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Sainte Jeanne de Chantal

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CHAPITRE V
LE DÉTACHEMENT DE L’AMOUR DIVIN

Mme de Chantal apportait à saint François de Sales une très belle lettre du président Frémyot. Le grand vieillard s’y peignait tout entier, avec ce mélange mélancolique de tendresse, de virile résignation chrétienne, de dignité fière qui l’apparente de très près aux héros de Corneille. « Monseigneur, y disait-il, ce papier devrait être marqué de plus de larmes que de lettres, puisque ma fille, en laquelle, pour ce monde, j’avais mis la meilleure partie de ma consolation et du repos de ma misérable vieillesse, s’en va et me laisse père sans enfants. » Toutefois, à l’exemple de l’évêque, que la mort de sa mère a trouvé si saintement résigné, « il se résout et conforme à ce qui plaît à Dieu ; et puisqu’il veut avoir ma fille, ajoute-t-il, je veux bien montrer que j’aime mieux son contentement avec le repos de sa conscience, que mes propres affections. Elle s’en va donc consacrer à Dieu, mais c’est à la charge qu’elle n’oubliera pas son père, qui l’a si chèrement et tendrement aimée. » Elle emmène comme gages ses deux filles. « Pour son fils, j’en aurai le soin qu’un bon père doit aux siens ; et tant que Dieu aura agréable de me laisser en cette vallée de pleurs et de misères, je le ferai instituer en tout honneur et vertu. » Ah ! que c’est bien là le langage qui convient au père de Jeanne de Chantal !

Cette vive et généreuse Bourguignonne n’a pas dû être insensible au charme du joli coin de Savoie qui va être le berceau de sa congrégation naissante. Étalée au bord du lac enchanteur, qu’encadrent au loin de hautes roches lumineuses, adossée à de verdoyantes collines, avec son mur d’enceinte, ses multiples canaux, ses rues à arcades, ses maisons à galeries de bois, son vieux et massif château aux puissantes tours crénelées qui la surplombe, la petite ville, résidence du duc de Nemours, avait un aspect mi-italien, mi-français qui lui donnait la physionomie la plus avenante du monde. Mme de Chantal s’attacha vite à son « petit Nessy ».

La semaine sainte s’y passa en exercices de piété et en conférences. Les fêtes de Pâques terminées, Mme de Chantal se rendit avec ses filles au château de Thorens pour y procéder à l’installation du jeune ménage. Après quoi, elle revint à Annecy, où François de Sales l’attendait pour lui préparer un « havre de grâce et de consolation ». Il aurait voulu « commencer la congrégation » le jour de la Pentecôte. Des difficultés s’étant présentées, on dut ajourner. L’évêque avait acheté moitié à crédit une petite maison bien modeste, presque au bord du lac, dans un faubourg de la ville. Une cour d’un côté ; un verger de l’autre, séparé de la maison par une route, mais communiquant avec elle par une galerie en bois, couverte, et qui formait comme un pont au-dessus du chemin. Il était tout heureux de son acquisition, et d’avoir « trouvé une ruche pour ses pauvres abeilles, ou plutôt une cage pour ses petites colombes ». Bien vite, on aménagea la maison, et on y dressa un oratoire ; le saint, de son côté, jetait les bases d’un règlement spirituel. Mme de Chantal avait renoncé, en faveur de ses enfants, à tous ses biens, même à son douaire, se contentant d’une petite pension viagère que lui servait l’archevêque de Bourges. Elle n’avait gardé que « dix écus qu’elle avait dans sa bourse et qu’elle ne songea pas à en ôter ». Enfin, le 6 juin, jour de la sainte Trinité et fête de saint Claude, la « délivrance du monde » fut un fait accompli.

La petite maison du faubourg de la Perrière n’abrita tout d’abord que trois religieuses : Mme de Chantal, Mlle de Bréchard et Mlle Favre. Une humble fille pieuse et bonne, Anne-Jacqueline Coste, servait de tourière. Après une communion fervente, les trois visitandines, en compagnie des filles spirituelles de l’évêque, visitèrent les églises de la ville, puis, vers sept heures du soir, elles allèrent recevoir la bénédiction du saint qui leur adressa quelques paroles émues et remit à la mère de Chantal un abrégé des constitutions de l’ordre, écrit de sa propre main. Bien qu’on eût essayé de tenir secrets le jour et l’heure de cette « retraite », une grande foule s’était assemblée, sur le passage des futures religieuses qui étaient conduites par trois des frères de l’évêque à leur demeure définitive ; tout le reste de la noblesse et du peuple suivait. Il fallut fendre toute cette presse pour entrer dans la petite chapelle où s’étaient réunies nombre de dames de la ville qui voulaient embrasser encore une fois celles qui les quittaient. Enfin, la nuit venue, les trois femmes, restées seules, se mirent à genoux pour rendre grâces à Dieu ; puis elles s’embrassèrent de tout leur cœur, les deux plus jeunes promettant à leur fondatrice une filiale obéissance et se jurant entre elles « une éternelle et sainte dilection ».

Après la prière et « le salut à ses deux chères premières filles », la mère de Chantal leur lut les règlements que l’évêque lui avait remis et qui, depuis, ne quittèrent point sa poche et firent l’objet de ses constantes méditations. Il était assez tard : les trois religieuses firent leur examen, dirent les litanies de la Sainte Vierge, et quittèrent avec une joie indicible leur modeste habit du monde, l’une d’elles, la mère de Bréchard foulant aux pieds avec ferveur certains « attifets » qu’elle avait conservés. Dès ce premier soir, elles commencèrent à observer le grand silence. Jamais Mlle de Bréchard et Mlle Favre n’avaient dormi d’un aussi doux sommeil que cette première nuit de leur retraite. Il en fut tout autrement de la mère de Chantal, qui dormit fort peu cette nuit-là. D’abord le sentiment de la divine présence, la joie profonde et reconnaissante qu’elle éprouvait la tinrent éveillée. Puis, vers deux heures du matin, au moment où elle s’endormait, son « ennemi » qui, la veille, lui avait déjà livré un assaut formidable, revint à la charge, lui représentant toutes les difficultés de sa tâche. Deux heures durant, elle fut en proie aux troubles les plus douloureux. Enfin, Dieu, auquel elle s’abandonnait pleinement, lui rendit, avec « de grandes lumières », « sa sainte, joyeuse et amoureuse paix ». Cinq heures sonnèrent : la mère de Chantal se leva la première et alla réveiller « ses deux filles ». Chacune se revêtit avec une joie extrême de son habit de noviciat, qui n’était qu’un habit commun, « mais ravalé à l’extrémité de la modestie et humilité chrétienne ». Après s’être donné le baiser de paix, elles allèrent dans leur petit chœur faire leur oraison mentale. A la douce joie qu’elles éprouvaient, au courage surhumain dont elles se sentaient animées, elles sentaient bien que la divine Bonté avait répondu à leur appel.

A huit heures, François de Sales vint dire la messe et donner la communion à la communauté naissante. Après la messe, « il leur donna la clôture pour toute cette première année de leur noviciat ». Elles quittèrent leur nom de dames, donnèrent à Mme de Chantal le nom de Mère et prirent entre elles le nom de sœur. Elles se mirent aussitôt à étudier le petit Office de la Vierge que, quelques jours après, elles purent dire en public. La mère de Chantal s’exerçait fort péniblement à bien prononcer le latin ; elle y avait, paraît-il, une difficulté extrême. Tous les jours, M. de Boisy, frère de François de Sales, et futur évêque de Genève, venait apprendre aux trois visitandines les cérémonies de l’office, tel qu’il s’est depuis perpétué ; l’évêque lui-même mit la main aux chants que devaient adopter « ses petites colombes », et qu’il ne trouvait jamais assez simples. On n’avait fait, dans la petite maison de la galerie, aucune espèce de provision : des dons, des aumônes y suppléèrent ; un petit baril de vin dura plus d’un an. En dépit des privations, des accidents de santé, les « cloîtrières », comblées de grâces divines, se trouvaient parfaitement heureuses et auraient voulu prolonger indéfiniment l’adorable idylle. Ce temps de noviciat, ce fut vraiment la lune de miel de la congrégation naissante. Saint François de Sales aimait dire que « si on eût voulu dépeindre au naïf la véritable pauvreté évangélique, et le total oubli des choses de la terre, à cela joindre une protection visible de la Providence céleste, il n’y avait qu’à regarder la première naissance de la maison de la Visitation de Sainte-Marie ».

Cependant, de divers côtés, de Bourgogne et de Savoie, en particulier, des vocations nouvelles surgissaient. Bientôt la petite maison du faubourg de la Perrière abrita dix novices. La plupart étaient de complexion fort délicate ; l’une d’elles même ne devait pas tarder à mourir. On murmurait de ces admissions : « Que voulez-vous ? disait l’évêque de Genève, je suis partisan des infirmes. » Il savait bien, le saint évêque, que Jésus-Christ n’était pas venu uniquement pour les privilégiés de la vigueur physique et de la santé.

Telle était aussi la persuasion intime de la mère de Chantal, qui, pendant ces premières années de vie religieuse, fut très souvent malade. François de Sales estimait que cet état était particulièrement favorable à « la sainteté, à laquelle, disait-il, les tribulations et maladies sont fort propres pour donner de l’avancement, à cause de tant de solides résignations qu’il faut faire ès mains de Notre-Seigneur ». A ces progrès spirituels il travaillait lui-même, par ses entretiens, ses conseils, ses exhortations, par tout le minutieux détail d’une direction très vigilante et, à l’ordinaire, très tendre, mais qui, lorsqu’il le fallait, savait être sévère. Un jour, pour un acte de désobéissance, ou plutôt de faiblesse qui peut nous sembler bien insignifiant, — il s’agissait de quelques pièces d’or réservées pour les pauvres, et que la mère de Chantal avait autorisé ses religieuses à utiliser pour l’ornement de la chapelle, — il lui exprima son déplaisir « d’une façon grave et d’une voix puissante », et la laissa pleurer longuement avant de la consoler. Cette âme lui était si chère, qu’il la voulait parfaite. Le plus souvent possible il va voir « sa toute chère fille », s’intéresse à tous les menus faits de sa vie, la console et la réconforte quand meurt son père ou quand elle s’inquiète trop vivement de son fils. Quand il ne peut aller la voir, il lui écrit de courts billets, tout parfumés de la plus chaude et de la plus pure tendresse : « Bonsoir, la fille de mon cœur, ou plutôt ma fille et mon cœur… » « Bonsoir, mon cher courage, mon enfant. Oui, ma fille, vous êtes le courage de mon cœur et le cœur de mon courage en ce doux et triomphant Sauveur qui l’a ainsi voulu… » A la lettre, ils n’ont qu’un seul cœur, qu’une seule âme, toute consumée de l’amour divin.

Au bout d’un an, le 6 juin, fête de saint Claude, fut fixé pour la profession. Saint François de Sales régla tous les détails de la cérémonie. Une grave question fut celle du voile. La mère de Chantal proposa un voile blanc doublé d’un voile noir, puis un voile de crêpe : l’évêque trouva cela « trop délicat et trop riche » et choisit l’étamine. Comme on n’avait pas de quoi acheter des voiles neufs, on en tailla dans une ancienne robe de la mère de Chantal. On ajusta l’un des voiles sur la tête de la mère de Bréchard, et, entre plusieurs « façons », François de Sales adopta « la plus simple et moins façonnée » ; lui-même, « prenant des ciseaux, arrondit le voile par derrière comme il est à présent ». Après quoi, l’on procéda à l’ornement de l’autel, qui fut des plus modestes : de simples draps blancs sur lesquels on avait piqué de petits bouquets de fleurs rustiques servaient de tapisseries.

Le matin du 6 juin, l’évêque vint confesser ses trois chères filles et leur adresser ses exhortations paternelles. « Son visage était en feu. On voyait reluire sur sa belle figure une suave joie mêlée d’une majestueuse gravité tout extraordinaire. » La mère de Chantal, sa confession faite, renouvelle ses vœux en ces termes : « Je renouvelle et reconfirme mes vœux de perpétuelle chasteté et obéissance à votre divine Majesté, en la personne de Messire François de Sales, votre bien-aimé et très digne évêque de Genève, mon unique Seigneur et très cher Père en ce monde. Mon Dieu, mon Sauveur, je m’abandonne très irrévocablement et sans réserve à votre divine Majesté, en la présence de Messire François et m’employez à tout ce qu’il vous plaira, par l’entremise de ce grand Père de mon âme que vous m’avez donné, et m’octroyez la grâce de parfait amour à l’obéissance. » Après l’évangile, saint François de Sales, en habits pontificaux, monte en chaire et prononce une touchante allocution : « Nous verrons, dit-il, que ces trois petites âmes que la Providence de Dieu a semées dans ce petit coin de terre, se multiplieront sans nombre, et que la miséricorde divine les bénira d’une grande prospérité et sera glorifiée en elles. » Assises par terre dans le sanctuaire, les trois religieuses écoutent la parole sacrée avec un ravissement qui se peint sur leur visage. Puis, elles s’agenouillent sur le marchepied de l’autel ; on chante le Veni Creator, et les cérémonies de la profession commencent.

Les cérémonies rituelles, saint François de Sales les a acceptées, mais en les adaptant à son dessein particulier, à la grande pensée d’amour qui est son génie même ; il a rédigé lui-même les prières. Il prie d’abord un moment ; puis les trois religieuses, successivement, les mains étendues, d’une voix grave et tremblante d’émotion, prononcent l’acte de profession. Après quoi, elles s’agenouillent aux pieds du saint évêque qui leur met au cou une petite croix d’argent et qui, dépliant les voiles, les dispose sur leurs têtes, en disant : « Ceci vous sera un voile sur vos yeux, contre tous les regards des hommes, et un signe sacré, afin que vous ne receviez jamais aucun signe d’amour que celui de Jésus-Christ. »

Puis, toutes trois se courbent le visage contre terre ; on les recouvre d’un drap de mort : on prononce sur elles les douloureuses paroles de Job ; et tandis que l’assistance récite le De profundis, l’évêque les asperge d’eau bénite comme il ferait d’un cadavre. Elles se relèvent alors ; et tandis que des chants joyeux se font entendre, François de Sales place dans leurs mains un crucifix. « Mon bien-aimé est tout mien, dit la mère de Chantal, et je suis toute sienne. Je ne pourrai jamais l’abandonner pour regarder aucun homme ; car à lui je suis tout unie par charité, et sa bonté surpasse tous les amours du monde. O mon Dieu, détournez mes yeux de la vanité, et que nulle injustice ne me domine ! » Cela fait, on lui donne un cierge allumé, et elle ajoute : « O Seigneur, votre parole est une lampe à mes pieds et une lumière dans mon chemin. Votre lumière a brillé sur moi, et vous avez donné liesse à mon cœur. » La cérémonie est achevée : les sœurs se retirent dans le chœur des religieuses. En y entrant, la mère de Chantal s’écrie spontanément : « C’est ici le lieu de mon repos ; j’y habiterai à jamais », et cette parole fut depuis ajoutée aux formules de la profession. Quelques-uns des assistants furent autorisés par l’évêque à saluer, mais très brièvement, les nouvelles religieuses, et on les laissa « en paix savourer le don de Dieu ».

La clôture étant levée, la question se posait maintenant pour la mère de Chantal d’aller en Bourgogne pour régler la succession paternelle et mettre ordre aux affaires de ses enfants. Elle partit le 23 août, accompagnée de la mère Favre et de son gendre, bénie du saint évêque, entre les mains duquel elle avait prononcé le vœu de pauvreté. Elle avait auparavant reçu l’oblation de deux nouvelles religieuses, la mère Roget et la mère de Châtel, et elle laissait, pour diriger la petite communauté, la mère de Bréchard. Son absence dura quatre mois. A Dijon, à Monthelon, à Bourbilly, elle fut accueillie à bras ouverts par tous ceux qui la connaissaient : elle ne sortait guère que pour aller aux églises, mais elle recevait et voyait beaucoup de monde, qu’elle édifiait par sa piété, sa vertu, son avenante et fine bonté, et qu’elle émerveillait aussi par son sens des affaires et l’alerte souplesse de son esprit. Elle mit son fils au collège des Godrans, à Dijon, elle le confia à son oncle, Claude Frémyot, président aux Comptes. A Dijon et à Monthelon elle eut fort à se défendre contre les instances de ses parents qui, sous toute sorte de prétextes, auraient voulu qu’elle rentrât dans le siècle, ou tout au moins qu’elle prolongeât son séjour parmi eux. Soutenue par les conseils de saint François de Sales qui ne se lassait pas d’écrire à celle qu’il appelait « ma chère fille toute mienne », elle se dérobait avec une douce obstination et, ses affaires une fois réglées, elle repartait pour Annecy, où elle arrivait la veille de Noël.

Bien qu’elle fût très lasse de son long voyage fait à cheval et en plein hiver, elle voulut, après avoir longuement conféré avec l’évêque, officier à l’office de la nuit, où elle assista tout au long. La joie et la dévotion des autres religieuses étaient grandes. Elles avaient été fort éprouvées en son absence : elles avaient presque toutes été malades, et l’une d’elles, la mère Péronne de Châtel, avait été sur le point de mourir, donnant aux sœurs qui la soignaient avec un dévouement inlassable d’admirables exemples de vertu chrétienne, de courage et de résignation. « Comblées de beaucoup de grâces surnaturelles », heureuses d’avoir pu sauver leur chère sœur Péronne, elles attendaient avec quelque impatience le retour de la mère de Chantal. Celle-ci, joignant à tous ses autres vœux celui « de faire toujours ce qu’elle connaîtrait être le plus parfait et agréable à Dieu », tint, le dernier jour de l’année, le premier chapitre annuel : elle-même fut nommée supérieure ; la sœur Favre assistante, et les autres « officières » reçurent leurs attributions respectives. Cela fait, la mère Favre se mit à genoux et dit : « Ma Mère, nous demandons l’obédience pour visiter les malades. » Le lendemain, 1er janvier 1612, après les grâces du dîner, la Mère de Chantal désigna telle et telle religieuse pour aller visiter les pauvres ; elle-même, accompagnée de la mère Favre, fit ce jour même les premières visites. Elle se retrouvait, plus compatissante encore s’il est possible, l’admirable servante des pauvres et des malades qu’elle avait été naguère à Monthelon et à Bourbilly, descendant aux soins les plus répugnants, toujours aimable, « avec un visage doux, recueilli en Dieu, affable et joyeux ». Et elle allait par la ville, « le voile baissé sur le visage », édifiant tous les passants, accompagnée d’une ou deux religieuses, l’une portant des vivres et des remèdes, l’autre du linge et des vêtements chauds. « J’ai toujours cru, disait-elle, qu’en la personne de ces pauvres, j’essuie les plaies de Jésus-Christ. » Et « cet exercice de charité était son occupation quotidienne et les délices de sa ferveur ».

Ces exercices de charité n’eurent qu’un temps : au bout de quelques années, sur les instances du cardinal de Marquemont, archevêque de Lyon, la clôture fut rétablie et les religieuses de la Visitation rendues à la vie purement contemplative. Peut-être était-ce là le génie secret, la vocation intime de la congrégation nouvelle, et c’est bien dans ce sens qu’elle s’est ultérieurement développée. Mais il semble pourtant que saint François de Sales tout d’abord n’ait pas conçu les choses ainsi. Il serait assurément un peu excessif de prétendre, comme on l’a fait, qu’il ait eu l’idée d’un ordre féminin qui fût comme le prototype des futures sœurs de Saint Vincent de Paul. Mais il attachait une grande importance aux œuvres, et il avait d’abord voulu mettre « ses chères filles » sous le patronage de sainte Marthe. Puis il avait changé d’avis, et, conformément au vœu secret de Mme de Chantal, il les avait consacrées à la Sainte Vierge et décidé qu’elles s’appelleraient les filles de la Visitation Sainte Marie : « la Visitation », ce mot lui paraissait symboliser à la fois la visite des pauvres et des malades et les sentiments de la Sainte Vierge quand, s’arrachant à la solitude, elle alla voir sainte Élisabeth. Le double aspect de sa conception primitive, la tendance mystique, la principale apparemment, et la tendance active, se trouvaient ainsi exprimées. Il avait rêvé d’une congrégation fort différente de celles qui existaient jusqu’alors, d’une congrégation ouverte à toute sorte de catégories sociales, hospitalière aux « infirmes », et où la vie contemplative et la vie active s’harmoniseraient dans un juste équilibre. « Sans beaucoup d’austérités corporelles, écrivait-il, elles pratiquent toutes les vertus essentielles de la dévotion. Elles disent l’office de Notre-Dame, font l’oraison mentale. Elles ont le travail, le silence, l’obéissance, l’humilité, l’exception de toute propriété, et, autant qu’en monastère du monde, leur vie est amoureuse, intérieure, paisible et de grande édification ; après leur profession, elles iront servir les malades, Dieu aidant, avec une grande humilité. » Pas de vœux solennels, une simple demi-clôture, qui interdirait l’entrée du couvent aux profanes, mais n’empêcherait pas les sœurs de sortir. « Mon dessein avait toujours été, disait saint François de Sales, d’unir ces deux choses, — vie intérieure et œuvres de charité, — par un tempérament si juste qu’au lieu de se détruire, elles s’aidassent mutuellement et que les sœurs, en travaillant à leur propre sanctification, procurassent en même temps le soulagement et le salut du prochain. Leur prescrire aujourd’hui la clôture, ce serait détruire une partie essentielle de l’Institut. »

Mais comme tous les vrais hommes d’action, l’évêque de Genève ne s’obstinait pas dans ses idées personnelles ; il les lançait dans la vie, laissant à la réalité le soin de les vérifier, de les éprouver, de les démentir ou de les modifier, bref, de les faire vivre, si elles étaient viables, de les ruiner, si elles ne l’étaient pas. Les objections, l’autorité surtout du cardinal de Marquemont, qui semble avoir été un esprit fort étroit, autoritaire et très fermé aux nouveautés, peut-être aussi les aspirations intimes de quelques-unes des premières visitandines l’ayant amené à capituler, à revenir sur un point qu’il jugeait « essentiel », il le fit « sans un brin de répugnance ». Si, dans son for intérieur, il a pu regretter parfois son premier rêve, sa haute idée d’un centre féminin d’amour divin qui rayonnerait et s’épanouirait dans la société laïque en œuvres vives de charité et de bienfaisance, il dut se dire qu’un autre réaliserait son idéal, et triompherait des obstacles auxquels il s’était lui-même heurté. « Je ne sais pourquoi, déclarait-il en souriant, on m’appelle fondateur d’ordre : car je n’ai pas fait ce que je voulais, et j’ai fait ce que je ne voulais pas. » Il a sacrifié Marthe à Marie, mais en pensant comme le divin Maître que Marie avait pris la meilleure part.

Aux directions qu’elle recevait du saint évêque, la mère de Chantal obéissait avec une si scrupuleuse docilité que, la transformation de la Visitation une fois accomplie, elle ne nous laisse jamais percevoir l’écho, même affaibli, de ses préférences personnelles. On peut conjecturer cependant qu’elle a dû soutenir et encourager l’évêque de Genève dans ses longues résistances, et que, parmi les devoirs de sa charge, les œuvres charitables étaient celles qui coûtaient peut-être le moins à l’ardente bonté de son cœur. Elle avait littéralement le génie de la charité. Il faut lire dans les Mémoires de la mère de Chaugy les détails saintement réalistes qu’elle nous donne sur l’activité déployée par l’admirable femme pour soulager les maux de l’âme et du corps qui lui étaient signalés. Il y a notamment une histoire de pauvre fille perdue qu’elle a sauvée d’une effroyable misère physique et morale et qu’on ne saurait lire sans se sentir ému jusqu’aux larmes. Les plaies les plus hideuses, les ordures et les odeurs les plus repoussantes, les maladies les plus contagieuses, rien ne la rebute : son héroïsme, son amour du Christ miséricordieux lui fait braver toutes les prescriptions de la délicatesse ou de l’hygiène la plus élémentaire. Elle a rempli plus d’une page du livre d’or de la charité chrétienne.

Au mois de mai ou de juin 1613 mourait à son tour, âgé de quatre-vingt quatre ans, le vieux baron Guy de Chantal. Assisté du franciscain auquel sa belle-fille l’avait confié, il fit une fin repentante et chrétienne ; mais il laissait une succession fort embrouillée ; et sur le conseil de saint François de Sales, la mère de Chantal crut devoir repartir en Bourgogne pour régler la situation au mieux des intérêts de ses enfants. Son fils, le charmant Celse-Bénigne, vint la chercher à Annecy. « Que je suis marri de ne pouvoir être témoin des caresses qu’il recevra d’une mère insensible à tout ce qui est l’amour naturel ! » écrivait en souriant l’évêque de Genève, lequel recommandait bien à « sa fille » de n’être pas « si cruelle » et de laisser parler librement la nature, « car l’amitié, disait-il, descend plus qu’elle ne monte ». Françoise fut confiée à sa sœur Marie-Aimée, et Mme de Chantal, accompagnée de son fils, de son gendre, et de la sœur de Châtel, se mit en route pour Monthelon. La maîtresse-servante était là encore, inquiète sans doute du sort qui lui était réservé. La sainte l’embrassa, l’entretint fort aimablement, la récompensa largement des services qu’elle avait pu rendre ; elle devait emmener même à Annecy une de ses filles pour l’y marier fort avantageusement. Depuis plusieurs années, on avait négligé de faire rentrer rentes et fermages. Installée dès le matin après la messe et ses exercices spirituels, dans la grande salle du château, la baronne examinait tous les comptes, discutant avec les paysans, qui admiraient sa « douce force », son équité, sa générosité, et, si astucieux, âpres au gain et parfois violents qu’ils fussent, finissaient par se rendre à ses raisons. Elle se rendit à Bourbilly, qui échut à Celse-Bénigne, fit vendre une partie des meubles, ne conservant, ainsi qu’à Monthelon, qui revint à Françoise, que quelques chambres garnies. Marie-Aimée reçut sa part en argent. Et quand tous les comptes furent réglés, les dettes payées, de bons fermiers et régisseurs installés partout, elle put, au bout de six semaines, repartir pour Annecy. Elle eut du reste bien soin de se faire adresser régulièrement, jusqu’à la majorité de ses enfants, le compte des dépenses et revenus des divers domaines, et de loin elle administra si bien la fortune de sa famille, qu’elle la doubla en quelques années.

A son retour à Annecy, elle tomba très gravement malade. Miraculeusement sauvée par saint François de Sales qui lui appliqua les reliques de saint Blaise, elle reprit en mains toute la conduite de sa maison. La communauté s’accroissant, on avait dû quitter, l’année précédente, la petite maison de la Galerie, devenue trop étroite et qui d’ailleurs était assez malsaine, pour une maison plus grande située à l’intérieur de la ville. Celle-ci devenant trop petite à son tour, on résolut de construire un véritable monastère. La duchesse de Mantoue, fille du duc de Savoie, accepta d’en être la protectrice ; le duc et son fils favorisèrent de leur mieux la fondation nouvelle, laquelle rencontra beaucoup d’obstacles et se heurta à toute sorte d’oppositions locales. Les travaux n’en furent pas moins activement poussés, et à la fin de 1614, vingt-six visitandines, — dix-huit professes, et huit novices, — purent s’installer dans leur définitive demeure. Le premier monastère d’Annecy, qui porte le nom de la Sainte Source, conserve depuis trois siècles l’esprit et les traditions de la Visitation naissante et par sa douce influence il a puissamment contribué à les perpétuer sans altération dans toutes les maisons de l’ordre.

Cependant la réputation de la congrégation nouvelle commençait à se répandre au dehors. Un essai malheureux d’une fondation rivale, la congrégation de la Présentation, ayant eu lieu à Lyon, l’archevêque, Mgr de Marquemont écrivit à saint François de Sales pour lui demander des religieuses qui l’aideraient à fonder une maison sur le modèle de celle d’Annecy. L’évêque de Genève y consentit avec joie, mais il tint à envoyer à son confrère « la crème de sa congrégation », la mère de Chantal, « la plus aimée mère qui soit au monde », les mères Marie-Jacqueline Favre, Marie-Péronne de Châtel, Marie-Aimée de Blonay, Marie-Élisabeth de Gouffier. Elles étaient toutes, surtout la mère de Chantal, désolées de le quitter ; il les accompagna jusqu’au delà des portes de la ville, leur prodiguant les plus tendres bénédictions qui les faisaient fondre en larmes. Ce fut le 26 janvier 1615 qu’elles partirent d’Annecy sous la conduite du vicaire général de Lyon, qui était venu les chercher en carrosse.

Les débuts de la Visitation de Lyon auraient été assez faciles, si Mgr de Marquemont n’avait pas voulu modifier l’organisation qu’avait fait adopter saint François de Sales. Il interdit la visite des pauvres, prescrivit la clôture, exigea des vœux solennels et insista pour que la Visitation, qu’il voulait débaptiser, et appeler la Présentation, de simple « congrégation » qu’elle était jusqu’alors, fût constituée à l’état d’ordre religieux véritable, — de « religion », comme on disait alors, — sur le modèle des ordres féminins existants. Entre le dogmatique archevêque de Lyon et le doux, le conciliant évêque de Genève, il y eut de nombreux échanges de visites, de lettres, de mémoires. Sur la plupart des points en discussion, saint François de Sales finit par céder, et, en 1617, l’ordre nouveau put recevoir son régime définitif.

Au bout de neuf mois, saint François de Sales avait rappelé la mère de Chantal auprès de lui. De Moulins, de Grenoble et de Bourges on lui écrivait pour réclamer des visitandines. « Nos basses et petites violettes sont désirées en plusieurs jardins, écrivait-il. Revenez donc, ma chère mère, pour tirer d’ici ces plantes de bénédictions et les transplanter ailleurs. » Il avait d’ailleurs besoin d’elle pour l’aider à rédiger les règles et constitutions de l’institut, pour diriger et dresser les novices qui, de plus en plus nombreuses, se présentaient au monastère d’Annecy. Souffrante, presque toujours au lit, elle n’en déploie pas moins une activité considérable, veillant à tout, songeant à tout, voyant les choses de très haut et, en même temps, descendant au dernier détail. C’est un chef, mais le plus attentif, le plus dévoué, le plus tendre des chefs. Les lettres qu’elle écrit, en courant, et presque toujours, « à perte d’haleine », à ses religieuses, n’ont peut-être rien de très littéraire ; elles n’ont pas, en tout cas, la grâce fleurie et le « vermeil riant » de celles de saint François de Sales. Mais elles sont bien mieux que « littéraires » : elles ont le mouvement et elles ont la vie. Fond et forme, cela court droit au but. Et quelle chaude cordialité elles respirent ! On y sent une âme qui se donne, un cœur débordant d’affection spirituelle et humaine tout ensemble. Comme elle les aime, ses chères religieuses, en Dieu, assurément, mais aussi, pour elles-mêmes, individuellement ! Pour leur exprimer sa tendresse, les mots câlins, délicieux, comme en savent trouver les mères, se pressent sous sa plume. A la mère Favre : « Adieu, bonsoir, ma chère toute unique Sœur toute parfaitement aimée, ma petite. » « Ma chère sœur, ma mie. » A la mère de Bréchard : « Certes, si je vous tenais, je vous embrasserais bien serrée pour vous mortifier. » A la même : « Je ne pensais pas vous tant écrire ; mais c’est notre coutume quand nous nous parlons, nous ne savons finir, aussi êtes-vous, ma très chère Sœur que j’aime uniquement. » « Mes filles chèrement aimées », « ma fille toute chère », « ma vraie fille tout uniquement chère », voilà quelques-unes de ses formules. Et comme l’on sent que ce ne sont pas simples formules, et qu’elle voudrait faire dire aux mots plus de choses qu’ils n’en peuvent exprimer ! Cette femme au grand cœur se trahit dans ses effusions verbales : elle aime à aimer et à être aimée : son grand moyen de domination et de séduction, c’est son immense amour des âmes.

Parmi tous ces êtres qu’elle chérit, il en est un qu’il faut mettre à part, parce qu’il est « tout son bien spirituel en Jésus-Christ », c’est l’évêque de Genève. En quels termes émus, profonds, tendrement recueillis elle parle de lui ou s’adresse à lui ! Il est « l’unique trésor de son cœur ». « Mon très cher Seigneur, écrit-elle à la sœur de Bréchard, vous dira toutes nos nouvelles, et vous continuerez à baiser sa chère bénite main que j’aime tant, toutes les fois qu’il ira chez vous. Hélas ! qu’est-ce qu’il y a au monde de comparable à ce tant digne Père ? Vous êtes bien heureuse de le voir de vos yeux, et je me console en ce bonheur, attendant que j’en jouisse moi-même. » Une autre fois : « Ma très chère amie, je vais tous les jours plus découvrant l’incomparable grâce que Notre-Seigneur nous a faite de nous avoir rangées, soumises et remises à ce trésor de sainteté, mon très digne, très unique et très aimé Père. Je vous prie, ne cessons jamais d’en remercier, louer et aimer cette souveraine bonté. Oh ! quelle grâce ! Dieu nous en fasse jouir longuement et saintement ! Vrai Dieu, ma mie ! comme je la ressens et l’estime ! mais aussi comme je chéris ce seigneur ! Qui le comprendra ? » Et encore : « Enfin vous avez trouvé que le cœur de mon Père est un cœur qui n’a point d’égal que soi-même en amour plus que paternel… De vrai, ce Seigneur est tout admirable en sa bonté, en sa confiance ; mais, comme vous me dites, l’on ne peut écrire à ce sujet. » Quand elle lui écrit directement à lui-même, — car on nous a heureusement conservé quelques-unes de ses lettres, — la chaleur de sa tendresse, la ferveur de sa reconnaissante admiration percent à toutes les lignes : « Notre bon Sauveur vous comble de ses très douces bénédictions, lui mandait-elle un jour, je dis toute votre chère âme, mon tout bon et très honoré Seigneur, que j’aime de toutes mes forces ! » « Bonsoir, mon très cher Père, tout uniquement et chèrement bien-aimé. » Tendresse singulière où presque tous les sentiments que peut éprouver un cœur féminin se sont donné rendez-vous, mais transposés dans l’ordre surnaturel. Comme une mère, comme une sœur, comme une fille, comme la plus dévouée et la plus tendre des amies, elle veille sur sa santé et sur son travail ; elle le supplie de ne pas trop se surmener et se mortifier, de ménager ses forces pour son œuvre, pour la composition de ce Traité de l’amour de Dieu qui lui tient au cœur plus que tout le reste et dont elle attend un bien extraordinaire ; elle recommande avec instance qu’on le dérange et qu’on l’importune le moins possible ; elle-même s’interdit de lui écrire ou de l’entretenir aussi souvent et aussi longuement qu’elle le souhaiterait. Comme il ne cesse de le lui rappeler, ils vivent tous deux de la même vie intérieure : leurs deux âmes sont fondues dans « l’unité » de l’amour divin.

Sa vie nouvelle, ses nouveaux devoirs ne font pas oublier à sainte Jeanne de Chantal qu’elle est mère, mère très attentive, très inquiète et très tendre. Celse-Bénigne et Françoise lui donneront bien des préoccupations ; Marie-Aimée ne lui donnera que des joies. Fort jolie, aimable et douce, extrêmement pieuse, la « petite baronne » de Thorens ressemblait à sa mère. L’évêque de Genève, qui l’aimait fort, et qui la considérait comme « une âme choisie », lui servait de père spirituel. Quand son mari, colonel d’un régiment du duc de Savoie, partait pour l’armée, elle venait au monastère d’Annecy, où elle avait sa petite cellule. « Tous les matins, raconte la mère de Chaugy, lorsque l’on sonnait l’oraison, elle se mettait sur le seuil de la porte de sa chambre pour donner le bonjour à sa chère mère. Mais comme c’était le temps où il était défendu de parler, celle-ci, sans dire un mot, le lui rendait en silence par un regard aimable et un petit enclin de tête. »

En 1617, la guerre ayant éclaté entre le duc de Savoie et l’Espagne, Thorens dut rejoindre son régiment. Il avait quitté sa jeune femme avec larmes, en proie à de sombres pressentiments. Au bout de trois semaines, il était emporté par une fièvre pestilentielle. Grande désolation à Annecy. « Grandement ému », saint François de Sales se rendit au monastère pour y porter la funèbre nouvelle. Il demanda la mère de Chantal. Celle-ci, qui aimait son gendre comme un fils, atterrée et tremblante, ne put prendre sur elle d’avertir sa fille. Mais elle eut pourtant la force, devant la pauvre jeune femme, de contenir son émotion, d’affecter un visage serein, se contentant, au cours de la conversation, de prêcher discrètement, et sans préméditation apparente, l’entier abandon à la volonté divine. Le lendemain matin, en confession, aux discours pleins de ménagement que lui tint le saint évêque, Marie-Aimée devina, plus qu’on ne lui révéla, l’atroce vérité. Aux sanglots qu’elle poussa, la mère de Chantal, qui était à la porte, accourut pour la soutenir. Mais la douleur fut la plus forte et elle-même tomba évanouie à son tour. A genoux, tout en larmes, saint François de Sales se préparait au divin sacrifice qu’il allait offrir pour le cher disparu.

Revenues à elles, les deux malheureuses femmes entendirent la messe dans la sacristie. Les gémissements, les paroles entrecoupées de Marie-Aimée faisaient peine à entendre. A la communion, soutenue par sa mère, elle s’approcha de la sainte table, et fit secrètement un vœu de chasteté perpétuelle. Plus calme désormais, sa douleur ne s’apaisait pas. Elle redoubla de piété, d’austérité, vécut comme une véritable religieuse. Elle était enceinte. Le fils dont elle accoucha avant terme ne vécut que pour recevoir le baptême des mains de sainte Chantal. La pauvre jeune veuve, qui se sentait mourir, dicta son testament, et, au milieu des pleurs de tous les siens, « demanda en toute humilité de prendre le saint habit de la Visitation ». On lui mit l’habit de novice ; saint François de Sales lui donna l’extrême-onction, reçut ses vœux solennels et lui mit le voile noir et la croix d’argent. Elle souffrait beaucoup, prononçait les paroles les plus touchantes, consolait sa mère dont la douleur était déchirante. Enfin elle expira, en prononçant par trois fois le nom de Jésus. Elle n’avait pas vingt ans. Sainte Chantal eut encore la force de lui fermer l’un des deux yeux, tandis que l’évêque lui fermait l’autre ; puis elle tomba évanouie. Saint François de Sales ne put en supporter davantage. Il se fit conduire à Belley, auprès de son ami Mgr Camus. Celui-ci, gagné par son émotion, pleura avec lui, le réconforta de son mieux. Un peu rasséréné, le saint repartit pour Annecy, et bien vite se rendit au couvent.

Très abattue, la mère de Chantal se rongeait d’inquiétude ; elle craignait de n’avoir pas baptisé selon les règles son petit-fils. Rassurée par son grand ami, elle tomba dans un morne silence. Absorbée par une douloureuse idée fixe, perpétuellement absente, elle filait sa quenouille sans rien dire. Bien que « son esprit demeurât tout plein de douceur et de suavité dans la soumission à la volonté divine », bien qu’elle pût dire « de toute son âme, en paix et en douceur » : « Dieu soit loué de nous avoir donné une telle enfant, et de l’avoir attirée à soi si heureusement », elle ne pouvait s’empêcher de déclarer : « Je vois et je sens combien cette fille était véritablement l’enfant parfaitement aimée de mon cœur, combien elle le sera toujours, et avec justice, ce me semble. » Et, toujours scrupuleuse, elle ajoutait : « Il me semble que je devrais me retrancher de tant parler de feu notre pauvre petite ; car le contentement que j’y prends me laisse toujours de l’attendrissement, mon père, mon unique père, et tout ce que vous savez que vous m’êtes. » De retranchement en retranchement, elle tomba gravement malade. On crut qu’elle allait mourir. Saint François de Sales l’administra et plaça sur ses lèvres des reliques de saint Charles Borromée, qu’on venait de canoniser. Instantanément guérie, elle put reprendre, au bout de quelques jours, le cours de ses occupations ordinaires. Comme toutes « les âmes vraiment royales », elle avait converti sa douleur en sainteté.

Une autre fille lui restait, Marie-Françoise, qu’on appelait Françon dans l’intimité. Françon ne ressemblait guère à Marie-Aimée. Françon était une Rabutin : le sang chaud, l’humeur indépendante, hautaine et caustique de sa race revivaient en elle. Elle séduisait et elle inquiétait tout ensemble : elle inquiétait surtout sa mère, qui disait d’elle : « Elle me sert d’épine. » « Elle était, dit un contemporain, gaie, enjouée, bien faite, toute d’esprit et de feu ; un air grand, des manières agréables ; elle n’avait pas ces traits fins et délicats qui charment, mais elle avait je ne sais quoi de noble et de bien fait qu’on admire. Enfin, elle avait de quoi éblouir les autres et s’aveugler elle-même. » Sa mère aurait souhaité faire d’elle une visitandine. Elle l’avait emmenée dans son couvent, où elle lui avait aménagé une cellule à côté de la sienne : les religieuses, les jeunes novices surtout, ses compagnes de jeu, raffolaient de cette espiègle enfant dont les rires sonores, les oiseaux, les écureuils remplissaient la sainte maison d’une jeune et franche gaîté ! Choyée par tout le monde, même par François de Sales, qui était son confesseur et son directeur de conscience, Françon n’était point malheureuse. « Chaque matin, nous dit-on, elle se levait de bonne heure et allait en sautillant devant l’avant-chœur au-devant de sa sainte mère, qui descendait à l’oraison. La bienheureuse, d’un air gracieux, la caressait un peu, et lui donnait sa bénédiction en silence ; puis la jeune enfant s’en allait satisfaite. » Elle avait, à la rencontre, de vifs accès de piété et des élans d’ascétisme : à quinze ans, ayant la fièvre, elle se faisait apporter des orties pour se donner la discipline. Mais, avec l’âge, cette belle ferveur tomba, et François de Sales, tout le premier, dut bien se rendre compte que Françon n’était point faite pour le cloître. Elle vit le monde, l’aima et en fut aimée. La toilette, les conversations et les distractions mondaines, la lecture des romans, tout cela lui fit un peu oublier qu’elle était la fille d’une sainte. Au sortir du couvent, elle allait dans une maison amie compléter sa parure. « Françon, lui disait en souriant l’évêque de Genève, je suis bien assuré que ce n’est pas votre mère qui vous a ainsi habillée » ; et quand il lui voyait la gorge trop découverte, il lui donnait des épingles pour fermer son mouchoir. « Sa jeunesse lui fait du bruit », eût-il dit volontiers d’elle, comme Mme de Sévigné dira plus tard de son propre fils ; et, trop habile manieur d’âmes pour ne pas proportionner ses exigences à « la faiblesse présente » de sa « bien-aimée fille Françoise », il se bornait à lui demander de dire chaque jour un Ave Maria « de bon cœur » : ce qu’elle fit d’ailleurs très exactement.

Sa mère songeait à la marier. François de Sales s’entremit pour lui faire épouser un de ses jeunes amis, M. de Foras, qui lui paraissait présenter toutes les qualités requises. L’affaire n’aboutit pas : Françon trouva-t-elle le gentilhomme savoyard trop provincial ou trop pauvre ? En tout cas, elle n’eut qu’à se féliciter de l’avoir rebuté, car, peu après, le prétendant évincé s’avisa d’épouser une jeune veuve contre la volonté de ses parents, et cette aventure, qui fit grand bruit, le conduisit en prison. L’année suivante, un autre parti se présenta, qui eut tout de suite l’agrément de Mme de Chantal. Antoine de Toulonjon, d’une grande famille de Bourgogne, avait quarante-huit ans. C’était un beau soldat, fort bien vu à la cour, riche avec cela, de manières agréables et nobles : il faisait oublier son âge, si l’on en juge par cette lettre de la sainte à sa fille : « Certes, je suis bien contente que ce soient vos parents et moi qui ayons fait ce mariage sans vous. C’est ainsi que se gouvernent les sages. Au reste, votre frère, qui a bon jugement, est ravi de cette alliance. M. de Toulonjon, il est vrai, a quelque quinze ans plus que vous ; mais, mon enfant, vous serez bien plus heureuse avec lui que d’avoir un jeune fou, étourdi, débauché, comme sont les jeunes gens d’aujourd’hui. Vous épouserez un homme qui n’est rien de tout cela, qui n’est point joueur, qui a passé sa vie avec honneur à la cour et à la guerre, qui a de grands appointements du roi. Vous n’auriez pas le bon jugement que je vous crois si vous ne le receviez avec cordialité et franchise. Je vous en prie, ma fille, faites-le de bonne grâce, et soyez assurée que Dieu a pensé à vous. » Mme de Chantal tenait fort à ce mariage, mais elle « craignait l’irrésolution de sa fille », ou plutôt encore son humeur indépendante et capricieuse. « Pour Dieu, ma mie, lui écrivait-elle, ne vous laissez préoccuper par aucune sorte de niaiseries, ni vaines appréhensions et considérations ; laissez-vous faire, car votre bonheur nous est plus cher qu’à vous-même. » Françon se laissa faire. En dépit des vingt-sept ans qu’il avait bel et bien de plus qu’elle, M. de Toulonjon sut lui plaire sans doute. Très épris apparemment, il ne négligea rien de ce qui pouvait être agréable à la jeune fille, prodigua les bijoux et les cadeaux, et il fallut que la mère rappelât sa fille à la simplicité, lui conseillât de « ménager discrètement et sagement », et exprimât très fermement le désir qu’on « épousât sans bruit ». « Il irait de ma réputation encore, déclarait-elle ; car, étant ma fille, vous êtes plus obligée à la discrétion et modestie. »

Le mariage eut lieu à Paris le 12 juin 1620. Comme la plupart des destinées humaines, il ne fut pas exempt d’épreuves, — de sept enfants, deux seulement survécurent, — mais il fut heureux. Toulonjon était souvent à la guerre, et sa femme vivait alors dans l’austère château d’Alone ; mais elle parut quelquefois à la cour, et elle y eut des succès qui ne laissèrent pas d’inquiéter Mme de Chantal. Sans lui obéir toujours, Françoise aimait pourtant bien sa sainte mère et la vénérait profondément. En 1622, cette dernière était venue à Alone au moment où l’on venait de recevoir les plus mauvaises nouvelles de Toulonjon, très grièvement blessé au siège de Négreplisse : folle de terreur, cette mauvaise tête de Françon se traîna à genoux au-devant d’elle, la suppliant d’intercéder par ses prières, pour que Dieu lui conservât son mari. Toulonjon guérit en effet et put reprendre le cours de sa vie guerrière et des vaillants services qui lui valurent la faveur royale. Et Françon recommence de plus belle à désoler et, parfois, à scandaliser sa mère. Elle se plaint d’avoir trop d’enfants ; elle se plaint que son oncle, l’archevêque de Bourges, veuille laisser toute sa fortune à son frère Celse-Bénigne ; quand Celse-Bénigne meurt à l’île de Ré, elle proteste, au détriment de sa « pauvre petite » nièce, — la future Mme de Sévigné, — contre le règlement de la succession ; et quand elle s’attire de sa mère, par son âpreté chicanière, de vertes répliques, elle boude.

Enfin, la trentaine passée, après une retraite faite à la Visitation d’Autun, elle s’amende : les rapports entre la mère et la fille deviennent plus tendres et plus confiants. Quand Toulonjon meurt à Pignerol en 1633, la chaude et pieuse tendresse maternelle devient pour la jeune veuve l’unique refuge. Elle passe tout un hiver à Annecy, puis regagne son manoir d’Alone. C’est là, dans la retraite, que s’écoula tout le reste de sa vie, qui fut longue et aussi austère que le début en avait été brillant et agité : l’éducation de ses deux enfants, le soin parcimonieux donné à ses affaires, les bonnes œuvres absorbèrent tout son temps. La vertu sympathique et rayonnante de sa mère semble lui avoir toujours un peu manqué.

Si préoccupée qu’elle fût parfois de sa fille, sainte Chantal l’était encore davantage de son fils. Celui-ci, Celse-Bénigne, était charmant. Il séduisait littéralement tous ceux qui rapprochaient : son grand-père, le président Frémyot, son oncle, l’archevêque de Bourges, raffolaient de lui et lui passaient jusqu’à ses défauts ; je soupçonne même sa mère, qui, certes, ne s’aveuglait pas sur son compte, d’avoir eu pour lui, tout au fond du cœur, une secrète préférence. Beau cavalier, plein d’allant, de grâce et de mordant, — comme tous les Rabutin, — spirituel et hardi, d’une bravoure à toute épreuve, il était allé de trop bonne heure à la cour du jeune roi Louis XIII, et il y avait eu les succès les plus flatteurs. Il plaisait au roi ; il plaisait aux femmes ; on ne comptait plus ses duels et ses bonnes fortunes. Mme de Chantal gémissait au fond de son couvent. « L’âme de votre cousin, écrivait-elle à son neveu, me donne une affliction de désolation et en suis si infiniment touchée que je ne sais où me tourner, sinon du côté de la divine Providence, et là, abîmer toutes mes volontés, renonçant même entre ses mains le salut et l’honneur de cet enfant à demi perdu. Oh ! douleur et affliction incomparables, mon très cher neveu ! Il n’y en a quasi point d’égale. Si je n’étais arrêtée d’une violente fièvre quarte, je fusse déjà partie pour l’aller ôter de là où il est. Je lui mande qu’il me vienne trouver… Je ne puis passer outre, tant les larmes m’aveuglent, et la douleur de toutes parts me saisit. » Celse-Bénigne vint à Annecy en 1618, et, suivant son habitude, enjôla tout le monde, jusqu’aux visitandines. Sa mère aurait voulu le garder auprès d’elle et le faire entrer au service du duc de Nemours. François de Sales s’y employa de son mieux, mais sans succès. « La maison du prince était un monastère », et elle dut sembler bien provinciale et bien morose au brillant échappé de la cour de France. « Il est bon, disait sa mère et a de bons mouvements, mais la jeunesse l’emporte. » Elle l’emporta loin d’Annecy.

Il rentre donc à Paris, et la vie de fêtes, de plaisirs, de duels recommence de plus belle. Celse-Bénigne a pour amis Montmorency-Bouteville, Chalais, Toiras, les plus turbulents d’entre tous ces jeunes gens qui entourent le roi, et qui se moquent avec insolence des sévères prescriptions du tout-puissant cardinal. Il va combattre, avec sa bravoure habituelle, les huguenots assiégés dans Montauban. Mme de Chantal craint pour sa vie, mais elle craint plus encore pour son âme, qu’elle recommande instamment aux prières de ses religieuses : elle voudrait fixer ce mauvais sujet qui lui est une croix perpétuelle, et elle songe à le marier. Plusieurs années durant, elle multiplie les recherches et les démarches infructueuses. Enfin, en 1623, elle réussit à lui faire épouser Marie de Coulanges, la fille d’un conseiller d’État, secrétaire des finances. La jeune fille était riche, aimable, pieuse, extrêmement douce : Mme de Chantal l’aima de tout son cœur ; mais, si enchantée qu’elle fût de ce mariage, elle ne voulut pas y assister, quoiqu’on l’en priât instamment, afin de ne pas donner l’exemple d’une dérogation, même légitime, aux règles de la vie religieuse.

Cette trop courte union fut très heureuse. Mais l’incorrigible Celse-Bénigne ne tarda pas à faire des siennes. Le jour de Pâques, il quitta l’église pour aller assister Bouteville dans une affaire d’honneur. Les édits contre le duel étaient très sévères. Les prédicateurs fulminèrent contre les duellistes, et le Parlement de Paris les condamna à être pendus. Chantal dut se réfugier à Alone, plongeant tous les siens dans l’inquiétude et l’affliction. L’orage passé, il put reparaître sans danger à la cour. Mais le terrible cardinal ne souffrait pas qu’on le raillât ou qu’on lui désobéît. Chalais, Bouteville montèrent sur l’échafaud. A l’attitude du roi, Celse-Bénigne sentait que la disgrâce était proche. Pour l’éviter, il alla rejoindre son ami Toiras qui s’était enfermé dans l’île de Ré pour repousser l’attaque de la puissante flotte anglaise que les protestants de La Rochelle avaient appelée à leur secours. Le 22 juillet 1627, dans un sanglant combat, après des prodiges de valeur, il tomba, percé de vingt-sept coups de piques : il avait trente et un ans.

Il fallait apprendre la douloureuse nouvelle à la mère de Chantal qui ne cessait de trembler pour la vie et pour l’âme de son fils : elle lui avait écrit de très belles lettres qui l’avaient préparé à une fin très chrétienne ; de toutes parts, elle faisait prier pour lui. Un jour, après la messe, l’évêque de Genève, Jean-François de Sales, frère et successeur de saint François, la fait appeler au parloir : « Ma Mère, lui dit-il, nous avons des nouvelles de guerre à vous dire ; il s’est donné un rude choc en l’île de Ré ; le baron de Chantal, avant que d’y aller, a ouï messe, s’est confessé et communié. — Et enfin, Monseigneur, dit cette digne mère, il est mort ! » Le bon prélat se mit à pleurer, sans pouvoir répondre une seule parole, et ce fut un gémissement universel dans le parloir. » Seule tranquille parmi tous ces sanglots, à genoux, les mains jointes, les yeux levés au ciel, sainte Chantal pleurait doucement, et elle disait (ce sont ses propres paroles, que la mère de Chantal a immédiatement transcrites) : « Mon Seigneur et mon Dieu, souffrez que je parle pour donner un peu d’essor à ma douleur ; et que dirai-je, mon Dieu, sinon vous rendre grâces de l’honneur que vous avez fait à cet unique fils de le prendre lorsqu’il combattait pour l’Église romaine ? » Puis elle prit un crucifix et baisant les deux mains clouées sur la croix : « Mon Rédempteur, dit-elle, je reçois vos coups avec toute la soumission de mon âme, et vous prie de recevoir cet enfant entre les bras de votre infinie miséricorde. » « O mon cher fils, ajouta-t-elle, que vous êtes heureux d’avoir scellé par votre sang la fidélité que vos aïeux ont toujours eue pour l’Église romaine ! En cela je m’estime bien heureuse, et rends grâce à Dieu d’avoir été votre mère. » Et enfin elle se tourna vers la mère de Châtel, et elles dirent ensemble un De Profundis.

Après quoi, étant sortie du parloir, elle alla prier longuement devant le Saint-Sacrement, « jusqu’à ce que la supérieure la priât d’aller prendre un peu de nourriture : ce qu’elle fit, se levant de sa prière toute tranquille et toute résignée. Elle se mit à la suite des exercices religieux et à poursuivre les affaires commencées, comme si de rien n’eût été. » Mais, si résignée qu’elle fût, si heureuse même que son fils ne fût pas mort en duel, mais au service de l’Église, la nature reprenait ses droits. Son silence et son accablement « faisaient peur pour sa vie ». En récréation, les yeux fermés, elle filait sa quenouille sans dire un mot, comme absente. Elle avait peine, disait-elle, à monter toute seule « où Dieu la tirait » ; et elle mit quelque temps à retrouver son équilibre intérieur et l’entière sérénité de son âme. Elle n’y parvint qu’en prenant encore sur elle la douleur des autres, celle de son frère l’archevêque, celle de sa belle-fille, et en leur prodiguant les consolations de son ardente foi chrétienne.

Et elle n’était pas au bout de ses tristesses. Cinq ans après son mari, la jeune veuve de Celse-Bénigne mourait à son tour, laissant une « pauvre petite fille » qui allait être Mme de Sévigné. La mère de Chantal fut profondément affectée de cette mort : elle « aimait tendrement » sa belle-fille. « Voilà comment, écrivait-elle douloureusement, Dieu nous tire pièce à pièce tout ce qui nous est plus cher ici-bas. » Un mois après, elle apprenait la mort de son gendre, M. de Toulonjon, qu’elle aimait beaucoup lui aussi. Elle pâlit affreusement : « Voilà bien des morts, dit-elle, ou plutôt bien des pèlerins qui se hâtent de gagner le logis éternel. » De ses six enfants, de sa bru, de ses gendres, il ne lui restait plus que Françoise, et trois petits-enfants en bas âge. Elle avait perdu sa sœur, son mari, son père, son incomparable guide et ami saint François de Sales. Elle demeurait seule, à soixante ans, vestale douloureuse et sainte, pour veiller sur toutes ces tombes. Dieu frappait à coups redoublés sur cette âme héroïque et tendre, comme s’il voulait la détacher entièrement de la terre et « l’attirer davantage à lui ». Les enseignements et l’exemple du saint évêque de Genève avaient bien produit leur fruit. Et si parfois elle avait eu quelques doutes ou quelques scrupules, — et elle en a eu, — touchant le meilleur emploi de sa vie et sur la difficulté de concilier ses devoirs de mère et les impérieuses exigences de sa vocation religieuse, elle pouvait, au soir de son existence, se rendre ce témoignage que lui rendit un jour Celse-Bénigne, — ce charmant Celse-Bénigne qui, jadis, avait voulu l’écarter du cloître : « J’admire, lui écrivait donc ce dernier au lendemain de son mariage, j’admire la conduite de Dieu sur nous. Quand vous seriez demeurée au monde selon nos souhaits, et que vous auriez pris les soins de nous avancer que votre amour maternel et votre non-pareille prudence auraient su vous faire inventer, vous n’auriez pas pensé à me loger mieux que je ne suis, Dieu m’ayant donné en mon mariage tous les avantages souhaitables à ceux de ma condition, de mon âge et de mon humeur. »

Le fait est que la mère de Chantal avait su tout concilier et mener de front les multiples obligations de sa double vie. Si vives et absorbantes qu’aient été ses préoccupations familiales, elles n’ont jamais nui aux minutieuses charges qu’elle assume ; et, réciproquement, sa dévorante activité de fondatrice et d’organisatrice ne l’empêche nullement de se dépenser en lettres, conseils, démarches de toute sorte pour le bien-être ou le bonheur de ses enfants. Souvent malade et, néanmoins, toujours prodigieusement active, on est émerveillé de tout ce qu’elle a pu faire tenir d’œuvres et d’initiatives dans la courte enceinte d’une pauvre vie humaine.

A peine relevée de la maladie qui avait suivi la mort de sa fille Marie-Aimée, elle est appelée à Grenoble par saint François de Sales pour y fonder, comme à Lyon et à Moulins, une nouvelle maison de la Visitation. Les voies lui avaient été préparées par une fervente chrétienne, la présidente Le Blanc, dont la « sainte ardeur » était son œuvre. « Je vous prie, lui écrivait saint François, ma très chère mère, de préparer doucement nos petites avettes, pour faire une sortie au premier beau jour et venir travailler dans la nouvelle ruche pour laquelle le Ciel prépare bien de la rosée. » Les débuts du nouveau monastère furent beaucoup moins rudes que ceux du monastère de Moulins, où la mère de Bréchard, la fondatrice, avait éprouvé de terribles difficultés. Il suffit de quelques jours à la mère de Chantal pour tout régler à la satisfaction générale. Après avoir assisté, le 8 avril 1618, à la consécration solennelle de la maison nouvelle, reçu quelques novices, établi la mère Marie-Péronne de Châtel comme supérieure, elle put repartir pour Annecy, où son « bien-aimé Père » l’attendait avec quelque impatience.

Celui-ci, en effet, venait de recevoir le bref du pape Paul V qui le déléguait pour ériger la congrégation de la Visitation en ordre religieux, sous la règle de saint Augustin. Assisté de la mère de Chantal, il examina longuement et minutieusement les constitutions de l’institut, en arrêta le texte définitif, déclarant qu’elles « devaient être à perpétuité inviolablement observées et gardées », et, le 16 octobre, dans une cérémonie solennelle, la congrégation de Sainte Marie était élevée à la dignité d’un ordre religieux, contrairement aux intentions premières de ses saints fondateurs.

Le lendemain même, la mère de Chantal partait pour Bourges, où son frère l’archevêque avait tout disposé pour l’érection d’un cinquième monastère. Elle s’arrêta à Lyon, à Moulins, où elle crut devoir modérer la ferveur ascétique de la mère de Bréchard. A Bourges, on lui fit fête, et bien que la négligence des serviteurs de Mgr Frémyot lui « donnât souvent matière d’exercer la pauvreté », elle trouvait qu’elle était servie avec trop d’appareil : saint François de Sales dut calmer ses scrupules à cet égard. A Paris, où il était alors, « plusieurs bonnes âmes désiraient un établissement de Sainte Marie » : tout en prévoyant « des difficultés innombrables », il crut qu’« il fallait seconder leurs désirs », et il priait « sa très chère Mère » de venir le rejoindre. L’archevêque de Bourges aurait voulu garder sa sœur auprès de lui plusieurs années : il s’opposa de tout son pouvoir au départ pour Paris, et, le jour fixé pour ce départ, il vint dire à la mère de Chantal « qu’il avait partout défendu qu’on lui donnât aucun équipage ». Mais elle, sans se troubler, et avec cette vivacité spirituelle et ferme qui ne l’abandonnait jamais : « Monseigneur, lui dit-elle, cela n’importe s’il n’y a point d’équipage, l’obéissance a de bonnes jambes, nous irons fort bien à pied. » Retourné par cette réponse, l’archevêque lui prêta son carrosse pour la conduire jusqu’à Paris. Et, joyeuse d’obéir, laissant comme supérieure à Bourges la mère Anne-Marie Rosset, elle s’achemina vers Paris avec quatre professes et une novice, n’ayant que dix-neuf testons dans sa bourse.

Elle arriva à Paris, qu’elle ne connaissait pas encore, la veille de Quasimodo 1619. Avec raison l’évêque de Genève attachait une extrême importance à la fondation d’un nouveau monastère de la Visitation dans la grande ville bruissante et affairée, déjà ouverte aux quatre vents de l’esprit, et où se dépensait généreusement l’activité de vaillants ouvriers d’une renaissance religieuse : Bourdoise, Bérulle, Condren, M. Olier, M. Vincent. Mais la fondation n’alla pas toute seule : railleries mondaines, calomnies et médisances, méprises et étroitesses ecclésiastiques, jalousies de certaines communautés religieuses, on n’épargna rien pour décourager saint François de Sales et sainte Chantal de leur projet : par leur sang-froid, par leur humilité, par leur douceur patiente et souriante, ils finirent par désarmer toutes les hostilités. Au bout de quelques semaines, l’orage s’apaisa : le cardinal de Retz donna son consentement ; et, le lendemain, 1er mai 1619, l’évêque de Genève présida la cérémonie d’établissement, fit un sermon, exposa le Saint-Sacrement, établit la clôture et confia à M. Vincent, dont l’appui sans doute n’avait pas dû lui manquer, la direction spirituelle du nouveau monastère. Quatre mois après, le 13 septembre, il repartait pour Annecy : la mère de Chantal, qu’il avait mise en rapports avec la mère Angélique, devait rester trois ans sans le revoir, et il n’allait la revoir que pour mourir.

Les épreuves allaient fondre sur la communauté nouvelle. La maison où l’on s’était logé, au faubourg Saint-Michel, était trop petite, incommode, placée entre deux bruyants tripots, et il fallait songer la remplacer. Grave problème pour des religieuses qu’on croyait riches et qui, les aumônes venant à manquer, connurent l’extrême pauvreté : la mère de Chantal n’avait pas même de linge pour en changer. Ses compagnes étant tombées malades, elle était seule, avec deux novices, pour suffire à tout ; et elle suffit à tout, apprêtant la cuisine, servant à l’infirmerie, et « chantant l’office avec ses deux novices l’une voix si forte et soutenante, que l’on eût jugé qu’il y avait bon nombre de voix au chœur ». On commençait à respirer quand la peste éclata à Paris : tout le monde voulut fuir le fléau. La ville n’était plus qu’un désert ; l’herbe poussait haute dans les rues. Abandonnée de tous, ne sachant comment nourrir ses filles, la pauvre mère de Chantal allait dire son Pater avec larmes devant le Saint-Sacrement, implorant le pain quotidien. L’hiver venu, la misère redoubla : on n’avait pas de sièges, et il fallait s’asseoir par terre ; on n’avait ni bois, ni couvertures : plusieurs religieuses, réduites à coucher au grenier sur des fagots, se réveillaient au matin couvertes de neige. Par son entrain, sa gaîté, sa confiance dans la Providence, son humilité, et, pour dire le mot, sa sainteté, la mère de Chantal soutenait tous les courages, et, dans ce complet dénuement, les nobles femmes s’estimaient parfaitement heureuses.

Tant de vertus méritaient leur récompense. La réputation de la mère de Chantal s’étendait ; des novices appartenant aux meilleures familles et aux plus fortunées se présentaient. Avec la dot de l’une d’elles, la sœur Hélène-Angélique Lhuillier, on put acquérir les écuries de l’hôtel Zamet, qu’on transforma en un monastère. Mais en songeant aux tribulations qui avaient précédé cette acquisition, la Sainte déclarait « qu’elle avait plus acheté la maison de Paris par larmes et prières que par argent ».

Les fondations se multipliaient : à Montferrand, à Nevers, à Valence, à Orléans ; et chaque fondation nouvelle était, pour la mère de Chantal, un nouveau sujet de préoccupations. De toutes parts on s’adresse à elle pour les détails d’organisation pratique, pour la conduite à suivre en telle ou telle délicate conjoncture, pour la direction spirituelle : toujours d’accord avec saint François de Sales, elle veille à tout, et elle a réponse à tout. Et ses conseils, ses prescriptions même les plus rapides sont toujours enveloppées de bonne grâce, de la plus tendre affection. Elle veut que chaque supérieure « se rende communicative, attrayante et gracieuse envers ses filles » ; « il faut, ajoute-t-elle, qu’elles retrouvent en nous ce qu’elles ont laissé, que nous leur soyons mère, amie, sœur, toutes choses ; car si elles n’ont de l’amitié et cordialité de nous, et les unes avec les autres, elles seront sans soutien extérieur. » Elle-même prêche d’exemple : toute « tracassée » qu’elle soit, « accablée d’affaires et d’écritures », elle n’oublie personne, et les plus humbles de ses religieuses ont leur part dans les salutations, affectueux souvenirs dont elle émaille ses lettres. Son cœur de mère s’est élargi, à mesure qu’augmente le nombre de ses enfants.

Vers la fin de 1621, se sentant moins utile à Paris qu’ailleurs, elle songe à quitter la maison dont la fondation lui a coûté tant de peine. Une maladie la retient trois mois à son poste. Rétablie, elle fait procéder à l’élection d’une supérieure et, en dépit des instances dont elle est l’objet de la part des trente-quatre religieuses qu’elle laisse, en dépit du froid rigoureux, elle se résout à partir. Il y eut une scène d’émouvants adieux. Tout le monde pleurait. La mère de Chantal prononça de fortes, tendres et pieuses paroles qui nous ont été conservées. « Adieu, mes chères filles, dit-elle en terminant, je vous laisse sans vous laisser ; je vous donne de très bon cœur ma bénédiction, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Et elle embrassa toutes les sœurs qui l’accompagnèrent jusqu’à la porte, où deux carrosses l’attendaient.

Elle se rendit tout d’abord à Maubuisson où l’attendait la mère Angélique. Celle-ci, après avoir réformé le monastère de Port-Royal, dont elle était abbesse, entreprenait la réforme du couvent de Maubuisson. Elle s’était profondément attachée à saint François de Sales et à la mère de Chantal, qu’elle vénérait comme de saints personnages. L’évêque de Genève, qui l’aimait beaucoup et lui a écrit de très belles lettres, disait d’elle « qu’elle n’avait point le cœur, l’esprit ni le courage de son sexe, tellement il lui trouvait une âme généreuse et relevée au service de Dieu ». Elle aurait voulu quitter son abbaye et entrer à la Visitation. Mme de Chantal, qui avait pour elle une vive affection, appuyait fort ce dessein. Saint François de Sales hésitait beaucoup ; finalement, il proposa d’en référer à Rome ; mais comme il mourut sur ces entrefaites, l’affaire en resta là. La mère Angélique demeura la grande abbesse de Port-Royal, et Saint-Cyran succéda à saint François de Sales dans la direction de cette « âme d’insigne et extraordinaire vertu ».

En quittant Maubuisson, la mère de Chantal et ses cinq compagnes allèrent en pèlerinage à Pontoise, sur le tombeau de la bienheureuse Marie de l’Incarnation. De là, elles se rendirent à Orléans, puis à Bourges, à Nevers, à Moulins. Partout où la sainte passait, elle usait de son autorité temporelle et spirituelle pour réformer les abus ou les imperfections qui s’étaient glissés dans la vie matérielle ou religieuse des divers monastères, pour rappeler à la stricte observance de la règle, pour ranimer la piété, exalter les courages. A tout le monde elle communiquait son zèle. Et enfin elle se rendit à Alone, auprès de sa fille Françoise, où elle attendit les sœurs que saint François de Sales devait lui envoyer d’Annecy et qui devaient l’aider à fonder une maison à Dijon.

A Dijon, chose curieuse, les esprits étaient très partagés touchant l’opportunité d’accueillir les filles de la Visitation. Tandis que, dans les milieux populaires, où le nom et la réputation de la fille du président Frémyot étaient très répandus, on souhaitait passionnément leur venue, le Parlement et, en tête, son premier président Brûlart, faisait une sourde et parfois violente opposition. Deux humbles filles, Marie Bertot et Claire Parise, allèrent à Paris, virent le roi, obtinrent de lui des lettres patentes, et, cautionnées par une riche veuve, la présidente Le Grand, firent lever les derniers obstacles. Au mois d’avril 1622, quand, très émue, sainte Jeanne de Chantal arriva dans la vieille ville où, cinquante ans plus tôt, elle était née, le menu peuple lui fit une réception triomphale. Marchands et artisans avaient d’eux-mêmes fermé leurs boutiques et s’étaient répandus dans les rues, manifestant une joie extraordinaire. « On n’entendait ni l’on ne sentait rouler le carrosse, et semblait que ces bonnes gens le portassent à bras ; aussi demeura-t-on beaucoup de temps à faire bien peu de chemin, n’étant pas possible de fendre la presse. » Enfin, l’on arriva dans la petite maison louée qui devait servir de monastère : « Ce nouveau monastère, dit Jeanne en y entrant, est destiné à honorer la vie cachée de Jésus, Marie, Joseph, dans la maison de Nazareth. » Nombre de personnes de la ville vinrent lui rendre leurs devoirs. Sur le soir, plus de deux cents villageois et villageoises des environs vinrent lui souhaiter la bienvenue. Elle fut si touchée de cette démarche qu’elle fit venir les sœurs dans une grande cour et, — geste charmant qui la peint tout entière, — elle les fit dévoiler pour accueillir plus cordialement ces rustiques visiteurs. Elle les « caressa fort », leur adressa quelques pieuses paroles, et dut leur donner sa bénédiction, « car ils se mirent à genoux et ne voulurent point se lever qu’elle ne la leur eût baillée ». Le lendemain, le grand vicaire de Mgr Zamet, évêque de Langres, vint faire l’établissement. La mère de Chantal venait de réaliser l’un de ses plus chers désirs.

Bientôt les novices se présentèrent : Claire Parise, qui avait si bien su déjouer les manœuvres hostiles du Parlement ; la présidente Le Grand, dont les soixante-quinze ans étaient affamés d’austérités et d’humiliations ; Jeanne-Marguerite de Berbisey, une riche parente de la mère de Chantal. Celle-ci n’était arrivée à Dijon qu’avec quatorze livres, fruit de ses économies ; elle avait refusé l’argent que lui avait offert sa fille Françoise. Aumônes et dons affluèrent : au bout de six mois, elle avait acheté et meublé une maison spacieuse, bâti l’église, le chœur et la sacristie, commencé les parloirs. Douze novices, pleines de ferveur, avaient été recrutées. A ce moment-là, saint François de Sales, qui comptait se rendre à Avignon, lui donna rendez-vous à Lyon. Elle fit venir de Montferrand pour la remplacer la mère Favre, et le 28 octobre 1622, elle partait pour Lyon.

La pieuse et tendre amitié qui l’unissait à l’évêque de Genève n’avait subi aucune éclipse, et l’absence, qui est fatale à tant d’amitiés terrestres, n’avait fait que la consolider encore. Comme toutes les vraies amitiés, elle était fondée sur la communauté des aspirations morales, mais, plus encore peut-être, sur des oppositions de tempérament et de caractère. Ces deux riches et profondes natures s’attiraient par leurs contrastes mêmes. L’un, doux, calme, lent, circonspect, très volontaire, énergique et ferme sous ses apparences ondoyantes ; l’autre, vive, ardente, franche et directe, très tendrement et finement femme sous ses apparences viriles. La psychologie de cette amitié, c’est peut-être saint François de Sales qui en a donné la plus juste formule dans une jolie lettre qu’il écrivait à sainte Chantal vers la fin de sa vie : « Il n’y a point d’âmes au monde, comme je pense, lui disait-il, qui chérissent plus cordialement, tendrement, et, pour le dire tout à la bonne foi, plus amoureusement que moi ; car il a plu à Dieu de faire mon cœur ainsi. Mais néanmoins, j’aime les âmes indépendantes, vigoureuses et qui ne sont pas femelles ; car cette si grande tendreté brouille le cœur, l’inquiète et le distrait de l’oraison amoureuse envers Dieu, empêche l’entière résignation et la parfaite mort de l’amour-propre. Ce qui n’est point Dieu n’est rien pour nous. Comme se peut-il faire que je sente ces choses, moi qui suis le plus affectif du monde, comme vous savez, ma très chère Mère ? En vérité, je le sens pourtant ; mais c’est merveille comme j’accommode tout cela ensemble, car il m’est avis que je n’aime rien du tout que Dieu et toutes les âmes pour Dieu. » Sainte Chantal réalisait pleinement tout son idéal d’amitié.

« N’aimer rien du tout que Dieu » : saint François de Sales n’en était pas arrivé là du premier coup ; mais de très bonne heure il avait conçu que tel devait être l’objet de la vie chrétienne ; et ce détachement complet de soi-même et des créatures, ce parfait dépouillement intérieur, cette « nudité » de l’âme devant Dieu, c’est ce qu’il ne cesse de prêcher dans ses lettres de direction et ce qu’il a pratiqué lui-même avec une admirable constance. Au prix de quels sacrifices intimes ? Il nous l’a soigneusement caché. Mais on peut bien conjecturer qu’une âme profondément « affective » comme la sienne ne s’est pas détachée en un jour, ni sans douleur, de certaines créatures. « Je le veux bien, Seigneur, s’écriait-il un jour, tirez, tirez hardiment tout ce qui revêt mon cœur. O Seigneur, non, je n’excepte rien, arrachez-moi à moi-même. O moi-même, je te quitte pour jamais, jusqu’à ce que mon Seigneur me commande de te reprendre. »

Dans cette « voie royale », guidée par lui, sainte Chantal l’avait scrupuleusement suivi. « Je suis bien aise, lui écrivait-elle en 1616, de ce que vous garderez votre solitude, parce qu’elle sera encore employée au service de votre cher esprit. Je n’ai pu dire notre, car il me semble n’y avoir plus de part, tant je me trouve dénuée et dépouillée de tout ce qui m’était le plus précieux. » Et elle ajoute, douloureusement : « Mon Dieu ! mon vrai Père, que le rasoir a pénétré avant ! Pourrai-je demeurer longtemps dans ce sentiment ? Au moins notre bon Dieu me tiendra dans les résolutions, s’il lui plaît, comme je le désire… O Dieu ! qu’il est aisé de quitter ce qui est autour de nous ! mais quitter sa peau, sa chair, ses os, et pénétrer dans l’intime de la moelle, qui est, ce me semble, ce que nous avons fait, c’est une chose grande, difficile et impossible, sinon à la grâce de Dieu. »

Elle a persévéré, l’héroïque femme. Longuement séparée de « son unique Père », ne recevant de lui que des lettres ou trop rares, ou trop brèves, elle a accepté sans se plaindre ce progressif détachement mutuel, cette mort apparente de leur amitié. De loin en loin, cependant, cet héroïsme s’attendrit, s’émeut, se reprend, la femme reparaît sous la sainte, avec son désir d’affection humaine, son besoin d’une présence réelle : on sent que le feu sacré n’a fait que couver sous la cendre. « Que vous êtes heureux, écrit-elle à M. Michel Favre, le confesseur de saint François, que vous êtes heureux au-dessus de tout le reste du monde, de voir toujours les actions de ce vrai imitateur du Fils de Dieu, notre Sauveur et souverain Maître ; mais faites-en bien votre profit… Et si vous avez l’incomparable bonheur de le suivre, ayez soin, je vous prie, de m’en mander souvent des nouvelles et de le faire soulager tant que vous pourrez, le conjurant par soi-même et par tout ce que Dieu a voulu que je lui sois, de faire tout ce qui sera possible pour conserver sa santé. » Et au saint lui-même : « Il faut encore dire tout ceci : c’est que cette unité n’empêche pas que tout le reste de l’âme ressente quelquefois une inclination et penchement du côté du retour vers vous ; et ne sens ni inclination ni affection qu’à cela ; toutefois, je ne m’y amuse nullement, ni n’en ai aucune inquiétude, grâce à Dieu, à cause de cette unité en la pointe de l’esprit. Mais quand, par manière d’élire, l’incomparable bonheur de me voir à vos pieds et recevoir votre sainte bénédiction se passe dans mon esprit, incontinent je m’attendris et les larmes sont émues, me semblant que je fondrai en icelles quand Dieu me fera cette miséricorde. Mais je me divertis tout promptement, et il m’est impossible de rien souhaiter pour cela, laissant purement à Dieu et à vous la disposition de tout ce qui me regarde. » Que ce chaste mélange de scrupules mystiques et de tendresse humaine est donc touchant ! Et enfin ce beau cri d’humanité : « Vous n’avez point de nouvelles à m’écrire, dites-vous ? Eh ! n’avez-vous point quelques mots à tirer de votre cœur ? car il y a si longtemps que vous ne m’en avez rien dit ! Bon Jésus ! quelle consolation d’en parler un jour cœur à cœur ! » Cette consolation devait lui être refusée.

Le 9 novembre 1622, saint François de Sales partait pour Avignon. Il avait comme un pressentiment, qui lui fut confirmé sur sa route, de sa fin prochaine. « Adieu, mes filles, jusqu’à l’éternité », dit-il en les quittant aux visitandines d’Annecy. Il s’arrêta à Belley où s’était fondé, deux mois auparavant, le treizième monastère de la Visitation. A Lyon, il ne put voir que quelques instants la mère de Chantal ; il la pria d’aller visiter les monastères de Saint-Étienne et de Montferrand et remit à son prochain passage à Lyon le moment des longs entretiens « cœur à cœur ». Quand il fut de retour, assiégé par mille audiences, il eut toutes les peines du monde à se ménager un peu de liberté pour conférer avec « sa très bonne et très chère Mère ». « Ma Mère, lui dit-il enfin, nous aurons quelques heures libres ; qui commencera de nous deux à dire ce qu’il a à dire ? — Moi, s’il vous plaît, mon Père, répondit-elle avec vivacité, mon cœur a grand besoin d’être revu par vous. — Eh quoi ! ma Mère, reprit-il avec une douce gravité, avez-vous encore des désirs empressés et du choix ? Je vous croyais trouver tout angélique. » Puis, sachant bien qu’il allait décevoir une âme qui lui était pourtant si chère, mais qu’il voulait préparer au suprême sacrifice : « Ma Mère, nous parlerons de nous-mêmes à Annecy ; maintenant, achevons les affaires de notre Congrégation. Oh ! que je l’aime, notre petit institut, parce que Dieu est beaucoup aimé en iceluy ! » Sans répliquer, sainte Chantal mit de côté le mémoire qu’elle avait préparé pour exposer l’état de son âme, et prit celui qui concernait les affaires de l’institut ; et, quatre heures durant, les deux saints réglèrent ensemble les questions qui étaient encore en suspens. Après quoi, l’évêque de Genève « ordonna » à la mère de Chantal d’aller visiter les monastères de Grenoble, de Valence et de Belley ; il la pria aussi de passer à Chambéry et à Remilly, et lui donna rendez-vous à Annecy. Le lendemain matin, elle partait, après avoir reçu sa dernière bénédiction.

En route, « il lui prit une grande tristesse et serrement de cœur de ce que son Père ne lui avait pas voulu permettre de lui parler de son intérieur ; mais, sans vouloir réfléchir sur elle-même ni gloser sur ce qu’avait fait son supérieur, elle fit un acte d’abandonnement d’elle-même à la divine volonté, et prenant son livre des Psaumes, elle se mit à chanter dans la litière le psaume 26 » : Quoniam pater meus et mater mea dereliquerunt me ; Dominus autem assumpsit me, « Mon père et ma mère m’ont abandonné, mais le Seigneur m’a pris sous sa protection » ; et le calme revint dans son âme endolorie.

A Grenoble, étant en oraison le jour des Saints Innocents et priant pour son bienheureux Père, elle entendit « une voix très distincte » qui lui dit : Il n’est plus. Repoussant l’idée qu’il pouvait être mort, et prenant ce mot dans un sens tout mystique, elle partit de Grenoble « toute joyeuse » et arriva à Belley deux jours avant les Rois. M. Michel Favre qui l’accompagnait, veillait à ce que personne ne lui apprît la funèbre nouvelle. Enfin, le jour des Rois, elle se dit « en peine que l’on n’eût point de nouvelles de Monseigneur ». M. Michel Favre lui ayant dit que Monseigneur était tombé malade, elle déclara vivement que dès le lendemain elle allait repartir pour Lyon. Alors, M. Michel, lui tendant une lettre de l’évêque, frère et successeur de saint François de Sales : « Ma Mère, lui dit-il, il faut vouloir ce que Dieu veut ; prenez la peine de voir cette lettre. » Mais laissons-la nous raconter elle-même comment elle reçut ce terrible coup :

« Lorsque M. Michel me mit en main la lettre de Mgr de Genève, le cœur me battait extrêmement ; je me retirai toute en Dieu et en sa volonté, me doutant bien qu’il y avait quelque chose de douloureux dans cette lettre. En ce peu d’espace que je me tins retirée, j’eus l’intelligence de la parole qui m’avait été dite à Grenoble : Il n’est plus : vérité dont je fus toute éclairée en lisant cette bénite lettre. Je me jetais à genoux, adorant la divine Providence et embrassant au mieux qu’il me fut possible la très sainte volonté de Dieu, et, en icelle, mon incomparable affliction. Je pleurais abondamment le reste du jour, et toute la nuit jusqu’après la sainte communion, mais fort doucement, et avec une grande paix et tranquillité dans cette volonté divine, et dans la gloire dont jouit ce Bienheureux. Car Dieu m’en donna beaucoup de sentiments avec des lumières fort claires, des dons et grâces que la divine Majesté lui avait conférés, et des grands désirs de vivre meshuy (désormais) selon ce que j’ai reçu de cet homme de Dieu. »

On essaya, sans grand succès, de lui faire prendre quelque nourriture. Le soir, elle se rendit, comme de coutume, à la récréation, « mais sans pouvoir dire un mot » : son silence, ses larmes, son maintien tristement résigné, tout manifestait « sa très âpre douleur ». Puis elle se retira, dit matines, se fit lire un chapitre de l’Imitation, et se coucha, « voulant être seule pour se consoler avec Notre-Seigneur ». Une sœur qui, au passage du saint évêque à Belley, lui avait prédit sa mort, vint passer la nuit auprès d’elle, à genoux, devant son lit, et toutes deux s’entretinrent des vertus de celui qu’elles pleuraient. Le lendemain matin, la mère de Chantal se leva avec la communauté, et après avoir communié, « d’un esprit tranquille, quoique affligé », elle écrivit quelques lettres, où elle exhalait à la fois sa chrétienne résignation et sa profonde douleur. Au nouvel évêque de Genève : « Oui, Monseigneur, j’adore de tout mon cœur la divine volonté en la mort de cet incomparable Père ; mais, ô Dieu ! non pas sans une extrême douleur, dans laquelle je veux ainsi aimer et révérer les décrets de son éternelle Providence sur moi qui mérite si bien ce châtiment… Oh ! mon bon et cher Seigneur, ce sera désormais et plus que jamais que je ne chercherai rien en la terre, sinon mon Dieu dans lequel je me veux abîmer sans réserve. » A la mère de Blonay, supérieure à Lyon : « Bénie soit-elle à jamais cette douce volonté de mon Dieu, nonobstant l’amertume répandue en toutes les parties de mon âme, excepté en la fine pointe où elle ne peut vouloir ni aimer que les effets de son bon plaisir ! J’entends que messieurs de Lyon font difficulté de nous donner ce saint corps ; je sais bon gré à leur dévotion ; mais nous mourrons à la poursuite de ce trésor… Donc, ma fille, qu’il ne vous reste ni force ni courage que vous ne l’employiez pour nous le faire venir : mais cela sans différer, je vous en conjure, et, si je l’ose, je vous le commande, selon le pouvoir que Dieu m’a donné sur vous… »

Messieurs de Lyon qui avaient été témoins de la longue, douloureuse et chrétienne agonie du saint, et qui avaient admiré qu’il fût doux envers la mort comme il l’était envers tout le monde, finirent par déférer au désir de sainte Chantal et au vœu de saint François de Sales lui-même. Le corps du défunt fut envoyé à Annecy : partout où il passait, les plus grands honneurs lui étaient rendus. A Annecy, le 22 janvier, après une cérémonie à l’église, il fut transporté dans la chapelle de la Visitation où la mère de Chantal et ses religieuses, versant des larmes avec des prières, le reçurent dans les sentiments d’ardente et tendre piété qu’il aurait lui-même souhaités. En attendant qu’on lui dressât un tombeau digne de lui, on déposa le cercueil dans le sanctuaire, tout près de la grille du chœur des religieuses, — c’est là qu’il voulait être enterré, — et on le couvrit, non pas d’un lugubre drap mortuaire, mais du voile blanc des vierges, sur lequel, en lettres d’or, avaient été brodés les deux noms de Jésus et de Marie.

Et peu après, s’étant ménagé un jour de liberté, la mère de Chantal vint s’agenouiller auprès du corps de son unique Père ; et là, « lui parlant comme si elle l’eût vu de ses yeux », elle lui rendit compte de son intérieur, comme à Lyon elle s’était promis de le faire. Suprême dialogue de deux âmes saintes que la mort n’a pu séparer. Quand la mère de Chantal vint retrouver les autres sœurs, elle était radieuse et comme transfigurée.

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