Scènes de la vie de Bohème
Et sachons nous en servir.
—Je crois que c'est dans Robert le Diable, ajouta-t-il.
—Je disais donc que, l'art étant une fonction solennelle, les écrivains doivent incessamment...
—Pardon, monsieur, interrompit Colline qui entendait sonner une heure avancée, il va être demain matin, et je crains de rendre inquiète une personne qui m'est chère; d'ailleurs, murmura-t-il à lui-même, je lui avais promis de rentrer... c'est son jour!
—En effet, il est tard, dit Carolus; retirons-nous.
—Vous logez loin? demanda Colline.
—Rue Royale-Saint-Honoré, numéro 10...
Colline avait eu autrefois occasion d'aller dans cette maison, et se ressouvint que c'était un magnifique hôtel.
—Je parlerai de vous à ces messieurs, dit-il à Carolus en le quittant, et soyez sûr que j'userai de toute mon influence pour qu'ils vous soient favorables... ah! Permettez-moi de vous donner un conseil.
—Parlez, dit Carolus.
—Soyez aimable et galant avec mesdemoiselles Mimi, Musette et Phémie; ces dames exercent une autorité sur mes amis, et, en sachant les mettre sous la pression de leurs maîtresses, vous arriveriez plus facilement à obtenir ce que vous voulez de Marcel, Schaunard et Rodolphe.
—Je tâcherai, dit Carolus.
Le lendemain, Colline tomba au milieu du phalanstère bohème: c'était l'heure du déjeuner, et le déjeuner était arrivé avec l'heure. Les trois ménages étaient à table et se livraient à une orgie d'artichauts à la poivrade.
—Fichtre! dit Colline, on fait bonne chère ici, ça ne pourra pas durer. Je viens, dit-il ensuite, comme ambassadeur du mortel généreux que nous avons rencontré hier soir au café.
—Enverrait-il déjà redemander l'argent qu'il a avancé pour nous? demanda Marcel.
—Oh! fit Mademoiselle Mimi, je n'aurais pas cru ça de lui, il a l'air si comme il faut?
—Il ne s'agit pas de ça, répondit Colline; ce jeune homme désire être des nôtres, il veut prendre des actions dans notre société, et avoir une part dans les bénéfices, bien entendu.
Les trois bohèmes levèrent la tête et s'entre-regardèrent.
—Voilà, termina Colline; maintenant la discussion est ouverte.
—Quelle est la position sociale de ton protégé? demanda Rodolphe.
—Ce n'est pas mon protégé, répliqua Colline: hier soir, en vous quittant, vous m'aviez prié de le suivre; de son côté, il m'a invité à l'accompagner, ça se trouvait parfaitement bien. Je l'ai donc suivi; il m'a abreuvé une partie de la nuit d'attentions et de liqueurs fines, mais j'ai néanmoins gardé mon indépendance.
—Très-bien, dit Schaunard.
—Esquisse-nous quelques-uns des traits principaux de son caractère, fit Marcel.
—Grandeur d'âme, mœurs austères, a peur d'entrer chez les marchands de vin, bachelier ès lettres, hostie de candeur joue de la contre-basse, nature qui change quelquefois cinq francs.
—Très-bien, dit Schaunard.
—Quelles sont ses espérances?
—Je vous l'ai déjà dit, son ambition n'a pas de bornes; il aspire à nous tutoyer.
—C'est-à-dire qu'il veut nous exploiter, répliqua Marcel. Il veut être vu montant dans nos carrosses.
—Quel est son art? demanda Rodolphe.
—Oui, continua Marcel, de quoi joue-t-il?
—Son art? dit Colline, de quoi il joue? Littérature et philosophie mêlées.
—Quelles sont ses connaissances philosophiques?
—Il pratique une philosophie départementale. Il appelle l'art un sacerdoce.
—Il dit sacerdoce! fit Rodolphe avec épouvante.
—Il le dit.
—Et en littérature quelle est sa voie?
—Il fréquente Télémaque.
—Très-bien, dit Schaunard en mâchant le foin des artichauts.
—Comment! Très-bien, imbécile? interrompit Marcel; ne t'avise pas de répéter cela dans la rue.
Schaunard, contrarié de cette réprimande, donna par-dessous la table un coup de pied à Phémie, qu'il venait de surprendre faisant une invasion dans sa sauce.
—Encore une fois, dit Rodolphe, quelle est sa condition dans le monde? De quoi vit-il? Son nom? Sa demeure?
—Sa condition est honorable, il est professeur de toutes sortes de choses au sein d'une riche famille. Il s'appelle Carolus Barbemuche, mange ses revenus dans des habitudes de luxe et loge rue Royale, dans un hôtel.
—Un hôtel garni?
—Non, il y a des meubles.
—Je demande la parole, dit Marcel. Il est évident pour moi que Colline est corrompu; il a vendu d'avance son vote pour une somme quelconque de petits verres. N'interromps pas, fit Marcel, en voyant le philosophe se lever pour protester, tu répondras tout à l'heure. Colline, âme vénale, vous a présenté cet étranger sous un aspect trop favorable pour qu'il soit l'image de la vérité. Je vous l'ai dit, j'entrevois les desseins de cet étranger. Il veut spéculer sur nous. Il s'est dit: voilà des gaillards qui font leur chemin; il faut me fourrer dans leur poche, j'arriverai avec eux au débarcadère de la renommée.
—Très-bien, dit Schaunard; est-ce qu'il n'y a plus de sauce?
—Non, répondit Rodolphe, l'édition est épuisée.
—D'un autre côté, continua Marcel, ce mortel insidieux que patronne Colline n'aspire peut-être à l'honneur de notre intimité qu'avec de coupables pensées. Nous ne sommes pas seuls ici, messieurs, continua l'orateur en jetant sur les femmes un regard éloquent; et le protégé de Colline, en s'introduisant à notre foyer sous le manteau de la littérature, pourrait bien n'être qu'un séducteur félon. Réfléchissez! Pour moi, je vote contre l'admission.
—Je demande la parole pour une rectification seulement, dit Rodolphe. Dans son improvisation remarquable, Marcel a dit que le nommé Carolus voulait, dans le but de nous déshonorer, s'introduire chez nous sous le manteau de la littérature.
—C'était une figure parlementaire, fit Marcel.
—Je blâme cette figure; elle est mauvaise. La littérature n'a pas de manteau.
—Puisque je fais ici les fonctions de rapporteur, dit Colline en se levant, je soutiendrai les conclusions de mon rapport. La jalousie qui le dévore égare les sens de notre ami Marcel, le grand artiste est insensé...
—À l'ordre! Hurla Marcel.
—...Insensé, au point que lui, si bon dessinateur, vient d'introduire dans son discours une figure dont le spirituel orateur qui m'a succédé à cette tribune a relevé les incorrections.
—Colline est un idiot, s'écria Marcel en donnant sur la table un violent coup de poing qui détermina une profonde sensation parmi les assiettes, Colline n'entend rien en matière de sentiment, il est incompétent dans la question, il a un vieux bouquin à la place du cœur. (Rires prolongés chez Schaunard.) Pendant tout ce tumulte, Colline secouait gravement les torrents d'éloquence contenus aux plis de sa cravate blanche. Quand le silence fut rétabli, il continua ainsi son discours.
—Messieurs, je vais d'un seul mot faire évanouir dans vos esprits les craintes chimériques que les soupçons de Marcel auraient pu y faire naître à l'endroit de Carolus.
—Essaye un peu de faire évanouir, dit Marcel en raillant.
—Ce ne sera pas plus difficile que ça, répondit Colline, en éteignant d'un souffle l'allumette avec laquelle il venait d'allumer sa pipe.
—Parlez! Parlez! Crièrent en masse Rodolphe, Schaunard et les femmes, pour qui le débat offrait un grand intérêt.
—Messieurs, dit Colline, bien que j'aie été personnellement et violemment attaqué dans cette enceinte, bien qu'on m'ait accusé d'avoir vendu l'influence que je puis exercer parmi vous pour des spiritueux, fort de ma conscience, je ne répondrai pas aux attaques qu'on fait à ma probité, à ma loyauté, à ma moralité. (Émotion.) Mais, il est une chose que je veux faire respecter, moi. (L'orateur se donne deux coups de poing sur le ventre.) C'est ma prudence bien connue de vous qu'on a voulu mettre en doute. On m'accuse de vouloir faire pénétrer parmi vous un mortel ayant le dessein d'être hostile à votre bonheur... sentimental. Cette supposition est une insulte à la vertu de ces dames, et, de plus, une insulte à leur bon goût. Carolus Barbemuche est fort laid. (Dénégation visible sur le visage de Phémie, Teinturière, rumeur sous la table. C'est Schaunard qui corrige à coups de pied la franchise compromettante de sa jeune amie.)
—Mais, continua Colline, ce qui va réduire en poudre le misérable argument dont mon adversaire se fait une arme contre Carolus en exploitant vos terreurs, c'est que ledit Carolus est philosophe platonicien. (Sensation au banc des hommes, tumulte au banc des femmes.)
—Platonicien, qu'est-ce que ça veut dire? demanda Phémie.
—C'est la maladie des hommes qui n'osent pas embrasser les femmes, dit Mimi, j'ai eu un amant comme ça, je l'ai gardé deux heures.
—Des bêtises, quoi! fit Mademoiselle Musette.
—Tu as raison, ma chère, lui dit Marcel, le platonisme en amour, c'est de l'eau dans du vin, vois-tu? Buvons notre vin pur.
—Et vive la jeunesse! ajouta Musette.
La déclaration de Colline avait déterminé une réaction favorable envers Carolus. Le philosophe voulut profiter du bon mouvement opéré par son éloquente et adroite inculpation.
—Maintenant, continua-t-il, je ne vois pas quelles seraient justement les préventions qu'on pourrait élever contre ce jeune mortel, qui, après tout, nous a rendu service. Quant à moi qu'on accuse d'avoir agi à l'étourdie en voulant l'introduire parmi nous, je considère cette opinion comme attentatoire à ma dignité. J'ai agi dans cette affaire avec la prudence du serpent; et si un vote motivé ne me conserve pas cette prudence, j'offre ma démission.
—Voudrais-tu poser la question de cabinet? dit Marcel.
—Je la pose, répondit Colline. Les trois bohèmes se consultèrent, et d'un commun accord on s'entendit pour restituer au philosophe le caractère de haute prudence qu'il réclamait. Colline laissa ensuite la parole à Marcel, lequel, revenu un peu de ses préventions, déclara qu'il voterait peut-être pour les conclusions du rapporteur. Mais avant de passer au vote définitif qui ouvrirait à Carolus l'intimité de la bohème, Marcel fit mettre aux voix cet amendement:
«Comme l'introduction d'un nouveau membre dans le cénacle était chose grave, qu'un étranger pouvait y apporter des éléments de discorde, en ignorant les mœurs, les caractères et les opinions de ses camarades, chacun des membres passerait une journée avec ledit Carolus, et se livrerait à une enquête sur sa vie, ses goûts, sa capacité littéraire et sa garde-robe. Les bohémiens se communiqueraient ensuite leurs impressions particulières, et l'on statuerait après sur le refus ou l'admission: en outre, avant cette admission, Carolus devrait subir un noviciat d'un mois, c'est-à-dire qu'il n'aurait pas avant cette époque le droit de les tutoyer et de leur donner le bras dans la rue. Le jour de la réception arrivé, une fête splendide serait donnée aux frais du récipiendaire. Le budget de ces réjouissances ne pourrait pas s'élever à moins de douze francs.»
Cet amendement fut adopté à la majorité de trois voix contre une, celle de Colline, qui trouvait qu'on ne s'en rapportait pas assez à lui, et que cet amendement attentait de nouveau à sa prudence.
Le soir même, Colline alla exprès de très-bonne heure au café, afin d'être le premier à voir Carolus.
Il ne l'attendit pas longtemps. Carolus arriva bientôt, portant à la main trois énormes bouquets de roses.
—Tiens! dit Colline avec étonnement, que comptez-vous faire de ce jardin?
—Je me suis souvenu de ce que vous m'avez dit hier, vos amis viendront sans doute avec leurs dames, et c'est à leur intention que j'apporte ces fleurs; elles sont fort belles.
—En effet, il y en a au moins pour quinze sous.
—Y pensez-vous? reprit Carolus: au mois de décembre, si vous disiez quinze francs.
—Ah! Ciel! s'écria Colline, un trio d'écus pour ces simples dons de flore, quelle folie! Vous êtes donc parent des cordillères? Eh bien, mon cher monsieur, voilà quinze francs que nous allons être forcés d'effeuiller par la fenêtre.
—Comment! Que voulez-vous dire?
Colline raconta alors les soupçons jaloux que Marcel avait fait concevoir à ses amis, et instruisit Carolus de la violente discussion qui avait eu lieu entre les bohèmes à propos de son introduction dans le cénacle. J'ai protesté que vos intentions étaient immaculées, ajouta Caroline, mais l'opposition n'a pas été moins vive. Gardez-vous donc de renouveler les soupçons jaloux qu'on a pu concevoir sur vous en étant trop galant avec ces dames, et, pour commencer, faisons disparaître ces bouquets.
Et Colline prit les roses et les cacha dans une armoire qui servait de débarras.
—Mais ce n'est pas tout, reprit-il: ces messieurs désirent avant de se lier intimement avec vous, se livrer, chacun en particulier à une enquête sur votre caractère, vos goûts, etc. Puis, pour que Barbemuche ne heurtât pas trop ses amis, Colline lui traça rapidement un portrait moral de chacun des bohèmes. Tâchez de vous trouver d'accord avec eux séparément, ajouta le philosophe, et à la fin ils seront tous pour vous.
Carolus consentit à tout.
Les trois amis arrivèrent bientôt, accompagnés de leurs épouses.
Rodolphe se montra poli avec Carolus, Schaunard fut familier, Marcel resta froid. Pour Carolus, il s'efforça d'être gai et affectueux avec les hommes, en étant très-indifférent avec les femmes.
En se quittant le soir, Barbemuche invita Rodolphe à dîner pour le lendemain. Seulement, il le pria de venir chez lui à midi.
Le poëte accepta.
—Bon, se dit-il à lui-même, c'est moi qui commencerai l'enquête.
Le lendemain, à l'heure convenue, Rodolphe se rendit chez Carolus. Barbemuche logeait en effet dans un fort bel hôtel de la Rue Royale, et y occupait une chambre où régnait un certain confortable. Seulement, Rodolphe parut étonné de voir, bien qu'on fût en plein jour, les volets fermés, les rideaux tirés et deux bougies allumées sur une table. Il en demanda des explications à Barbemuche.
—L'étude est fille du mystère et du silence, répondit celui-ci. On s'assit et on causa. Au bout d'une heure de conversation, Carolus, avec une patience et une adresse oratoire infinies, sut amener une phrase qui, malgré sa forme humble n'était rien moins qu'une sommation faite à Rodolphe d'avoir à écouter un petit opuscule qui était le fruit des veilles dudit Carolus.
Rodolphe comprit qu'il était pris. Curieux, en outre, de voir la couleur du style de Barbemuche, il s'inclina poliment, en assurant qu'il était enchanté de ce que...
Carolus n'attendit pas le reste de la phrase. Il courut mettre le verrou à la porte de la chambre, la ferma à clef en dedans, et revint près de Rodolphe. Il prit ensuite un petit cahier dont le format étroit et le peu d'épaisseur amenèrent un sourire de satisfaction sur la figure du poëte.
—C'est là le manuscrit de votre ouvrage? demanda-t-il.
—Non, répondit Carolus, c'est le catalogue de mes manuscrits, et je cherche le numéro de celui que vous me permettez de vous lire... Voilà: Don Lopez, ou la Fatalité, numéro 14. C'est sur le troisième rayon, dit Carolus, et il alla ouvrir une petite armoire dans laquelle Rodolphe aperçut avec épouvante une grande quantité de manuscrits. Carolus en prit un, ferma l'armoire et vint s'asseoir en face du poëte.
Rodolphe jeta un coup d'œil sur l'un des quatre cahiers dont se composait l'ouvrage, écrit sur un papier format du champ de mars.
—Allons, se dit-il, ce n'est pas en vers... mais ça s'appelle Don Lopez!
Carolus prit le premier cahier et commença ainsi sa lecture:
«Par une froide nuit d'hiver, deux cavaliers, enveloppés dans les plis de leurs manteaux et montés sur des mules indolentes, cheminaient côte à côte sur l'une des routes qui traversent la solitude affreuse des déserts de la Sierra Morena...»
—Où suis-je? Pensa Rodolphe atterré par ce début. Carolus continua ainsi la lecture du premier chapitre, écrit tout dans ce style.
Rodolphe écoutait vaguement et songeait à trouver un moyen de s'évader.
—Il y a bien la fenêtre, se disait-il en lui-même; mais, outre qu'elle est fermée, nous sommes au quatrième. Ah! Je comprends maintenant toutes ces précautions.
—Que dites-vous de mon premier chapitre? demanda Carolus; je vous en supplie, ne me ménagez pas les critiques.
Rodolphe crut se rappeler qu'il avait entendu des lambeaux de philosophie déclamatoire sur le suicide, proférés par le nommé Lopez, héros du roman, et il répondit à tout hasard:
—La grande figure de Don Lopez est étudiée avec conscience; ça rapelle la Profession de foi du vicaire savoyard; la description de la mule de Don Alvar me plaît infiniment; on dirait une ébauche de Géricault. Le paysage offre de belles lignes; quant aux idées, c'est de la graine de J-J Rousseau semée dans le terrain de Lesage.
Seulement, permettez-moi une observation. Vous mettez trop de virgules, et vous abusez du mot dorénavant; c'est un joli mot qui fait bien de temps en temps, ça donne de la couleur, mais il ne faut pas en abuser. Carolus prit son second cahier et relut encore une fois le titre de D Lopez ou la Fatalité.
—J'ai connu un Don Lopez jadis, dit Rodolphe; il vendait des cigarettes et du chocolat de Bayonne, c'était peut-être un parent du vôtre... Continuez...
À la fin du second chapitre, le poëte interrompit Carolus.
—Est-ce que vous ne vous sentez pas un peu de mal à la gorge? Lui demanda-t-il.
—Aucunement, répondit Carolus; vous allez savoir l'histoire d'Inésille.
—J'en suis très-curieux... Cependant, si vous étiez fatigué, dit le poëte, il ne faudrait pas...
—Chapitre iii dit Carolus d'une voix claire.
Rodolphe examina attentivement Carolus, et s'aperçut qu'il avait le cou très-court et le teint sanguin.
J'ai encore un espoir, pensa le poëte après qu'il eut fait cette découverte. C'est l'apoplexie.
—Nous allons passer au Chapitre iv. Vous aurez l'obligeance de me dire ce que vous pensez de la scène d'amour.
Et Carolus reprit sa lecture.
Dans un moment où il regardait Rodolphe pour lire sur sa figure l'effet que produisait son dialogue, Carolus aperçut le poëte qui, incliné sur sa chaise, tendait la tête dans l'attitude d'un homme qui écoute des sons lointains.
—Qu'avez-vous? Lui demanda-t-il.
—Chut! dit Rodolphe: n'entendez-vous pas? Il me semble qu'on crie au feu! Si nous allions voir? Carolus écouta un instant, mais n'entendit rien.
—L'oreille m'aura tinté, fit Rodolphe, continuez; Don Alvar m'intéresse prodigieusement; c'est un noble jeune homme.
Carolus continua à lire et mit toute la musique de son organe sur cette phrase du jeune Don Alvar.
«Ô Inésille, qui que vous soyez, ange ou démon, et quelle que soit votre patrie, ma vie est à vous, et je vous suivrai, fût-ce au ciel, fût-ce en enfer.»
En ce moment on frappa à la porte, et une voix appela Carolus du dehors.
—C'est mon portier, dit-il en allant entre-bâiller sa porte.
C'était en effet le portier; il apportait une lettre; Carolus l'ouvrit avec précipitation. Fâcheux contre-temps, dit-il; nous sommes obligés de remettre la lecture à une autre fois; je reçois une nouvelle qui me force à sortir sans retard.
—Oh! Pensa Rodolphe, voilà une lettre qui tombe du ciel; je reconnais le cachet de la Providence.
—Si vous voulez, reprit Carolus, nous ferons ensemble la course à laquelle m'oblige ce message, après quoi nous irons dîner.
—Je suis à vos ordres, dit Rodolphe.
Le soir, quand il revint dans le cénacle, le poëte fut interrogé par ses amis à propos de Barbemuche.
—Es-tu content de lui? T'a-t-il bien traité? demandèrent Marcel et Schaunard.
—Oui, mais ça m'a coûté cher, dit Rodolphe.
—Comment? Est-ce que Carolus t'aurait fait payer? demanda Schaunard avec une indignation croissante.
—Il m'a lu un roman dans l'intérieur duquel on se nomme Don Lopez et Don Alvar, et où les jeunes premiers appellent leur maîtresse Ange ou Démon.
—Quelle horreur! Dirent tous les bohèmes en chœur.
—Mais autrement, fit Colline, littérature à part, quel est ton avis sur Carolus?
—C'est un bon jeune homme. Au reste, vous pourrez faire personnellement vos observations: Carolus compte nous traiter tous les uns après les autres. Schaunard est invité à déjeuner pour demain. Seulement, ajouta Rodolphe, quand vous irez chez Barbemuche, méfiez-vous de l'armoire aux manuscrits, c'est un meuble dangereux.
Schaunard fut exact au rendez-vous, et se livra à une enquête de commissaire-priseur et d'huissier opérant une saisie. Aussi revint-il le soir l'esprit rempli de notes; il avait étudié Carolus sous le point de vue des choses mobilières.
—Eh bien lui demanda-t-on, quel est ton avis?
—Mais, reprit Schaunard, ce Barbemuche est pétri de bonnes qualités; il sait les noms de tous les vins, et m'a fait manger des choses délicates, comme on n'en fait pas chez ma tante le jour de sa fête. Il me paraît lié assez intimement avec des tailleurs de la rue Vivienne et des bottiers des panoramas. J'ai remarqué, en outre, qu'il était à peu près de notre taille à tous, ce qui fait qu'au besoin nous pourrions lui prêter nos habits. Ses mœurs sont moins sévères que Colline voulait bien le dire; il s'est laissé mener partout où j'ai voulu le conduire, et m'a payé un déjeuner en deux actes, dont le second s'est passé dans un cabaret de la halle, où je suis connu pour y avoir fait des orgies diverses dans le carnaval. Carolus est entré là-dedans comme un homme naturel. Voilà! Marcel est invité pour demain.
Carolus savait que Marcel était, parmi les bohèmes, celui qui faisait le plus obstacle à sa réception dans le cénacle: aussi il le traita avec une recherche particulière; mais où il se rendit surtout l'artiste favorable, ce fut en lui donnant l'espérance qu'il lui procurerait des portraits dans la famille de son élève.
Quand ce fut au tour de Marcel de faire son rapport, ses amis n'y trouvèrent plus cette hostilité de parti pris qu'il avait montrée d'abord contre Carolus. Le quatrième jour, Colline informa Barbemuche qu'il était admis.
—Quoi! Je suis reçu, dit Carolus au comble de la joie.
—Oui, répondit Colline, mais à corrections.
—Qu'entendez-vous par là?
—Je veux dire que vous avez encore un tas de petites habitudes vulgaires dont il faudra vous corriger.
—Je ferai en sorte de vous imiter, répondit Carolus. Pendant tout le temps que dura son noviciat, le philosophe platonicien fréquenta assidûment les bohèmes; et, mis à même d'étudier plus profondément les mœurs, il n'était pas sans éprouver quelquefois de grands étonnements.
Un matin, Colline entra chez Barbemuche le visage radieux.
—Eh bien, mon cher, lui dit-il, vous êtes définitivement des nôtres, c'est fini. Reste maintenant à fixer le jour de la grande fête et l'endroit où elle aura lieu; je viens m'entendre avec vous.
—Mais ça se trouve parfaitement, répondit Carolus: les parents de mon élève sont en ce moment à la campagne; le jeune vicomte, dont je suis le mentor, me prêtera pour une soirée les appartements: comme ça, nous serons plus à notre aise; seulement, il faudra inviter le jeune vicomte.
—Ce serait assez délicat, répondit Colline; nous lui ouvrirons les horizons littéraires; mais croyez-vous qu'il consente?
—J'en suis sûr d'avance.
—Alors il ne reste plus qu'à fixer le jour.
—Nous arrangerons cela ce soir au café, dit Barbemuche.
Carolus alla ensuite retrouver son élève et lui annonça qu'il venait d'être reçu membre d'une haute société littéraire et artistique, et que, pour célébrer sa réception, il comptait donner un dîner suivi d'une petite fête; il lui proposait donc de faire partie des convives:
—Et comme vous ne pouvez pas rentrer tard, et que la fête se prolongera dans la nuit, pour notre commodité, ajouta Carolus, nous donnerons ce petit gala ici, dans les appartements. François, votre domestique, est discret, vos parents ne sauront rien, et vous aurez fait connaissance avec les gens les plus spirituels de Paris, des artistes, des auteurs.
—Imprimés? dit le jeune homme.
—Imprimés, certainement; l'un d'eux est rédacteur en chef de l'Écharpe d'Iris que reçoit madame votre mère; ce sont des gens très-distingués, presque célèbres; je suis leur ami intime; ils ont de charmantes femmes.
—Il y aura des femmes? dit le vicomte Paul.
—Ravissantes, reprit Carolus.
—Ô mon cher maître, je vous remercie; certainement, nous donnerons la fête ici; on allumera tous les lustres et je ferai ôter les housses des meubles. Le soir, au café, Barbemuche annonça que la fête aurait lieu le samedi suivant.
Les bohèmes invitèrent leurs maîtresses à songer à leur toilette.
—N'oubliez pas, leur dirent-ils, que nous allons dans des vrais salons. Ainsi donc, préparez-vous; toilette simple, mais riche.
À compter de ce jour, toute la rue fut instruite que mesdemoiselles Mimi, Phémie et Musette allaient dans le monde.
Le matin de la solennité, voici ce qui arriva. Colline, Schaunard, Marcel et Rodolphe se rendirent en chœur chez Barbemuche, qui parut étonné de les voir si matinalement.
—Serait-il arrivé quelque accident qui oblige la fête à être remise? demanda-t-il avec une certaine inquiétude.
—Oui et non, répondit Colline. Seulement, voici ce qui arrive. Entre nous, nous ne faisons jamais de cérémonie; mais quand nous devons nous trouver avec des étrangers, vous voulons garder un certain décorum.
—Eh bien? fit Barbemuche.
—Eh bien, continua Colline, comme nous devons nous rencontrer ce soir avec le jeune gentilhomme qui nous ouvre ses salons, par respect pour lui et par respect pour nous, que notre tenue quasi-négligée pourrait compromettre, nous venons simplement vous demander si vous ne pourriez pas, pour ce soir, nous prêter quelques hardes d'une coupe avantageuse. Il nous est presque impossible, vous devez le comprendre, d'entrer en vareuse et en paletot sous les lambris somptueux de cette résidence.
—Mais, dit Carolus, je n'ai pas quatre habits noirs.
—Ah! dit Colline, nous nous arrangerons de ce que vous aurez.
—Voyez donc, fit Carolus en leur ouvrant une garde-robe assez bien fournie.
—Mais vous avez là un arsenal complet d'élégances.
—Trois chapeaux! dit Schaunard avec extase; peut-on avoir trois chapeaux quand on n'a qu'une tête?
—Et les bottes, dit Rodolphe, voyez donc!
—Il y en a des bottes! Hurla Colline.
En un clin d'œil ils avaient choisi chacun un équipement complet.
—À ce soir, dirent-ils en quittant Barbemuche; ces dames se proposent d'être éblouissantes.
—Mais, dit Barbemuche en jetant un coup d'œil sur les porte-manteaux complétement dégarnis, vous ne me laissez rien, à moi. Comment vous recevrai-je?
—Ah! Vous, c'est différent, dit Rodolphe, vous êtes le maître de la maison; vous pouvez laisser l'étiquette de côté.
—Cependant, dit Carolus, il ne reste plus qu'une robe de chambre, un pantalon à pied, un gilet de flanelle et des pantoufles; vous avez tout pris.
—Qu'importe? Nous vous excusons d'avance, répondirent les bohémiens.
À six heures, un fort beau dîner était servi dans la salle à manger. Les bohémiens arrivèrent. Marcel boitait un peu et était de mauvaise humeur. Le jeune vicomte Paul se précipita au-devant des dames et les conduisit aux meilleures places. Mimi avait une toilette de haute fantaisie. Musette était mise avec un goût plein de provocation. Phémie ressemblait à une fenêtre garnie de verres de couleur, elle n'osait pas se mettre à table. Le dîner dura deux heures et demie et fut d'une gaieté ravissante.
Le jeune vicomte Paul marchait avec fureur sur le pied de Mimi qui était sa voisine, et Phémie redemandait quelque chose à chaque service. Schaunard était dans les pampres. Rodolphe improvisait des sonnets et cassait des verres en marquant le rhythme. Colline causait avec Marcel, qui était toujours maussade.
—Qu'as-tu? Lui disait-il.
—Je souffre horriblement des pieds et ça me gêne. Ce Carolus a un pied de petite-maîtresse.
—Mais, dit Colline, il suffira de lui faire comprendre que ça ne peut pas durer comme ça, et qu'à l'avenir il ait à faire faire sa chaussure quelques points plus large; sois tranquille, j'arrangerai cela. Mais passons au salon, où les liqueurs des îles nous appellent.
La fête recommença avec plus d'éclat. Schaunard se mit au piano et exécuta, avec une verve prodigieuse, sa nouvelle symphonie: La mort de la jeune fille. Le beau morceau de la marche du créancier obtint les honneurs du ter. Il y eut deux cordes brisées au piano.
Marcel était toujours morose, et comme Carolus venait s'en plaindre à lui, l'artiste lui répondit:
—Mon cher monsieur, nous ne serons jamais amis intimes, et voici pourquoi. Les dissemblances physiques sont presque toujours l'indice certain d'une dissemblance morale, la philosophie et la médecine sont d'accord là-dessus.
—Eh bien? fit Carolus.
—Eh bien, dit Marcel en montrant ses pieds, votre chaussure, infiniment trop étroite pour moi, m'indique que nous n'avons pas le même caractère; du reste, votre petite fête était charmante.
À une heure du matin, les bohémiens se retirèrent et rentrèrent chez eux en faisant de longs détours. Barbemuche fut malade et tint des discours insensés à son élève qui, de son côté, rêvait aux yeux bleus de Mademoiselle Mimi.
XIII
LA CRÉMAILLÈRE
Ceci se passait quelque temps après la mise en ménage du poëte Rodolphe avec la jeune Mademoiselle Mimi; et depuis environ huit jours tout le cénacle bohémien était fort en peine à cause de la disparition de Rodolphe, qui était subitement devenu impondérable. On l'avait cherché dans tous les endroits où il avait habitude d'aller, et partout on avait reçu la même réponse:
—Nous ne l'avons pas vu depuis huit jours. Gustave Colline, surtout, était dans une grande inquiétude, et voici à quel propos. Quelques jours auparavant, il avait confié à Rodolphe un article de haute philosophie que celui-ci devait insérer dans les colonnes Variétés du journal le Castor, revue de la chapellerie élégante dont il était rédacteur en chef. L'article philosophique était-il paru aux yeux de l'Europe étonnée? Telle était la question que se posait le malheureux Colline; et on comprendra cette anxiété quand on saura que le philosophe n'avait pas encore eu les honneurs de la typographie, et qu'il brûlait du désir de voir quel effet produirait sa prose imprimée en caractère cicéro. Pour se procurer cette satisfaction d'amour-propre, il avait déjà dépensé six francs en séance de lecture dans tous les salons littéraires de Paris, sans y rencontrer le Castor. N'y pouvant plus tenir, Colline se jura à lui-même qu'il ne prendrait pas une minute de repos avant d'avoir mis la main sur l'introuvable rédacteur de cette feuille.
Aidé par des hasards qu'il serait trop long de faire connaître, le philosophe s'était tenu parole. Deux jours après, il connaissait bien le domicile de Rodolphe, et se présentait chez lui à six heures du matin.
Rodolphe habitait alors un hôtel garni d'une rue déserte située dans le faubourg Saint-Germain, et il logeait au cinquième parce qu'il n'y avait point de sixième. Lorsque Colline arriva à la porte, il ne trouva point la clef dessus. Il frappa pendant dix minutes sans qu'on lui répondît de l'intérieur; le vacarme matinal attira même le portier qui vint prier Colline de se taire.
—Vous voyez bien que ce monsieur dort, dit-il.
—C'est pour cela que je veux le réveiller, répondit Colline en frappant de nouveau.
—Il ne veut pas vous répondre, alors, reprit le concierge en déposant à la porte de Rodolphe une paire de bottes vernies et une paire de bottines de femme qu'il venait de cirer.
—Attendez donc un peu, fit Colline en examinant la chaussure mâle et femelle, des bottes vernies toutes neuves! Je me serai trompé de porte, ce n'est pas ici que j'ai affaire.
—Au fait, dit le portier, après qui demandez-vous?
—Des bottines de femme! continua Colline en se parlant à lui-même et en songeant aux mœurs austères de son ami; oui, décidément je me suis trompé. Ce n'est pas ici la chambre de Rodolphe.
—Faites excuse, monsieur, c'est ici.
—Eh bien, alors, c'est donc vous qui vous trompez, mon brave homme?
—Que voulez-vous dire?
—Certainement que vous faites erreur, ajouta Colline en indiquant les bottes vernies. Qu'est-ce que c'est que ça?
—Ce sont les bottes de M. Rodolphe; qu'est-ce qu'il y a d'étonnant?
—Et ceci, reprit Colline en montrant les bottines, est-ce aussi à M. Rodolphe?
—C'est à sa dame, dit le portier.
—À sa dame! Exclama Colline stupéfait! Ah! Le voluptueux! Voilà pourquoi il ne veut pas ouvrir.
—Dame! dit le portier, il est libre, ce jeune homme; si monsieur veut me dire son nom, j'en ferai part à M. Rodolphe.
—Non, dit Colline, maintenant que je sais où le trouver, je reviendrai; et il alla sur-le-champ annoncer les grandes nouvelles aux amis.
Les bottes vernies de Rodolphe furent généralement traitées de fables, dues à la richesse d'imagination de Colline, et on déclara à l'unanimité que sa maîtresse était un paradoxe.
Ce paradoxe était pourtant une vérité; car, le soir même, Marcel reçut une lettre collective pour tous les amis. Cette lettre était ainsi conçue:
«Monsieur et Madame Rodolphe, hommes de lettres, vous prient de leur faire l'honneur de venir dîner chez eux demain soir, à cinq heures précises.»
N.-B. Il y aura des assiettes.
—Messieurs, dit Marcel en allant communiquer la lettre à ses camarades, la nouvelle se confirme; Rodolphe a vraiment une maîtresse; de plus il nous invite à dîner, et, continua Marcel, le post-scriptum promet de la vaisselle. Je ne vous cache pas que ce paragraphe me paraît une exagération lyrique; cependant il faudra voir.
Le lendemain, à l'heure indiquée, Marcel, Gustave Colline et Alexandre Schaunard, affamés comme le dernier jour du carême, se rendirent chez Rodolphe, qu'ils trouvèrent en train de jouer avec un chat écarlate, tandis qu'une jeune femme disposait le couvert.
—Messieurs, dit Rodolphe en serrant la main à ses amis et en leur désignant la jeune femme, permettez-moi de vous présenter la maîtresse de céans.
—C'est toi qui es céans, n'est-ce pas? dit Colline, qui avait la lèpre de ce genre de bons mots.
—Mimi, répondit Rodolphe, je te présente mes meilleurs amis, et maintenant va tremper la soupe.
—Oh! Madame, fit Alexandre Schaunard en se précipitant vers Mimi, vous êtes fraîche comme une fleur sauvage.
Après s'être convaincu qu'il y avait en réalité des assiettes sur la table, Schaunard s'informa de ce qu'on allait manger. Il poussa même la curiosité jusqu'à soulever le couvercle des casseroles ou cuisait le dîner. La présence d'un homard lui causa une vive impression.
Quant à Colline, il avait tiré Rodolphe à part pour lui demander des nouvelles de son article philosophique.
—Mon cher, il est à l'imprimerie. Le Castor paraît jeudi prochain.
Nous renonçons à peindre la joie du philosophe.
—Messieurs, dit Rodolphe à ses amis, je vous demande pardon si je suis resté si longtemps sans vous donner de mes nouvelles, mais j'étais dans ma lune de miel. Et il raconta l'histoire de son mariage avec cette charmante créature qui lui avait apporté en dot ses dix-huit ans et six mois, deux tasses en porcelaine et un chat rouge qui s'appelait Mimi comme elle.
—Allons, messieurs, dit Rodolphe, nous allons pendre la crémaillère de mon ménage. Je vous préviens, au reste, que nous allons faire un repas de bourgeois; les truffes seront remplacées par la plus franche cordialité.
En effet, cette aimable déesse ne cessa point de régner parmi les convives, qui trouvaient cependant que ce repas, soi-disant frugal, ne manquait pas d'une certaine tournure. Rodolphe, en effet, s'était mis en frais. Colline faisait remarquer qu'on changeait d'assiettes, et déclara à haute voix que Mademoiselle Mimi était digne de l'écharpe azurée dont on décore les impératrices du fourneau, phrase qui était complétement sanscrite pour la jeune fille, et que Rodolphe traduisait en lui disant: «qu'elle ferait un excellent cordon bleu.»
L'entrée en scène du homard causa une admiration générale. Sous le prétexte qu'il avait étudié l'histoire naturelle, Schaunard demanda à le partager lui-même; il profita même de la circonstance pour casser un couteau et pour s'adjuger la plus grosse part, ce qui excita l'indignation générale. Mais Schaunard n'avait point d'amour-propre, en matière de homard surtout; et comme il en restait encore une portion, il eut l'audace de la mettre de côté, disant qu'elle lui servirait de modèle pour un tableau de nature morte qu'il avait en train.
L'indulgente amitié eut l'air de croire à ce mensonge, fils d'une gourmandise immodérée.
Quant à Colline, il réservait ses sympathies pour le dessert, et s'obstina même cruellement à ne point échanger sa part de gâteau au rhum contre une entrée à l'orangerie de Versailles que lui proposait Schaunard.
En ce moment, la conversation commença à s'animer. Aux trois bouteilles de cachet rouge succédèrent trois bouteilles de cachet vert, au milieu desquelles on vit bientôt apparaître un flacon qu'à son goulot surmonté d'un casque argenté on reconnut pour faire partie du régiment de Royal-Champenois, un champagne de fantaisie récolté dans les vignobles de Saint-Ouen, et vendu à Paris deux francs la bouteille, pour cause de liquidation, à ce que prétendait le marchand.
Mais ce n'est pas le pays qui fait le vin, et nos bohèmes acceptèrent comme de l'aï authentique la liqueur qu'on leur servit dans des verres ad hoc; et malgré le peu de vivacité que le bouchon mit à s'évader de sa prison, ils s'extasièrent sur l'excellence du crû en voyant la quantité de mousse. Schaunard employa ce qui lui restait de sang-froid à se tromper de verre et à prendre celui de Colline, lequel trempait gravement son biscuit dans le moutardier, en expliquant à Mademoiselle Mimi l'article philosophique qui devait paraître dans le Castor; puis tout à coup il devint pâle et demanda la permission d'aller à la fenêtre pour voir le soleil couchant, bien qu'il fût dix heures du soir et que le soleil fût couché et endormi depuis longtemps.
—C'est bien malheureux que le champagne ne soit pas frappé, dit Schaunard en essayant encore de substituer son verre vide au verre plein de son voisin, tentative qui n'eut point de succès.
—Madame, disait à Mimi Colline, qui avait cessé de prendre l'air, on frappe le champagne avec la glace, la glace est formée par la condensation de l'eau, aqua en latin. L'eau gèle à deux degrés, et il y a quatre saisons, l'été, l'automne et l'hiver; c'est ce qui a causé la retraite de Russie; Rodolphe, donne-moi un hémistiche de champagne.
—Qu'est-ce qu'il dit donc, ton ami? demanda Mimi, qui ne comprenait pas, à Rodolphe.
—C'est un mot, répondit celui-ci; Colline veut dire un demi-verre.
Tout à coup Colline frappa brusquement sur l'épaule de Rodolphe, et lui dit d'une voix embarrassée qui semblait mettre des syllabes en pâte:
—C'est demain jeudi, n'est-ce pas?
—Non, répondit Rodolphe, c'est demain dimanche.
—Non, jeudi.
—Non, encore une fois, c'est demain dimanche.
—Ah! Dimanche, fit Colline en dodelinant de la tête, plus souvent, c'est demain jeu... di...
Et il s'endormit en allant mouler sa figure dans le fromage à la crème qui était sur son assiette.
—Qu'est-ce qu'il chante donc avec son jeudi? fit Marcel.
—Ah! J'y suis maintenant, dit Rodolphe qui commençait à comprendre l'insistance du philosophe, tourmenté par son idée fixe; c'est à cause de son article du Castor... tenez, il en rêve tout haut.
—Bon! dit Schaunard, il n'aura pas de café, n'est-ce pas, madame?
—À propos, dit Rodolphe, sers-nous donc le café, Mimi.
Celle-ci allait se lever, quand Colline, qui avait retrouvé un peu de sang-froid, la retint par la taille et lui dit confidentiellement à l'oreille:
—Madame, le café est originaire de l'Arabie, où il fut découvert par une chèvre. L'usage en passa en Europe. Voltaire en prenait soixante-douze tasses par jour. Moi, je l'aime sans sucre, mais je le prends très-chaud.
—Dieu! Comme ce monsieur est savant! Pensait Mimi en apportant le café et les pipes.
Cependant l'heure s'avançait; minuit avait sonné depuis longtemps, et Rodolphe essaya de faire comprendre à ses convives qu'il était temps de se retirer. Marcel, qui avait conservé toute sa raison, se leva pour partir.
Mais Schaunard s'aperçut qu'il y avait encore de l'eau-de-vie dans une bouteille, et déclara qu'il ne serait pas minuit tant qu'il resterait quelque chose dans le flacon. Pour Colline, il était à cheval sur sa chaise et murmurait à voix basse:
—Lundi, mardi, mercredi, jeudi.
—Ah çà! disait Rodolphe très-embarrassé, je ne peux pourtant pas les garder ici cette nuit; autrefois, c'était bien; mais maintenant c'est autre chose, ajouta-t-il en regardant Mimi, dont le regard, doucement allumé, semblait appeler la solitude à deux.
—Comment donc faire? Conseille-moi donc un peu, toi, Marcel. Invente une ficelle pour les éloigner.
—Non, je n'inventerai pas, dit Marcel, mais j'imiterai.
—Je me rappelle une comédie où un valet intelligent trouve le moyen de mettre à la porte de chez son maître trois coquins ivres comme Silène.
—Je me souviens de ça, fit Rodolphe, c'est dans Kean. En effet, la situation est la même.
—Eh bien, dit Marcel, nous allons voir si le théâtre est la nature. Attends un peu, nous commencerons par Schaunard. Eh! Schaunard! s'écria le peintre.
—Hein? Qu'est-ce qu'il y a? répondait celui-ci, qui semblait nager dans le bleu d'une douce ivresse.
—Il y a qu'il n'y a plus rien à boire ici, et que nous avons tous soif.
—Ah! Oui, dit Schaunard, ces bouteilles, c'est si petit.
—Eh bien, reprit Marcel, Rodolphe a décidé qu'on passerait la nuit ici; mais il faut aller chercher quelque chose avant que les boutiques soient fermées...
—Mon épicier demeure au coin de la rue, dit Rodolphe. Schaunard, tu devrais y aller. Tu prendras deux bouteilles de rhum de ma part.
—Oh! Oui, oh! Oui, oh! Oui, dit Schaunard en se trompant de paletot et prenant celui de Colline, qui faisait des losanges sur la nappe avec son couteau.
—Et d'un! dit Marcel quand Schaunard fut parti. Passons maintenant à Colline, celui-là sera dur. Ah! Une idée. Eh! Eh! Colline, fit-il en heurtant violemment le philosophe.
—Quoi?... quoi?... quoi?...
—Schaunard vient de partir et a pris par erreur ton paletot noisette.
Colline regarda autour de lui et aperçut en effet, à la place ou était son vêtement, le petit habit à carreaux de Schaunard. Une idée soudaine lui traversa l'esprit et l'emplit d'inquiétude. Colline, selon son habitude, avait bouquiné dans la journée, et il avait acheté, pour quinze sous, une grammaire finlandaise et un petit roman de M. Nisard, intitulé: le Convoi de la Laitière. À ces deux acquisitions étaient joints sept ou huit volumes de haute philosophie, qu'il avait toujours sur lui, afin d'avoir un arsenal où puiser des arguments en cas de discussion philosophique. L'idée de savoir cette bibliothèque entre les mains de Schaunard lui donna une sueur froide.
—Le malheureux! s'écria Colline, pourquoi a-t-il pris mon paletot?
—C'est par erreur.
—Mais mes livres... il peut en faire un mauvais usage.
—N'aie point peur, il ne les lira pas, dit Rodolphe.
—Oui, mais je le connais, moi; il est capable d'allumer sa pipe avec.
—Si tu es inquiet, tu peux le rattraper, dit Rodolphe, il vient de sortir à l'instant; si tu trouveras à la porte.
—Certainement que je le rattraperai, répondit Colline en se couvrant de son chapeau, dont les bords sont si larges, qu'on pourrait facilement servir dessus un thé pour dix personnes.
—Et de deux, dit Marcel à Rodolphe; te voilà libre, je m'en vais, et je recommanderai au portier de ne point ouvrir si on frappe.
—Bonne nuit, fit Rodolphe, et merci.
Comme il venait de reconduire son ami, Rodolphe entendit dans l'escalier un miaulement prolongé, auquel son chat écarlate répondit par un autre miaulement, en essayant avec subtilité une évasion par la porte entre-bâillée.
—Pauvre Roméo! dit Rodolphe, voilà sa Juliette qui l'appelle; allons, va, fit-il en ouvrant sa porte à la bête enamourée qui ne fit qu'un bond de l'escalier jusque entre les pattes de son amante.
Resté seul avec sa maîtresse qui, debout devant un miroir, bouclait ses cheveux dans une charmante attitude provocatrice, Rodolphe s'approcha de Mimi et l'enlaça dans ses bras. Puis, comme un musicien qui, avant de commencer son morceau, frappe un placage d'accords pour s'assurer de la capacité de son instrument, Rodolphe assit la jeune Mimi sur ses genoux et lui appuya sur l'épaule un long et sonore baiser qui imprima une vibration soudaine au corps de la printanière créature.
L'instrument était d'accord.
XIV
MADEMOISELLE MIMI
Ô mon ami Rodolphe, qu'est-il donc advenu pour que vous soyez changé ainsi? Dois-je croire les bruits que l'on rapporte, et ce malheur a-t-il pu abattre à ce point votre robuste philosophie? Comment pourrai-je, moi, l'historien ordinaire de votre épopée bohème, si pleine d'éclats de rire, comment pourrai-je raconter sur un ton assez mélancolique la pénible aventure qui met un crêpe à votre constante gaieté, et arrête ainsi tout à coup la sonnerie de vos paradoxes?
Ô Rodolphe, mon ami! Je veux bien que le mal soit grand, mais là, en vérité, ce n'est point de quoi s'aller jeter à l'eau. Donc je vous convie au plus vite à faire une croix sur le passé. Fuyez surtout la solitude peuplée de fantômes qui éterniseraient vos regrets. Fuyez le silence, où les échos des souvenirs seraient encore pleins de vos joies et de vos douleurs passées. Jetez courageusement à tous les vents de l'oubli le nom que vous avez tant aimé, et jetez avec lui tout ce qui vous reste encore de celle-là qui le portait. Boucles de cheveux mordues par les lèvres folles du désir; flacon de Venise, où dort encore un reste de parfum, qui, en ce moment, serait plus dangereux à respirer pour vous que tous les poisons du monde; au feu les fleurs, les fleurs de gaze, de soie et de velours; les jasmins blancs; les anémones empourprées par le sang d'Adonis, les myosotis bleus, et tous ces charmants bouquets qu'elle composait aux jours lointains de votre court bonheur. Alors, je l'aimais aussi, moi, votre Mimi, et je ne voyais pas de danger à ce que vous l'aimassiez. Mais suivez mon conseil: au feu les rubans, les jolis rubans roses, bleus et jaunes dont elle se faisait des colliers pour agacer le regard; au feu les dentelles et les bonnets, et les voiles et tous ces chiffons coquets dont elle se parait pour aller faire de l'amour mathématique avec M. César, M. Jérôme, M. Charles, ou tel autre galant du calendrier, alors que vous l'attendiez à votre fenêtre, frissonnant sous les bises et les givres de l'hiver; au feu, Rodolphe, et sans pitié, tout ce qui lui a appartenu et pourrait encore vous parler d'elle; au feu les lettres d'amour. Tenez, en voici précisément une, et vous avez pleuré dessus comme une fontaine, ô mon ami infortuné!
«Comme tu ne rentres pas, je sors pour aller chez ma tante; j'emporte l'argent qu'il y a ici, pour prendre une voiture.—Lucile.» Et ce soir-là, ô Rodolphe, vous n'avez pas dîné, vous en souvenez-vous? Et vous êtes venu chez moi me tirer un feu d'artifice de plaisanteries qui attestaient de la tranquillité de votre esprit. Car vous croyiez Mimi chez sa tante, et si je vous avais dit qu'elle était chez M. César, ou avec un comédien de Montparnasse, vous auriez certainement voulu me couper la gorge. Au feu encore cet autre billet qui a toute la tendresse laconique du premier:
«Je vais me commander des bottines, il faut absolument que tu trouves de l'argent pour que je les aille chercher après-demain.» Ah! mon ami, ces bottines-là ont dansé bien des contre-danses où vous ne faisiez pas vis-à-vis. À la flamme tous ces souvenirs, et au vent leurs cendres.
Mais d'abord, Ô Rodolphe, par amour pour l'humanité et pour la gloire de l'Écharpe d'Iris et du Castor, reprenez les rênes du bon goût que vous aviez abandonnées durant votre souffrance égoïste, sans quoi il peut arriver des choses horribles et dont vous seriez responsable. Nous en reviendrions aux manches à gigot, aux pantalons à petit pont, et on verrait un jour venir à la mode des chapeaux qui fâcheraient l'univers et appelleraient la colère du ciel.
Et maintenant, voici le moment venu de raconter les amours de notre ami Rodolphe avec Mademoiselle Lucile, surnommée Mademoiselle Mimi. Ce fut au détour de sa vingt-quatrième année, que Rodolphe fut pris subitement au cœur par cette passion, qui eut une grande influence sur sa vie. À l'époque où il rencontra Mimi, Rodolphe menait cette existence accidentée et fantastique que nous avons essayé de décrire dans les précédentes scènes de cette série. C'était certainement un des plus gais porte-misère qui fussent au pays de Bohème. Et lorsque dans sa journée il avait fait un mauvais dîner et un bon mot, il marchait plus fier sur le pavé qui souvent faillit lui servir de gîte, plus fier sous son habit noir criant merci par toutes les coutures, qu'un empereur sous la robe de pourpre. Dans le cénacle où vivait Rodolphe, par une pose assez commune à quelques jeunes gens, on affectait de traiter l'amour comme une chose de luxe, un prétexte à bouffonnerie. Gustave Colline, qui était depuis fort longtemps en relation avec une giletière qu'il rendit contrefaite de corps et d'esprit à force de lui faire copier jour et nuit les manuscrits de ses ouvrages philosophiques, prétendait que l'amour était une espèce de purgation, bonne à prendre à chaque saison nouvelle, pour se débarrasser des humeurs. Au milieu de tous ces faux sceptiques, Rodolphe était le seul qui osât parler avec quelque révérence de l'amour; et quand on avait le malheur de lui laisser prendre cette corde, il en avait pour une heure à roucouler des élégies sur le bonheur d'être aimé, l'azur du lac paisible, chanson de la brise, concert d'étoiles, etc, etc. Cette manie l'avait fait surnommer l'harmonica, par Schaunard. Marcel avait aussi fait à ce propos un mot très-joli, où, faisant allusion aux tirades sentimentales et germaniques de Rodolphe, ainsi qu'à sa calvitie précoce, il l'appelait: myosotis chauve. La vérité vraie était ceci: Rodolphe croyait alors sérieusement en avoir fini avec toutes les choses de jeunesse et d'amour; il chantait insolemment le De Profundis sur son cœur qu'il croyait mort, alors qu'il n'était qu'immobile, mais prêt au réveil, mais facile à la joie et plus tendre que jamais à toutes les chères douleurs qu'il n'espérait plus et qui le désespéraient aujourd'hui. Vous l'avez voulu, ô Rodolphe! et nous ne vous plaindrons pas, car ce mal dont vous souffrez est un de ceux qu'on envie le plus, surtout si l'on sait qu'on en est à jamais guéri.
Rodolphe rencontra donc la jeune Mimi qu'il avait jadis connue, alors qu'elle était la maîtresse d'un de ses amis. Et il en fit la sienne. Ce fut d'abord un grand haro parmi les amis de Rodolphe lorsqu'ils apprirent son mariage; mais comme Mademoiselle Mimi était fort avenante, point du tout bégueule, et supportait sans maux de tête la fumée de la pipe et les conversations littéraires, on s'accoutuma à elle et on la traita comme une camarade. Mimi était une charmante femme et d'une nature qui convenait particulièrement aux sympathies plastiques et poétiques de Rodolphe. Elle avait vingt-deux ans; elle était petite, délicate, mièvre. Son visage semblait l'ébauche d'une figure aristocratique; mais ses traits, d'une certaine finesse et comme doucement éclairés par les lueurs de ses yeux bleus et limpides, prenaient en de certains moments d'ennui ou d'humeur un caractère de brutalité presque fauve, où un physiologiste aurait peut-être reconnu l'indice d'un profond égoïsme ou d'une grande insensibilité. Mais c'était le plus souvent une charmante tête au sourire jeune et frais, aux regards tendres ou pleins d'impérieuse coquetterie. Le sang de la jeunesse courait chaud et rapide dans ses veines, et colorait de teintes rosées sa peau transparente aux blancheurs de camélia. Cette beauté maladive séduisait Rodolphe, et il passait souvent, la nuit, bien des heures à couronner de baisers le front pâle de sa maîtresse endormie, dont les yeux humides et lassés brillaient à demi clos sous le rideau de ses magnifiques cheveux bruns. Mais ce qui contribua surtout à rendre Rodolphe amoureux fou de Mademoiselle Mimi, ce furent ses mains que, malgré les soins du ménage, elle savait conserver plus blanches que les mains de la déesse de l'oisiveté. Cependant, ces mains si frêles, si mignonnes, si douces aux caresses de la lèvre, ces mains d'enfant entre lesquelles Rodolphe avait déposé son cœur de nouveau en floraison, ces mains blanches de Mademoiselle Mimi devaient bientôt mutiler le cœur du poëte avec leurs ongles roses.
Au bout d'un mois, Rodolphe commença à s'apercevoir qu'il avait épousé une tempête, et que sa maîtresse avait un grand défaut. Elle voisinait, comme on dit, et passait une grande partie de son temps chez des femmes entretenues du quartier, dont elle avait fait la connaissance. Il en résulta bientôt ce que Rodolphe avait craint lorsqu'il s'était aperçu des relations contractées par sa maîtresse. L'opulence variable de quelques-unes de ses amies nouvelles avait fait naître une forêt d'ambition dans l'esprit de Mademoiselle Mimi, qui jusque-là n'avait eu que des goûts modestes et se contentait du nécessaire, que Rodolphe lui procurait de son mieux. Mimi commença à rêver la soie, le velours et la dentelle. Et malgré les défenses de Rodolphe, elle continua à fréquenter les femmes, qui toutes étaient d'accord pour lui persuader de rompre avec le bohémien qui ne pouvait pas seulement lui donner cent cinquante francs pour s'acheter une robe de drap.
—Jolie comme vous êtes, lui disaient ses conseillères, vous trouverez facilement une position meilleure. Il ne faut que chercher.
Et Mademoiselle Mimi se mit à chercher. Témoin de ses fréquentes sorties, maladroitement motivées, Rodolphe entra dans la voie douloureuse des soupçons. Mais dès qu'il se sentait sur la trace de quelque preuve d'infidélité, il s'enfonçait avec acharnement un bandeau sur les yeux, afin de ne rien voir. Cependant, quoi qu'il en fût, il adorait Mimi. Il avait pour elle cet amour jaloux, fantasque, querelleur et bizarre que la jeune femme ne comprenait pas, parce qu'elle n'éprouvait alors pour Rodolphe que cet attachement tiède qui résulte de l'habitude. Et d'ailleurs, la moitié de son cœur avait déjà été dépensée au temps de son premier amour, et l'autre moitié était encore pleine des souvenirs de son premier amant.
Huit mois se passèrent ainsi, alternés de jours bons et mauvais. Pendant ce temps, Rodolphe fut vingt fois sur le point de se séparer de Mademoiselle Mimi, qui avait pour lui toutes les cruautés maladroites de la femme qui n'aime pas. À proprement parler, cette existence était devenue pour tous deux un enfer. Mais Rodolphe s'était habitué à ces luttes quotidiennes, et ne craignait rien tant que de voir cesser cet état de choses, parce qu'il sentait qu'avec lui cesseraient à jamais et ces fièvres de jeunesse et ces agitations qu'il n'avait point ressenties depuis si longtemps. Et puis, s'il faut tout dire aussi, il y avait des heures où Mademoiselle Mimi savait faire oublier à Rodolphe tous les soupçons auxquels il se déchirait le cœur. Il y avait des moments où elle courbait à ses genoux comme un enfant, sous le charme de son regard bleu, ce poëte à qui elle avait fait retrouver la poésie perdue, ce jeune à qui elle avait rendu la jeunesse, et qui, grâce à elle, était rentré sous l'équateur de l'amour. Deux ou trois fois par mois, au milieu de leurs orageuses querelles, Rodolphe et Mimi s'arrêtaient d'un commun accord dans l'oasis fraîche d'une nuit d'amour et de douces causeries. Alors, Rodolphe prenait entre ses bras la tête souriante et animée de son amie, et pendant des heures entières il se laissait aller à lui parler cet admirable et absurde langage que la passion improvise à ses heures de délire. Mimi écoutait calme d'abord, plutôt étonnée qu'émue, mais à la fin, l'éloquence enthousiaste de Rodolphe, tour à tour tendre, gai, mélancolique, la gagnait peu à peu. Elle sentait fondre, au contact de cet amour, les glaces d'indifférence qui engourdissaient son cœur, des fièvres contagieuses commençaient à l'agiter, elle se jetait au cou de Rodolphe et lui disait en baisers tout ce qu'elle n'aurait pu lui dire en paroles. Et l'aube les surprenait ainsi, enlacés l'un à l'autre, les yeux dans les yeux, les mains dans les mains, tandis que leurs bouches humides et brûlantes murmuraient encore le mot immortel:
«Qui, depuis cinq mille ans,
Se suspend chaque nuit aux lèvres des amants.»
Mais le lendemain, le plus futile prétexte amenait une querelle, et l'amour épouvanté s'enfuyait encore pour longtemps.
À la fin, cependant, Rodolphe s'aperçut que, s'il n'y prenait garde, les mains blanches de Mademoiselle Mimi l'achemineraient à un abîme où il laisserait son avenir et sa jeunesse. Un instant la raison austère parla en lui plus fort que l'amour, et il se convainquit par de beaux raisonnements appuyés de preuves que sa maîtresse ne l'aimait pas. Il alla jusqu'à se dire que les heures de tendresse qu'elle lui accordait n'étaient qu'un caprice de sens pareil à ceux que les femmes mariées éprouvent pour leurs maris lorsqu'elles ont la fièvre d'un cachemire, d'une robe nouvelle, ou que leur amant se trouve éloigné d'elles, ce qui fait pendant au proverbe: «quand on n'a point de pain blanc on se contente de pain bis.» Bref, Rodolphe pouvait tout pardonner à sa maîtresse, excepté de n'être point aimé. Il prit donc un parti suprême et annonça à Mademoiselle Mimi qu'elle eût à chercher un autre amant. Mimi se mit à rire et fit des bravades. À la fin, voyant que Rodolphe tenait bon dans sa résolution, et l'accueillait avec beaucoup de tranquillité lorsqu'elle rentrait à la maison après une nuit et un jour passés au dehors, elle commença à s'inquiéter un peu devant cette fermeté à laquelle elle n'était point habituée. Elle fut alors charmante pendant deux ou trois jours. Mais son amant ne revenait point sur ce qu'il avait dit, et se contentait de lui demander si elle avait trouvé quelqu'un.
—Je n'ai seulement pas cherché, répondait-elle. Cependant elle avait cherché, et même avant que Rodolphe lui en eût donné le conseil. En quinze jours elle avait fait deux tentatives. Une de ses amies l'avait aidée et lui avait d'abord ménagé la connaissance d'un jeune jouvenceau qui avait fait briller aux yeux de Mimi un horizon de cachemires de l'Inde et de mobiliers en palissandre. Mais, de l'avis de Mimi elle-même, ce jeune lycéen, qui pouvait être très-fort en algèbre, n'était pas un très-grand clerc en amour; et comme Mimi n'aimait point à faire les éducations, elle planta là son amoureux novice avec ses cachemires, qui broutaient encore les prairies du Tibet, et ses mobiliers de palissandre, encore en feuilles dans les forêts du nouveau-monde.
Le lycéen ne tarda pas à être remplacé par un gentilhomme breton, dont Mimi s'était rapidement affolée, et elle n'eut point besoin de prier longtemps pour devenir comtesse.
Malgré les protestations de sa maîtresse, Rodolphe eut vent de quelque intrigue; il voulut savoir au juste où il en était, et un matin, après une nuit où Mademoiselle Mimi n'était point rentrée, il courut à l'endroit où il la soupçonnait être, et là il put à loisir s'enfoncer en plein cœur une de ces preuves auxquelles il faut croire quand même. Les yeux bordés d'une auréole de volupté, il vit Mademoiselle Mimi sortir du manoir où elle s'était fait anoblir, pendue au bras de son nouveau maître et seigneur, lequel, il faut le dire, paraissait beaucoup moins fier de sa nouvelle conquête que ne le fut Pâris, le beau berger grec, après l'enlèvement de la belle Hélène.
En voyant arriver son amant, Mademoiselle Mimi parut un peu surprise. Elle s'approcha de lui, et pendant cinq minutes ils s'entretinrent fort tranquillement. Ils se séparèrent ensuite pour aller chacun de son côté. Leur rupture était résolue.
Rodolphe rentra chez lui et passa la journée à disposer en paquets tous les objets qui appartenaient à sa maîtresse.
Durant la journée qui suivit le divorce avec sa maîtresse, Rodolphe reçut la visite de plusieurs de ses amis, et leur annonça tout ce qui s'était passé. Tout le monde le complimenta de cet événement comme d'un grand bonheur.
—Nous vous aiderons, ô mon poëte, lui disait un de ceux-là qui avaient été le plus souvent témoins des misères que Mademoiselle Mimi faisait endurer à Rodolphe, nous vous aiderons à retirer votre cœur des mains d'une méchante créature. Et avant peu, vous serez guéri et tout prêt à courir avec une autre Mimi les verts chemins d'Aulnay et de Fontenay-Aux-Roses.
Rodolphe jura que c'en était à jamais fini avec les regrets et le désespoir. Il se laissa même entraîner au bal Mabille, où sa tenue délabrée représentait fort mal l'Écharpe d'Iris qui lui procurait ses entrées dans ce beau jardin de l'élégance et du plaisir. Là, Rodolphe rencontra de nouveaux amis avec qui il se mit à boire. Il leur raconta son malheur avec un luxe inouï de style bizarre, et, pendant une heure, il fut étourdissant de verve et d'entrain.
—Hélas! Hélas! disait le peintre Marcel en écoutant la pluie d'ironie qui tombait des lèvres de son ami, Rodolphe est trop gai, beaucoup trop!
—Il est charmant! répondit une jeune femme à qui Rodolphe venait d'offrir un bouquet; et, quoiqu'il soit bien mal mis, je me compromettrais volontiers à danser avec lui s'il voulait m'inviter.
Deux secondes après, Rodolphe, qui avait entendu, était à ses pieds, enveloppant son invitation dans un discours aromatisé de tout le musc et de tout le benjoin d'une galanterie à 80 degrés Richelieu. La dame demeura confondue devant ce langage pailleté d'adjectifs éblouissants et de phrases contournées et régence au point de faire rougir le talon des souliers de Rodolphe, qui n'avait jamais été si gentilhomme vieux-sèvres. L'invitation fut acceptée.
Rodolphe ignorait les premiers éléments de la danse à l'égal de la règle de trois. Mais il était mû par une audace extraordinaire, il n'hésita point à partir, et improvisa une danse inconnue à toutes les chorégraphies passées. C'était un pas qu'on appelle le pas des regrets et soupirs, et dont l'originalité obtint un incroyable succès. Les trois mille becs de gaz avaient beau lui tirer la langue, comme pour se moquer de lui, Rodolphe allait toujours, et jetait sans relâche, à la figure de sa danseuse, des poignées de madrigaux entièrement inédits.
—Hélas! disait le peintre Marcel, cela est incroyable, Rodolphe me fait l'effet d'un homme ivre qui se roule sur des verres cassés.
—En attendant, il a fait une femme superbe, dit un autre en voyant Rodolphe s'enfuir avec sa danseuse.
—Tu ne nous dis pas adieu, lui cria Marcel.
Rodolphe revint près de l'artiste et lui tendit la main. Cette main était froide et humide comme une pierre mouillée.
La compagne de Rodolphe était une robuste fille de Normandie, riche et abondante nature dont la rusticité native s'était promptement aristocratisée au milieu des élégances du luxe parisien et d'une vie oisive. Elle s'appelait quelque chose comme Madame Séraphine, et était pour le présent la maîtresse d'un rhumatisme, pair de France, qui lui donnait 50 louis par mois, qu'elle partageait avec un gentilhomme de comptoir qui ne lui donnait que des coups. Rodolphe lui avait plu, elle espéra qu'il ne lui donnerait rien, elle l'emmena chez elle.
—Lucile, dit-elle à sa femme de chambre, je n'y suis pour personne. Et, après avoir passé dans sa chambre, elle revint au bout de cinq minutes, revêtue d'un costume spécial. Elle trouva Rodolphe immobile et muet, car depuis son entrée il s'était malgré lui enfoncé dans des ténèbres plein de sanglots silencieux.
—Vous ne me regardez plus, tu ne me parles pas, dit Séraphine étonnée.
—Allons, se dit Rodolphe en relevant la tête, regardons-la, mais pour l'art seulement!
comme dit Raoul dans les Huguenots.
Séraphine était admirablement belle. Ces formes splendides, habilement mises en valeur par la coupe de son vêtement, s'accusaient pleines de provocations sous la demi-transparence du tissu. Toutes les impérieuses fièvres du désir se réveillèrent dans les veines de Rodolphe. Un chaud brouillard lui monta au cerveau. Il regarda Séraphine autrement que pour l'amour de l'esthétique, et il prit dans ses mains celles de la belle fille. C'étaient des mains sublimes et qu'on eût dites sculptées par les plus purs ciseaux de la statuaire grecque. Rodolphe sentit ces admirables mains trembler dans les siennes; et, de moins en moins critique d'art, il attira près de lui Séraphine, dont le visage se colorait déjà de cette rougeur qui est l'aurore de la volupté.
—Cette créature est un véritable instrument de plaisir un vrai stradivarius d'amour, et dont je jouerais volontiers un air, pensa Rodolphe, en entendant d'une manière très-distincte le cœur de la belle battre une charge précipitée.
En ce moment un coup de sonnette violent retentit à la porte de l'appartement.
—Lucile, Lucile, cria Séraphine à la femme de chambre, n'ouvrez pas; dites que je ne suis pas rentrée.
À ce nom de Lucile, deux fois prononcé, Rodolphe se leva.
—Je ne veux vous gêner en aucune façon, madame, dit-il. D'ailleurs, il faut que je me retire, il est tard et je demeure très-loin. Bonsoir.
—Comment! Vous partez? s'écria Séraphine en redoublant les éclairs de son regard. Pourquoi, pourquoi partez-vous? Je suis libre, vous pouvez rester.
—Impossible, répondit Rodolphe. J'attends ce soir un de mes parents qui arrive de la terre de feu, et il me déshériterait s'il ne me trouvait pas chez moi pour lui faire accueil. Bonsoir, madame!
Et il sortit avec précipitation. La servante alla l'éclairer, Rodolphe leva par mégarde les yeux sur elle. C'était une jeune femme frêle, à la démarche lente; son visage très-pâle faisait une charmante antithèse avec sa chevelure noire ondée naturellement, et ses yeux bleus semblaient deux étoiles malades.
—Ô fantôme! s'écria Rodolphe en se reculant devant celle qui portait le nom et le visage de sa maîtresse.
Arrière! Que me veux-tu? Et il descendit l'escalier à la hâte.
—Mais, madame, dit la camériste en rentrant chez sa maîtresse, il est fou, ce jeune homme!
—Dis donc qu'il est bête, répondit Séraphine exaspérée.
Oh! ajouta-t-elle, ça m'apprendra à être bonne. Si cet imbécile de Léon avait au moins l'esprit de venir à présent!
Léon était le gentilhomme dont la tendresse portait une cravache.
Rodolphe courut chez lui tout d'une haleine. En montant l'escalier, il trouva son chat écarlate qui poussait des gémissements plaintifs. Il y avait deux nuits déjà qu'il appelait ainsi vainement son amante infidèle, une Manon Lescaut angora, partie en campagne galante sur les toits d'alentour. Pauvre bête, dit Rodolphe, toi aussi on t'a trompé; ta Mimi t'a fait des traits comme la mienne. Bast! Consolons-nous. Vois-tu, ma pauvre bête, le cœur des femmes et des chattes est un abîme que les hommes et les chats ne pourront jamais sonder.
Lorsqu'il entra dans sa chambre, bien qu'il fît une chaleur épouvantable, Rodolphe crut sentir un manteau glacé descendre sur ses épaules. C'était le froid de la solitude, de la terrible solitude de la nuit que rien ne vient troubler. Il alluma sa bougie et aperçut alors la chambre dévastée. Les meubles ouvraient leurs tiroirs vides, et, du plafond au sol, une immense tristesse emplissait cette petite chambre, qui parut à Rodolphe plus grande qu'un désert. En marchant, il heurta du pied les paquets renfermant les objets appartenant à Mademoiselle Mimi, et il ressentit un mouvement de joie en voyant qu'elle n'était pas encore venue pour les prendre, comme elle lui avait dit qu'elle le ferait le matin. Rodolphe sentait, malgré tous ses combats, approcher l'heure de la réaction, et il devinait bien qu'une nuit atroce allait expier toute la joie amère qu'il avait dépensée dans la soirée. Cependant, il espérait que son corps, brisé par la fatigue, s'endormirait avant le réveil des angoisses, si longtemps comprimées dans son cœur.
Comme il s'approchait du lit et en écartait les rideaux, en voyant ce lit qui n'avait pas été dérangé depuis deux jours, devant les deux oreillers placés l'un à côté de l'autre, et sous l'un desquels se cachait encore à demi la garniture d'un bonnet de femme, Rodolphe sentit son cœur étreint dans l'invincible étau de cette douleur morne qui ne peut éclater. Il tomba au pied du lit, prit son front dans ses mains; et, après avoir jeté un regard dans cette chambre désolée, il s'écria:
—Ô petite Mimi, joie de ma maison, est-il bien vrai que vous soyez partie, que je vous ai renvoyée, et que je ne vous reverrai plus, mon Dieu! ô jolie tête brune qui avez si longtemps dormi à cette place, ne reviendrez-vous plus y dormir encore? ô voix capricieuse dont les caresses me donnaient le délire, et dont les colères me charmaient, est-ce que je ne vous entendrai plus? ô petites mains blanches aux veines bleues, vous à qui j'avais fiancé mes lèvres, ô petites mains blanches, avez-vous donc reçu mon dernier baiser? Et Rodolphe plongeait, avec une ivresse délirante, sa tête dans les oreillers, encore imprégnés des parfums de la chevelure de son amie. Du fond de cette alcôve il lui semblait voir sortir le fantôme des belles nuits qu'il avait passées avec sa jeune maîtresse. Il entendait retentir claire et sonore, au milieu du silence nocturne, le rire épanoui de Mademoiselle Mimi, et il se ressouvint de cette charmante et contagieuse gaieté avec laquelle elle avait su tant de fois lui faire oublier tous les embarras et toutes les misères de leur existence hasardeuse.
Pendant toute cette nuit il passa en revue les huit mois qu'il venait d'écouler auprès de cette jeune femme qui ne l'avait jamais aimé peut-être, mais dont les tendres mensonges avaient su rendre au cœur de Rodolphe sa jeunesse et sa virilité premières.
L'aube blanchissante le surprit au moment où, vaincu par la fatigue, il venait de fermer les yeux rougis par les larmes versées durant cette nuit. Veille douloureuse et terrible, et comme les plus railleurs et les plus sceptiques d'entre nous pourraient en retrouver plus d'une au fond de leur passé.
Le matin, lorsque ses amis entrèrent chez lui, ils furent effrayés en voyant Rodolphe, dont le visage était ravagé par toutes les angoisses qui l'avaient assailli durant sa veille au mont d'oliviers de l'amour.
—Bon, dit Marcel, j'en étais sûr: c'est sa gaieté d'hier qui lui a tourné sur le cœur. Ça ne peut pas durer comme ça.
Et, de concert avec deux ou trois camarades, il commença sur Mademoiselle Mimi une foule de révélations indiscrètes, dont chaque mot s'enfonçait comme une épine au cœur de Rodolphe. Ses amis lui prouvèrent que de tout temps sa maîtresse l'avait trompé comme un niais, chez lui et au dehors, et que cette créature pâle comme l'ange de la phthisie était un écrin de sentiments mauvais et d'instincts féroces.
Et l'un et l'autre, ils alternèrent ainsi dans la tâche qu'ils avaient entreprise, et dont le but était d'amener Rodolphe à ce point où l'amour aigri se change en mépris; mais ce but ne fut atteint qu'à moitié. Le désespoir du poëte se changea en colère. Il se jeta avec rage sur les paquets qu'il avait préparés la veille; et après avoir mis de côté tous les objets que sa maîtresse avait en sa possession en entrant chez lui, il garda tout ce qu'il lui avait donné pendant leur liaison, c'est-à-dire la plus grande partie, et surtout les choses de toilette auxquelles Mademoiselle Mimi tenait par toutes les fibres de sa coquetterie, devenue insatiable dans les derniers temps.
Mademoiselle Mimi vint le lendemain dans la journée pour prendre ses effets. Rodolphe était chez lui et seul. Il fallut que toutes les puissances de l'amour-propre le retinssent, pour qu'il ne se jetât point au cou de sa maîtresse. Il lui fit un accueil plein d'injures muettes, et Mademoiselle Mimi lui répondit par ces insultes froides et aiguës qui font pousser des griffes aux plus faibles et aux plus timides. Devant le dédain avec lequel sa maîtresse le flagellait avec une opiniâtreté insolente, la colère de Rodolphe éclata brutale et effrayante; un instant, Mimi, blanche de terreur, se demanda si elle allait sortir vivante d'entre ses mains. Aux cris qu'elle poussa, quelques voisins accoururent et l'arrachèrent de la chambre de Rodolphe.
Deux jours après, une amie de Mimi vint demander à Rodolphe s'il voulait rendre les affaires qu'il avait gardées chez lui.
—Non, répondit-il.
Et il fit causer la messagère de sa maîtresse. Cette femme lui apprit que la jeune Mimi était dans une situation fort malheureuse, et qu'elle allait manquer de logement.
—Et son amant, dont elle est si folle?
—Mais, répondit Amélie, l'amie en question, ce jeune homme n'a point l'intention de la prendre pour maîtresse. Il en a une depuis fort longtemps, et il paraît peu s'occuper de Mimi, qui est à ma charge et m'embarrasse beaucoup.
—Qu'elle s'arrange, dit Rodolphe, elle l'a voulu; ça ne me regarde pas... Et il fit des madrigaux à Mademoiselle Amélie, et lui persuada qu'elle était la plus belle femme du monde.
Amélie fit part à Mimi de son entrevue avec Rodolphe.
—Que dit-il? Que fait-il? demanda Mimi. Vous a-t-il parlé de moi?
—Aucunement; vous êtes déjà oubliée, ma chère. Rodolphe a une nouvelle maîtresse, et il lui a acheté une toilette superbe, car il a reçu beaucoup d'argent, et lui-même est vêtu comme un prince. Il est très-aimable, ce jeune homme, et il m'a dit des choses charmantes.
—Je saurai ce que cela veut dire, pensa Mimi.
Tous les jours, Mademoiselle Amélie venait voir Rodolphe sous un prétexte quelconque; et, quoi qu'il fît, celui-ci ne pouvait s'empêcher de lui parler de Mimi.
—Elle est fort gaie, répondait l'amie, et n'a point l'air de se préoccuper de sa position. Au reste, elle assure qu'elle reviendra avec vous quand elle voudra, sans faire aucune avance et uniquement pour faire enrager vos amis.
—C'est bien, dit Rodolphe; qu'elle vienne et nous verrons.
Et il recommença à faire la cour à Amélie, qui s'en allait tout rapporter à Mimi, et assurait que Rodolphe était fort épris d'elle.
—Il m'a encore baisé la main et le cou, lui disait-elle; voyez, c'est tout rouge. Il veut m'emmener au bal demain.
—Ma chère amie, dit Mimi piquée, je vois où vous en voulez venir, à me faire croire que Rodolphe est amoureux de vous, et qu'il ne pense plus à moi. Mais vous perdez votre temps, et avec lui, et avec moi. Le fait était que Rodolphe n'était aimable avec Amélie que pour l'attirer chez lui souvent, et avoir l'occasion de lui parler de sa maîtresse, mais avec un machiavélisme qui avait peut-être son but; et, s'apercevant bien que Rodolphe aimait toujours Mimi, et que celle-ci n'était pas éloignée de rentrer avec lui, Amélie s'efforçait, par des rapports adroitement inventés, à éviter tout ce qui pourrait rapprocher les deux amants.
Le jour où elle devait aller au bal, Amélie vint dans la matinée demander à Rodolphe si la partie tenait toujours.
—Oui, lui répondit-il, je ne veux pas manquer l'occasion d'être le chevalier de la plus belle personne des temps modernes.
Amélie prit l'air coquet qu'elle avait le soir de son unique début dans un théâtre de la banlieue, dans les quatrièmes rôles de soubrette, et elle promit qu'elle serait prête pour le soir.
—À propos, fit Rodolphe, dites à Mademoiselle Mimi que, si elle veut faire une infidélité à son amant en ma faveur et venir passer une nuit chez moi, je lui rendrai toutes ses affaires.
Amélie fit la commission de Rodolphe et prêta à ses paroles un sens tout autre que celui qu'elle avait su deviner.
—Votre Rodolphe est un homme ignoble, dit-elle à Mimi, sa proposition est une infamie. Il veut vous faire descendre par cette démarche au rang des plus viles créatures; et si vous allez chez lui, non-seulement il ne vous rendra pas vos affaires, mais il vous servira en risée à tous ses amis: c'est une conspiration arrangée entre eux.
—Je n'irai pas, dit Mimi; et comme elle vit Amélie en train de préparer sa toilette, elle lui demanda si elle allait au bal.
—Oui, répondit l'autre.
—Avec Rodolphe?
—Oui, il doit venir m'attendre ce soir à vingt pas de la maison.
—Bien du plaisir, dit Mimi; et voyant l'heure du rendez-vous avancer, elle courut en toute hâte chez l'amant de Mademoiselle Amélie et le prévint que celle-ci était en train de lui machiner une petite trahison avec son ancien amant à elle.
Le monsieur, jaloux comme un tigre et brutal comme un bâton, arriva chez Mademoiselle Amélie, et lui annonça qu'il trouvait excellent qu'elle passât la soirée avec lui.
À huit heures, Mimi courut à l'endroit où Rodolphe devait trouver Amélie. Elle aperçut son amant qui se promenait dans l'attitude d'un homme qui attend; elle passa deux fois à côté de lui, sans oser l'aborder. Rodolphe était mis très-élégamment ce soir-là, et les crises violentes auxquelles il était en proie depuis huit jours avaient donné à son visage un grand caractère. Mimi fut singulièrement émue. Enfin, elle se décida à lui parler. Rodolphe l'accueillit sans colère, et lui demanda des nouvelles de sa santé, après quoi il s'informa du motif qui l'amenait près de lui; tout cela d'une voix douce, et où un accent de tendresse cherchait à se contraindre.
—C'est une mauvaise nouvelle que je viens vous annoncer: Mademoiselle Amélie ne peut venir au bal avec vous, son amant la retient.
—J'irai donc au bal tout seul.
Ici, Mademoiselle Mimi feignit de trébucher et s'appuya sur l'épaule de Rodolphe. Il lui prit le bras et lui proposa de la reconduire chez elle.
—Non, dit Mimi, j'habite avec Amélie; et, comme elle est avec son amant, je ne pourrai rentrer que lorsqu'il sera parti.
—Écoutez, lui dit alors le poëte, je vous ai fait faire tantôt une proposition par Mademoiselle Amélie; vous l'a-t-elle transmise?
—Oui, dit Mimi, mais en des termes auxquels, même après ce qui est arrivé, je n'ai pu ajouter foi. Non, Rodolphe, je n'ai pas cru que, malgré tout ce que vous pouvez avoir à me reprocher, vous me croyiez assez peu de cœur pour accepter un semblable marché.
—Vous ne m'avez pas compris, ou on vous a mal rapporté les choses. Ce qui est dit est toujours dit, fit Rodolphe; il est neuf heures, vous avez encore trois heures de réflexion. Ma clef sera sur ma porte jusqu'à minuit. Bonsoir. Adieu, ou au revoir.
—Adieu donc, dit Mimi d'une voix tremblante. Et ils se quittèrent... Rodolphe rentra chez lui et se jeta tout habillé sur son lit. À onze heures et demie Mademoiselle Mimi entrait dans sa chambre.
—Je viens vous demander l'hospitalité, dit-elle: l'amant d'Amélie est resté chez elle, et je n'ai pu rentrer.
Jusqu'à trois heures du matin ils causèrent. Une conversation explicative, où de temps en temps le tu familier succédait au vous de la discussion officielle.
À quatre heures leur bougie s'éteignit. Rodolphe voulut en allumer une neuve.
—Non, dit Mimi, ce n'est point la peine; il est bien temps de dormir.
Et cinq minutes après, sa jolie tête brune avait repris sa place sur l'oreiller; et, d'une voix pleine de tendresse, elle appelait les lèvres de Rodolphe sur ses petites mains blanches aux veines bleues, dont la pâleur nacrée luttait avec les blancheurs du drap. Rodolphe n'alluma pas la bougie.
Le lendemain matin, Rodolphe se leva le premier; et, montrant à Mimi plusieurs paquets, il lui dit très-doucement:
—Voici ce qui vous appartient, vous pouvez l'emporter; je tiens ma parole.
—Oh! dit Mimi, je suis bien fatiguée, voyez-vous, et je ne pourrai pas emporter tous ces gros paquets d'une seule fois. J'aime mieux revenir.
Et comme elle s'était habillée, elle prit seulement une collerette et une paire de manchettes.
—J'emporterai ce qui reste... petit à petit, ajouta-t-elle en souriant.
—Allons, dit Rodolphe, emporte tout ou n'emporte rien; mais que cela finisse.
—Que cela recommence, au contraire, et que cela dure surtout, dit la jeune Mimi en embrassant Rodolphe.
Après avoir déjeuné ensemble, ils partirent pour aller à la campagne. En traversant le Luxembourg, Rodolphe rencontra un grand poëte qui l'avait toujours accueilli avec une charmante bonté. Par convenance, Rodolphe allait feindre de ne pas le voir. Mais le poëte ne lui en donna pas le temps; et, en passant près de lui, il lui fit un geste amical, et salua sa jeune compagne avec un gracieux sourire.
—Quel est ce monsieur? demanda Mimi.
Rodolphe lui répondit un nom qui la fit rougir de plaisir et d'orgueil.
—Oh! dit Rodolphe, cette rencontre du poëte qui a si bien chanté l'amour est d'un bon augure, et portera bonheur à notre réconciliation.
—Je t'aime, va, dit Mimi en serrant la main de son ami, bien qu'il fussent au milieu de la foule.
—Hélas! Pensa Rodolphe, lequel vaut le mieux, ou de se laisser tromper toujours pour avoir cru, ou ne croire jamais dans la crainte d'être trompé toujours?
XV
DONEC GRATUS...
Nous avons raconté comment le peintre Marcel avait connu Mademoiselle Musette. Unis un matin par le ministère du caprice, qui est le maire du 13e arrondissement, ils avaient cru, ainsi que la chose arrive souvent, s'épouser sous le régime de la séparation de cœur. Mais un soir, après une violente querelle où ils avaient résolu de se quitter sur-le-champ, ils s'aperçurent que leurs mains, qui s'étaient serrées en signe d'adieu, ne voulaient plus se séparer. Presque à leur insu leur caprice était devenu de l'amour. Ils se l'avouèrent tous deux en riant à moitié.
—C'est très-grave ce qui nous arrive là, dit Marcel. Comment diable avons-nous donc fait?
—Oh! reprit Musette, nous sommes des maladroits, nous n'avons pas pris assez de précautions.
—Qu'est-ce qu'il y a? dit en entrant Rodolphe, devenu le voisin de Marcel.
—Il y a, répondit celui-ci en désignant Musette, que mademoiselle et moi, nous venons de faire une jolie découverte. Nous sommes amoureux. Ça nous sera venu en dormant.
—Oh! Oh! en dormant, je ne crois pas, fit Rodolphe. Mais qu'est-ce qui prouve que vous aimez? Vous exagérez peut-être le danger.
—Parbleu! reprit Marcel, nous ne pouvons pas nous souffrir.
—Et nous ne pouvons plus nous quitter, ajouta Musette.
—Alors, mes enfants, votre affaire est claire. Vous avez voulu jouer au plus fin, et vous avez perdu tous les deux. C'est mon histoire avec Mimi. Voilà bientôt deux calendriers que nous usons à nous disputer jour et nuit. C'est avec ce système-là qu'on éternise les mariages. Unissez un oui avec un non, vous obtiendrez un ménage Philémon et Baucis. Votre intérieur va faire pendant au mien; et si Schaunard et Phémie viennent demeurer dans la maison, comme ils nous en ont menacés, notre trio de ménages en fera une habitation bien agréable.
En ce moment Gustave Colline entra. On lui apprit l'accident qui venait d'arriver à Musette et à Marcel.
—Eh bien, philosophe, dit celui-ci, que penses-tu de ça?
Colline gratta le poil du chapeau qui lui servait de toit, et murmura:
—J'en étais sûr d'avance. L'amour est un jeu du hasard. Qui s'y frotte s'y pique. Il n'est pas bon que l'homme soit seul.
Le soir, en rentrant, Rodolphe dit à Mimi:
—Il y a du nouveau. Musette est folle de Marcel, et ne veut plus le quitter.
—Pauvre fille! répondit Mimi. Elle qui a si bon appétit!
—Et de son côté, Marcel est empoigné par Musette. Il l'adore à trente-six carats, comme dirait cet intrigant de Colline.
—Pauvre garçon! dit Mimi, lui qui est si jaloux!
—C'est vrai, dit Rodolphe, lui et moi nous sommes élèves d'Othello.
Quelque temps après, aux ménages de Rodolphe et de Marcel vint se joindre le ménage de Schaunard; le musicien emménageait dans la maison, avec Phémie, Teinturière.
À compter de ce jour, tous les autres voisins dormirent sur un volcan, et, à l'époque du terme, ils envoyaient un congé unanime au propriétaire.
En effet, peu de jours se passaient sans qu'un orage éclatât dans l'un des ménages. Tantôt c'était Mimi et Rodolphe qui, n'ayant plus la force de parler, s'expliquaient à l'aide des projectiles qui leur tombaient sous la main. Le plus souvent c'était Schaunard qui faisait, au bout d'une canne, quelques observations à la mélancolique Phémie. Quant à Marcel et Musette, leurs discussions étaient renfermées dans le silence du huit clos; ils prenaient au moins la précaution de fermer leurs portes et leurs fenêtres.
Si d'aventure la paix régnait dans les ménages, les autres locataires n'étaient pas moins victimes de cette concorde passagère. L'indiscrétion des cloisons mitoyennes laissait pénétrer chez eux tous les secrets des ménages bohèmes, et les initiait malgré eux à tous leurs mystères. Aussi, plus d'un voisin préférait-il le casus belli aux ratifications des traités de paix.
Ce fut, à vrai dire, une singulière existence que celle qu'on mena pendant six mois. La plus loyale fraternité se pratiquait sans emphase dans ce cénacle, où tout était à tous et se partageait en entrant, bonne ou mauvaise fortune.
Il y avait dans le mois certains jours de splendeur, où l'on ne serait pas descendu dans la rue sans gants, jours de liesse, où l'on dînait toute la journée. Il y en avait d'autres où l'on serait presque allé à la cour sans bottes, jours de carême où, après n'avoir pas déjeuné en commun, on ne dînait pas ensemble, ou bien l'on arrivait, à force de combinaisons économiques, à réaliser un de ces repas dans lesquels les assiettes et les couverts faisaient relâche, comme disait Mademoiselle Mimi.
Mais, chose prodigieuse c'est que, dans cette association où se trouvaient pourtant trois femmes jeunes et jolies, aucune ébauche de discorde ne s'éleva entre les hommes; ils s'agenouillaient souvent devant les plus futiles caprices de leurs maîtresses, mais pas un d'eux n'eût hésité un instant entre la femme et l'ami.
L'amour naît surtout de la spontanéité; c'est une improvisation. L'amitié, au contraire, s'édifie pour ainsi dire: c'est un sentiment qui marche avec circonspection; c'est l'égoïsme de l'esprit, tandis que l'amour c'est l'égoïsme du cœur.
Il y avait six ans que les bohèmes se connaissaient. Ce long espace de temps passé dans une intimité quotidienne avait, sans altérer l'individualité bien tranchée de chacun, amené entre eux un accord d'idées, un ensemble qu'ils n'auraient pas trouvé ailleurs. Ils avaient des mœurs qui leur étaient propres, un langage intime dont les étrangers n'auraient pas su trouver la clef. Ceux qui ne les connaissaient pas particulièrement appelaient leur liberté d'allure du cynisme. Ce n'était pourtant que de la franchise. Esprits rétifs à toute chose imposée, ils avaient tous le faux en haine et le commun en mépris. Accusés de vanités exagérées, ils répondaient en étalant fièrement le programme de leur ambition; et, ayant la conscience de leur valeur, ils ne s'abusaient pas sur eux-mêmes.
Depuis tant d'années qu'ils marchaient ensemble dans la même vie, mis souvent en rivalité par nécessité d'état, ils ne s'étaient pas quitté la main et avaient passé, sans y prendre garde, sur les questions personnelles d'amour-propre, toutes les fois qu'on avait essayé d'en élever entre eux pour les désunir. Ils s'estimaient d'ailleurs les uns les autres juste ce qu'ils valaient; et l'orgueil, qui est le contre-poison de l'envie, les préservait de toutes les petites jalousies de métier.
Cependant, après six mois de vie en commun, une épidémie de divorce s'abattit tout à coup sur les ménages.
Schaunard ouvrit la marche. Un jour, il s'aperçut que Phémie, Teinturière, avait un genou mieux fait que l'autre; et comme, en fait de plastique, il était d'un purisme austère, il renvoya Phémie, lui donnant pour souvenir la canne avec laquelle il lui faisait de si fréquentes observations. Puis il retourna demeurer chez un parent qui lui offrait un logement gratis.
Quinze jours après, Mimi quittait Rodolphe pour monter dans les carrosses du jeune vicomte Paul, l'ancien élève de Carolus Barbemuche, qui lui avait promis des robes couleur du soleil.
Après Mimi, ce fut Musette qui prit la clef des champs et rentra à grand bruit dans l'aristocratie du monde galant, qu'elle avait quitté pour suivre Marcel.
Cette séparation eut lieu sans querelle, sans secousse, sans préméditation. Née d'un caprice qui était devenu de l'amour, cette liaison fut rompue par un autre caprice.
Un soir du carnaval, au bal masqué de l'Opéra, où elle était allée avec Marcel, Musette eut pour vis-à-vis dans une contredanse un jeune homme qui autrefois lui avait fait la cour. Ils se reconnurent et, tout en dansant, échangèrent quelques paroles. Sans le vouloir peut-être, en instruisant ce jeune homme de sa vie présente, laissa-t-elle échapper un regret sur sa vie passée. Tant fut-il qu'à la fin du quadrille, Musette se trompa; et, au lieu de donner la main à Marcel qui était son cavalier, elle prit la main de son vis-à-vis, qui l'entraîna et disparut avec elle dans la foule.
Marcel la chercha, assez inquiet. Au bout d'une heure, il la trouva au bras du jeune homme; elle sortait du café de l'opéra, la bouche pleine de refrains. En apercevant Marcel, qui s'était mis dans un angle les bras croisés, elle lui fit un signe d'adieu, en lui disant: je vais revenir.
—C'est-à-dire ne m'attendez pas, traduisit Marcel. Il était jaloux, mais il était logique et connaissait Musette; aussi ne l'attendit-il pas; il rentra chez lui le cœur gros néanmoins, mais l'estomac léger. Il chercha dans une armoire s'il n'y avait pas quelques reliefs à manger; il aperçut un morceau de pain granitique et un squelette de hareng saur.
—Je ne pouvais pas lutter contre des truffes, pensa-t-il. Au moins Musette aura soupé. Et après avoir passé un coin de son mouchoir sur ses yeux, sous le prétexte de se moucher, il se coucha.
Deux jours après, Musette se réveillait dans un boudoir tendu de rose. Un coupé bleu l'attendait à sa porte, et toutes les fées de la mode, mises en réquisition, apportaient leurs merveilles à ses pieds. Musette était ravissante, et sa jeunesse semblait encore rajeunir au milieu de ce cadre d'élégances. Alors elle recommença l'ancienne existence, fut de toutes les fêtes et reconquit sa célébrité. On parla d'elle partout, dans les coulisses de la bourse et jusque dans les buvettes parlementaires. Quant à son nouvel amant, M. Alexis, c'était un charmant jeune homme. Souvent il se plaignait à Musette de la trouver un peu légère et un peu insoucieuse lorsqu'il lui parlait de son amour; alors Musette le regardait en riant, lui tapait dans la main, et lui disait:
—Que voulez-vous, mon cher? Je suis restée pendant six mois avec un homme qui me nourrissait de salade et de soupe sans beurre, qui m'habillait avec une robe d'indienne et me menait beaucoup à l'Odéon, parce qu'il n'était pas riche. Comme l'amour ne coûte rien, et que j'étais folle de ce monstre, nous avons considérablement dépensé d'amour. Il ne m'en reste guère que des miettes. Ramassez-les, je ne vous en empêche pas. Au reste, je ne vous ai pas triché; et si les rubans ne coûtaient pas si cher, je serais encore avec mon peintre. Quant à mon cœur, depuis que j'ai un corset de quatre-vingts francs, je ne l'entends pas faire grand bruit, et j'ai bien peur de l'avoir oublié dans un des tiroirs de Marcel.
La disparition des trois ménages bohèmes occasionna une fête dans la maison qu'ils avaient habitée. En signe de réjouissance, le propriétaire donna un grand dîner, et les locataires illuminèrent leurs fenêtres.
Rodolphe et Marcel avaient été se loger ensemble; ils avaient pris chacun une idole dont ils ne savaient pas bien le nom au juste. Quelquefois il leur arrivait, l'un de parler de Musette, l'autre de Mimi; alors ils en avaient pour la soirée. Ils se rappelaient leur ancienne vie et les chansons de Musette, et les chansons de Mimi, et les nuits blanches, et les paresseuses matinées, et les dîners faits en rêve. Une à une, ils faisaient raisonner dans ces duos de souvenirs toutes ces heures envolées; et ils finissaient ordinairement par ce dire: qu'après tout, ils étaient encore heureux de se trouver ensemble, les pieds sur les chenets, tisonnant la bûche de décembre, fumant leur pipe, et de savoir l'un l'autre, comme un prétexte à causerie, pour se raconter tout haut à eux-mêmes ce qu'ils se disaient tout bas lorsqu'ils étaient seuls: qu'ils avaient beaucoup aimé ces créatures disparues en emportant un lambeau de leur jeunesse, et que peut-être ils les aimaient encore.
Un soir, en traversant le boulevard, Marcel aperçut à quelques pas de lui une jeune dame qui, en descendant de voiture, laissait voir un bout de bas blanc d'une correction toute particulière; le cocher lui-même dévorait des yeux ce charmant pourboire.
—Parbleu, fit Marcel, voilà une jolie jambe; j'ai bien envie de lui offrir mon bras; voyons un peu... de quelle façon l'aborderai-je? Voilà mon affaire... c'est assez neuf.
—Pardon, madame, dit-il en s'approchant de l'inconnue dont il ne put tout d'abord voir le visage, vous n'auriez pas par hasard trouvé mon mouchoir?
—Si, monsieur, répondit la jeune femme; le voici. Et elle mit dans la main de Marcel un mouchoir qu'elle tenait à la main.
L'artiste roula dans un précipice d'étonnement. Mais tout à coup un éclat de rire qu'il reçut en plein visage le fit revenir à lui; à cette joyeuse fanfare, il reconnut ses anciennes amours.
C'était Mademoiselle Musette.
—Ah! s'écria-t-elle, Monsieur Marcel qui fait la chasse aux aventures. Comment la trouves-tu celle-là, hein? Elle ne manque pas de gaieté.
—Je la trouve supportable, répondit Marcel.
—Où vas-tu si tard dans ce quartier? demanda Musette.
—Je vais dans ce monument, fit l'artiste en indiquant un petit théâtre où il avait ses entrées.
—Pour l'amour de l'art?
—Non, pour l'amour de Laure. Tiens, pensa Marcel, voilà un calembour, je le vendrai à Colline: il en fait collection.
—Qu'est-ce que Laure? continua Musette dont les regards jetaient des points d'interrogation. Marcel continua sa mauvaise plaisanterie.
—C'est une chimère que je poursuis et qui joue les ingénues dans ce petit endroit. Et il chiffonnait de la main un jabot idéal.
—Vous êtes bien spirituel ce soir, dit Musette.
—Et vous bien curieuse, fit Marcel.
—Parlez donc moins haut, tout le monde nous entend; on va nous prendre pour des amoureux qui se disputent.
—Ça ne serait pas la première fois que cela nous arriverait, dit Marcel.
Musette vit une provocation dans cette phrase et répliqua prestement:
—Et ça ne sera peut-être pas la dernière, hein? Le mot était clair; il siffla comme une balle à l'oreille de Marcel.
—Splendeurs des cieux, dit-il en regardant les étoiles vous êtes témoins que ce n'est pas moi qui ai tiré le premier. Vite ma cuirasse!
À compter de ce moment le feu était engagé.
Il ne s'agissait plus que de trouver un trait d'union convenable pour aboucher ces deux fantaisies qui venaient de se réveiller si vivaces.
Tout en marchant, Musette regardait Marcel, et Marcel regardait Musette. Ils ne se parlaient pas; mais leurs yeux, ces plénipotentiaires du cœur, se rencontraient souvent. Au bout d'un quart d'heure de diplomatie, ce congrès de regards avait tacitement arrangé l'affaire. Il n'y avait plus qu'à ratifier.
La conversation interrompue se renoua.
—Franchement, dit Musette à Marcel, où allais-tu tout à l'heure?
—Je te l'ai dit, j'allais voir Laure.
—Est-elle jolie?
—Sa bouche est un nid de sourires.
—Connu, dit Musette.
—Mais toi-même, fit Marcel, d'où venais-tu sur les ailes de cette citadine?
—Je venais de conduire au chemin de fer Alexis, qui va faire un tour dans sa famille.
—Quel homme est-ce que cet Alexis?
—À son tour, Musette fit de son amant actuel un ravissant portrait. Tout en se promenant, Marcel et Musette continuèrent ainsi, en plein boulevard, cette comédie du revenez-y de l'amour. Avec la même naïveté, tour à tour tendre et railleuse, ils refaisaient strophe à strophe cette ode immortelle où Horace et Lydie vantent avec tant de grâce les charmes de leurs amours nouvelles, et finissent par ajouter un post-scriptum à leurs anciennes amours. Comme ils arrivaient au détour d'une rue, une assez forte patrouille déboucha tout à coup.
Musette organisa une petite attitude effrayée, et se cramponnant au bras de Marcel elle lui dit:
—Ah! mon Dieu, vois donc, voilà de la troupe qui arrive, il va encore y avoir une révolution. Sauvons-nous, j'ai une peur affreuse; viens me reconduire!
—Mais où allons-nous? demanda Marcel.
—Chez moi, dit Musette; tu verras comme c'est joli. Je t'offre à souper, nous parlerons politique.
—Non, dit Marcel qui pensait à M. Alexis; je n'irai pas chez toi malgré l'offre du souper. Je n'aime pas boire mon vin dans le verre des autres.
Musette resta muette devant ce refus. Puis, à travers le brouillard de ses souvenirs, elle aperçut le pauvre intérieur du pauvre artiste; car Marcel n'était pas devenu millionnaire; alors Musette eut une idée; et, profitant de la rencontre d'une autre patrouille, elle manifesta une nouvelle terreur.
—On va se battre, s'écria-t-elle; je n'oserai jamais rentrer chez moi. Marcel, mon ami, mène-moi chez une de mes amies qui doit demeurer dans ton quartier.
En traversant le pont neuf, Musette poussa un éclat de rire.
—Qu'y a-t-il? demanda Marcel.
—Rien! dit Musette; je me rappelle que mon amie est déménagée; elle demeure aux Batignolles.
En voyant arriver Marcel et Musette, bras dessus, bras dessous, Rodolphe ne fut pas étonné.
—Ces amours mal enterrées, dit-il, c'est toujours comme ça!
XVI
LE PASSAGE DE LA MER ROUGE
Depuis cinq ou six ans, Marcel travaillait à ce fameux tableau qu'il affirmait devoir représenter le Passage de la mer Rouge et, depuis cinq ou six ans, ce chef-d'œuvre de couleur était refusé avec obstination par le jury. Aussi, à force d'aller et de revenir de l'atelier de l'artiste au musée, et du musée à l'atelier, le tableau connaissait si bien le chemin, que, si on l'eût placé sur des roulettes, il eût été en état de se rendre tout seul au Louvre. Marcel, qui avait refait dix fois, et du haut en bas remanié cette toile, attribuait à une hostilité personnelle des membres du jury l'ostracisme qui le repoussait annuellement du salon carré; et, dans ses moments perdus, il avait composé en l'honneur des cerbères de l'institut un petit dictionnaire d'injures, avec des illustrations d'une férocité aiguë. Ce recueil, devenu célèbre, avait obtenu dans les ateliers et à l'école des beaux-arts le succès populaire qui s'est attaché à l'immortelle complainte de Jean Bélin, peintre ordinaire du grand sultan des turcs; tous les rapins de Paris en avaient un exemplaire dans leur mémoire.
Pendant longtemps, Marcel ne s'était pas découragé des refus acharnés qui l'accueillaient à chaque exposition. Il s'était confortablement assis dans cette opinion que son tableau était, dans des proportions moindres, le pendant attendu par les Noces de Cana, ce gigantesque chef-d'œuvre dont la poussière de trois siècles n'a pu ternir l'éclatante splendeur. Aussi, chaque année, à l'époque du salon, Marcel envoyait son tableau à l'examen du jury. Seulement, pour dérouter les examinateurs et tâcher de les faire faillir dans le parti pris d'exclusion qu'ils paraissaient avoir envers le Passage de la mer Rouge, Marcel, sans rien déranger à la composition générale, modifiait quelque détail et changeait le titre de son tableau.
Ainsi, une fois il arriva devant le jury sous le nom de Passage du Rubicon; mais Pharaon, mal déguisé sous le manteau de César, fut reconnu et repoussé avec tous les honneurs qui lui étaient dus.
L'année suivante, Marcel jeta sur un des plans de sa toile une couche de blanc simulant la neige, planta un sapin dans un coin, et, habillant un égyptien en grenadier de la garde impériale, baptisa son tableau: Passage de la Bérésina.
Le jury, qui avait ce jour-là récuré ses lunettes sur le parement de son habit à palmes vertes, ne fut point dupe de cette nouvelle ruse. Il reconnut parfaitement la toile obstinée, surtout à un grand diable de cheval multicolore qui se cabrait au bout d'une vague de la mer Rouge. La robe de ce cheval servait à Marcel pour toutes ses expériences de coloris, et dans son langage familier, il l'appelait tableau synoptique des tons fins, parce qu'il reproduisait, avec leurs jeux d'ombre et de lumière, toutes les combinaisons les plus variées de la couleur. Mais une fois encore, insensible à ce détail, le jury n'eut pas assez de boules noires pour refuser le Passage de la Bérésina.
—Très-bien, dit Marcel, je m'y attendais. L'année prochaine je le renverrai sous le titre de: Passage des Panoramas.
—Ils seront bien attrapés... trapés... attrape... trape... chantonna le musicien Schaunard sur un air nouveau de sa composition, un air terrible, bruyant comme une gamme de coups de tonnerre, et dont l'accompagnement était redouté de tous les pianos circonvoisins.
—Comment peuvent-ils refuser cela sans que tout le vermillon de ma mer Rouge leur monte au visage et les couvre de honte? murmurait Marcel en contemplant son tableau... quand on pense qu'il y a là-dedans pour cent écus de couleur et pour un million de génie, sans compter ma belle jeunesse, devenu chauve comme mon feutre. Une œuvre sérieuse qui ouvre de nouveaux horizons à la science des glacis. Mais ils n'auront pas le dernier; jusqu'à mon dernier soupir, je leur enverrai mon tableau. Je veux qu'il se grave dans leur mémoire.
—C'est la plus sûre manière de le faire jamais graver, dit Gustave Colline d'une voix plaintive; et en lui-même il ajouta: il est très-joli, celui-là, très-joli... je le répéterai dans les sociétés. Marcel continuait ses imprécations, que Schaunard continuait à mettre en musique.
—Ah! Ils ne veulent pas me recevoir, disait Marcel.
Ah! Le gouvernement les paye, les loge et leur donne la croix, uniquement dans le seul but de me refuser une fois par an, le premier mars, une toile de cent sur châssis à clef... je vois distinctement leur idée, je la vois très-distinctement; ils veulent me faire briser mes pinceaux. Ils espèrent peut-être, en me refusant ma mer Rouge, que je vais me jeter dedans par la fenêtre du désespoir. Mais, ils connaissent bien mal mon cœur humain, s'ils comptent me prendre à cette ruse grossière. Je n'attendrai même plus l'époque du salon. À compter d'aujourd'hui, mon œuvre devient le tableau de Damoclès éternellement suspendu sur leur existence. Maintenant, je vais une fois par semaine l'envoyer chez chacun d'eux, à domicile, au sein de leur famille, au plein cœur de leur vie privée. Il troublera leurs joies domestiques, il leur fera trouver le vin sûr, le rôti brûlé, et leurs épouses amères. Ils deviendront fous très-rapidement, et on leur mettra la camisole de force pour aller à l'institut les jours de séance. Cette idée me sourit.
Quelques jours après, et comme Marcel avait déjà oublié ses terribles plans de vengeance contre ses persécuteurs, il reçut la visite du père Médicis. On appelait ainsi dans le cénacle un juif nommé Salomon et qui, à cette époque, était très-connu de toute la Bohème artistique et littéraire, avec qui il était en perpétuels rapports. Le père Médicis négociait dans tous les genres de bric-à-brac. Il vendait des mobiliers complets depuis douze francs jusqu'à mille écus. Il achetait tout et savait le revendre avec bénéfice. La banque d'échange de M. Proudhon est bien peu de chose comparée au système appliqué par Médicis, qui possédait le génie du trafic à un degré auquel les plus habiles de sa religion n'étaient point arrivés jusque-là. Sa boutique, située place du carrousel, était un lieu féerique où l'on trouvait toute chose à souhait. Tous les produits de la nature, toutes les créations de l'art, tout ce qui sort des entrailles de la terre et du génie humain, Médicis en faisait un objet de négoce. Son commerce touchait à tout, absolument à tout ce qui existe, il travaillait même dans l'idéal. Médicis achetait des idées pour les exploiter lui-même ou les revendre. Connu de tous les littérateurs et de tous les artistes, intime de la palette et familier de l'écritoire, c'était l'Asmodée des arts. Il vous vendait des cigares contre un plan de feuilleton, des pantoufles contre un sonnet, de la marée fraîche contre des paradoxes; il causait à l'heure avec les écrivains chargés de raconter dans les gazettes les cancans du monde; il vous procurait des places dans les tribunes des parlements, et des invitations pour les soirées particulières; il logeait à la nuit, à la semaine ou au mois les rapins errants, qui le payaient en copies faites au Louvre d'après les maîtres. Les coulisses n'avaient point de mystères pour lui. Il vous faisait recevoir des pièces dans les théâtres; il vous obtenait des tours de faveur. Il avait dans la tête un exemplaire de l'almanach des vingt-cinq mille adresses, et connaissait la demeure, les noms et les secrets de toutes les célébrités, même obscures.
Quelques pages copiées dans le brouillard de sa tenue de livres pourront, mieux que toutes les explications les plus détaillées, donner une idée de l'universalité de son commerce.
20 mars 184...
—Vendu à M. L, antiquaire, le compas dont Archimède s'est servi pendant le siége de Syracuse, 75 fr.
—Acheté à M. V, journaliste, les œuvres complètes, non coupées, de M, membre de l'académie, 10 fr.
—Vendu au même un article de critique sur les œuvres complètes de M***, membre de l'académie, 30 fr.
—Vendu à M***, membre de l'académie, un feuilleton de douze colonnes sur ses œuvres complètes, 250 fr.
—Acheté à M. R, homme de lettres, une appréciation critique sur les œuvres complètes de M***, de l'Académie Française, 10 fr; plus 50 livres de charbon de terre et 2 kilog. de café.
—Vendu à M*** un vase en porcelaine ayant appartenu à Madame du Barry, 18 fr.
—Acheté à la petite D... ses cheveux, 15 fr.
—Acheté à M. B... un lot d'articles de mœurs et les trois dernières fautes d'orthographe faites par m le préfet de la Seine, 6 fr; plus une paire de souliers napolitains.
—Vendu à Mademoiselle O... une chevelure blonde, 120 fr.
—Acheté à M. M..., peintre d'histoire, une série de dessins gais, 25 fr.
—Indiqué à M. Ferdinand l'heure à laquelle Madame la Baronne R... De P... va à la messe.—Au même, loué pour une journée le petit entre-sol du faubourg Montmartre, le tout 30 fr.
—Vendu à M. Isidore son portrait en Apollon, 30 fr.
—Vendu à Mademoiselle R... une paire de homards et six paires de gants, 36 fr (reçu 2 fr 75 c).
—À la même, procuré un crédit de six mois chez Madame***, modiste. (Prix à débattre.)
—Procuré à Madame***, modiste, la clientèle de Mademoiselle R... (Reçu pour ce, trois mètres de velours et six aunes de dentelle.)
—Acheté à M. R..., homme de lettres, une créance de 120 fr sur le journal***, actuellement en liquidation, 5 fr; plus deux livres de tabac de Moravie.
—Vendu à M. Ferdinand deux lettres d'amour, 12 fr.
—Acheté à M. J..., peintre, le portrait de M. Isidore en Apollon, 6 fr.
—Acheté à M*** 75 kilog. de son ouvrage, intitulé: des Révolutions sous-marines, 15 fr.
—Loué à Madame la Comtesse de G... un service de Saxe, 20 fr.
—Acheté à M***, journaliste, 52 lignes dans son Courrier de Paris, 100 fr; plus une garniture de cheminée.
—Vendu à MM. O... et Cie 52 lignes dans le Courrier de Paris de M***, 300 fr; plus deux garnitures de cheminée.
—À Mademoiselle S... G..., loué un lit et un coupé pour un jour (néant). (Voir le compte de Mademoiselle S G..., grand-livre, folios 26 et 27.)
—Acheté à M. Gustave C..., un mémoire sur l'industrie linière, 50 fr; plus une édition rare des œuvres de Flavius Josèphe.
—À Mademoiselle S... G... vendu un mobilier moderne 5, 000 fr.
—Pour la même, payé une note chez le pharmacien, 75 fr.
—Id. Payé une note chez la crémière, 3 fr 85.
Etc, etc, etc.
On voit, par ces citations, sur quelle immense échelle s'étendaient les opérations du juif Médicis, qui, malgré les notes un peu illicites de son commerce infiniment éclectique, n'avait jamais été inquiété par personne.
En entrant chez les bohèmes avec cet air intelligent qui le distinguait, le juif avait deviné qu'il arrivait à un moment propice. En effet, les quatre amis se trouvaient en ce moment réunis en conseil, et, sous la présidence d'un appétit féroce, dissertaient la grave question du pain et de la viande. C'était un dimanche! De la fin du mois. Jour fatal et quantième sinistre.
L'entrée de Médicis fut donc acclamée par un joyeux chorus; car on savait que le juif était trop avare de son temps pour le dépenser en visites de politesse; aussi sa présence annonçait-elle toujours une affaire à traiter.
—Bonsoir, messieurs, dit le juif, comment vous va?
—Colline, dit Rodolphe couché sur son lit et engourdi dans les douceurs de la ligne horizontale, exerce les devoirs de l'hospitalité, offre une chaise à notre hôte: un hôte est sacré. Je vous salue en Abraham, ajouta le poëte.
Colline alla prendre un fauteuil qui avait l'élasticité du bronze, et l'avança près du juif en lui disant avec une voix hospitalière:
—Supposez un instant que vous êtes Cinna, et prenez ce siége.
Médicis se laissa tomber dans le fauteuil, et allait se plaindre de sa dureté, lorsqu'il se ressouvint que lui-même l'avait jadis changé avec Colline contre une profession de foi vendue à un député qui n'avait pas la corde de l'improvisation. En s'asseyant, les poches du juif résonnèrent d'un bruit argentin, et cette mélodieuse symphonie jeta les quatre bohèmes dans une rêverie pleine de douceurs.
—Voyons la chanson maintenant, dit Rodolphe tout bas à Marcel, l'accompagnement paraît joli.
—Monsieur Marcel, fit Médicis, je viens simplement faire votre fortune. C'est-à-dire que je viens vous offrir une occasion superbe d'entrer dans le monde artistique. L'art, voyez-vous bien, Monsieur Marcel, est un chemin aride dont la gloire est l'oasis.
—Père Médicis, dit Marcel sur les charbons de l'impatience, au nom de 50 pour cent, votre patron vénéré, soyez bref.
—Oui, dit Colline, bref ainsi que le roi Pépin, qui était un sire concis comme vous: car vous devez l'être, circoncis, fils de Jacob!
—Ouh! Ouh! Ouh! firent les bohèmes en regardant si le plancher ne s'entr'ouvrait pas pour engloutir le philosophe.
Mais Colline ne fut pas encore englouti cette fois.
—Voici l'affaire, reprit Médicis. Un riche amateur qui monte une galerie destinée à faire le tour de l'Europe m'a chargé de lui procurer une série d'œuvres remarquables. Je viens vous offrir vos entrées dans ce musée. En un mot, je viens pour vous acheter votre Passage de la mer Rouge.
—Comptant? fit Marcel.
—Comptant, répondit le juif en faisant jouer l'orchestre de ses goussets.
—L'es-tu content? dit Colline.
—Décidément, fit Rodolphe furieux, il faudra se procurer une poire d'angoisse pour fermer le soupirail à sottises de ce gueux-là. Brigand, ne vois-tu pas qu'il cause d'écus? Il n'y a donc rien de sacré pour toi, athée?
Colline monta sur un meuble, et prit la pose d'Harpocrate, dieu du silence.
—Continuez, Médicis, dit Marcel en montrant son tableau. Je veux vous laisser l'honneur de fixer vous-même le prix de cette œuvre qui n'en a pas. Le juif posa sur la table 50 écus en bel argent neuf.
—Après? dit Marcel, c'est l'avant-garde.
—Monsieur Marcel, dit Médicis, vous savez bien que mon premier mot est toujours mon dernier. Je n'ajouterai rien; réfléchissez: 50 écus, cela fait 150 francs. C'est une somme, ça!
—Une faible somme, reprit l'artiste; rien que dans la robe de mon Pharaon, il y a pour 50 écus de cobalt. Payez-moi au moins la façon, égalisez les piles, arrondissez le chiffre, et je vous appellerai Léon X, Léon X bis.
—Voici mon dernier mot, reprit Médicis: je n'ajoute pas un sou de plus; mais j'offre à dîner à tout le monde, vins variés à discrétion, et au dessert je paye en or.
—Personne ne dit mot? Hurla Colline en frappant trois coups de poing sur la table. Adjugé.
—Allons, dit Marcel, convenu.
—Je ferai prendre le tableau demain, fit le juif. Partons, messieurs, le couvert est mis.
Les quatre amis descendirent l'escalier en chantant le chœur des Huguenots: À table, à table!
Médicis traita les bohèmes d'une façon tout à fait magnifique. Il leur offrit une foule de choses qui jusques-là étaient restées pour eux complétement inédites. Ce fut à compter de ce dîner que le homard cessa d'être un mythe pour Schaunard, et il contracta dès lors pour cet amphibie une passion qui devait aller jusqu'au délire.
Les quatre amis sortirent de ce splendide festin ivres comme un jour de vendange. Cette ivresse faillit même avoir des suites déplorables pour Marcel qui, en passant devant la boutique de son tailleur, à deux heures du matin, voulait absolument éveiller son créancier pour lui donner en à-compte les 150 francs qu'il venait de recevoir. Une lueur de raison qui veillait encore dans l'esprit de Colline retint l'artiste au bord de ce précipice.
Huit jours après ce festival, Marcel apprit dans quelle galerie son tableau avait pris place. En passant dans le faubourg Saint-Honoré, il s'arrêta au milieu d'un groupe qui paraissait regarder curieusement la pose d'une enseigne au-dessus d'une boutique. Cette enseigne n'était autre chose que le tableau de Marcel, vendu par Médicis à un marchand de comestibles. Seulement, le Passage de la mer Rouge avait encore subi une modification et portait un nouveau titre. On y avait ajouté un bateau à vapeur, et il s'appelait: Au port de Marseille. Une ovation flatteuse s'était élevée parmi les curieux quand on avait découvert le tableau. Aussi Marcel se retourna-t-il ravi de ce triomphe, et murmura: La voix du peuple, c'est la voix de Dieu.
XVII
LA TOILETTE DES GRÂCES
Mademoiselle Mimi, qui avait coutume de dormir la grasse matinée, se réveilla un matin sur le coup de dix heures, et parut très-étonnée de ne point voir Rodolphe auprès d'elle ni même dans la chambre. La veille au soir, avant de s'endormir, elle l'avait pourtant vu à son bureau, se disposant à passer la nuit sur un travail extra-littéraire qui venait de lui être commandé, et à l'achèvement duquel la jeune Mimi était particulièrement intéressée. En effet, sur le produit de son labeur, le poëte avait fait espérer à son amie qu'il lui achèterait une certaine robe printanière dont elle avait un jour aperçu le coupon aux deux magots, un magasin de nouveautés fameux, à l'étalage duquel la coquetterie de Mimi allait faire de fréquentes dévotions. Aussi, depuis que le travail en question était commencé, Mimi se préoccupait-elle avec une grande inquiétude de ses progrès. Souvent elle s'approchait de Rodolphe, pendant qu'il écrivait, et, penchant la tête par-dessus son épaule, elle lui disait gravement:
—Eh bien, ma robe avance-t-elle?
—Il y a déjà une manche, sois calme, répondait Rodolphe.
Une nuit, ayant entendu Rodolphe qui faisait claquer ses doigts, ce qui indiquait ordinairement qu'il était content de son labeur, Mimi se dressa brusquement sur son lit, et cria en passant sa tête brune à travers les rideaux:
—Est-ce que ma robe est finie?
—Tiens, répondit Rodolphe en allant lui montrer quatre grandes pages couvertes de lignes serrées, je viens d'achever le corsage.
—Quel bonheur! fit Mimi, il ne reste plus que la jupe. Combien faut-il de pages comme ça pour faire une jupe.
—C'est selon; mais comme tu n'es pas grande, avec une dizaine de pages de cinquante lignes de trente-trois lettres nous pourrions avoir une jupe convenable.
—Je ne suis pas grande, c'est vrai, dit Mimi sérieusement; mais il ne faudrait cependant pas avoir l'air de pleurer après l'étoffe: on porte les robes très-amples, et je voudrais de beaux plis pour que ça fasse frou-frou.
—C'est bien, répondit gravement Rodolphe, je mettrai dix lettres de plus à la ligne, et nous obtiendrons le frou-frou.
Et Mimi se rendormait heureuse.
Comme elle avait commis l'imprudence de parler à ses amies, Mesdemoiselles Musette et Phémie, de la belle robe que Rodolphe était en train de lui faire, les deux jeunes personnes n'avaient pas manqué d'entretenir messieurs Marcel et Schaunard de la générosité de leur ami envers sa maîtresse; et ces confidences avaient été suivies de provocations non équivoques à imiter l'exemple donné par le poëte.
—C'est-à-dire, ajoutait Mademoiselle Musette en tirant Marcel par les moustaches, c'est-à-dire que si cela continue encore huit jours comme ça, je serai forcée de t'emprunter un pantalon pour sortir.
—Il m'est dû onze francs dans une bonne maison, répondit Marcel; si je récupère cette valeur, je la consacrerai à t'acheter une feuille de vigne à la mode.
—Et moi? demandait Phémie à Schaunard. Mon peigne noir (elle ne pouvait pas dire peignoir) tombe en ruine.
Schaunard tirait alors trois sous de sa poche, et les donnait à sa maîtresse en lui disant:
—Voici de quoi acheter une aiguille et du fil. Raccommode ton peignoir bleu, cela t'instruira en t'amusant, utile dulci.
Néanmoins, dans un conciliabule tenu très-secret, Marcel et Schaunard convinrent avec Rodolphe que chacun de son côté s'efforcerait de satisfaire la juste coquetterie de leurs maîtresses.
—Ces pauvres filles, avait dit Rodolphe, un rien les pare, mais encore faut-il qu'elles aient ce rien. Depuis quelque temps les beaux-arts et la littérature vont très-bien, nous gagnons presque autant que des commissionnaires.
—Il est vrai que je ne puis pas me plaindre, interrompit Marcel: les beaux-arts se portent comme un charme, on se croirait sous le règne de Léon X.
—Au fait, fit Rodolphe, Musette m'a dit que tu partais le matin et que tu ne rentrais que le soir depuis huit jours. Est-ce que tu as vraiment de la besogne?
—Mon cher, une affaire superbe, que m'a procurée Médicis. Je fais des portraits à la caserne de l'Ave Maria, dix-huit grenadiers qui m'ont demandé leur image à six francs l'une dans l'autre, la ressemblance garantie un an, comme les montres. J'espère avoir le régiment tout entier. C'était bien aussi mon idée de requinquer Musette quand Médicis m'aura payé, car c'est avec lui que j'ai traité et pas avec mes modèles.
—Quant à moi, fit Schaunard négligemment, sans qu'il y paraisse, j'ai deux cents francs qui dorment.
—Sacrebleu! Réveillons-les, dit Rodolphe.
—Dans deux ou trois jours je compte émarger, reprit Schaunard. En sortant de la caisse, je ne vous cacherai pas que je me propose de donner un libre cours à quelques-unes de mes passions. Il y a surtout, chez le fripier d'à côté, un habit de nankin et un cor de chasse qui m'agacent l'œil depuis longtemps; je m'en ferai certainement hommage.
—Mais, demandèrent à la fois Rodolphe et Marcel, d'où espères-tu tirer ce nombreux capital?
—Écoutez, messieurs, dit Schaunard en prenant un air grave et en s'asseyant entre ses deux amis, il ne faut pas nous dissimuler aux uns et aux autres qu'avant d'être membres de l'institut et contribuables, nous avons encore pas mal de pain de seigle à manger, et la miche quotidienne est dure à pétrir. D'un autre côté, nous ne sommes pas seuls; comme le ciel nous a créés sensibles, chacun de nous s'est choisi une chacune, à qui il a offert de partager son sort.
—Précédé d'un hareng, interrompit Marcel.
—Or, continua Schaunard, tout en vivant avec la plus stricte économie, quand on ne possède rien, il est difficile de mettre de côté, surtout si l'on a toujours un appétit plus grand que son assiette.
—Où veux-tu en venir?... demanda Rodolphe.
—À ceci, reprit Schaunard, que, dans la situation actuelle, nous aurions tort les uns et les autres de faire les dédaigneux, lorsqu'il se présente, même en dehors de notre art, une occasion de mettre un chiffre devant le zéro qui constitue notre apport social!
—Eh bien! dit Marcel, auquel de nous peux-tu reprocher de faire le dédaigneux? Tout grand peintre que je serai un jour, n'ai-je pas consenti à consacrer mes pinceaux à la reproduction picturale de guerriers français qui me payent avec leur sou de poche? Il me semble que je ne crains pas de descendre de l'échelle de ma grandeur future.
—Et moi, reprit Rodolphe, ne sais-tu pas que depuis quinze jours je compose un poëme didactique médico-chirurgical-osanore pour un dentiste célèbre qui subventionne mon inspiration à raison de quinze sous la douzaine d'alexandrins, un peu plus cher que les huîtres?... Cependant, je n'en rougis pas; plutôt que de voir ma muse rester les bras croisés, je lui ferais volontiers mettre le Conducteur parisien en romances. Quand on a une lyre... que diable! C'est pour s'en servir... Et puis Mimi est altérée de bottines.
—Alors, reprit Schaunard, vous ne m'en voudrez pas quand vous saurez de quelle source est sorti le pactole dont j'attends le débordement.
Voici quelle était l'histoire des deux cents francs de Schaunard.
Il y avait environ une quinzaine de jours, il était entré chez un éditeur de musique qui lui avait promis de lui trouver, parmi ses clients, soit des leçons de piano, soit des accords.
—Parbleu! dit l'éditeur en le voyant entrer, vous arrivez à propos, on est venu justement aujourd'hui me demander un pianiste. C'est un anglais; je crois qu'on vous payera bien... êtes-vous réellement fort?
Schaunard pensa qu'une contenance modeste pourrait lui nuire dans l'esprit de son éditeur. Un musicien, et surtout un pianiste, modeste, c'est en effet chose rare. Aussi Schaunard répondit-il avec beaucoup d'aplomb:
—Je suis de première force; si j'avais seulement un poumon attaqué, de grands cheveux et un habit noir, je serais actuellement célèbre comme le soleil, et, au lieu de me demander huit cents francs pour faire graver ma partition de la Mort de la jeune fille, vous viendriez m'en offrir trois mille, à genoux, et dans un plat d'argent.
—Il est de fait, poursuivit l'artiste, que mes dix doigts ayant dix ans de travaux forcés sur les cinq octaves, je manipule assez agréablement l'ivoire et les dièses.
Le personnage auquel on adressait Schaunard était un anglais nommé M. Birn'n. Le musicien fut d'abord reçu par un laquais bleu, qui le présenta à un laquais vert, qui le repassa à un laquais noir, lequel l'avait introduit dans un salon où il s'était trouvé en face d'un insulaire accroupi dans une attitude spleenatique qui le faisait ressembler à Hamlet, méditant sur le peu que nous sommes. Schaunard se disposait à expliquer le motif de sa présence, lorsque des cris perçants se firent entendre et lui coupèrent la parole. Ce bruit affreux qui déchiraient les oreilles était poussé par un perroquet exposé sur un perchoir au balcon de l'étage inférieur.
—Ô le bête, le bête! le bête! murmura l'Anglais en faisant un bond dans son fauteuil, il fera mourir moi.
Et au même instant le volatile se mit à débiter son répertoire, beaucoup plus étendu que celui des jacquots ordinaires; et Schaunard resta confondu lorsqu'il entendit l'animal, excité par une voix féminine, commencer à déclamer les premiers vers du récit de Théramène avec les intonations du conservatoire.
Ce perroquet était le favori d'une actrice en vogue dans son boudoir. C'était une de ces femmes qui, on ne sait ni pourquoi ni comment, sont cotées des prix fous sur le turf de la galanterie, et dont le nom est inscrit sur les menus des soupers de gentilshommes, où elles servent de dessert vivant. De nos jours, cela pose un chrétien d'être vu avec une de ces païennes, qui souvent n'ont d'antique que leur acte de naissance. Quand elles sont jolies, le mal n'est pas grand, après tout: le plus qu'on risque, c'est d'être mis sur la paille pour les avoir mises dans le palissandre. Mais quand leur beauté s'achète à l'once chez les parfumeurs et ne résiste pas à trois gouttes d'eau versées sur un chiffon, quand leur esprit tient dans un couplet de vaudeville, et leur talent dans le creux de la main d'un claqueur, on a peine à s'expliquer comment des gens distingués, ayant quelquefois un nom, de la raison et un habit à la mode, se laissent emporter, par amour du lieu commun, à élever jusqu'au terre-à-terre du caprice le plus banal, des créatures dont leur frontin ne voudrait pas faire sa lisette.
L'actrice en question était du nombre de ces beautés du jour. Elle s'appelait Dolorès et se disait Espagnole, bien qu'elle fut née dans cette Andalousie parisienne qui s'appelle la rue Coquenard. Quoiqu'il n'y ait pas dix minutes de la rue Coquenard à la rue de Provence, elle avait mis sept ou huit ans pour faire le chemin. Sa prospérité avait commencé au fur et à mesure de sa décadence personnelle. Ainsi, le jour où elle fit poser sa première fausse dent, elle eut un cheval, et deux chevaux le jour où elle fit poser la seconde. Actuellement elle menait grand train, logeait dans un Louvre, tenait le milieu de la chaussée les jours de Longchamp, et donnait des bals où tout Paris assistait. Le tout Paris de ces dames? C'est-à-dire cette collection d'oisifs courtisans de tous les ridicules et de tous les scandales; le tout Paris joueur de lansquenet et de paradoxes, les fainéants de la tête et du bras, tueurs de leur temps et de celui des autres; les écrivains qui se font hommes de lettres pour utiliser les plumes que la nature leur a mises sur le dos; les bravi de la débauche, les gentilshommes biseautés, les chevaliers d'ordre mystérieux, toute la Bohème hantée, venue on ne sait d'où et y retournant; toutes les créatures notées et annotées; toutes les filles d'Ève qui vendaient jadis le fruit maternel sur un éventaire, et qui le débitent maintenant dans des boudoirs; toute la race corrompue, du lange au linceul, qu'on retrouve aux premières représentations avec Golconde sur le front et le Tibet sur les épaules, et pour qui cependant fleurissent les premières violettes du printemps et les premières amours des adolescents. Tout ce monde-là, que les chroniques appellent tout Paris, était reçu chez Mademoiselle Dolorès, la maîtresse du perroquet en question.
Cet oiseau, que ses talents oratoires avaient rendu célèbre dans tout le quartier, était devenu peu à peu la terreur des plus proches voisins. Exposé sur le balcon, il faisait de son perchoir une tribune où il tenait, du matin jusqu'au soir, des discours interminables. Quelques journalistes liés avec sa maîtresse lui ayant appris certaines spécialités parlementaires, le volatile était devenu d'une force surprenante sur la question des sucres. Il savait par cœur le répertoire de l'actrice et le déclamait de façon à pouvoir la doubler elle-même en cas d'indisposition. En outre, comme celle-ci était polyglotte dans ses sentiments et recevait des visites de tous les coins du monde, le perroquet parlait toutes les langues et se livrait quelquefois dans chaque idiome à des blasphèmes qui eussent fait rougir les mariniers à qui Vert-Vert dut son éducation avancée. La société de cet oiseau, qui pouvait être instructive et agréable pendant dix minutes, devenait un supplice véritable quand elle se prolongeait. Les voisins s'étaient plaints plusieurs fois; mais l'actrice les avait insolemment renvoyés des fins de leur plainte. Deux ou trois locataires, honnêtes pères de famille, indignés des mœurs relâchées auxquelles les indiscrétions du perroquet les initiaient, avaient même donné congé au propriétaire, que l'actrice avait su prendre par son faible.
L'anglais chez lequel nous avons vu entrer Schaunard avait pris patience pendant trois mois.
Un jour, il déguisa sa fureur qui venait d'éclater sous un grand costume d'apparat; et tel qu'il se fût présenté chez la reine Victoria un jour de baisemain, à Windsor, il se fit annoncer chez Mademoiselle Dolorès.
En le voyant entrer, celle-ci pensa d'abord que c'était Hoffmann dans son costume de lord Spleen; et, voulant faire bon accueil à un camarade, elle lui offrit à déjeuner. L'anglais lui répondit gravement dans un français en vingt-cinq leçons que lui avait appris un réfugié espagnol.
—Je acceptai votre invitation, à la condition que nous mangerons cet oiseau... désagréable, et il désignait la cage du perroquet, qui, ayant déjà flairé un insulaire, l'avait salué en fredonnant le God save the king.
Dolorès pensa que l'Anglais, son voisin, était venu pour se moquer d'elle, et se disposait à se fâcher, quand celui-ci ajouta:
—Comme je étais fort riche, je mettrais le prix à la bête.
Dolorès répondit qu'elle tenait à son oiseau, et qu'elle ne voulait pas le voir passer entre les mains d'un autre.
—Oh! Ce n'était pas dans mes mains que je voulais le mettre, répondit l'Anglais; c'est dessous mes pieds, et il montrait le talon de ses bottes.
Dolorès frémit d'indignation, et allait s'emporter peut-être, lorsqu'elle aperçut, au doigt de l'Anglais, une bague dont le diamant représentait peut-être 2,500 francs de rentes. Cette découverte fut comme une douche tombée sur sa colère. Elle réfléchit qu'il était peut-être imprudent de se fâcher avec un homme qui avait cinquante mille francs à son petit doigt.
—Eh bien, monsieur, lui dit-elle, puisque ce pauvre coco vous ennuie, je le mettrai sur le derrière; de cette façon, vous ne pourrez plus l'entendre.
L'anglais se borna à faire un geste de satisfaction.
—Cependant, ajouta-t-il en montrant ses bottes, je aurais beaucoup préféré...
—Soyez sans crainte, fit Dolorès; à l'endroit où je le mettrai, il lui sera impossible de troubler milord.
—Oh! Je étais pas milord... je étais seulement esquire.
Mais au moment même où M. Birn'n se disposait à se retirer après l'avoir saluée avec une inclinaison très-modeste, Dolorès, qui ne négligeait en aucune occasion ses intérêts, prit un petit paquet déposé sur un guéridon, et dit à l'Anglais:
—Monsieur, on donne ce soir, au théâtre de... une représentation à mon bénéfice, et je dois jouer dans trois pièces. Voudriez-vous me permettre de vous offrir quelques coupons de loges? Le prix des places n'a été que peu augmenté.
Et elle mit une dizaine de loges entre les mains de l'insulaire.
—Après m'être montrée aussi prompte à lui être agréable, pensait-elle intérieurement, s'il est un homme bien élevé, il est impossible qu'il me refuse; et, s'il me voit jouer, avec mon costume rose, qui sait? Entre voisins! Le diamant qu'il porte au doigt est l'avant-garde d'un million. Ma foi, il est bien laid, il est bien triste, mais ça me fournira une occasion d'aller à Londres sans avoir le mal de mer.
L'anglais, après avoir pris les billets, se fit expliquer une seconde fois l'usage auquel ils étaient destinés, puis il demanda le prix...
—Les loges sont à soixante francs, et il y en a dix... Mais cela n'est pas pressé, ajouta Dolorès en voyant l'Anglais qui se disposait à prendre son portefeuille; j'espère qu'en qualité de voisin vous voudrez bien de temps en temps me faire l'honneur d'une petite visite.
M. Birn'n répondit:
—Je n'aimai point à faire les affaires à terme; et, ayant tiré un billet de mille francs, il le mit sur la table, et glissa les coupons de loges dans sa poche.
—Je vais vous rendre, fit Dolorès en ouvrant un petit meuble où elle serrait son argent.
—Oh! Non, dit l'Anglais, ce était pour boire; et il sortit en laissant Dolorès foudroyée par ce mot.
—Pour boire! s'écria-t-elle en se trouvant seule. Quel butor! Je vais lui renvoyer son argent.
Mais cette grossièreté de son voisin avait seulement irrité l'épiderme de son amour-propre; la réflexion le calma; elle pensa que vingt louis de boni faisaient après tout un joli banco, et qu'elle avait jadis supporté des impertinences à meilleur marché.
—Ah bah! Se dit-elle, faut pas être si fière. Personne ne m'a vue, et c'est aujourd'hui le mois de ma blanchisseuse. Après ça, cet anglais manie si mal la langue, qu'il a cru peut-être me faire un compliment.
Et Dolorès empocha gaiement ses vingt louis.
Mais le soir, après le spectacle, elle rentra chez elle furieuse. M. Birn'n n'avait point fait usage des billets, et les dix loges étaient restées vides.
Aussi, en entrant en scène à minuit et demi, l'infortunée bénéficiaire lisait-elle, sur le visage de ses amies de coulisse, la joie que celles-ci éprouvaient en voyant la salle si pauvrement garnie.
Elle entendit même une actrice de ses amies dire à une autre, en montrant les belles loges du théâtre inoccupées:
—Cette pauvre Dolorès n'a fait qu'une avant-scène.
—Les loges sont à peine garnies.
—L'orchestre est vide.
—Parbleu! Quand on voit son nom sur l'affiche, cela produit, dans la salle, l'effet d'une machine pneumatique.
—Aussi, quelle idée d'augmenter le prix des places!
—Un beau bénéfice. Je parierais que la recette tient dans une tirelire ou dans le fond d'un bas.
—Ah! Voilà son fameux costume à coques de velours rouge...
—Elle a l'air d'un buisson d'écrevisses.
—Combien as-tu fait à ton dernier bénéfice? demanda l'une des actrices à sa compagne.
—Comble, ma chère, et c'était jour de première; les tabourets valaient un louis. Mais je n'ai touché que six francs: ma marchande de modes a pris le reste. Si je n'avais pas si peur des engelures, j'irais à Saint-Pétersbourg.
—Comment! tu n'as pas encore trente ans, et tu songes déjà à faire ta Russie?
—Que veux-tu! fit l'autre; et elle ajouta: et toi, est-ce bientôt ton bénéf?
—Dans quinze jours. J'ai déjà mille écus de coupons de pris, sans compter mes saint-cyriens.
—Tiens! Tout l'orchestre s'en va.
—C'est Dolorès qui chante.
En effet, Dolorès, pourprée comme son costume, cadençait son couplet au verjus. Comme elle l'achevait à grand'peine, deux bouquets tombaient à ses pieds, lancés par la main des deux actrices ses bonnes amies, qui s'avancèrent sur le bord de leur baignoire, en criant:
—Bravo, Dolorès!
On s'imagina facilement la fureur de celle-ci. Aussi, en rentrant chez elle, bien qu'on fût au milieu de la nuit, elle ouvrit la fenêtre et réveilla Coco, qui réveilla l'honnête M. Birn'n, endormi sous la foi de la parole donnée.
—À compter de ce jour, la guerre avait été déclarée entre l'actrice et l'Anglais: guerre à outrance, sans repos ni trêve, dans laquelle les adversaires engagés ne reculeraient devant aucuns frais. Le perroquet, éduqué en conséquence, avait approfondi l'étude de la langue d'Albion, et proférait toute la journée des injures contre son voisin, dans son fausset le plus aigu. C'était, en vérité, quelque chose d'intolérable. Dolorès en souffrait elle-même, mais elle espérait que, d'un jour à l'autre, M. Birn'n donnerait congé: c'était là où elle plaçait son amour-propre. L'insulaire, de son côté, avait inventé toutes sortes de magies pour se venger. Il avait d'abord fondé une école de tambours dans son salon; mais le commissaire de police était intervenu. M. Birn'n, de plus en plus ingénieux, avait alors établi un tir au pistolet; ses domestiques criblaient cinquante cartons par jour. Le commissaire intervint encore, et lui fit exhiber un article du code municipal qui interdit l'usage des armes à feu dans les maisons. M. Birn'n cessa le feu. Mais huit jours après, Mademoiselle Dolorès s'aperçut qu'il pleuvait dans ses appartements. Le propriétaire vint rendre visite à M. Birn'n, qu'il trouva en train de prendre les bains de mer dans son salon. En effet, cette pièce, fort grande, avait été revêtue sur tous les murs de feuilles de métal; toutes les portes avaient été condamnées; et, dans ce bassin improvisé, on avait mêlé dans une centaine de voies d'eau une cinquantaine de quintaux de sel. C'était une véritable réduction de l'océan. Rien n'y manquait, pas même les poissons. On y descendait par une ouverture pratiquée dans le panneau supérieur de la porte du milieu, et M. Birn'n s'y baignait quotidiennement. Au bout de quelque temps, on sentait la marée dans le quartier, et Mademoiselle Dolorès avait un demi-pouce d'eau dans sa chambre à coucher.
Le propriétaire devint furieux, et menaça M. Birn'n de lui faire un procès en dédommagement des dégâts causés dans son immeuble.
—Est-ce que je avais pas le droit, demanda l'Anglais, de me baigner chez moi?
—Non, monsieur.
—Si je avais pas le droit, c'est bien, dit l'Anglais plein de respect pour la loi du pays où il vivait. C'est dommage, je amusais beaucoup moi.
Et le soir même il donna des ordres pour qu'on fît écouler son océan. Il n'était que temps: il y avait déjà un banc d'huîtres sur le parquet.
Cependant M. Birn'n n'avait pas renoncé à la lutte, et cherchait un moyen légal de continuer cette guerre singulière, qui faisait les délices de tout Paris oisif; car l'aventure avait été répandue dans les foyers de théâtre et autres lieux de publicité. Aussi Dolorès tenait-elle à honneur de sortir triomphante de cette lutte, à propos de laquelle des paris étaient engagés.
Ce fut alors que M. Birn'n avait imaginé le piano. Et ce n'était point si mal imaginé: le plus désagréable des instruments était de force à lutter contre le plus désagréable des volatiles. Aussi, dès que cette bonne idée lui était venue, s'était-il dépêché de la mettre à exécution. Il avait loué un piano, et il avait demandé un pianiste. Le pianiste, on se le rappelle, était notre ami Schaunard. L'anglais lui raconta familièrement ses doléances à cause du perroquet de la voisine, et tout ce qu'il avait fait déjà pour tâcher d'amener l'actrice à composition.
—Mais, milord, dit Schaunard, il y a un moyen de vous débarrasser de cette bête: c'est le persil. Tous les chimistes n'ont qu'un cri pour déclarer que cette plante potagère est l'acide prussique de ces animaux; faites hacher du persil sur vos tapis, et faites-les secouer par la fenêtre sur la cage de Coco: il expirera absolument comme s'il avait été invité à dîner par le pape Alexandre VI.
—J'y ai pensé, mais le bête est gardé, répondit l'Anglais; le piano est plus sûr.
Schaunard regarda l'Anglais, et ne comprit pas tout d'abord.
—Voici ce que je avais combiné, reprit l'Anglais. La comédienne et son bête dormaient jusqu'à midi. Suivez bien mon raisonnement...
—Allez, fit Schaunard, je lui marche sur les talons.
—Je avais entrepris de lui troubler le sommeil. La loi de ce pays me autorise à faire de la musique depuis le matin jusqu'au soir. Comprenez-vous ce que je attends de vous?...
—Mais, dit Schaunard, ce ne serait pas déjà si désagréable pour la comédienne, si elle m'entend jouer du piano toute la journée, et gratis encore. Je suis de première force, et, si j'avais seulement un poumon attaqué...
—Oh! Oh! reprit l'Anglais. Aussi je ne dirai pas à vous de faire de l'excellente musique. Il faudrait seulement taper là-dessus votre instrument. Comme ça, ajouta l'Anglais en essayant une gamme; et toujours, toujours le même chose, sans pitié, monsieur le musicien, toujours la gamme. Je savais un peu le médecine, cela rend fou. Ils deviendront fou là-dessous, c'est là-dessus que je compte. Allons, monsieur, mettez-vous tout de suite; je payerai bien vous.
—Et voilà, dit Schaunard qui avait raconté tous les détails que l'on vient de lire, voilà le métier que je fais depuis quinze jours. Une gamme, rien que la même, depuis sept heures du matin jusqu'au soir. Ce n'est point là précisément de l'art sérieux; mais que voulez-vous, mes enfants, l'Anglais me paye mon tintamarre deux cents francs par mois; faudrait être le bourreau de son corps pour refuser une pareille aubaine. J'ai accepté, et dans deux ou trois jours je passe à la caisse pour toucher mon premier mois.
Ce fut à la suite de ces mutuelles confidences que les trois amis convinrent entre eux de profiter de la commune rentrée de fonds, pour donner à leurs maîtresses l'équipement printanier que la coquetterie de chacune convoitait depuis si longtemps. On était convenu, en outre, que celui qui toucherait son argent le premier attendrait les autres, afin que les acquisitions se fissent en même temps, et que mesdemoiselles Mimi, Musette et Phémie pussent jouir ensemble du plaisir de faire peau neuve, comme disait Schaunard.
Or, deux ou trois jours après ce conciliabule, Rodolphe tenait la corde, son poëme osanore avait été payé, il pesait quatre-vingts francs. Le surlendemain, Marcel avait émargé chez Médicis le prix de dix-huit portraits de caporaux, à six francs.
Marcel et Rodolphe avaient toutes les peines du monde à dissimuler leur fortune.
—Il me semble que je sue de l'or, disait le poëte.
—C'est comme moi, fit Marcel. Si Schaunard tarde longtemps, il me sera impossible de continuer mon rôle de Crésus anonyme.
Mais le lendemain même les bohèmes virent arriver Schaunard, splendidement vêtu d'une jaquette en nankin jaune d'or.
—Ah! mon Dieu, s'écria Phémie, éblouie en voyant son amant si élégamment relié, où as-tu trouvé cet habit-là?
—Je l'ai trouvé dans mes papiers, répondit le musicien en faisant un signe à ses deux amis pour qu'ils eussent à le suivre. J'ai touché leur dit-il, quand ils furent seuls. Voici les piles, et il étala une poignée d'or.
—Eh bien, s'écria Marcel, en route! Allons mettre les magasins au pillage! Comme Musette va être heureuse!
—Comme Mimi sera contente! ajouta Rodolphe.
Allons, viens-tu, Schaunard?
—Permettez-moi de réfléchir, répondit le musicien. En couvrant ces dames des mille caprices de la mode, nous allons peut-être faire une folie. Songez-y. Quand elles ressembleront aux gravures de l'Écharpe d'Iris, ne craignez-vous pas que ces splendeurs n'exercent une déplorable influence sur leur caractère? Et convient-il à des jeunes hommes comme nous d'agir avec les femmes comme si nous étions des Mondors caducs et ridés? Ce n'est pas que j'hésite à sacrifier quatorze ou dix-huit francs pour habiller Phémie; mais je tremble; quand elle aura un chapeau neuf elle ne voudra plus me saluer peut-être! Une fleur dans ses cheveux, elle est si bien! Qu'en penses-tu, philosophe? interrompit Schaunard en s'adressant à Colline qui était entré depuis quelques instants.
—L'ingratitude est fille du bienfait, dit le philosophe.
—D'un autre côté, continua Schaunard, quand vos maîtresses seront bien mises, quelle figure ferez-vous à leur bras dans vos costumes délabrés? Vous aurez l'air de leurs femmes de chambre. Ce n'est pas pour moi que je dis cela, interrompit Schaunard en se carrant dans son habit de nankin; car, Dieu merci, je puis me présenter partout maintenant.
Cependant, malgré l'esprit d'opposition de Schaunard, il fut convenu de nouveau que l'on dépouillerait le lendemain tous les bazars du voisinage au bénéfice de ces dames.
Et le lendemain matin, en effet, à l'heure même où nous avons vu, au commencement de ce chapitre, Mademoiselle Mimi se réveiller très-étonnée de l'absence de Rodolphe, le poëte et ses deux amis montaient les escaliers de l'hôtel, accompagnés par un garçon des Deux Magots et par une modiste, qui portaient des échantillons. Schaunard, qui avait acheté la fameuse trompe, marchait devant en jouant l'ouverture de la Caravane.
Musette et Phémie, appelées par Mimi qui habitait l'entresol, sur la nouvelle qu'on leur apportait des chapeaux et des robes, descendirent les escaliers avec la rapidité d'une avalanche. En voyant toutes ces pauvres richesses étalées devant elles, les trois femmes faillirent devenir folles de joie. Mimi était prise d'une quinte d'hilarité et sautait comme une chèvre, en faisant voltiger une petite écharpe de barége. Musette s'était jetée au cou de Marcel, ayant dans chaque main une petite bottine verte, qu'elle frappait l'une contre l'autre comme des cymbales. Phémie regardait Schaunard en sanglotant, elle ne savait que dire:
—Ah! Mon Alexandre, mon Alexandre!
—Il n'y a point de danger qu'elle refuse les présents d'Artaxercès, murmurait le philosophe Colline.
Après le premier élan de joie passé, quand les choix furent faits et les factures acquittées, Rodolphe annonça aux trois femmes qu'elles eussent à s'arranger pour essayer leur toilette nouvelle le lendemain matin.
—On ira à la campagne, dit-il.
—La belle affaire! s'écria Musette, ce n'est point la première fois que j'aurais acheté, taillé, cousu et porté une robe le même jour. Et d'ailleurs nous avons la nuit. Nous serons prêtes, n'est-ce pas, mesdames?
—Nous serons prêtes! s'écrièrent à la fois Mimi et Phémie.
Sur-le-champ elles se mirent à l'œuvre, et pendant seize heures, elles ne quittèrent ni les ciseaux ni l'aiguille.
Le lendemain matin était le premier jour du mois de mai. Les cloches de pâques avaient sonné depuis quelques jours la résurrection du printemps, et de tous les côtés il arrivait empressé et joyeux; il arrivait, comme dit la ballade allemande, léger ainsi que le jeune fiancé qui va planter le mai sous la fenêtre de sa bien-aimée. Il peignait le ciel en bleu, les arbres en vert, et toutes choses en belles couleurs. Il réveillait le soleil engourdi qui dormait couché dans son lit de brouillards, la tête appuyée sur les nuages gros de neige qui lui servaient d'oreiller et il lui criait: ha! hé! l'ami! c'est l'heure, et me voici! vite à la besogne! Mettez sans plus de retard votre bel habit fait de beaux rayons neufs, et montrez-vous tout de suite à votre balcon pour annoncer mon arrivée.
Sur quoi, le soleil s'était en effet mis en campagne, et se promenait fier et superbe comme un seigneur de la cour. Les hirondelles, revenues de leur pèlerinage d'orient, emplissaient l'air de leur vol; l'aubépine blanchissait les buissons; la violette embaumait l'herbe des bois, où l'on voyait déjà tous les oiseaux sortir de leurs nids avec un cahier de romances sous leurs ailes. C'était le printemps en effet, le vrai printemps des poëtes et des amoureux, et non pas le printemps de Matthieu Laensberg, un vilain printemps qui a le nez rouge, l'onglée aux doigts, et qui fait encore frissonner le pauvre au coin de son âtre, où les dernières cendres de sa dernière bûche sont depuis longtemps éteintes. Les brises attiédies couraient dans l'air transparent, et semaient dans la ville les premières odeurs des campagnes environnantes. Les rayons du soleil, clairs et chaleureux, allaient frapper aux vitres des fenêtres. Au malade ils disaient: ouvrez, nous sommes la santé! Et dans la mansarde de la fillette penchée à son miroir, cet innocent et premier amour des plus innocentes, ils disaient: ouvre, la belle, que nous éclairions ta beauté! Nous sommes les messagers du beau temps; tu peux maintenant mettre ta robe de toile, ton chapeau de paille et chausser ton brodequin coquet: voici que les bosquets où l'on danse sont panachés de belles fleurs nouvelles, et les violons vont se réveiller pour le bal du dimanche. Bonjour, la belle!
Comme l'angelus sonnait à l'église prochaine, les trois coquettes laborieuses, qui avaient eu à peine le temps de dormir quelques heures, étaient déjà devant leur miroir, donnant leur dernier coup d'œil à leur toilette nouvelle.
Elles étaient charmantes toutes trois, pareillement vêtues, et ayant sur le visage le même reflet de satisfaction que donne la réalisation d'un désir longtemps caressé.
Musette était surtout resplendissante de beauté.
—Je n'ai jamais été si contente, disait-elle à Marcel; il me semble que le bon Dieu a mis dans cette heure-ci tout le bonheur de ma vie, et j'ai peur qu'il ne m'en reste plus! Ah! Bah! quand il n'y en aura plus, il y en aura encore. Nous avons la recette pour en faire, ajouta-t-elle gaiement en embrassant Marcel.
Quant à Phémie, une chose la chagrinait.
—J'aime bien la verdure et les petits oiseaux, disait-elle, mais à la campagne on ne rencontre personne, et on ne pourra pas voir mon joli chapeau et ma belle robe. Si nous allions à la campagne sur le boulevard?
—À huit heures du matin, toute la rue était mise en émoi par les fanfares de la trompe de Schaunard qui donnait le signal du départ. Tous les voisins se mirent aux fenêtres pour regarder passer les bohèmes. Colline, qui était de la fête, fermait la marche, portant les ombrelles des dames. Une heure après, toute la bande joyeuse était dispersée dans les champs de Fontenay-Aux-Roses.
Lorsqu'ils rentrèrent à la maison le soir, bien tard, Colline, qui, pendant la journée, avait rempli les fonctions de trésorier, déclara qu'on avait oublié de dépenser six francs, et déposa le reliquat sur une table.
—Qu'est-ce que nous allons en faire? demanda Marcel.
—Si nous achetions de la rente? dit Schaunard.
XVIII
LE MANCHON DE FRANCINE
I
Parmi les vrais bohémiens de la vraie bohème, j'ai connu autrefois un garçon nommé Jacques D...; il était sculpteur et promettait d'avoir un jour un grand talent. Mais la misère ne lui a pas donné le temps d'accomplir ses promesses. Il est mort d'épuisement au mois de mars 1844, à l'hôpital Saint-Louis, salle Sainte-Victoire, lit 14.
J'ai connu Jacques à l'hôpital, où j'étais moi-même détenu par une longue maladie. Jacques avait, comme je l'ai dit, l'étoffe d'un grand talent, et pourtant il ne s'en faisait point accroire. Pendant les deux mois que je l'ai fréquenté, et durant lesquels il se sentait bercé dans les bras de la mort, je ne l'ai point entendu se plaindre une seule fois, ni se livrer à ces lamentations qui ont rendu si ridicule l'artiste incompris. Il est mort sans pose, en faisant l'horrible grimace des agonisants. Cette mort me rappelle même une des scènes les plus atroces que j'aie jamais vues dans ce caravansérail des douleurs humaines. Son père, instruit de l'événement, était venu pour réclamer le corps et avait longtemps marchandé pour donner les trente-six francs réclamés par l'administration. Il avait marchandé aussi pour le service de l'église, et avec tant d'instance, qu'on avait fini par lui rabattre six francs. Au moment de mettre le cadavre dans la bière, l'infirmier enleva la serpillière de l'hôpital et demanda à un des amis du défunt qui se trouvait là de quoi payer le linceul. Le pauvre diable, qui n'avait pas le sou, alla trouver le père de Jacques, qui entra dans une colère atroce, et demanda si on n'avait pas fini de l'ennuyer.
La sœur novice qui assistait à ce monstrueux débat jeta un regard sur le cadavre et laissa échapper cette tendre et naïve parole:
—Oh! Monsieur, on ne peut pas l'enterrer comme cela, ce pauvre garçon: il fait si froid; donnez-lui au moins une chemise, qu'il n'arrive pas tout nu devant le bon Dieu.
Le père donna cinq francs à l'ami pour avoir une chemise, mais il lui recommanda d'aller chez un fripier de la rue Grange-aux-Belles qui vendait du linge d'occasion.
—Cela coûtera moins cher, ajouta-t-il.
Cette cruauté du père de Jacques me fut expliquée plus tard; il était furieux que son fils eût embrassé la carrière des arts, et sa colère ne s'était pas apaisée, même devant un cercueil.
Mais je suis bien loin de Mademoiselle Francine et de son manchon. J'y reviens: Mademoiselle Francine avait été la première et unique maîtresse de Jacques, qui n'était pourtant pas mort vieux, car il avait à peine vingt-trois ans à l'époque où son père voulait le laisser mettre tout nu dans la terre. Cet amour m'a été conté par Jacques lui-même, alors qu'il était le numéro 14 et moi le numéro 16 de la salle Sainte-Victoire, un vilain endroit pour mourir.
Ah! tenez, lecteur, avant de commencer ce récit, qui serait une belle chose si je pouvais le raconter tel qu'il m'a été fait par mon ami Jacques, laissez-moi fumer une pipe dans la vieille pipe de terre qu'il m'a donnée le jour où le médecin lui en avait défendu l'usage. Pourtant, la nuit, quand l'infirmier dormait, mon ami Jacques m'empruntait sa pipe et me demandait un peu de tabac: on s'ennuie tant la nuit dans ces grandes salles, quand on ne peut pas dormir et qu'on souffre!
—Rien qu'une ou deux bouffées, me disait-il, et je le laissais faire, et la sœur Sainte-Geneviève n'avait point l'air de sentir la fumée lorsqu'elle passait faire sa ronde. Ah! Bonne sœur! Que vous étiez bonne, et comme vous étiez belle aussi quand vous veniez nous jeter l'eau bénite! On vous voyait arriver de loin, marchant doucement sous les voûtes sombres, drapée dans vos voiles blancs, qui faisaient de si beaux plis, et que mon ami Jacques admirait tant. Ah! Bonne sœur! Vous étiez la Béatrice de cet enfer. Si douces étaient vos consolations, qu'on se plaignait toujours pour se faire consoler par vous. Si mon ami Jacques n'était pas mort, un jour qu'il tombait de la neige, il vous aurait sculpté une petite bonne vierge pour mettre dans votre cellule, bonne sœur Sainte-Geneviève!
Un Lecteur.—Eh bien, et le manchon? Je ne vois pas le manchon, moi.
Autre Lecteur.—Et Mademoiselle Francine? Où est-elle donc?
Premier Lecteur.—Ce n'est point très-gai, cette histoire!
Deuxième Lecteur.—Nous allons voir la fin.
—Je vous demande bien pardon, messieurs, c'est la pipe de mon ami Jacques qui m'a entraîné dans ces digressions. Mais d'ailleurs, je n'ai point juré de vous faire rire absolument. Ce n'est point gai tous les jours la Bohème.
Jacques et Francine s'étaient rencontrés dans une maison de la rue de la Tour-d'Auvergne, où ils étaient emménagés en même temps au terme d'avril.
L'artiste et la jeune fille restèrent huit jours avant d'entamer ces relations de voisinage qui sont presque toujours forcées lorsqu'on habite sur le même carré; cependant, sans avoir échangé une seule parole, ils se connaissaient déjà l'un l'autre. Francine savait que son voisin était un pauvre diable d'artiste, et Jacques avait appris que sa voisine était une petite couturière sortie de sa famille pour échapper aux mauvais traitements d'une belle-mère. Elle faisait des miracles d'économie pour mettre, comme on dit, les deux bouts ensemble; et comme elle n'avait jamais connu le plaisir, elle ne l'enviait point. Voici comment ils en vinrent tous deux à passer par la commune loi de la cloison mitoyenne. Un soir du mois d'avril, Jacques rentra chez lui harassé de fatigue, à jeûne depuis le matin et profondément triste, d'une de ces tristesses vagues qui n'ont point de cause précise, et qui vous prennent partout, à toute heure, espèce d'apoplexie du cœur à laquelle sont particulièrement sujets les malheureux qui vivent solitaires. Jacques, qui se sentait étouffer dans son étroite cellule, ouvrit la fenêtre pour respirer un peu. La soirée était belle, et le soleil couchant déployait ses mélancoliques féeries sur les collines de Montmartre. Jacques resta pensif à sa croisée, écoutant le chœur ailé des harmonies printanières qui chantaient dans le calme du soir, et cela augmenta sa tristesse. En voyant passer devant lui un corbeau qui jeta un croassement, il songea au temps où les corbeaux apportaient du pain à élie, le pieux solitaire, et il fit cette réflexion que les corbeaux n'étaient plus si charitables. Puis, n'y pouvant plus tenir, il ferma sa fenêtre, tira le rideau; et comme il n'avait pas de quoi acheter de l'huile pour sa lampe, il alluma une chandelle de résine qu'il avait rapportée d'un voyage à la Grande-Chartreuse. Toujours de plus en plus triste, il bourra sa pipe.
—Heureusement que j'ai encore assez de tabac pour cacher le pistolet, murmura-t-il, et il se mit à fumer.
Il fallait qu'il fût bien triste ce soir-là, mon ami Jacques, pour qu'il songeât à cacher le pistolet. C'était sa ressource suprême dans les grandes crises, et elle lui réussissait assez ordinairement. Voici en quoi consistait ce moyen: Jacques fumait du tabac sur lequel il répandait quelques gouttes de laudanum, et il fumait jusqu'à ce que le nuage de fumée qui sortait de sa pipe fût devenu assez épais pour lui dérober tous les objets qui étaient dans sa petite chambre, et surtout un pistolet accroché au mur. C'était l'affaire d'une dizaine de pipes. Quand le pistolet était entièrement devenu invisible, il arrivait presque toujours que la fumée et le laudanum combinés endormaient Jacques, et il arrivait aussi souvent que sa tristesse l'abandonnait au seuil de ses rêves.
Mais, ce soir-là, il avait usé tout son tabac, le pistolet était parfaitement caché, et Jacques était toujours amèrement triste. Ce soir-là, au contraire, Mademoiselle Francine était extrêmement gaie en rentrant chez elle, et sa gaieté était sans cause, comme la tristesse de Jacques: c'était une de ces joies qui tombent du ciel et que le bon Dieu jette dans les bons cœurs. Donc, Mademoiselle Francine était en belle humeur, et chantonnait en montant l'escalier. Mais, comme elle allait ouvrir sa porte, un coup de vent entra par la fenêtre ouverte du carré éteignit brusquement sa chandelle.
—Mon Dieu, que c'est ennuyeux! Exclama la jeune fille, voilà qu'il faut encore descendre et monter six étages.
Mais ayant aperçu de la lumière à travers la porte de Jacques, un instinct de paresse, enté sur un sentiment de curiosité, lui conseilla d'aller demander de la lumière à l'artiste. C'est un service qu'on se rend journellement entre voisins, pensait-elle, et cela n'a rien de compromettant. Elle frappa donc deux petits coups à la porte de Jacques, qui ouvrit, un peu surpris de cette visite tardive. Mais à peine eut-elle fait un pas dans la chambre, la fumée qui l'emplissait la suffoqua tout d'abord, et, avant d'avoir pu prononcer une parole, elle glissa évanouie sur une chaise et laissa tomber à terre son flambeau et sa clef. Il était minuit, tout le monde dormait dans la maison. Jacques ne jugea point à propos d'appeler du secours, il craignait d'abord de compromettre sa voisine. Il se borna donc à ouvrir la fenêtre pour laisser pénétrer un peu d'air; et, après avoir jeté quelques gouttes d'eau au visage de la jeune fille, il la vit ouvrir les yeux et revenir à elle peu à peu. Lorsqu'au bout de cinq minutes elle eut entièrement repris connaissance, Francine expliqua le motif qui l'avait amenée chez l'artiste, et elle s'excusa beaucoup de ce qui était arrivé.
—Maintenant que je suis remise, ajouta-t-elle, je puis rentrer chez moi.
Et il avait déjà ouvert la porte du cabinet, lorsqu'elle s'aperçut que non-seulement elle oubliait d'allumer sa chandelle, mais encore qu'elle n'avait pas la clef de sa chambre.
—Étourdie que je suis, dit-elle, en approchant son flambeaux du cierge de résine, je suis entrée ici pour avoir de la lumière, et j'allais m'en aller sans.
Mais, au même instant, le courant d'air établi dans la chambre par la porte et la fenêtre, qui étaient restées entr'ouvertes, éteignit subitement le cierge, et les deux jeunes gens restèrent dans l'obscurité.
—On croirait que c'est un fait exprès, dit Francine. Pardonnez-moi, monsieur, tout l'embarras que je vous cause, et soyez assez bon pour faire de la lumière, pour que je puisse retrouver ma clef.
—Certainement, mademoiselle, répondit Jacques en cherchant des allumettes à tâtons.
Il les eut bien vite trouvées. Mais une idée singulière lui traversa l'esprit; il mit les allumettes dans sa poche, en s'écriant:
—Mon Dieu! Mademoiselle, voici bien un autre embarras. Je n'ai pas une seule allumette ici, j'ai employé la dernière quand je suis rentré.
J'espère que voilà une ruse crânement bien machinée pensa-t-il en lui-même.
—Mon Dieu! Mon Dieu! disait Francine, je puis bien encore rentrer chez moi sans chandelle: la chambre n'est pas si grande pour qu'on puisse s'y perdre. Mais il me faut ma clef; je vous en prie, monsieur, aidez-moi à chercher, elle doit être à terre.
—Cherchons, mademoiselle, dit Jacques.
Et les voilà tous deux dans l'obscurité en quête de l'objet perdu; mais, comme s'ils eussent été guidés par le même instinct, il arriva que pendant ces recherches leurs mains, qui tâtonnaient dans le même endroit, se rencontraient dix fois par minute. Et, comme ils étaient aussi maladroits l'un que l'autre, ils ne trouvèrent point la clef.
—La lune, qui est masquée par les nuages, donne en plein dans ma chambre, dit Jacques. Attendons un peu. Tout à l'heure elle pourra éclairer nos recherches.
Et, en attendant le lever de la lune, ils se mirent à causer. Une causerie au milieu des ténèbres, dans une chambre étroite, par une nuit de printemps; une causerie qui, d'abord frivole et insignifiante, aborde le chapitre des confidences, vous savez où cela mène... Les paroles deviennent peu à peu confuses, pleines de réticences; la voix baisse, les mots s'alternent de soupirs... Les mains qui se rencontrent achèvent la pensée qui, du cœur, monte aux lèvres, et... Cherchez la conclusion dans vos souvenirs, ô jeunes couples. Rappelez-vous, jeune homme, rappelez-vous, jeune femme, vous qui marchez aujourd'hui la main dans la main, et qui ne vous étiez jamais vus il y a deux jours.
Enfin, la lune se démasqua et sa lueur claire inonda la chambrette; Mademoiselle Francine sortit de sa rêverie en jetant un petit cri.
—Qu'avez-vous? lui demanda Jacques, en lui entourant la taille de ses bras.
—Rien, murmura Francine; j'avais cru entendre frapper. Et, sans que Jacques s'en aperçût, elle poussa du pied, sous un meuble, la clef qu'elle venait d'apercevoir.
Elle ne voulait pas la retrouver.
Premier Lecteur.—Je ne laisserai certainement pas cette histoire entre les mains de ma fille.
Deuxième Lecteur.—Jusqu'à présent je n'ai point encore vu un seul poil du manchon de Mademoiselle Francine; et, pour cette jeune fille, je ne sais pas non plus comment elle est faite, si elle est brune ou blonde.
Patience, ô lecteurs, patience. Je vous ai promis un manchon, et je vous le donnerai à la fin, comme mon ami Jacques fit à sa pauvre amie Francine, qui était devenue sa maîtresse, ainsi que je l'ai expliqué dans la ligne en blanc qui se trouve au-dessus. Elle était blonde, Francine, blonde et gaie; ce qui n'est pas commun. Elle avait ignoré l'amour jusqu'à vingt ans; mais un vague pressentiment de sa fin prochaine lui conseilla de ne plus tarder, si elle voulait le connaître.
Elle rencontra Jacques et elle l'aima. Leur liaison dura six mois. Ils s'étaient pris au printemps, ils se quittèrent à l'automne. Francine était poitrinaire, elle le savait, et son ami Jacques le savait aussi: quinze jours après s'être mis avec la jeune fille, il l'avait appris d'un de ses amis qui était médecin. Elle s'en ira aux feuilles jaunes, avait dit celui-ci.
Francine avait entendu cette confidence, et s'aperçut du désespoir qu'elle causait à son ami.
—Qu'importent les feuilles jaunes? Lui disait-elle, en mettant tout son amour dans un sourire; qu'importe l'automne, nous sommes en été et les feuilles sont vertes: profitons-en, mon ami... quand tu me verras prête à m'en aller de la vie, tu me prendras dans tes bras en m'embrassant et tu me défendras de m'en aller. Je suis obéissante, tu sais, et je resterai.
Et cette charmante créature traversa ainsi pendant cinq mois les misères de la vie de bohème, la chanson et le sourire aux lèvres. Pour Jacques, il se laissait abuser. Son ami lui disait souvent: Francine va plus mal, il lui faut des soins. Alors Jacques battait tout Paris pour trouver de quoi faire faire l'ordonnance du médecin; mais Francine n'en voulait point entendre parler, et elle jetait les drogues par les fenêtres. La nuit, lorsqu'elle était prise par la toux, elle sortait de la chambre et allait sur le carré pour que Jacques ne l'entendît point.
Un jour qu'ils étaient allés tous les deux à la campagne, Jacques aperçut un arbre dont le feuillage était jaunissant. Il regarda tristement Francine qui marchait lentement et un peu rêveuse.
Francine vit Jacques pâlir, et elle devina la cause de sa pâleur.
—Tu es bête, va, lui dit-elle en l'embrassant, nous ne sommes qu'en juillet; jusqu'à octobre, il y a trois mois; en nous aimant nuit et jour, comme nous faisons, nous doublerons le temps que nous avons à passer ensemble. Et puis, d'ailleurs, si je me sens plus mal aux feuilles jaunes, nous irons demeurer dans un bois de sapins: les feuilles sont toujours vertes.
Au mois d'octobre, Francine fut forcée de rester au lit. L'ami de Jacques la soignait... La petite chambrette où ils logeaient était située tout au haut de la maison et donnait sur une cour où s'élevait un arbre, qui chaque jour se dépouillait davantage. Jacques avait mis un rideau à la fenêtre pour cacher cet arbre à la malade: mais Francine exigea qu'on retirât le rideau.
—Ô mon ami, disait-elle à Jacques, je te donnerai cent fois plus de baisers qu'il n'a de feuilles... Et elle ajoutait: je vais beaucoup mieux, d'ailleurs... Je vais sortir bientôt; mais comme il fera froid, et que je ne veux pas avoir les mains rouges, tu m'achèteras un manchon. Pendant toute la maladie, ce manchon fut son rêve unique.
La veille de la toussaint, voyant Jacques plus désolé que jamais, elle voulut lui donner du courage; et, pour lui prouver qu'elle allait mieux, elle se leva. Le médecin arriva au même instant, il la fit recoucher de force.
—Jacques, dit-il à l'oreille de l'artiste, du courage! Tout est fini, Francine va mourir.
Jacques fondit en larmes.
—Tu peux lui donner tout ce qu'elle demandera maintenant, continua le médecin: il n'y a plus d'espoir.
Francine entendit des yeux ce que le médecin avait dit à son amant.
—Ne l'écoute pas, s'écria-t-elle en étendant les bras vers Jacques, ne l'écoute pas, il ment. Nous sortirons ensemble demain... c'est la toussaint; il fera froid, va m'acheter un manchon... je t'en prie, j'ai peur des engelures pour cet hiver.
Jacques allait sortir avec son ami, mais Francine retint le médecin auprès d'elle.
—Va chercher mon manchon, dit-elle à Jacques; prends-le beau, qu'il dure longtemps.
Et quand elle fut seule elle dit au médecin:
—Oh! Monsieur, je vais mourir, et je le sais... Mais avant de m'en aller, trouvez-moi quelque chose qui me donne des forces pour une nuit, je vous en prie; rendez-moi belle pour une nuit encore, et que je meure après, puisque le bon Dieu ne veut pas que je vive plus longtemps...
Comme le médecin la consolait de son mieux, un vent de bise secoua dans la chambre et jeta sur le lit de la malade une feuille jaune, arrachée à l'arbre de la petite cour.
Francine ouvrit le rideau et vit l'arbre dépouillé complétement.
—C'est la dernière, dit-elle en mettant la feuille sous son oreiller.
—Vous ne mourrez que demain, lui dit le médecin, vous chez une nuit à vous.
—Ah! Quel bonheur! fit la jeune fille... une nuit d'hiver... elle sera longue.
Jacques rentra; il apportait un manchon.
—Il est bien joli, dit Francine; je le mettrai pour sortir.
Elle passa la nuit avec Jacques.
Le lendemain, jour de la toussaint, à l'angelus de midi, elle fut prise par l'agonie et tout son corps se mit à trembler.
—J'ai froid aux mains, murmura-t-elle; donne-moi mon manchon.
Et elle plongea ses pauvres mains dans la fourrure...
—C'est fini, dit le médecin à Jacques; va l'embrasser.
Jacques colla ses lèvres à celle de son amie. Au dernier moment, on voulait lui retirer le manchon, mais elle y cramponna ses mains.
—Non, non, dit-elle; laissez-le-moi: nous sommes dans l'hiver; il fait froid. Ah! Mon pauvre Jacques... ah! Mon pauvre Jacques... qu'est-ce que tu vas devenir? Ah! mon Dieu!
Et le lendemain Jacques était seul.
Premier Lecteur.—Je le disais bien que ce n'était point gai cette histoire.
Que voulez-vous, lecteur? On ne peut pas toujours rire.
II
C'était le matin du jour de la toussaint, Francine venait de mourir.
Deux hommes veillaient au chevet: l'un, qui se tenait debout, était le médecin; l'autre, agenouillé près du lit, collait ses lèvres aux mains de la morte, et semblait vouloir les y sceller dans un baiser désespéré, c'était Jacques, l'amant de Francine. Depuis plus de six heures, il était plongé dans une douloureuse insensibilité. Un orgue de Barbarie qui passa sous les fenêtres vint l'en tirer.
Cet orgue jouait un air que Francine avait l'habitude de chanter le matin en s'éveillant.
Une de ces espérances insensées qui ne peuvent naître que dans les grands désespoirs traversa l'esprit de Jacques. Il recula d'un mois dans le passé, à l'époque où Francine n'était encore que mourante; il oublia l'heure présente, et s'imagina un moment que la trépassée n'était qu'endormie, et qu'elle allait s'éveiller tout à l'heure la bouche ouverte à son refrain matinal.
Mais les sons de l'orgue n'étaient pas encore éteints que Jacques était déjà revenu à la réalité. La bouche de Francine était éternellement close pour les chansons, et le sourire qu'y avait amené sa dernière pensée s'effaçait de ses lèvres où la mort commençait à naître.
—Du courage! Jacques, dit le médecin, qui était l'ami du sculpteur.
Jacques se releva et dit en regardant le médecin:
—C'est fini, n'est-ce pas, il n'y a plus d'espérance? Sans répondre à cette triste folie, l'ami alla fermer les rideaux du lit; et, revenant ensuite vers le sculpteur, il lui tendit la main.
—Francine est morte... dit-il, il fallait nous y attendre. Dieu sait que nous avons fait tout ce que nous avons pu pour la sauver. C'était une honnête fille, Jacques, qui t'a beaucoup aimé, plus et autrement que tu ne l'aimais toi-même; car son amour n'était fait que d'amour, tandis que le tien renfermait un alliage. Francine est morte... mais tout n'est pas fini, il faut maintenant songer à faire les démarches nécessaires pour l'enterrement. Nous nous en occuperons ensemble, et pendant notre absence nous prierons la voisine de veiller ici.
Jacques se laissa entraîner par son ami. Toute la journée ils coururent à la mairie, aux pompes funèbres, au cimetière. Comme Jacques n'avait point d'argent, le médecin engagea sa montre, une bague et quelques effets d'habillement pour subvenir aux frais du convoi, qui fut fixé au lendemain.
Ils rentrèrent tous deux fort tard le soir; la voisine força Jacques à manger un peu.
—Oui, dit-il, je le veux bien; j'ai froid, et j'ai besoin de prendre un peu de force, car j'aurai à travailler cette nuit.
La voisine et le médecin ne comprirent pas. Jacques se mit à table et mangea si précipitamment quelques bouchées qu'il faillit s'étouffer. Alors il demanda à boire. Mais en portant son verre à sa bouche, Jacques le laissa tomber à terre. Le verre qui s'était brisé avait réveillé dans l'esprit de l'artiste un souvenir qui réveillait lui-même sa douleur un instant engourdie. Le jour où Francine était venue pour la première fois chez lui, la jeune fille, qui était déjà souffrante, s'était trouvée indisposée, et Jacques lui avait donné à boire un peu d'eau sucrée dans ce verre. Plus tard, lorsqu'ils demeurèrent ensemble, ils en avaient fait une relique d'amour.
Dans les rares instants de richesse, l'artiste achetait pour son amie une ou deux bouteilles d'un vin fortifiant dont l'usage lui était prescrit, et c'était dans ce verre que Francine buvait la liqueur où sa tendresse puisait une gaieté charmante.
Jacques resta plus d'une demi-heure à regarder, sans rien dire, les morceaux épars de ce fragile et cher souvenir, et il lui semblait que son cœur aussi venait de se briser et qu'il en sentait les éclats déchirer sa poitrine. Lorsqu'il fut revenu à lui, il ramassa les débris du verre et les jeta dans un tiroir. Puis il pria la voisine d'aller lui chercher deux bougies et de faire monter un seau d'eau par le portier.
—Ne t'en va pas, dit-il au médecin qui n'y songeait aucunement, j'aurai besoin de toi tout à l'heure.
On apporta l'eau et les bougies; les deux amis restèrent seuls.
—Que veux-tu faire? dit le médecin en voyant Jacques qui, après avoir versé de l'eau dans une sébile en bois, y jetait du plâtre fin à poignées égales.
—Ce que je veux faire, dit l'artiste, ne le devines-tu pas? Je vais mouler la tête de Francine; et comme je manquerais de courage si je restais seul, tu ne t'en iras pas.
Jacques alla ensuite tirer les rideaux du lit et abaissa le drap qu'on avait jeté sur la figure de la morte. La main de Jacques commença à trembler et un sanglot étouffé monta jusqu'à ses lèvres.
—Apporte les bougies, cria-t-il à son ami, et viens me tenir la sébile. L'un des flambeaux fut posé à la tête du lit, de façon à répandre toute sa clarté sur le visage de la poitrinaire; l'autre bougie fut placée au pied. À l'aide d'un pinceau trempé dans l'huile d'olive, l'artiste oignit les sourcils, les cils et les cheveux, qu'il arrangea ainsi que Francine faisait le plus habituellement.
—Comme cela elle ne souffrira pas quand nous lui enlèverons le masque, murmura Jacques à lui-même. Ces précautions prises, et après avoir disposé la tête de la morte dans une attitude favorable, Jacques commença à couler le plâtre par couches successives jusqu'à ce que le moule eût atteint l'épaisseur nécessaire. Au bout d'un quart d'heure l'opération était terminée et avait complétement réussi.
Par une étrange particularité, un changement s'était opéré sur le visage de Francine. Le sang, qui n'avait pas eu le temps de se glacer entièrement, réchauffé sans doute par la chaleur du plâtre, avait afflué vers les régions supérieures, et un nuage aux transparences rosées se mêlait graduellement aux blancheurs mates du front et des joues. Les paupières, qui s'étaient soulevées lorsqu'on avait enlevé le moule, laissaient voir l'azur tranquille des yeux, dont le regard paraissait recéler une vague intelligence; et des lèvres, entr'ouvertes par un sourire commencé, semblait sortir, oubliée dans le dernier adieu, cette dernière parole qu'on entend seulement avec le cœur.
Qui pourrait affirmer que l'intelligence finit absolument là où commence l'insensibilité de l'être? Qui peut dire que les passions s'éteignent et meurent juste avec la dernière pulsation du cœur qu'elles ont agité? L'âme ne pourrait-elle pas rester quelquefois volontairement captive dans le corps vêtu déjà pour le cercueil, et, du fond de sa prison charnelle, épier un moment les regrets et les larmes? Ceux qui s'en vont ont tant de raisons pour se défier de ceux qui restent!
Au moment où Jacques songeait à conserver ses traits par les moyens de l'art, qui sait? Une pensée d'outre-vie était peut-être revenue réveiller Francine dans son premier sommeil du repos sans fin. Peut-être s'était-elle rappelé que celui qu'elle venait de quitter était un artiste en même temps qu'un amant; qu'il était l'un et l'autre, parce qu'il ne pouvait être l'un sans l'autre; que pour lui l'amour était l'âme de l'art, et que, s'il l'avait tant aimée, c'est qu'elle avait su être pour lui une femme et une maîtresse, un sentiment dans une forme. Et alors, peut-être, Francine, voulant laisser à Jacques l'image humaine qui était devenue pour lui un idéal incarné, avait su, morte, déjà glacée, revêtir encore une fois son visage de tous les rayonnements de l'amour et de toutes les grâces de la jeunesse; elle ressuscitait objet d'art.
Et peut-être aussi la pauvre fille avait pensé vrai; car il existe, parmi les vrais artistes, de ces Pygmalions singuliers qui, au contraire de l'autre, voudraient pouvoir changer en marbre leurs Galatées vivantes.
Devant la sérénité de cette figure, où l'agonie n'offrait plus de traces, nul n'aurait pu croire aux longues souffrances qui avaient servi de préface à la mort. Francine paraissait continuer un rêve d'amour; et en la voyant ainsi, on eût dit qu'elle était morte de beauté.
Le médecin, brisé par la fatigue, dormait dans un coin.
Quant à Jacques, il était de nouveau retombé dans ses doutes. Son esprit halluciné s'obstinait à croire que celle qu'il avait tant aimée allait se réveiller; et comme de légères contractions nerveuses, déterminées par l'action récente du moulage, rompaient par intervalles l'immobilité du corps, ce simulacre de vie entretenait Jacques dans son heureuse illusion, qui dura jusqu'au matin, à l'heure où un commissaire vint constater le décès et autoriser l'inhumation.
Au reste, s'il avait fallu toute la folie du désespoir pour douter de sa mort en voyant cette belle créature, il fallait aussi pour y croire toute l'infaillibilité de la science.
Pendant que la voisine ensevelissait Francine, on avait entraîné Jacques dans une autre pièce, où il trouva quelques-uns de ses amis venus pour suivre le convoi. Les bohèmes s'abstinrent vis-à-vis de Jacques, qu'ils aimaient pourtant fraternellement, de toutes ces consolations qui ne font qu'irriter la douleur. Sans prononcer une de ces paroles si difficiles à trouver et si pénibles à entendre, ils allaient tour à tour serrer silencieusement la main de leur ami.
—Cette mort est un grand malheur pour Jacques, fit l'un d'eux.
—Oui, répondit le peintre Lazare, esprit bizarre qui avait su vaincre de bonne heure toutes les rébellions de la jeunesse en leur imposant l'inflexibilité d'un parti pris, et chez qui l'artiste avait fini par étouffer l'homme, oui; mais un malheur qu'il a volontairement introduit dans sa vie. Depuis qu'il connaît Francine, Jacques est bien changé.
—Elle l'a rendu heureux, dit un autre.
—Heureux! reprit Lazare, qu'appelez-vous heureux, comment nommez-vous bonheur une passion qui met un homme dans l'état où Jacques est en ce moment? Qu'on aille lui montrer un chef-d'œuvre: il ne détournerait pas les yeux; et pour revoir encore une fois sa maîtresse, je suis sûr qu'il marcherait sur un Titien ou sur un Raphaël. Ma maîtresse à moi est immortelle et ne me trompera pas. Elle habite le Louvre et s'appelle Joconde.
Au moment où Lazare allait continuer ses théories sur l'art et le sentiment, on vint avertir qu'on allait partir pour l'église.
Après quelques basses prières, le convoi se dirigea vers le cimetière... Comme c'était précisément le jour de la fête des morts, une foule immense encombrait l'asile funèbre. Beaucoup de gens se retournaient pour regarder Jacques qui marchait tête nue derrière le corbillard.
—Pauvre garçon! disait l'un, c'est sa mère sans doute...
—C'est son père, disait un autre.
—C'est sa sœur, disait-on autre part.
Venu là pour étudier l'attitude des regrets à cette fête des souvenirs qui se célèbre une fois l'an sous le brouillard de novembre, seul, un poëte, en voyant passer Jacques, devina qu'il suivait les funérailles de sa maîtresse.
Quand on fut arrivé près de la fosse réservée, les bohémiens, la tête nue, se rangèrent autour. Jacques se mit sur le bord, son ami le médecin le tenait par le bras.
Les hommes du cimetière étaient pressés et voulurent faire vitement les choses.
—Il n'y a pas de discours, dit l'un d'eux. Allons! Tant mieux. Houp! Camarade! Allons, là! Et la bière, tirée hors de la voiture, fut liée avec des cordes et descendue dans la fosse. L'homme alla retirer les cordes et sortit du trou, puis, aidé d'un de ses camarades, il prit une pelle et commença à jeter de la terre. La fosse fut bientôt comblée. On y planta une petite croix de bois.
Au milieu de ses sanglots, le médecin entendit Jacques qui laissait échapper ce cri d'égoïsme:
—Ô ma jeunesse! C'est vous qu'on enterre! Jacques faisait partie d'une société appelée les Buveurs d'eau, et qui paraissait avoir été fondée en vue d'imiter le fameux cénacle de la rue des quatre-vents, dont il est question dans le beau roman du Grand Homme de province. Seulement, il existait une grande différence entre les héros du cénacle et les Buveurs d'eau, qui, comme tous les imitateurs, avaient exagéré le système qu'ils voulaient mettre en application. Cette différence se comprendra par ce fait seul que, dans le livre de M. De Balzac, les membres du cénacle finissent par atteindre le but qu'ils se proposaient, et prouvent que tout système est bon qui réussit; tandis qu'après plusieurs années d'existence la société des Buveurs d'eau s'est dissoute naturellement par la mort de tous ses membres, sans que le nom d'aucun soit resté attaché à une œuvre qui pût attester de leur existence.
Pendant sa liaison avec Francine, les rapports de Jacques avec la société des Buveurs devinrent moins fréquents. Les nécessités d'existence avaient forcé l'artiste à violer certaines conditions, signées et jurées solennellement par les Buveurs d'eau, le jour où la société avait été fondée.
Perpétuellement juchés sur les échasses d'un orgueil absurde, ces jeunes gens avaient érigé en principe souverain, dans leur association, qu'ils ne devraient jamais quitter les hautes cimes de l'art, c'est-à-dire que, malgré leur misère mortelle, aucun d'eux ne voulait faire de concession à la nécessité. Ainsi, le poëte Melchior n'aurait jamais consenti à abandonner ce qu'il appelait sa lyre, pour écrire un prospectus commercial ou une profession de foi. C'était bon pour le poëte Rodolphe, un propre à rien qui était bon à tout, et qui ne laissait jamais passer une pièce de cent sous devant lui sans tirer dessus n'importe avec quoi. Le peintre Lazare, orgueilleux porte-haillons, n'eût jamais voulu salir ses pinceaux à faire le portrait d'un tailleur tenant un perroquet sur ses doigts, comme notre ami le peintre Marcel avait fait une fois en échange de ce fameux habit surnommé Mathusalem, et que la main de chacune de ses amantes avait étoilé de reprises. Tout le temps qu'il avait vécu en communion d'idées avec les Buveurs d'eau, le sculpteur Jacques avait subi la tyrannie de l'acte de société; mais dès qu'il connut Francine, il ne voulut pas associer la pauvre enfant, déjà malade, au régime qu'il avait accepté tout le temps de sa solitude. Jacques était par-dessus tout une nature probe et loyale. Il alla trouver le président de la société, l'exclusif Lazare, et lui annonça que désormais il accepterait tout travail qui pourrait lui être productif.
—Mon cher, lui répondit Lazare, ta déclaration d'amour était ta démission d'artiste. Nous resterons tes amis si tu veux, mais nous ne serons plus tes associés. Fais du métier tout à ton aise; pour moi, tu n'es plus un sculpteur, tu es un gâcheur de plâtre. Il est vrai que tu pourras boire du vin, mais nous, qui continuerons à boire notre eau et à manger notre pain de munition, nous resterons des artistes.
Quoi qu'en eût dit Lazare, Jacques resta un artiste. Mais pour conserver Francine auprès de lui, il se livrait, quand les occasions se présentaient, à des travaux productifs. C'est ainsi qu'il travailla longtemps dans l'atelier de l'ornemaniste Romagnési. Habile dans l'exécution, ingénieux dans l'invention, Jacques aurait pu, sans abandonner l'art sérieux, acquérir une grande réputation dans ces compositions de genre qui sont devenues un des principaux éléments du commerce de luxe. Mais Jacques était paresseux comme tous les vrais artistes, et amoureux à la façon des poëtes. La jeunesse, en lui, s'était éveillée tardive, mais ardente; et avec un pressentiment de sa fin prochaine, il voulait tout entière l'épuiser entre les bras de Francine. Aussi il arriva souvent que les bonnes occasions de travail venaient frapper à sa porte, sans que Jacques voulût y répondre, parce qu'il aurait fallu se déranger, et qu'il se trouvait trop bien à rêver aux lueurs des yeux de son amie.
Lorsque Francine fut morte, le sculpteur alla revoir ses anciens amis les Buveurs. Mais l'esprit de Lazare dominait dans ce cercle, où chacun des membres vivait pétrifié dans l'égoïsme de l'art. Jacques n'y trouva pas ce qu'il venait y chercher. On ne comprenait guère son désespoir, qu'on voulait calmer par des raisonnements; et voyant ce peu de sympathie, Jacques préféra isoler sa douleur plutôt que de la voir exposée à la discussion. Il rompit donc complétement avec les Buveurs d'eau et s'en alla vivre seul.
Cinq ou six jours après l'enterrement de Francine, Jacques alla trouver un marbrier du cimetière Montparnasse, et lui offrit de conclure avec lui le marché suivant: le marbrier fournirait au tombeau de Francine un entourage que Jacques se réservait de dessiner et donnerait en outre à l'artiste un morceau de marbre blanc, moyennant quoi Jacques se mettrait pendant trois mois à la disposition du marbrier, soit comme ouvrier tailleur de pierres, soit comme sculpteur. Le marchand de tombeaux avait alors plusieurs commandes extraordinaires; il alla visiter l'atelier de Jacques, et, devant plusieurs travaux commencés, il acquit la preuve que le hasard qui lui livrait Jacques était une bonne fortune pour lui. Huit jours après, la tombe de Francine avait un entourage, au milieu duquel la croix de bois avait été remplacée par une croix de pierre, avec le nom gravé en creux.
Jacques avait heureusement affaire à un honnête homme, qui comprit que cent kilogrammes de fer fondu et trois pieds carrés de marbre des Pyrénées ne pouvaient point payer trois mois de travaux de Jacques, dont le talent lui avait rapporté plusieurs milliers d'écus. Il offrit à l'artiste de l'attacher à son entreprise, moyennant un intérêt, mais Jacques ne consentit point. Le peu de variété des sujets à traiter répugnait à sa nature inventive; d'ailleurs, il avait ce qu'il voulait, un gros morceau de marbre, des entrailles duquel il voulait faire sortir un chef-d'œuvre qu'il destinait à la tombe de Francine.
Au commencement du printemps, la situation de Jacques devint meilleure: son ami le médecin le mit en relation avec un grand seigneur étranger qui venait se fixer à Paris, et y faisait construire un magnifique hôtel dans un des plus beaux quartiers. Plusieurs artistes célèbres avaient été appelés à concourir au luxe de ce petit palais. On commanda à Jacques une cheminée de salon. Il me semble encore voir les cartons de Jacques; c'était une chose charmante: tout le poëme de l'hiver était raconté dans ce marbre qui devait servir de cadre à la flamme. L'atelier de Jacques étant trop petit, il demanda et obtint, pour exécuter son œuvre, une pièce dans l'hôtel encore inhabité. On lui avança même une assez forte somme sur le prix convenu de son travail. Jacques commença par rembourser à son ami, le médecin l'argent que celui-ci lui avait prêté lorsque Francine était morte; puis il courut au cimetière, pour y faire cacher sous un champ de fleurs la terre où reposait sa maîtresse.
Mais le printemps était venu avant Jacques, et sur la tombe de la jeune fille mille fleurs croissaient au hasard parmi l'herbe verdoyante. L'artiste n'eut pas le courage de les arracher, car il pensa que ces fleurs renfermaient quelque chose de son amie. Comme le jardinier lui demandait ce qu'il devait faire des roses et des pensées qu'il avait apportées, Jacques lui ordonna de les planter sur une fosse voisine nouvellement creusée, pauvre tombe d'un pauvre, sans clôture, et n'ayant pour signe de reconnaissance qu'un morceau de bois piqué en terre, et surmonté d'une couronne de fleurs en papier noirci, pauvre offrande de la douleur d'un pauvre. Jacques sortit du cimetière tout autre qu'il était entré. Il regardait avec une curiosité pleine de joie ce beau soleil printanier, le même qui avait tant de fois doré les cheveux de Francine lorsqu'elle courait dans la campagne, fauchant les prés avec ses blanches mains. Tout un essaim de bonnes pensées chantait dans le cœur de Jacques. En passant devant un petit cabaret du boulevard extérieur, il se rappela qu'un jour, ayant été surpris par l'orage, il était entré dans ce bouchon avec Francine, et qu'ils y avaient dîné. Jacques entra et se fit servir à dîner sur la même table. On lui donna du dessert dans une soucoupe à vignettes; il reconnut la soucoupe et se souvint que Francine était restée une demie heure à deviner le rébus qui y était peint; et il se ressouvint aussi d'une chanson qu'avait chantée Francine, mise en belle humeur par un petit vin violet, qui ne coûte pas bien cher, et qui contient plus de gaieté que de raisin. Mais cette crue de doux souvenirs réveillait son amour sans réveiller sa douleur. Accessible à la superstition, comme tous les esprits poétiques et rêveurs, Jacques s'imagina que c'était Francine qui, en l'entendant marcher tout à l'heure auprès d'elle, lui avait envoyé cette bouffée de bons souvenirs à travers sa tombe, et il ne voulut pas les mouiller d'une larme. Et il sortit du cabaret, pied leste, front haut, œil vif, cœur battant, presque un sourire aux lèvres, et murmurant en chemin ce refrain de la chanson de Francine: