Sainte Jeanne de Chantal
CHAPITRE VI
L’HÉRITAGE DE SAINT FRANÇOIS DE SALES
« Mon Père, je ne doute pas que vous ne soyez un jour canonisé, et j’espère y travailler moi-même », avait dit la mère de Chantal à saint François de Sales lors de leur dernier entretien. Et le saint évêque avait protesté avec son humilité coutumière. Mais elle qui, du premier jour où elle le vit, l’avait « appelé saint du fond de son cœur », dès qu’il n’est plus, se met aussitôt à l’œuvre pour hâter l’heure, — qu’elle ne verra pas, — de la canonisation officielle. Elle « ramasse les saintes paroles et lettres de son bienheureux Père » ; elle recueille et fait recueillir tous les témoignages concernant sa biographie, ses travaux, ses vertus, les miracles qu’il a accomplis ; elle prépare une première édition de ses œuvres ; elle fait écrire sa Vie par son propre neveu, Charles-Auguste de Sales, et le Père de la Rivière ; elle les documente, les assiste de ses conseils et de ses prières, revoit et discute leurs moindres pages ; elle tient en haleine tous ceux qui, de près ou de loin, peuvent servir la cause à laquelle elle s’est consacrée. A Dom Goulu qui, préparant une Vie du Saint, qu’il fit paraître en 1624, s’était adressé à elle pour se faire renseigner de première main, elle écrit une longue et très belle lettre, que Sainte-Beuve admirait fort et qui forme, selon lui, le meilleur panégyrique qu’on ait jamais prononcé du pieux évêque de Genève. « On n’a jamais mieux fait, écrit-il, le portrait d’un esprit, ni rendu aussi sensiblement des choses qui semblent inexprimables. Lumière, suavité, netteté, vigueur, discernement et dextérité céleste, ordonnance et économie des vertus dans cette âme, tout s’y présente et s’y peint d’un trait ferme et distinct. » Enfin, quand en 1627, Rome eut nommé trois commissaires apostoliques, — au nombre desquels était l’archevêque de Bourges, Mgr André Frémyot, — pour procéder à de minutieuses enquêtes sur la vie et les miracles de saint François de Sales, la mère de Chantal fit une longue déposition qu’on nous a heureusement fait connaître, et qui est un modèle de précision, de clarté, de sobre éloquence et de rigoureuse exactitude. Nul doute que cette déposition n’ait fortement pesé dans la balance au moment du procès de béatification. Sans sainte Jeanne de Chantal, saint François de Sales aurait assurément été canonisé un jour ou l’autre : elle a sans contredit fait avancer l’heure où pleine justice a été rendue à « son unique Père ».
« Il ne me reste en cette vie, déclarait-elle, que le désir ardent de voir nos monastères en la parfaite et très amoureuse observance des choses que ce très heureux et très saint Père nous a laissées. » Or saint François de Sales n’avait laissé que des notes et des matériaux épars en vue d’un règlement définitif qu’il n’avait pas eu le loisir d’élaborer. En s’aidant de ses souvenirs personnels, des souvenirs et des avis des Mères qui avaient le mieux connu l’évêque de Genève, enfin et surtout des papiers de ce dernier, la mère de Chantal rédigea un Coutumier qui, de l’avis de toutes les religieuses, exprimait dans la perfection l’esprit et les directions de leur saint fondateur. Ce fut la charte fondamentale de l’institut, et tous les monastères de l’ordre se firent un devoir de l’adopter et d’en suivre scrupuleusement les dispositions. Mais ce code ne pouvait pas prévoir tous les cas, fournir une solution à toutes les difficultés qui se présentaient. Au fur et à mesure que des questions nouvelles se posaient, les sœurs interrogeaient celle qui se considérait simplement « comme la sœur aînée de la famille, qui a plus pratiqué et communiqué avec le Père que les autres ». Celle-ci se prêtait avec plaisir à leurs demandes d’explications. « Mes filles, aimait-elle à dire, je ne suis pas grande prédicatrice, comme vous savez ; je ne sais presque parler qu’en répondant. » Mais elle répondait fort bien, et son bon sens, sa riche expérience de la vie et des âmes, son ardente piété, sa longue et docile intimité avec saint François lui dictaient les réponses appropriées. On recueillait à son insu ses propos et ses conseils : à la fin, cela forma tout un Commentaire des règles de la Visitation ; on fit violence à son humilité ; on la força à revoir, à ordonner, à mettre en forme ces réponses un peu décousues. L’œuvre législative des deux fondateurs de la Visitation était désormais complète ; et elle était si solide que, depuis trois siècles, elle n’a pas eu besoin de retouches.
Ces règles qu’elle avait élaborées et formulées avec tant de soin et une si scrupuleuse conscience, la mère de Chantal n’admettait pas, sous quelque prétexte que ce fût, qu’on les transgressât. « J’ai tant dans mon cœur, écrivait-elle, que l’on observe les règles ponctuellement, que je donnerais de grande affection ma vie pour en obtenir la grâce à toutes nos sœurs. » Et ses lettres sont pleines des plus vives objurgations à cet égard. Elle, si douce, si bonne, si tendre, elle se révèle, toutes les fois que l’intérêt de la règle est en jeu, la plus rigide, la plus impérieusement sévère des directrices et fondatrices d’ordres. Ce n’est pas seulement son œuvre qu’elle défend, — les préoccupations personnelles sont depuis longtemps mortes en elle, — c’est celle du grand saint dont elle a été la confidente ; c’est la cause des innombrables âmes qui lui doivent et lui devront leur salut ; c’est la cause même de Dieu. Et, bien entendu, elle prêchera d’exemple. Les règles de la Visitation veulent que tous les trois ans la supérieure en titre soit solennellement déposée ; elle peut être réélue, mais elle ne peut conserver le pouvoir que pendant six années consécutives. Jusqu’ici, conformément à l’expresse volonté de saint François de Sales, on n’avait pas appliqué la règle à la mère de Chantal, et sans déposition préalable, de trois ans en trois ans, elle avait été constamment réélue. Avant même que le Coutumier fût rédigé, le 27 mai 1623, à la grande surprise générale, en présence de toutes les sœurs assemblées et du prévôt de Sales, elle se démit de ses fonctions et avec une résolution et une humilité incomparables, elle alla se mettre au dernier rang. On dut accepter cette déposition ; la sœur assistante prit en mains le pouvoir, et l’élection fut renvoyée au jeudi 1er juin. Mais les sœurs « tinrent conseil entre elles, sans en rien dire » à l’intéressée, qui, le jour de l’élection, fut toute surprise d’être élue à l’unanimité supérieure perpétuelle. Elle refusa énergiquement cet honneur. En vain elle s’évertua à convaincre les sœurs de la faute qu’elles avaient commise : « il n’y eut pas moyen, avoue-t-elle, de leur persuader qu’il y en eût ; qu’au contraire elles étaient honteuses de ne pas s’être opposées sur-le-champ ; que je n’étais point comme les autres supérieures ; qu’elles me reconnaissaient pour ceci et pour cela : des belles lanternes… » De guerre lasse, elle n’accepta la charge, « selon la règle », que pour trois ans. Mais ces trois années devaient « faire coup » dans l’histoire de l’ordre.
Un peu plus tard, à la Visitation de Grenoble, la mère de Châtel, qui avait, six ans de suite, rempli les fonctions de supérieure, est réélue, malgré elle, à l’unanimité, pour trois ans encore. A cette nouvelle, et en dépit des supplications dont elle est l’objet, la mère de Chantal, inflexible, exige l’annulation solennelle de l’élection et fait agir sur l’évêque pour l’y décider. Celui-ci ne s’étant pas laissé convaincre, elle part pour Grenoble, voit l’évêque, obtient de lui tout ce qu’elle veut, fait casser l’élection et procéder à une élection nouvelle, et aménage si bien toutes choses, qu’au bout de trois semaines elle peut partir pour Chambéry, laissant tout le couvent pacifié et heureux. La mère de Châtel qui, dans toute cette affaire, s’est montrée d’un désintéressement et d’une humilité admirables et a constamment soutenu sa sainte amie, a été envoyée à Aix pour présider à une fondation nouvelle.
En deux autres circonstances, la mère de Chantal eut à déployer, pour réformer d’évidents abus, une énergie inusitée. A Moulins, une religieuse veut se prévaloir de la dot considérable qu’elle a apportée au couvent pour y continuer sa vie mondaine ; elle résiste à la supérieure qu’elle calomnie sans vergogne, donne à tous le plus déplorable exemple. D’Annecy, la mère de Chantal écrit à l’évêque d’Autun pour éclairer sa religion, à la supérieure pour la réconforter, la conseiller et la soutenir, à la religieuse coupable pour la réprimander et la ramener dans le droit chemin : lettres admirables, où la sévérité s’allie à la douleur et à la tendresse : « Ma très chère fille, puisque vous avez fait passer vos imperfections et misères jusqu’à la connaissance des sœurs, je ne puis plus me taire et m’empêcher de vous plaindre de votre détraquement tout à fait scandaleux dans la maison… Mais je vois bien que cette félonie veut être matée. Croyez que, si j’étais auprès de vous, à mon avis et aidée de la grâce de Dieu, je vous rangerais à la soumission et vous empêcherais bien de tenir le dessus comme vous faites. » « Il faut que je vous avoue la vérité, que vous me faites jeter bien des larmes… Je ne vous écris pas davantage à cause de ma douleur de tête. Faites profit de ceci, ma fille, et croyez que c’est d’un cœur de mère que je vous le dis. Je fais beaucoup prier pour vous, et prie beaucoup moi-même, car j’ai pitié de l’état où vous êtes. »
Une autre religieuse, supérieure celle-là d’un des monastères de l’ordre, a rompu la clôture et s’est rendue « avec deux carrosses » aux eaux de Bourbon où elle a « tenu maison ouverte ». Malade et hors d’état de voyager, la mère de Chantal écrit à la coupable pour se faire exactement renseigner et pour la rappeler à l’ordre : « Au reste, ma chère fille, je ne puis m’empêcher de vous dire, selon ma confiance ordinaire, que je vous admire, vu que vous faites profession d’avoir une si particulière confiance envers moi, comme quoi vous faites des coups si importants à l’institut, sans m’en rien dire qu’après qu’ils sont faits… Ce n’est pas que je veuille que vous vous assujettissiez à me les communiquer ; mais c’est pour vous faire voir que je ne suis pas encore si grue que je ne connaisse bien que vous ne me demandez mon avis qu’en de petites choses, pour m’entretenir, et qu’ès importantes où je pourrais dire ce qui vous serait utile, vous les faites comme bon vous semble, et après, vous me les demandez… Pardonnez-moi, ma chère fille, si je vous parle ainsi, je ne puis pas m’empêcher de dire la vérité à toutes celles de l’institut, tant que je vivrai. Qu’on le prenne bien ou mal, je n’y saurais que faire. » Ces lettres « de bonne encre » n’ayant pas été suffisantes pour rappeler à son devoir la supérieure égarée, la mère de Chantal écrit sans se lasser à l’évêque pour le supplier de faire un exemple. On lui donne enfin satisfaction : la supérieure insubordonnée est canoniquement déposée, transférée dans un autre monastère, et les religieuses qu’elle a séduites dispersées dans d’autres couvents. De sincères et touchants repentirs furent d’ailleurs la suite de ces exécutions énergiques.
Devons-nous penser là-dessus que la mère de Chantal fût une de ces femmes que leur goût inné de commandement entraîne aisément à des coups d’autorité ? Une phrase assez énigmatique et peut-être un peu imprudente de la mère de Chaugy pourrait nous le faire croire : « Comme naturellement, écrit-elle, notre bienheureuse Mère avait un grand courage et, comme dit notre Bienheureux, l’humeur impérieuse plutôt que tendante à l’impériosité, il fallut que la grâce puissante abattît en elle ce qui était de la nature, et, certes, il lui coûta beaucoup. » Mais, d’autre part, — et l’abbé Bremond a eu grandement raison d’appuyer sur ce trait, — il y a un mot d’elle à saint Vincent de Paul qui nous éclaire sur les dispositions profondes et permanentes de son âme : « J’ai un surcroît d’ennui pour ma charge, lui écrivait-elle un jour, car mon esprit hait grandement l’action, et me forçant pour agir dans la nécessité, mon corps et mon esprit en demeurent abattus. » — La mère de Chantal haïr l’action, dira-t-on, elle dont la vie de fondatrice, — les deux mille lettres que nous avons d’elle nous le prouvent assez, — a été une action perpétuelle, une action comparable en somme à celle des plus grands hommes d’État ! — Mais oui ! Et pourquoi pas ? Résignons-nous donc, une bonne fois, à ne pas trop simplifier — et mutiler — l’humaine réalité. La vérité, ce me semble, est celle-ci. Dans cette riche et complexe nature, admirablement équilibrée, — les médecins qui firent l’autopsie déclarèrent « n’avoir jamais vu un cerveau si sain ni une tête si bien faite, et qu’il ne fallait pas s’émerveiller si elle avait le jugement si bon et l’esprit si bien composé », — des tendances diverses et presque contradictoires se faisaient jour, se combattaient peut-être et finissaient par composer une souple et vivante harmonie. Elle était certes armée pour l’action, la lutte, la prompte et ferme décision, bref, pour le commandement. Mais, tout au fond d’elle-même, je crois discerner surtout un infini besoin de tendresse, de paix intérieure, d’humilité, de détachement intime, de contemplation mystique. C’est ce besoin qui l’a inclinée à la vie religieuse, et que la vie religieuse n’a fait qu’accroître et développer. Elle eût aspiré à n’être que la plus humble moniale, perdue et abîmée en Dieu, dégagée de toute responsabilité, uniquement vouée à la stricte obéissance, à la méditation, à la prière. Seulement, elle avait un impérieux sentiment du devoir. Destinée par saint François de Sales, et par son propre génie, à diriger les autres, elle obéit docilement ; elle « se força pour agir » ; pour ne pas tromper la confiance qu’on mettait en elle, pour être à la hauteur de la tâche qui lui était imposée, elle fit appel aux facultés d’action qu’elle eût volontiers laissé sommeiller éternellement en elle ; elle sacrifia à l’œuvre commune, à l’œuvre divine toute une partie d’elle-même, ne se réservant que le minimum de vie intérieure qui lui était strictement indispensable pour retremper ses forces et se préparer à de nouveaux travaux.
Et ce fut, presque contre son gré, une admirable femme d’action, une merveilleuse organisatrice et directrice d’âmes. Du fond de son couvent d’Annecy, elle dirige, instruit, conseille, redresse, édifie toute son armée, de plus en plus nombreuse, de visitandines : à la mort de saint François de Sales, treize monastères étaient déjà fondés ; vingt ans plus tard, à la mort de sainte Jeanne de Chantal, on en compte quatre-vingt-dix. Elle connaît, directement ou indirectement, toutes ses religieuses, retient leurs noms, leur physionomie morale, et, non contente de les envelopper toutes dans la même tendresse collective, elle les aime individuellement, et, à l’occasion, ne manque jamais de prononcer le mot qui convient, et qu’elles attendent, « à l’oreille de leur cœur ». Surchargée d’affaires, grandes et petites, de préoccupations de toute sorte, souvent malade, ce dont elle bénit Dieu, qui lui fait ainsi comprendre et accueillir les santés fragiles, assaillie de mille peines intérieures, elle trouve le moyen d’entretenir, surtout avec ses religieuses, mais avec bien d’autres personnages, une énorme correspondance, que nous sommes très loin sans doute d’avoir tout entière. N’y pouvant suffire toute seule, elle a de bonne heure recours à des secrétaires. L’une d’elles, la plus intime, la mère de Chaugy, ne se lasse pas d’admirer « ce grand don, pour toute sorte d’affaires, quelles qu’elles fussent, et cela, avec une telle promptitude, ajoute-t-elle, que quelquefois nous étions trois qu’elle faisait écrire, en même temps, des choses diverses. Elle dictait des lettres très importantes, avec autant de facilité qu’elle parlait d’autres choses ; et après, si la secrétaire y avait manqué tant soit peu ou ajouté du sien, elle disait : « Ce n’est pas ici mon style, mais le vôtre est meilleur. » D’autres fois, quand elle trouvait le style de sa secrétaire « trop sec », vite elle prenait la plume, et ajoutait un petit mot de gentillesse et d’affection. Et chacune de ces lettres, dans leur brièveté précise, lumineuse et allante, révèle un esprit clair, vigoureux, courant droit à l’essentiel, une imagination robuste et drue qui se contient et s’arrête aux faits concrets, aux détails positifs, mais qui, sans y tâcher, sans se piquer de littérature, trouve aisément le mot juste et même pittoresque, la formule saisissante et parlante, par-dessus tout un cœur chaud, ardent, généreux, qui se donne inlassablement et ne réserve rien de lui-même. On conçoit aisément, en lisant cette correspondance, la prise extraordinaire qu’une pareille femme a dû avoir sur les âmes.
Écrire, d’ailleurs, ne lui suffit pas : elle sait fort bien que si précise, détaillée, affectueuse que soit une lettre, on n’y saurait tout dire, ni tout faire entendre ; elle sait que, pour s’attacher des êtres humains et leur insuffler un même esprit, rien ne vaut la présence réelle, le contact personnel, la parole directe et vivante. Toutes les fois qu’elle le peut, sans nuire à ses multiples obligations, elle monte à cheval ou, quand, à cinquante-quatre ans, sentant qu’elle « s’affaiblit trop », elle est obligée de renoncer à ce mode de voyage, elle part en litière ou en carrosse, et elle va visiter tel ou tel de ses couvents où l’on réclame sa présence, présider à une fondation nouvelle, régler sur place des questions qui s’éternisent. Et partout où elle passe, elle séduit, elle persuade, elle relève, elle apaise ; elle laisse les cœurs plus ardents au bien, les volontés plus fortes, les âmes plus saintes. « Ce visage toujours enflammé, toujours doux, toujours recueilli » laisse à tous ceux qui l’ont vu une impression ineffaçable.
Partout où elle passe aussi, précédée par sa réputation croissante de sainteté, elle est reçue, à sa grande confusion, avec les plus grands honneurs, et chacun s’empresse pour la voir, pour l’entendre, pour lui demander une bénédiction, qu’elle se juge indigne de donner : princes, princesses, seigneurs et grandes dames ne sont pas les derniers à lui rendre visite, à la consulter sur leurs intérêts temporels et spirituels. En 1626, elle est appelée par le duc et la duchesse de Lorraine pour fonder à Pont-à-Mousson une de ses maisons. Elle s’arrête quelques jours à Besançon où, en dépit d’innombrables difficultés, un monastère sera définitivement établi quatre ans plus tard ; et là, le chapitre lui fait l’insigne faveur et la très grande joie de lui montrer le Saint Suaire. De Pont-à-Mousson, les trois années de sa « supériorité » venant à expiration, elle envoie à l’évêque de Genève sa déposition que les sœurs d’Annecy, cette fois, sont bien obligées d’accepter : la mère de Châtel est élue à sa place ; et la mère de Chantal, tout heureuse d’être enfin déposée et d’être remplacée par une religieuse dont elle connaît les éminentes qualités et que « son cœur chérit comme lui-même », peut, en rentrant à Annecy, s’arrêter en diverses villes où sa présence était très vivement souhaitée : elle ne s’est démise de sa charge que pour mieux et plus librement agir.
Le monastère d’Orléans, apprenant qu’elle n’est plus supérieure d’Annecy, l’a élue supérieure. Pour se conformer à la volonté de saint François de Sales, elle refuse, mais par obéissance, elle ira, après un court séjour à Annecy, passer trois mois à Orléans pour y faire l’office de supérieure intérimaire. Sur sa route, elle s’arrête à Crémieux où elle préside à une fondation nouvelle, à Paray-le-Monial, à Autun, où on lui ménage une entrée triomphale : chacun voulait voir « la sainte » qui, confuse et rougissante, essayait de se dérober à toutes ces démonstrations mais qui, comme son divin Maître, laissait venir à elle les petits enfants ; elle levait son voile pour qu’ils pussent voir son visage, et leur prodiguait caresses et douces paroles.
D’Orléans, la mère de Chantal se rendit à Paris. La mère Anne de Beaumont y avait fondé un second monastère, au prix des plus grands sacrifices : ses vertus, ses succès, ses hautes relations avaient excité contre elle mille jalousies. Pour tout apaiser la mère de Chantal lui donna l’ordre de partir pour Annecy : cet ordre lui « brisa le cœur » ; mais c’était « une âme vertueuse », elle obéit avec une extrême humilité et une « très grande promptitude ». La mère Favre la remplaça, et tout rentra dans l’ordre.
Cette année 1628 devait être employée par sainte Chantal à visiter ses divers monastères : on en comptait déjà trente. La peste qui désola la France l’empêcha de réaliser tout son dessein. Les ravages du terrible fléau furent effroyables. A Lyon, il fit, assure-t-on, 80.000 victimes. On fuyait les villes contaminées ; on laissait les malades sans secours, les morts sans sépulture ; les rues étaient encombrées de cadavres. L’air était empoisonné et propageait la contagion. Partout des scènes de deuil, d’abattement, de panique et de désolation : on abandonnait les travaux des champs et la famine venait joindre ses habituelles misères à celles de la sinistre maladie. Derrière leurs clôtures, qu’elles se refusaient le plus souvent à quitter, les pauvres sœurs de la Visitation, délaissées de tous, sans secours, souffraient du froid, de la faim et payaient largement leur tribut au fléau. A Lyon, au monastère de l’Antiquaille, dès les premiers jours, la moitié des sœurs succombèrent. Le monastère de Bellecour avait été épargné : la supérieure demanda qu’on lui envoyât les pestiférées, qui seraient soignées jusqu’à la mort : on refusa. Enfin, le mal empirant, il fallut bien se rendre aux instantes prières de la mère de Blonay : les religieuses survivantes partirent pour Bellecour, traversant à pied la ville déserte, le voile baissé, heurtant des cadavres. Les sœurs de Bellecour les accueillirent avec un tendre empressement, sans se préoccuper de la contagion, et tant que les deux communautés furent réunies, elles n’eurent pas une seule mort à déplorer.
A Autun, à Moulins, à Paray, à Montferrand, à Valence, à Grenoble, à Nevers, à Crémieux, à Crest, la peste aussi fit rage. Partout, dans tous les couvents de la Visitation se multipliaient les beaux exemples de la plus chrétienne résignation, du plus noble dévouement, de la plus héroïque charité. Mais partout la misère était grande, et la mort frappait à coups redoublés. Atteinte au cœur par toutes ces nouvelles, la mère de Chantal aurait voulu être partout à la fois. « Nos pauvres sœurs sont en de telles nécessités, écrit-elle, que, quand je vois cela, je me voudrais vendre, si je pouvais, pour les aider. » Elle leur écrit lettres sur lettres pour les réconforter, les encourager, les consoler. Elle organise les secours. De Paris, elle envoie du blé, des souliers, des robes, des remèdes, et jusqu’à du bétail. Elle demande des consultations de médecins, rédige des circulaires indiquant les meilleurs moyens de se préserver de la contagion ou d’y remédier. Elle se prodigue sans compter, se lamente de ne pouvoir mieux faire, met tout en œuvre pour venir en aide à ses pauvres filles si cruellement éprouvées. Que n’eût-elle pas fait, si on l’eût laissée entièrement libre de suivre l’inspiration de son cœur ?
Mais voici qu’elle reçoit à Paris de l’évêque de Genève l’ordre de revenir à Annecy par le plus court chemin, avec défense de s’arrêter dans aucune ville atteinte du fléau. Elle obéit à contre-cœur, « bien marrie de ne pouvoir aller soigner ses filles », quêtant sur sa route « pour les pauvres Visitations pestiférées », leur écrivant de longues lettres pour relever leur courage et leur exprimer la « mortification » qu’elle ressent de ne pas les voir. A son passage près d’Autun, la mère de Chastelluz obtient la permission d’aller lui parler de loin en pleine campagne. Ce que voyant, la mère de Chantal « invoqua le secours de Notre-Seigneur, demeura un peu en oraison, puis, faisant le signe de croix : « Assemblons-nous, dit-elle, au nom de Dieu, il sera au milieu de nous, et nous défendra du mal. » Cela dit, elle va à grands pas vers la chère supérieure, qui n’osait s’approcher, l’embrassa tendrement et la fit monter en carrosse et s’asseoir proche d’elle. » Mme de Toulonjon, qui redoutait la contagion pour sa fille de six ans, disait : « Véritablement, si je n’étais assurée en mon âme que ma mère est une sainte, je transirais d’appréhension. »
Elle n’était pas la seule à croire à la sainteté de la mère de Chantal. A Châlon, où elle séjourna quelques jours chez l’évêque, son neveu, les Ursulines « lui coupèrent une partie de la queue de son voile », et son humilité était telle que le soir, en se déshabillant, « elle pleura tendrement », confuse d’« une chose si déraisonnable ». De toutes parts on venait la consulter : « elle se tenait si proche contre une muraille, qu’on ne pouvait passer derrière elle pour couper ses habits, et malgré cela, elle ne put empêcher que, tant de la robe que du voile, on ne lui en coupât tous les jours quelque pièce ».
Elle fut de retour à Annecy le 30 octobre 1628. Jusqu’alors, la peste n’avait pas encore pénétré en Savoie. L’hiver terminé, elle fit son apparition à Belley, à Chambéry, à Rumilly, et enfin à Annecy, peu après Pâques. Quelques jours après, le 31 mai 1629, les visitandines d’Annecy élisaient de nouveau comme supérieure la mère de Chantal. De tous côtés, on aurait voulu soustraire cette dernière aux dangers qui la menaçaient, et des interventions princières se produisirent pour lui faire quitter « son petit Nessi ». C’était bien mal la connaître ! Elle se refusa obstinément à « abandonner son troupeau ». « Se voyant environnée de toutes parts de la mort », elle écrit à la mère de Blonay une lettre où elle lui exprime sa pensée suprême sur le meilleur moyen de conserver et de perpétuer, après elle, le véritable esprit de l’institut : exacte observance des règles ; étroite union spirituelle avec le monastère d’Annecy ; pas de supérieure générale « sous l’autorité de laquelle l’on met les maisons, cela me serait, déclare-t-elle, en abomination d’y penser », mais « une Mère commune qui après moi fasse ce que Dieu a voulu que j’aie fait ». Ainsi rassurée sur l’avenir de son œuvre, de tout son grand cœur elle se donne à son devoir présent. La misère était grande à Annecy. Aux pauvres qui assiègent le couvent, la sainte fait donner sans compter tout ce qu’on lui a donné à elle-même ; de l’argent, des remèdes, du blé ; les provisions épuisées se renouvellent comme par miracle. Pour augmenter la part des malheureux, elle diminue celle des sœurs ; elle leur persuade aisément de se contenter de gros pain noir. Désolée de ne pouvoir, comme autrefois, à cause de la clôture, elle et ses filles, assister les malades, elle anime de son zèle, de son ardente charité, de sa vibrante parole tous ceux, prêtres ou magistrats qui viennent, au parloir du couvent, se retremper auprès d’elle. Tous les matins, l’évêque de Genève, dont la conduite fut admirable, « venait prendre ordre vers elle de ce qu’il avait à faire tout le jour » : « O ma digne Mère, lui disait-il avec des larmes de joie, vous êtes mon Moïse, je suis votre Josué ; tandis que vous tenez vos mains élevées au ciel, je bataille avec nos gens contre la calamité de mon cher peuple. » « Les discours embrasés de cette grande sainte, déclarait plus tard, au procès de canonisation, le premier syndic de la ville, me remplissaient d’enthousiasme. » Et, par toute son attitude de courageuse résignation et de religieuse confiance, elle maintenait les sœurs « dans leur tranquillité ordinaire, sans qu’il ait jamais paru dans la communauté ni effroi, ni trouble, ni crainte ». Sous sa direction et à son exemple, les religieuses s’imposaient des mortifications extraordinaires : jeûnes, macérations, disciplines, processions autour du cloître pieds nus et la corde au cou. Et c’était, nous dit-on, un émouvant spectacle que de voir la mère de Chantal, « le visage à la fois triste et enflammé, les yeux baignés de larmes, se traînant à genoux nus, la corde au cou et criant : « Grâce, grâce, mon Dieu, pardonnez aux pécheurs ! »
Si soumise qu’elle fût aux décisions de ses supérieurs, un regret la hantait toujours que la conception primitive de la Visitation, celle qui associait la vie active et charitable de Marthe à la vie contemplative de Marie, n’eût pas été réalisée. Qu’elle s’en soit souvent ouverte, dans ses lettres et ses entretiens, à saint Vincent de Paul, nous n’en pouvons guère douter. Si quelqu’un avait pu lui remplacer saint François de Sales, c’eût été M. Vincent, que, dans l’une des trop rares lettres qui nous aient été conservées d’elle à ce saint personnage, elle appelle « mon très unique Père ». Si M. Vincent n’avait pas été converti d’avance aux vues de la mère de Chantal, il l’eût été par le spectacle des misères sans nom que, de 1628 à 1631, la peste avait engendrées. Quatre ans plus tard, l’Institut des Filles de la Charité était fondé, et, pour bien marquer la part de la sainte dans cette fondation mémorable, saint Vincent de Paul aimait à dire que la congrégation nouvelle était l’héritage de Mme de Chantal.
Ainsi s’accomplissait aussi un vœu secret de saint François de Sales. Devançant la décision pontificale, la voix populaire attribuait à ce dernier une foule de miracles et réclamait une canonisation officielle. Une première enquête autorisée par Rome avait eu lieu en 1627. Il fallut, pour la poursuivre et l’achever, attendre que la peste eût cessé ses ravages. Le 4 août 1632, en présence des sœurs de la Visitation et d’un certain nombre de notables, les juges ecclésiastiques firent ouvrir le tombeau. Le corps était dans un parfait état de conservation et dégageait une odeur délicieuse, celle-là même que, depuis la mort, on avait bien des fois respirée dans le monastère. Et pendant que sainte Chantal, à genoux contre la grille, éperdue et comme en extase, contemplait ces restes sacrés, la foule, forçant les portes, envahissait l’église et faisait toucher toute sorte d’objets au corps du saint. Le soir, quand tout le monde fut retiré, la mère de Chantal alla avec toute la communauté « vénérer ce saint corps, et fut longuement en oraison devant icelui, avec un visage si enflammé, et une façon et action si rabaissées, que l’on n’eût su discerner ce qui la tirait hors d’elle-même, ou l’amour ou l’humilité et anéantissement ». Prenant pour elle-même une défense faite par les commissaires, elle s’abstint de baiser la main de son Père. Mais le lendemain, en ayant obtenu la permission, « elle baissa la tête, et fit poser cette sainte main sur icelle ; et ce Bienheureux, comme s’il eût été en vie, étendit la main sur la tête de son unique fille, et la lui serra, comme lui faisant une paternelle caresse ».
Leur œuvre commune allait prospérant chaque jour davantage. De 1630 à 1640, quarante-quatre couvents de la Visitation sont fondés un peu partout : Beaune, Mâcon, Chalon-sur-Saône, Metz, Melun, Angers, Poitiers, Tours, Bordeaux, Amiens, — combien d’autres villes encore ! — voient successivement dans leurs murs les filles de sainte Chantal organiser des foyers de vie spirituelle. L’ordre même commence à essaimer hors de France : Nancy, Fribourg, Pignerol, Nice, Turin font appel tour à tour à celle qui se refusait à être appelée la fondatrice de tant de pieuses maisons et dont la réputation devenait européenne. Et par elle l’esprit de ferveur, d’humilité, d’obéissance et de détachement qui était celui de saint François de Sales se maintenait intact dans toutes les communautés nouvelles. L’ordre se recrutait dans toutes les classes : il accueillait des pauvres et des infirmes, même des filles repenties ; il ne se contentait pas de prier et d’expier pour les péchés du monde ; il ouvrait des pensionnats féminins. La mère de Chantal était à la fois heureuse et inquiète de cette prodigieuse fructification ; elle aurait voulu que l’institut « s’étendît du côté de la racine plutôt que du côté des branches » : mais elle était bien obligée de se prêter à son temps et aux impérieux besoins des âmes ; et toujours docile à la volonté divine, elle trouvait le moyen, quelque absorbantes et diverses que fussent ses occupations croissantes, de suffire à toutes ses obligations, de ne rien laisser en souffrance, d’avoir bien en main toute « sa troupe », si dispersée qu’elle fût dans l’espace, et de la pénétrer de sa pensée profonde.
De toutes parts, et de tous les mondes on s’adressait à elle. Reines et princesses, bourgeoises et nobles dames, religieuses et laïques, prêtres même se soumettaient à sa direction, venaient la consulter sur « leur intérieur ». Au nombre de ses « dirigés », elle compta son propre frère, Mgr André Frémyot, l’archevêque de Bourges. Celui-ci, honnête chrétien plus que grand chrétien, ne ressemblait guère à sa sœur. Il n’avait pas hérité du stoïcisme de leur père. C’était un prélat aimable, lettré et mondain, qui ne s’attardait guère dans son palais archiépiscopal et qui préférait la résidence à la cour : il aimait la vie large et facile, les réceptions, les compagnies élégantes, et les rigueurs de l’ascétisme n’étaient point son fait. Mme de Chantal lui aurait souhaité une vie plus sainte et plus mortifiée. A la suite d’une maladie qui avait failli l’emporter en 1624, et où il avait fait vœu, s’il guérissait, de réformer son genre d’existence, il s’adressa à sa sœur qui lui traça tout un programme de vie spirituelle : il fit de son mieux pour le suivre, et fort des conseils de la sainte femme, il y réussit quelque temps ; mais il était faible, et il se laissait reprendre à toutes les sollicitations qui venaient « le distraire de la dévotion intérieure ». Il ne sut pas pratiquer le détachement absolu qu’on lui prêchait et dont on lui donnait l’exemple. Si respectueuse qu’elle fût de l’autorité d’un frère qu’elle appelait « son très honoré Seigneur », la mère de Chantal devait trouver qu’il n’avait pas très bien profité de ses leçons.
Il en fut tout autrement d’un certain nombre d’âmes qui l’approchèrent, et qui, pour la plupart, subirent profondément son généreux ascendant. Telles furent, parmi les hommes, l’excellent et candide Michel Favre, qui fut le confesseur de saint François de Sales et de sainte Jeanne de Chantal, douce âme innocente et simple qui comprenait et admirait pleinement le génie et la vertu de sa pénitente ; le commandeur de Sillery, qui, frère d’un chancelier, avait été ambassadeur du Roi en Espagne et à Rome, et qui, disgracié par Richelieu, s’étant mis à l’école de saint François de Sales et de la mère de Chantal, travailla très activement à la béatification et aux publications posthumes du premier et rendit à la seconde, dans les ordres les plus divers, les plus grands, les plus signalés services. Elle les aimait très tendrement tous les deux, et leur mort lui fit verser bien des larmes. Si détachée qu’elle fût de la vie terrestre, elle ne pouvait se consoler de la perte de ceux qui lui étaient chers.
Ses amitiés et ses directions féminines étaient innombrables. Elle a aimé en Dieu toutes « ses filles », et en toutes elle a fait passer un peu de son âme, de sa mystique ardeur. Mais, comme il est naturel, quelques-unes d’entre elles ont été plus près de son cœur que les autres. D’abord, celles qui avaient été ses premières collaboratrices, et auxquelles l’unissaient tant de communs souvenirs de difficultés vaincues, d’épreuves saintement supportées, la mère Favre, la mère de Châtel, la mère de Bréchard. Celle-ci, que la sainte appelait un jour « sa pauvre vieille, mais toute chère et bien aimée fille », était comme elle une âme ardente, héroïque et pure. Bourguignonnes toutes deux et un peu parentes, elles savaient qu’en toute occurrence elles pouvaient compter l’une sur l’autre. Personnalité plus effacée que la mère de Chantal, qui l’avait à plusieurs reprises déléguée pour fonder de nouvelles maisons, la mère de Bréchard a laissé dans l’ordre une telle réputation de vertu que son procès de canonisation a été commencé en même temps que celui de sa grande amie. Huit ans après sa mort, son corps a été trouvé intact, souple et frais comme un corps vivant, exhalant les plus exquises odeurs. Quand on lui fit entendre qu’elle allait mourir, elle embrassa la supérieure qui lui annonçait cette joyeuse nouvelle, infiniment heureuse d’« aller voir bientôt son Dieu ». Elle s’éteignit au monastère de Riom, le 18 novembre 1637 : elle avait cinquante-sept ans. — A son lit de mort, la mère de Châtel eut la grande joie d’être assistée par « sa mère, sa bonne mère » de Chantal. Rien ne faisait prévoir sa fin ; mais elle-même sentait qu’elle n’avait plus beaucoup de jours à passer sur la terre, et, dans cette espérance, elle mit très activement ordre à toutes ses affaires, se fit longuement interroger par la mère de Chaugy sur les origines et la fondatrice de la Visitation, dont elle avait été la confidente et, à certains moments, la tendre et sage directrice ; puis elle s’alita et, après une longue agonie dont la mère de Chantal nous a laissé l’édifiant détail dans une lettre circulaire adressée aux supérieures de la Visitation, « cette bénite âme s’envola hors de ce chétif monde, n’étant âgée que de cinquante et un ans et quatre jours ». Toute sa vie, elle avait été « gratifiée de grands dons intérieurs et de hautes oraisons » ; sa sincérité, sa droiture, sa candeur étaient très aimées de saint François de Sales. « C’était, écrit sainte Chantal, l’une de mes douces consolations de penser que je laissais après moi cette vraie Mère dans cette chère maison et dans l’institut. Elle m’était plus chère que mes yeux et que ma propre vie. » — Non moins chère au cœur de la mère de Chantal était la mère Favre ; son « grand cœur », sa « générosité royale », son admirable courage et ses épreuves intérieures faisaient d’elle comme un double de la sainte. Celle-ci lui confiait les plus délicates missions, et l’avait employée à de nombreuses fondations. Quand sa santé la força de revenir en Savoie, la mère de Chantal écrivait : « Mon Dieu ! quelle consolation en la pensée de revoir, d’embrasser et de jouir à souhait de l’aimable présence de mon unique grande fille, si parfaitement et intimement chérie de mon cœur… Tout m’en rit en cette espérance. » On lui avait prescrit les eaux ; elle se refusa énergiquement à rompre la clôture. C’était choisir la mort : et, en effet, elle mourut à Chambéry dans d’atroces crises de foie : elle n’avait que quarante-huit ans.
En six mois, la mère de Chantal venait de perdre coup sur coup ses trois plus intimes amies, celles qui l’avaient le mieux aidée à supporter le poids de l’œuvre immense qu’elle avait entreprise, et qu’elle avait le mieux pénétrées de sa pensée. Elle se sentait vieille, seule et faible, en proie aux plus grands troubles intérieurs. Elle écrivait en pleurant à l’une des supérieures de son ordre « que sa chétive vieillesse était bien dépouillée ; que ses chères premières compagnes s’en allaient au ciel, et la laissaient en terre pleine de misères, qu’elles étaient des fruits mûrs prêts à être servis à la table du Roi céleste ; mais qu’elle était demeurée sur la branche, parce qu’elle était encore toute verte, ou peut-être pourrie ou vermoulue. » Touchante humilité de la part d’une telle femme.
Mais à un cœur si tendre d’autres tendresses féminines ne pouvaient manquer. Parmi celles qui vinrent ensoleiller la fin de cette noble vie, il faut mettre à part la mère de Chaugy et la duchesse de Montmorency. Jacqueline de Chaugy était la nièce d’Antoine de Toulonjon. Peu faite pour vivre avec une mère autoritaire, elle avait été élevée, comme le sera plus tard Mme de Sévigné, par une grand-mère et un oncle abbé, qui lui apprit le latin. Très cultivée, vive et charmante, quand, en 1628, Mme de Chantal la vit pour la première fois, elle était fort désemparée. Une déception sentimentale l’avait jetée au cloître, mais elle n’avait pas tardé à quitter le couvent, prise d’une sorte d’horreur de la vie religieuse. Elle consentit à accompagner à Annecy, mais uniquement pour se distraire, la mère de Chantal, dont la bonne grâce l’avait vite séduite. Au bout de peu de temps, elle demanda d’elle-même à entrer au noviciat. Il fallut assouplir, discipliner, morigéner un peu cette vive et fière nature ; et la mère de Chantal, qui « aimait son âme », et qui, je crois, se reconnaissait un peu en elle, y employa tout son art, tout son tact, toute sa haute sagesse et toute sa maternelle affection. Elle fit d’elle sa secrétaire préférée et la dépositaire de sa pensée. Sœur Françoise-Madeleine de Chaugy devint ainsi l’historiographe de sainte Chantal et des premiers temps de la Visitation ; nommée supérieure du monastère d’Annecy, ce fut elle qui fit aboutir en 1661 la béatification de saint François de Sales. La prédilection de la mère de Chantal avait été bien placée.
Elle aima aussi de tout son cœur la duchesse de Montmorency. Celle-ci, d’origine italienne, avait épousé à quatorze ans Henri de Montmorency, filleul de Henri IV, l’un des plus braves et des plus séduisants seigneurs de la cour. Elle adorait son mari et lui passait toutes ses folies. Impliqué dans la révolte de Gaston d’Orléans contre l’autorité toute-puissante de Richelieu, le duc paya de sa tête, en 1632, sa téméraire entreprise, et sa pauvre veuve fut exilée à Moulins. Très pieuse et, dans son désespoir, se sentant de plus en plus attirée vers la vie religieuse, la duchesse désirait passionnément faire la connaissance de la mère de Chantal. Après quelques lettres échangées, les relations directes entre les deux femmes s’ébauchèrent en 1635. Elles étaient admirablement faites pour se comprendre. « Entre toutes les amitiés que Dieu m’a données, écrivait Mme de Chantal, il n’y en a point que j’estime et désire que Dieu me conserve tant que la vôtre toute précieuse. » La duchesse aurait voulu recevoir le voile des visitandines des mains de sa grande amie ; elle n’eut pas cette joie, mais ce fut elle qui ferma les yeux de la sainte femme qu’elle avait tant aimée.
En 1632, la mère de Chantal a soixante ans. Pendant tout le temps que la peste a sévi, en qualité de supérieure du monastère d’Annecy, elle a présidé aux destinées de la Visitation ; elle a vu s’ouvrir le tombeau du saint fondateur de son ordre et été témoin de quelques-uns de ses miracles ; elle a la ferme assurance qu’il sera canonisé un jour. Son « triennal » est achevé ; elle croit que sa fin est proche, et elle voudrait se préparer à la mort. Le 22 mai, en présence des sœurs réunies dans le chœur, elle se met à genoux, « fait sa coulpe » de toutes les fautes commises pendant son administration, et, déposant son pouvoir, avec une merveilleuse humilité, elle va se mettre à la dernière place. En vain elle supplie ses filles de ne plus lui confier aucune charge : elle est réélue le 27 mai. « Voyez-vous, ma fille, déclarait-elle à une religieuse, tous mes sens, tout moi-même, tout mon intérieur, répugnent à cette charge, et je l’accepte seulement pour le bon plaisir de Dieu ; car, hélas ! ma fille, je suis sur la fin de ma vie, et j’ai besoin de penser à moi. » Elle n’en fut pas moins, pendant ces trois nouvelles années de direction, la supérieure accomplie et prodigieusement active qu’elle avait toujours été : les deuils qui l’affligent profondément, — celui de sa belle-fille Marie de Coulanges, celui de son gendre Toulonjon, celui de M. Michel Favre, — et les préoccupations qui en sont la suite assombrissent sa vie sans nuire aux multiples devoirs quotidiens qu’elle assume. Les nouvelles maisons qui se fondent augmentent ses soucis, accroissent sa correspondance : jamais elle ne perd pied ni courage. Depuis longtemps il était question d’établir un second monastère à Annecy. S’y étant enfin décidée, la mère de Chantal voit se conjurer contre elle toute sorte de difficultés, d’objections et même de calomnies locales. Elle poursuit sans se troubler son dessein et surmonte tous les obstacles. Quand le 19 mai 1635, toute joyeuse d’être enfin délivrée du lourd fardeau qui pesait sur ses épaules, elle déposa le pouvoir et fit publiquement sa coulpe des fautes qu’elle avait commises pendant le temps de son administration, Mgr de Genève put lui dire avec vérité que « grâce à Dieu, il ne s’était pas aperçu qu’il n’y eût rien dans la maison qui n’allât bien ».
Une grave question se posait, qui préoccupait beaucoup d’évêques et de pieux ecclésiastiques, saint Vincent de Paul, entre autres. L’ordre de la Visitation s’étant développé au delà de toute espérance, n’était-il pas à craindre que, la mère de Chantal une fois morte, l’union que sa forte personnalité maintenait entre tous les monastères vînt à se relâcher, et n’y avait-il pas lieu, comme pour tous les autres ordres, de les grouper sous l’autorité d’une supérieure générale ? Il fut décidé que la question serait discutée lors de l’assemblée générale du clergé qui devait se tenir à Paris en 1635. L’évêque de Genève, Mgr Jean-François de Sales, résolut d’y envoyer la mère de Chantal ; et quand celle-ci eut été déposée, l’évêque d’ailleurs étant mort dans l’intervalle, elle se mit en route vers la fin de juin, s’arrêta un peu à Moulins, et arriva à Paris le 25 juillet.
Au parloir du premier monastère de Paris eut lieu la conférence projetée. Humble et les yeux baissés, la mère de Chantal laissa parler tout le monde ; puis, prenant la parole, elle déclare que la volonté expresse de saint François de Sales, docile interprète de la volonté divine, était qu’il n’y eût pas de supérieure générale, que, pour conserver l’esprit de la Visitation et l’union entre les divers monastères, il avait recours non à l’autorité, mais à la charité, et que donc « il fallait demeurer comme l’on était ». Il y avait dans sa parole un tel accent, une netteté si persuasive, que chacun se rallia à son opinion : il fut simplement décidé « que le monastère d’Annecy serait toujours reconnu pour l’origine des autres, et que, par une charitable révérence et dépendance, les autres s’adresseraient toujours à lui pour recevoir ses conseils dans leurs besoins, et se tiendraient en tout conformes aux observances qui s’y gardent ».
Ayant obtenu la permission de passer l’hiver à Paris et de faire une visite générale des maisons de son ordre, qui toutes sollicitaient sa venue, la mère de Chantal se mit en route au mois de septembre et se rend successivement à Montargis, à Blois, à Orléans et à Tours. Elle aurait voulu pousser jusqu’en Bretagne : la maladie et l’hiver la contraignirent de rentrer à Paris. Le printemps venu, accompagnée de son confesseur, de la mère Favre et de la sœur de Chaugy, elle reprend ses voyages interrompus. A Troyes, où elle fut accueillie avec des transports de joie extraordinaires, elle revit, au monastère du Carmel, sa vieille amie, la mère Marie de la Trinité, et ce fut, entre ces deux saintes âmes très tendres, un échange de mystiques effusions. De là elle se rendit à Dijon, à Autun, à Mâcon, à Lyon, à Valence, au Pont-Saint-Esprit, à Avignon, à Arles, à Aix, à Marseille, à Montpellier, à Nîmes, à Grenoble. Là elle trouva une lettre de l’évêque de Genève qui, la sachant fatiguée par tous ces déplacements, la rappelait à Annecy.
Dans toutes les villes où elle s’arrêtait, elle était reçue avec des démonstrations d’allégresse et de vénération auxquelles son humilité ne pouvait se dérober. Les religieuses, le clergé, les autorités, le peuple lui faisaient fête : on recueillait ses moindres paroles ; on la suppliait d’entrer dans les maisons où il y avait des malades ; on conservait comme des reliques les objets qu’elle avait touchés ; on lui coupait des fragments de son voile ou de ses vêtements. « Voici la sainte ! voici la sainte ! » s’écriait-on sur son passage. Et aux beaux discours qu’on lui adressait, elle rougissait comme une jeune fille, se trouvant au supplice d’entendre prononcer son éloge. Bien vite, elle courait s’enfermer au monastère. Et là, sans négliger aucun de ses devoirs de piété, elle se faisait toute à tous, prodiguant conseils, encouragements, recueillant les confidences, redressant quelquefois, examinant les questions d’organisation pratique, aussi bien que les plus hautes questions de spiritualité, prêchant par l’exemple plus que par les discours l’humilité, l’obéissance, le détachement, la pauvreté, répandant à flots, si l’on peut dire, l’esprit de la Visitation, et laissant partout des traces fulgurantes et durables de son passage.
N’ayant pu visiter tous les monastères de Provence, elle en avait convoqué les supérieures à Aix. Là, deux semaines durant, elle régla, de concert avec elles, toutes les questions, petites ou grandes, qui étaient en suspens ; surtout elle les anima toutes de son esprit, les faisant bénéficier de son expérience, leur communiquant la flamme sacrée qui brûlait en elle, versant son âme dans la leur, et leur laissant de sa maternelle tendresse, de son génie, de sa sainteté un souvenir impérissable. Quand il fallut se séparer, bien des larmes coulèrent : ces quelques jours d’intimité avec leur sainte fondatrice avaient été pour « ses filles » la révélation du parfait bonheur.
Cette activité, ce lumineux bon sens, cette sainteté cachaient de grands troubles intimes et une agonie morale qui devait se prolonger neuf longues années, — dernière et suprême épreuve infligée par Dieu à son héroïque servante. On éprouve quelques scrupules à évoquer, même brièvement et d’une plume incompétente, l’état d’une pareille conscience. Il le faut cependant, pour n’être pas trop incomplet. C’est vers 1632 que commença pour sainte Chantal ce « martyre d’amour » qui ne devait cesser qu’un mois avant sa mort. Elle était assaillie de tentations terribles. Sauf les pensées d’impureté, il n’était pas d’idées, d’imaginations condamnables qui ne se présentassent à son esprit, et qu’elle ne parvenait pas à repousser. Tous les péchés dont on l’entretenait, il lui semblait qu’elle allait s’en rendre coupable. Elle prenait en dégoût tous ses exercices religieux et les devoirs de sa charge. Elle avait horreur d’elle-même et du lamentable état de son âme. Elle se sentait abandonnée de Dieu, réprouvée par Dieu. De loin en loin de douloureux aveux lui échappaient sur ses intimes angoisses, et ses larmes, ses profonds soupirs la trahissaient malgré elle. Elle aspirait éperdûment à la mort. Elle ne retrouvait un peu de tranquillité qu’en s’abandonnant humblement aux directions et aux sages conseils de la mère de Châtel. Mais bientôt, cet appui allait encore lui manquer, et la mort, en lui enlevant coup sur coup ses trois plus intimes amies, allait redoubler sa peine et aggraver sa solitude morale. Chose singulière, il se faisait en elle un véritable dédoublement de sa personnalité. A l’ordinaire, rien ne transparaissait au dehors de ses tourments intérieurs, du secret désespoir qui l’étreignait, et sa sérénité, sa gaîté même, la ferme lucidité de sa haute raison demeuraient inaltérables. On admirait le robuste équilibre, la parfaite santé morale de cette conductrice d’âmes sans se douter de l’inquiétude, du trouble et des sombres tristesses que recouvrait sa religieuse ardeur.
La mère de Châtel lui avait succédé comme supérieure du premier monastère d’Annecy. Elle morte, il fallut la remplacer. En vain la mère de Chantal supplia les sœurs de ne pas lui imposer cette nouvelle charge : elle fut élue une fois encore. Elle pleura : mais, se ressaisissant bien vite, elle se soumit avec son habituelle docilité à la divine volonté. On nous a conservé le texte des paroles qu’elle adressa à ses filles en cette mémorable circonstance ; elle s’y peint tout entière :
« Puisque Dieu, dit-elle, m’a encore commis le soin particulier de vous, je me résous, moyennant la divine assistance, de ne rien laisser en arrière pour votre avancement en la voie de Dieu. Oui, je crois que c’est Dieu qui m’a donné cette charge ; car j’ai grandement prié en cette occasion ; sa bonté sait que ce n’était pas par inclination, et que je n’y vois que sa seule et pure volonté. Mais, mes très chères sœurs, je ne vous le cèle pas, je vous le dis ouvertement, ce sera mon dernier triennal, pendant lequel, Dieu aidant, je me consacrerai à votre service ; je vous consacre mon âme à cet effet, et j’emploierai les forces de mon corps et le peu d’esprit que Dieu m’a donné pour vous aider et vous servir. Je ne prétendais de tant vivre, ni que mon pèlerinage fût tant prolongé çà bas ; personne ne le croyait ; mais, puisqu’il plaît à Dieu qu’en la fin de ma vie je fasse encore ce triennal, je mettrai ma dernière main à cette vigne et consumerai toute ma force et ma substance à la faire fructifier. Je ne sais pas, mes chères sœurs, si Dieu me laissera vous servir pendant tout ce triennal, car ma vie en ce vieux âge est fort incertaine ; mais soit que Dieu me tire au commencement, au milieu ou à la fin, cela m’est du tout indifférent : soit fait ce que Notre-Seigneur trouvera bon. Toutefois, sa bonté me donne espérance qu’après ce triennal il m’accordera quelques mois ou quelques années de repos, selon ce qu’il lui plaira, pour penser à moi. Car, hélas ! mes sœurs, il y a vingt-sept ans que je pense aux autres, et n’ai presque pas le loisir de penser à moi. Dieu disposera de mes ans, de ma vie et de ma mort selon sa sainte volonté, et je ne m’en mets pas en peine ; mais je vous dis, mes sœurs, ne soyez pas étonnées si vous me voyez plus veillante sur vous que jamais ; car j’ai ce sentiment au cœur qu’il faut que ce triennal porte coup, et que sur la fin de ma vie vous me donniez ce consentement de vous voir coopérer davantage aux desseins de Dieu sur vous, et à mon petit service, ce qui vous est tout dédié. »
On s’en voudrait d’affaiblir par le moindre commentaire ces paroles si virilement chrétiennes, et en même temps si profondément humaines, si féminines même. On devine comment elles furent accueillies par celles qui les entendirent et quelle ferveur de piété et d’émulation elles provoquèrent dans l’ordre tout entier. Ainsi que l’avait annoncé la mère de Chantal, ce dernier triennal a « porté coup ».
Elle-même se multipliait pour suffire à toutes ses tâches. La reine Anne d’Autriche, enceinte du futur Louis XIV, lui demandait de faire prier tout l’institut pour que Dieu lui donnât un fils, et, en bonne Française, elle s’empressa de déférer à ce désir. De nouveaux couvents se fondaient, et chaque fois, l’on s’adressait à elle pour tous les détails d’organisation que comportait toujours une fondation nouvelle ; elle répondait à tout avec sa précision, sa brièveté, sa prudence habituelles ; et, si surchargée et pressée qu’elle fût, elle ne manquait pas de joindre à ses conseils et à ses directions un mot de piété et d’affection ; sa correspondance allait croissant, et ce n’était pas trop de ses trois secrétaires pour l’aider à en venir à bout. En un mot, elle était l’âme vivante de cette vaste famille religieuse dont les membres, dispersés un peu partout sur le sol français, suisse et italien, recevaient d’elle l’impulsion première et la pensée directrice.
Depuis longtemps, il était question de fonder un monastère de la Visitation à Turin ; mais les circonstances jusqu’alors ne s’y étaient point prêtées. Le roi Victor-Amédée et tous les siens désiraient vivement que la mère de Chantal en personne vînt faire cette fondation. En 1638, leur insistance fut telle que l’évêque de Genève consentit à laisser partir la vieille religieuse pour ce long et difficile voyage. Elle s’arrêta à Rumilly, à Chambéry, au val d’Aoste, et arriva enfin à Turin le 30 septembre. Sur sa route, elle était l’objet de la vénération universelle. On sonnait les cloches, on ornait les églises, on tirait le canon ; le peuple en foule allait au-devant d’elle et, s’agenouillant sur son passage, lui demandait sa bénédiction ; évêques et archevêques lui rendaient les plus grands honneurs, lui demandaient conseil, lui soumettaient leur conscience. A Turin, il fallut sept mois pour aplanir les difficultés qui, depuis de longues années, arrêtaient la fondation projetée et pour mettre sur pied le nouveau monastère. Avec son habileté et sa fermeté coutumières la mère de Chantal y parvint, et quand, au mois d’avril 1639, des menaces de guerre ayant surgi, elle dut, pour obéir aux ordres de l’évêque de Genève, quitter Turin et regagner Annecy, elle laissait un couvent de visitandines bien constitué, tout fier de l’avoir eue comme fondatrice, et très profondément pénétré de l’esprit de l’ordre. Turin, Pignerol furent pris par les Français luttant contre les Espagnols ; la mère de Chantal tremblait fort pour ses filles : elle apprit avec grande joie que les deux monastères avaient été épargnés. Revenue à Annecy en passant par Embrun où elle laissa le souvenir d’une âme perpétuellement en contact avec le divin, elle s’occupa très activement d’établir dans la petite ville une maison de lazaristes. C’était là un de ses rêves ; et elle eût été parfaitement heureuse de le réaliser, si, en même temps, elle n’avait appris la fin très chrétienne de son frère l’archevêque de Bourges. Elle le pleura amèrement, en se disant qu’elle ne tarderait pas à aller le rejoindre, ainsi que tous les chers morts qu’elle portait enterrés dans son cœur. C’est le triste lot des vies qui se prolongent de voir se multiplier les tombes autour d’elles.
Ainsi se terminait son dernier triennal. Prenant les devants, elle supplia l’évêque de Genève d’intervenir pour que plus jamais on ne l’élût supérieure. On se rendit à ses prières. Et le 11 mai 1641, — elle avait soixante-neuf ans, — elle réunit le chapitre, déposa pour toujours le pouvoir dont on l’avait revêtue, et avec une humilité et une ardeur de conviction admirables, elle fit sa coulpe de toutes les fautes qu’elle avait commises à l’égard des unes et des autres. Puis, se relevant, ce qu’elle n’avait jamais fait, elle vint embrasser maternellement toutes les religieuses l’une après l’autre, leur disant un dernier adieu en qualité de supérieure, et leur interdisant de prononcer la moindre parole d’attendrissement. Elle ne cesserait jamais de les aimer, ajoutait-elle, car elle éprouvait pour elles « l’affection tendre des pauvres vieilles grand’mères pour leurs petits-enfants ». Enfin elle leur recommanda, en termes brefs, substantiels et chaleureux, la mère de Blonay, que la plupart d’entre elles n’avaient jamais vue.
Quelques jours après, la mère de Blonay était élue supérieure à la presque unanimité. Profondément heureuse de ce choix, la mère de Chantal remercia avec effusion les sœurs du témoignage de confiance qu’elles lui avaient donné. Enfin elle allait pouvoir penser à elle-même et se préparer à la mort sous la direction d’une religieuse très aimée, qui avait été l’une de ses premières collaboratrices, et qui allait lui remplacer ses trois vieilles amies disparues. Femme supérieure, « la crème de la Visitation », au dire de saint François de Sales, qui, de bonne heure, l’avait distinguée, la mère de Blonay était supérieure à Bourg. « Venez donc, au nom de Notre-Seigneur, lui écrivait la mère de Chantal, régir notre chère maison, et en particulier ma pauvre âme. Je vous supplie de partir de Bourg aussitôt que la nouvelle élection sera faite. Ne retardez point ma satisfaction. Il me semble que tous les ennuis, que mes misères intérieures et ma vieillesse me donnent seront chassés par cette bénite et tant attendue venue. » A cette perspective elle ne se sentait pas d’aise ; elle instruisait les sœurs de leurs devoirs à l’égard des supérieures nouvellement élues, leur disait tout le bien possible de leur future supérieure, dont elle leur avait peu parlé auparavant, pour ne pas exercer de pression sur elles ; elle faisait préparer elle-même son lit et sa chambre ; elle ne se lassait point de recommander aux religieuses, « aux récréations et ailleurs », de bien aimer leur nouvelle Mère et de lui obéir ; de s’aimer bien tendrement les unes les autres ; et quand elle les rencontrait, elle leur disait « avec un visage enflammé » : « Mes chères Sœurs, amour, amour, amour ! »
A l’arrivée de la mère de Blonay, elle courut à la porte « avec une allégresse et vitesse incroyables » ; et se jetant à genoux devant elle, elle l’embrassa tendrement, disant : « Voici ma Mère, ma fille, ma sœur, mon propre cœur et mon âme. » Sa « chère cadette » était tombée à genoux elle aussi. Elles se relevèrent, et, avant de saluer la communauté, la mère de Chantal voulut qu’on allât rendre grâces à Notre-Seigneur et à saint François de Sales. Se tournant en souriant vers l’une de ses filles, elle lui dit : « Que fais-je plus en cette vie, puisque voilà mon cher Annecy si bien pourvu d’une Mère telle que je la désirais ? » Et à la mère de Blonay : « Ma très chère Mère, il y a plusieurs années que j’avais envie de vous revoir dans cette maison, mais il y a neuf mois entiers que je vous demande à Dieu. »
La mère de Blonay ne pouvait souffrir que la mère de Chantal, dans sa passion d’humilité et d’obéissance, se ravalât au dernier rang des religieuses. A ce sujet un assez vif désaccord s’éleva entre elles, et il fallut que l’autorité ecclésiastique tranchât le différend. Prévenus par Mme de Chantal, l’évêque de Genève et le Père spirituel du couvent lui donnèrent raison, et elle put dès lors, à sa grande satisfaction, s’abaisser et s’humilier tout à son aise. Elle ne voulut plus s’occuper d’aucune affaire temporelle, les choses de la terre lui étant à charge : la seule liberté qu’elle souhaitât était de lire les lettres qui lui étaient adressées des divers monastères et d’y répondre ou d’y faire répondre par ses secrétaires. Elle ne vivait plus en ce monde ; elle était tout entière absorbée dans la contemplation des choses éternelles. Son amabilité, sa douceur, qui avaient toujours été grandes, étaient devenues merveilleuses. « Dans son dernier triennal, écrit la mère de Chaugy, elle parut dans une douceur si extraordinaire, si accomplie et si ravissante qu’il semblait que cette divine qualité de bonté et de douceur eût submergé la force éminente de son naturel. » Il y avait dans la sainteté qu’elle manifestait un tel degré de perfection qu’on en frémissait autour d’elle, et qu’on craignait que ce ne fût le dernier éclat d’un flambeau qui allait s’éteindre.
Cette sainteté croissante s’exprimait dans des mots ravissants que ses filles recueillaient et qui alimentaient leur piété. « Elle nous disait, raconte l’une d’elles, que, dans les premières années de l’institut, les fondations étant fréquentes, elle était comme ces grosses servantes de peine, au temps de la moisson. Le père de famille leur dit : « Venez ici, allez là, retournez en ce champ, allez en cet autre. » Mais quand ces pauvres paysannes sont devenues fort vieilles, elles ne peuvent plus que filer leurs quenouilles, et ne se peuvent tenir de dire aux enfants du père de famille, auquel elles ont survécu : « Votre père ne faisait pas ainsi, votre père voulait que l’on fît de telle et telle sorte » ; puis, s’appliquant à elle-même sa comparaison : « Au commencement, disait-elle, comme la servante de l’institut, notre bienheureux Père me disait : « Allez fonder à Lyon, allez fonder à Grenoble, revenez pour aller à Bourges, pour aller à Paris, quittez Paris et revenez à Dijon. » Ainsi j’ai été plusieurs années que je ne faisais qu’aller et venir, tantôt en l’un des champs, tantôt en un autre, de ce cher père de famille ; maintenant je suis une pauvre et chétive vieille de soixante-cinq ans (c’était l’âge qu’elle avait alors) ; il me semble que je ne sers plus de rien du tout dans l’institut, sinon un peu pour dire les intentions du Père. » Et elle ajouta qu’elle n’avait guère eu de pensées qui lui agréassent plus que celle-là. »
Nous avons deux portraits d’elle qui, datés de 1636, nous la rendent telle qu’elle était à cette époque : l’un qui se trouve au second monastère de la Visitation de Paris, l’autre qui est conservé à la Visitation de Turin, et qu’à juste titre les connaisseurs préfèrent. Sous l’austérité du costume monastique la physionomie a gardé bien du charme et même un air d’inaltérable jeunesse. Le front est large, les pommettes saillantes, le nez finement aquilin, la bouche menue, le menton énergique et décidé. Le regard est franc, direct, profond, un peu douloureux et comme chargé d’expérience et de bonté. Le sourire est exquis de vivacité spirituelle et en même temps d’indulgence et d’infinie douceur. Ce délicieux sourire où les plus rares qualités d’une âme de femme semblent s’être donné rendez-vous, on s’attarderait longtemps à le contempler : à lui tout seul, il nous fait comprendre que sa grâce était la plus forte, et qu’on ne résistait pas à Mme de Chantal.
A Paris, à Moulins, on voulait la voir encore. Mme de Montmorency voulait recevoir le voile de sa main. La sainte remettait toutes choses entre les mains de Dieu et de ses supérieurs. Les sœurs de Moulins l’ayant élue supérieure à l’unanimité, elle refusa, « renonçant à toute supériorité ». « Ma très chère Mère, lui écrivait Mme de Montmorency, tous ces refus ne me rebutent point : vous viendrez, et Dieu fera pour moi ce que les hommes ne veulent pas faire. » Les magistrats d’Annecy s’opposaient à tout nouveau voyage de la mère de Chantal, craignant que, si elle venait à mourir en France, on ne pût avoir son corps. Enfin l’évêque de Genève lui ayant demandé si elle jugeait ce voyage nécessaire, sur sa réponse affirmative, il lui donna l’autorisation de partir. « Brûlant du désir d’aller faire un dernier effort pour le bien de son institut », heureuse peut-être, tout au fond d’elle-même, de revoir sa patrie, elle se prépara à ce voyage « avec une allégresse admirable », assurant que « vive ou morte, elle reviendrait ». Mais, contre son habitude, elle envoyait chercher les amis et amies du monastère pour les entretenir une fois encore et prendre congé d’eux. Elle faisait écrire à presque toutes les maisons de l’ordre pour leur demander des prières et leur dire adieu. Elle disait « que jamais elle n’avait fait voyage si joyeusement, parce qu’elle en prévoyait certains biens fort grands pour quelques maisons, et pour son âme en particulier, ayant grande envie de conférer de son intérieur avec Monseigneur l’archevêque de Sens et M. Vincent ; que cette maison était en si bon train et avait une si bonne Mère, qu’il fallait qu’elle allât travailler ailleurs, et qu’elle n’avait point de plus grande suavité que de penser qu’elle laissait notre très honorée Mère Marie-Aimée de Blonay dans Annecy ».
Enfin le jour du départ arriva. Après avoir « parlé à toutes les sœurs en particulier », elle voulut encore « parler en général ». « Mes très chères filles, leur dit-elle, je vous conjure de vivre toutes en la dilection de notre bon Sauveur et de vous aimer cordialement en lui. Qu’il soit lui-même le lien sacré de votre dilection. Honorez-vous les unes les autres, ainsi que disent nos saintes règles, comme le temps de Dieu ; et si vous faites cela, mes chères filles, votre union sera toute divine. Vous honorerez Dieu en vos sœurs, et vos sœurs en Dieu. Vivez toutes unanimement, c’est-à-dire n’ayant toutes qu’un cœur et qu’une âme en Dieu. Priez-le pour moi, mes chères filles ; je vous aime toutes ; je vous connais toutes. Il me semble que je vous laisse en la grâce de Dieu ; je prie sa bonté de vous y maintenir et de vous donner sa bénédiction. Ne vous départez jamais de nos saintes observances. Adieu, mes chères filles, adieu, encore un coup, mes chères filles. Je ne sais si nous nous verrons encore dans cette vie ; il faut tout laisser à la divine Providence. Si ce n’est en ce monde, ce sera en la sainte éternité. Je vous verrai souvent en esprit, car je vous ai fort présentes. Je ne sais ce que veut dire cela, mais je les connais toutes si bien… »
Et l’émotion la gagnant, elle s’interrompit, et, faisant ranger toutes les sœurs le long de la chambre des assemblées, sans vouloir qu’elles se missent à genoux, elle les embrassa l’une après l’autre, disant à chacune un mot à l’oreille « selon leur besoin intérieur ». Puis, elle leur donna sa bénédiction à toutes. La mère de Blonay n’était pas là ; elle accourut, fondant en larmes. Les deux Mères s’entretinrent quelques instants ensemble : la mère de Chantal demanda à « sa chère cadette » quelques conseils pour son intérieur et lui confia que depuis trois jours elle était fort soulagée de sa peine d’esprit. On s’étonnait qu’elle ne pleurât pas comme à son ordinaire. « Ma Mère, lui dit une des sœurs, nous ne nous reverrons plus. — Si ferons, ma fille, lui dit-elle gaiement. — Mais, lui dit la sœur, demandez-le donc à Notre-Seigneur. — Non, pas cela, dit-elle, sa volonté soit faite ; nous nous reverrons en cette vie ou en l’autre. »
Enfin elle quitta le couvent. C’était le 28 juillet 1641. Une foule immense l’attendait à la porte. On se pressait dans les rues pour lui dire adieu. Les malades se faisaient mettre aux fenêtres pour la voir passer et la saluer une dernière fois. Elle fit une chose qu’elle n’avait jamais faite : faisant relever sa litière de tous les côtés, elle tendait les mains à qui voulait, en signe d’adieu. Elle paraissait si bien portante que les médecins lui donnaient encore pour quinze ans de vie. Elle s’arrêta à Rumilly, à Belley, à Montluel et à Lyon, faisant partout admirer la sainteté qui éclatait en elle. A Moulins, on l’accueillit avec des transports de joie indicibles. Entre Mme de Montmorency et elle l’intimité spirituelle était si parfaite qu’au témoignage de la mère de Chantal, on pouvait dire qu’elles n’avaient toutes deux qu’un seul cœur. Tout en refusant de se mettre à la place de la supérieure, et en « gardant partout jalousement son dernier rang », elle s’employa de toute son activité au service de la communauté, préparant les élections, utilisant au mieux des intérêts des diverses maisons les aptitudes individuelles.
Cependant, à Paris, on s’agitait fort pour la revoir. La reine écrivit à l’évêque de Genève, et, la sainte ayant reçu licence de partir, elle lui envoya une de ses litières, et lui demanda de s’arrêter à Saint-Germain, où se trouvait la cour. Elle alla à sa rencontre avec ses deux fils, le Dauphin et le duc d’Anjou, l’accueillit avec toutes les marques de la plus grande vénération, l’entretint pendant deux heures, et, lui présentant ses enfants, les fit mettre à genoux, et lui demanda avec instance de les bénir. A Paris, accueil également enthousiaste. Tout le monde voulait voir la sainte, l’entendre, la toucher. Elle se prêtait à tout avec une bonté, une modestie, une douceur admirables : de ses paroles, de ses attitudes, de son visage enflammé, de toute sa personne enfin, il émanait une telle impression de sainteté qu’on ne se lassait pas de la regarder. Pour satisfaire tous ceux qui s’adressaient à elle, elle se levait à trois ou quatre heures du matin, ne négligeant aucun de ses exercices de piété, mais ne refusant aucun travail, et, malgré la fatigue, écoutant et parlant toute la journée. Elle disait que « Notre-Seigneur lui avait donné un estomac tout nouveau pour supporter de tant parler, ce qui lui était pénible et nuisible ». On attribua à son intervention deux guérisons miraculeuses qui signalèrent son séjour à Paris. Enfin, elle eut la grande joie de voir longuement M. Vincent : et l’on imagine aisément les suprêmes entretiens de ces deux saintes âmes, pleines de jours, d’œuvres et de vertus, et sur lesquelles planait, sans nul doute, le souvenir attendri de l’âme élue de saint François de Sales.
Comme elle le souhaitait, la mère de Chantal put voir aussi l’archevêque de Sens, Mgr de Bellegarde, avec qui « elle conféra amplement de son intérieur » : elle fit devant lui « une revue générale de toute sa vie et de toute son âme », et l’interrogea longuement sur la meilleure manière de se préparer à la mort. A la suite de ces entretiens, le long « martyre d’amour » dont elle souffrait depuis neuf ans cessa enfin, et elle put désormais goûter « une paix amoureuse et victorieuse », prélude manifeste du bonheur éternel. Les signes avant-coureurs de sa fin prochaine se multipliaient. Dans une visite qu’elle fit aux Carmélites de Paris, elle apprit de la bouche de la fille de Mme Acarie, la sœur Marguerite du Saint-Sacrement, que sa mort était proche. « Que dites-vous, ma mère ? s’écria-t-elle. O Dieu ! la bonne nouvelle ! » Et toute joyeuse, elle ne parlait que de cela. Elle alla passer deux jours à Port-Royal, auprès de la mère Angélique. Et enfin, le 11 novembre, elle quittait Paris pour retourner à Moulins. En prenant congé des sœurs, elle leur dit : « Adieu, mes filles, jusqu’à l’éternité. » Elle s’arrêta à Melun, à Montargis, où elle retrouva l’archevêque de Sens, qui, une fois de plus, admira l’extraordinaire pureté de cette âme de cristal. En le quittant, elle le prit à part pour lui demander : « Dites-moi encore, mon père, en quel état et en quelle disposition je dois mourir, car je ne le veux pas oublier. »
A Nevers, s’étant trouvée très souffrante, ce qui inquiéta les médecins, elle ne voulut prendre aucun repos et n’en persista pas moins à se lever à cinq heures et demie du matin ; elle se dérobait aux prévenances qu’on avait pour elle. « Non, non, laissez cela, disait-elle : pauvreté, humilité, simplicité, voilà nos règles. » Elle blâma fort les raffinements qu’on apportait à l’exécution des chants d’église, et la construction d’un portail qu’elle jugeait trop beau et dont elle eût souhaité la vente. La règle, l’observance, l’amour mutuel, l’humilité, la soumission absolue à la volonté de Dieu, le « dépouillement sans bornes », elle n’avait que ces mots-là à la bouche ; et rien n’égalait son ardeur à prêcher le complet détachement qu’elle pratiquait.
Le voyage de Nevers à Moulins la fatigua encore. A son arrivée, on la trouva très changée ; elle-même sentait bien que la mort n’était pas loin. Le samedi 7 décembre, veille de l’Immaculée Conception, bien que plus souffrante, elle se rendit au réfectoire, et là, pendant la collation des Sœurs, à genoux et les bras en croix, elle pria la Sainte Vierge « de l’assister toujours, mais spécialement à l’heure de sa mort ». A la récréation du soir, elle s’entretint comme de coutume avec Mme de Montmorency. Vers neuf heures, elle aurait voulu, traversant une grande cour froide, aller à l’infirmerie consoler une sœur malade qui redoutait la mort : on ne le lui permit pas. Le lendemain matin, levée à cinq heures, elle descendit au chœur pour son oraison : le froid de la fièvre la prit ; elle n’en continua pas moins ses prières et alla réconforter la sœur malade. La fièvre augmentait : on voulait la faire coucher, ou, tout au moins, la faire communier avant toutes les autres. Elle s’y refusa, demandant en grâce qu’on la laissât communier avec la communauté, car, disait-elle, « ce jour m’est bien particulier : il y a aujourd’hui trente et un ans accomplis que, par le commandement de notre bienheureux Père, je communie tous les jours, indigne que je suis de cette grâce. » Après la messe, il fallut l’emporter et la mettre au lit. Le médecin de Mme de Montmorency, appelé, diagnostiqua bientôt « une fièvre dangereuse avec inflammation de poitrine ».
Ce fut, dans tout le couvent, une émotion profonde. Mme de Montmorency, la supérieure et toutes les religieuses offrent aussitôt leur vie pour sauver celle de la sainte. Le Saint-Sacrement est exposé dans la chapelle. Tous les couvents de la ville se mettent en prières : neuvaines, vœux, messes, aumônes, tout ce que la piété des fidèles peut inventer pour conjurer le destin est mis en œuvre. Le quatrième jour, on ne conservait plus aucun espoir : le médecin conseilla de donner le viatique. Mme de Montmorency, qui ne quittait pas la malade, fondant en larmes, la supplia de prendre des reliques de saint François de Sales. Elle y consentit, par pure affection pour la duchesse : « Je ne crois pas, disait-elle, qu’il me veuille guérir. » Elle fit appeler le père de Lingendes, et à quatre heures du matin, ayant fait une revue de sa conscience, elle se confessa à lui. Mais elle ne voulut pas qu’on lui apportât le Saint-Sacrement avant le réveil de la communauté : elle appela ses deux compagnons de voyage et les pria de transmettre ses adieux et ses dernières recommandations à son cher monastère d’Annecy.
La cloche du réveil ayant sonné, elle se prépara à la communion en demandant pardon aux sœurs des fautes qu’elle avait commises dans l’observance des règles. Puis, le prêtre s’approchant, toute faible qu’elle fût, elle se souleva sur son lit pour recevoir son Sauveur, et, faisant effort sur elle-même, à haute et forte voix, elle affirma son ardente foi « au très Saint Sacrement de l’autel », déclarant qu’« elle donnerait de bon cœur sa vie pour cette créance ». Après quoi, elle supplia qu’on lui donnât les saintes huiles « quand il serait temps ». Cette même matinée du 12, elle conféra longuement avec le père de Lingendes au sujet de la lettre qu’elle voulait écrire à toute la congrégation : sa lucidité d’esprit était admirable.
Sur le soir, on lui proposa de lui donner la communion à minuit, car ayant communié le matin en viatique, elle devait communier à jeun : elle répondit « qu’il ne fallait pas faire ce remuement la nuit », et, pour ne pas troubler « la tranquillité de la nuit et du silence monastique », elle se priva de communier ce jour-là. Son mal augmentait ; on lui demanda s’il ne faudrait pas lui donner les saintes huiles : « Non, pas encore, dit-elle, il n’y a rien qui presse, je suis assez forte pour attendre. »
Sur les deux heures après-midi, elle s’assit sur son lit, et d’un visage serein, d’un œil ferme et d’une voix assez forte, elle dicta la lettre testamentaire qu’elle voulait adresser à son ordre tout entier :
« Mes très chères et bien-aimées filles, disait-elle, me trouvant sur le lit du trépas, nonobstant et avec un très grand désir de ne plus penser à chose quelconque qu’à faire ce passage en la bonté et miséricorde de Dieu, je vous conjure, mes très chères filles, que, pour des affaires de l’Institut, l’on ne s’y précipite point, et que personne ne prétende d’y présider, mais de suivre en cette occasion, comme en toute autre, les intentions de notre Bienheureux Père, qui a voulu que le monastère de Nessy fût reconnu pour mère et matrice de tout l’Institut. »
Elle leur recommandait instamment « l’union charitable entre les monastères », la « très grande fidélité à leurs observances ». « Gardez, poursuivait-elle, la sincérité de cœur en son entier, la simplicité et la pauvreté de vie, et la charité à ne dire et faire à vos sœurs, je dis universellement, que ce que vous voudriez qu’elles disent et fassent pour vous. Voilà tout ce que je vous puis dire, quasi dans l’extrémité de mon mal. »
Elle ajoutait cependant, avec une délicatesse touchante, et qui prouve toute la place que sa grande amie la duchesse de Montmorency tenait dans son cœur :
« Mes chères filles, avant que de finir, il faut que je vous supplie et conjure d’avoir confiance pour Mme de Montmorency, qui est une âme sainte que Dieu manie à son gré, et à qui tout l’Institut a des obligations infinies pour les biens spirituels et temporels qu’elle y fait. Je vous estime heureuses de l’inspiration que Dieu lui a donnée : c’est une grâce très grande pour tout l’Ordre et pour cette maison en particulier. Elle vit parmi nos sœurs avec plus d’humilité, bassesse, simplicité et innocence que si c’était une petite paysanne. Rien ne me touche à l’égal de la tendresse où elle est pour mon départ de cette vie : elle croit que vous la blâmerez de ma mort. Mais, mes chères filles, vous savez que la divine Providence a ordonné de nos jours, et qu’ils n’en eussent pas été plus longs d’un quart d’heure. Ce voyage a été d’un grand bien pour les maisons où nous avons passé et pour tout l’Institut.
« Ne soyez point en peine des lettres que vous m’aurez écrites depuis mon départ de cette vie ; elles seront toutes jetées au feu sans être vues.
« Je me recommande de tout mon cœur à vos plus cordiales prières. J’espère en l’infinie Bonté qu’elle m’assistera en ce passage, et qu’elle me donnera part en ses infinies miséricordes et vérités ; et si je ne suis point déçue en mes espérances, je prierai le Bienheureux de vous obtenir l’esprit d’humilité et bassesse, qui seul vous fera conserver cet Institut. C’est tout le bonheur que je vous souhaite, et non point de plus grande perfection. Je demeure de tout mon cœur en la vie et en la mort, mes très chères et bien-aimées sœurs, votre très humble et indigne sœur et servante en Notre-Seigneur,
« Sœur Jeanne-Françoise Frémyot,
de la Visitation Sainte-Marie. Dieu soit béni ! »
Quand la lettre eut été transcrite au net, elle la signa, « elle dit que sa conscience était en extrême paix et qu’elle n’avait plus rien à dire ». Et la journée se passa, avec des alternatives d’assoupissement et de pleine lucidité, où elle consolait la duchesse et les sœurs qui pleuraient à son chevet.
La nuit qui suivit, la dernière, ne pouvant dormir, elle se fit lire le récit de la mort de sainte Paule par saint Jérôme. « Qui sommes-nous, nous autres ! répétait-elle ; nous ne sommes que des atomes auprès de ces grandes et saintes religieuses. » Puis elle se fit lire le récit de la mort de saint François de Sales, « pour se conformer à lui aussi bien à la mort qu’à la vie », un chapitre du Traité de l’Amour de Dieu, et dans les Confessions de saint Augustin, le récit de la mort de sainte Monique, entremêlant ces lectures d’affectueuses réflexions pour les unes ou pour les autres.
Vers les quatre heures du matin, le vendredi 13, on lui demanda comment elle se trouvait. « La nature rend son combat et l’esprit souffre », répondit-elle. Puis elle entretint longuement Mme de Montmorency. Vers les huit heures, elle demanda le père de Lingendes, à qui elle exposa toute sa vie, et, se sentant faiblir, elle le pria de lui donner les saintes huiles. Elle reçut l’extrême-onction avec une merveilleuse ferveur, répondant elle-même à toutes les prières. Le père lui demanda alors sa bénédiction pour lui et pour toutes les sœurs présentes et absentes. Elle s’en excusa d’abord humblement, demandant plutôt la bénédiction du père ; puis, joignant les mains et les yeux au ciel, elle bénit les sœurs agenouillées, leur recommandant avec insistance « l’union des cœurs ». Elle était très émue ; les sœurs fondaient en larmes. Le père leur fit signe de se retirer. « Il est donc temps de se séparer, mes filles, dit-elle, et de se dire le dernier adieu. » Toutes, rang par rang, s’approchèrent d’elle pour lui baiser la main ; elle les regardait d’un œil tout maternel, « leur disant à toutes, à l’oreille, un mot pour leur perfection ». Sur la demande du père de Lingendes, elle en fit autant pour lui.
Après quoi, tout entière en Dieu, les yeux fixés sur l’image du crucifix et sur celle de la Vierge, écoutant avec une religieuse attention les lectures pieuses qu’on lui faisait, elle s’associait à toutes les prières. « Jésus, que ces oraisons sont belles ! » disait-elle. « O mon Père, s’écria-t-elle encore, que les jugements de Dieu sont effroyables ! » Le père lui demanda si elle avait peur. « Non pas, dit-elle, mais je vous assure que les jugements de Dieu sont bien effroyables ! » Il lui demanda encore si elle n’espérait pas que saint François de Sales, avec les mères et sœurs décédées, viendrait au-devant d’elle. Elle répondit avec une grande assurance : « Oui, je m’y fie, il me l’a ainsi promis. » Elle renouvela solennellement ses vœux. On lui apporta à baiser une mitre du saint évêque de Genève. Il était cinq heures du soir. La vie baissait. On fit rentrer la communauté pour faire de nouveau les prières de la recommandation de l’âme. On lui mit dans la main gauche le cierge bénit, dans la main droite le crucifix et le petit sachet qu’elle portait au cou, et qui contenait sa profession de foi, ses vœux écrits de son sang, et les derniers avis de saint François de Sales, « pour aller, ainsi parée, au-devant de son Bien-aimé ». — « Le voilà qui vient, lui dit le Père. Ne voulez-vous pas aller au-devant de lui ? — Oui, mon Père, dit-elle, distinctement, je m’en vais. Jésus, Jésus, Jésus !… » Et sur ces trois mots, elle expira.
En ce moment même, à Paris, saint Vincent de Paul était en prières. « Il lui parut, — c’est lui qui l’atteste, — un petit globe comme du feu, qui s’élevait de terre et s’alla joindre, en la supérieure région de l’air, à un autre globe plus grand et plus lumineux que les autres ; et il lui fut dit intérieurement que ce globe était l’âme de notre digne mère, le deuxième de notre bienheureux Père, et l’autre de l’essence divine ; que l’âme de notre digne mère s’était réunie à celle de notre bienheureux Père, et les deux à Dieu, leur souverain principe. »
Quand la mère de Chantal eut rendu le dernier soupir, Mme de Montmorency lui ferma les yeux. Elle la fit embaumer et, de peur que la piété des fidèles ne voulût confisquer ces restes sacrés, elle la fit transporter secrètement à Annecy. Quand le corps pénétra dans le monastère, les sœurs qui, depuis la nouvelle de la mort, ne pouvaient se regarder sans pleurer furent soudain saisies d’une grande joie intérieure. Le tombeau fut placé en face de celui de saint François de Sales. A Moulins, Mme de Montmorency avait conservé le cœur de sa vieille amie et le lit où elle était morte et où, disait-elle, « elle avait vu comment meurent les saints ».
Quelle belle vie, à ne la considérer même qu’à un point de vue purement humain ! Qu’on songe à tout le bien répandu, à tous les grands exemples donnés, à toutes les vertus pratiquées, à toute cette prodigieuse activité uniquement dépensée pour autrui. Qu’on songe aux innombrables âmes meurtries par la vie ou détachées de la vie, auxquelles les fondations et les initiatives de sainte Jeanne de Chantal ont donné la paix et procuré, avec un refuge, de nouvelles raisons de vivre. De telles vies, de telles âmes, qui ne se conçoivent pas en dehors du christianisme, sont la meilleure des apologétiques. Dans ce XVIIe siècle français qui, certes, a eu ses faiblesses et ses tares, mais qui, dans son ensemble, a tant de gravité et de grandeur, supprimez par la pensée un saint François de Sales, un saint Vincent de Paul, une sainte Chantal, et essayez d’entrevoir ce qui lui manque. Épouse et mère, veuve et religieuse, sainte Jeanne de Chantal a connu toutes les vicissitudes, vécu toutes les variétés de la destinée féminine, et son œuvre a largement bénéficié de la richesse, de la multiplicité de ses expériences. Cette œuvre, qu’elle a marquée du sceau de son robuste génie et surtout de son grand cœur, qui pourrait, à travers trois siècles de notre histoire morale, en démêler la secrète, la douce et profonde influence ? Qu’elle ait puissamment contribué à perpétuer l’idéal chrétien dans le monde, c’est ce qu’aucun esprit de bonne foi ne saurait nier. Et parmi ceux qui ne croiraient ni au surnaturel, ni à l’efficacité de la prière, ni à la communion des saints, en est-il beaucoup qui, mis en présence d’une telle vie, transfigurée par le christianisme, pourraient ne pas souscrire à ces lignes célèbres de Taine : « Quand on s’est donné ce spectacle, et de près, on peut évaluer l’apport du christianisme dans nos sociétés modernes, ce qu’il y introduit de pudeur, de douceur et d’humanité, ce qu’il y maintient d’honnêteté, de bonne foi et de justice. Ni la raison philosophique, ni la culture artistique et littéraire, ni même l’honneur féodal, militaire et chevaleresque, aucun code, aucune administration, aucun gouvernement ne suffit à le suppléer dans ce service. Il n’y a que lui pour nous retenir sur notre pente natale, pour enrayer le glissement insensible par lequel incessamment, et de tout son poids originel, notre race rétrograde vers ses bas-fonds ; et le vieil Évangile, quelle que soit son enveloppe présente, est encore aujourd’hui le meilleur auxiliaire de l’instinct social. »
FIN