Scènes de la vie de Bohème
À votre auguste front, pourquoi cette pâleur?
Allah se montre-t-il à vos desseins contraire?
Ou le farouche Ali, par un ordre sévère,
A-t-il sur d'autres bords, en apprenant vos vœux,
Éloigné la beauté qui sut charmer vos yeux?
Mais nous ne faisons pas de tragédie, et, malgré le besoin que nous avons d'un confident, il faut nous en passer.
Notre héros n'est point ce qu'il paraît être, le turban ne fait pas le turc. Ce jeune homme est notre ami Rodolphe recueilli par son oncle, pour lequel il rédige actuellement un manuel du Parfait Fumiste. En effet, M. Monetti, passionné pour son art, avait consacré ses jours à la fumisterie. Ce digne piémontais avait arrangé pour son usage une maxime faisant à peu près pendant à celle de Cicéron, et dans ses beaux moments d'enthousiasme, il s'écriait: Nascuntur poê... liers. Un jour, pour l'utilité des races futures, il avait songé à formuler un code théorique des principes d'un art dans la pratique duquel il excellait, et il avait, comme nous l'avons vu, choisi son neveu pour encadrer le fond de ses idées dans la forme qui pût les faire comprendre. Rodolphe était nourri, couché, logé, etc... et devait, à l'achèvement du Manuel, recevoir une gratification de cent écus.
Dans les premiers jours, pour encourager son neveu au travail, Monetti lui avait généreusement fait une avance de cinquante francs. Mais Rodolphe, qui n'avait point vu une pareille somme depuis près d'un an, était sorti à moitié fou, accompagné de ses écus, et il resta trois jours dehors: le quatrième il rentrait, seul!
Monetti, qui avait hâte de voir achever son manuel, car il comptait obtenir un brevet, craignait de nouvelles escapades de son neveu; et pour le forcer à travailler, en l'empêchant de sortir, il lui enleva ses vêtements et lui laissa en place le déguisement sous lequel nous l'avons vu tout à l'heure.
Cependant, le fameux Manuel n'en allait pas moins piano, piano, Rodolphe manquant absolument des cordes nécessaires à ce genre de littérature. L'oncle se vengeait de cette indifférence paresseuse en matière de cheminées, en faisant subir à son neveu une foule de misères. Tantôt il lui abrégeait ses repas, et souvent il le privait de tabac à fumer.
Un dimanche, après avoir péniblement sué sang et encre sur le fameux chapitre des ventouses, Rodolphe brisa sa plume qui lui brûlait les doigts, et s'en alla se promener dans son parc.
Comme pour le narguer et exciter encore son envie, il ne pouvait hasarder un seul regard autour de lui sans apercevoir à toutes les fenêtres une figure de fumeur.
Au balcon doré d'une maison neuve, un lion en robe de chambre mâchait entre ses dents le panatellas aristocratique. Un étage au-dessus, un artiste chassait devant lui le brouillard odorant d'un tabac levantin qui brûlait dans une pipe à bouquin d'ambre. À la fenêtre d'un estaminet, un gros allemand faisait mousser la bière et repoussait avec une précision mécanique les nuages opaques s'échappant d'une pipe de cudmer. D'un autre côté, des groupes d'ouvriers se rendant aux barrières passaient en chantant, le brûle-gueule aux dents. Enfin, tous les autres piétons qui emplissaient la rue fumaient.
—Hélas! disait Rodolphe avec envie, excepté moi et les cheminées de mon oncle, tout le monde fume à cette heure dans la création.
Et Rodolphe, le front appuyé sur la barre du balcon, songea combien la vie était amère.
Tout à coup un éclat de rire sonore et prolongé se fit entendre au-dessous de lui. Rodolphe se pencha un peu en avant pour voir d'où sortait cette fusée de folle joie, et il s'aperçut qu'il avait été aperçu par la locataire occupant l'étage inférieur: Mademoiselle Sidonie, jeune première au théâtre du Luxembourg.
Mademoiselle Sidonie s'avança sur sa terrasse en roulant entre ses doigts, avec une habileté castillane, un petit papier gonflé d'un tabac blond qu'elle tirait d'un sac en velours brodé.
—Oh! La belle tabatière, murmura Rodolphe avec une admiration contemplative.
—Quel est cet Ali-Baba? pensait de son côté Mademoiselle Sidonie.
Et elle rumina tout bas un prétexte pour engager la conversation avec Rodolphe, qui, de son côté, cherchait à en faire autant.
—Ah! Mon Dieu! s'écria Mademoiselle Sidonie, comme si elle se parlait à elle-même; Dieu! Que c'est ennuyeux! Je n'ai pas d'allumettes.
—Mademoiselle, voulez-vous me permettre de vous en offrir? dit Rodolphe en laissant tomber sur le balcon deux ou trois allumettes chimiques roulées dans du papier.
—Mille remerciements, répondit Sidonie en allumant sa cigarette.
—Mon Dieu, mademoiselle... continua Rodolphe, en échange du léger service que mon bon ange m'a permis de vous rendre, oserais-je vous demander?...
—Comment! Il demande déjà! Pensa Sidonie en regardant Rodolphe avec plus d'attention. Ah! dit-elle, ces turcs! On les dit volages, mais bien agréables. Parlez, monsieur, fit-elle ensuite en relevant la tête vers Rodolphe: que désirez-vous?
—Mon Dieu, mademoiselle, je vous demanderai la charité d'un peu de tabac; il y a deux jours que je n'ai fumé. Une pipe seulement...
—Avec plaisir, monsieur... mais comment faire? Veuillez prendre la peine de descendre un étage.
—Hélas! Cela ne m'est point possible... je suis enfermé; mais il me reste la liberté d'employer un moyen très-simple, dit Rodolphe.
Et il attacha sa pipe à une ficelle, et la laissa glisser jusqu'à la terrasse, où Mademoiselle Sidonie la bourra elle-même avec abondance. Rodolphe procéda ensuite, avec lenteur et circonspection, à l'ascension de sa pipe, qui lui arriva sans encombre.
—Ah! mademoiselle, dit-il à Sidonie, combien cette pipe m'eût semblé meilleure si j'avais pu l'allumer au feu de vos yeux!
Cette agréable plaisanterie en était au moins à la centième édition, mais Mademoiselle Sidonie ne la trouva pas moins superbe.
—Vous me flattez! Crut-elle devoir répondre.
—Ah! mademoiselle, je vous assure que vous me paraissez belle comme les trois Grâces.
—Décidément, Ali-Baba est bien galant, pensa Sidonie... Est-ce que vous êtes vraiment turc? demanda-t-elle à Rodolphe.
—Point par vocation, répondit-il, mais par nécessité; je suis auteur dramatique, madame.
—Et moi artiste, reprit Sidonie.
Puis elle ajouta:
—Monsieur mon voisin, voulez-vous me faire l'honneur de venir dîner et passer la soirée chez moi?
—Ah! Mademoiselle, dit Rodolphe, bien que cette proposition m'ouvre le ciel, il m'est impossible de l'accepter. Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, je suis enfermé par mon oncle, le sieur Monetti, poêlier-fumiste, dont je suis actuellement le secrétaire.
—Vous n'en dînerez pas moins avec moi, répliqua Sidonie; écoutez bien ceci: je vais rentrer dans ma chambre et frapper à mon plafond. À l'endroit où je frapperai, vous regarderez et vous trouverez les traces d'un judas qui existait et a été condamné depuis: trouvez le moyen d'enlever la pièce de bois qui bouche le trou, et, quoique chacun chez nous, nous serons presque ensemble...
Rodolphe se mit à l'œuvre sur-le-champ. Après cinq minutes de travail, une communication était établie entre les deux chambres.
—Ah! fit Rodolphe, le trou est petit, mais il y aura toujours assez de place pour que je puisse vous passer mon cœur.
—Maintenant, dit Sidonie, nous allons dîner... Mettez le couvert chez vous, je vais vous passer les plats.
Rodolphe laissa glisser dans la chambre son turban attaché à une ficelle et le remonta chargé de comestibles, puis le poëte et l'artiste se mirent à dîner ensemble, chacun de son côté. Des dents, Rodolphe dévorait le pâté, et des yeux, Mademoiselle Sidonie.
—Hélas! Mademoiselle, dit Rodolphe, quand ils eurent achevé leur repas, grâce à vous, mon estomac est satisfait. Ne satisferiez-vous pas de même la fringale de mon cœur, qui est à jeûne depuis si longtemps?
—Pauvre garçon! dit Sidonie.
Et, montant sur un meuble, elle apporta jusqu'aux lèvres de Rodolphe sa main, que celui-ci ganta de baisers.
—Ah! s'écria le jeune homme, quel malheur que vous ne puissiez faire comme Saint Denis, qui avait le droit de porter sa tête dans ses mains.
Après le dîner commença une conversation amoroso-littéraire. Rodolphe parla du Vengeur, et Mademoiselle Sidonie en demanda la lecture. Penché au bord du trou, Rodolphe commença à déclamer son drame à l'actrice, qui, pour être plus à portée, s'était assise dans un fauteuil échafaudé sur sa commode. Mademoiselle Sidonie déclara le Vengeur un chef-d'œuvre; et, comme elle était un peu maîtresse au théâtre, elle promit à Rodolphe de lui faire recevoir sa pièce.
Au moment le plus tendre de l'entretien, l'oncle Monetti fit entendre dans le corridor son pas léger comme celui du Commandeur. Rodolphe n'eut que le temps de fermer le judas.
—Tiens, dit Monetti à son neveu, voici une lettre qui court après toi depuis un mois.
—Voyons, dit Rodolphe. Ah! Mon oncle, s'écria-t-il, mon oncle, je suis riche! Cette lettre m'annonce que j'ai remporté un prix de trois cents francs à une académie de jeux floraux. Vite ma redingote et mes affaires, que j'aille cueillir mes lauriers! On m'attend au Capitole.
—Et mon chapitre des ventouses? dit Monetti froidement.
—Eh! Mon oncle, il s'agit bien de cela! Rendez-moi mes affaires. Je ne peux pas sortir dans cet équipage...
—Tu ne sortiras que lorsque mon manuel sera terminé, dit l'oncle, en enfermant Rodolphe à double tour.
Resté seul, Rodolphe ne balança point longtemps sur le parti qu'il avait à prendre... Il attacha solidement à son balcon une couverture transformée en corde à nœuds; et, malgré le péril de la tentative, il descendit, à l'aide de cette échelle improvisée, sur la terrasse de Mademoiselle Sidonie.
—Qui est là? s'écria celle-ci en entendant Rodolphe frapper à ses carreaux.
—Silence, répondit-il, ouvrez...
—Que voulez-vous? Qui êtes-vous?
—Pouvez-vous le demander? Je suis l'auteur du Vengeur, et je viens rechercher mon cœur que j'ai laissé tomber dans votre chambre par le judas.
—Malheureux jeune homme, dit l'actrice, vous auriez pu vous tuer!
—Écoutez, Sidonie... continua Rodolphe en montrant la lettre qu'il venait de recevoir. Vous le voyez, la fortune et la gloire me sourient... que l'amour fasse comme elles!...
Le lendemain matin, à l'aide d'un déguisement masculin que lui avait fourni Sidonie, Rodolphe pouvait s'échapper de la maison de son oncle... il courut chez le correspondant de l'académie des jeux floraux recevoir une églantine d'or de la force de cent écus, qui vécurent à peu près ce que vivent les roses.
Un mois après, M. Monetti était convié, de la part de son neveu, d'assister à la première représentation du Vengeur. Grâce au talent de Mademoiselle Sidonie, la pièce eut dix-sept représentations et rapporta quarante francs à son auteur.
Quelque temps après, c'était dans la belle saison, Rodolphe demeurait avenue de Saint-Cloud, dans le troisième arbre à gauche en sortant du bois de Boulogne, sur la cinquième branche.
V
L' ÉCU DE CHARLEMAGNE
Vers la fin du mois de décembre, les facteurs de l'administration Bidault furent chargés de distribuer environ cent exemplaires d'un billet de faire part, dont voici une copie que nous certifions sincère et véritable:
M.
«MM. Rodolphe et Marcel vous prient de leur faire l'honneur de venir passer la soirée chez eux, samedi prochain, veille de noël.» On rira!
P.-S. nous n'avons qu'un temps à vivre!!
Programme de la fête.
À 7 heures, ouverture des salons; conversation vive et animée.
À 8 heures, entrée et promenade dans les salons des spirituels auteurs de la montagne en couches, comédie refusée au théâtre de l'Odéon.
À 8 heures et demie, M. Alexandre Schaunard, virtuose distingué, exécutera sur le piano l'Influence du bleu dans les arts, symphonie imitative.
À 9 heures, première lecture du mémoire sur l'abolition de la peine de la tragédie.
À 9 heures et demie, M. Gustave Colline, philosophe hyperphysique, et M. Schaunard entameront une discussion de philosophie et de métapolitique comparées. Afin d'éviter toute collision entre les deux antagonistes, ils seront attachés l'un et l'autre.
À 10 heures, M. Tristan, homme de lettres, racontera ses premières amours. M. Alexandre Schaunard l'accompagnera sur le piano.
À 10 heures et demie, deuxième lecture du mémoire sur l'abolition de la peine de la tragédie.
À 11 heures, récit d'une chasse au casoar, par un prince étranger.
Deuxième partie.
À minuit, M. Marcel, peintre d'histoire, se fera bander les yeux, et improvisera au crayon blanc l'entrevue de Napoléon et de Voltaire dans les Champs Élysées. M. Rodolphe improvisera également un parallèle entre l'auteur de Zaïre et l'auteur de la Bataille d'Austerlitz.
À minuit et demi, M. Gustave Colline, modestement déshabillé, imitera les jeux athlétiques de la 4e olympiade.
À une heure du matin, troisième lecture du Mémoire sur l'abolition de la peine de la tragédie, et quête au profit des auteurs tragiques qui se trouveront un jour sans emploi.
À 2 heures, ouverture des jeux et organisation des quadrilles, qui se prolongeront jusqu'au matin.
À 6 heures, lever du soleil, et chœur final. Pendant toute la durée de la fête, des ventilateurs joueront.
N.-B. toute personne qui voudrait lire ou réciter des vers sera immédiatement mise hors des salons et livrée entre les mains de la police; on est également prié de ne pas emporter les bouts de bougie.
Deux jours après, des exemplaires de cette lettre étaient en circulation dans les troisièmes dessous de la littérature et des arts, et y déterminaient une profonde rumeur.
Cependant, parmi les invités, il s'en trouvait quelques-uns qui mettaient en doute les splendeurs annoncées par les deux amis.
—Je me méfie beaucoup, disait un de ces sceptiques: j'ai été quelquefois aux mercredis de Rodolphe, rue de la tour-d'Auvergne, on ne pouvait s'asseoir que moralement, et on buvait de l'eau peu filtrée dans des poteries éclectiques.
—Cette fois, dit un autre, ce sera très-sérieux. Marcel m'a montré le plan de la fête, et ça promet un effet magique.
—Est-ce que vous aurez des femmes?
—Oui, Phémie, Teinturière a demandé à être reine de la fête, et Schaunard doit amener des dames du monde.
Voici, en quelques mots, l'origine de cette fête qui causait une si grande stupéfaction dans le monde bohémien qui vit au delà des ponts. Depuis environ un an, Marcel et Rodolphe avaient annoncé ce somptueux gala, qui devait toujours avoir lieu samedi prochain; mais des circonstances pénibles avaient forcé leur promesse à faire le tour de cinquante-deux semaines, si bien qu'ils en étaient arrivés à ne pouvoir faire un pas sans se heurter à quelque ironie de leurs amis, parmi lesquels ils s'en trouvait même d'assez indiscrets pour formuler d'énergiques réclamations. La chose commençant à prendre le caractère d'une scie, les deux amis résolurent d'y mettre fin en se liquidant des engagements qu'ils avaient pris. C'est ainsi qu'ils avaient envoyé l'invitation plus haut.
—Maintenant, avait dit Rodolphe, il n'y a plus à reculer, nous avons brûlé nos vaisseaux, il nous reste devant nous huit jours pour trouver les cent francs qui nous sont indispensables pour faire bien les choses.
—Puisqu'il les faut, nous les aurons, avait répondu Marcel. Et avec l'insolente confiance qu'ils avaient dans le hasard, les deux amis s'endormirent convaincus que leurs cent francs étaient déjà en route; la route de l'impossible.
Cependant la surveille du jour désigné pour la fête, et comme rien n'était encore arrivé, Rodolphe pensa qu'il serait peut-être plus sûr d'aider le hasard, s'il ne voulait pas rester en affront quand l'heure serait venue d'allumer les lustres. Pour plus de facilité, les deux amis modifièrent progressivement les somptuosités du programme qu'ils s'étaient imposé.
Et de modification en modification, après avoir fait subir force deleatur à l'article gâteaux, après avoir soigneusement revu et diminué l'article rafraîchissements, le total des frais se trouva réduit à quinze francs.
La question était simplifiée, mais non encore résolue.
—Voyons, voyons, dit Rodolphe, il faut maintenant employer les grands moyens, d'abord nous ne pouvons pas faire relâche cette fois.
—Impossible! reprit Marcel.
—Combien y a-t-il de temps que j'ai entendu le récit de la bataille de Studzianka?
—Deux mois à peu près.
—Deux mois, bon, c'est un délai honnête, mon oncle n'aura pas à se plaindre. J'irai demain me faire raconter la bataille de Studzianka, ce sera cinq francs, ça, c'est sûr.
—Et moi, dit Marcel, j'irai vendre un Manoir abandonné, au vieux Médicis. Ça fera cinq francs aussi. Si j'ai assez de temps pour mettre trois tourelles et un moulin, ça ira peut-être à dix francs, et nous aurons notre budget.
Et les deux amis s'endormirent, rêvant que la princesse de Belgiojoso les priait de changer leurs jours de réception, pour ne point lui enlever ses habitués.
Éveillé dès le grand matin, Marcel prit une toile et procéda vivement à la construction d'un Manoir abandonné, article qui lui était particulièrement demandé par un brocanteur de la place du carrousel. De son côté Rodolphe alla rendre visite à son oncle Monetti, qui excellait dans le récit de la retraite de Russie, et auquel Rodolphe procurait, cinq ou six fois par an, dans les circonstances graves, la satisfaction de narrer ses campagnes, moyennant un prêt de quelque argent que le vétéran-poêlier-fumiste ne disputait pas trop quand on savait montrer beaucoup d'enthousiasme à l'audition de ses récits.
Sur les deux heures, Marcel, le front bas et portant sous ses bras une toile, rencontra, place du carrousel, Rodolphe qui venait de chez son oncle; son attitude annonçait une mauvaise nouvelle.
—Eh bien, dit Marcel, as-tu réussi?
—Non, mon oncle est allé voir le musée de Versailles. Et toi?
—Cet animal de Médicis ne veut plus de Châteaux en ruine; il m'a demandé un Bombardement de Tanger.
—Nous sommes perdus de réputation si nous ne donnons pas notre fête, murmura Rodolphe. Qu'est-ce que pensera mon ami le critique influent, si je lui fais mettre une cravate blanche et des gants jaunes pour rien?
Et tous deux rentrèrent à l'atelier, en proie à de vives inquiétudes.
En ce moment quatre heures sonnaient à la pendule d'un voisin.
—Nous n'avons plus que trois heures devant nous, dit Rodolphe.
—Mais, s'écria Marcel en s'approchant de son ami, es-tu bien sûr, très-sûr, qu'il ne nous reste pas d'argent ici?... hein?
—Ni ici ni ailleurs. D'où proviendrait ce reliquat.
—Si nous cherchions sous les meubles... dans les fauteuils? On prétend que les émigrés cachaient leurs trésors, du temps de Robespierre. Qui sait!... Notre fauteuil a peut-être appartenu à un émigré; et puis il est si dur, que j'ai souvent eu l'idée qu'il renfermait des métaux... Veux-tu en faire l'autopsie?
—Ceci est du vaudeville, reprit Rodolphe d'un ton où la sévérité se mêlait à l'indulgence. Tout à coup Marcel qui avait continué ses fouilles dans tous les coins de l'atelier, poussa un grand cri de triomphe.
—Nous sommes sauvés, s'écria-t-il, j'étais bien sûr qu'il y avait des valeurs ici... tiens, vois! Et il montrait à Rodolphe une pièce de monnaie grande comme un écu et à moitié rongée par la rouille et le vert-de-gris.
C'était une monnaie carlovingienne de quelque valeur artistique. Sur la légende heureusement conservée, on pouvait lire la date du règne de Charlemagne.
—Ça, ça vaut trente sous, dit Rodolphe en jetant un coup d'œil dédaigneux sur la trouvaille de son ami.
—Trente sous bien employés font beaucoup d'effet, répondit Marcel. Avec douze cents hommes, Bonaparte a fait rendre les armes à dix mille autrichiens. L'adresse égale le nombre. Je m'en vais changer l'écu de Charlemagne chez le père Médicis. N'y a-t-il pas encore quelque chose à vendre ici? Tiens, au fait, si j'emportais le moulage du tibia de Jaconowski, le tambour-major russe, ça ferait masse.
—Emporte le tibia. Mais c'est désagréable, il ne va pas rester un seul objet d'art ici.
Pendant l'absence de Marcel, Rodolphe, bien décidé à donner la soirée quand même, alla trouver son ami Colline, le philosophe hyperphysique qui demeurait à deux pas de chez lui.
—Je viens te prier, lui dit-il, de me rendre un service. En ma qualité de maître de maison, il faut absolument que j'aie un habit noir, et... je n'en ai pas... prête-moi le tien.
—Mais, fit Colline en hésitant, en ma qualité d'invité, j'ai besoin de mon habit noir aussi, moi.
—Je te permets de venir en redingote.
—Je n'ai jamais eu de redingote, tu le sais bien.
—Eh bien, écoute, ça peut s'arranger autrement. Au besoin, tu pourrais ne pas venir à ma soirée, et me prêter ton habit noir.
—Tout ça, c'est désagréable; puisque je suis sur le programme, je ne peux pas manquer.
—Il y a bien d'autres choses qui manqueront, dit Rodolphe. Prête-moi ton habit noir et, si tu veux venir, viens comme tu voudras... en bras de chemise... tu passeras pour un fidèle domestique.
—Oh! Non, dit Colline en rougissant. Je mettrai mon paletot noisette. Mais enfin, c'est bien désagréable tout ça. Et comme il aperçut Rodolphe qui s'était déjà emparé du fameux habit noir, il lui cria:
—Mais attends donc... Il y a quelques petites choses dedans.
L'habit de Colline mérite une mention. D'abord cet habit était complétement bleu, et c'était par habitude que Colline disait mon habit noir. Et comme il était alors le seul de la bande possédant un habit, ses amis avaient également la coutume de dire en parlant du vêtement officiel du philosophe: l'habit noir de Colline. En outre, ce vêtement célèbre avait une forme particulière, la plus bizarre qu'on pût voir: les basques très-longues, attachées à une taille très-courte, possédaient deux poches, véritables gouffres, dans lesquelles Colline avait l'habitude de loger une trentaine de volumes qu'il portait éternellement sur lui, ce qui faisait dire à ses amis que, pendant les vacances des bibliothèques, les savants et les hommes de lettres pouvaient aller chercher des renseignements dans les basques de l'habit de Colline, bibliothèque toujours ouverte aux lecteurs.
Ce jour-là, par extraordinaire, l'habit de Colline ne contenait qu'un volume in-quarto de Bayle, un traité des facultés hyperphysiques en trois volumes, un tome de Condillac, deux volumes de Swedenborg et l'Essai sur l'homme de Pope. Quand il en eut débarrassé son habit-bibliothèque, il permit à Rodolphe de s'en vêtir.
—Tiens, dit celui-ci, la poche gauche est encore bien lourde; tu as laissé quelque chose.
—Ah! dit Colline, c'est vrai; j'ai oublié de vider la poche aux langues étrangères. Et il en retira deux grammaires arabes, un dictionnaire Malai et un Parfait bouvier en chinois, sa lecture favorite.
Quand Rodolphe rentra chez lui, il trouva Marcel qui jouait au palet avec des pièces de cinq francs, au nombre de trois. Au premier moment, Rodolphe repoussa la main que lui tendait son ami, il croyait à un crime.
—Dépêchons-nous, dépêchons-nous, dit Marcel... nous avons les quinze francs demandés... voici comment: j'ai rencontré un antiquaire chez Médicis. Quand il a vu ma pièce, il a failli se trouver mal: c'était la seule qui manquât à son médailler. Il a envoyé dans tous les pays pour combler cette lacune, et il avait perdu tout espoir. Aussi, quand il a eu bien examiné mon écu de Charlemagne, il n'a pas hésité un seul moment à m'offrir cinq francs. Médicis m'a poussé du coude, son regard a complété le reste. Il voulait dire: partageons le bénéfice de la vente et je surenchéris; nous avons monté jusqu'à trente francs. J'en ai donné quinze au juif, et voilà le reste. Maintenant nos invités peuvent venir, nous sommes en mesure de leur donner des éblouissements. Tiens tu as un habit noir, toi?
—Oui, dit Rodolphe, l'habit de Colline. Et comme il fouillait dans la poche pour prendre son mouchoir, Rodolphe fit tomber un petit volume de mandchou, oublié dans la poche aux littératures étrangères.
Sur-le-champ les deux amis procédèrent aux préparatifs. On rangea l'atelier; on fit du feu dans le poêle; un châssis de toile, garni de bougies, fut suspendu au plafond en guise de lustre, un bureau fut placé au milieu de l'atelier pour servir de tribune aux orateurs; l'on plaça devant l'unique fauteuil, qui devait être occupé par le critique influent, et l'on disposa sur une table tous les volumes: romans, poëmes, feuilletons dont les auteurs devaient honorer la soirée de leur présence. Afin d'éviter toute collision entre les différents corps de gens de lettres, l'atelier avait été, en outre, disposé en quatre compartiments, à l'entrée de chacun desquels, sur quatre écriteaux fabriqués en toute hâte, on lisait:
CÔTÉ DES POÈTES.—ROMANTIQUES.
CÔTÉ DES PROSATEURS.—CLASSIQUES.
Les dames devaient occuper un espace pratiqué au centre.
—Ah çà! Mais, ça manque de chaises, dit Rodolphe.
—Oh! fit Marcel, il y en a plusieurs sur le carré qui sont accrochées le long du mur. Si nous les cueillions!
—Certainement qu'il faut les cueillir, dit Rodolphe en allant s'emparer des siéges qui appartenaient à quelque voisin.
Six heures sonnèrent; les deux amis allèrent dîner en toute hâte et remontèrent procéder à l'éclairage des salons. Ils en demeurèrent éblouis eux-mêmes. À sept heures, Schaunard arriva accompagné de trois dames qui avaient oublié de prendre leurs diamants et leurs chapeaux. L'une d'elles avait un châle rouge, taché de noir. Schaunard la désigna particulièrement à Rodolphe.
—C'est une femme très comme il faut, dit-il, une anglaise que la chute des Stuarts a forcée à l'exil; elle vit modestement en donnant des leçons d'anglais. Son père a été chancelier sous Cromwell, à ce qu'elle m'a dit; faut être poli avec elle; ne la tutoie pas trop.
Des pas nombreux se firent entendre dans l'escalier, c'étaient les invités qui arrivaient; ils parurent étonnés de voir du feu dans le poêle.
L'habit noir de Rodolphe allait au-devant des dames et leur baisait la main avec une grâce toute régence; quand il y eut une vingtaine de personnes, Schaunard demanda s'il n'y aurait pas une tournée de quelque chose.
—Tout à l'heure, dit Marcel; nous attendons l'arrivée du critique influent pour allumer le punch.
À huit heures, tous les invités étaient au complet, et l'on commença à exécuter le programme. Chaque divertissement était alterné d'une tournée de quelque chose; on a jamais su quoi.
Vers les dix heures on vit apparaître le gilet blanc du critique influent; il ne resta qu'une heure et fut très-sobre dans sa consommation.
Sur le minuit, comme il n'y avait plus de bois et qu'il faisait très-froid, les invités qui étaient assis tiraient au sort à qui jetterait sa chaise au feu.
À une heure tout le monde était debout.
Une aimable gaieté ne cessa point de régner parmi les invités. On n'eut aucun accident à regretter, sinon un accroc fait à la poche aux langues étrangères de l'habit de Colline, et un soufflet que Schaunard appliqua à la fille du chancelier de Cromwell.
Cette mémorable soirée fut pendant huit jours l'objet de la chronique du quartier; et Phémie, Teinturière, qui avait été reine de la fête, avait l'habitude de dire en en parlant à ses amies:
—C'était fièrement beau; il y avait de la bougie, ma chère.
VI
MADEMOISELLE MUSETTE
Mademoiselle Musette était une jolie fille de vingt ans, qui, peu de temps après son arrivée à Paris, était devenue ce que deviennent les jolies filles quand elles ont la taille fine, beaucoup de coquetterie, un peu d'ambition et guère d'orthographe. Après avoir fait longtemps la joie des soupers du quartier latin, où elle chantait d'une voix toujours très-fraîche, sinon très-juste, une foule de rondes campagnardes qui lui valurent le nom sous lequel l'ont depuis célébrée les plus fins lapidaires de la rime, Mademoiselle Musette quitta brusquement la rue de la harpe pour aller habiter les hauteurs cythéréennes du quartier Bréda.
Elle ne tarda pas à devenir une des lionnes de l'aristocratie du plaisir, et s'achemina peu à peu vers cette célébrité qui consiste à être citée dans les courriers de Paris, ou lithographiée chez les marchands d'estampes.
Cependant Mademoiselle Musette était une exception parmi les femmes au milieu desquelles elle vivait. Nature instinctivement élégante et poétique, comme toutes les femmes vraiment femmes, elle aimait le luxe et toutes les jouissances qu'il procure; sa coquetterie avait d'ardentes convoitises pour tout ce qui était beau et distingué; fille du peuple, elle n'eut été aucunement dépaysée au milieu des somptuosités les plus royales. Mais Mademoiselle Musette, qui était jeune et belle, n'aurait jamais voulu consentir à être la maîtresse d'un homme qui ne fût pas comme elle jeune et beau. On lui avait vu une fois refuser bravement les offres magnifiques d'un vieillard si riche, qu'on l'appelait le Pérou de la Chaussée-D'Antin, et qui avait mis un escalier d'or aux pieds des fantaisies de Musette. Intelligente et spirituelle, elle avait aussi en répugnance les sots et les niais, quels que fussent leur âge, leur titre et leur nom.
C'était donc une brave et belle fille que Musette, qui, en amour, adoptait la moitié du célèbre aphorisme de Champfort: «L'amour est l'échange de deux fantaisies.» Aussi, jamais ses liaisons n'avaient été précédées d'un de ces honteux marchés qui déshonorent la galanterie moderne. Comme elle le disait elle-même, Musette jouait franc jeu, et exigeait qu'on lui rendît la monnaie de sa sincérité.
Mais si ses fantaisies étaient vives et spontanées, elles n'étaient jamais assez durables pour arriver à la hauteur d'une passion. Et la mobilité excessive de ses caprices, le peu de soin qu'elle apportait à regarder la bourse et les bottes de ceux qui lui en voulaient conter, apportaient une grande mobilité dans son existence, qui était une perpétuelle alternative de coupés bleus et d'omnibus, d'entre-sol et de cinquième étage, de robes de soie et de robes d'indienne. Ô fille charmante! Poëme vivant de jeunesse, au rire sonore et au chant joyeux! Cœur pitoyable, battant pour tout le monde sous la guimpe entre-bâillée, ô Mademoiselle Musette! Vous qui êtes la sœur de Bernerette et de Mimi Pinson! Il faudrait la plume d'Alfred De Musset pour raconter dignement votre insouciante et vagabonde course dans les sentiers fleuris de la jeunesse; et certainement il aurait voulu vous célébrer aussi, si, comme moi, il vous avait entendu chanter de votre jolie voix fausse ce rustique couplet d'une de vos rondes favorites:
Que je me déclarai l'amant,
L'amant d'une brunette
Au cœur de Cupidon,
Portant fine cornette,
Posée en papillon.
L'histoire que nous allons raconter est un des épisodes les plus charmants de la vie de cette charmante aventurière, qui a jeté tant de bonnets par-dessus tant de moulins.
À une époque où elle était la maîtresse d'un jeune conseiller d'état qui lui avait galamment mis entre les mains la clef de son patrimoine, Mademoiselle Musette avait l'habitude de donner une fois par semaine des soirées dans son joli salon de la rue de La Bruyère. Ces soirées ressemblaient à la plupart des soirées parisiennes, avec cette différence qu'on s'y amusait; quand il n'y avait pas assez de place, on s'asseyait les uns sur les autres, et il arrivait souvent aussi que le même verre servait pour un couple. Rodolphe, qui était l'ami de Musette, et qui ne fut jamais que son ami (ils n'ont jamais su pourquoi ni l'un ni l'autre), Rodolphe demanda à Musette la permission de lui amener son ami, le peintre Marcel; un garçon de talent, ajouta-t-il, à qui l'avenir est en train de broder un habit d'académicien.
—Amenez! dit Musette.
Le soir où ils devaient aller ensemble chez Musette, Rodolphe monta chez Marcel pour le prendre. L'artiste faisait sa toilette.
—Comment, dit Rodolphe, tu vas dans le monde avec une chemise de couleur?
—Est-ce que ça blesse l'usage? dit tranquillement Marcel.
—Si ça le blesse? Mais jusqu'au sang, malheureux.
—Diable, fit Marcel en regardant sa chemise qui était à fond bleu, avec vignettes représentant des sangliers poursuivis par une meute, c'est que je n'en ai pas d'autre ici... ah bah! Tant pis! Je prendrai un faux col; et, comme Mathusalem boutonne jusqu'au cou, on ne verra pas la couleur de mon linge.
—Comment, dit Rodolphe avec inquiétude, tu vas encore mettre Mathusalem?
—Hélas! répondit Marcel, il le faut bien; Dieu le veut, et mon tailleur aussi; d'ailleurs, il a une garniture de boutons neuve, et je l'ai reprisé tantôt avec du noir de pêche.
Mathusalem était simplement l'habit de Marcel; il le nommait ainsi parce que c'était le doyen de sa garde-robe. Mathusalem était fait à la dernière mode d'il y a quatre ans, et était en outre d'un vert atroce; mais, aux lumières, Marcel affirmait qu'il jouait le noir.
Au bout de cinq minutes, Marcel était habillé; il était mis avec le mauvais goût le plus parfait: tenue de rapin allant dans le monde.
M. Casimir Bonjour ne sera jamais si étonné le jour où on lui apprendra son élection à l'institut, que ne furent étonnés Marcel et Rodolphe en arrivant à la maison de Mademoiselle Musette. Voici la cause de leur étonnement: Mademoiselle Musette, qui depuis quelque temps s'était brouillée avec son amant le conseiller d'état, avait été délaissée par lui dans un moment fort grave. Poursuivie par ses créanciers et par son propriétaire, ses meubles avaient été saisis et descendus dans la cour de la maison pour être enlevés et vendus le lendemain. Malgré cet incident, Mademoiselle Musette n'eut pas un moment l'idée de fausser compagnie à ses invités, et ne décommanda point la soirée. Elle fit gravement disposer la cour en salon, mit un tapis sur le pavé, prépara tout comme à l'ordinaire, s'habilla pour recevoir, et invita tous les locataires à sa petite fête, à la splendeur de laquelle le bon Dieu voulut bien contribuer pour les illuminations.
Cette bouffonnerie eut un succès énorme; jamais les soirées de Musette n'avaient eu tant d'entrain et de gaieté; on dansait et on chantait encore, que les commissionnaires vinrent enlever meubles, tapis et divans, et force fut alors à la compagnie de se retirer.
Musette reconduisait tout son monde en chantant:
De ma soirée de jeudi;
On en parlera longtemps, la ri ri.
Marcel et Rodolphe restèrent seuls avec Musette, qui était remontée dans son appartement, où il ne restait plus que le lit.
—Ah çà! Mais, dit Musette, ce n'est pas déjà si gai mon aventure; il va falloir que j'aille loger à l'hôtel de la belle étoile. Je le connais, cet hôtel; il y a furieusement des courants d'air.
—Ah! Madame, dit Marcel, si j'avais les dons de Plutus, je voudrais vous offrir un temple plus beau que celui de Salomon, mais...
—Vous n'êtes pas Plutus, mon ami. C'est égal, je vous sais gré de l'intention... Ah bah! ajouta-t-elle en parcourant son appartement du regard, je m'ennuyais ici, moi; et puis le mobilier était vieux. Voilà près de six mois que je l'avais! Mais ce n'est pas tout, ça; après le bal on soupe, que je soupçonne.
—Soupe-çonnons donc, dit Marcel, qui avait la maladie du calembour, le matin surtout, où il était terrible.
Comme Rodolphe avait gagné quelque argent au lansquenet qui s'était fait pendant la nuit, il emmena Musette et Marcel dans un restaurant qui venait d'ouvrir.
Après le déjeuner, les trois convives, qui n'avaient aucune envie d'aller dormir, parlèrent d'aller achever la journée à la campagne; et comme ils se trouvaient près du chemin de fer, ils montèrent dans le premier convoi près de partir, qui les descendit à Saint-Germain.
Toute la journée, ils coururent les bois, et ne revinrent à Paris qu'à sept heures du soir, et cela malgré Marcel, qui soutenait qu'il ne devait être que midi et demi, et que s'il faisait nuit, c'est parce que le temps était couvert.
Pendant toute la nuit de la fête et tout le reste de la journée, Marcel, dont le cœur était un salpêtre qu'un seul regard allumait, s'était épris de Mademoiselle Musette, et lui avait fait une cour colorée, comme il disait à Rodolphe. Il avait été jusqu'à proposer à la belle fille de lui racheter un mobilier plus beau que l'ancien, avec le produit de la vente de son fameux tableau du Passage de la mer Rouge. aussi l'artiste voyait-il avec peine arriver le moment où il faudrait se séparer de Musette, qui, tout en se laissant baiser les mains, le cou et divers autres accessoires, se bornait à le repousser doucement toutes les fois qu'il voulait pénétrer dans son cœur avec effraction.
En arrivant à Paris, Rodolphe avait laissé son ami avec la jeune fille, qui pria l'artiste de l'accompagner jusqu'à sa porte.
—Me permettrez-vous de venir vous voir? demanda Marcel; je vous ferai votre portrait.
—Mon cher, dit la jolie fille, je ne peux pas vous donner mon adresse, puisque je n'en aurai peut-être plus demain; mais j'irai vous voir, et je vous raccommoderai votre habit qui a un trou si grand qu'on pourrait déménager au travers sans payer.
—Je vous attendrai comme le messie, dit Marcel.
—Pas si longtemps, dit Musette en riant.
—Quelle charmante fille! disait Marcel en s'en allant lentement; c'est la déesse de la gaieté. Je ferai deux trous à mon habit.
Il n'avait pas fait trente pas qu'il se sentit frapper sur l'épaule: c'était Mademoiselle Musette.
—Mon cher Monsieur Marcel, lui dit-elle, êtes-vous chevalier français?
—Je le suis: Rubens et ma dame, voilà ma devise.
—Eh bien, alors, voyez ma peine et y compatissez, noble sire, reprit Musette, qui était un peu teintée de littérature, bien qu'elle se livrât sur la grammaire à d'horribles Saint-Barthélemy; mon propriétaire a emporté la clef de mon appartement, et il est onze heures du soir: comprenez-vous?
—Je comprends, dit Marcel en offrant son bras à Musette. Il la conduisit à son atelier, situé quai aux fleurs.
Musette tombait de sommeil; mais elle eut encore assez de force pour dire à Marcel en lui serrant la main:
—Vous vous rappelerez ce que vous m'avez promis.
—Ô Musette! Charmante fille, dit l'artiste d'une voix un peu émue, vous êtes ici sous un toit hospitalier; dormez en paix, bonne nuit; moi, je m'en vais.
—Pourquoi? dit Musette, les yeux presque fermés; je n'ai point peur, je vous assure; d'abord il y a deux chambres, je me mettrai sur votre canapé.
—Mon canapé est trop dur pour y dormir, ce sont des cailloux cardés. Je vous donne l'hospitalité chez moi, et je vais aller la demander pour moi à un ami qui demeure là sur mon carré; c'est plus prudent, dit-il. Je tiens ordinairement ma parole; mais j'ai vingt-deux ans, et vous dix-huit, ô Musette... et je m'en vais. Bonsoir.
Le lendemain matin, à huit heures, Marcel rentra chez lui avec un pot de fleurs qu'il avait été acheter au marché. Il trouva Musette qui s'était jetée tout habillée sur le lit et dormait encore. Au bruit qu'il fit elle se réveilla et tendit la main à Marcel.
—Brave garçon! Lui dit-elle.
—Brave garçon, répéta Marcel, n'est-il point là un synonyme à ridicule?
—Oh! fit Musette, pourquoi me dites-vous cela? Ce n'est pas aimable; au lieu de me dire des méchancetés, offrez-moi donc ce joli pot de fleurs.
—C'est en effet à votre intention que je l'ai monté, dit Marcel. Prenez-le donc, et, en retour de mon hospitalité, chantez-moi une de vos jolies chansons; l'écho de ma mansarde gardera peut-être quelque chose de votre voix, et je vous entendrai encore quand vous serez partie.
—Ah çà! mais, vous voulez donc me mettre à la porte? dit Musette. Et si je ne veux pas m'en aller, moi? Écoutez, Marcel, je ne monte pas à trente-six échelles pour dire ma façon de penser. Vous me plaisez et je vous plais. Ça n'est pas de l'amour, mais c'en est peut-être de la graine. Eh bien! Je ne m'en vais pas; je reste, et je resterai ici tant que les fleurs que vous venez de me donner ne se faneront pas.
—Ah! s'écria Marcel, mais elles seront flétries dans deux jours! Si j'avais su, j'aurais pris des immortelles.
Depuis quinze jours Musette et Marcel demeuraient ensemble et menaient, bien qu'ils fussent souvent sans argent, la plus charmante vie du monde. Musette sentait pour l'artiste une tendresse qui n'avait rien de commun avec ses passions antérieures, et Marcel commençait à craindre qu'il ne fût amoureux sérieusement de sa maîtresse. Ignorant qu'elle-même redoutait fort d'être éprise de lui, il regardait chaque matin l'état dans lequel se trouvaient les fleurs dont la mort devait amener la rupture de leur liaison, et il avait grand'peine à s'expliquer leur fraîcheur chaque jour nouvelle. Mais il eut bientôt la clef du mystère: une nuit, en se réveillant, il ne trouva plus Musette à côté de lui. Il se leva, courut dans la chambre, et aperçut sa maîtresse qui profitait chaque nuit de son sommeil pour arroser les fleurs et les empêcher de mourir.
VII
LES FLOTS DU PACTOLE
C'était le 19 mars... et dût-il atteindre l'âge avancé de M. Raoul-Rochette, qui a vu bâtir Ninive, Rodolphe n'oubliera jamais cette date, car ce fut ce jour-là même, jour de Saint-Joseph, à trois heures de relevée, que notre ami sortait de chez un banquier, où il venait de toucher une somme de cinq cents francs en espèces sonnantes et ayant cours.
Le premier usage que Rodolphe fit de cette tranche du Pérou, qui venait de tomber dans sa poche, fut de ne point payer ses dettes; attendu qu'il s'était juré à lui-même d'aller à l'économie et de ne faire aucun extra. Il avait d'ailleurs à ce sujet des idées extrêmement arrêtées, et disait qu'avant de songer au superflu, il fallait s'occuper du nécessaire; c'est pourquoi il ne paya point ses créanciers, et acheta une pipe turque, qu'il convoitait depuis longtemps.
Muni de cette emplette, il se dirigea vers la demeure de son ami Marcel, qui le logeait depuis quelque temps. En entrant dans l'atelier de l'artiste, les poches de Rodolphe carillonnaient comme un clocher de village le jour d'une grande fête. En entendant ce bruit inaccoutumé, Marcel pensa que c'était un de ses voisins, grand joueur à la baisse, qui passait en revue ses bénéfices d'agio, et il murmura:
—Voilà encore cet intrigant d'à côté qui recommence ses épigrammes. Si cela doit durer, je donnerai congé. Il n'y a pas moyen de travailler avec un pareil vacarme. Cela donne des idées de quitter l'état d'artiste pauvre pour se faire quarante voleurs. Et sans se douter le moins du monde que son ami Rodolphe était métamorphosé en Crésus, Marcel se remit à son tableau du Passage de la mer Rouge, qui était sur le chevalet depuis tantôt trois ans.
Rodolphe, qui n'avait pas encore dit un mot, ruminant tout bas une expérience qu'il allait faire sur son ami, se disait en lui-même:
—Nous allons bien rire tout à l'heure; ah! Que ça va donc être gai, mon Dieu! Et il laissa tomber une pièce de cinq francs à terre.
Marcel leva les yeux et regarda Rodolphe, qui était sérieux comme un article de la Revue des deux Mondes.
L'artiste ramassa la pièce avec un air très-satisfait et lui fit un très-gracieux accueil, car, bien que rapin, il savait vivre et était fort civil avec les étrangers. Sachant, du reste, que Rodolphe était sorti pour aller chercher de l'argent, Marcel, voyant que son ami avait réussi dans ses démarches, se borna à en admirer le résultat, sans lui demander à l'aide de quels moyens il avait été obtenu.
Il se remit donc sans mot dire à son travail, et acheva de noyer un égyptien dans les flots de la mer Rouge. Comme il accomplissait cet homicide, Rodolphe laissa tomber une seconde pièce de cinq francs. Et observant la figure que le peintre allait faire, il se mit à rire dans sa barbe, qui est tricolore, comme chacun sait.
Au bruit sonore du métal, Marcel, comme frappé d'une commotion électrique, se leva subitement et s'écria:
—Comment! Il y a un second couplet?
Une troisième pièce roula sur le carreau puis une autre, puis une autre encore; enfin tout un quadrille d'écus se mit à danser dans la chambre.
Marcel commençait à donner des signes visibles d'aliénation mentale, et Rodolphe riait comme le parterre du théâtre-français à la première représentation de Jeanne de Flandre. Tout à coup, et sans aucuns ménagements, Rodolphe fouilla à pleines mains dans ses poches, et les écus commencèrent un steeple chase fabuleux. C'était le débordement du Pactole, le bacchanal de Jupiter entrant chez Danaé.
Marcel était immobile, muet, l'œil fixe; l'étonnement amenait à peu près chez lui une métamorphose pareille à celle dont la curiosité rendit jadis la femme de Lot victime; et comme Rodolphe jetait sur le carreau sa dernière pile de cent francs, l'artiste avait déjà tout un côté du corps salé.
Rodolphe, lui, riait toujours. Et auprès de cette orageuse hilarité, les tonnerres d'un orchestre de M. Saxe eussent semblé des soupirs d'enfant à la mamelle.
Ébloui, strangulé, stupéfié par l'émotion, Marcel pensa qu'il rêvait; et pour chasser le cauchemar qui l'obsédait, il se mordit le doigt jusqu'au sang, ce qui lui procura une douleur atroce au point de le faire crier.
Il s'aperçut alors qu'il était parfaitement éveillé; et voyant qu'il foulait l'or à ses pieds, il s'écria, comme dans les tragédies:
—En croirais-je mes yeux!
Puis il ajouta, en prenant la main de Rodolphe dans la sienne:
—Donne-moi l'explication de ce mystère.
—Si je te l'expliquais, ce n'en serait plus un.
—Mais encore?
—Cet or est le fruit de mes sueurs, dit Rodolphe en ramassant l'argent, qu'il rangea sur une table; puis se reculant de quelques pas, il considéra avec respect les cinq cents francs rangés en piles, et il pensait en lui-même:
—C'est donc maintenant que je vais réaliser mes rêves?
—Il ne doit pas y avoir loin de six mille francs, disait Marcel en contemplant les écus qui tremblaient sur la table. J'ai une idée. Je vais charger Rodolphe d'acheter mon Passage de la mer Rouge. Tout à coup Rodolphe prit une pose théâtrale, et, avec une grande solennité dans le geste et dans la voix, il dit à l'artiste:
—Écoute-moi, Marcel, la fortune que j'ai fait briller à tes regards n'est point le résultat de viles manœuvres, je n'ai point trafiqué de ma plume, je suis riche mais honnête; cet or m'a été donné par une main généreuse, et j'ai fait serment de l'utiliser à acquérir par le travail une position sérieuse pour l'homme vertueux. Le travail est le plus saint des devoirs.
—Et le cheval le plus noble des animaux, dit Marcel en interrompant Rodolphe. Ah çà! ajouta-t-il, que signifie ce discours, et d'où tires-tu cette prose? Des carrières de l'école du bon sens, sans doute?
—Ne m'interromps point et fais trêve à tes railleries, dit Rodolphe, elles s'émousseraient d'ailleurs sur la cuirasse d'une invulnérable volonté dont je suis revêtu désormais.
—Voyons, assez de prologue comme cela. Où veux-tu en venir?
—Voici quels sont mes projets. À l'abri des embarras matériels de la vie, je vais travailler sérieusement; j'achèverai ma grande machine, et je me poserai carrément dans l'opinion. D'abord, je renonce à la bohème, je m'habille comme tout le monde, j'aurai un habit noir et j'irai dans les salons. Si tu veux marcher dans ma voie, nous continuerons à demeurer ensemble, mais il faudra adopter mon programme. La plus stricte économie présidera à notre existence. En sachant nous arranger, nous avons devant nous trois mois de travail assuré sans aucune préoccupation. Mais il faut de l'économie.
—Mon ami, dit Marcel, l'économie est une science qui est seulement à la portée des riches, ce qui fait que toi et moi nous en ignorons les premiers éléments. Cependant, en faisant une avance de fonds de six francs, nous achèterons les œuvres de M Jean-Baptiste Say, qui est un économiste très-distingué, et il nous enseignera peut-être la manière de pratiquer cet art... Tiens, tu as une pipe turque, toi?
—Oui, dit Rodolphe, je l'ai achetée vingt-cinq francs.
—Comment! Tu mets vingt-cinq francs à une pipe... et tu parles d'économie?...
—Et ceci en est certainement une, répondit Rodolphe: je cassais tous les jours une pipe de deux sous; à la fin de l'année, cela constituait une dépense bien plus forte que celle que je viens de faire... C'est donc en réalité une économie.
—Au fait, dit Marcel, tu as raison, je n'aurais pas trouvé celle-là.
En ce moment, une horloge voisine sonna six heures.
—Dînons vite, dit Rodolphe, je veux dès ce soir me mettre en route. Mais, à propos de dîner, je fais une réflexion: nous perdons tous les jours un temps précieux à faire notre cuisine; or, le temps est la richesse du travailleur, il faut donc en être économe. À compter d'aujourd'hui nous prendrons nos repas en ville.
—Oui, dit Marcel, il y a à vingt pas d'ici un excellent restaurant; il est un peu cher, mais comme il est notre voisin, la course sera moins longue, et nous nous rattraperons sur le gain de temps.
—Nous irons aujourd'hui, dit Rodolphe; mais demain ou après, nous aviserons à adopter une mesure encore plus économique... Au lieu d'aller au restaurant, nous prendrons une cuisinière.
—Non, non, interrompit Marcel, nous prendrons plutôt un domestique qui sera en même temps notre cuisinier. Vois un peu les immenses avantages qui en résulteront. D'abord, notre ménage sera toujours fait: il cirera nos bottes, il lavera mes pinceaux, il fera nos commissions; je tâcherai même de lui inculquer le goût des beaux-arts, et j'en ferai mon rapin. De cette façon, à nous deux nous économiserons au moins six heures par jour en soins et en occupations qui seraient d'autant nuisibles à notre travail.
—Ah! fit Rodolphe, j'ai une autre idée, moi... mais allons dîner.
Cinq minutes après, les deux amis étaient installés dans un des cabinets du restaurant voisin, et continuaient à deviser d'économie.
—Voici quelle est mon idée: si, au lieu de prendre un domestique, nous prenions une maîtresse? Hasarda Rodolphe.
—Une maîtresse pour deux! fit Marcel avec effroi, ce serait l'avarice portée jusqu'à la prodigalité, et nous dépenserions nos économies à acheter des couteaux pour nous égorger l'un l'autre. Je préfère le domestique; d'abord, cela donne de la considération.
—En effet, dit Rodolphe, nous nous procurerons un garçon intelligent; et s'il a quelque teinture d'orthographe, je lui apprendrai à rédiger.
Ça lui sera une ressource pour ses vieux jours, dit Marcel en additionnant la carte qui se montait à quinze francs. Tiens, c'est assez cher. Habituellement, nous dînions pour trente sous à nous deux.
—Oui, reprit Rodolphe, mais nous dînions mal, et nous étions obligés de souper le soir. À tout prendre, c'est donc une économie.
—Tu es comme le plus fort, murmura l'artiste vaincu par ce raisonnement, tu as toujours raison. Est-ce que nous travaillons ce soir?
—Ma foi, non. Moi, je vais aller voir mon oncle, dit Rodolphe; c'est un brave homme, je lui apprendrai ma nouvelle position, et il me donnera de bons conseils. Et toi, où vas-tu, Marcel?
—Moi, je vais aller chez le vieux Médicis pour lui demander s'il n'a pas de restaurations de tableaux à me confier. À propos, donne-moi donc cinq francs.
—Pourquoi faire?
—Pour passer le pont des Arts.
—Ah! Ceci est une dépense inutile, et, quoique peu considérable, elle s'éloigne de notre principe.
—J'ai tort, en effet, dit Marcel, je passerai par le pont neuf... mais je prendrai un cabriolet.
Et les deux amis se quittèrent en prenant chacun un chemin différent, qui, par un singulier hasard, les conduisit tous deux au même endroit, où ils se retrouvèrent.
—Tiens, tu n'as donc pas trouvé ton oncle? demanda Marcel.
—Tu n'as donc point vu Médicis? demanda Rodolphe. Et ils éclatèrent de rire.
Cependant ils rentrèrent chez eux de très-bonne heure... le lendemain.
Deux jours après, Rodolphe et Marcel étaient complétement métamorphosés. Habillés tous deux comme des mariés de première classe, ils étaient si beaux, si reluisants, si élégants, que, lorsqu'ils se rencontraient dans la rue, ils hésitaient à se reconnaître l'un l'autre.
Leur système d'économie était, du reste, en pleine vigueur, mais l'organisation du travail avait bien de la peine à se réaliser. Ils avaient pris un domestique. C'était un grand garçon de trente-quatre ans, d'origine suisse, et d'une intelligence qui rappelait celle de Jocrisse. Du reste, il n'était pas né pour être domestique; et si un de ses maîtres lui confiait quelque paquet un peu apparent à porter, Baptiste rougissait avec indignation, et faisait faire la course par un commissionnaire. Cependant Baptiste avait des qualités; ainsi, quand on lui donnait un lièvre, il en faisait un civet au besoin. En outre, comme il avait été distillateur avant d'être valet, il avait conservé un grand amour pour son art, et dérobait une grande partie du temps qu'il devait à ses maîtres à chercher la composition d'un nouveau vulnéraire supérieur, auquel il voulait donner son nom; il réussissait aussi dans le brou de noix. Mais où Baptiste n'avait pas de rival, c'était dans l'art de fumer les cigares de Marcel et de les allumer avec les manuscrits de Rodolphe.
Un jour Marcel voulut faire poser Baptiste en costume de pharaon, pour son tableau du Passage de la mer Rouge. À cette proposition, Baptiste répondit par un refus absolu et demanda son compte.
—C'est bien, dit Marcel, je vous le réglerai ce soir, votre compte.
Quand Rodolphe rentra, son ami lui déclara qu'il fallait renvoyer Baptiste. Il ne nous sert absolument à rien, dit-il.
—Il est vrai, répondit Marcel; c'est un objet d'art vivant.
—Il est bête à faire cuire.
—Il est paresseux.
—Il faut le renvoyer.
—Renvoyons-le.
—Cependant il a bien quelques qualités. Il fait très-bien le civet.
—Et le brou de noix, donc. Il est le Raphaël du brou de noix.
—Oui; mais il n'est bon qu'à cela, et cela ne peut nous suffire. Nous perdons tout notre temps en discussions avec lui.
—Il nous empêche de travailler.
—Il est cause que je ne pourrai pas avoir achevé mon Passage de la mer Rouge pour le salon. Il a refusé de poser pour pharaon.
—Grâce à lui, je n'ai point pu achever le travail qu'on m'avait demandé. Il n'a pas voulu aller à la bibliothèque chercher les notes dont j'avais besoin.
—Il nous ruine.
—Décidément, nous ne pouvons pas le garder.
—Renvoyons-le... mais alors il faudra le payer.
—Nous le payerons, mais qu'il parte! Donne-moi de l'argent, que je fasse son compte.
—Comment, de l'argent! Mais ce n'est pas moi qui tiens la caisse, c'est toi.
—Du tout, c'est toi. Tu t'es chargé de l'intendance générale, dit Rodolphe.
—Mais je t'assure que je n'ai pas d'argent! Exclama Marcel.
—Est-ce qu'il n'y en aurait déjà plus? C'est impossible! On ne peut pas dépenser 500 fr en huit jours, surtout quand on vit, comme nous l'avons fait, avec l'économie la plus absolue, et qu'on se borne au strict nécessaire. (C'est au strict superflu qu'il aurait dû dire.) il faut vérifier les comptes, reprit Rodolphe; nous retrouverons l'erreur.
—Oui, dit Marcel; mais nous ne retrouverons pas l'argent. C'est égal, consultons les livres de dépense.
Voici le spécimen de cette comptabilité, qui avait été commencée sous les auspices de la sainte économie:
—De 19 mars. En recette, 500 fr. En dépense: une pipe turque, 25 fr; dîner, 15 fr; dépenses diverses, 40 fr.
—Qu'est-ce que c'est que ces dépenses-là? dit Rodolphe à Marcel qui lisait.
—Tu sais bien, répondit celui-ci, c'est le soir où nous ne sommes rentrés chez nous que le matin. Du reste, cela nous a économisé du bois et de la bougie.
—Après? Continue.
—Du 20 mars. Déjeuner, 1 fr 50 c; tabac, 20 c; dîner, 2 fr; un lorgnon, 2 fr 50 c. Oh! dit Marcel, c'est pour ton compte le lorgnon! Qu'avais-tu besoin d'un lorgnon? Tu y vois parfaitement...
—Tu sais bien que j'avais à faire un compte rendu du salon dans l'Écharpe d'Iris; il est impossible de faire de la critique de peinture sans lorgnon; c'était une dépense légitime. Après?...
—Une canne en jonc...
—Ah! ça, c'est pour ton compte, fit Rodolphe, tu n'avais pas besoin de canne.
—C'est tout ce qu'on a dépensé le 20, fit Marcel sans répondre. Le 21, nous avons déjeuné en ville, et dîné aussi, et soupé aussi.
—Nous n'avons pas dû dépenser beaucoup ce jour-là?
—En effet, fort peu... à peine 30 fr.
—Mais à quoi donc, alors?
—Je ne sais plus, dit Marcel; mais c'est marqué sous la rubrique dépenses diverses.
—Un titre vague et perfide! interrompit Rodolphe.
—Le 22. C'est le jour d'entrée de Baptiste; nous lui avons donné un à-compte de 5 fr sur ses appointements; pour l'orgue de barbarie, 50 c; pour le rachat de quatre petits enfants chinois condamnés à être jetés dans le fleuve Jaune, par des parents d'une barbarie incroyable, 2 fr 40 c.
—Ah çà! dit Rodolphe, explique-moi un peu la contradiction qu'on remarque dans cet article. Si tu donnes aux orgues de barbarie, pourquoi insultes-tu les parents barbares? Et d'ailleurs quelle nécessité de racheter des petits chinois? S'ils avaient été à l'eau-de-vie, seulement.
—Je suis né généreux, répliqua Marcel, va, continue; jusqu'à présent on ne s'est que très-peu éloigné du principe de l'économie.
—Du 23, il n'y a rien de marqué. Du 24, idem. Voilà deux bons jours. Du 25, donné à Baptiste, à-compte sur ses appointements, 3 fr.
—Il me semble qu'on lui donne bien souvent de l'argent, fit Marcel en manière de réflexion.
—On lui devra moins, répondit Rodolphe. Continue.
—Du 26 mars, dépenses diverses et utiles au point de vue de l'art, 36 fr 40 c.
—Qu'est-ce qu'on peut donc avoir acheté de si utile? dit Rodolphe; je ne me souviens pas, moi. 36 fr 40 c, qu'est-ce que ça peut donc être?
—Comment! Tu ne te souviens pas?... C'est le jour où nous sommes montés sur les tours notre-dame pour voir Paris à vol d'oiseau...
—Mais ça coûte huit sous pour monter aux tours, dit Rodolphe.
—Oui, mais en descendant nous avons été dîner à Saint-Germain.
—Cette rédaction pèche par la limpidité.
—Du 27, il n'y a rien de marqué.
—Bon! Voilà de l'économie.
—Du 28, donné à Baptiste, à-compte sur ses gages, 6 fr.
—Ah! Cette fois, je suis sûr que nous ne devons plus rien à Baptiste. Il se pourrait même qu'il nous dût... il faudra voir.
—Du 29. Tiens, on n'a pas marqué le 29; la dépense est remplacée par un commencement d'article de mœurs.
—Le 30. Ah! Nous avions du monde à dîner; forte dépense, 30 fr 55 c. Le 31, c'est aujourd'hui, nous n'avons encore rien dépensé. Tu vois, dit Marcel en achevant, que les comptes ont été tenus très-exactement. Le total ne fait pas 500 fr.
—Alors, il doit rester de l'argent en caisse.
—On peut voir, dit Marcel en ouvrant un tiroir. Non, dit-il, il n'y a plus rien. Il n'y a qu'une araignée.
—Araignée du matin, chagrin, fit Rodolphe.
—Où diable a pu passer tant d'argent? reprit Marcel atterré en voyant la caisse vide.
—Parbleu! C'est bien simple, dit Rodolphe, on a tout donné à Baptiste.
—Attends donc! s'écria Marcel en fouillant dans le tiroir où il aperçut un papier. La quittance du dernier terme! s'écria-t-il.
—Bah! fit Rodolphe, comment est-elle arrivée là?
—Et acquittée, encore, ajouta Marcel; c'est donc toi qui as payé le propriétaire?
—Moi, allons donc! dit Rodolphe.
—Cependant, que signifie...
—Mais je t'assure...
—«Quel est donc ce mystère?» Chantèrent-ils tous deux en chœur sur l'air final de la Dame Blanche.
Baptiste, qui aimait la musique, accourut aussitôt.
Marcel lui montra la quittance.
—Ah! Oui, fit Baptiste négligemment, j'avais oublié de vous le dire, c'est le propriétaire qui est venu ce matin pendant que vous étiez sortis. Je l'ai payé, pour lui éviter la peine de revenir.
—Où avez-vous trouvé de l'argent?
—Ah! Monsieur, fit Baptiste, je l'ai prise dans le tiroir qui était ouvert; j'ai même pensé que ces messieurs l'avaient laissé ouvert dans cette intention, et je me suis dit: mes maîtres ont oublié de me dire en sortant: «Baptiste, le propriétaire viendra toucher son terme de loyer, il faudra le payer;» et j'ai fait comme si l'on m'avait commandé... sans qu'on m'ait commandé.
—Baptiste, dit Marcel avec une colère blanche, vous avez outrepassé nos ordres; à compter d'aujourd'hui vous ne faites plus partie de notre maison. Baptiste, rendez votre livrée!
Baptiste ôta la casquette de toile cirée qui composait sa livrée et la rendit à Marcel.
—C'est bien, dit celui-ci: maintenant vous pouvez partir...
—Et mes gages?
—Comment dites-vous, drôle? Vous avez reçu plus qu'on ne vous devait. Je vous ai donné 14 fr en quinze jours à peine. Qu'est-ce que vous faites de tant d'argent? Vous entretenez donc une danseuse?
—De corde, ajouta Rodolphe.
—Je vais donc rester abandonné, dit le malheureux domestique, sans abri pour garantir ma tête!
—Reprenez votre livrée, répondit Marcel ému malgré lui. Et il rendit la casquette à Baptiste.
—C'est pourtant ce malheureux qui a dilapidé notre fortune, dit Rodolphe en voyant sortir le pauvre Baptiste. Où dînerons-nous aujourd'hui?
—Nous le saurons demain, répondit Marcel.
VIII
CE QUE COÛTE UNE PIÈCE DE CINQ FRANCS
Un samedi soir, dans le temps où il n'était pas encore en ménage avec Mademoiselle Mimi, qu'on verra paraître bientôt, Rodolphe fit connaissance, à sa table d'hôte, d'une marchande à la toilette en chambre, appelée Mademoiselle Laure. Ayant appris que Rodolphe était rédacteur en chef de l'Écharpe d'Iris et du Castor, journaux de fashion, la modiste, dans l'espérance d'obtenir des réclames pour ses produits, lui fit une foule d'agaceries significatives. À ces provocations, Rodolphe avait répondu par un feu d'artifice de madrigaux à rendre jaloux Benserade, Voiture et tous les Ruggieri du style galant; et à la fin du dîner, Mademoiselle Laure, ayant appris que Rodolphe était poëte, lui donna clairement à entendre qu'elle n'était pas éloignée de l'accepter pour son Pétrarque. Elle lui accorda même, sans circonlocution, un rendez-vous pour le lendemain.
—Parbleu! Se disait Rodolphe en reconduisant Mademoiselle Laure, voilà certainement une aimable personne. Elle me paraît avoir de la grammaire et une garde-robe assez cossue. Je suis tout disposé à la rendre heureuse.
Arrivée à la porte de sa maison, Mademoiselle Laure quitta le bras de Rodolphe en le remerciant de la peine qu'il avait bien voulu prendre en l'accompagnant dans un quartier aussi éloigné.
—Oh! Madame, répondit Rodolphe en s'inclinant jusqu'à terre, j'aurais désiré que vous demeurassiez à Moscou ou aux îles de la Sonde, afin d'avoir plus longtemps le plaisir d'être votre cavalier.
—C'est un peu loin, répondit Laure en minaudant.
—Nous aurions pris par les boulevards, madame, dit Rodolphe. Permettez-moi de vous baiser la main sur la personne de votre joue, continua-t-il en embrassant sa compagne sur les lèvres, avant que Laure eût pu faire résistance.
—Oh! Monsieur, exclama-t-elle, vous allez trop vite.
—C'est pour arriver plus tôt, dit Rodolphe. En amour les premiers relais doivent être franchis au galop.
—Drôle de corps! Pensa la modiste en rentrant chez elle.
—Jolie personne! disait Rodolphe en s'en allant.
Rentré chez lui, il se coucha à la hâte, et fit les rêves les plus doux. Il se vit ayant à son bras, dans les bals, dans les théâtres et aux promenades, Mademoiselle Laure vêtue de robes plus splendides que celles ambitionnées par la coquetterie de peau-d'âne.
Le lendemain à onze heures, selon son habitude, Rodolphe se leva. Sa première pensée fut pour Mademoiselle Laure.
—C'est une femme très-bien, murmura-t-il; je suis sûr qu'elle a été élevée à Saint-Denis. Je vais donc enfin connaître le bonheur d'avoir une maîtresse qui ne soit pas grêlée. Décidément, je ferai des sacrifices pour elle, je m'en vais toucher mon argent à l'Écharpe d'Iris, j'achèterai des gants et je mènerai Laure dîner dans un restaurant où on donne des serviettes. Mon habit n'est pas très-beau, dit-il en se vêtissant; mais, bah! Le noir, ça habille si bien!
Et il sortit pour se rendre au bureau de l'Écharpe d'Iris. En traversant la rue, il rencontra un omnibus sur les panneaux duquel était collée une affiche où on lisait:
AUJOURD'HUI DIMANCHE, GRANDES EAUX À VERSAILLES.
Le tonnerre tombant aux pieds de Rodolphe ne lui aurait pas causé une impression plus profonde que la vue de cette affiche.
—Aujourd'hui dimanche! Je l'avais oublié, s'écria-t-il, je ne pourrai pas trouver d'argent.
Aujourd'hui dimanche!!! Mais tout ce qu'il y a d'écus à Paris est en route pour Versailles.
Cependant, poussé par un de ces espoirs fabuleux auquel l'homme s'accroche toujours, Rodolphe courut à son journal, comptant qu'un bienheureux hasard y aurait amené le caissier.
M. Boniface était venu, en effet, un instant, mais il était reparti immédiatement.
—Pour aller à Versailles, dit à Rodolphe le garçon de bureau.
—Allons, dit Rodolphe, c'est fini... mais, voyons, pensa-t-il, mon rendez-vous n'est que pour ce soir. Il est midi, j'ai donc cinq heures pour trouver 5 francs, 20 sous l'heure, comme les chevaux du bois de Boulogne. En route!
Comme il se trouvait dans le quartier où demeurait un journaliste qu'il appelait le critique influent, Rodolphe songea à faire près de lui une tentative.
—Je suis sûr de le trouver, celui-là, dit-il en montant l'escalier; c'est son jour de feuilleton, il n'y a pas de danger qu'il sorte. Je lui emprunterai cinq francs.
—Tiens! C'est vous, dit l'homme de lettres en voyant Rodolphe, vous arrivez bien; j'ai un petit service à vous demander.
—Comme ça se trouve! Pensa le rédacteur de l'Écharpe d'Iris.
—Étiez-vous à l'Odéon, hier?
—Je suis toujours à l'Odéon.
—Vous avez vu la pièce nouvelle, alors?
—Qui l'aurait vue? Le public de l'Odéon, c'est moi.
—C'est vrai, dit le critique: vous êtes une des cariatides de ce théâtre. Le bruit court même que c'est vous qui en fournissez la subvention. Eh bien! Voilà ce que j'ai à vous demander: le compte rendu de la nouvelle pièce.
—C'est facile; j'ai une mémoire de créancier.
—De qui est-ce, cette pièce? demanda le critique à Rodolphe pendant que celui-ci écrivait.
—C'est d'un monsieur.
—Ça ne doit pas être fort.
—Moins fort qu'un turc, assurément.
—Alors, ça n'est pas robuste. Les turcs, voyez-vous, ont une réputation usurpée de force, ils ne pourraient pas être savoyards.
—Qu'est-ce qui les en empêcherait?
—Parce que tous les savoyards sont auvergnats, et que les auvergnats sont commissionnaires. Et puis, il n'y a plus de turcs, sinon aux bals masqués des barrières et aux Champs-Élysées, où ils vendent des dattes. Le turc est un préjugé. J'ai un de mes amis qui connaît l'orient, il m'a assuré que tous les nationaux étaient venus au monde dans la rue Coquenard.
—C'est joli, ce que vous dites-là, dit Rodolphe.
—Vous trouvez? fit le critique. Je vais mettre ça dans mon feuilleton.
—Voilà mon analyse; c'est carrément fait, reprit Rodolphe.
—Oui, mais c'est court.
—En mettant des tirets, et en développant votre opinion critique, ça prendra de la place.
—Je n'ai guère le temps, mon cher, et puis mon opinion critique ne prend pas assez de place.
—Vous mettrez un adjectif tous les trois mots.
—Est-ce que vous ne pourriez pas me faufiler à votre analyse une petite ou plutôt une longue appréciation de la pièce, hein? demanda le critique.
—Dame, dit Rodolphe, j'ai bien mes idées sur la tragédie, mais je vous préviens que je les ai imprimées trois fois dans le Castor, et l'Écharpe d'Iris.
—C'est égal, combien ça fait-il de lignes, vos idées?
—Quarante lignes.
—Fichtre! Vous avez de grandes idées, vous! Eh bien, prêtez-moi donc vos quarante lignes.
—Bon! Pensa Rodolphe, si je lui fais pour vingt francs de copie, il ne pourra pas me refuser cinq francs. Je dois vous prévenir, dit-il au critique, que mes idées ne sont pas absolument neuves. Elles sont un peu râpées, au coude. Avant de les imprimer, je les ai hurlées dans tous les cafés de Paris, il n'y a pas un garçon qui ne les sache par cœur.
—Oh! quéque ça me fait!... Vous ne me connaissez donc pas! Est-ce qu'il y a quelque chose de neuf au monde? Excepté la vertu.
—Voilà, dit Rodolphe quand il eut achevé.
—Foudre et tempête! Il manque encore deux colonnes... Avec quoi combler cet abîme? s'écria le critique. Tandis que vous y êtes, fournissez-moi donc quelques paradoxes!
—Je n'en ai pas sur moi, dit Rodolphe: mais je puis vous en prêter quelques-uns; seulement, ils ne sont pas de moi; je les ai achetés 50 centimes à un de mes amis qui était dans la misère. Ils n'ont encore que peu servi.
—Très-bien! dit le critique.
—Ah! fit Rodolphe en se mettant de nouveau à écrire, je vais certainement lui demander dix francs; en ce temps-ci, les paradoxes sont aussi chers que les perdreaux. Et il écrivit une trentaine de lignes où on remarquait des balivernes sur les pianos, les poissons rouges, l'école du bon sens et le vin du Rhin, qui était appelé un vin de toilette.
—C'est très-joli, dit le critique; faites-moi donc l'amitié d'ajouter que le bagne est l'endroit du monde où on trouve le plus d'honnêtes gens.
—Tiens, pourquoi ça?
—Pour faire deux lignes. Bon, voilà qui est fait, dit le critique influent, en appelant son domestique pour qu'il portât son feuilleton à l'imprimerie.
—Et maintenant, dit Rodolphe, poussons-lui la botte! Et il articula gravement sa demande.
—Ah! Mon cher, dit le critique, je n'ai pas un sou ici. Lolotte me ruine en pommade, et tout à l'heure elle m'a dévalisé jusqu'à mon dernier as pour aller à Versailles, voir les Néréides et les monstres d'airain vomir des jets liquides.
—À Versailles! Ah çà! Mais, dit Rodolphe, c'est donc une épidémie?
—Mais pourquoi avez-vous besoin d'argent?
—Voilà le poëme, reprit Rodolphe. J'ai ce soir, à cinq heures, rendez-vous avec une femme du monde, une personne distinguée, qui ne sort qu'en omnibus. Je voudrais unir ma destinée à la sienne pour quelques jours, et il me paraît décent de lui faire goûter les douceurs de la vie. Dîner, bal, promenades, etc, etc: il me faut absolument cinq francs; si je ne les trouve pas, la littérature française est déshonorée dans ma personne.
—Pourquoi n'emprunteriez-vous pas cette somme à cette dame même? s'écria le critique.
—La première fois, ce n'est guère possible. Il n'y a que vous qui puissiez me tirer de là.
—Par toutes les momies d'Égypte, je vous jure ma grande parole d'honneur qu'il n'y a pas de quoi acheter une pipe d'un sou ou une virginité. Cependant, j'ai là quelques bouquins que vous pourriez aller laver.
—Aujourd'hui, dimanche, impossible; la mère Mansut, Lebigre, et toutes les piscines des quais et de la rue Saint-Jacques sont fermées. Qu'est-ce que c'est que vos bouquins? Des volumes de poésie, avec le portrait de l'auteur en lunettes? Mais ça ne s'achète pas, ces choses-là.
—À moins qu'on n'y soit condamné par la cour d'assises, dit le critique. Attendez donc, voilà encore des romances et des billets de concert. En vous y prenant adroitement, vous pourriez peut-être en faire de la monnaie.
—J'aimerais mieux autre chose, un pantalon, par exemple.
—Allons! dit le critique, prenez encore ce Bossuet et le plâtre de M. Odilon Barrot; ma parole d'honneur, c'est le denier de la veuve.
—Je vois que vous y mettez de la bonne volonté, dit Rodolphe. J'emporte les trésors; mais si j'en tire trente sous, je considérerai cela comme le treizième travail d'Hercule.
Après avoir fait environ quatre lieues, Rodolphe, à l'aide d'une éloquence dont il avait le secret dans les grandes occasions, parvint à se faire prêter deux francs par sa blanchisseuse, sur la consignation des volumes de poésies, des romances et du portrait de M. Barrot.
—Allons, dit-il en repassant les ponts, voilà la sauce, maintenant il faut trouver le fricot. Si j'allais chez mon oncle.
Une demi-heure après, il était chez son oncle Monetti lequel lut sur la physionomie de son neveu de quoi il allait être question. Aussi se mit-il en garde, et prévint toute demande par une série de récriminations telles que celles-ci:
—Les temps sont durs, le pain est cher, les créanciers ne payent pas, les loyers qu'il faut payer, le commerce dans le marasme, etc, etc, toutes les hypocrites litanies des boutiquiers.
—Croirais-tu, dit l'oncle, que j'ai été forcé d'emprunter de l'argent à mon garçon de boutique pour payer un billet?
—Il fallait envoyer chez moi, dit Rodolphe. Je vous aurais prêté de l'argent; j'ai reçu deux cents francs il y a trois jours.
—Merci, mon garçon, dit l'oncle, mais tu as besoin de ton avoir... ah! Pendant que tu es ici, tu devrais bien, toi qui as une si belle main, me copier des factures que je veux envoyer toucher.
—Voilà cinq francs qui me coûteront cher, dit Rodolphe en se mettant à la besogne qu'il abrégea.
—Mon cher oncle, dit-il à Monetti, je sais combien vous aimez la musique, et je vous apporte des billets de concert.
—Tu es bien aimable, mon garçon. Veux-tu dîner avec moi?...
—Merci, mon oncle, je suis attendu à dîner Faubourg Saint-Germain; je suis même contrarié, parce que je n'ai pas le temps d'aller chez moi prendre de l'argent pour acheter des gants.
—Tu n'as pas de gants? Veux-tu que je te prête les miens? dit l'oncle.
—Merci, nous n'avons pas la même main; seulement vous m'obligeriez de me prêter...
—Vingt-neuf sous pour en acheter? Certainement, mon garçon, les voilà. Quand on va dans le monde, il faut y aller bien mis. Mieux vaut faire envie que pitié, disait ta tante. Allons, je vois que tu te lances, tant mieux... Je t'aurais bien donné plus, reprit-il, mais c'est tout ce que j'ai dans mon comptoir; il faudrait que je monte en haut, et je ne peux pas laisser la boutique seule: à chaque instant il vient des acheteurs.
—Vous disiez que le commerce n'allait pas? L'oncle Monetti fit semblant de ne pas entendre, et dit à son neveu, qui empochait les vingt-neuf sous:
—Ne te presse pas pour me les rendre.
—Quel cancre! fit Rodolphe en se sauvant. Ah çà! fit-il, il manque encore trente et un sous. Où les trouver? Mais j'y songe, allons au carrefour de la Providence.
Rodolphe appelait ainsi le point le plus central de Paris, c'est-à-dire le Palais-Royal. Un endroit où il est presque impossible de rester dix minutes sans rencontrer dix personnes de connaissance, des créanciers surtout. Rodolphe alla donc se mettre en faction au perron du Palais-Royal. Cette fois, la Providence fut longue à venir. Enfin, Rodolphe put l'apercevoir. Elle avait un chapeau blanc, un paletot vert et une canne à pomme d'or... une Providence très-bien mise.
C'était un garçon obligeant et riche, quoique phalanstérien.
—Je suis ravi de vous voir, dit-il à Rodolphe; venez donc me conduire un peu, nous causerons.
—Allons, je vais subir le supplice du phalanstère, murmura Rodolphe en se laissant entraîner par le chapeau blanc, qui, en effet, le phalanstérina à outrance.
Comme ils approchaient du pont des Arts, Rodolphe dit à son compagnon:
—Je vous quitte, n'ayant pas de quoi acquitter cet impôt.
—Allons donc, dit l'autre en retenant Rodolphe, et en jetant deux sous à l'invalide.
—Voilà le moment venu, pensait le rédacteur de l'Écharpe d'Iris en traversant le pont; et arrivé au bout, devant l'horloge de l'institut, Rodolphe s'arrêta court, montra le cadran avec un geste désespéré et s'écria:
—Sacrebleu! Cinq heures moins le quart! Je suis perdu?
—Qu'y a-t-il? dit l'autre étonné.
—Il y a, dit Rodolphe, que, grâce à vous, qui m'avez entraîné malgré moi jusqu'ici, j'ai manqué un rendez-vous.
—Important?
—Je le crois bien, de l'argent que je devais aller chercher à cinq heures... aux Batignolles... Jamais je n'y serai... Sacrebleu! Comment faire?...
—Parbleu! dit le phalanstérien, c'est bien simple, venez chez moi, je vous en prêterai.
—Impossible! Vous demeurez à Montrouge, et j'ai une affaire à six heures Chaussée-D'Antin... sacrebleu!...
—J'ai quelques sous sur moi, dit timidement la Providence... mais très-peu.
—Si j'avais de quoi prendre un cabriolet, peut-être arriverais-je à temps aux Batignoles.
—Voilà le fond de ma bourse, mon cher, trente et un sous.
—Donnez vite, donnez que je me sauve! dit Rodolphe qui venait d'entendre sonner cinq heures, et il se hâta de courir au lieu de son rendez-vous.
—Ç'a été dur à tirer, fit-il en comptant sa monnaie.
Cent sous, juste comme de l'or. Enfin, je suis paré, et Laure verra qu'elle a affaire à un homme qui sait vivre. Je ne veux pas rapporter un centime chez moi ce soir. Il faut réhabiliter les lettres, et prouver qu'il ne leur manque que de l'argent pour être riches.
Rodolphe trouva Mademoiselle Laure au rendez-vous.
—À la bonne heure! dit-il. Pour l'exactitude, c'est une femme Bréguet.
Il passa la soirée avec elle, et fondit bravement ses cinq francs au creuset de la prodigalité. Mademoiselle Laure était enchantée de ses manières, et voulut bien s'apercevoir que Rodolphe ne la reconduisait pas chez elle qu'au moment où il la faisait entrer dans sa chambre à lui.
—C'est une faute que je fais, dit-elle. N'allez point m'en faire repentir par une ingratitude qui est l'apanage de votre sexe.
—Madame, dit Rodolphe, je suis connu pour ma constance. C'est au point que tous mes amis s'étonnent de ma fidélité, et m'ont surnommé le général Bertrand de l'amour.
IX
LES VIOLETTES DU PÔLE
En ce temps-là, Rodolphe était très-amoureux de sa cousine Angèle, qui ne pouvait pas le souffrir, et le thermomètre de l'ingénieur Chevalier marquait douze degrés au-dessous de zéro.
Mademoiselle Angèle était la fille de M. Monetti, le poêlier-fumiste dont nous avons eu occasion de parler déjà. Mademoiselle Angèle avait dix-huit ans, et arrivait de la Bourgogne, où elle avait passé cinq années près d'une parente qui devait lui laisser son bien après sa mort. Cette parente était une vieille femme qui n'avait jamais été ni jeune ni belle, mais qui avait toujours été méchante, quoique dévote, ou parce que, Angèle qui, à son départ, était une charmante enfant, dont l'adolescence portait déjà le germe d'une charmante jeunesse, revint au bout de cinq années changée en une belle, mais froide, mais sèche et indifférente personne. La vie retirée de province, les pratiques d'une dévotion outrée et l'éducation à principes mesquins qu'elle avait reçue, avaient rempli son esprit de préjugés vulgaires et absurdes, rétréci son imagination, et fait de son cœur une espèce d'organe qui se bornait à accomplir sa fonction de balancier. Angèle avait, pour ainsi dire, de l'eau bénite au lieu de sang dans les veines. À son retour, elle accueillit son cousin avec une réserve glaciale, et il perdit son temps toutes les fois qu'il essaya de faire vibrer en elle la tendre corde des ressouvenirs, souvenirs du temps où ils avaient ébauché tous deux cette amourette à la Paul et Virginie, qui est traditionnelle entre cousin et cousine. Cependant, Rodolphe était très-amoureux de sa cousine Angèle, qui ne pouvait pas le souffrir; et ayant appris un jour que la jeune fille devait aller prochainement à un bal de noces d'une de ses amies, il s'était enhardi jusqu'au point de promettre à Angèle un bouquet de violettes pour aller à ce bal. Et après avoir demandé la permission à son père, Angèle accepta la galanterie de son cousin, en insistant toutefois pour avoir des violettes blanches.
Rodolphe, tout heureux de l'amabilité de sa cousine, gambadait et chantonnait en regagnant son mont Saint-Bernard. C'est ainsi qu'il appelait son domicile. On verra pourquoi tout à l'heure. Comme il traversait le Palais-Royal, en passant devant la boutique de Madame Provost, la célèbre fleuriste, Rodolphe vit des violettes blanches à l'étalage, et par curiosité il entra pour en demander le prix. Un bouquet présentable ne coûtait pas moins de dix francs, mais il y en avait qui coûtaient davantage.
—Diable! dit Rodolphe, dix francs, et rien que huit jours devant moi pour trouver ce million. Il y aura du tirage; mais c'est égal, ma cousine aura son bouquet. J'ai mon idée.
Cette aventure se passait au temps de la genèse littéraire de Rodolphe. Il n'avait alors d'autre revenu qu'une pension de quinze francs par mois qui lui était faite par un de ses amis, un grand poëte qui, après un long séjour à Paris, était devenu, à l'aide de protections, maître d'école en province. Rodolphe, qui avait eu la prodigalité pour marraine, dépensait toujours sa pension en quatre jours; et, comme il ne voulait pas abandonner la sainte et peu productive profession de poëte élégiaque, il vivait le reste du temps de cette manne hasardeuse qui tombe lentement des corbeilles de la Providence. Ce carême ne l'effrayait pas; il le traversait gaiement, grâce à une sobriété stoïque, et aux trésors d'imagination qu'il dépensait chaque jour pour atteindre le 1er du mois, ce jour de pâques qui terminait son jeûne. À cette époque, Rodolphe habitait rue Contrescarpe-Saint-Marcel, dans un grand bâtiment qui s'appelait autrefois l'hôtel de l'Éminence grise, parce que le père Joseph, l'âme damnée de Richelieu, y avait habité, disait-on. Rodolphe logeait tout en haut de cette maison, une des plus élevées qui soient à Paris. Sa chambre, disposée en forme de belvédère, était une délicieuse habitation pendant l'été; mais d'octobre à avril, c'était un petit kamtchatka. Les quatre vents cardinaux, qui pénétraient par les quatre croisées dont chaque face était percée, y venaient exécuter de farouches quatuor durant toute la mauvaise saison. Comme une ironie, on remarquait encore une cheminée dont l'immense ouverture semblait être une entrée d'honneur réservée à Borée et à toute sa suite. Aux premières atteintes du froid, Rodolphe avait recouru à un système particulier de chauffage: il avait mis en coupe réglée le peu de meubles qu'il avait, et au bout de huit jours son mobilier se trouva considérablement abrégé, il ne lui restait plus que le lit et deux chaises; il est vrai de dire que ces meubles étaient en fer et, par ainsi, naturellement assurés contre l'incendie. Rodolphe appelait cette manière de se chauffer, déménager par la cheminée.
On était donc au mois de janvier, et le thermomètre, qui marquait douze degrés au quai des lunettes, en aurait marqué deux ou trois de plus s'il avait été transporté dans le belvédère que Rodolphe avait surnommé le mont Saint-Bernard, le Spitzberg, la Sibérie.
Le soir où il avait promis des violettes blanches à sa cousine, Rodolphe fut pris d'une grande colère en rentrant chez lui: les quatre vents cardinaux avaient encore cassé un carreau en jouant aux quatre coins dans la chambre. C'était le troisième dégât de ce genre depuis quinze jours. Aussi Rodolphe s'emporta en imprécations furibondes contre Éole et toute sa famille le brise-tout. Après avoir bouché cette brèche nouvelle avec un portrait d'un de ses amis, Rodolphe se coucha tout habillé entre les deux planches cardées qu'il appelait ses matelas, et toute la nuit il rêva violettes blanches.
Au bout de cinq jours, Rodolphe n'avait encore trouvé aucun moyen qui pût l'aider à réaliser son rêve, et c'était le surlendemain qu'il devait donner le bouquet à sa cousine. Pendant ce temps-là, le thermomètre était encore descendu, et le malheureux poëte se désespérait en songeant que les violettes étaient peut-être renchéries. Enfin la Providence eut pitié de lui, et voici comme elle vint à son secours.
Un matin, Rodolphe alla à tout hasard demander à déjeuner à son ami, le peintre Marcel, et il le trouva en conversation avec une femme en deuil. C'était une veuve du quartier; elle avait perdu son mari récemment, et elle venait demander combien on lui prendrai pour peindre sur le tombeau qu'elle avait fait élever au défunt une main d'homme, au-dessous de laquelle on écrirait:
JE T'ATTENDS, MON ÉPOUSE CHÉRIE.
Pour obtenir le travail à meilleur compte, elle fit même observer à l'artiste qu'à l'époque où Dieu l'enverrait rejoindre son époux il aurait à peindre une seconde main, sa main à elle, ornée d'un bracelet, avec une nouvelle légende qui serait ainsi conçue:
NOUS VOILÀ DONC ENFIN RÉUNIS...
—Je mettrai cette clause dans mon testament, disait la veuve, et j'exigerai que ce soit à vous que la besogne soit confiée.
—Puisque c'est ainsi, madame, répondit l'artiste, j'accepte le prix que vous me proposez... mais c'est dans l'espérance de la poignée de main. N'allez pas m'oublier dans votre testament.
—Je désirerais que vous me donniez cela le plus tôt possible, dit la veuve; néanmoins, prenez votre temps et n'oubliez pas la cicatrice au pouce. Je veux une main vivante.
—Elle sera parlante, madame, soyez tranquille, fit Marcel en reconduisant la veuve. Mais, au moment de sortir, celle-ci revint sur ses pas.
—J'ai encore un renseignement à vous demander, monsieur le peintre; je voudrais faire écrire sur la tombe de mon mari une machine en vers, où on raconterait sa bonne conduite et les dernières paroles qu'il a prononcées à son lit de mort. Est-ce distingué?
—C'est très-distingué, on appelle ça une épitaphe, c'est très-distingué!
—Vous ne connaîtriez pas quelqu'un qui pourrait me faire cela à bon marché? Il y a bien mon voisin, M. Guérin, l'écrivain public, mais il me demande les yeux de la tête.
Ici Rodolphe lança un coup d'œil à Marcel, qui comprit sur-le-champ.
—Madame, dit l'artiste en désignant Rodolphe, un hasard heureux a amené ici la personne qui peut vous être utile en cette douloureuse circonstance. Monsieur est un poëte distingué, et vous ne pourriez mieux trouver.
—Je tiendrais à ce que ce soit très-triste, dit la veuve, et que l'orthographe fût bien mise.
—Madame, répondit Marcel, mon ami sait l'orthographe sur le bout du doigt: au collége, il avait tous les prix.
—Tiens, dit la veuve, mon neveu a eu aussi un prix; il n'a pourtant que sept ans.
—C'est un enfant bien précoce, répliqua Marcel.
—Mais, dit la veuve en insistant, monsieur sait-il faire des vers tristes?
—Mieux que personne, madame, car il a eu beaucoup de chagrins dans sa vie. Mon ami excelle dans les vers tristes, c'est ce que les journaux lui reprochent toujours.
—Comment! s'écria la veuve, on parle de lui dans les journaux! Alors, il est bien aussi savant que M. Guérin, l'écrivain public.
—Oh! Bien plus! Adressez-vous à lui, madame, vous ne vous en repentirez pas.
Après avoir expliqué au poëte le sens de l'inscription en vers qu'elle voulait faire mettre sur la tombe de son mari, la veuve convint de donner dix francs à Rodolphe, si elle était contente; seulement, elle voulait avoir les vers très-vite. Le poëte promit de les lui envoyer le lendemain même par son ami.
—Ô bonne fée Artémise, s'écria Rodolphe quand la veuve fut partie, je te promets que tu seras contente; je te ferai bonne mesure de lyrisme funèbre, et l'orthographe sera mieux mise qu'une duchesse. Ô bonne vieille, puisse, pour te récompenser, le ciel te faire vivre cent sept ans, comme la bonne eau-de-vie!
—Je m'y oppose, s'écria Marcel.
—C'est vrai, dit Rodolphe, j'oubliais que tu as encore sa main à peindre après sa mort, et qu'une pareille longévité te ferait perdre de l'argent. Et il leva les mains en disant: ciel n'exaucez pas ma prière! Ah! J'ai une fière chance d'être venu ici, ajouta-t-il.
—Au fait, qu'est-ce que tu me voulais? dit Marcel.
—J'y resonge, et maintenant surtout que je suis forcé de passer la nuit pour faire cette poésie, je ne puis me dispenser de ce que je venais de demander: 1º à dîner; 2º du tabac, de la chandelle; et 3º ton costume d'ours blanc.
—Est-ce que tu vas au bal masqué? C'est ce soir le premier, en effet.
—Non; mais tel que tu me vois, je suis aussi gelé que la grande armée pendant la retraite de Russie. Certainement mon paletot de lasting vert et mon pantalon en mérinos écossais sont très-jolis; mais c'est trop printanier, et bon pour habiter sous l'équateur; lorsqu'on demeure sous le pôle, comme moi, un costume d'ours blanc est plus convenable, je dirai même plus, il est exigible.
—Prends le martin, dit Marcel; c'est une idée; il est chaud comme braise, et tu seras là-dedans comme un pain dans un four.
Rodolphe habitait déjà la peau de l'animal fourré.
—Maintenant, dit-il le thermomètre va être furieusement vexé.
—Est-ce que tu vas sortir comme ça? dit Marcel à son ami, après qu'ils eurent achevé un dîner vague, servi dans de la vaisselle, timbrée à cinq centimes.
—Parbleu, dit Rodolphe, je me moque pas mal de l'opinion; d'ailleurs, c'est aujourd'hui le commencement du carnaval. Et il traversa tout Paris avec l'attitude grave du quadrupède dont il habitait le poil. En passant devant le thermomètre de l'ingénieur Chevalier, Rodolphe alla lui faire un pied de nez.
Rentré chez lui, non sans avoir causé une grande frayeur à son portier, le poëte alluma sa chandelle, et eut grand soin de l'entourer d'un papier transparent pour prévenir les malices des aquilons; et sur-le-champ il se mit à la besogne. Mais il ne tarda pas à s'apercevoir que si son corps était préservé à peu près du froid, ses mains ne l'étaient pas; et il n'avait point écrit deux vers de son épitaphe, qu'une onglée féroce vint lui mordre les doigts, qui lâchèrent la plume.
—L'homme le plus courageux ne peut pas lutter contre les éléments, dit Rodolphe en tombant anéanti sur sa chaise. César a passé le Rubicon, mais il n'aurait point passé la Bérésina.
Tout à coup le poëte poussa un cri de joie du fond de sa poitrine d'ours, et il se leva si brusquement, qu'il renversa une partie de son encre sur la blancheur de sa fourrure: il avait eu une idée, renouvelée de Chatterton.
Rodolphe tira de dessous son lit un amas considérable de papiers, parmi lesquels se trouvaient une dizaine de manuscrits énormes de son fameux drame du Vengeur. Ce drame, auquel il avait travaillé deux ans, avait été fait, défait, refait tant de fois, que les copies réunies formaient un poids de sept kilogrammes. Rodolphe mit de côté le manuscrit le plus récent et traîna les autres devant la cheminée.
—J'étais bien sûr que j'en trouverais le placement, s'écria-t-il... avec de la patience! Voilà certainement un joli cotret de prose. Ah! Si j'avais pu prévoir ce qui arrive, j'aurais fait un prologue, et aujourd'hui j'aurais plus de combustible... Mais bah! On ne peut pas tout prévoir. Et il alluma dans sa cheminée quelques feuilles du manuscrit, à la flamme desquels il se dégourdit les mains. Au bout de cinq minutes, le premier acte du Vengeur était joué et Rodolphe avait écrit trois vers de son épitaphe.
Rien au monde ne saurait peindre l'étonnement des quatre vents cardinaux en apercevant du feu dans la cheminée.
—C'est une illusion, souffla le vent du nord qui s'amusa à rebrousser le poil de Rodolphe.
—Si nous allions souffler dans le tuyau, reprit un autre vent, ça ferait fumer la cheminée. Mais comme ils allaient commencer à tarabuster le pauvre Rodolphe, le vent du sud aperçut M. Arago à une fenêtre de l'Observatoire, où le savant faisait du doigt une menace au quatuor d'aquilons.
Aussi le vent du sud cria à ses frères: «Sauvons-nous bien vite, l'almanach marque un temps calme pour cette nuit; nous nous trouvons en contravention avec l'observatoire, et, si nous ne sommes pas rentrés à minuit, M. Arago nous fera mettre en retenue.»
Pendant ce temps-là, le deuxième acte du Vengeur brûlait avec le plus grand succès. Et Rodolphe avait écrit dix vers. Mais il ne put en écrire que deux pendant la durée du troisième acte.
—J'avais toujours pensé que cet acte-là était trop court, murmura Rodolphe, mais il n'y a qu'à la représentation qu'on s'aperçoive d'un défaut. Heureusement que celui-ci va durer plus longtemps: il y a vingt-trois scènes, dont la scène du trône, qui devait être celui de ma gloire... La dernière tirade de la scène du trône s'envolait en flammèches comme Rodolphe avait encore un sixain à écrire.
—Passons au quatrième acte, dit-il, en prenant un air de feu. Il durera bien cinq minutes, c'est tout monologue. Il passa au dénoûment, qui ne fit que flamber et s'éteindre. Au même moment, Rodolphe encadrait dans un magnifique élan de lyrisme les dernières paroles du défunt en l'honneur de qui il venait de travailler. Il en restera pour une seconde représentation, dit-il en poussant sous son lit quelques autres manuscrits.
Le lendemain, à huit heures du soir, Mademoiselle Angèle faisait son entrée au bal, ayant à la main un superbe bouquet de violettes blanches, au milieu desquelles s'épanouissaient deux roses, blanches aussi. Toute la nuit, ce bouquet valut à la jeune fille des compliments des femmes, et des madrigaux des hommes. Aussi Angèle sut-elle un peu gré à son cousin qui lui avait procuré toutes ces petites satisfactions d'amour-propre, et elle aurait peut-être pensé à lui davantage sans les galantes persécutions d'un parent de la mariée qui avait dansé plusieurs fois avec elle. C'était un jeune homme blond, et porteur d'une de ces superbes paires de moustaches relevées en crocs, qui sont les hameçons où s'accrochent les cœurs novices. Le jeune homme avait déjà demandé à Angèle qu'elle lui donnât les deux roses blanches qui restaient de son bouquet, effeuillé par tout le monde... mais Angèle avait refusé, pour oublier à la fin du bal les deux fleurs sur une banquette, où le jeune homme blond courut les prendre.
À ce moment-là il y avait quatorze degrés de froid dans le belvédère de Rodolphe, qui, appuyé à sa fenêtre, regardait du côté de la barrière du Maine les lumières de la salle de bal où dansait sa cousine Angèle, qui ne pouvait pas le souffrir.
X
LE CAP DES TEMPÊTES
Il y a dans les mois qui commencent chaque nouvelle saison des époques terribles: le 1er et le 15 ordinairement. Rodolphe, qui ne pouvait voir sans effroi approcher l'une ou l'autre de ces deux dates, les appelait le Cap des Tempêtes. Ce jour-là, ce n'est point l'aurore qui ouvre les portes de l'orient, ce sont des créanciers, des propriétaires, des huissiers et autres gens de sac... oches. Ce jour-là commence par une pluie de mémoires, de quittances, de billets, et se termine par une grêle de protêts, Dies irae!
Or, le matin d'un 15 avril, Rodolphe dormait fort paisiblement... et rêvait qu'un de ses oncles lui léguait par testament toute une province du Pérou, les Péruviennes avec.
Comme il nageait en plein dans un Pactole imaginaire, un bruit de clef tournant dans la serrure vint interrompre l'héritier présomptueux au moment le plus reluisant de son rêve doré.
Rodolphe se dressa sur son lit, les yeux et l'esprit encore ensommeillés, et il regarda autour de lui.
Il aperçut alors vaguement, debout au milieu de sa chambre, un homme qui venait d'entrer, et quel homme?
Cet étranger matinal avait un chapeau à trois cornes, sur le dos une sacoche, et à la main un grand portefeuille; il était vêtu d'un habit à la française, couleur gris de lin, et paraissant fort essoufflé d'avoir gravi les cinq étages. Ses manières étaient très-affables, et sa démarche sonore comme pourrait être celle d'un comptoir de changeur qui entrerait en locomotion.
Rodolphe fut un instant effrayé, et, vu le chapeau à trois cornes et l'habit, il pensa voir un sergent de ville.
Mais la vue de la sacoche passablement garnie le fit revenir de son erreur.
—Ah! J'y suis, pensa-t-il, c'est un à-compte sur mon héritage, cet homme vient des îles... Mais alors pourquoi n'est-il pas nègre? Et faisant un signe à l'homme, il lui dit en désignant la sacoche:
—Je sais ce que c'est. Mettez ça là. Merci.
L'homme était un garçon de la Banque de France. À l'invitation de Rodolphe, il répondit en mettant sous les yeux de celui-ci un petit papier hiéroglyphé de signes et de chiffres multicolores.
—Vous voulez un reçu? dit Rodolphe. C'est juste. Passez-moi la plume et l'encre. Là, sur la table.
—Non, je viens recevoir, répondit le garçon de recette, un effet de cent cinquante francs. C'est aujourd'hui le 15 avril.
—Ah! reprit Rodolphe en examinant le billet... ordre Birmann. C'est mon tailleur... Hélas! ajouta-t-il avec mélancolie en portant alternativement les yeux sur une redingote jetée sur son lit et sur le billet, les causes s'en vont, mais les effets reviennent. Comment! C'est aujourd'hui le 15 avril? C'est extraordinaire! Je n'ai pas encore mangé de fraises!
Et le garçon de recette, ennuyé de ses lenteurs, sortit en disant à Rodolphe:
—Vous avez jusqu'à quatre heures pour payer.
—Il n'y a pas d'heure pour les honnêtes gens, répondit Rodolphe. L'intrigant, ajouta-t-il avec regret en suivant des yeux le financier en tricorne, il remporte son sac.
Rodolphe ferma les rideaux de son lit, et essaya de reprendre le chemin de son héritage; mais il se trompa de route, et entra tout enorgueilli dans un songe, où le directeur du théâtre-français venait, chapeau bas, lui demander un drame pour son théâtre, et Rodolphe, qui connaissait les usages, demandait des primes. Mais au moment même où le directeur paraissait vouloir s'exécuter, le dormeur fut de nouveau éveillé à demi par l'entrée d'un nouveau personnage, autre créature du 15 avril.
C'était M. Benoît, le mal nommé, maître de l'hôtel garni où logeait Rodolphe: M. Benoît était à la fois le propriétaire, le bottier et l'usurier de ses locataires; ce matin-là, M. Benoît exhalait une affreuse odeur de mauvaise eau-de-vie et de quittance échue. Il avait à la main un sac vide.
—Diable! Pensa Rodolphe... ce n'est plus le directeur des Français... il aurait une cravate blanche... et le sac serait plein!
—Bonjour, Monsieur Rodolphe, fit M. Benoît en s'approchant du lit.
—Monsieur Benoît... bonjour. Quel événement me procure l'avantage de votre visite?
—Mais je venais vous dire que c'est aujourd'hui le 15 avril.
—Déjà? Comme le temps passe vite! C'est extraordinaire; il faudra que j'achète un pantalon de nankin. Le 15 avril! ah! mon Dieu! Je n'y aurais jamais songé sans vous, Monsieur Benoît. Combien je vous dois de reconnaissance!
—Vous me devez aussi cent soixante-deux francs, reprit M. Benoît, et il se fait temps de régler ce petit compte.
—Je ne suis pas absolument pressé... il ne faut pas vous gêner, Monsieur Benoît. Je vous donnerai du temps... petit compte deviendra grand...
—Mais, dit le propriétaire, vous m'avez déjà remis plusieurs fois.
—En ce cas, réglons, réglons, Monsieur Benoît, cela m'est absolument indifférent; aujourd'hui ou demain... Et puis, nous sommes tous mortels... Réglons.
Un aimable sourire illumina les rides du propriétaire; et il n'y eut pas jusqu'à son sac vide qui ne se gonflât d'espérance.
—Qu'est-ce que je vous dois? demanda Rodolphe.
—D'abord, nous avons trois mois de loyer à vingt-cinq francs; ci, soixante-quinze francs.
—Sauf erreur, dit Rodolphe. Après?
—Plus, trois paires de bottes à vingt francs.
—Un instant, un instant, Monsieur Benoît, ne confondons pas; je n'ai plus affaire au propriétaire, mais au bottier... je veux un compte à part. Les chiffres sont chose grave, il ne faut pas s'embrouiller.
—Soit, dit M. Benoît, adouci par l'espoir qu'il avait de mettre enfin un acquit au bas de ses mémoires. Voici une note particulière pour la chaussure. Trois paires de bottes à vingt francs; ci, soixante francs.
Rodolphe jeta un regard de pitié sur une paire de bottes fourbues.
—Hélas! Pensa-t-il, elles auraient servi au Juif Errant qu'elles ne seraient point pires. C'est pourtant en courant après Marie qu'elles se sont usées ainsi... Continuez, Monsieur Benoît...
—Nous disons soixante francs, reprit celui-ci. Plus, argent prêté, vingt-sept francs.
—Halte-là, Monsieur Benoît. Nous sommes convenus que chaque saint aurait sa niche. C'est à titre d'ami que vous m'avez prêté de l'argent. Or donc, s'il vous plaît, quittons le domaine de la chaussure, et entrons dans les domaines de la confiance et de l'amitié, qui exigent un compte à part. À combien se monte votre amitié pour moi?
—Vingt-sept francs.
—Vingt-sept francs. Vous avez un ami à bon marché, Monsieur Benoît. Enfin, nous disons donc: soixante-quinze, soixante et vingt-sept... Tout cela fait?
—Cent soixante-deux francs, dit M. Benoît en présentant les trois notes.
—Cent soixante-deux francs, fit Rodolphe... c'est extraordinaire. Quelle belle chose que l'addition! Eh bien! Monsieur Benoît, maintenant que le compte est réglé, nous pouvons être tranquilles tous les deux, nous savons à quoi nous en tenir. Le mois prochain, je vous demanderai votre acquit, et comme pendant ce temps la confiance et l'amitié que vous avez en moi ne pourront que s'augmenter, au cas ou cela serait nécessaire, vous pourrez m'accorder un nouveau délai. Cependant, si le propriétaire et le bottier étaient par trop pressés, je prierai l'ami de leur faire entendre raison. C'est extraordinaire, Monsieur Benoît; mais toutes les fois que je songe à votre triple caractère de propriétaire, de bottier et d'ami, je suis tenté de croire à la Sainte-Trinité.
En écoutant Rodolphe, le maître d'hôtel était devenu à la fois rouge, vert, jaune et blanc; et, à chaque nouvelle raillerie de son locataire, cet arc-en-ciel de la colère allait se fonçant de plus en plus sur son visage.
—Monsieur, dit-il, je n'aime pas qu'on se moque de moi. J'ai attendu assez longtemps. Je vous donne congé, et si ce soir vous ne m'avez pas donné d'argent... je verrai ce que j'aurai à faire.
—De l'argent! de l'argent! est-ce que je vous en demande, moi? dit Rodolphe; et puis d'ailleurs, j'en aurais que je ne vous en donnerais pas... Un vendredi, ça porte malheur.
La colère de M. Benoît tournait à l'ouragan; et si le mobilier ne lui eût pas appartenu, il aurait sans doute fracturé les membres de quelque fauteuil.
Cependant il sortit en proférant des menaces.
—Vous oubliez votre sac, lui cria Rodolphe en le rappelant.
—Quel métier! murmura le malheureux jeune homme quand il fut seul. J'aimerais mieux dompter des lions.
—Mais, reprit Rodolphe en sautant hors du lit et en s'habillant à la hâte, je ne peux pas rester ici. L'invasion des alliés va se continuer. Il faut fuir, il faut même déjeuner. Tiens, si j'allais voir Schaunard. Je lui demanderai un couvert et je lui emprunterai quelques sous. Cent francs peuvent me suffire... Allons chez Schaunard.
En descendant l'escalier, Rodolphe rencontra M. Benoît qui venait de subir de nouveaux échecs chez ses autres locataires, ainsi que l'attestait son sac vide, un objet d'art.
—Si l'on vient me demander, vous direz que je suis à la campagne... dans les Alpes... dit Rodolphe. Ou bien, non, dites que je ne demeure plus ici.
—Je dirai la vérité, murmura M. Benoît, en donnant à ses paroles une accentuation très-significative.
Schaunard demeurait à Montmartre. C'était tout Paris à traverser. Cette pérégrination était des plus dangereuses pour Rodolphe.
—Aujourd'hui, se disait-il, les rues sont pavées de créanciers.
Pourtant il ne prit point les boulevards extérieurs comme il en avait envie. Une espérance fantastique l'encouragea, au contraire, à suivre l'itinéraire dangereux du centre parisien. Rodolphe pensait que, dans un jour où les millions se promenaient en public sur le dos des garçons de recette, il se pourrait bien faire qu'un billet de mille francs, abandonné sur le chemin, attendît son Vincent De Paul. Aussi Rodolphe marchait-il doucement, les yeux à terre. Mais il ne trouva que deux épingles.
Au bout de deux heures il arriva chez Schaunard.
—Ah! C'est toi, dit celui-ci.
—Oui, je viens te demander à déjeuner.
—Ah! Mon cher, tu arrives mal; ma maîtresse vient de venir, et il y a quinze jours que je ne l'ai vue; si tu étais arrivé seulement dix minutes plus tôt...
—Mais tu n'as pas une centaine de francs à me prêter? reprit Rodolphe.
—Comment! Toi aussi, répondit Schaunard qui était au comble de l'étonnement... tu viens me demander de l'argent! Tu te mêles à mes ennemis!
—Je te le rendrai lundi.
—Ou à la trinité. Mon cher, tu oublies donc quel jour nous sommes? Je ne puis rien pour toi. Mais il n'y a rien de désespéré, la journée n'est pas achevée. Tu peux encore rencontrer la Providence, elle ne se lève jamais avant midi.
—Ah! reprit Rodolphe, la Providence a trop de besogne auprès des petits oiseaux. Je m'en vais aller voir Marcel.
Marcel demeurait alors rue de Bréda. Rodolphe le trouva très-triste en contemplation devant son grand tableau qui devait représenter le Passage de la mer Rouge.
—Qu'as-tu? demanda Rodolphe en entrant, tu parais tout mortifié.
—Hélas! fit le peintre en procédant par allégorie, voilà quinze jours que je suis dans la Semaine Sainte.
Pour Rodolphe, cette réponse était transparente comme de l'eau de roche.
—Harengs salés et radis noirs! Très-bien. Je me souviens.
En effet, Rodolphe avait la mémoire encore salée des souvenirs d'un temps où il avait été réduit à la consommation exclusive de ce poisson.
—Diable! Diable, fit-il, ceci est grave! Je venais t'emprunter cent francs.
—Cent francs! fit Marcel... Tu feras donc toujours de la fantaisie. Me venir demander cette somme mythologique à une époque où l'on est toujours sous l'équateur de la nécessité! Tu as pris du hatchich...
—Hélas! dit Rodolphe, je n'ai rien pris du tout.
Et il laissa son ami au bord de la mer Rouge.
De midi à quatre heures, Rodolphe mit tour à tour le cap sur toutes les maisons de connaissance; il parcourut les quarante-huit quartiers et fit environ huit lieues, mais sans aucun succès. L'influence du 15 avril se faisait partout sentir avec une égale rigueur; cependant on approchait de l'heure du dîner. Mais il ne paraissait guère que le dîner approchât avec l'heure, et il sembla à Rodolphe qu'il était sur le radeau de la Méduse.
Comme il traversait le pont neuf, il eut tout à coup une idée:
—Oh! Oh! Se dit-il en retournant sur ses pas, le 15 avril... le 15 avril... mais j'ai une invitation à dîner pour aujourd'hui.
Et, fouillant dans sa poche, il en tira un billet imprimé ainsi conçu:
| barrière de la villette. | 
| AU GRAND VAINQUEUR. | 
| Salon de 300 couverts. | 
| banquet anniversaire | 
| EN L'HONNEUR DE LA NAISSANCE | 
| du | 
| MESSIE HUMANITAIRE | 
| le 15 avril 184... | 
| Bon pour une personne. | 
| N.-B.—On n'a droit qu'à une demi-bouteille de vin. | 
—Je ne partage pas les opinions des disciples du messie, se dit Rodolphe... mais je partagerai volontiers leur nourriture. Et avec une vélocité d'oiseau il dévora la distance qui le séparait de la barrière.
Quand il arriva dans les salons du Grand-Vainqueur, la foule était immense... Le salon de trois cents couverts contenait cinq cents personnes. Un vaste horizon de veau aux carottes de déroulait à la vue de Rodolphe.
On commença enfin à servir le potage.
Comme les convives portaient leur cuiller à leur bouche, cinq ou six personnes en bourgeois et plusieurs sergents de ville firent irruption dans la salle, un commissaire à leur tête.
—Messieurs, dit le commissaire, par ordre de l'autorité supérieure, le banquet ne peut avoir lieu. Je vous somme de vous retirer.
—Oh! dit Rodolphe en sortant avec tout le monde, oh! La fatalité qui vient de renverser mon potage!
Il reprit tristement le chemin de son domicile, et y arriva sur les onze heures du soir.
M. Benoît l'attendait.
—Ah! C'est vous, dit le propriétaire. Avez-vous songé à ce que je vous ai dit ce matin? M'apportez-vous de l'argent?
—Je dois en recevoir cette nuit; je vous en donnerai demain matin, répondit Rodolphe en cherchant sa clef et son flambeau dans la case. Il ne trouva rien.
—Monsieur Rodolphe, dit M. Benoît, j'en suis bien fâché, mais j'ai loué votre chambre, et je n'en ai plus d'autre qui soit disponible; il faut voir ailleurs.
Rodolphe avait l'âme grande, et une nuit à la belle étoile ne l'effrayait pas. D'ailleurs, en cas de mauvais temps, il pouvait coucher dans une loge d'avant-scène à l'Odéon, ainsi que cela lui était arrivé déjà. Seulement, il réclama ses affaires à M. Benoît, lesquelles affaires consistaient en une liasse de papiers.
—C'est juste, dit le propriétaire: je n'ai pas le droit de vous retenir ces choses-là, elles sont restées dans le secrétaire. Montez avec moi; si la personne qui a pris votre chambre n'est pas couchée, nous pourrons entrer.
La chambre avait été louée dans la journée à une jeune fille qui s'appelait Mimi, et avec qui Rodolphe avait jadis commencé un duo de tendresse.
Ils se reconnurent sur-le-champ. Rodolphe parla tout bas à l'oreille de Mimi, et lui serra doucement la main.
—Voyez comme il pleut! dit-il en indiquant le bruit de l'orage qui venait d'éclater.
Mademoiselle Mimi alla droit à M. Benoît, qui attendait dans un coin de la chambre.
—Monsieur, lui dit-elle en désignant Rodolphe... monsieur est la personne que j'attendais ce soir... ma porte est défendue.
—Ah! fit M. Benoît avec une grimace. C'est bien!
Pendant que Mademoiselle Mimi préparait à la hâte un souper improvisé, minuit sonna.
—Ah! dit Rodolphe en lui-même, le 15 avril est passé, j'ai enfin doublé mon cap des tempêtes. Chère Mimi, fit le jeune homme en attirant la belle fille dans ses bras et l'embrassant sur le cou à l'endroit de la nuque, il ne vous aurait pas été possible de me laisser mettre à la porte. Vous avez la bosse de l'hospitalité.
XI
UN CAFÉ DE LA BOHÈME
Voici par quelle suite de circonstances Carolus Barbemuche, homme de lettres et philosophe platonicien, devint membre de la Bohème en la vingt-quatrième année de son âge.
En ce temps-là, Gustave Colline, le grand philosophe Marcel, le grand peintre, Schaunard, le grand musicien, et Rodolphe, le grand poëte, comme ils s'appelaient entre eux, fréquentaient régulièrement le café Momus, où on les avait surnommés les quatre mousquetaires, à cause qu'on les voyait toujours ensemble. En effet, ils venaient, s'en allaient ensemble, jouaient ensemble, et quelquefois aussi ne payaient pas leur consommation, toujours avec un ensemble digne de l'orchestre du conservatoire.
Ils avaient choisi pour se réunir une salle où quarante personnes eussent été à l'aise; mais on les trouvait toujours seuls, car ils avaient fini par rendre le lieu inabordable aux habitués ordinaires.
Le consommateur de passage qui s'aventurait dans cet antre y devenait, dès son entrée, la victime du farouche quatuor, et, la plupart du temps, se sauvait sans achever sa gazette et sa demi-tasse, dont des aphorismes inouïs sur l'art, le sentiment de l'économie politique faisaient tourner la crème. Les conversations des quatre compagnons étaient de telle nature que le garçon qui les servait était devenu idiot à la fleur de l'âge.
Cependant les choses arrivèrent à un tel point d'arbitraire, que le maître du café perdit enfin patience, et il monta un soir faire gravement l'exposé de ses griefs:
1º M. Rodolphe venait dès le matin déjeuner, et emportait dans sa salle tous les journaux de l'établissement; il poussait même l'exigence jusqu'à se fâcher quand il trouvait les bandes rompues, ce qui faisait que les autres habitués, privés des organes de l'opinion, demeuraient jusqu'au dîner ignorants comme des carpes en matière politique. La société Bosquet savait à peine les noms des membres du dernier cabinet.
M. Rodolphe avait même obligé le café à s'abonner au Castor, dont il était rédacteur en chef. Le maître de l'établissement s'y était d'abord refusé; mais comme M. Rodolphe et sa compagnie appelaient tous les quarts d'heure le garçon, et criaient à haute voix: le Castor! apportez-nous le Castor! quelques autres abonnés, dont la curiosité était excitée par ces demandes acharnées, demandèrent aussi le Castor. On prit donc un abonnement au Castor, journal de la chapellerie, qui paraissait tous les mois, orné d'une vignette et d'un article de philosophie en variétés, par Gustave Colline.
2º Ledit M. Colline et son ami M. Rodolphe se délassaient des travaux de l'intelligence en jouant au trictrac depuis dix heures du matin jusqu'à minuit; et comme l'établissement ne possédait qu'une seule table de trictrac, les autres personnes se trouvaient lésées dans leur passion pour ce jeu par l'accaparement de ces messieurs, qui, chaque fois qu'on venait le leur demander, se bornaient à répondre:
—Le trictrac est en lecture; qu'on repasse demain.
La société Bosquet se trouvait donc réduite à se raconter ses premières amours ou à jouer au piquet.
3º M. Marcel, oubliant qu'un café est un lieu public, s'est permis d'y transporter son chevalet, sa boîte à peindre et tous les instruments de son art. Il pousse même l'inconvenance jusqu'à appeler des modèles de sexes divers.
Ce qui peut affliger les mœurs de la société Bosquet.
4º suivant l'exemple de son ami, M. Schaunard parle de transporter son piano dans le café, et n'a pas craint d'y faire chanter en chœur un motif tiré de sa symphonie: l'Influence du bleu dans les arts. M. Schaunard a été plus loin, il a glissé dans la lanterne qui sert d'enseigne au café un transparent sur lequel on lit:
COURS GRATUIT DE MUSIQUE VOCALE ET INSTRUMENTALE,
À L'USAGE DES DEUX SEXES.
S'adresser au comptoir.
Ce qui fait que ledit comptoir est tous les soirs encombré de personnes d'une mise négligée, qui viennent s'informer par où qu'on passe.
En outre, M. Schaunard y donne des rendez-vous à une dame qui s'appelle Phémie, Teinturière, et qui a toujours oublié son bonnet.
Aussi M. Bosquet le jeune a-t-il déclaré qu'il ne mettrait plus les pieds dans un établissement où l'on outrageait ainsi la nature.
5º non contents de ne faire qu'une consommation très-modérée, ces messieurs ont essayé de la modérer davantage. Sous prétexte qu'ils ont surpris le moka de l'établissement en adultère avec de la chicorée, ils ont apporté un filtre à esprit-de-vin, et rédigent eux-mêmes leur café, qu'ils édulcorent avec du sucre acquis au dehors à bas prix, ce qui est une insulte faite au laboratoire.
6º corrompu par les discours de ces messieurs, le garçon Bergami (ainsi nommé à cause de ses favoris), oubliant son humble naissance et bravant toute retenue, s'est permis d'adresser à la dame de comptoir une pièce de vers dans laquelle il l'excite à l'oubli de ses devoirs de mère et d'épouse; au désordre de son style on a reconnu que cette lettre avait été écrite sous l'influence pernicieuse de M. Rodolphe et de sa littérature.
En conséquence, et malgré le regret qu'il éprouve, le directeur de l'établissement se voit dans la nécessité de prier la société Colline de choisir un autre endroit pour y établir ses conférences révolutionnaires.
Gustave Colline, qui était le Cicéron de la bande, prit la parole, et, à priori, prouva au maître du café que ses doléances étaient ridicules et mal fondées; qu'on lui faisait grand honneur en choisissant son établissement pour en faire un foyer d'intelligence; que son départ et celui de ses amis causeraient la ruine de sa maison, élevée par leur présence à la hauteur de café artistique et littéraire.
—Mais, dit le maître du café, vous et ceux qui viennent vous voir, vous consommez si peu.
—Cette sobriété dont vous vous plaignez est un argument en faveur de nos mœurs, répliqua Colline.
Au reste, il ne tient qu'à vous que nous fassions une dépense plus considérable; il suffira de nous ouvrir un compte.
—Nous fournirons le registre, dit Marcel.
Le cafetier n'eut pas l'air d'entendre, et demanda quelques éclaircissements à propos de la lettre incendiaire que Bergami avait adressée à sa femme.
Rodolphe, accusé d'avoir servi de secrétaire à cette passion illicite, s'innocenta avec vivacité.
—D'ailleurs, ajouta-t-il, la vertu de madame était une sûre barrière qui...
—Oh! dit le cafetier avec un sourire d'orgueil, ma femme a été élevée à Saint-Denis.
Bref, Colline acheva de l'enferrer complétement dans les replits de son éloquence insidieuse, et tout s'arrangea sur la promesse que les quatre amis ne feraient plus leur café eux-mêmes, que l'établissement recevrait désormais le Castor gratis, que Phémie, Teinturière, mettrait un bonnet; que le trictrac serait abandonné à la société Bosquet, tous les dimanches de midi à deux heures, et surtout qu'on ne demanderait pas de nouveaux crédits.
Tout alla bien pendant quelques jours.
La veille de noël, les quatre amis arrivèrent au café accompagnés de leurs épouses.
Il y a Mademoiselle Musette, Mademoiselle Mimi, la nouvelle maîtresse de Rodolphe, une adorable créature dont la voix bruyante avait l'éclat des cymbales, et Phémie, Teinturière, l'idole de Schaunard. Ce soir-là, Phémie, Teinturière, avait un bonnet. Quant à Madame Colline, qu'on ne voyait jamais, elle était comme toujours restée chez elle, occupée à mettre des virgules aux manuscrits de son époux. Après le café qui fut, par extraordinaire, escorté d'un bataillon de petits verres, on demande du punch. Peu habitué à ces grandes manières, le garçon se fit répéter deux fois l'ordre. Phémie, qui n'avait jamais été au café, paraissait extasiée et ravie de boire dans des verres à patte. Marcel disputait Musette à propos d'un chapeau neuf dont il suspectait l'origine. Mimi et Rodolphe, encore dans la lune de miel de leur ménage, avaient ensemble une causerie muette alternée d'étranges sonorités. Quant à Colline, il allait de femme en femme égrener avec une bouche en cœur toutes les galantes verroteries de style ramassées dans la collection de l'Almanach des Muses.
Pendant que cette joyeuse compagnie se livrait ainsi aux jeux et aux ris, un personnage étranger, assis au fond de la salle à une table isolée, observait le spectacle animé qui se passait devant lui avec des yeux dont le regard était étrange.
Depuis quinze jours environ, il venait ainsi tous les soirs: c'était de tous les consommateurs le seul qui avait pu résister au vacarme effroyable que faisaient les bohémiens. Les scies les plus farouches l'avaient trouvé inébranlable, il restait là toute la soirée, fumant sa pipe avec une régularité mathématique, les yeux fixes comme s'il gardait un trésor, et l'oreille ouverte à tout ce qui se disait autour de lui. Au demeurant, il paraissait doux et fortuné, car il possédait une montre retenue en esclavage dans sa poche par une chaîne d'or. Et un jour que Marcel s'était rencontré avec lui au comptoir, il l'avait surpris changeant un louis pour payer sa consommation. Dès ce moment, les quatre amis le désignèrent sous le nom du capitaliste.
Tout à coup Schaunard, qui avait la vue excellente, fit remarquer que les vers étaient vides.
—Parbleu! dit Rodolphe, c'est aujourd'hui le réveillon; nous sommes tous bons chrétiens, il faut faire un extra.
—Ma foi oui, fit Marcel; demandons des choses surnaturelles.
—Colline, ajouta Rodolphe, sonne un peu le garçon. Colline agita la sonnette avec frénésie.
—Qu'allons-nous prendre? dit Marcel. Colline se courba en deux comme un arc et dit en montrant les femmes:
—C'est à ces dames qu'il appartient de régler l'ordre et la marche des rafraîchissements.
—Moi, dit Musette en faisant claquer sa bouche, je ne craindrais pas du champagne.
—Es-tu folle? Exclama Marcel, du champagne, ce n'est pas du vin, d'abord.
—Tant pis, j'aime ça, ça fait du bruit.
—Moi, dit Mimi en câlinant Rodolphe d'un regard, j'aime mieux du beaune, dans un petit panier.
—Perds-tu la tête? fit Rodolphe.
—Non, je veux la perdre, répondit Mimi, sur qui le beaune exerçait une influence particulière. Son amant fut foudroyé par ce mot.
—Moi, dit Phémie, Teinturière, en se faisant rebondir sur l'élastique divan, je voudrais bien du parfait amour. C'est bon pour l'estomac.
Schaunard articula d'une voix nasale quelques mots qui firent tressaillir Phémie sur sa base.
—Ah! Bah! dit le premier Marcel, faisons pour cent mille francs de dépense, une fois par hasard.
—Et puis, ajouta Rodolphe, le comptoir se plaint qu'on ne consomme pas assez. Il faut le plonger dans l'étonnement.
—Oui, dit Colline, livrons-nous à un festin splendide: d'ailleurs nous devons à ces dames l'obéissance la plus passive, l'amour vit de dévouement, le vin est le jus du plaisir, le plaisir est le devoir de la jeunesse, les femmes sont des fleurs, on doit les arroser. Arrosons! Garçon! Garçon! Et Colline se pendit au cordon de sonnette avec une agitation fièvreuse.
Le garçon arriva rapide comme les aquilons.
Quand il entendit parler de champagne, et de beaune, et de liqueurs diverses, sa physionomie exécuta toutes les gammes de la surprise.
—J'ai des trous dans l'estomac, dit Mimi, je prendrais bien du jambon.
—Et moi des sardines et du beurre, ajouta Musette.
—Et moi des radis, fit Phémie, avec un peu de viande autour...
—Dites donc tout de suite que vous voulez souper, alors, reprit Marcel.
—Ça nous irait assez, reprirent les femmes.
—Garçon! Montez-nous ce qu'il faut pour souper, dit Colline gravement.
Le garçon était devenu tricolore à force de surprise.
Il descendit lentement au comptoir, et fit part au maître du café des choses extraordinaires qu'on venait de lui demander.
Le cafetier crut que c'était une plaisanterie, mais à un nouvel appel de la sonnette, il monta lui-même et s'adressa à Colline, pour qui il avait une certaine estime. Colline lui expliqua qu'on désirait célébrer chez lui la solennité du réveillon, et qu'il voulût bien faire servir ce qu'on lui avait demandé.
Le cafetier ne répondit rien, il s'en alla à reculons en faisant des nœuds à sa serviette. Pendant un quart d'heure il se consulta avec sa femme, et, grâce à l'éducation libérale qu'elle avait reçue à Saint-Denis, cette dame, qui avait un faible pour les beaux-arts et les belles-lettres, engagea son époux à faire servir le souper.
—Au fait, dit le cafetier, ils peuvent bien avoir de l'argent, une fois par hasard. Et il donna ordre au garçon de monter en haut tout ce qu'on lui demandait. Puis il s'abîma dans une partie de piquet avec un vieil abonné. Fatale imprudence!
Depuis dix heures jusqu'à minuit le garçon ne fit que monter et descendre les escaliers. À chaque instant on lui demandait des suppléments. Musette se faisait servir à l'anglaise et changeait de couvert à chaque bouchée; Mimi buvait de tous les vins dans tous les verres; Schaunard avait dans le gosier un Sahara inaltérable; Colline exécutait des feux croisés avec ses yeux, et, tout en coupant sa serviette avec ses dents, pinçait le pied de la table, qu'il prenait pour le genoux de Phémie. Quant à Marcel et Rodolphe, ils ne quittaient point les étriers du sang-froid, et voyaient, non sans inquiétude, arriver l'heure du dénoûment.
Le personnage étranger considérait cette scène avec une curiosité grave; de temps en temps on voyait sa bouche s'ouvrir comme pour un sourire; puis on entendait un bruit pareil à celui d'une fenêtre qui grince en se fermant. C'était l'étranger qui riait en dedans.
À minuit moins le quart, la dame de comptoir envoya l'addition. Elle atteignait des hauteurs exagérées, 25 fr 75 c.
—Voyons, dit Marcel, nous allons tirer au sort quel sera celui qui ira parlementer avec le cafetier. Ça va être grave.
On prit un jeu de dominos et on tira au plus gros dé.
Le sort désigna malheureusement Schaunard comme plénipotentiaire. Schaunard était excellent virtuose, mais mauvais diplomate. Il arriva justement au comptoir comme le cafetier venait de perdre avec son vieil habitué. Fléchissant sous la honte de trois capotes, Momus était d'une humeur massacrante, et, aux premières ouvertures de Schaunard, il entra dans une violente colère. Schaunard était bon musicien, mais il avait un caractère déplorable. Il répondit par des insolences à double détente. La querelle s'envenima, et le cafetier monta en haut signifier qu'on eût à le payer, sans quoi l'on ne sortirait pas. Colline essaya d'intervenir avec son éloquence modérée, mais en apercevant une serviette avec laquelle Colline avait fait de la charpie, la colère du cafetier redoubla, et, pour se garantir, il osa même porter une main profane sur le paletot noisette du philosophe et sur les pelisses des dames.
Un feu de peloton d'injures s'engagea entre les bohémiens et le maître de l'établissement.
Les trois femmes parlaient amourettes et chiffons.
Le personnage étranger se dérangeait de son impassibilité; peu à peu il s'était levé, avait fait un pas, puis deux, et marchait comme une personne naturelle; il s'avança près du cafetier, le prit à part et lui parla tout bas. Rodolphe et Marcel le suivaient du regard. Le cafetier sortit enfin en disant à l'étranger:
—Certainement que je consens, Monsieur Barbemuche, certainement; arrangez-vous avec eux.
M. Barbemuche retourna à sa table pour prendre son chapeau, le mit sur sa tête, fit une conversion à droite, et, en trois pas, arriva près de Rodolphe et de Marcel, ôta son chapeau, s'inclina devant les hommes, envoya un salut aux dames, tira son mouchoir, se moucha et prit la parole d'une voix timide:
—Pardon, messieurs, de l'indiscrétion que je vais commettre, dit-il. Il y a longtemps que je brûle du désir de faire votre connaissance, mais je n'avais pas trouvé jusqu'ici d'occasion favorable pour me mettre en rapport avec vous. Me permettez-vous de saisir celle qui se présente aujourd'hui?
—Certainement, certainement, fit Colline qui voyait venir l'étranger.
Rodolphe et Marcel saluèrent sans rien dire.
La délicatesse trop exquise de Schaunard faillit tout perdre.
—Permettez, monsieur, dit-il avec vivacité, vous n'avez pas l'honneur de nous connaître, et les convenances s'opposent à ce que... Auriez-vous la bonté de me donner une pipe de tabac?... Du reste, je serai de l'avis de mes amis...
—Messieurs, reprit Barbemuche, je suis comme vous un disciple des beaux-arts. Autant que j'ai pu m'en apercevoir en vous entendant causer, nos goûts sont les mêmes, j'ai le plus vif désir d'être de vos amis, et de pouvoir vous retrouver ici chaque soir... le propriétaire de cet établissement est un brutal, mais je lui ai dit deux mots, et vous êtes libres de vous retirer... j'ose espérer que vous ne me refuserez pas les moyens de vous retrouver en ces lieux, en acceptant le léger service que...
La rougeur de l'indignation monta au visage de Schaunard.
—Il spécule sur notre situation, dit-il, nous ne pouvons pas accepter. Il a payé notre addition: je vais lui jouer les vingt-cinq francs au billard, et je lui rendrai des points.
Barbemuche accepta la proposition et eut le bon esprit de perdre, mais ce beau trait lui gagna l'estime de la Bohème.
On se quitta en se donnant rendez-vous pour le lendemain.
—Comme ça, disait Schaunard à Marcel, nous ne lui devons rien; notre dignité est sauvegardée.
—Et nous pouvons presque exiger un nouveau souper ajouta Colline.
XII
UNE RÉCEPTION DANS LA BOHÈME
Le soir où il avait, dans un café, soldé sur sa cassette particulière la note d'un souper consommé par les bohèmes, Carolus s'était arrangé de façon à se faire accompagner par Gustave Colline. Depuis qu'il assistait aux réunions des quatre amis dans l'estaminet où il les avait tirés d'embarras, Carolus avait spécialement remarqué Colline, et éprouvait déjà une sympathie attractive pour ce Socrate, dont il devait plus tard devenir le Platon. C'est pourquoi il l'avait choisi tout d'abord pour être son introducteur dans le cénacle. Chemin faisant, Barbemuche offrit à Colline d'entrer prendre quelque chose dans un café qui se trouvait encore ouvert. Non-seulement Colline refusa, mais encore il doubla le pas en passant devant ledit café, et renfonça soigneusement sur ses yeux son feutre hyperphysique.
—Pourquoi ne voulez-vous pas entrer là? dit Barbemuche, en insistant avec une politesse de bon goût.
—J'ai des raisons, répliqua Colline: il y a dans cet établissement une dame de comptoir qui s'occupe beaucoup de sciences exactes, et je ne pourrais m'empêcher d'avoir avec elle une discussion fort prolongée, ce que j'essaye d'éviter en ne passant jamais dans cette rue à midi, ni aux autres heures du soleil. Oh! C'est bien simple, répondit naïvement Colline, j'ai habité ce quartier avec Marcel.
—J'aurais pourtant bien voulu vous offrir un verre de punch et causer un instant avec vous. Ne connaîtriez-vous pas dans les alentours un endroit où vous pourriez entrer sans être arrêté par des difficultés... mathématiques? ajouta Barbemuche, qui jugea à propos d'être énormément spirituel.
Colline rêva un instant.
—Voici un petit local où ma situation est plus nette, dit-il.
Et il indiquait un marchand de vin.
Barbemuche fit la grimace et parut hésiter.
—Est-ce un lieu convenable? fit-il.
Vu son attitude glaciale et réservée, sa parole rare, son sourire discret, et vu surtout sa chaîne à breloques et sa montre, Colline s'était imaginé que Barbemuche était employé dans une ambassade, et il pensa qu'il craignait de se compromettre en entrant dans un cabaret.
—Il n'y a pas de danger que nous soyons vus, dit-il; à cette heure, tout le corps diplomatique est couché.
Barbemuche se décida à entrer; mais, au fond de l'âme, il aurait bien voulu avoir un faux nez. Pour plus de sûreté, il demanda un cabinet et eut soin d'attacher une serviette aux carreaux de la porte vitrée. Ces précautions prises, il parut moins inquiet et fit venir un bol de punch. Excité un peu par la chaleur du breuvage, Barbemuche devint plus communicatif; et, après avoir donné quelques détails sur lui-même, il osa articuler l'espérance qu'il avait conçue de faire officiellement partie de la société des bohèmes, et il sollicitait l'appui de Colline pour l'aider dans la réussite de ce dessein ambitieux.
Colline répondit que pour son compte il se tenait tout à la disposition de Barbemuche, mais qu'il ne pouvait cependant rien assurer d'une manière absolue.
—Je vous promets ma voix, dit-il, mais je ne puis prendre sur moi de disposer de celle de mes camarades.
—Mais, fit Barbemuche, pour quelles raisons refuseraient-ils de m'admettre parmi eux?
Colline déposa sur la table le verre qu'il se disposait à porter à sa bouche, et d'un air très-sérieux parla à peu près ainsi à l'audacieux Carolus:
—Vous cultivez les beaux-arts? demanda Colline.
—Je laboure modestement ces nobles champs de l'intelligence, répondit Carolus, qui tenait à arborer les couleurs de son style.
Colline trouva la phrase bien mise, et s'inclina:
—Vous connaissez la musique? fit-il.
—J'ai joué de la contre-basse.
—C'est un instrument philosophique, il rend des sons graves. Alors, si vous connaissez la musique, vous comprenez qu'on ne peut pas, sans blesser les lois de l'harmonie, introduire un cinquième exécutant dans un quatuor; autrement ça cesse d'être quatuor.
—Ça devient un quintette, répondit Carolus.
—Vous dites? fit Colline.
—Quintette.
—Parfaitement, de même que, si à la trinité, ce divin triangle, vous ajoutez une autre personne, ça ne sera plus la trinité, ce sera un carré, et voilà une religion fêlée dans son principe!
—Permettez, dit Carolus, dont l'intelligence commençait à trébucher parmi toutes les ronces du raisonnement de Colline, je ne vois pas bien...
—Regardez et suivez-moi... continua Colline, connaissez-vous l'astronomie?
—Un peu; je suis bachelier.
—Il y a une chanson là-dessus, fit Colline. «Bachelier dit Lisette...» Je ne me souviens plus de l'air... Allons, vous devez savoir qu'il y a quatre points cardinaux. Eh bien, s'il surgissait un cinquième point cardinal, toute l'harmonie de la nature serait bouleversée. C'est ce qu'on appelle un cataclysme. Vous comprenez?
—J'attends la conclusion.
—En effet, la conclusion est le terme du discours, de même que la mort est le terme de la vie, et que le mariage est le terme de l'amour. Eh bien! Mon cher monsieur, moi et mes amis nous sommes habitués à vivre ensemble, et nous craignons de voir rompre, par l'introduction d'un autre, l'harmonie qui règne dans notre concert de mœurs, d'opinions, de goûts et de caractères. Nous devons être un jour les quatre points cardinaux de l'art contemporain; je vous le dis sans mitaines; et, habitués à cette idée, cela nous gênerait de voir un cinquième point cardinal...
—Cependant, quand on est quatre, on peut bien être cinq, hasarda Carolus.
—Oui, mais on n'est plus quatre.
—Le prétexte est futile.
—Il n'y a rien de futile en ce monde, tout est dans tout, les petits ruisseaux font les grandes rivières, les petites syllabes font des alexandrins, et les montagnes sont faites de grains de sable; c'est dans la Sagesse des nations; il y en a un exemplaire sur le quai.
—Vous croyez alors que ces messieurs feront des difficultés pour m'admettre à l'honneur de leur compagnie intime?
—Je le crains, de cheval, fit Colline, qui ne ratait jamais cette plaisanterie.
—Vous avez dit?... demanda Carolus étonné.
—Pardon... c'est une paillette! Et Colline reprit: dites-moi, mon cher monsieur, quel est, dans les nobles champs de l'intelligence, le sillon que vous creusez de préférence?
—Les grands philosophes et les bons auteurs classiques sont mes modèles; je me nourris de leur étude. Télémaque m'a le premier inspiré la passion qui me dévore.
—Télémaque, il est beaucoup sur le quai, fit Colline. On l'y trouve à toute heure, je l'ai acheté cinq sous, parce que c'était une occasion; cependant je consentirais à m'en défaire pour vous obliger. Au reste, bon ouvrage, et bien rédigé, pour le temps.
—Oui, monsieur, continua Carolus, la haute philosophie et la saine littérature, voilà où j'aspire. À mon sens, l'art est un sacerdoce.
—Oui, oui, oui... dit Colline, il y a aussi une chanson là-dessus.
Et il se mit à chanter: