre pour la rassurer, la prémunir et la calmer. Ce tendre et ce doux n’est point un directeur « mollet » : il libère, mais il mortifie : « Il sera bon d’appliquer quelquefois cinquante ou soixante coups de discipline, ou trente, selon que vous serez disposée. C’est grand cas comme cette recette s’est trouvée bonne en une âme que je connais… Mais de ce troisième remède, il en faut user modérément, et selon le profit que vous en verrez réussir par l’expérience de quelques jours. » Et il entre dans le détail des exercices de piété, des devoirs quotidiens, des règles à suivre pour l’éducation des enfants. Mais si rigoureuse que puisse, tout au fond, nous paraître sa direction, elle n’est point rude, inhumaine et contraignante ; elle est toute parfumée de tendresse. Sa grande règle, qu’il écrit « en grosses lettres » est la suivante : « Il faut tout faire par amour et rien par force ; il faut plus aimer l’obéissance que craindre la désobéissance. » Et pour apaiser tous les scrupules de sa pénitente, écoutez de quel ton il lui parle et l’encourage : « Ma très chère sœur, sachez que dès le commencement que vous conférâtes avec moi de votre intérieur, Dieu me donna un grand amour de votre esprit. Quand vous vous déclarâtes à moi plus particulièrement, ce fut un lien admirable à mon âme pour chérir de plus en plus la vôtre, ce qui me fit vous écrire que Dieu m’avait donné à vous, ne croyant pas qu’il se pût plus rien ajouter à l’affection que je sentais en mon esprit, et surtout en priant Dieu pour vous… Chaque affection a sa particulière différence d’avec les autres. Celle que je vous ai a une certaine particularité qui me console infiniment, et, pour dire tout, qui m’est extrêmement profitable… Je n’en voulais pas tant dire, mais un mot tire l’autre, et puis je pense que vous le ménagerez bien. » Et à propos de l’Église qui « ne nous enseigne point de prier pour nous en particulier, mais toujours pour nous et nos frères chrétiens » : « Il ne m’était jamais arrivé, dit-il, sous cette forme de pensée générale, de porter mon esprit à aucune personne particulière : depuis que je suis sorti de Dijon, sous cette parole de nous, plusieurs personnes qui se sont recommandées à moi me viennent en mémoire ; mais vous, presque ordinairement la première, et quand ce n’est pas la première, qui est rarement, c’est la dernière pour m’y arrêter davantage. Se peut-il dire que cela ? Mais, à l’honneur de Dieu, que ceci ne se communique point à personne ; car j’en dis un petit trop, quoiqu’avec toute vérité et pureté. »
Il faudrait, pour commenter une telle page, où l’amitié la plus tendre et la plus chastement spirituelle s’enveloppe de tant de pudeur et la ferveur religieuse de tant de poésie, une plume aussi ingénieusement délicate que celle du saint évêque de Genève. Et l’on conçoit que Mme de Chantal ait pu dire : « Je l’avais en telle vénération que, quand je recevais de ses lettres, je les ouvrais et les lisais à genoux, et les baisais par révérence et dévotion, et recevais ce qu’il me disait, comme provenant de l’esprit de Dieu. »
En même temps qu’à Mme de Chantal, il écrivait à son frère, l’archevêque de Bourges, qui lui avait demandé des conseils sur la prédication, à son père, le président Frémyot qui lui demandait des conseils de direction. « Je vous supplie, disait-il à ce dernier, d’ôter le plus de vos affections de ce monde que vous pouvez, et, à mesure que vous les arracherez, de les transplanter au Ciel. » Voulait-il déjà préparer le vieillard aux séparations qui allaient suivre et que déjà il prévoyait ? En tout cas, M. Frémyot devait plus tard se rappeler ces pressantes exhortations.
Ainsi intimement associée à la vie intérieure de François de Sales, Mme de Chantal n’a pourtant pas, du premier coup, trouvé la paix de l’âme à laquelle elle aspire. Elle se demande encore si le choix qu’elle a fait de son saint directeur est le bon. Ses tentations, surtout contre la foi et contre l’Église, redoublent. Éprise de perfection comme elle l’est, mais trop ardente, trop impatiente, elle voudrait brûler les étapes et s’élever sans coup férir, d’un premier élan, jusqu’au sommet de la vie mystique. Et elle retombe sur elle-même : elle a des défaillances, des chutes dans le noir, des aridités, des sécheresses, des amertumes ; les sources de la sensibilité religieuse semblent taries en elle. Elle souffre, elle dépérit, même physiquement, et elle s’applique à la lettre la divine parole : « Mon âme est triste jusqu’à la mort. » Dans cette nouvelle crise, l’évêque de Genève la soutient, l’éclaire de ses conseils, de son expérience, de sa tendresse fraternelle. Il la rassure, la calme, lui prêche la patience, qui « est d’autant plus parfaite qu’elle est moins mêlée d’inquiétude et d’empressement » ; il lui indique les meilleurs moyens de repousser l’assaut de « l’ennemi » ; il la conjure d’« acquiescer entièrement » à la volonté de Dieu : « il veut que vous le serviez sans goût, sans sentiment, avec des répugnances et convulsions d’esprit » ; il lui prodigue les témoignages de la plus touchante affection. « Et courage, ma chère âme, s’écrie-t-il… Voyez-vous, ma fille, mon âme,… ne craignez nullement, je vous supplie, de me donner aucune peine ; car je proteste que ce m’est une extrême consolation d’être pressé de vous rendre quelque service… » Enfin, ils décidèrent de se revoir encore, à Sales cette fois, aux fêtes de la Pentecôte de 1605.
Mme de Chantal y arrive le 21 mai. Elle avait obtenu « assez difficilement » de son père et de son beau-père « la permission » de faire ce voyage. Le saint était allé au-devant d’elle, et dans une grange où, trois heures durant, il s’était arrêté pour l’attendre, « il avait eu de hautes pensées sur sa venue ». Il lui fit faire une confession générale, lui fit renouveler ses vœux. Il était « ravi de joie » des dispositions où il la voyait. A la fin, ce dialogue s’engagea entre eux, que la mère de Chaugy nous a heureusement conservé : « C’est donc tout de bon que vous voulez servir à Jésus-Christ ? — Tout de bon, dit-elle. — Donc, vous vous dédiez toute au pur amour. — Toute, répliqua-t-elle, afin qu’il me consume et qu’il me transforme en soi. — Est-ce sans réserve que vous vous y consacrez ? — Oui, sans réserve, je m’y consacre. — Méprisez-vous donc tout le monde comme fiente et ordure, pour avoir Jésus-Christ et sa bonne grâce ? — Je le méprise, dit-elle, de toute mon âme ; et il m’est en horreur. — Pour conclusion, ma fille, vous ne voulez donc que Dieu ? — Non, répliqua-t-elle, je ne veux que lui, pour le temps et l’éternité. »
Ces quelques jours passés dans une entière intimité d’âme furent, pour l’un et pour l’autre, « de grandes bénédictions ». Souvent Jeanne de Chantal avait eu le vif désir de se faire religieuse. « O mon Dieu, mon Père, disait-elle, hé ! ne m’arracherez-vous point au monde et à moi-même ? » L’évêque de Genève calmait de son mieux cette ferveur. Manifestement, il avait des vues, et depuis longtemps, sur sa fille spirituelle. Mais, suivant son habitude, il les laissait mûrir et se préciser ; il avait horreur d’agir avec précipitation ; une vocation ne lui paraissait sérieuse que si elle subissait victorieusement l’épreuve du temps. « Il y a quelques années, déclara-t-il un jour à sa pénitente, que Dieu m’a communiqué quelque chose pour une manière de vie ; mais je ne vous le veux dire d’un an. » Il ne s’expliqua pas davantage, et elle s’abstint toujours de l’interroger. Mais un autre jour qu’elle exprimait vivement son ardent désir de quitter le monde, il lui fit une réponse tardive, grave et sérieuse : « Oui, dit-il, un jour vous quitterez toutes choses, vous viendrez à moi, et je vous mettrai dans un total dépouillement et nudité de tout pour Dieu. » Mais il n’estimait pas le moment venu. « Il me renvoya, disait-elle plus tard, avec cette recommandation, de ne penser qu’à demeurer dans ma condition viduale. » Et elle, toujours docile, se soumettait entièrement à cette auguste volonté.
Non content de lui tracer tout un programme de vie, il ne perdait pas une occasion de la mortifier dans ses goûts et dans ses habitudes. Elle n’aimait pas de certains mets : olives, limaces fricassées ; il lui en servait, « de quoi son estomac se souleva ». Ayant appris qu’elle appelait sa femme de chambre de grand matin, quand elle se levait pour faire son oraison, il l’en blâma sévèrement, ne voulant pas que sa dévotion fût importune à personne. Et elle suivit si bien ses avis que ses domestiques disaient d’elle : « Le premier conducteur de Madame ne la faisait prier que trois fois le jour, et nous en étions tous ennuyés ; mais Monseigneur de Genève la fait prier à toutes les heures du jour, et cela n’incommode personne. »
Après dix jours de grandes joies spirituelles passés au château de Sales, elle revint à Monthelon où bien des tracas d’affaires l’attendaient. Elle partageait à peu près également son temps entre son père et son beau-père. Dès lors, « on vit reluire en elle une sainte liberté d’esprit toute nouvelle, accompagnée de grandes suavités ». Conformément aux prescriptions de l’évêque de Genève, elle régla sa vie avec un soin minutieux. Levée à cinq heures du matin, et l’été même, plus tôt encore, au premier coup de son réveil, sans le secours de personne, elle allumait sa chandelle, quand il le fallait, entrait dans son oratoire et faisait une heure d’oraison mentale, puis ses prières quotidiennes. Après quoi, elle se peignait et s’habillait seule et sans feu, quelque froid qu’il fît. Quand ses enfants étaient levés, elle présidait à leurs prières, à leurs exercices de piété. Puis elle allait donner le bonjour à son beau-père et l’aider à s’habiller, « quand il le voulait souffrir, car il n’en était pas toujours d’humeur ». Tous les jours elle entendait la messe. A table, elle veillait à ce que les conversations fussent toujours édifiantes. Après le repas, elle se faisait apporter son ouvrage. Tous les jours, elle apprenait à lire à ses enfants, à ceux de la maîtresse-servante, leur faisait le catéchisme, lisait elle-même une demi-heure. Avant le souper, une méditation pieuse, le chapelet ; après, « quand il n’y avait pas compagnie, et que son beau-père l’agréait », devant toute la famille réunie, elle lisait « quelque bonne instruction ». Puis elle se retirait dans sa chambre avec ses enfants et « sa petite suite », présidait aux prières en commun, donnait de l’eau bénite, et la bénédiction à ses enfants, les faisait coucher, et, avant de se coucher elle-même, restait encore une demi-heure en prières, et lisait quelques-uns des avis de son saint directeur et le « point de méditation » du lendemain. Dieu humanisé, tel était l’objet perpétuel de sa méditation pieuse : elle faisait de l’exposition des Évangiles, par un certain Père Ludolphe, sa lecture quotidienne. « Sa plus chère récréation, nous dit-on, était de chanter des chansons spirituelles : surtout elle aimait les Psaumes de David mis en vers par M. Philippe Desportes, abbé de Tiron. Elle avait toujours ce livre avec elle, même quand elle allait par les champs ; elle le faisait pendre dans un petit sac à l’arçon de sa selle, afin de chanter et louer Dieu le long du chemin. »
A ces pieuses pratiques elle joignait toute sorte de mortifications corporelles et spirituelles. Elle se servait elle-même, et ses femmes de chambre ne pouvaient l’empêcher de faire son lit et de balayer son cabinet. Se souvenant sans doute des premières observations de François de Sales, elle bannit de sa mise toute coquetterie. « Elle prit une coiffure sans façon, des nages noires ; un bandeau de crêpe et une coiffe de taffetas noir ; son collet fort petit, joignant au cou, de toile épaisse sans empois, et des manchettes basses, larges de deux doigts ; sa robe d’étamine si simple, qu’elle ne voulut pas seulement y souffrir un galon ; sa jupe de sergette noire, et ne voulut jamais user de bas de soie. » Enfin, suprême sacrifice, et qui dut lui coûter : elle avait de très beaux cheveux, et elle les avait autrefois frisés et poudrés : « elle y avait de l’attache » ; pour se punir de cette vanité, elle les coupa et les jeta au feu. L’évêque de Genève n’aurait guère pu reconnaître cette élégante et jolie veuve claire-brune, qui avait naguère attiré son attention.
A cause de sa délicate complexion, on lui interdisait les grands jeûnes. Elle s’ingéniait à se faire servir et elle mangeait de préférence les mets qu’elle n’aimait pas, « tournant son goût à toutes mains », et sans qu’on s’en aperçût autour d’elle, elle faisait réserver pour ses pauvres les viandes délicates ou recherchées qui garnissaient son assiette. Elle jeûnait le vendredi et le samedi ; elle faisait un fréquent usage de la discipline et de la ceinture. Elle qui eût été aisément si vive et si autoritaire, elle se domptait au point de n’être que douceur. La maîtresse-servante, qui la jalousait sans doute, et que tant de perfection chrétienne devait irriter et exaspérer au dernier degré, multipliait les « aigreurs » à son égard et « lui faisait mille niches » : la pauvre baronne souffrait ces mauvais procédés avec une patience inaltérable, rendait le bien pour le mal, prenant même contre ceux qui la détestaient la défense de l’odieuse créature, acceptant cette croix et s’efforçant d’en tirer moralement profit.
Sa charité pour les pauvres, les malades, les infirmes était inépuisable. Il faut lire dans les Mémoires de la mère de Chaugy le détail, émouvant comme les plus belles pages de la vie des saints, de cette prodigieuse activité charitable. Les plaies les plus affreuses, les maladies les plus repoussantes, les soins les plus répugnants, rien ne rebute cette humble héroïne du devoir chrétien. De ses mains délicates, elle lave, elle panse, « ôtant le pus et la chair pourrie, faisant quelquefois cette charité à genoux ». « Des personnes qui étaient alors à son service nous ont assuré qu’elles lui avaient vu souvent baiser les plaies des pauvres, et appliquer ses bénites lèvres sur des plaies si horribles qu’elles frémissaient d’y appliquer leurs regards. Tous les jours elle allait faire le lit et nettoyer les immondices des malades du village… Tous les dimanches et fêtes, un peu après le dîner, elle prenait congé de son beau-père, et allait à pied, avec deux de ses servantes, par les maisons de la paroisse, visiter les malades », lisant et chantant les Psaumes traduits par Desportes. C’est elle qui se réservait le soin de laver et d’ensevelir tous les morts de la paroisse. C’est elle-même qui prenait les haillons des misérables qui venaient à elle, qui les faisait bouillir dans l’eau pour en ôter la vermine, qui les recousait et les rapiéçait. On ne pouvait lui causer de plus grande joie que de lui amener des malheureux abandonnés sur les grands chemins.
Un jour, on lui amène un pauvre garçon « tout ladre » (lépreux) et atteint de « haute rache » (teigne). Elle le met dans un lit, le tond, le nettoie, va elle-même brûler ses cheveux, lui donne à manger, plusieurs mois durant, lui prodigue les soins les plus minutieux, « ne se bouchant jamais le nez », l’instruisant, le veillant, vers la fin, des nuits entières, et quand il meurt, très chrétiennement, l’embrassant et le bénissant avec de douces paroles, puis le lavant et l’ensevelissant, en dépit des paroles de blâme que lui adresse son entourage.
Un autre jour, c’est une pauvre femme, délaissée de son mari, et dont un cancer ronge le visage : « c’était une chose effroyable à voir et insupportable à sentir ». Trois fois par jour, pendant près de trois ans et demi, Mme de Chantal va la panser. De tous côtés on essaie de la détourner de ce charitable office. Son père lui écrit : « En vertu de toute l’autorité et le pouvoir qu’un père a sur sa fille, je vous défends de ne plus toucher cette femme chancreuse ; que si vous ne vous souciez pas de vous-même, ayez pitié de ces quatre beaux enfants que Dieu vous a laissés et desquels il vous fera rendre compte. » Elle obéit, mais elle continue à préparer les pansements et à les porter à la malheureuse, « s’abstenant seulement de la toucher ». Au moment de la mort, elle s’ingénie à la faire communier, et elle lui procure une fin douce et chrétienne. — Dans tout le pays sa charité l’a rendue célèbre. On vient à elle de toutes parts ; on ne l’appelle plus, d’un beau nom qui s’est perpétué, que notre bonne Dame.
Pendant l’été de 1606, elle se trouvait à Bourbilly pour présider à ses vendanges. Une violente épidémie de dysenterie s’étant déclarée dans la région, elle se consacre entièrement au service des malades. Tous les matins, avant l’aurore, elle a déjà fait son heure d’oraison mentale, et elle va porter des remèdes dans le village, et, en dépit de ses « répugnances », « nettoyer les immondices ». Après quoi, elle entend la messe, prend un peu de repos et de nourriture, et se remet en route pour porter des secours aux maisons plus éloignées. Le soir venu, nouvelle visite aux malades du village : puis on lui rend compte de tout ce qui s’est fait dans la journée : elle a l’œil à tout, « et jamais ses dévotions ne la rendirent moins vigilante à conserver et accroître les biens de ses enfants ». Le soir, retirée dans son oratoire, on vient souvent l’appeler pour assister des moribonds, et elle passe une partie de la nuit à genoux auprès d’eux, priant pour eux ou les exhortant. En sept semaines, il ne se passe pas un jour qu’elle n’eût à laver et à ensevelir deux et parfois trois ou quatre cadavres. Enfin, à bout de forces, elle tomba elle-même gravement malade. On la crut et elle se crut perdue : « Dans cette pensée, elle se força d’écrire à son beau-père pour lui demander pardon et lui recommander ses orphelins. » Ce fut partout un émoi et une désolation indicibles : tout le monde l’aimait et la vénérait comme une sainte. Une nuit, elle eut l’idée de faire un vœu à la Sainte Vierge : la guérison fut si prompte que, le lendemain matin, ayant mis rapidement ordre à ses affaires, elle put monter à cheval et repartir au grand trot pour Monthelon, où son beau-père et ses enfants se lamentaient et où elle fut reçue « avec une grande jubilation, et comme une personne ressuscitée ». Elle ramenait avec elle une pauvresse et son enfant ramassés sur la route : le vieux baron l’autorisa à les garder à la maison.
Il semble que ce fut peu après son retour de Sales que, dans son ardent désir d’être toute à Dieu et de mettre entre le monde et elle une barrière définitive et infranchissable, elle eut l’idée, que blâma plus tard le pieux évêque, de s’infliger une mortification suprême. Un jour, devant son crucifix, avec un fer rouge, elle se grava sur la poitrine le nom de Jésus, « et cela si profondément, qu’elle ne pouvait étancher le sang qui sortait de cette plaie ». De son sang, elle écrivit de « nouveaux vœux et promesses à Dieu ». Elle était désormais, s’il en était besoin, bien protégée contre elle-même.
De plus en plus elle aspirait à la vie religieuse. Saint François de Sales ne voulait pas encore se prononcer ; il inclinait même au non. « Et qu’ai-je appris jusques à présent ? disait-il. Qu’un jour, ma fille, vous devez tout quitter ; c’est-à-dire, afin que vous n’entendiez pas autrement que moi, j’ai appris que je vous dois un jour conseiller de tout quitter. Je dis tout ; mais que ce soit pour entrer en religion, c’est grand cas, il ne m’est encore point arrivé d’en être d’avis. » Dieu sans doute l’éclairerait un jour. Pour l’instant, il conseille la résignation, le calme, la soumission au devoir présent. Mais il suit, il encourage, il soutient dans son ascension cette âme éprise de perfection, qu’il admire et qu’il aime de plus en plus. Affection « blanche plus que la neige, pure plus que le soleil », profonde pourtant, et qui, pour s’exprimer, prodigue les effusions les plus tendres, les mots les plus caressants : « Non, il ne sera jamais possible que chose aucune me sépare de votre âme ; le lien est trop fort. La mort même n’aura point de pouvoir pour le dissoudre, puisqu’il est d’une étoffe qui dure éternellement. » « Ma chère fille, ma très chère fille, à qui je suis ce que sa divine Majesté veut que je sois et qui ne se peut dire… » « Que mon âme aime la vôtre ! » Mme de Chantal ayant détruit, par humilité, et peut-être aussi par un sentiment bien naturel de pudeur féminine, la plupart de ses lettres à l’évêque de Genève, nous nous représentons moins exactement son affection pour lui ; mais nous la devinons et, à travers les lettres du saint, nous en percevons l’écho. Elle file une pièce de serge qu’elle fait teindre en violet et qu’elle lui envoie pour ses étrennes, afin qu’il s’en fasse faire une soutane ; elle se préoccupe de sa santé, et en termes qui durent être très pressants, puisqu’il lui promet de se ménager ; elle souhaite de mourir avant lui. Elle accepte tout de lui avec une docilité admirable, sans doute parce qu’elle voit en lui l’agent de transmission de la volonté divine, mais aussi, comme eût dit Montaigne, « parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Et lui, cet « amoureux des âmes », il est si sûr de cette âme-là, qu’il lui confie tout, ses travaux « sans mesure », ses fatigues, ses lassitudes physiques et morales, ses peines et ses joies de convertisseur, et même, sinon ses succès, tout au moins ses intimes émotions de prédicateur. Et il s’étonne lui-même de ces confidences : « A quel propos dis-je ceci ? Je ne sais, sinon que je n’ai pu m’empêcher de vous le dire. » Et encore : « O mon Dieu, à qui dirais-je ces choses, sinon à ma chère fille ? » Un jour, il a été « dix semaines entières » sans recevoir « un seul brin de ses nouvelles » : il s’alarme, et « sa belle patience perd presque contenance dedans son cœur ». Enfin, un paquet de lettres arrive : « Oh ! qu’il fut le bienvenu, et que je le caressai ! » Car « sa conscience se tiendrait pour fort coupable, si elle ne correspondait au cœur d’une fille si uniquement aimée ».
Et cette âme lui est si chère qu’il rêve de la voir s’élever au plus haut sommet de la perfection chrétienne. Elle était toujours charmante, et plus d’un songeait pour elle au remariage. Le saint l’apprend, et il s’inquiète, sans doute à tort, et il gronde un peu : « Eh bien ! il s’est passé un peu de vanité, un peu de complaisance, un peu de je ne sais quoi : or, cela n’est rien. Ferme, courage ; nos colonnes sont, ce me semble, bien fondées ; un peu de vent ne les aura pas ébranlées. C’est bien dit, ma fille, il faut couper court et trancher net en ces occasions, il ne faut point amuser les chalands ; puisque nous n’avons point la marchandise qu’ils demandent, il le leur faut dire détroussément, afin qu’ils aillent ailleurs. Et vraiment ce sont des braves gens : ne voient-ils pas que nous avons ôté l’enseigne et que nous avons rompu le trafic que nous pouvions avoir avec le monde ? Il est vrai, notre corps n’est plus nôtre… » Conseils peut-être superflus : Mme de Chantal ne songeait guère, semble-t-il, à se remarier et à « amuser les chalands ». Mais la pensée de son mari lui était toujours présente, et elle n’avait pu se résoudre à revoir le meurtrier involontaire. Le saint évêque lui conseille de ne pas rechercher l’occasion d’une rencontre ; mais si cette occasion se présente, il « veut » qu’elle « y porte un cœur doux, gracieux et compatissant » ; il sait bien que ce cœur « se remuera et renversera », que « son sang bouillonnera ». Mais il la croit capable de cette nécessaire victoire sur elle-même. Il faut « aimer toutes choses. Oui, ajoute-t-il, la mort même de votre mari ; oui, celle de vos père, enfants et plus proches ; oui, la vôtre, en la mort et en l’amour de notre doux Sauveur. » Jeanne de Chantal obéit à la lettre : et elle poussa l’héroïsme chrétien jusqu’à être la marraine d’un enfant du malheureux Louis d’Anzely, et cela, sur l’ordre exprès de François de Sales. Celui-ci n’était pas de ceux qui, comme l’a dit si joliment l’abbé Bremond, « abaissent le Thabor ». Il savait rudoyer à l’occasion : « Ne soyez pas si jalouse de votre esprit, écrivait-il un jour. Eh bien ! sur des nouvelles scabreuses il ressent du trouble ? Ce n’est pas grande merveille qu’un esprit d’une pauvre petite veuve soit faible et misérable. Mais que voudriez-vous qu’il fût ? Quelque esprit clairvoyant, fort, constant et subsistant ? Agréez que votre esprit soit assortissant à votre condition : un esprit de veuve, c’est-à-dire vil et abject de toute abjection, hormis celle de l’offense de Dieu. » Il est vrai qu’il s’empresse bien vite d’ajouter : « Suis-je point trop dur, ma fille ? » Et ce mot, où l’on sent passer comme un frémissement d’humanité et de délicate tendresse, faisait sans doute tout accepter.
Cependant, de part et d’autre, la grâce agissait ; les idées se précisaient ; les vocations s’affermissaient. Définitivement éclairé d’en haut, le saint jugea le moment venu de « prendre une résolution finale » ; mais auparavant, il estima « qu’il fallait encore se voir ». Et au mois de mai 1607, Mme de Chantal se mit en route pour Annecy, la « petite villette » du bon prélat, « sans aucun désir que d’embrasser fidèlement ce que Dieu lui ordonnerait par son entremise ». « J’arrivai, a-t-elle raconté, vers ce saint Père quatre ou cinq jours avant la Pentecôte, pendant lequel temps il me parla beaucoup, me fit rendre compte de tout ce qui s’était passé et se passait en mon âme, sans rien me déclarer de ses desseins, mais seulement me disait de bien prier Dieu, et me remettre entièrement entre ses bénites mains ; ce que je tâchais de faire incessamment. »
Le lundi de la Pentecôte, « l’ayant retirée après la sainte messe, avec un visage grave et sérieux, et une façon de personne tout engloutie en Dieu, il lui dit : « Eh bien ! ma fille, je suis résolu de ce que je veux faire de vous. — Et moi, dit-elle, Monseigneur et mon Père, je suis résolue d’obéir. » Sur cela, elle se mit à genoux. Le Bienheureux l’y laissa, et se tint debout à deux pas d’elle : « Oui-dà, lui répondit-il ; or sus, il faut entrer à Sainte-Claire. — Mon Père, dit-elle, je suis toute prête. — Non, dit-il, vous n’êtes pas assez robuste, il faut être sœur de l’hôpital de Beaune. — Tout ce qu’il vous plaira. — Ce n’est pas encore ce que je veux, dit-il, il faut être carmélite. — Je suis prête d’obéir », répondit-elle. Ensuite, il lui proposa diverses autres conditions pour l’éprouver, et il trouva que c’était une cire amollie par la chaleur divine, et disposée à recevoir toutes les formes d’une vie religieuse telle qu’il lui plairait de lui imposer. Enfin, il lui dit que ce n’était point en toutes ces manières de vie, dont il lui avait parlé, que Dieu la voulait, et là-dessus lui déclara très amplement le dessein qu’il avait de notre cher Institut. « A cette proposition, dit notre Bienheureuse Mère, je sentis soudain une grande correspondance intérieure, avec une douce satisfaction et lumière, qui m’assurait que cela était la volonté de Dieu, ce que je n’avais point senti aux autres propositions, quoique mon âme y fût entièrement soumise. »
La belle scène ! Et comme, à travers la directe et vivante prose de la mère de Chaugy, on voit nettement se dresser devant les yeux de notre âme, dans la vérité simple et grave de leur attitude morale, les deux saints personnages ! Elle, à genoux, abîmée dans sa prière, dépouillée de toute volonté particulière, cire molle entre les mains de Dieu et de son bien-aimé directeur. Et lui, debout, à deux pas d’elle, le regard éperdu, le visage éclairé par l’émotion intérieure, de sa voix basse, douce et lente, il la soumet à une dernière épreuve. Puis, quand il la voit pleinement soumise, prête à tout pour suivre la volonté divine, il lui dévoile tout son dessein. Il a bien compris, l’admirable manieur d’âmes, qu’une personnalité de cette envergure n’est pas faite pour s’asservir à une règle qu’elle n’a pas établie. « C’est merveille, ma fille, lui écrivait-il un jour, comme mon esprit est ferme en cet avis de ne point semer au champ de notre voisin, pendant que le nôtre en a besoin. » Quand on est une Jeanne de Chantal, on n’entre pas dans un ordre fondé par une autre, fût-ce par une sainte Thérèse ; on en fonde un soi-même, qui portera notre marque et qui conviendra aux âmes qui nous ressemblent.
La décision prise, il restait à la mettre à exécution. Si fermement attaché qu’il y fût, François de Sales y voyait toute sorte de difficultés. « Je n’y vois goutte pour les démêler, disait-il ; mais je m’assure que la divine Providence le fera par des moyens inconnus aux créatures. » Comment faire, notamment, pour « arracher d’entre ses proches », un père et un beau-père fort âgés, et quatre enfants encore bien jeunes, une mère et une fille aussi tendrement aimée, aussi scrupuleuse à remplir tous ses devoirs que l’était Jeanne de Chantal ? Et comment enfin installer, pour ses débuts, à Annecy même, sous la main de son fondateur, la congrégation nouvelle ? La pieuse baronne partageait à cet égard toutes les perplexités de l’évêque ; et tous deux pensaient qu’il leur faudrait bien attendre au moins six ou sept ans pour réaliser leur dessein.
« La céleste Providence » en décida autrement. La mère de François de Sales, Mme de Boisy, qui « avait une âme généreuse et noble, mais pure, innocente et simple », aimait très tendrement Mme de Chantal : elle rêvait d’un mariage entre la fille aînée de la baronne, Marie-Aimée, et son propre fils, le jeune baron de Thorens. Interprétant suivant son intime désir un mot aimable, mais sans conséquence, échappé à la charmante veuve, elle persécuta l’évêque, pour que celui-ci, en dépit de sa « répugnance », mît sans tarder « le discours sur le tapis ». Grand fut l’étonnement de Mme de Chantal qui, tout de suite, entrevit « des difficultés impossibles à vaincre pour ce mariage », prévoyant « combien il fâcherait aux deux grands-pères de cette petite de la voir sortir de France ». Était-ce là l’unique raison de sa prudente réserve ? Les de Sales étaient peu fortunés, de petite, quoique ancienne noblesse, et les deux grands-pères, et Jeanne de Chantal elle-même pouvaient trouver que Bernard de Sales était pour une Rabutin-Chantal un médiocre parti. La bonne Mme de Boisy était très pressante. Droite et adroite comme toujours, Mme de Chantal, sans désobliger personne, sut se dérober aux formels engagements.
Quand elle regagna la Bourgogne, il était convenu qu’elle prendrait avec elle la plus jeune sœur de l’évêque de Genève, Jeanne de Sales qui, pensionnaire depuis deux ans à l’abbaye du Puy d’Orbe, ne se sentait pas attirée par la vie religieuse. Peu après son arrivée à Thôtes, chez le président Frémyot, Jeanne de Sales tombait malade et mourait entre les bras de Mme de Chantal, à qui elle était « infiniment chère », et dont la désolation fut extrême : la future sainte était allée jusqu’à offrir à Dieu sa propre vie et celle de quelqu’un de ses enfants en échange de celle de la petite morte, ce dont François de Sales, tout affligé qu’il fût et meurtri dans son « cœur de chair », car il s’avouait « tant homme que rien plus », ne laissa pas de la blâmer affectueusement. « Je vous vois avec votre cœur vigoureux, qui aime et qui veut puissamment, lui écrivait-il à ce sujet, et je lui en sais bon gré, car ces cœurs à demi morts, à quoi sont-ils bons ? » Mais il croyait devoir calmer, pacifier, assagir cette âme naturellement excessive. Ses saintes exhortations portaient leur fruit. Au reçu de sa lettre, Mme de Chantal écrivait sur son livret ces belles paroles, qu’elle relisait tous les jours, soir et matin : « O Seigneur Jésus ! je ne veux plus de choix ! touchez quelle corde de mon luth qu’il vous plaira, à jamais et pour jamais il ne sonnera que cette seule harmonie. Oui, volonté soit faite sur père, sur enfants, sur toutes choses et sur moi-même. »
Un sacrifice moins rude que ceux qu’elle avait si généreusement offerts allait lui être demandé. Devant le cadavre de cette enfant de quinze ans qui venait d’expirer, elle avait, « à la chaude », fait le vœu de donner à la maison de Sales une de ses filles en échange. Sur-le-champ elle se sentit consolée, et en même temps, — car chez elle le sens pratique ne perd jamais ses droits, — elle vit là « le moyen que la Providence avait choisi pour faciliter sa retraite en Savoie et lui servir de planche et de prétexte ». Peu après, elle s’en ouvrit donc à son père. Celui-ci, fort surpris, fit d’abord beaucoup d’objections ; mais elle « tint si ferme sur le point de sa conscience qui était engagée », qu’il finit par consentir, et même, sur la prière de sa fille, par écrire à l’évêque de Genève pour lui dire toute sa profonde satisfaction de cette alliance. « Mais il faut que je confesse, Monseigneur, ajoutait-il, que jamais d’autres forces que celles que Dieu a données à la baronne de Chantal, ma fille, n’eussent su tirer cette petite de dessus mes genoux, d’entre mes bras, ni de devant mes yeux. » La fine baronne était arrivée à ses fins.
Il lui restait à faire le siège des parents du côté paternel qui, ne connaissant pas François de Sales, ne pouvaient admettre qu’on se mariât hors de France et si loin. A force d’adresse et de patience, elle obtint leur agrément. Moins de deux mois après, nous le voyons par une habile et charmante lettre de l’évêque de Genève au vieux baron de Chantal, celui-ci était conquis. On ne résistait pas à l’admirable femme. A Annecy, tout le monde était ravi de ce projet d’union. « Ma mère ne pense qu’à cela, toute la fraternité y conspire », écrivait « notre bon et saint évêque », comme l’appelait, à la grande confusion de l’intéressé, Mme de Chantal ; lui-même se déclarait tout prêt à reporter sur « cette autre encore plus petite sœur », — Marie-Aimée n’avait que dix ans, — toute « l’amitié non seulement fraternelle, mais encore paternelle » qu’il portait à la chère disparue ; et ses lettres sont pleines de mots très délicatement tendres à l’adresse de « notre Marie-Aimée et très aimée ». Évidemment, il se félicite, humainement et mystiquement, de ce nouveau lien qui va l’unir à « sa fille, sa fille très chère et très aimée » : comme elle, dans toute cette suite d’événements, il adore « la sainte main » de la Providence.
L’année suivante, vers la fin d’août 1608, François de Sales, accompagné de son frère, le jeune baron de Thorens, se rend en Bourgogne pour présenter aux deux familles le futur mari de la petite Marie-Aimée. Sa bonne grâce, sa sagesse enchantèrent tout le monde, et le vieux gentilhomme ne fut pas le moins « ravi de joie ». Le président Frémyot dut revoir avec grand plaisir le saint personnage dont il appréciait tout le mérite, et qui, après sa petite-fille, — il l’ignorait encore, — allait lui enlever sa fille. Quelques mois plus tard, au début de janvier 1609, le contrat fut signé à Thôtes, dans la maison de campagne du président, à la grande satisfaction générale, et à celle de Mme de Chantal en particulier. Mais « l’insolente coquine » qui régnait à Monthelon ne désarmait pas : furieuse d’un mariage qui contrariait ses visées personnelles, elle indisposa le vieux baron contre sa belle-fille ; et celle-ci, pour se défendre auprès de son propre père des faux rapports qui lui avaient été adressés, dut « lui découvrir quelque chose de ce qu’elle souffrait là-dedans depuis environ sept ans ». M. Frémyot, qui ne se doutait de rien, et à qui sa fille « n’avait jamais donné le moindre signe de sa longue souffrance », bouleversé par ces révélations, ne put dormir de la nuit et le lendemain, dès l’aube, il envoyait à sa fille une lettre très tendre où, lui reprochant un peu son long et trop vertueux silence, il déclarait « qu’absolument il voulait la tirer de là ». Toujours prudente et charitable, mais non moins habile que charitable, Mme de Chantal ne jugea pas opportun d’en venir à cette extrémité ; mais elle profita de la situation pour faire agréer son dessein de se rendre avec deux de ses filles à Annecy, afin d’y suivre le carême prêché par l’évêque de Genève et d’y présenter la petite fiancée à sa nouvelle famille.
On partit donc à cheval, et, par les mauvais chemins d’alors, on se mit gaiement en route pour la vieille petite ville savoyarde. La rieuse et vive Françoise, la seconde fille de Mme de Chantal, était de la partie. Partout où elles passaient, les trois charmantes Bourguignonnes faisaient sensation. A Annecy de même. « On les trouvait si aimables, si bien nourries et si modestes, que l’on se pressait dans les églises et dans les maisons pour les voir. » Mme de Boisy raffola vite de sa future belle-fille, et aurait voulu dès lors la garder auprès d’elle. Mme de Chantal, suivant son habitude, conquérait tous les cœurs. Comme pendant son précédent séjour, les dames de la ville s’empressaient auprès d’elle, lui demandaient directions et conseils : tant de grâce, unie à tant de piété, les ravissait ; cette vivacité toute française, ce bon goût, ce bon sens, cet esprit de mesure jusque dans les rigueurs de l’ascétisme, tout cela séduisait au plus haut point ces âmes plus lentes de montagnardes. Les pénitentes ou les familières de François de Sales, — une Mme de Charmoisy, une Marie-Jacqueline Favre, combien d’autres encore ! — étaient éperdues d’admiration pour cette riche et haute nature où la sainteté se faisait si simple, si cordiale et si humaine. Elles aspiraient à suivre, à imiter de leur mieux cette perfection si finement aimable. Elle, n’usait de son ascendant, de ses beaux dons de séduction que pour prêcher avec une efficace discrétion, et par l’exemple plus que par les discours, la vraie « vie dévote », la charité, la bonne humeur, la modestie dans les propos et dans les toilettes. Pour écrire l’Introduction que François de Sales publiait vers le même temps, il est peu douteux qu’il s’était plus d’une fois inspiré d’elle.
Ces quelques semaines passées à Annecy, sous la direction et comme à l’ombre du saint évêque de Genève furent à Mme de Chantal un délicieux avant-goût de la vie religieuse à laquelle elle aspirait : elle ne manquait aucun de ses sermons, aucune de ses instructions, recueillait ses avis et ses directions pour leur œuvre future, renouvelait ses vœux entre les mains de son « bienheureux Père », et, bien entendu, s’astreignait à toutes les pratiques et exercices de dévotion que sa piété lui suggérait. De retour à Dijon où son père l’accueillit « avec une joie non pareille », et où elle séjourna plusieurs mois, elle édifia tout le monde par l’éclat rayonnant de sa vertu. Le président Frémyot ne se lassait pas d’entendre parler de François de Sales, qu’il « honorait comme un saint ». « C’est ma délicieuse suavité lui écrivait-il, de m’entretenir avec ma fille de Chantal, car elle ne nourrit mon âme que du miel céleste qu’elle a cueilli auprès de vous. »
Les deux futurs saints s’écrivaient le plus souvent possible, et, si l’on en juge par les lettres de l’évêque de Genève, avec une tendresse et une confiance croissantes. Sans sortir de son rôle de directeur, et tout en maintenant au premier plan les conseils de spiritualité, François de Sales se laisse aller aux confidences, au plaisir de causer, de se détendre, d’associer à toute sa vie l’amie incomparable que Dieu lui a envoyée : « Vous me venez presque toujours à la traverse en ces exercices divins, lui écrivait-il un jour, sans néanmoins les traverser ni divertir, grâce à ce bon Dieu. Fais-je bien, ma chère fille, de vous dire mes pensées ? Je pense qu’au moins ne fais-je pas mal, et que vous les prendrez pour telles qu’elles sont. » Une autre fois : « Mon Dieu, ma bonne fille, que vos lettres me consolent et qu’elles me représentent vivement votre cœur et confiance en mon endroit, mais avec une si pure pureté, que je suis forcé de croire que cela vient de la même main de Dieu. » Et l’on sent que les mots lui manquent pour exprimer ce qu’il y a véritablement d’unique et de sacré dans cette affection que Dieu lui a mise au cœur : « Courage, courage, Jésus est nôtre : qu’à jamais nos cœurs soient à lui. Il m’a rendu, ma chère fille, et me rend tous les jours plus, ce me semble, au moins plus sensiblement, plus suavement, du tout en tout et sans réserve, uniquement, inviolablement vôtre ; mais vôtre en lui et par lui, à qui soit honneur et gloire aux siècles des siècles, et à sa sainte Mère. » — A quelques jours de là : « Vous ne sauriez croire combien mon cœur s’affermit en nos résolutions, et comme toutes choses concourent à cet affermissement. Je m’en sens une suavité extraordinaire, comme aussi de l’amour que je vous porte ; car j’aime cet amour incomparablement. Il est fort, impliable et sans réserve, mais doux, facile, tout pur, tout tranquille ; bref, si je ne me trompe, tout en Dieu. Pourquoi donc ne l’aimerais-je pas ? Mais où vais-je ? Si ne rayerai-je pas ces paroles ; elles sont trop véritables et hors de danger. Dieu, qui voit les intimes replis de mon cœur, sait qu’il n’y a rien en ceci que pour lui et selon lui, sans lequel je veux, moyennant sa grâce, n’être rien à personne et que nul ne me soit rien ; mais, en lui, je veux non seulement garder, mais je veux nourrir, et bien tendrement, cette unique affection. Mais, je le confesse, mon esprit n’avait pas congé de s’épancher comme cela ; il s’est échappé ; il lui faut pardonner pour cette fois, à la charge qu’il n’en dira plus mot. »
Cette sainte affection, à la différence des affections purement humaines, n’abolit pas les autres tendresses ; elle les épure, et les élève, voilà tout. Saint François de Sales a aimé d’autres âmes de femmes, que celle de Jeanne de Chantal, et celle-ci n’a pas été jalouse. Pareillement, l’amitié très tendre qu’elle professe pour l’évêque de Genève n’a nui à aucune de ses autres affections de femme. La mort n’a point effacé l’amour qu’elle portait à son mari ; elle parle de lui si souvent qu’elle a peur d’être indiscrète, et il faut que François de Sales la rassure à ce sujet, et lui demande simplement, quand elle parlera du baron de Chantal, de le faire « avec sentiment d’un amour non point affaibli par le temps, mais bien affranchi et épuré par l’amour supérieur ».
Cet amour supérieur transfigure si bien tous les sentiments de la commune humanité que le saint évêque de Genève n’éprouve aucun scrupule à exprimer en toute simplicité ceux que lui inspire sa fille spirituelle. « Mon désir de vous aimer et d’être aimé de vous n’a point d’autre mesure que l’éternité », lui écrit-il. Et encore : « A Dieu, ma chère fille, que mon âme aime et chérit incomparablement, absolument, uniquement en Celui qui, pour nous aimer et se rendre notre amour, s’est rendu à la mort. » Quand le voyage à Annecy est décidé : « Mon Dieu, s’écrie-t-il, que vous serez la bienvenue, ma chère fille, et comme il m’est avis que mon âme embrasse la vôtre chèrement ! » Un autre jour : « O Dieu, pourquoi vous dis-je tout ceci, sinon parce que mon cœur se met toujours au large et s’épanche sans borne quand il est avec le vôtre ? » « Je vous dis tout », lui déclare-t-il encore. « Je voudrais que je ne fisse rien sans que vous le sussiez. » Lui, si humble, un jour qu’il est assez content d’un de ses sermons, il va jusqu’à lui avouer : « Il me semble que j’ai dit de belles choses. » Il est vrai qu’il s’empresse aussitôt d’ajouter avec sa bonhomie charmante : « Fallait-il pas que je vous disse cela ? Mais non, ce n’est pas par vantance ; oh ! ce n’est que par liberté. » Liberté qui s’impose parfois des limites, mais comme à regret. Un jour, il écrit tout naïvement : « Oui, mon âme, ma fille… » A la réflexion, le premier vocatif lui paraît un peu fort, et il efface : « mon âme ». Mais il se repent, et il écrit en marge : « Je raye ce mot non pas de mon cœur, mais du papier. » Ne voyez-vous pas le sourire ému de Mme de Chantal en lisant cette lettre ? Nul doute, — et si nous possédions ses lettres détruites, nous le saurions mieux encore, — nul doute qu’elle ne correspondît pleinement à cette pure et touchante tendresse. Quand mourut Mme de Boisy, François de Sales écrit à « sa fille bien-aimée » une fort belle lettre : « Car c’est à vous, à qui je parle, lui disait-il ; à vous, à qui j’ai donné la place de cette mère en mon mémorial de la messe, sans vous ôter celle que vous aviez, car je n’ai su le faire, tant vous tenez ferme à ce que vous tenez en mon cœur ; et par ainsi vous y êtes la première et la dernière. » Quel plus éloquent témoignage d’amour tout spirituel aurait-il pu donner ?
Pendant les mois qui suivirent son retour d’Annecy, Mme de Chantal avait grandement besoin d’être soutenue et réconfortée par les conseils et la tendre sollicitude du saint évêque de Genève. Le président Frémyot ignorait toujours les engagements sacrés qu’elle avait souscrits. On attendait, pour les lui révéler, une occasion favorable, et, comme il arrive si souvent en pareil cas, on ajournait perpétuellement, dans la crainte du coup qu’on allait lui porter. Lui, de son côté, peut-être pour l’arracher au triste milieu de Monthelon, aurait souhaité que sa fille se remariât. Un beau parti s’était présenté : un grand seigneur, ami du président, veuf, « extrêmement riche », et dont les enfants auraient pu épouser ceux de la baronne. « Cent et cent fois » rebuté, mais soutenu par les deux familles, il ne se décourageait pas. M. Frémyot « s’offensait » de ces refus, que toute la parenté blâmait sans indulgence. La pauvre veuve « souffrait un martyre », auprès duquel les persécutions dont elle avait été l’objet à Monthelon lui « semblaient des roses ». Non qu’elle fût tentée de céder ; mais faire de la peine à autrui lui était une douleur, et, scrupuleuse comme elle était, elle craignait « que tant de voix charmeresses ne fissent endormir son cœur en quelques complaisances mondaines ». « Tant que je pouvais, dit-elle, je me tenais serrée à l’arbre de la Sainte Croix ». Son « ferme courage » allait encore être soumis à une autre épreuve.
L’époque fixée pour le mariage de Marie-Aimée et pour l’exode à Annecy approchait, et il était temps de mettre enfin le président au courant de ce qui avait été projeté. Tous les jours, Mme de Chantal se rendait auprès de son père, épiant l’heure propice, et tous les jours elle remettait sa résolution. Enfin, le jour de la saint Jean, voyant M. Frémyot seul, elle se décida. L’idée de la douleur qu’elle allait causer la torturait. Elle se mit à genoux, invoqua du plus profond de son cœur le secours divin, et elle entra dans la chambre paternelle. Faisant venir fort habilement les choses de très loin, elle commença par dire « qu’il lui fâchait fort d’élever ses filles chez son beau-père, parce que cette maison n’était pas conduite comme elle eût désiré ». La réponse ne se fit pas attendre. La fille aînée allait se marier et on la confierait à Mme de Boisy. Les deux cadettes étaient d’âge à entrer chez les Ursulines, où elles étudieraient leur vocation. Quant à Celse-Bénigne, le président s’en était déjà chargé, et sous la direction de l’ancien précepteur de son oncle André, le bon abbé Robert, il poursuivait ses études. Alors, prenant son courage à deux mains, et, « avec grand battement de cœur », la baronne déclara : « Monsieur, mon très bon père, ne trouvez pas mauvais si je vous dis que par cette bonne disposition je me vois libre pour suivre la divine vocation de Dieu qui m’appelle, il y a longtemps, à me retirer du monde, et à me consacrer entièrement au divin service. »
A ces mots, le vieillard, — il avait soixante et onze ans, — fondit en larmes. En entendant les « remontrances si paternellement tendres » qu’il lui adressa, Mme de Chantal était au supplice et, sans l’aide de Dieu, elle eût senti son courage faiblir. Pour apaiser cette grande douleur, elle déclara « qu’il n’y avait encore rien de fait », qu’elle avait cru devoir s’ouvrir de cette « inspiration » à son bon père, comme elle s’en était ouverte à Monseigneur de Genève, lequel lui avait dit « qu’elle était d’en haut » et « qu’il fallait prendre garde à la conscience ». « A cela, ce bon père se ramassa un peu auprès de Notre-Seigneur », puis il dit : « Il faut confesser que Monseigneur de Genève a l’esprit de Dieu ; d’une chose, je vous prie, que vous ne résolviez rien avec lui que je ne lui aie parlé. » Elle promit tout, ajoutant que « n’ayant point d’attache » à ses propres sentiments, elle s’en remettrait à leur décision commune. M. Frémyot fut « ravi d’aise » de l’entendre parler ainsi, « et ils demeurèrent aussi satisfaits que devant ». Elle était d’ailleurs tout heureuse du tour qu’avait pris ce premier et décisif entretien.
Peu après, elle retourna à Monthelon ; et là, « sans faire semblant de rien », elle mit ordre à toutes ses affaires et redoubla d’attentions pour se concilier ceux qu’elle présumait devoir s’opposer à ses projets. En même temps, elle faisait prier de toutes parts, et en compagnie de plusieurs personnes dévotes, elle s’entraînait à divers exercices de vie religieuse. Son père et son frère, l’archevêque de Bourges, étaient allés passer leurs vacances à Thôtes ; elle s’y rendit, peut-être dans l’espoir de les gagner définitivement à sa cause. « Monseigneur de Bourges, qui l’aimait uniquement, lui dit sans préface que jamais, au grand jamais elle ne devait penser à se retirer d’avec eux. » Le président Frémyot l’entretint plus à loisir et « avec des tendresses paternelles incomparables » lui dit que, toutes réflexions faites, il estimait qu’elle devait « se contenter de la liberté qu’on lui laissait de vivre tant dévotement qu’il lui plairait » dans sa condition viduale. Elle, « sans faire de l’étonnée ni de la pressante », répondait « avec une humble soumission » que, tout en « exposant ses inspirations à ceux qui en devaient juger », elle ne demandait qu’à obéir. Son père « ajustait à son désir » toute sorte de raisons tirées de l’Écriture et lui prodiguait des tendresses sensibles et des paroles affectives plus qu’il n’en avait jamais eu » ; elle-même éprouvait « de grandes tendretés d’amour pour son père et pour ses enfants ». Mais, redoublant de prières, elle reconnut, « par une lumière surnaturelle », que tout cela n’était que « malice du diable » ; et, se redisant sans cesse : « Si je plaisais aux hommes, je ne serais pas servante de Jésus-Christ », elle se sentait, « en sa partie supérieure », prise d’un si ardent désir de Dieu, qu’elle ne parvenait plus à dissimuler. Son père s’en apercevant, pria l’archevêque de Bourges de la « divertir de ses desseins » ; mais elle, plus libre avec un frère qu’avec un père, lui déclara qu’elle « ne pouvait pas trahir son âme » et donner pour une simple imagination l’inspiration divine ; que d’ailleurs elle ne recherchait que la volonté de Dieu, et que, quand cette volonté lui serait dévoilée par l’évêque de Genève, elle s’y soumettrait docilement, quelle qu’elle fût. Monseigneur Frémyot fut très frappé de ce discours ; il communiqua ses impressions à son père. Et, d’un commun accord, on ne revint plus sur cette question, et l’on attendit la prochaine arrivée de François de Sales.
Celui-ci, accompagné de son jeune frère, dont il devait bénir le mariage, arriva à Monthelon vers le 10 octobre 1609. Le 13, devant toute la famille réunie, la bénédiction nuptiale fut donnée aux jeunes époux : Marie-Aimée n’avait que douze ans. Ces mariages si précoces entre enfants, qui vivaient ensuite longuement séparés, étaient, comme l’on sait, fréquents alors dans la haute société. A cette fête familiale « on se réjouit modérément, et la présence du saint prélat et de Mme de Chantal inspirèrent tant de respect que, contre l’usage, tout y fut honnête et modeste ». Le surlendemain, une longue conférence eut lieu entre le président Frémyot, son fils André et l’évêque de Genève. Pendant ce temps-là, Mme de Chantal priait Dieu « à chaudes larmes » pour qu’il attendrît le cœur de ses proches. La conférence achevée, on la fit appeler, et avec un grand courage, elle alla « comparaître devant ses juges ». A toutes les questions qu’on lui posa elle répondit avec une fermeté, une netteté qui remplissaient d’admiration François de Sales, lequel, « se tenant fort recueilli en soi-même », « ne sonnait mot ». Elle exposa « l’état auquel elle avait mis le bien de ses enfants, et comme elle les laisserait sans procès, sans brouilleries et sans dettes ». Fier de sa fille, le président ne put s’empêcher de dire : « Cette femme a considéré tous les sentiers de sa maison, et n’a point mangé son pain en oisiveté. » Elle retraça toute l’histoire de sa vocation, et elle conclut « que, lorsque, comme elle, ils ne regarderaient que Dieu seul, ils trouveraient des abîmes de raisons pour approuver son dessein ». En un mot, elle eut réponse à tout, et il fallut bien « se ranger aux volontés de Dieu ».
Restait la grande question de savoir où s’établirait la congrégation nouvelle. M. Frémyot penchait pour Dijon, son fils pour Autun ou Bourges. Mme de Chantal reprit alors la parole et se dit « obligée » d’accompagner à Annecy « sa petite baronne si jeunette » ; la liberté dont elle jouirait au début lui permettrait de veiller aux intérêts de tous ses enfants ; aussi bien, elle emmènerait ses deux dernières filles et les élèverait auprès d’elle. Ce plan fut agréé. Ce que voyant, François de Sales intervint et, esquissant tout son projet, il affirma que, « pour quelques années », il serait loisible à la fondatrice de l’ordre futur de faire tous les voyages en Bourgogne qu’elle jugerait nécessaires. Cette promesse « ravit d’aise » le président et son fils. Appréciant comme il convenait « l’esprit tout divin » qui animait le saint évêque, « ils donnèrent un absolu consentement à ses propositions, et se séparèrent, bénissant Dieu d’une si sainte entreprise ».
Le lendemain, « voulant battre le fer tandis qu’il était chaud », Mme de Chantal demanda qu’on lui fixât la date de sa « retraite ». On décida qu’au bout de six semaines ou deux mois « elle pourrait se retirer ». Très heureuse de cette décision, elle pria son père d’informer son beau-père. Celui-ci, qui avait plus de quatre-vingts ans, et qui aimait à sa manière cette grave et charmante belle-fille, poussa les hauts cris, versa d’abondantes larmes et ne voulut rien entendre. Très touché et cédant sans doute au désir très humain de se séparer de sa fille le plus tard possible, M. Frémyot vint dire à cette dernière qu’on ne pouvait causer une telle peine au vieux gentilhomme et qu’il lui faudrait « absolument » retarder son départ d’un an ou deux. Mme de Chantal répondit que les ordres de Dieu n’admettaient point de délai, et qu’elle « prendrait soin de gagner son beau-père » : « ce qu’elle fit, nous dit-on, fort sagement et heureusement ». A cette ferme et lucide volonté, à cette sagesse illuminée de piété, alliée à tant de tact et de bonne grâce, nul ne savait résister.
Le dimanche suivant, par les soins de Mme de Chantal, tous les gens de la maison et beaucoup du voisinage se confessèrent à l’évêque de Genève et communièrent de sa main. Ce fut lui qui dit la messe paroissiale, et l’allocution qu’il prononça à cette occasion fut si touchante qu’elle détermina une conversion retentissante. Ce même jour, sur le conseil du saint, une jeune fille d’excellente famille, Jeanne-Charlotte de Bréchard, se résolut à « courir même fortune que Mme de Chantal », son amie. Et quelques jours après, tout étant réglé à la satisfaction générale, l’évêque de Genève repartait pour la Savoie, avec son jeune frère. Le président Frémyot, son fils et sa fille les accompagnèrent jusqu’à Beaune. A l’hôpital où il dit la messe, saint François de Sales visita et bénit les malades ; et là, « entre les pauvres de Notre-Seigneur », on se sépara.
La réunion définitive, fixée d’abord à Noël, ne put avoir lieu qu’au printemps suivant. A la veille de ce voyage, un double deuil simultané vint frapper au cœur, dans leurs plus chères affections, le saint évêque et « sa fille bien-aimée ». Celle-ci perdit assez subitement sa dernière fille, Charlotte, âgée de dix ans, qui annonçait les plus heureuses dispositions, et qu’elle aimait d’une tendresse toute particulière. Nous imaginons aisément la douleur de cette « vraie mère ». Quand François de Sales en reçut la nouvelle, il venait lui-même de perdre sa mère : nous avons la lettre très chrétiennement résignée, mais fort humainement douloureuse qu’il écrivit à cette occasion à Mme de Chantal : « Au demourant, encore faut-il vous dire que j’eus le courage de lui donner la dernière bénédiction, lui fermer les yeux et la bouche et lui donner le dernier baiser de paix à l’instant de son trépas. Après quoi, le cœur m’enfla fort, et pleurai sur cette bonne mère plus que je n’avais fait dès que je suis d’Église ; mais ce fut sans amertume spirituelle, grâces à Dieu. » Quel écho ces paroles durent trouver dans le cœur meurtri de son amie qui voyait disparaître une femme excellente, sur laquelle elle comptait pour servir de seconde mère à sa petite baronne ! Raison de plus pour partir avec elle et ne la point quitter.
Le départ de Monthelon fut fixé « au jour des brandons », c’est-à-dire au premier dimanche de carême 1610. Le jeune baron de Thorens était venu chercher sa femme et sa belle-mère. De toutes parts les gens du pays, éplorés, étaient accourus pour dire adieu à « leur bonne dame ». Des scènes émouvantes eurent lieu, que la mère de Chaugy nous a vivement décrites. « Les pauvres faisaient un escadron si lamentable, qu’ils arrachaient des larmes des plus assurés, criant à haute voix ; aussi, certes, chacun d’eux perdait sa bonne et charitable mère ; ceux du logis faisaient des cris si hauts, que des capucins, qui étaient présents, avaient prou à faire aller de part et d’autre, tâcher à les faire taire, afin que l’on se puisse ouïr. Il vint, en ces entrefaites, un enfant d’un pauvre, qui dit de son propre mouvement, et en pleurant bien fort, s’adressant à ceux qui avaient été contraires à cette digne Mère : « La lumière vous est ôtée, parce que vous avez voulu l’éteindre ; faites pénitence. » Quand parut le vieux baron de Chantal, l’émotion redoubla : il versait d’abondantes larmes, « il pâmait presque ». Sa belle-fille se jeta à ses genoux, lui demandant pardon des mécontentements qu’elle avait pu lui donner, lui recommandant son petit-fils. Le vieillard ne put répondre que par des sanglots. Tout le monde pleurait. Et elle, sereine et douce, dit adieu à tous, « les caressant tous les uns après les autres », avec des paroles d’affection et de piété. « Spécialement elle embrassa les pauvres, les conjurant fort de bien prier Notre-Seigneur pour elle. » Après quoi, elle monta en carrosse avec son gendre, ses deux filles et Mlle de Bréchard, accompagnée jusqu’à Autun d’une grande foule, de tous ces humbles qu’elle avait aimés, secourus, soulagés, et qui garderont pieusement et fidèlement son vivant souvenir.
A Autun où elle dîna, elle visita tous les lieux de dévotion de la ville, fit ses adieux au couvent des capucins, — l’un d’entre eux reçut d’elle la mission de préparer son beau-père à la mort, — et à l’hôpital, où elle laissa des aumônes ; et deux jours après, elle arrivait à Dijon.
Là, elle resta quelques jours avec les siens, les réconfortant et les consolant par sa présence, visitant tous les sanctuaires de la ville et des environs et y priant longuement. Le 29 mars, jour fixé pour son départ, tous ses proches se réunirent dans la maison du président Frémyot. Celui-ci, de peur d’augmenter l’émotion générale par la vue de ses larmes qu’il ne pouvait pas retenir, s’était retiré dans son cabinet. Mme de Chantal embrassa tous ses parents l’un après l’autre : tous pleuraient amèrement ; elle seule ne pleurait pas, mais son visage trahissait sa douleur. Quand vint le tour de son fils, le charmant Celse-Bénigne, âgé de quinze ans, et qu’elle « aimait amoureusement », celui-ci se jeta à ses pieds et lui tint un discours émouvant, auquel elle eut la force de répondre avec toute sa maternelle tendresse. Au moment où elle allait se rendre chez son père, dans un mouvement de gracieux enfantillage, il alla se coucher sur le seuil de la porte, disant que, puisqu’il ne pouvait la retenir, il faudrait qu’elle lui passât sur le corps. La pauvre mère, le cœur prêt à éclater, s’arrêta et versa quelques larmes. — « Madame, eh quoi ! lui dit l’importun abbé Robert, les larmes d’un jeune homme pourraient-elles faire brèche à votre constance ? » Mais, elle, souriant à travers ses pleurs : « Nullement ; mais que voulez-vous ? je suis mère !… » Et elle passa. Une grande pitié la saisit quand elle vit venir à elle son père tout en larmes, et elle dut faire appel à tout son courage et à l’assistance divine pour ne pas défaillir. Ils s’entretinrent longuement, pleurant beaucoup, comme s’ils avaient le pressentiment qu’ils ne devaient plus se revoir. Enfin elle se mit à genoux et demanda la bénédiction paternelle. Lui, « levant ses mains, ses yeux et son cœur au ciel », prononça ces paroles : « Il ne m’appartient pas, ô mon Dieu, de trouver à redire à ce que votre Providence a conclu en son décret éternel ; j’y acquiesce de tout mon cœur, et consacre de mes propres mains, sur l’autel de votre volonté, cette unique fille, qui m’est aussi chère qu’Isaac était à votre serviteur Abraham. » Puis il releva son enfant, et, chrétien stoïque jusqu’au bout, en lui donnant le dernier baiser de paix, il lui dit : « Allez donc, ma chère fille, où Dieu vous appelle, et arrêtons tous deux le cours de nos justes larmes, pour faire plus d’hommage à la divine volonté, et encore afin que le monde ne pense point que notre constance soit ébranlée. »
Après quoi, la pieuse caravane se mit en route. Mme de Chantal se sentait si heureuse qu’au sortir des portes de Dijon, elle chanta, avec Mme de Bréchard, les psaumes de la délivrance. Sur la route, elle s’enquérait des malades et leur prodiguait ses soins, en se recommandant à leurs prières. On passa par Genève, mais sans se faire connaître. Quand l’approche de la petite troupe fut signalée, saint François de Sales et vingt-cinq seigneurs et dames montèrent à cheval et allèrent au-devant de « celle qui venait vraiment au nom de Notre-Seigneur ». Émouvante et symbolique coïncidence, la fondatrice de la Visitation faisait son entrée dans Annecy le jour des Rameaux, 4 avril 1610.