Scènes de la vie de Bohème
Qui nous ramenait le printemps,
Je me suis rappelé la belle
Qui m'aima quand elle eut le temps
—Et pendant toute la journée,
Pensif, je suis resté devant
Le vieil almanach de l'année
Où nous nous sommes aimés tant.
Il n'est pas mort ton souvenir;
Et si tu frappais à ma porte,
Mon cœur, Musette, irait t'ouvrir.
Puisqu'à ton nom toujours il tremble,—
Muse de l'infidélité,—
Reviens encor manger ensemble
Le pain béni de la gaîté.
Ces vieux amis de notre amour,
Déjà prennent un air de fête
Au seul espoir de ton retour.
Viens, tu reconnaîtras, ma chère,
Tous ceux qu'en deuil mit ton départ.
Le petit lit-et le grand verre
Où tu buvais souvent ma part.
Dont tu te parais autrefois,
Et comme autrefois, le dimanche,
Nous irons courir dans les bois.
Assis le soir sous la tonnelle,
Nous boirons encor ce vin clair
Où ta chanson mouillait son aile
Avant de s'envoler dans l'air.
Le carnaval étant fini,
Un beau matin est revenue,
Oiseau volage, à l'ancien nid;
Mais en embrassant l'infidèle,
Mon cœur n'a plus senti d'émoi,
Et Musette, qui n'est plus elle,
disait que je n'étais plus moi.
Bien morte avec l'amour dernier;
Notre jeunesse est enterrée
Au fond du vieux calendrier.
Ce n'est plus qu'en fouillant la cendre
Des beaux jours qu'il a contenus,
Qu'un souvenir pourra nous rendre
La clef des paradis perdus.
—Eh bien, dit Marcel, quand il eut achevé, tu es rassuré maintenant; mon amour pour Musette est bien trépassé, puisque les vers-s'y mettent, ajouta-t-il ironiquement, en montrant le manuscrit de sa chanson.
—Pauvre ami, dit Rodolphe, ton esprit se bat en duel avec ton cœur, prends garde qu'il ne le tue!
—C'est déjà fait, répondit le peintre; nous sommes finis, mon vieux, nous sommes morts et enterrés. La jeunesse n'a qu'un temps! Où dînes-tu ce soir?
—Si tu veux, dit Rodolphe, nous irons dîner à douze sous dans notre ancien restaurant de la rue du four, là où il y a des assiettes en faïence de village, et où nous avions si faim quand nous avions fini de manger.
—Ma foi, non, répliqua Marcel. Je veux bien consentir à regarder le passé, mais ce sera au travers d'une bouteille de vrai vin, et assis dans un bon fauteuil. Qu'est-ce que tu veux? Je suis un corrompu. Je n'aime plus que ce qui est bon!