Scènes de la vie de Bohème
Il faut tenir ma porte ouverte.
Ce refrain dans la bouche de Jacques, c'était encore un souvenir, mais aussi c'était déjà une chanson; et peut-être, sans s'en douter, Jacques fit-il ce soir-là le premier pas dans ce chemin de transition qui de la tristesse mène à la mélancolie, et de là à l'oubli. Hélas! Quoi qu'on veuille et quoi qu'on fasse, l'éternelle et juste loi de la mobilité le veut ainsi.
De même que les fleurs qui, nées peut-être du corps de Francine, avaient poussé sur sa tombe, des séves de jeunesse fleurissaient dans le cœur de Jacques, où les souvenirs de l'amour ancien éveillaient de vagues aspirations vers de nouvelles amours. D'ailleurs, Jacques était de cette race d'artistes et de poëtes qui font de la passion un instrument de l'art et de la poésie, et dont l'esprit n'a d'activité qu'autant qu'il est mis en mouvement par les forces motrices du cœur. Chez Jacques, l'invention était vraiment fille du sentiment, et il mettait une parcelle de lui-même dans les plus petites choses qu'il faisait. Il s'aperçut que les souvenirs ne lui suffisaient plus, et que, pareil à la meule qui s'use elle-même quand le grain lui manque, son cœur s'usait faute d'émotion. Le travail n'avait plus de charmes pour lui; l'invention, jadis fiévreuse et spontanée, n'arrivait plus que sous l'effort de la patience; Jacques était mécontent, et enviait presque la vie de ses anciens amis les Buveurs d'eau.
Il chercha à se distraire, tendit la main aux plaisirs, et se créa de nouvelles liaisons. Il fréquenta le poëte Rodolphe, qu'il avait rencontré dans un café, et tous deux se prirent d'une grande sympathie l'un pour l'autre. Jacques lui avait expliqué ses ennuis; Rodolphe ne fut pas bien longtemps à en comprendre le motif.
—Mon ami, lui dit-il, je connais ça... et lui frappant la poitrine à l'endroit du cœur, il ajouta: vite et vite, il faut rallumer le feu là-dedans; ébauchez sans retard une petite passion, et les idées vous reviendront.
—Ah! dit Jacques, j'ai trop aimé Francine.
—Ça ne vous empêchera pas de l'aimer toujours. Vous l'embrasserez sur les lèvres d'une autre.
—Oh! dit Jacques; seulement, si je pouvais rencontrer une femme qui lui ressemblât!... et il quitta Rodolphe tout rêveur.
Six semaines après, Jacques avait retrouvé toute sa verve, rallumée aux doux regards d'une jolie fille qui s'appelait Marie, et dont la beauté maladive rappelait un peu celle de la pauvre Francine. Rien de plus joli en effet que cette jolie Marie, qui avait dix-huit ans moins six semaines, comme elle ne manquait jamais de le dire. Ses amours avec Jacques étaient nées au clair de la lune, dans le jardin d'un bal champêtre, au son d'un violon aigre, d'une contre-basse phthisique et d'une clarinette qui sifflait comme un merle. Jacques l'avait rencontrée un soir, où il se promenait gravement autour de l'hémicycle réservé à la danse. En le voyant passer roide, dans son éternel habit noir boutonné jusqu'au cou, les bruyantes et jolies habituées de l'endroit, qui connaissaient l'artiste de vue, se disaient entre elles:
—Que vient faire ici ce croque-mort? Y a-t-il donc quelqu'un à enterrer?
Et Jacques marchait toujours isolé, se faisant intérieurement saigner le cœur aux épines d'un souvenir dont l'orchestre augmentait la vivacité, en exécutant une contredanse joyeuse qui sonnait aux oreilles de l'artiste, triste comme un De Profundis. Ce fut au milieu de cette rêverie qu'il aperçut Marie qui le regardait dans un coin, et riait comme une folle en voyant sa mine sombre. Jacques leva les yeux, et entendit à trois pas de lui cet éclat de rire en chapeau rose. Il s'approcha de la jeune fille, et lui adressa quelques paroles auxquelles elle répondit; il lui offrit son bras pour faire un tour de jardin, elle accepta. Il lui dit qu'il la trouvait jolie comme un ange, elle se le fit répéter deux fois; il lui vola des pommes vertes qui pendaient aux arbres du jardin, elle les croqua avec délices en faisant entendre ce rire sonore qui semblait être la ritournelle de sa constante gaieté. Jacques pensa à la bible et songea qu'on ne devait jamais désespérer avec aucune femme, et encore moins avec celles qui aimaient les pommes. Il fit avec le chapeau rose un nouveau tour de jardin, et c'est ainsi qu'étant arrivé seul au bal il n'en était point revenu de même.
Cependant Jacques n'avait pas oublié Francine: suivant les paroles de Rodolphe, il l'embrassait tous les jours sur les lèvres de Marie, et travaillait en secret à la figure qu'il voulait placer sur la tombe de la morte.
Un jour qu'il avait reçu de l'argent, Jacques acheta une robe à Marie, une robe noire. La jeune fille fut bien contente; seulement elle trouva que le noir n'était pas gai pour l'été. Mais Jacques lui dit qu'il aimait beaucoup le noir, et qu'elle lui ferait plaisir en mettant cette robe tous les jours. Marie lui obéit.
Un samedi, Jacques dit à la jeune fille:
—Viens demain de bonne heure, nous irons à la campagne.
—Quel bonheur! fit Marie. Je te ménage une surprise, tu verras; demain il fera du soleil.
Marie passa la nuit chez elle à achever une robe neuve qu'elle avait achetée sur ses économies, une jolie robe rose. Et le dimanche elle arriva, vêtue de sa pimpante emplette, à l'atelier de Jacques.
L'artiste la reçut froidement, brutalement presque.
—Moi qui croyais te faire plaisir en me faisant cadeau de cette toilette réjouie! dit Marie, qui ne s'expliquait pas la froideur de Jacques.
—Nous n'irons pas à la campagne, répondit celui-ci, tu peux t'en aller, j'ai à travailler.
Marie s'en retourna chez elle le cœur gros. En route, elle rencontra un jeune homme qui savait l'histoire de Jacques, et qui lui avait fait la cour, à elle.
—Tiens, Mademoiselle Marie, vous n'êtes donc plus en deuil? Lui dit-il.
—En deuil, dit Marie, et de qui?
—Quoi! Vous ne savez pas? C'est pourtant bien connu; cette robe noire que Jacques vous a donnée...
—Eh bien? dit Marie.
—Eh bien, c'était le deuil: Jacques vous faisait porter le deuil de Francine.
—À compter de ce jour, Jacques ne revit plus Marie.
Cette rupture lui porta malheur. Les mauvais jours revinrent: il n'eut plus de travaux et tomba dans une si affreuse misère, que, ne sachant plus ce qu'il allait devenir, il pria son ami le médecin de le faire entrer dans un hôpital. Le médecin vit du premier coup d'œil que cette admission n'était pas difficile à obtenir. Jacques, qui ne se doutait pas de son état, était en route pour aller rejoindre Francine.
On le fit entrer à l'hôpital Saint-Louis.
Comme il pouvait encore agir et marcher, Jacques pria le directeur de l'hôpital de lui donner une petite chambre dont on ne se servait point, pour qu'il pût y aller travailler. On lui donna la chambre, et il y fit apporter une selle, des ébauchoirs et de la terre glaise. Pendant les quinze premiers jours il travailla à la figure qu'il destinait au tombeau de Francine. C'était un grand ange aux ailes ouvertes. Cette figure, qui était le portrait de Francine, ne fut pas entièrement achevée, car Jacques ne pouvait plus monter l'escalier, et bientôt il ne put plus quitter son lit.
Un jour, le cahier de l'externe lui tomba entre les mains, et Jacques, en voyant les remèdes qu'on lui ordonnait, comprit qu'il était perdu; il écrivit à sa famille, et fit appeler la sœur Sainte-Geneviève, qui l'entourait de tous ses soins charitables.
—Ma sœur, lui dit Jacques, il y a là-haut, dans la chambre que vous m'avez fait prêter, une petite figure en plâtre; cette statuette, qui représente un ange, était destinée à un tombeau, mais je n'ai pas le temps de l'exécuter en marbre. Pourtant, j'en ai un beau morceau chez moi, du marbre blanc veiné de rose. Enfin... ma sœur, je vous donne ma petite statuette pour mettre dans la chapelle de la communauté.
Jacques mourut peu de jours après. Comme le convoi eut lieu le jour même de l'ouverture du salon, les Buveurs d'eau n'y assistèrent pas. L'art avant tout, avait dit Lazare.
La famille de Jacques n'était pas riche, et l'artiste n'eut pas de terrain particulier.
Il fut enterré en quelque part.
XIX
LES FANTAISIES DE MUSETTE
On se rappelle peut-être comment le peintre Marcel vendit au juif Médicis son fameux tableau du Passage de la mer Rouge, qui devait aller servir d'enseigne à la boutique d'un marchand de comestibles. Le lendemain de cette vente, qui avait été suivie d'un fastueux souper offert par le juif aux bohèmes, comme appoint au marché, Marcel, Schaunard, Colline et Rodolphe se réveillèrent fort tard le matin. Encore étourdis les uns et les autres par les fumées de l'ivresse de la veille, ils ne se ressouvinrent plus d'abord de ce qui s'était passé; et comme l'Angelus de midi sonnait à une église prochaine, ils s'entre-regardèrent tous trois avec un sourire mélancolique.
—Voici la cloche aux sons pieux qui appelle l'humanité au réfectoire, dit Marcel.
—En effet, reprit Rodolphe, c'est l'heure solennelle où les honnêtes gens passent dans la salle à manger.
—Il faudrait pourtant voir à devenir d'honnêtes gens, murmura Colline, pour qui c'était tous les jours la saint-appétit.
—Ah! Les boîtes au lait de ma nourrice, ah! Les quatre repas de mon enfance, qu'êtes-vous devenus? ajouta Schaunard; qu'êtes-vous devenus? Répéta-t-il sur un motif plein d'une mélancolie rêveuse et douce.
—Dire qu'il y a à cette heure, à Paris, plus de cent mille côtelettes sur le gril! fit Marcel.
—Et autant de biftecks! ajouta Rodolphe.
Comme une ironique antithèse, pendant que les quatre amis se posaient les uns aux autres le terrible problème quotidien du déjeuner, les garçons d'un restaurant qui était dans la maison criaient à tue-tête les commandes des consommateurs.
—Ils ne se tairont pas, ces brigands-là! disait Marcel; chaque mot me fait l'effet d'un coup de pioche qui me creuserait l'estomac.
—Le vent est au nord, dit gravement Colline, en indiquant une girouette en évolution sur un toit voisin, nous ne déjeunerons pas aujourd'hui, les éléments s'y opposent.
—Pourquoi ça? demanda Marcel.
—C'est une remarque atmosphérique que j'ai faite, continua le philosophe: le vent au nord signifie presque toujours abstinence, de même que le vent au midi indique ordinairement plaisir et bonne chère.
C'est ce que la philosophie appelle les avertissements d'en haut.
—À jeûne, Gustave Colline avait la plaisanterie féroce.
En ce moment Schaunard, qui venait de plonger l'un de ses bras dans l'abîme qui lui servait de poche, l'en retira en poussant un cri d'angoisse.
—Au secours! Il y a quelqu'un dans mon paletot, hurla Schaunard en essayant de dégager sa main serrée dans les pinces d'un homard vivant.
Au cri qu'il venait de pousser répondit tout à coup un autre cri. C'était Marcel qui, en enfouissant machinalement sa main dans sa poche, venait d'y découvrir une Amérique à laquelle il ne songeait plus: c'est-à-dire les cent cinquante francs que le juif Médicis lui avait donnés la veille en payement du Passage de la mer Rouge.
La mémoire revint alors en même temps aux bohèmes.
—Saluez, messieurs! dit Marcel en étalant sur la table un tas d'écus, parmi lesquels frétillaient cinq ou six louis neufs.
—On les croirait vivants, fit Colline.
—La jolie voix! dit Schaunard en faisant chanter les pièces d'or.
—Comme c'est joli, ces médailles! ajouta Rodolphe; on dirait des morceaux de soleil. Si j'étais roi, je ne voudrais pas d'autre monnaie, et je la ferais frapper à l'effigie de ma maîtresse.
—Quand on pense qu'il y a un pays où c'est des cailloux, dit Schaunard. Autrefois, les américains en donnaient quatre pour deux sous. J'ai un de mes anciens parents qui a visité l'Amérique: il a été enterré dans le ventre des Sauvages. Ça a fait bien du tort à la famille.
—Ah çà! Mais, demanda Marcel en regardant le homard qui s'était mis à marcher dans la chambre, d'où vient cette bête?
—Je me rappelle, dit Schaunard, qu'hier j'ai été faire un tour dans la cuisine de Médicis; il faut croire que ce reptile sera tombé dans ma poche sans le faire exprès, ça a la vue basse, ces bêtes-là. Puisque je l'ai, ajouta-t-il, j'ai envie de le garder, je l'apprivoiserai et je le peindrai en rouge, ce sera plus gai. Je suis triste depuis le départ de Phémie, ça me fera une compagnie.
—Messieurs, s'écria Colline, remarquez, je vous prie, la girouette a tourné au sud; nous déjeunerons.
—Je le crois bien, dit Marcel en prenant une pièce d'or, en voici une que nous allons faire cuire, et avec beaucoup de sauce.
On procéda longuement et gravement à la discussion de la carte. Chaque plat fut l'occasion d'une discussion et voté à la majorité. L'omelette soufflée, proposée par Schaunard, fut repoussée avec sollicitude, ainsi que les vins blancs, contre lesquels Marcel s'éleva dans une improvisation qui mit en relief ses connaissances œnophiles.
—Le premier devoir du vin est d'être rouge, s'écria l'artiste; ne me parlez pas de vos vins blancs.
—Cependant, fit Schaunard, le champagne?
—Ah! Bah. Un cidre élégant! Un coco épileptique! Je donnerais toutes les caves d'Épernay et d'Aï pour une futaille bourguignonne. D'ailleurs, nous n'avons pas de grisettes à séduire, ni de vaudeville à faire. Je vote contre le champagne.
Le programme une fois adopté, Schaunard et Colline descendirent chez le restaurant du voisinage, pour commander le repas.
—Si nous faisions du feu! dit Marcel.
—Au fait, dit Rodolphe, nous ne serions pas en contravention: le thermomètre nous y invite depuis longtemps; faisons du feu. La cheminée sera bien étonnée.
Et il courut dans l'escalier et recommanda à Colline de faire monter du bois.
Quelques instants après, Schaunard et Colline remontèrent, suivis d'un charbonnier chargé d'une grosse falourde.
Comme Marcel fouillait dans un tiroir, cherchant quelques papiers inutiles pour allumer son feu, il tomba par hasard sur une lettre dont l'écriture le fit tressaillir et qu'il se mit à lire en se cachant de ses amis.
C'était un billet au crayon, écrit jadis par Musette, au temps où elle demeurait avec Marcel; cette lettre avait jour pour jour un an de date. Elle ne contenait que ces quelques mots.
«Mon cher ami,
Ne sois pas inquiet après moi, je vais rentrer bientôt. Je suis allée me promener un peu pour me réchauffer en marchant, il gèle dans la chambre et le charbonnier a clos la paupière. J'ai cassé les deux derniers bâtons de la chaise, mais ça n'a pas brûlé le temps de faire cuire un œuf. Avec ça le vent entre comme chez lui par le carreau, et me souffle un tas de mauvais conseils qui te feraient du chagrin si je les écoutais. J'aime mieux m'en aller un instant, j'irai voir les magasins du quartier. On dit qu'il y a du velours à dix francs le mètre. C'est incroyable, il faut voir cela. Je serai rentrée pour dîner.
«Musette.»
—Pauvre fille! murmura Marcel en serrant la lettre dans sa poche... Et il resta un instant pensif, la tête entre ses mains.
—À cette époque, il y avait déjà longtemps que les bohèmes étaient en état de veuvage, à l'exception de Colline pourtant, dont l'amante était toujours restée invisible et anonyme.
Phémie elle-même, cette aimable compagne de Schaunard, avait rencontré une âme naïve qui lui avait offert son cœur, un mobilier en acajou, et une bague de ses cheveux, des cheveux rouges. Cependant, quinze jours après les lui avoir donnés, l'amant de Phémie avait voulu lui reprendre son cœur et son mobilier, parce qu'il s'était aperçu, en regardant les mains de sa maîtresse, qu'elle avait une bague en cheveux, mais noire; et il osa la soupçonner de trahison.
Pourtant Phémie n'avait pas cessé d'être vertueuse; seulement, comme plusieurs fois ses amies l'avaient raillée à cause de sa bague en cheveux rouges, elle l'avait fait teindre en noir. Le monsieur fut si content, qu'il acheta une robe de soie à Phémie, c'était la première. Le jour où elle l'étrenna, la pauvre enfant s'écria:
—Maintenant je puis mourir.
Quant à Musette, elle était redevenue un personnage presque officiel, et il y avait trois ou quatre mois que Marcel ne l'avait rencontrée. Pour Mimi, Rodolphe n'en avait plus entendu parler, excepté par lui-même quand il était seul.
—Ah çà, s'écria tout à coup Rodolphe en voyant Marcel accroupi et rêveur au coin de la cheminée, et ce feu, est-ce qu'il ne veut pas prendre?
—Voilà, voilà! dit le peintre en allumant le bois qui se mit à flamber en pétillant.
Pendant que ses amis s'agaçaient l'appétit en faisant les préparatifs du repas, Marcel s'était de nouveau isolé dans un coin, et rangeait, avec quelques souvenirs que lui avait laissés Musette, la lettre qu'il venait de retrouver par hasard. Tout à coup il se rappela l'adresse d'une femme qui était l'amie intime de son ancienne passion.
—Ah! s'écria-t-il assez haut pour être entendu, je sais où la trouver.
—Trouver quoi? fit Rodolphe. Qu'est-ce que tu fais là? ajouta-t-il en voyant l'artiste se disposer à écrire.
—Rien, une lettre très-pressée que j'oubliais. Je suis à vous dans l'instant, répondit Marcel, et il écrivit:
«Ma chère enfant,
J'ai des sommes dans mon secrétaire, c'est une apoplexie de fortune foudroyante. Il y a à la maison un gros déjeuner qui se mitonne, des vins généreux, et nous avons fait du feu, ma chère, comme des bourgeois. Il faut voir ça, ainsi que tu disais autrefois. Viens passer un moment avec nous, tu trouveras là Rodolphe, Colline et Schaunard; tu nous chanteras des chansons au dessert: il y a du dessert. Tandis que nous y sommes, nous allons probablement rester à table une huitaine de jours. N'aie donc pas peur d'arriver trop tard. Il y a si longtemps que je ne t'ai entendue rire! Rodolphe te fera des madrigaux, et nous boirons toutes sortes de choses à nos amours défuntes, quitte à les ressusciter. Entre gens comme nous... le dernier baiser n'est jamais le dernier. Ah! S'il n'avait pas fait si froid l'an passé, tu ne m'aurais peut-être pas quitté. Tu m'as trompé pour un fagot, et parce que tu craignais d'avoir les mains rouges: tu as bien fait, je ne t'en veux pas plus pour cette fois-là que pour les autres; mais viens te chauffer pendant qu'il y a du feu.
Je t'embrasse autant que tu voudras.
«Marcel.»
Cette lettre achevée, Marcel en écrivit une autre à Madame Sidonie, l'amie de Musette, et il la priait de faire parvenir à celle-ci le billet qu'il lui adressait. Puis il descendit chez le portier pour le charger de porter les lettres. Comme il lui payait sa commission d'avance, le portier aperçut une pièce d'or reluire dans les mains du peintre; et, avant de partir pour faire sa course, il monta prévenir le propriétaire, avec qui Marcel était en retard pour ses loyers.
—Mossieu, dit-il tout essoufflé, l'artisse du sixième a de l'argent! Vous savez, ce grand qui me rit au nez quand je lui porte la quittance.
—Oui, dit le propriétaire, celui qui a eu l'audace de m'emprunter de l'argent pour me donner un à-compte. Il a congé.
—Oui, monsieur. Mais il est cousu d'or aujourd'hui, ça m'a brûlé les yeux tout à l'heure. Il donne des fêtes... C'est le bon moment...
—En effet, dit le propriétaire, j'irai moi-même tantôt.
Madame Sidonie, qui se trouvait chez elle quand on lui apporta la lettre de Marcel, envoya sur-le-champ sa femme de chambre remettre la lettre adressée à Mademoiselle Musette.
Celle-ci habitait alors un charmant appartement dans la Chaussée-D'Antin. Au moment où on lui remit la lettre de Marcel, elle était en compagnie, et avait précisément, pour le même soir, un grand dîner de cérémonie.
—En voilà un miracle! s'écria Musette en riant comme une folle.
—Qu'est-ce qu'il y a donc? Lui demanda un beau jeune homme roide comme une statuette.
—C'est une invitation à dîner, fit la jeune femme. Hein! Comme ça se trouve?
—Ça se trouve mal, dit le jeune homme.
—Pourquoi ça? fit Musette.
—Comment!... penseriez-vous à aller à ce dîner?
—Je le crois bien que j'y pense... Arrangez-vous comme vous voudrez.
—Mais, ma chère, cependant il n'est pas convenable... vous irez une autre fois.
—Ah! C'est joli, ça! Une autre fois! C'est une ancienne connaissance, Marcel, qui m'invite à dîner, et c'est assez extraordinaire pour que j'aille voir ça en face! Une autre fois! Mais c'est rare comme les éclipses, les dîners sérieux dans cette maison-là!
—Comment! Vous nous manquez de parole pour aller voir cette personne, dit le jeune homme, et c'est à moi que vous le dites!...
—À qui voulez-vous que je le dise donc? Au grand turc? ça ne le regarde pas, cet homme.
—Mais c'est une franchise singulière.
—Vous savez bien que je ne fais rien comme les autres, répliqua Musette.
—Mais que penserez-vous de moi si je vous laisse aller, sachant où vous allez? Songez-y, Musette, pour moi, pour vous, cela est bien inconvenant: il faut vous excuser près de ce jeune homme...
—Mon cher Monsieur Maurice, dit Mademoiselle Musette d'une voix très-ferme, vous me connaissiez avant que de me prendre; vous saviez que j'étais pleine de caprices, et que jamais âme qui vive n'a pu se vanter de m'en avoir fait rentrer un.
—Demandez-moi ce que vous voudrez... dit Maurice, mais cela!... Il y a caprice... et caprice...
—Maurice, j'irai chez Marcel: j'y vais, ajouta-t-elle en mettant son chapeau. Vous me quitterez si vous voulez; mais c'est plus fort que moi; c'est le meilleur garçon du monde, et le seul que j'aie jamais aimé. Si son cœur avait été en or, il l'aurait fait fondre pour me donner des bagues. Pauvre garçon! dit-elle en montrant sa lettre... voyez, dès qu'il a un peu de feu, il m'invite à venir me chauffer. Ah! s'il n'était pas si paresseux et s'il n'y avait pas eu de velours et de soieries dans les magasins!!! J'étais bien heureuse avec lui; il avait le talent de me faire souffrir, et c'est lui qui m'a donné le nom de Musette, à cause de mes chansons. Au moins, en allant chez lui, vous êtes sûr que je reviendrai auprès de vous... si vous ne me fermez pas la porte au nez.
—Vous ne pourriez pas avouer plus franchement que vous ne m'aimez pas, dit le jeune homme.
—Allons donc, mon cher Maurice, vous êtes trop homme d'esprit pour que nous engagions là-dessus une discussion sérieuse. Vous m'avez comme on a un beau cheval dans une écurie; moi, je vous aime... parce que j'aime le luxe, le bruit des fêtes, tout ce qui résonne et tout ce qui rayonne; ne faisons point de sentiment, ce serait ridicule et inutile.
—Au moins, laissez-moi aller avec vous.
—Mais vous ne vous amuserez pas du tout, fit Musette, et vous nous empêcherez de nous amuser. Songez donc qu'il va m'embrasser, ce garçon, nécessairement.
—Musette, dit Maurice, avez-vous souvent trouvé des gens aussi accommodants que moi?
—Monsieur le vicomte, répliqua Musette, un jour que je me promenais en voiture aux Champs-Élysées avec lord, j'ai rencontré Marcel et son ami Rodolphe qui étaient à pied, très-mal mis tous deux, crottés comme des chiens de berger, et fumant leur pipe. Il y avait trois mois que je n'avais vu Marcel, et il m'a semblé que mon cœur allait sauter par la portière. J'ai fait arrêter la voiture, et pendant une demi-heure j'ai causé avec Marcel devant tout Paris qui passait là en équipage. Marcel m'a offert des gâteaux de Nanterre et un bouquet de violette d'un sou, que j'ai mis à ma ceinture. Quand il m'a eu quittée, lord voulait le rappeler pour l'inviter à dîner avec nous. Je l'ai embrassé pour la peine. Et voilà mon caractère, mon cher Monsieur Maurice; si ça ne vous plaît pas, il faut le dire tout de suite, je vais prendre mes pantoufles et mon bonnet de nuit.
—C'est donc quelquefois une bonne chose que d'être pauvre! dit le vicomte Maurice avec un air plein de tristesse envieuse.
—Eh! Non, fit Musette: si Marcel était riche, je ne l'aurais jamais quitté.
—Allez donc, fit le jeune homme en lui serrant la main. Vous avez mis votre nouvelle robe, ajouta-t-il, elle vous sied à merveille.
—Au fait, c'est vrai, dit Musette; c'est comme un pressentiment que j'ai eu ce matin. Marcel en aura l'étrenne. Adieu! fit-elle, je m'en vais manger un peu du pain béni de la gaieté.
Musette avait ce jour-là une ravissante toilette; jamais reliure plus séductrice n'avait enveloppé le poëme de sa jeunesse et de sa beauté. Au reste, Musette possédait instinctivement le génie de l'élégance. En arrivant au monde, la première chose qu'elle avait cherchée du regard avait dû être un miroir pour s'arranger dans ses langes; et avant d'aller au baptême, elle avait déjà commis le péché de coquetterie. Au temps où sa position avait été des plus humbles, quand elle en était encore réduite aux robes d'indienne imprimée, aux petits bonnets à pompons et aux souliers de peau de chèvre, elle portait à ravir ce pauvre et simple uniforme des grisettes. Ces jolies filles moitié abeilles, moitié cigales, qui travaillaient en chantant toute la semaine, ne demandaient à Dieu qu'un peu de soleil le dimanche, faisaient vulgairement l'amour avec le cœur, et se jetaient quelquefois par la fenêtre. Race disparue maintenant, grâce à la génération actuelle des jeunes gens: génération corrompue et corruptrice, mais par-dessus tout vaniteuse, sotte et brutale. Pour le plaisir de faire de méchants paradoxes, ils ont raillé ces pauvres filles à propos de leurs mains mutilées par les saintes cicatrices du travail, et elles n'ont bientôt plus gagné assez pour s'acheter de la pâte d'amandes. Peu à peu ils sont parvenus à leur inoculer leur vanité et leur sottise, et c'est alors que la grisette a disparu. C'est alors que naquit la lorette. Race hybride, créatures impertinentes, beautés médiocres, demi-chair, demi-onguents, dont le boudoir est un comptoir où elles débitent des morceaux de leur cœur, comme on ferait des tranches de rosbif. La plupart de ces filles, qui déshonorent le plaisir et sont la honte de la galanterie moderne, n'ont point toujours l'intelligence des bêtes dont elles portent les plumes sur leurs chapeaux. S'il leur arrive par hasard d'avoir, non point un amour, pas même un caprice, mais un désir vulgaire, c'est au bénéfice de quelque bourgeois saltimbanque que la foule absurde entoure et acclame dans les bals publics, et que les journaux, courtisans de tous les ridicules, célèbrent par leurs réclames. Bien qu'elle fût forcée de vivre dans ce monde, Musette n'en avait point les mœurs ni les allures; elle n'avait point la servilité cupide, ordinaire chez ces créatures qui ne savent lire que barême et n'écrivent qu'en chiffres. C'était une fille intelligente et spirituelle, ayant dans les veines quelques gouttes du sang de Manon; et, rebelle à toute chose imposée, elle n'avait jamais pu ni su résister à un caprice, quelles que dussent en être les conséquences.
Marcel avait été vraiment le seul homme qu'elle eût aimé. C'était du moins le seul pour qui elle avait réellement souffert, et il avait fallu toute l'opiniâtreté des instincts qui l'attiraient vers «tout ce qui rayonne et tout ce qui résonne» pour qu'elle le quittât. Elle avait vingt ans, et pour elle le luxe était presque une question de santé. Elle pouvait bien s'en passer quelque temps, mais elle ne pouvait y renoncer complétement. Connaissant son inconstance, elle n'avait jamais voulu consentir à mettre à son cœur le cadenas d'un serment de fidélité. Elle avait été ardemment aimée par beaucoup de jeunes gens pour qui elle avait eu elle-même des goûts très-vifs; et toujours elle procédait envers eux avec une probité pleine de prévoyance; les engagements qu'elle contractait étaient simples, francs et rustiques comme les déclarations d'amour des paysans de Molière. Vous me voulez bien et je vous veux aussi; tope, et faisons la noce. Dix fois, si elle eût voulu, Musette aurait trouvé une position stable, ce qu'on appelle un avenir; mais elle ne croyait guère à l'avenir, et professait à son égard le scepticisme du figaro.
—Demain, disait-elle parfois, c'est une fatuité du calendrier; c'est un prétexte quotidien que les hommes ont inventé pour ne point faire leurs affaires aujourd'hui. Demain, c'est peut-être un tremblement de terre. À la bonne heure, aujourd'hui, c'est la terre ferme.
Un jour, un galant homme, avec qui elle était restée près de six mois, et qui était devenu éperdument amoureux d'elle, lui proposa sérieusement de l'épouser. Musette lui avait jeté un grand éclat de rire au nez à cette proposition.
—Moi, mettre ma liberté en prison dans un contrat de mariage? Jamais! dit-elle.
—Mais je passe ma vie à trembler de la crainte de vous perdre.
—Vous me perdriez bien plus si j'étais votre femme, répondit Musette. Ne parlons plus de cela. Je ne suis pas libre d'ailleurs, ajouta-t-elle, en songeant sans doute à Marcel.
Ainsi elle traversait sa jeunesse, l'esprit flottant à tous les vents de l'imprévu, faisant beaucoup d'heureux et se faisant presque heureuse elle-même. Le vicomte Maurice, avec qui elle était en ce moment, avait beaucoup de peine à se faire à ce caractère indomptable, ivre de liberté; et ce fut dans une impatience oxydée de jalousie qu'il attendit le retour de Musette après l'avoir vue partir pour aller chez Marcel.
—Y restera-t-elle? Se demanda toute la soirée le jeune homme en s'enfonçant ce point d'interrogation dans le cœur.
—Ce pauvre Maurice! disait Musette de son côté, il trouve ça un peu violent. Ah! Bah! Il faut former la jeunesse. Puis, son esprit passant subitement à d'autres exercices, elle pensa à Marcel, chez qui elle allait; et, tout en passant en revue les souvenirs que réveillait le nom de son ancien adorateur, elle se demandait par quel miracle on avait mis la nappe chez lui. Elle relut, en marchant, la lettre que l'artiste lui avait écrite, et ne put s'empêcher d'être un peu attristée. Mais cela ne dura qu'un instant. Musette pensa avec raison que c'était moins que jamais l'occasion de se désoler, et comme en ce moment un grand vent venait de s'élever, elle s'écria:
—C'est bien drôle, je ne voudrais pas aller chez Marcel, que le vent m'y pousserait.
Et elle continua sa route en pressant le pas, joyeuse comme un oiseau qui revole à son premier nid.
Tout à coup la neige tomba avec abondance. Musette chercha des yeux si elle ne trouverait pas une voiture. Elle n'en rencontra point. Comme elle se trouvait précisément dans la rue où demeurait son amie Madame Sidonie, celle-là qui lui avait fait parvenir la lettre de Marcel, Musette eut l'idée d'entrer un instant chez cette femme pour attendre que le temps lui permît de continuer sa route.
Quand Musette entra chez Madame Sidonie, elle y trouva une nombreuse compagnie. On y continuait un lansquenet commencé depuis trois jours.
—Ne vous dérangez pas, dit Musette, je ne fais qu'entrer et sortir.
—Tu as reçu la lettre de Marcel? lui dit bas à l'oreille Madame Sidonie.
—Oui, répondit Musette, merci; je vais chez lui; il m'invite à dîner. Veux-tu venir avec moi? Tu t'amuseras bien.
—Eh! Non, je ne peux pas, fit Sidonie en montrant la table de jeu, et mon terme?
—Il y a six louis, dit tout haut le banquier qui tenait les cartes.
—J'en fais deux! s'écria Madame Sidonie.
—Je ne suis pas fier, je pars pour deux, répondit le banquier, qui avait déjà passé plusieurs fois. Roi et as. Je suis flambé! continua-t-il en faisant tomber les cartes, tous les rois sont morts...
—On ne parle pas politique, fit un journaliste.
—Et l'as est l'ennemi de ma famille, acheva le banquier, qui retourna encore un roi. Vive le roi! s'écria-t-il. Ma mie Sidonie, envoyez-moi deux louis.
—Mets-les dans ta mémoire, fit Sidonie, furieuse d'avoir perdu.
—Ça fait cinq cents francs que vous me devez, petite, dit le banquier. Vous irez à mille. Je passe la main.
Sidonie et Musette causaient tout bas. La partie continua.
—À peu près à la même heure, on se mettait à table chez les bohèmes. Pendant tout le repas Marcel parut inquiet. Chaque fois qu'on entendait un bruit de pas dans l'escalier, on le voyait tressaillir.
—Qu'est-ce que tu as? demandait Rodolphe; on dirait que tu attends quelqu'un. Ne sommes-nous pas au complet?
Mais à un certain regard que l'artiste lui lança, le poëte comprit quelle était la préoccupation de son ami.
—C'est vrai, pensa-t-il en lui-même, nous ne sommes pas au complet.
Le coup d'œil de Marcel signifiait Musette; le regard de Rodolphe voulait dire Mimi.
—Ça manque de femmes, dit tout à coup Schaunard.
—Sacrebleu! Hurla Colline, vas-tu te taire avec tes réflexions libertines! Il a été convenu qu'on ne parlerait pas d'amour, ça fait tourner les sauces.
Et les amis recommencèrent à boire à plus amples rasades, pendant qu'en dehors la neige tombait toujours, et que dans l'âtre le bois flambait clair en tirant des feux d'artifice d'étincelles.
Au moment où Rodolphe fredonnait tout haut le couplet d'une chanson qu'il venait de trouver au fond de son verre, on frappa plusieurs coups à la porte.
À ce bruit, comme un plongeur qui, frappant du pied le fond de l'eau, remonte à la surface, Marcel, engourdi dans un commencement d'ivresse, se leva précipitamment de sa chaise et courut ouvrir.
Ce n'était point Musette.
Un monsieur parut sur le seuil. Il tenait à la main un petit papier. Son extérieur paraissait agréable, mais sa robe de chambre était bien mal faite.
—Je vous trouve en bonne disposition, dit-il en voyant la table, au milieu de laquelle apparaissait le cadavre d'un gigot colossal.
—Le propriétaire! fit Rodolphe, qu'on lui rende les honneurs qui lui sont dus.
Et il se mit à battre aux champs sur son assiette avec son couteau et sa fourchette.
Colline lui offrit sa chaise, et Marcel s'écria:
—Allons, Schaunard, un verre blanc à monsieur. Vous arrivez parfaitement à propos, dit l'artiste au propriétaire. Nous étions en train de porter un toast à la propriété. Mon ami que voilà, Monsieur Colline, disait des choses bien touchantes. Puisque vous voici, il va recommencer pour vous faire honneur. Recommence un peu, Colline.
—Pardon, messieurs, dit le propriétaire, je ne voudrais pas vous déranger.
Et il déploya le petit papier qu'il tenait à la main.
—Quel est cet imprimé? demanda Marcel.
Le propriétaire, qui avait promené dans la chambre un regard inquisitorial, aperçut l'or et l'argent qui étaient restés sur la cheminée.
—C'est la quittance, dit-il rapidement, j'ai déjà eu l'honneur de vous la faire présenter.
—En effet, dit Marcel, ma mémoire fidèle me rappelle parfaitement ce détail; c'était même un vendredi, le 8 octobre, à midi un quart; très-bien.
—Elle est revêtue de ma signature, fit le propriétaire; et si ça ne vous dérange pas...
—Monsieur, dit Marcel, je me proposais de vous voir. J'ai longuement à causer avec vous.
—Tout à vos ordres.
—Faites-moi donc le plaisir de vous rafraîchir, continua Marcel en l'obligeant à boire un verre de vin. Monsieur, reprit l'artiste, vous m'aviez envoyé dernièrement un petit papier... avec une image représentant une dame qui tient des balances. Le message était signé Godard.
—C'est mon huissier, dit le propriétaire.
—Il a une bien vilaine écriture, fit Marcel. Mon ami, qui sait toutes les langues, continua-t-il en désignant Colline, mon ami a bien voulu me traduire cette dépêche, dont le port coûte cinq francs...
—C'était un congé, fit le propriétaire, mesure de précaution... c'est l'usage.
—Un congé, c'est cela même, fit Marcel. Je voulais vous voir pour que nous eussions une conférence à propos de cet acte, que je désirerais convertir en un bail. Cette maison me plaît, l'escalier est propre, la rue est fort gaie, et puis des raisons de famille, mille choses m'attachent à ces murs.
—Mais, dit le propriétaire en déployant de nouveau sa quittance, il y a le dernier terme à liquider.
—Nous le liquiderons, monsieur, telle est bien ma pensée intime.
Cependant le propriétaire ne quittait point des yeux la cheminée où se trouvait l'argent; et la fixité attractive de ses regards pleins de convoitise était telle, que les espèces semblaient remuer et s'avancer vers lui.
—Je suis heureux d'arriver dans un moment où, sans que cela vous gêne, nous pourrons terminer ce petit compte, dit-il en tendant la quittance à Marcel, qui, ne pouvant parer l'attaque, rompit encore une fois et recommença avec son créancier la scène de don Juan avec M. Dimanche.
—Vous avez, je crois, des propriétés dans les départements? demanda-t-il.
—Oh! répondit le propriétaire, fort peu; une petite maison en Bourgogne, une ferme, peu de chose, mauvais rapport... les fermiers ne payent pas... Aussi, ajouta-t-il en allongeant toujours sa quittance, cette petite rentrée arrive à merveille... C'est soixante francs, comme vous savez.
—Soixante, oui, fit Marcel en se dirigeant vers la cheminée, où il prit trois pièces d'or. Nous disons soixante, et il posa les trois louis sur la table, à quelque distance du propriétaire.
—Enfin! murmura celui-ci, dont le visage s'éclaircit soudain, et il posa également sa quittance sur la table.
Schaunard, Colline et Rodolphe examinaient la scène avec inquiétude.
—Parbleu! Monsieur, fit Marcel, puisque vous êtes bourguignon, vous ne refuserez pas de dire deux mots à un compatriote.
Et faisant sauter le bouchon d'une bouteille de vieux mâcon, il en versa un plein verre au propriétaire.
—Ah! parfait, dit celui-ci... Je n'en ai jamais bu de meilleur.
—C'est un de mes oncles que j'ai par là-bas, et qui m'en envoie quelques paniers de temps en temps.
Le propriétaire s'était levé et allongeait la main vers l'argent placé devant lui, quand Marcel l'arrêta de nouveau.
—Vous ne refuserez pas de me faire raison encore une fois, dit-il en versant encore à boire et en forçant le créancier à trinquer avec lui et avec les trois autres bohèmes.
Le propriétaire n'osa pas refuser. Il but de nouveau, posa son verre, et se disposait encore à prendre l'argent, quand Marcel s'écria:
—Au fait, monsieur, il me vient une idée. Je me trouve un peu riche en ce moment. Mon oncle de Bourgogne m'a envoyé un supplément à ma pension. Je craindrais de dissiper cet argent. Vous savez, la jeunesse est folle... Si cela ne vous contrarie pas, je vous payerai un terme d'avance.
Et, prenant soixante autres francs en écus, il les ajouta aux louis qui étaient sur la table.
—Je vais alors vous donner une quittance du terme à échoir, dit le propriétaire. J'en ai en blanc dans ma poche, ajouta-t-il en tirant son portefeuille. Je vais la remplir et l'antidater. Mais il est charmant, ce locataire, pensa-t-il tout bas en couvant les cent vingt francs des yeux.
—À cette proposition, les trois bohèmes, qui ne comprenaient plus rien à la diplomatie de Marcel, restèrent stupéfaits.
—Mais cette cheminée fume, cela est fort incommode.
—Que ne m'en avez-vous prévenu? J'aurais fait appeler le fumiste, dit le propriétaire qui ne voulait pas être en reste de procédés. Demain, je ferai venir les ouvriers. Et ayant terminé de remplir la seconde quittance, il la joignit à la première, les poussa toutes les deux devant Marcel, et approcha de nouveau sa main de la pile d'argent. Vous ne sauriez croire combien cette somme arrive à point, dit-il. J'ai des mémoires à payer pour réparations à mon immeuble... et j'étais fort embarrassé.
—Je regrette de vous avoir fait un peu attendre, fit Marcel.
—Oh! Je n'étais pas en peine... Messieurs... J'ai l'honneur... Et sa main s'allongeait encore...
—Oh! Oh! Permettez, fit Marcel, nous n'avons pas encore fini. Vous savez le proverbe: quand le vin est tiré...
Et il emplit de nouveau le verre du propriétaire.
—Il faut boire...
—C'est juste, dit celui-ci en se rasseyant par politesse.
Cette fois, à un coup d'œil que leur lança Marcel, les bohèmes comprirent quel était son but.
Cependant le propriétaire commençait à jouer de la prunelle d'une façon extraordinaire. Il se balançait sur sa chaise, tenait des propos grivois, et promettait à Marcel, qui lui demandait des réparations locatives, des embellissements fabuleux.
—En avant la grosse artillerie! dit l'artiste bas à Rodolphe, en lui indiquant une bouteille de rhum.
Après le premier petit verre, le propriétaire chanta une gaudriole qui fit rougir Schaunard.
Après le second petit verre, il raconta ses infortunes conjugales; et, comme son épouse s'appelait Hélène, il se compara à Ménélas.
Après le troisième petit verre, il eut un accès de philosophie, et émit des aphorismes comme ceux-ci:
La fortune ne fait pas le bonheur.
L'homme est éphémère.
Ah! Que l'amour est agréable!»
Et prenant Schaunard pour confident, il lui raconta sa liaison clandestine avec une jeune fille qu'il avait mise dans l'acajou, et qui s'appelait Euphémie. Et il fit un portrait si détaillé de cette jeune personne, aux tendresses naïves, que Schaunard commença à être travaillé par un étrange soupçon, qui devint une certitude lorsque le propriétaire lui montra une lettre qu'il tira de son portefeuille.
—Oh! Ciel! s'écria Schaunard en apercevant la signature. Cruelle fille! tu m'enfonces un poignard dans le cœur.
—Qu'a-t-il donc? s'écrièrent les bohèmes, étonnés de ce langage.
—Voyez, dit Schaunard, cette lettre est de Phémie; voyez ce pâté qui sert de signature. Et il fit circuler la lettre de son ancienne maîtresse; elle commençait par ces mots:
—C'est moi qui suis son gros louf-louf, dit le propriétaire en essayant de se lever, sans pouvoir y parvenir.
—Très-bien! fit Marcel qui l'observait, il a jeté l'ancre.
—Phémie! cruelle Phémie! murmurait Schaunard, tu me fais bien de la peine.
—Je lui ai meublé un petit entre-sol, rue Coquenard, numéro 12, dit le propriétaire. C'est joli, joli... ça m'a coûté bien cher... Mais l'amour sincère n'a pas de prix, et puis j'ai vingt mille francs de rente... Elle me demande de l'argent, continua-t-il en reprenant la lettre. Pauvre chérie!... Je lui donnerai celui-là, ça lui fera plaisir... et il allongea la main vers l'argent préparé par Marcel. Tiens, tiens! fit-il avec étonnement en tâtonnement sur la table, où donc est-il?...
L'argent avait disparu.
—Il est impossible qu'un galant homme se prête à d'aussi coupables manœuvres, avait dit Marcel. Ma conscience, la morale, m'interdisent de verser le prix de mes loyers ès mains de ce vieillard débauché. Je ne payerai point mon terme. Mais mon âme restera du moins sans remords. Quelles mœurs! Un homme aussi chauve! Cependant le propriétaire achevait de se couler à fond et tenait tout haut des discours insensés aux bouteilles.
Comme il était absent depuis deux heures, sa femme, inquiète de lui, l'envoya chercher par la servante, qui poussa de grands cris en le voyant.
—Qu'est-ce que vous avez fait à mon maître? demanda-t-elle aux bohèmes.
—Rien, dit Marcel; il est monté tout à l'heure pour réclamer ses loyers; comme nous n'avions pas d'argent à lui donner, nous lui avons demandé du temps.
—Mais il s'est ivrogné, dit la domestique.
—Le plus fort de cette besogne était fait, répondit Rodolphe: quand il est venu ici, il nous a dit qu'il était allé ranger sa cave.
—Et il avait si peu de sang-froid, continua Colline, qu'il voulait nous laisser nos quittances sans argent.
—Vous les donnerez à sa femme, ajouta le peintre en rendant les quittances; nous sommes d'honnêtes gens, et nous ne voulons pas profiter de son état.
—Ô mon Dieu! Qu'est-ce que va dire madame? fit la servante en entraînant le propriétaire, qui ne pouvait plus se tenir sur ses jambes.
—Enfin! s'écria Marcel.
—Il reviendra demain, dit Rodolphe; il a vu de l'argent.
—Quand il reviendra, fit l'artiste, je le menacerai d'instruire son épouse de ses relations avec la jeune Phémie, et il nous donnera du temps.
Quand le propriétaire fut dehors, les quatre amis se remirent à boire et à fumer. Seul, Marcel avait conservé un sentiment de lucidité dans son ivresse. D'instant en instant, au moindre bruit des pas qu'il entendait dans l'escalier, il courait ouvrir la porte. Mais ceux qui montaient s'arrêtaient toujours aux étages inférieurs; alors l'artiste venait lentement se rasseoir au coin de son feu. Minuit sonna, et Musette n'était point venue.
—Au fait, pensa Marcel, peut-être n'était-elle point chez elle quand on lui a porté ma lettre. Elle la trouvera ce soir en rentrant, et elle viendra demain, il y aura encore du feu. Il est impossible qu'elle ne vienne pas. Allons, à demain. Et il s'endormit au coin de l'âtre.
Au moment même où Marcel s'endormait, rêvant d'elle, Mademoiselle Musette sortait de chez son amie, Madame Sidonie, chez qui elle était restée jusque-là. Musette n'était point seule, un jeune homme l'accompagnait, une voiture attendait à la porte, ils y montèrent tous deux; la voiture partit au galop.
La partie de lansquenet continuait chez Madame Sidonie.
—Où donc est Musette? s'écria tout à coup quelqu'un.
—Où donc est le petit Séraphin? dit une autre personne.
Madame Sidonie se mit à rire.
—Ils viennent de se sauver ensemble, dit-elle. Ah! C'est une curieuse histoire. Quelle singulière créature que cette Musette! Figurez-vous...
Et elle raconta à la société comment Musette, après s'être fâchée presque avec le vicomte Maurice, après s'être mise en chemin pour aller chez Marcel, était montée un instant par hasard chez elle, et comment elle y avait rencontré le jeune Séraphin.
—Ah! Je me doutais bien de quelque chose, dit Sidonie en interrompant son récit: je les ai observés toute la soirée: il n'est pas maladroit, ce petit bonhomme. Bref, continua-t-elle, ils sont partis sans dire gare, et bien fin qui les attraperait.
C'est égal, c'est bien drôle, quand on pense que Musette est folle de son Marcel.
—Si elle en est folle, à quoi bon le Séraphin, un enfant presque? Il n'a jamais eu de maîtresse, dit un jeune homme.
—Elle veut lui apprendre à lire, fit le journaliste, qui était fort bête quand il avait perdu.
—C'est égal, reprit Sidonie, puisqu'elle aime Marcel, pourquoi Séraphin? Voilà qui me passe.
—Hélas! Oui, pourquoi?
Pendant cinq jours, et sans sortir de chez eux, les bohèmes menaient la plus joyeuse vie du monde. Ils restaient à table depuis le matin jusqu'au soir. Un admirable désordre régnait dans la chambre, que remplissait une atmosphère pantagruélique. Sur un banc presque entier de coquilles d'huîtres était couchée une armée de bouteilles de divers formats. La table était chargée de débris de toute nature, et une forêt brûlait dans la cheminée.
Le sixième jour, Colline, qui était l'ordonnateur des cérémonies, rédigea, comme il le faisait tous les matins, le menu du déjeuner, du dîner, du goûter et du souper, et le soumit à l'appréciation de ses amis, qui le revêtirent chacun de leur paraphe, en signe d'acquiescement.
Mais lorsque Colline ouvrit le tiroir qui servait de caisse, afin de prendre l'argent nécessaire à la consommation du jour, il recula de deux pas, et devint blême comme le spectre de Banquo.
—Qu'y a-t-il? demandèrent nonchalamment les autres.
—Il y a, qu'il n'y a plus que trente sous, dit le philosophe.
—Diable! Diable! firent les autres, ça va causer des remaniements dans notre menu. Enfin, trente sous bien employés!... C'est égal, nous aurons difficilement des truffes.
Quelques instants après, la table était servie. On y voyait trois plats dressés avec beaucoup de symétrie:
Un plat de harengs;
Un plat de pommes de terre;
Un plat de fromage.
Dans la cheminée fumaient deux petits tisons gros comme le poing.
Au dehors la neige tombait toujours.
Les quatre bohèmes se mirent à table et déployèrent gravement leurs serviettes.
—C'est singulier, disait Marcel, ce hareng a un goût de faisan.
—Ça tient à la manière dont je l'ai arrangé, répliqua Colline; le hareng a été méconnu.
En ce moment, une joyeuse chanson montait l'escalier, et s'en vint frapper à la porte. Marcel, qui n'avait pu s'empêcher de tressaillir, courut ouvrir.
Musette lui sauta au cou, et le tint embrassé pendant cinq minutes. Marcel la sentit trembler dans ses bras.
—Qu'as-tu? lui demanda-t-il.
—J'ai froid, dit machinalement Musette en s'approchant de la cheminée.
—Ah! dit Marcel, nous avions fait si bon feu!
—Oui, dit Musette en regardant sur la table les débris du festin qui servait depuis cinq jours; je viens trop tard.
—Pourquoi? fit Marcel.
—Pourquoi? dit Musette... en rougissant un peu. Et elle s'assit sur les genoux de Marcel; elle tremblait toujours et ses mains étaient violettes.
—Tu n'étais donc pas libre? Lui demanda Marcel bas à l'oreille.
—Moi! Pas libre! s'écria la belle fille. Ah! Marcel! je serais assise au milieu des étoiles, dans le paradis du bon Dieu, et tu me ferais un signe, que je descendrais auprès de toi. Moi! Pas libre!... Elle se remit à trembler.
—Il y a cinq chaises ici, dit Rodolphe, c'est un nombre impair, sans compter que la cinquième est d'une forme ridicule. Et brisant la chaise contre le mur, il en jeta les morceaux dans la cheminée. Le feu ressuscita soudain en flamme claire et joyeuse; puis, faisant un signe à Colline et à Schaunard, le poëte les emmena avec lui.
—Où allez-vous? demanda Marcel.
—Nous allons acheter du tabac, répondirent-ils.
—À la Havane, ajouta Schaunard en faisant un signe d'intelligence à Marcel, qui le remercia du regard.
—Pourquoi n'es-tu pas venue plus tôt? demanda-t-il de nouveau à Musette lorsqu'ils furent seuls.
—C'est vrai, je suis un peu en retard...
—Cinq jours pour traverser le pont Neuf! Tu as donc pris par les Pyrénées? dit Marcel.
Musette baissa la tête et demeura silencieuse.
—Ah! Méchante fille! reprit mélancoliquement l'artiste en frappant légèrement avec la main sur le corsage de sa maîtresse. Qu'est-ce que tu as donc là-dessous?
—Tu le sais bien, repartit vivement celle-ci.
—Mais qu'as-tu fait depuis que je t'ai écrit?
—Ne m'interroge pas! reprit vivement Musette en l'embrassant à plusieurs reprises; ne me demande rien! Laisse-moi me chauffer à côté de toi pendant qu'il fait froid. Tu vois, j'avais mis ma plus belle robe pour venir... Ce pauvre Maurice, il ne comprenait rien quand je suis partie pour venir ici; mais c'était plus fort que moi... Je me suis mise en route... C'est bon, le feu, ajouta-t-elle en approchant ses petites mains de la flamme. Je resterai avec toi jusqu'à demain. Veux-tu?
—Il fera bien froid ici, dit Marcel, et nous n'avons pas de quoi dîner. Tu es venue trop tard, répéta-t-il.
—Ah! Bah! dit Musette, ça ressemblera mieux à autrefois.
Rodolphe, Colline et Schaunard restèrent vingt-quatre heures à aller chercher leur tabac. Quand ils revinrent à la maison, Marcel était seul.
Après six jours d'absence, le vicomte Maurice vit arriver Musette.
Il ne lui fit aucun reproche, et lui demanda seulement pourquoi elle paraissait triste.
—Je me suis querellée avec Marcel, dit-elle, nous nous sommes mal quittés.
—Et pourtant, dit Maurice, qui sait? Vous retournerez encore auprès de lui.
—Que voulez-vous? fit Musette, j'ai besoin de temps en temps d'aller respirer l'air de cette vie-là. Mon existence folle est comme une chanson; chacun de mes amours est un couplet; mais Marcel en est le refrain.
XX
MIMI A DES PLUMES
I
«Eh! Non, non, non, vous n'êtes plus Lisette. Eh! Non, non, non, vous n'êtes plus Mimi.
«Vous êtes aujourd'hui Madame la Vicomtesse; après-demain peut-être serez-vous Madame la Duchesse, car vous avez posé le pied sur l'escalier des grandeurs; la porte de vos rêves s'est enfin ouverte à deux battants devant vos pas, et voici que vous venez d'y entrer victorieuse et triomphante. J'étais bien sûr que vous finiriez ainsi une nuit ou l'autre. Il fallait que ce fût, d'ailleurs; vos mains blanches étaient faites pour la paresse, et appelaient depuis longtemps l'anneau d'une alliance aristocratique. Enfin vous avez un blason! Mais nous préférons encore celui que la jeunesse donnait à votre beauté, qui, par vos yeux bleus et votre visage pâle, semblait écarteler d'azur sur champ de lis. Noble ou vilaine, allez, vous êtes toujours charmante; et je vous ai bien reconnue quand vous passiez l'autre soir dans la rue, pied rapide et finement chaussé, aidant d'une main gantée le vent à soulever les volants de votre robe nouvelle, un peu pour ne point la salir, beaucoup pour laisser voir vos jupons brodés et vos bas transparents. Vous aviez un chapeau d'un style merveilleux, et vous paraissiez même plongée dans une profonde perplexité à propos du voile en riche dentelle qui flottait sur ce riche chapeau. Embarras bien grave, en effet! Car il s'agissait de savoir lequel valait le mieux et était le plus profitable à votre coquetterie, de porter ce voile baissé ou relevé. En le portant baissé, vous risquiez de n'être pas reconnue par ceux de vos amis que vous auriez pu rencontrer, et qui, certes, auraient passé dix fois près de vous sans se douter que cette opulente enveloppe cachait Mademoiselle Mimi. D'un autre côté, en portant ce voile relevé, c'était lui qui risquait de ne pas être vu, et alors, à quoi bon l'avoir? Vous avez spirituellement tranché la difficulté, en baissant et en relevant tour à tour de dix pas en dix pas, ce merveilleux tissu, tramé sans doute dans ces contrées d'arachnides qu'on appelle les Flandres, et qui, à lui tout seul, a coûté plus cher que toute votre ancienne garde-robe... Ah! Mimi!... pardon... Ah! Madame la vicomtesse! J'avais bien raison, vous le voyez, quand je vous disais: patience, ne désespérez pas; l'avenir est gros de cachemires, d'écrins brillants, de petits soupers, etc. Vous ne vouliez pas me croire, incrédule! Eh bien, mes prédictions se sont pourtant réalisées, et je vaux bien, je l'espère, votre Oracle des Dames, un petit sorcier in-dix-huit que vous aviez acheté cinq sous à un bouquiniste du pont neuf, et que vous fatiguiez par d'éternelles interrogations. Encore une fois, n'avais-je pas raison dans mes prophéties, et me croiriez-vous maintenant si je vous disais que vous n'en resterez pas là? Si je vous disais qu'en prêtant l'oreille j'entends déjà sourdre, dans les profondeurs de votre avenir, le piétinement et les hennissements des chevaux attelés à un coupé bleu, conduit par un cocher poudré qui abaisse le marchepied devant vous en disant: «Où va Madame?» me croiriez-vous encore si je vous disais aussi que plus tard... ah! Le plus tard possible, mon Dieu! Atteignant le but d'une ambition que vous avez longtemps caressée, vous tiendrez une table d'hôte à Belleville ou aux Batignolles, et vous serez courtisée par de vieux militaires et des Céladons à la réforme, qui viendront faire chez vous des lansquenets et des baccarats clandestins? Mais avant d'arriver à cette époque où le soleil de votre jeunesse aura déjà décliné, croyez-moi, chère enfant, vous userez encore bien des aunes de soie et de velours; bien des patrimoines sans doute se fondront aux creusets de vos fantaisies; vous fanerez bien des fleurs sur votre front, bien des fleurs sous vos pieds; bien des fois vous changerez de blason. On verra tour à tour briller sur votre tête le tortil des baronnes, la couronne des comtesses et le diadème emperlé des marquises; vous prendrez pour devise: Inconstance, et vous saurez, selon le caprice ou la nécessité, satisfaire, chacun à son tour ou même à la fois, tous ces nombreux adorateurs qui s'en viendront faire la queue dans l'antichambre de votre cœur comme on fait la queue à la porte d'un théâtre où l'on joue une pièce en vogue. Allez donc, allez devant vous, l'esprit allégé de souvenirs, remplacés par des ambitions; allez, la route est belle, et nous la souhaitons longtemps douce à vos pieds: mais nous souhaitons surtout que toutes ces somptuosités, ces belles toilettes ne deviennent pas trop tôt le linceul où s'ensevelira votre gaieté.»
Ainsi parlait le peintre Marcel à la jeune Mademoiselle Mimi, qu'il venait de rencontrer trois ou quatre jours après son second divorce avec le poëte Rodolphe. Bien qu'il se fût efforcé de mettre une sourdine aux railleries qui parsemaient son horoscope, Mademoiselle Mimi ne fut point dupe des belles paroles de Marcel, et comprit parfaitement que, peu respectueux pour son titre nouveau, il s'était moqué d'elle à outrance.
—Vous êtes méchant avec moi, Marcel, dit Mademoiselle Mimi, c'est mal: j'ai toujours été très-bonne fille avec vous quand j'étais la maîtresse de Rodolphe; mais si je l'ai quitté, après tout, c'est sa faute. C'est lui qui m'a renvoyée presque sans délai; et encore, comment m'a-t-il traitée pendant les derniers jours que j'ai passés avec lui? J'ai été bien malheureuse, allez! Vous ne savez pas, vous, quel homme c'était que Rodolphe: un caractère pétri de colère et de jalousie, qui me tuait par petits morceaux. Il m'aimait, je le sais bien, mais son amour était dangereux comme une arme à feu; et quelle existence que celle que j'ai menée pendant quinze mois! Ah! Voyez-vous, Marcel, je ne veux pas me faire meilleure que je ne suis, mais j'ai bien souffert avec Rodolphe, vous le savez d'ailleurs aussi. Ce n'est point la misère qui me l'a fait quitter, non, je vous l'assure, j'y étais habituée d'abord; et puis, je vous le répète, c'est lui qui m'a renvoyée. Il a marché à deux pieds sur mon amour-propre; il m'a dit que je n'avais pas de cœur si je restais avec lui; il m'a dit qu'il ne m'aimait plus, qu'il fallait que je fisse un autre amant; il a même été jusqu'à me désigner un jeune homme qui me faisait la cour, et il a, par ses défis, servi de trait d'union entre moi et ce jeune homme. J'ai été avec lui autant par dépit que par nécessité, car je ne l'aimais pas; vous savez bien cela, vous, je n'aime pas les si jeunes gens, ils sont ennuyeux et sentimentals comme des harmonicas. Enfin, ce qui est fait est fait, et je ne le regrette pas, et je ferais encore de même si c'était à refaire. Maintenant qu'il ne m'a plus avec lui et qu'il me sait heureuse avec un autre, Rodolphe est furieux et très-malheureux; je sais quelqu'un qui l'a rencontré ces jours-ci; il avait les yeux rouges. Cela ne m'étonne pas, j'étais bien sûre qu'il en arriverait ainsi et qu'il courrait après moi; mais vous pouvez lui dire qu'il perdra son temps, et que cette fois-ci c'est tout à fait sérieux et pour de bon. Y a-t-il longtemps que vous l'avez vu, Marcel, et est-ce vrai qu'il est bien changé? demanda Mimi avec un autre accent.
—Bien changé, en effet, répondit Marcel. Assez changé.
—Il se désole, cela est certain; mais que voulez-vous que j'y fasse? Tant pis pour lui! Il l'a voulu; il fallait que cela eût une fin, à la fin. Consolez-le... vous.
—Oh! Oh! dit tranquillement Marcel, le plus gros de la besogne est fait. Ne vous inquiétez pas, Mimi.
—Vous ne dites pas la vérité, mon cher, reprit Mimi avec une petite moue ironique: Rodolphe ne se consolera pas si vite que cela; si vous saviez dans quel état je l'ai vu, la veille de mon départ! C'était le vendredi; je n'avais pas voulu rester la nuit chez mon nouvel amant, parce que je suis superstitieuse et que le vendredi est un mauvais jour.
—Vous aviez tort, Mimi: en amour, le vendredi est un bon jour; les anciens disaient: Dies Veneris.
—Je ne sais pas le latin, dit Mademoiselle Mimi en continuant. Je m'en revenais donc de chez Paul; j'ai trouvé Rodolphe qui m'attendait en faisant sentinelle dans la rue. Il était tard, plus de minuit, et j'avais faim, car j'avais mal dîné. Je priai Rodolphe d'aller chercher quelque chose pour souper. Il revint une demi-heure après; il avait beaucoup couru pour rapporter pas grand'chose de bon: du pain, du vin, des sardines, du fromage et un gâteau aux pommes. Je m'étais couchée pendant son absence; il dressa le couvert près du lit; je n'avais pas l'air de le regarder, mais je le voyais bien: il était pâle comme la mort, il avait le frisson, et tournait dans la chambre comme un homme qui ne sait pas ce qu'il veut faire. Dans un coin, il aperçut plusieurs paquets de mes hardes qui étaient à terre. Cette vue parut lui faire du mal et il mit le paravent devant ces paquets pour ne plus les voir. Quand tout fut préparé, nous commençâmes à manger; il essaya de me faire boire; mais je n'avais plus ni faim ni soif, et j'avais le cœur tout serré. Il faisait froid, car nous n'avions pas de quoi faire du feu; on entendait le vent qui soufflait dans la cheminée. C'était bien triste. Rodolphe me regardait, il avait les yeux fixes; il mit sa main dans la mienne, et je sentis sa main trembler, elle était à la fois brûlante et glacée.
—C'est le souper des funérailles de nos amours, me dit-il tout bas. Je ne répondis rien, mais je n'eus pas le courage de retirer ma main de la sienne.
—J'ai sommeil, lui dis-je à la fin; il est tard, dormons. Rodolphe me regarda: j'avais mis une de ses cravates sur ma tête pour me garantir du froid; il ôta cette cravate sans parler.
—Pourquoi ôtes-tu cela? lui demandai-je, j'ai froid.
—Oh! Mimi, me dit-il alors, je t'en prie, cela ne te coûtera guère, remets, pour cette nuit, ton petit bonnet rayé.
C'était un bonnet de nuit en indienne rayée, blanc et brun. Rodolphe aimait beaucoup à me voir ce bonnet, cela lui rappelait quelques belles nuits, car c'était ainsi que nous comptions nos beaux jours. En pensant que c'était la dernière fois que j'allais dormir auprès de lui, je n'osai pas refuser de satisfaire son caprice; je me relevai, et j'allai prendre mon bonnet rayé qui était au fond d'un de mes paquets: par mégarde, j'oubliai de replacer le paravent; Rodolphe s'en aperçut, et cacha les paquets, comme il avait déjà fait.
—Bonsoir, me dit-il.—Bonsoir, lui répondis-je. Je croyais qu'il allait m'embrasser, et je ne l'aurais pas empêché, mais il prit seulement ma main, qu'il porta à ses lèvres. Vous savez, Marcel, combien il était fort pour m'embrasser les mains. J'entendis claquer ses dents, et je sentis son corps froid comme un marbre. Il serrait toujours ma main, et il avait placé sa tête sur mon épaule, qui ne tarda pas à être toute mouillée. Rodolphe était dans un état affreux. Il mordait les draps du lit, pour ne pas crier; mais j'entendais bien des sanglots sourds, et je sentais toujours ses larmes couler sur mes épaules, qu'elles brûlaient d'abord, et qu'elles glaçaient ensuite. En ce moment-là, j'eus besoin de tout mon courage; et il m'en a fallu, allez. Je n'avais qu'un mot à dire, je n'avais qu'à retourner la tête: ma bouche aurait rencontré celle de Rodolphe, et nous nous serions raccommodés encore une fois. Ah! un instant, j'ai vraiment cru qu'il allait mourir entre mes bras, ou que tout au moins il allait devenir fou, comme il faillit le devenir une fois, vous rappelez-vous? J'allais céder, je le sentais; j'allais revenir la première, j'allais l'enlacer dans mes bras, car il faudrait vraiment n'avoir point d'âme pour rester insensible devant de pareilles douleurs. Mais je me souvins des paroles qu'il m'avait dites la veille: «Tu n'as point de cœur si tu restes avec moi, car je ne t'aime plus.» Ah! en me rappelant ces duretés, j'aurais vu Rodolphe près d'expirer et il n'aurait fallu qu'un baiser de moi, que j'aurais détourné ma lèvre, et que je l'aurais laissé mourir. À la fin, vaincue par la fatigue, je m'endormis à moitié. J'entendais toujours Rodolphe sangloter, et, je vous le jure, Marcel, ce sanglot dura toute la nuit; et quand le jour revint et que je regardai dans ce lit, où j'avais dormi pour la dernière fois, cet amant que j'allais quitter pour aller dans les bras d'un autre, j'ai été épouvantablement effrayée en voyant des ravages que cette douleur faisait sur la figure de Rodolphe.
Il se leva, comme moi, sans rien dire, et faillit tomber dans la chambre aux premiers pas qu'il fit, tant il était faible et abattu. Cependant il s'habilla très-vite, et me demanda seulement où en étaient mes affaires et quand je partais. Je lui répondis que je n'en savais rien. Il s'en alla sans me dire à revoir, sans me serrer la main. Voilà comment nous nous sommes quittés. Quel coup il a dû recevoir dans le cœur lorsqu'il ne m'a plus trouvée en rentrant, hein?
—J'étais là lorsque Rodolphe est rentré, dit Marcel à Mimi essoufflée d'avoir parlé aussi longtemps. Comme il prenait sa clef chez la maîtresse d'hôtel, celle-ci lui a dit:
—La petite est partie.
—Ah! répondit Rodolphe, cela ne m'étonne pas; je m'y attendais. Et il monta dans sa chambre, où je le suivis, craignant aussi quelque crise; mais il n'en fut rien.
—Comme il est trop tard pour aller louer une autre chambre ce soir, ce sera pour demain matin, me dit-il, nous nous en irons ensemble. Allons dîner.
Je croyais qu'il voulait se griser, mais je me trompais. Nous avons fait un dîner très-sobre dans un restaurant où vous alliez quelquefois manger avec lui. J'avais demandé du vin de Beaune pour étourdir un peu Rodolphe.
—C'était le vin favori de Mimi, me dit-il; nous en avons bu souvent ensemble, à cette table où nous sommes. Je me souviens qu'un jour elle me disait, en tendant son verre déjà plusieurs fois vidé: «Verse encore, cela me met du baume dans le cœur.» C'était un mot assez médiocre, trouves-tu pas? Digne tout au plus de la maîtresse d'un vaudevilliste. Ah! Elle buvait bien, Mimi. Le voyant disposé à s'enfoncer dans les sentiers du ressouvenir, je lui parlai d'autre chose, et il ne fut plus question de vous. Il passa la soirée entière avec moi, et parut aussi calme que la Méditerranée. Ce qui m'étonnait le plus, c'est que ce calme n'avait rien d'affecté. C'était de l'indifférence sincère. À minuit nous rentrâmes.
—Tu parais surpris de ma tranquillité dans la situation où je me trouve, me dit-il; laisse-moi te faire une comparaison, mon cher, et, si elle est vulgaire, elle a du moins le mérite d'être juste. Mon cœur est comme une fontaine dont on a laissé le robinet ouvert toute la nuit; le matin, il ne reste pas une seule goutte d'eau. En vérité, de même est mon cœur: j'ai pleuré cette nuit tout ce qui me restait de larmes. Cela est singulier; mais je me croyais plus riche de douleurs, et, pour une nuit de souffrances, me voilà ruiné, complétement à sec, ma parole d'honneur! C'est comme je le dis; et dans ce même lit où j'ai failli rendre l'âme la nuit dernière, près d'une femme qui n'a pas plus remué qu'une pierre, alors que cette femme appuie maintenant sa tête sur l'oreiller d'un autre, je vais dormir comme un portefaix qui a fait une excellente journée.
—Comédie, pensai-je en moi-même; je ne serai pas plus tôt parti, qu'il battera les murailles avec sa tête. Cependant je laissai Rodolphe seul, et je remontai chez moi, mais je ne me couchai pas. À trois heures du matin, je crus entendre du bruit dans la chambre de Rodolphe; j'y descendis en toute hâte, croyant le trouver au milieu de quelque fièvre désespérée...
—Eh bien? dit Mimi.
—Eh bien, ma chère, Rodolphe dormait, le lit n'était pas défait, et tout prouvait que son sommeil avait été calme, et qu'il n'avait pas tardé à s'y abandonner.
—C'est possible, dit Mimi: il était si fatigué de la nuit précédente... mais le lendemain?...
—Le lendemain, Rodolphe est venu m'éveiller de bonne heure, et nous avons été louer des chambres dans un autre hôtel, où nous sommes emménagés le soir même.
—Et, demanda Mimi, qu'a-t-il fait en quittant la chambre que nous occupions? qu'a-t-il dit en abandonnant cette chambre où il m'a tant aimée?
—Il a fait ses paquets tranquillement, répondit Marcel; et comme il avait trouvé dans un tiroir une paire de gants en filet que vous avez oubliée, ainsi que deux ou trois lettres également à vous...
—Je sais bien, fit Mimi avec un accent qui semblait vouloir dire: je les ai oubliés exprès pour qu'il lui restât quelque souvenir de moi. Qu'en a-t-il fait? ajouta-t-elle.
—Je crois me rappeler, dit Marcel, qu'il a jeté les lettres dans la cheminée et les gants par la fenêtre; mais sans geste de théâtre, sans pose, fort naturellement, comme on peut le faire lorsqu'on se débarrasse d'une chose inutile.
—Mon cher Monsieur Marcel, je vous assure qu'au fond de mon cœur je souhaite que cette indifférence dure. Mais encore une fois, là, bien sincèrement, je ne crois pas à une guérison si rapide, et, malgré tout ce que vous me dites, je suis convaincue que mon pauvre poëte a le cœur brisé.
—Cela se peut, répondit Marcel en quittant Mimi; mais cependant, ou je me trompe fort, les morceaux sont encore bons.
Pendant ce colloque sur la voie publique, M. le vicomte Paul attendait sa nouvelle maîtresse, qui se trouva fort en retard, et qui fut parfaitement désagréable avec M. le vicomte. Il se coucha à ses genoux et lui roucoula sa romance favorite, à savoir: qu'elle était charmante, pâle comme la lune, douce comme un mouton; mais qu'il l'aimait surtout à cause des beautés de son âme.
—Ah! pensait Mimi en déroulant les ondes de ses cheveux bruns sur la neige de ses épaules, mon amant Rodolphe n'était pas si exclusif.
II
Ainsi que Marcel l'avait annoncé, Rodolphe paraissait être radicalement guéri de son amour pour Mademoiselle Mimi, et trois ou quatre jours après sa séparation d'avec elle, on vit reparaître le poëte complétement métamorphosé. Il était mis avec une élégance qui devait le rendre méconnaissable pour son miroir même. Rien en lui, du reste, ne semblait faire craindre qu'il fût dans l'intention de se précipiter dans les abîmes du néant, comme Mademoiselle Mimi en faisait courir le bruit avec toutes sortes d'hypocrisies condoléantes. Rodolphe était en effet parfaitement calme; il écoutait, sans que les plis de son visage se dérangeassent, les récits qui lui étaient faits sur la nouvelle et somptueuse existence de sa maîtresse, qui se plaisait à le faire renseigner sur son compte par une jeune femme qui était restée sa confidente, et qui avait occasion de voir Rodolphe presque tous les soirs.
—Mimi est très-heureuse avec le vicomte Paul, disait-on au poëte, elle en paraît follement amourachée; une seule chose l'inquiète, elle craint que vous ne veniez troubler sa tranquillité par des poursuites qui, du reste, seraient dangereuses pour vous, car le vicomte adore sa maîtresse et il a deux ans de salle d'armes.
—Oh! Oh! répondait Rodolphe, qu'elle dorme donc bien tranquille, je n'ai aucunement envie d'aller répandre du vinaigre dans les douceurs de sa lune de miel. Quant à son jeune amant, il peut parfaitement laisser sa dague au clou, comme Gastibelza, l'homme à la carabine. Je n'en veux aucunement aux jours d'un gentilhomme qui a encore le bonheur d'être en nourrice chez les illusions.
Et comme on ne manquait pas de rapporter à Mimi l'attitude avec laquelle son ancien amant recevait tous ces détails de son côté, elle n'oubliait pas de répondre en haussant les épaules:
—C'est bon, c'est bon, on verra dans quelques jours ce que tout cela deviendra.
Cependant, et plus que toute autre personne, Rodolphe était lui-même fort étonné de cette soudaine indifférence, qui, sans passer par les transitions ordinaires de la tristesse et de la mélancolie, succédait aux orageuses tempêtes qui l'agitaient encore quelques jours auparavant. L'oubli, si lent à venir, surtout pour les désolés d'amour, l'oubli qu'ils appellent à grands cris, et qu'à grands cris ils repoussent quand ils le sentent approcher d'eux; cet impitoyable consolateur avait subitement, tout à coup, et sans qu'il eût pu s'en défendre, envahi le cœur de Rodolphe, et le nom de la femme tant aimée pouvait désormais y tomber sans réveiller aucun écho. Chose étrange, Rodolphe, dont la mémoire avait assez de puissance pour rappeler à son esprit les choses qui s'étaient accomplies aux jours les plus reculés de son passé, et les êtres qui avaient figuré ou exercé une influence dans son existence la plus lointaine; Rodolphe, quelques efforts qu'il fit, ne pouvait pas se rappeler distinctement, après quatre jours de séparation, les traits de cette maîtresse qui avait failli briser son existence entre ses mains si frêles. Les yeux aux lueurs desquels il s'était si souvent endormi, il n'en retrouvait plus la douceur. Cette voix même, dont les colères et dont les tendres caresses lui donnaient le délire, il ne s'en rappelait point les sons. Un poëte de ses amis, qui ne l'avait pas vu depuis son divorce, le rencontra un soir; Rodolphe paraissait affairé et soucieux, il marchait à grands pas dans la rue, en faisant tournoyer sa canne.
—Tiens, dit le poëte en lui tendant la main, vous voilà! et il examina curieusement Rodolphe.
Voyant qu'il avait la mine allongée, il crut devoir prendre un ton condoléant.
—Allons, du courage, mon cher, je sais que cela est rude, mais enfin il aurait toujours fallu en venir là; vaut mieux que ce soit maintenant que plus tard; dans trois mois vous serez complétement guéri.
—Qu'est-ce que vous me chantez? dit Rodolphe, je ne suis pas malade, mon cher.
—Eh! mon Dieu, dit l'autre, ne faites point le vaillant, parbleu! Je sais l'histoire, et je ne la saurais pas que je la lirais sur votre figure.
—Prenez garde, vous me faites un quiproquo, dit Rodolphe. Je suis très-ennuyé ce soir, c'est vrai; mais quant au motif de cet ennui, vous n'avez pas absolument mis le doigt dessus.
—Bon, pourquoi vous défendre? Cela est tout naturel; on ne rompt pas comme cela tranquillement une liaison qui dure depuis près de deux ans.
—Ils me disent tous la même chose, fit Rodolphe impatienté. Eh bien, sur l'honneur, vous vous trompez, vous et les autres. Je suis profondément triste, et j'en ai l'air, c'est possible; mais voici pourquoi: c'est que j'attendais aujourd'hui mon tailleur qui devait m'apporter un habit neuf, et il n'est point venu; voilà, voilà pourquoi je suis ennuyé.
—Mauvais, mauvais, dit l'autre en riant.
—Point mauvais; bon, au contraire, très-bon, excellent même. Suivez mon raisonnement, et vous allez voir.
—Voyons, dit le poëte, je vous écoute; prouvez-moi un peu comment on peut raisonnablement avoir l'air si attristé, parce qu'un tailleur vous manque de parole. Allez, allez, je vous attends.
—Eh! dit Rodolphe, vous savez bien que les petites causes produisent les plus grands effets. Je devais, ce soir, faire une visite très-importante, et je ne la puis faire à cause que je n'ai pas mon habit. Y êtes-vous?
—Point. Il n'y a pas jusqu'ici motif suffisant à désolation. Vous êtes désolé... parce que... enfin. Vous êtes très-bête de faire des poses avec moi. Voilà mon opinion.
—Mon ami, dit Rodolphe, vous êtes bien obstiné; il y a toujours de quoi être désolé lorsqu'on manque un bonheur ou tout au moins un plaisir, parce que c'est presque toujours autant de perdu, et qu'on a souvent bien tort de dire, à propos de l'un ou de l'autre, je te rattraperai une autre fois. Je me résume; j'avais, ce soir, un rendez-vous avec une femme jeune; je devais la rencontrer dans une maison d'où je l'aurais peut-être ramenée chez moi, si ç'avait été plus court que d'aller chez elle, et même si ç'avait été le plus long. Dans cette maison il y avait une soirée, dans une soirée on ne va qu'en habit; je n'ai pas d'habit, mon tailleur devait m'en apporter un; il ne me l'apporte pas, je ne vais pas à la soirée, je ne rencontre pas la jeune femme, qui est peut-être rencontrée par un autre; je ne la ramène ni chez moi ni chez elle, où elle est peut-être ramenée par un autre. Donc, comme je vous disais, je manque un bonheur ou un plaisir; donc je suis désolé, donc j'en ai l'air, et c'est tout naturel.
—Soit, dit l'ami; donc un pied dehors d'un enfer, vous remettez l'autre pied dans un autre, vous; mais, mon bon ami, quand je vous ai trouvé là, dans la rue, vous m'aviez tout l'air de faire le pied de grue.
—Je le faisais aussi parfaitement.
—Mais, continua l'autre, nous sommes là dans le quartier où habite votre ancienne maîtresse; qu'est-ce qui me prouve que vous ne l'attendiez pas?
—Quoique séparé d'elle, des raisons particulières m'ont obligé à rester dans ce quartier; mais, bien que voisins, nous sommes aussi éloignés que si nous restions elle à un pôle et moi à l'autre. D'ailleurs, à l'heure qu'il est, mon ancienne maîtresse est au coin de son feu et prend des leçons de grammaire française avec M. le vicomte Paul, qui veut la ramener à la vertu par le chemin de l'orthographe. Dieu! Comme il va la gâter! Enfin, ça le regarde, maintenant qu'il est le rédacteur en chef de son bonheur. Vous voyez donc bien que vos réflexions sont absurdes, et qu'au lieu d'être sur la trace effacée de mon ancienne passion, je suis au contraire sur les traces de ma nouvelle, qui est déjà ma voisine un peu, et qui le deviendra davantage; car je consens à faire tout le chemin nécessaire, et, si elle veut faire le reste, nous ne serons pas longtemps à nous entendre.
—Vraiment! dit le poëte, vous êtes amoureux, déjà?
—Voilà comme je suis, répondit Rodolphe: mon cœur ressemble à ces logements qu'on met en location, sitôt qu'un locataire les quitte. Quand un amour s'en va de mon cœur, je mets écriteau pour appeler un autre amour. L'endroit d'ailleurs est habitable et parfaitement réparé.
—Et quelle est cette nouvelle idole? Où l'avez-vous connue, et quand?
—Voilà, dit Rodolphe, procédons par ordre. Quand Mimi a été partie, je me suis figuré que je ne serais plus jamais amoureux de ma vie, et je m'imaginai que mon cœur était mort de fatigue, d'épuisement, de tout ce que vous voudrez. Il avait tant battu, si longtemps, si vite, et trop vite, que la chose était croyable. Bref, je le crus mort, bien mort, très-mort, et je songeais à l'enterrer, comme M. Marlborough. À cette occasion, je donnai un petit dîner de funérailles où j'invitai quelques-uns de mes amis. Les convives devaient prendre une mine lamentable, et les bouteilles avaient un crêpe à leur goulot.
—Vous ne m'avez pas invité!
—Pardon, mais j'ignorais l'adresse du nuage où vous demeurez!
—Un des convives avait amené une femme, une jeune femme, délaissée aussi depuis peu par un amant. On lui conta mon histoire, ce fut un de mes amis, un garçon qui joue fort bien sur le violoncelle du sentiment. Il parla à cette jeune veuve des qualités de mon cœur, ce pauvre défunt que nous allions enterrer, et l'invita à boire à son repos éternel. Allons donc, dit-elle en élevant son verre, je bois à sa santé, au contraire; et elle me lança un coup d'œil, un coup d'œil à réveiller un mort, comme on dit, et c'était ou jamais l'occasion de dire ainsi, car elle n'avait pas achevé son toast que je sentis mon cœur chanter aussitôt l'O Filii de la résurrection. Qu'est-ce que vous auriez fait à ma place?
—Belle question!... comment se nomme-t-elle?
—Je l'ignore encore, je ne lui demanderai son nom qu'au moment où nous signerons notre contrat. Je sais bien que je ne suis pas dans les délais légaux au point de vue de certaines gens; mais voilà, je sollicite près de moi-même, et je m'accorde les dispenses. Ce que je sais, c'est que ma future m'apportera en dot la gaieté, qui est la santé de l'esprit, et la santé, qui est la gaieté du corps.
—Elle est jolie?
—Très-jolie, de couleur surtout; on dirait qu'elle se débarbouille le matin avec la palette de Watteau.
Allument l'incendie aux quatre coins des cœurs.
Témoin le mien.
—Une blonde? vous m'étonnez.
—Oui, j'ai assez de l'ivoire et de l'ébène, je passe au blond; et Rodolphe se mit à chanter en gambadant:
Et nous chanterons à la ronde,
Si vous voulez,
Que je l'adore, et qu'elle est blonde
Comme les blés.
—Pauvre Mimi, dit l'ami, sitôt oubliée!
Ce nom, jeté dans la gaieté de Rodolphe, donna subitement un autre tour à la conversation. Rodolphe prit son ami par le bras, et lui raconta longuement les causes de sa rupture avec Mademoiselle Mimi; les terreurs qui l'avaient assailli lorsqu'elle était partie; comment il s'était désolé parce qu'il avait pensé qu'avec elle elle emportait tout ce qui lui restait de jeunesse, de passion; et comment, deux jours après, il avait reconnu qu'il s'était trompé, en sentant les poudres de son cœur, inondées par tant de sanglots et de larmes, se réchauffer, s'allumer et faire explosion sous le premier regard de jeunesse et de passion que lui avait lancé la première femme qu'il avait rencontrée. Il lui raconta cet envahissement subit et impérieux que l'oubli avait fait en lui, sans même qu'il eût appelé au secours de sa douleur, et comment cette douleur était morte, ensevelie dans cet oubli.
—Est-ce point un miracle que tout cela? disait-il au poëte, qui, sachant par cœur et par expérience tous les douloureux chapitres des amours brisés, lui répondit:
—Eh! Non, mon ami, il n'y a point de miracle plus pour vous que pour les autres. Ce qui vous arrive m'est arrivé. Les femmes que nous aimons, lorsqu'elles deviennent nos maîtresses, cessent pour nous d'être ce qu'elles sont réellement. Nous ne les voyons pas seulement avec les yeux de l'amant, nous les voyons aussi avec les yeux du poëte. Comme un peintre jette sur un mannequin la pourpre impériale ou le voile étoilé d'une vierge sacrée, nous avons toujours des magasins de manteaux rayonnants et de robes de lin pur, que nous jetons sur les épaules de créatures inintelligentes, maussades ou méchantes; et quand elles ont ainsi revêtu le costume sous lequel nos amantes idéales passaient dans l'azur de nos rêveries, nous nous laissons prendre à ce déguisement; nous incarnons notre rêve dans la première femme venue, à qui nous parlons notre langue et qui ne nous comprend pas.
Cependant que cette créature, aux pieds de laquelle nous vivons prosternés, s'arrache elle-même la divine enveloppe, sous laquelle nous l'avions cachée, pour mieux nous faire voir sa mauvaise nature et ses mauvais instincts; cependant qu'elle nous met la main à la place de son cœur, où rien ne bat plus, où rien n'a jamais battu peut-être; cependant qu'elle écarte son voile et nous montre ses yeux éteints, et sa bouche pâle, et ses traits flétris, nous lui remettons son voile et nous nous écrions: «Tu mens! Tu mens! Je t'aime et tu m'aimes aussi. Cette poitrine blanche est l'enveloppe d'un cœur qui a toute sa juvénilité; je t'aime et tu m'aimes! Tu es belle, tu es jeune! Au fond de tous tes vices, il y a de l'amour. Je t'aime et tu m'aimes!»
Puis à la fin, oh! Bien à la fin toujours, lorsque, après avoir eu beau nous mettre de triples bandeaux sur les yeux, nous nous apercevons que nous sommes nous-mêmes la dupe de nos erreurs, nous chassons la misérable qui la veille a été notre idole; nous lui reprenons les voiles d'or de notre poésie, que nous allons le lendemain jeter de nouveau sur les épaules d'une inconnue, qui passe sur-le-champ à l'état d'idole auréolée: et voilà comme nous sommes tous, de monstrueux égoïstes, d'ailleurs, qui aimons l'amour pour l'amour; vous me comprenez, n'est-ce pas? Et nous buvons cette divine liqueur dans le premier vase venu.
—C'est aussi vrai que deux et deux font quatre, ce que vous dites-là, dit Rodolphe au poëte.
—Oui, répondit celui-ci, c'est vrai et triste comme la moitié et demie des vérités. Bonsoir.
Deux jours après, Mademoiselle Mimi apprit que Rodolphe avait une nouvelle maîtresse. Elle ne s'informa que d'une chose, savoir: s'il lui embrassait aussi souvent les mains qu'à elle.
—Aussi souvent, répondit Marcel. De plus, il lui embrasse les cheveux les uns après les autres, et ils doivent rester ensemble jusqu'à ce qu'il ait fini.
—Ah! répondit Mimi en passant ses mains dans sa chevelure, c'est bien heureux qu'il n'ait pas imaginé de m'en faire autant, nous serions restés ensemble toute la vie. Est-ce que vous croyez que c'est bien vrai qu'il ne m'aime plus du tout, vous?
—Peuh!... Et vous, l'aimez-vous encore?
—Moi, je ne l'ai jamais aimé de ma vie.
—Si, Mimi, si, vous l'avez aimé, à ces heures où le cœur des femmes change de place. Vous l'avez aimé, et ne vous en défendez pas, car c'est votre justification.
—Ah! bah! dit Mimi, voilà qu'il en aime une autre, maintenant.
—C'est vrai, fit Marcel, mais n'empêche. Plus tard, votre souvenir sera pour lui pareil à ces fleurs qu'on place encore toutes fraîches et toutes parfumées entre les feuillets d'un livre et que, bien longtemps après, on retrouve mortes, décolorées et flétries, mais ayant conservé toujours comme un vague parfum de leur fraîcheur première.
Un soir qu'elle fredonnait à voix basse autour de lui, M. le vicomte Paul dit à Mimi:
—Que chantez-vous là, ma chère?
—L'oraison funèbre de nos amours que mon amant Rodolphe a composée dernièrement. Et elle se mit à chanter:
Dans un cas pareil, ordonne l'oubli;
Et sans pleurs, ainsi qu'une ancienne mode,
Tu vas m'oublier, n'est-ce pas, Mimi?
Sans compter les nuits, passé d'heureux jours.
Ils n'ont pas duré longtemps; mais qu'y faire?
Ce sont les plus beaux qui sont les plus courts.
XXI
ROMÉO ET JULIETTE
Mis comme une gravure de son journal l'Écharpe d'Iris, ganté, verni, rasé, frisé, la moustache en crocs, le stick en main, le monocle à l'œil, épanoui, rajeuni, tout à fait joli: tel on eût pu voir, un soir du mois de novembre, notre ami le poëte Rodolphe, qui, arrêté sur le boulevard, attendait une voiture pour se faire reconduire chez lui.
Rodolphe attendant une voiture? Quel cataclysme était donc tout à coup survenu dans sa vie privée?
—À cette même heure où le poëte, transformé, tortillait sa moustache, mâchait entre ses dents un énorme régalia, et charmait le regard des belles, un sien ami passait aussi sur le même boulevard. C'était le philosophe Gustave Colline. Rodolphe l'aperçut venir et le reconnut bien vite; et de ceux qui l'auraient vu une seule fois, qui donc aurait pu ne pas le reconnaître? Colline était chargé, comme toujours, d'une douzaine de bouquins. Vêtu de cet immortel paletot noisette dont la solidité fait croire qu'il a été construit par les romains, et coiffé de ce fameux chapeau à grands rebords, dôme en castor sous lequel s'agitait l'essaim des rêves hyperphysiques, et qui a été surnommé l'armet de Mambrin de la philosophie moderne, Gustave Colline marchait à pas lents, et ruminait tout bas la préface d'un ouvrage qui était depuis trois mois sous presse... dans son imagination.
Comme il s'avançait vers l'endroit où Rodolphe était arrêté, Colline crut un instant le reconnaître; mais la suprême élégance étalée par le poëte jeta le philosophe dans le doute et l'incertitude.
—Rodolphe ganté, avec une canne, chimère! Utopie! Quelle aberration! Rodolphe frisé! Lui qui a moins de cheveux que l'Occasion. Où donc avais-je la tête? D'ailleurs, à l'heure qu'il est, mon malheureux ami est en train de se lamenter, et compose des vers mélancoliques sur le départ de la jeune Mademoiselle Mimi, qui l'a planté là, ai-je ouï dire. Ma foi, je la regrette, moi, cette jeunesse; elle apportait une grande distinction dans la manière de préparer le café, qui est le breuvage des esprits sérieux. Mais j'aime à croire que Rodolphe se consolera, et qu'il prendra bientôt une nouvelle cafetière.
Et Colline était si enchanté de son déplorable jeu de mots, qu'il se serait volontiers crié bis... si la voix grave de la philosophie ne s'était intérieurement réveillée en lui, et n'avait mis un énergique holà à cette débauche d'esprit.
Cependant, comme il était arrêté près de Rodolphe, Colline fut bien forcé de se rendre à l'évidence; c'était bien Rodolphe, frisé, ganté, avec une canne; c'était impossible, mais c'était vrai.
—Eh! eh! parbleu, dit Colline, je ne me trompe pas, c'est bien toi, j'en suis sûr.
—Et moi aussi, répondit Rodolphe.
Et Colline se mit à considérer son ami, en donnant à son visage l'expression employée par M. Lebrun, peintre du roi, pour exprimer la surprise. Mais tout à coup il aperçut deux objets bizarres dont Rodolphe était chargé: 1º une échelle de corde; 2º une cage dans laquelle voltigeait un oiseau quelconque. À cette vue, la physionomie de Gustave Colline exprima un sentiment que M. Lebrun, peintre du roi, a oublié dans son tableau des passions.
—Allons, dit Rodolphe à son ami, je vois distinctement la curiosité de ton esprit qui se met à la fenêtre de tes yeux; je vais te satisfaire; seulement, quittons la voie publique, il fait un froid qui gèlerait tes interrogations et mes réponses.
Et tous deux entrèrent dans un café.
Les yeux de Colline ne quittaient point l'échelle de corde, non plus que la cage où le petit oiseau, réchauffé par l'atmosphère du café, se mit à chanter dans une langue inconnue à Colline, qui était cependant polyglotte.
—Enfin, dit le philosophe en montrant l'échelle, qu'est-ce que c'est que ça?
—C'est un trait d'union entre ma bonne amie et moi, répondit Rodolphe avec un accent de mandoline.
—Et ça? dit Colline en indiquant l'oiseau.
—Ça, fit le poëte, dont la voix devenait douce comme le chant de la brise, c'est une horloge.
—Parle-moi donc sans paraboles, en vile prose, mais correctement.
—Soit. As-tu lu Shakspeare?
—Si je l'ai lu! To be or not be. C'était un grand philosophe... Oui, je l'ai lu.
—Te souviens-tu de Roméo et Juliette?
—Si je m'en souviens! dit Colline. Et il se mit à réciter:
Dont les chants ont frappé ton oreille inquiète,
Non, c'est le rossignol...
Parbleu! Oui, je m'en souviens. Mais après?
—Comment! dit Rodolphe en montrant l'échelle et l'oiseau, tu ne comprends pas? Voilà le poëme: je suis amoureux, mon cher, amoureux d'une femme qui s'appelle Juliette.
—Eh bien, après? continua Colline impatienté.
—Voilà: ma nouvelle idole s'appelant Juliette, j'ai conçu un plan, c'est de refaire avec elle le drame de Shakspeare. D'abord, je ne m'appelle plus Rodolphe, je me nomme Roméo Montaigu, et tu m'obligeras de ne pas m'appeler autrement. Au surplus, pour que tout le monde le sache, j'ai fait graver des nouvelles cartes de visite. Mais ce n'est pas tout, je vais profiter de ce que nous ne sommes pas dans le carnaval pour m'habiller en pourpoint de velours et porter une épée.
—Pour tuer Tybald? dit Colline.
—Absolument, continua Rodolphe. Enfin, cette échelle que tu vois doit me servir pour entrer chez ma maîtresse, qui se trouve précisément posséder un balcon.
—Mais l'oiseau, l'oiseau? dit l'obstiné Colline.
—Eh! parbleu, cet oiseau, qui est un pigeon, doit jouer le rôle du rossignol, et indiquer, chaque matin, le moment précis où, prêt à quitter ses bras adorés, ma maîtresse m'embrassera par le cou et me dira de sa voix douce, absolument comme dans la scène du balcon: Non, ce n'est pas le jour, ce n'est pas l'alouette... c'est-à-dire non, il n'est pas encore onze heures, il y a de la boue dans la rue, ne t'en va pas, nous sommes si bien ici. Afin de compléter l'imitation, je tâcherai de me procurer une nourrice, pour la mettre aux ordres de ma bien-aimée; et j'espère que l'almanach sera assez bon pour m'octroyer de temps en temps un petit clair de lune, alors que j'escaladerai le balcon de ma Juliette. Que dis-tu de mon projet, philosophe?
—C'est joli comme tout, fit Colline; mais pourrais-tu m'expliquer aussi le mystère de cette superbe enveloppe qui te rend méconnaissable... Tu es donc devenu riche?
Rodolphe ne répondit pas, mais il fit signe à un garçon de café et lui jeta négligemment un louis en disant:
—Payez-vous!
Puis il frappa sur son gousset, qui se mit à chanter.
—Tu as donc un clocher dans tes poches, que ça sonne tant que ça?
—Quelques louis seulement.
—Des louis en or? dit Colline d'une voix étranglée par l'étonnement; montre un peu comment c'est fait. Sur quoi les deux amis se séparent, Colline pour aller raconter les mœurs opulentes et les nouvelles amours de Rodolphe; celui-ci pour rentrer chez lui.
Ceci se passait dans la semaine qui avait suivi la seconde rupture des amours de Rodolphe avec Mademoiselle Mimi. Accompagné de son ami Marcel, le poëte, quand il eut rompu avec sa maîtresse, éprouva le besoin de changer d'air et de milieu, et quitta le noir hôtel garni, dont le propriétaire le vit partir sans trop de regrets ainsi que Marcel. Tous deux, comme nous l'avons déjà dit, allèrent chercher gîte ailleurs, et arrêtèrent deux chambres dans la même maison et sur le même carré. La chambre choisie par Rodolphe était incomparablement plus confortable qu'aucune de celles qu'il eût habitées jusque-là. On y remarquait des meubles presque sérieux; surtout un canapé en étoffe rouge devant imiter le velours, laquelle étoffe n'observait aucunement le proverbe: «Fais ce que dois.»
Il y avait aussi, sur la cheminée, deux vases en porcelaine avec des fleurs, au milieu une pendule en albâtre avec des agréments affreux. Rodolphe mit les vases dans une armoire; et comme le propriétaire était venu pour monter la pendule arrêtée, le poëte le pria de n'en rien faire.
—Je consens à laisser la pendule sur la cheminée, dit-il, mais seulement comme objet d'art; elle marque minuit, c'est une belle heure, qu'elle s'y tienne! Le jour où elle marquera minuit cinq minutes, je déménage... Une pendule! disait Rodolphe, qui n'avait jamais pu se soumettre à l'impérieuse tyrannie du cadran, mais c'est un ennemi intime qui vous compte implacablement votre existence heure par heure, minute par minute, et vous dit à chaque instant: voici une partie de ta vie qui s'en va. Ah! Je ne pourrais pas dormir tranquille dans une chambre où se trouverait un de ces instruments de torture, dans le voisinage desquels la nonchalance et la rêverie sont impossibles... Une pendule dont les aiguilles s'allongent jusqu'à votre lit et viennent vous piquer le matin quand vous êtes encore plongé dans les molles douceurs du premier réveil... Une pendule dont la voix vous crie: ding, ding, ding! C'est l'heure des affaires, quitte ton rêve charmant, échappe aux caresses de tes visions (et quelquefois à celles des réalités). Mets ton chapeau, tes bottes, il fait froid, il pleut, va-t'en à tes affaires, c'est l'heure, ding, ding... C'est déjà bien assez d'avoir l'almanach... Que ma pendule reste donc paralysée, sinon...
Et tout en monologuant ainsi, il examinait sa nouvelle demeure et se sentait agité par cette secrète inquiétude qu'on éprouve presque toujours en entrant dans un nouveau logement.
—Je l'ai remarqué, pensait-il, les lieux que nous habitons exercent une influence mystérieuse sur nos pensées, et par conséquent sur nos actions. Cette chambre est froide et silencieuse comme un tombeau. Si jamais la gaieté chante ici, c'est qu'on l'amènera du dehors; et encore elle n'y restera pas longtemps, car les éclats de rire mourraient sans échos sous ce plafond bas, froid et blanc comme un ciel de neige. Hélas! quelle sera ma vie entre ces quatre murs?
Cependant, peu de jours après, cette chambre si triste était pleine de clartés et résonnait de joyeuses clameurs; on y pendait la crémaillère, et de nombreux flacons expliquaient l'humeur gaie des convives. Rodolphe lui-même s'était laissé gagner par la bonne humeur contagieuse de ses convives. Isolé dans un coin avec une jeune femme venue là par hasard et dont il s'était emparé, le poëte madrigalisait avec elle de la parole et des mains. Vers la fin de la fête, il avait obtenu un rendez-vous pour le lendemain.
—Allons, se dit-il lorsqu'il fut seul, la soirée n'a pas été trop mauvaise, et ce n'est pas mal inaugurer mon séjour ici.
Le lendemain, à l'heure convenue, arriva Mademoiselle Juliette. La soirée se passa seulement en explications. Juliette avait appris la récente rupture de Rodolphe avec cette fille aux yeux bleus qu'il avait tant aimée; elle savait qu'après l'avoir quittée déjà une fois, Rodolphe l'avait reprise, et elle craignait d'être la victime d'un nouveau revenez-y de l'amour.
—C'est que, voyez-vous, ajouta-t-elle avec un joli geste de mutinerie, je n'ai point du tout envie de jouer un rôle ridicule. Je vous préviens que je suis très-méchante; une fois maîtresse ici, et elle souligna par un regard l'intention qu'elle donnait au mot, j'y reste et ne cède point ma place.
Rodolphe appela toute son éloquence à la rescousse pour la convaincre que ses craintes n'étaient point fondées, et la jeune femme ayant de son côté bon désir d'être convaincue, ils finirent par s'entendre. Seulement, ils ne s'entendirent plus quand sonna minuit; car Rodolphe voulait que Juliette restât, et celle-ci prétendit s'en aller.
—Non, lui dit-elle comme il insistait. Pourquoi tant se presser? Nous arriverons bien toujours où nous devons arriver, à moins que vous ne vous arrêtiez en route; je reviendrai demain.
Et elle revint ainsi tous les soirs pendant une semaine, pour s'en retourner de même quand sonnait minuit.
Ces lenteurs n'ennuyaient point trop Rodolphe. En amour ou même en caprice, il était de cette école de voyageurs qui n'ont jamais grand'hâte d'arriver, et qui, à la route droite menant au but directement, préfèrent les sentiers perdus qui allongent le voyage et le rendent pittoresque. Cette petite préface sentimentale eut pour résultat d'entraîner d'abord Rodolphe plus loin qu'il ne voulait aller. Et c'était sans doute pour l'amener à ce point où le caprice, mûri par la résistance qu'on lui oppose, commence à ressembler à de l'amour, que Mademoiselle Juliette avait employé ce stratagème.
—À chaque nouvelle visite qu'elle faisait à Rodolphe, Juliette remarquait un ton de sincérité plus prononcé dans ce qu'il lui disait. Il éprouvait, lorsqu'elle était un peu en retard, de ces impatiences symptomatiques qui enchantaient la jeune fille; et il lui écrivait même des lettres dont le langage avait de quoi lui faire espérer qu'elle deviendrait prochainement sa maîtresse légitime.
Comme Marcel, qui était son confident, avait une fois surpris une des épîtres de Rodolphe, il lui dit en riant:
—Est-ce du style, ou bien penses-tu réellement ce que tu dis là?
—Vraiment oui, je le pense, répondit Rodolphe, et j'en suis bien un peu étonné; mais cela est ainsi. J'étais, il y a huit jours, dans une situation d'esprit très-triste. Cette solitude et ce silence, qui avaient succédé si brutalement aux tempêtes de mon ancien ménage, m'épouvantaient horriblement; mais Juliette est arrivée presque subitement. J'ai entendu résonner à mon oreille les fanfares d'une gaieté de vingt ans. J'ai eu devant moi un frais visage, des yeux pleins de sourire, une bouche pleine de baisers, et je me suis tout doucement laissé entraîner à suivre cette pente du caprice qui m'aura peut-être amené à l'amour. J'aime à aimer.
Cependant Rodolphe ne tarda pas à s'apercevoir qu'il ne tenait plus guère qu'à lui d'amener une conclusion à ce petit roman; et c'est alors qu'il avait imaginé de copier dans Shakspeare la mise en scène des amours de Roméo et Juliette. Sa future maîtresse avait trouvé l'idée amusante et consentit à se mettre de moitié dans la plaisanterie.
C'était le soir même où ce rendez-vous était fixé que Rodolphe rencontra le philosophe Colline, comme il venait d'acheter cette échelle de soie en corde qui devait lui servir à escalader le balcon de Juliette. Le marchand d'oiseaux auquel il s'était adressé n'ayant point de rossignol, Rodolphe y substitua un pigeon, qui, lui assura-t-on, chantait tous les matins, au lever de l'aube.
Rentré chez lui, le poëte fit cette réflexion qu'une ascension sur une échelle de corde n'était point chose facile, et qu'il était bon de faire une petite répétition de la scène du balcon, s'il ne voulait pas, outre les chances d'une chute, courir le risque de se montrer ridicule et maladroit aux yeux de celle qui allait l'attendre. Ayant attaché son échelle à deux clous, solidement enfoncés dans le plafond, Rodolphe employa les deux heures qui lui restaient à faire de la gymnastique; et, après un nombre infini de tentatives, il parvint tant bien que mal à pouvoir franchir une dizaine d'échelons.
—Allons, c'est bien, se dit-il, je suis maintenant sûr de mon affaire, et d'ailleurs, si je restais en chemin l'amour me donnerait des ailes.
Et, chargé de son échelle et de sa cage à pigeon, il se rendit chez Juliette qui habitait dans son voisinage. Sa chambre était située au fond d'un petit jardin et possédait bien, en effet, une espèce de balcon. Mais cette chambre était au rez-de-chaussée, et ce balcon pouvait s'enjamber le plus facilement du monde.
Aussi Rodolphe fut-il tout atterré lorsqu'il s'aperçut de cette disposition locale qui mettait à néant son poétique projet d'escalade.
—C'est égal, dit-il à Juliette, nous pourrons toujours exécuter l'épisode du balcon. Voilà un oiseau qui nous éveillera demain par sa voix mélodieuse, et nous avertira du moment précis où nous devrons nous séparer l'un de l'autre avec désespoir. Et Rodolphe accrocha la cage dans un angle de la chambre.
Le lendemain, à cinq heures du matin, le pigeon fut parfaitement exact, et remplit la chambre d'un roucoulement prolongé qui aurait réveillé les deux amants s'ils avaient dormi.
—Eh bien, dit Juliette, voilà le moment d'aller sur le balcon et de nous faire des adieux désespérés; qu'en penses-tu?
—Le pigeon avance, dit Rodolphe; nous sommes en novembre, le soleil ne se lève qu'à midi.
—C'est égal, dit Juliette, je me lève, moi.
—Tiens! Pourquoi faire?
—J'ai l'estomac creux, et je ne te cacherai pas que je mangerais bien un peu.
—C'est extraordinaire l'accord qui règne dans nos sympathies, j'ai également une faim atroce, dit Rodolphe en se levant aussi et en s'habillant en toute hâte.
Juliette avait déjà allumé du feu, et cherchait dans son buffet si elle ne trouverait rien; Rodolphe l'aidait dans ses recherches.
—Tiens, dit-il, des oignons!
—Et du lard, dit Juliette.
—Et du beurre.
—Et du pain.
—Hélas! C'était tout!
Pendant ces recherches, le pigeon optimiste et insoucieux chantait sur son perchoir.
Roméo regarda Juliette, Juliette regarda Roméo; tous deux regardèrent le pigeon.
Ils ne s'en dirent pas davantage. Le sort du pigeon-pendule était fixé; il en aurait appelé en cassation que c'eût été peines perdues, la faim est une si cruelle conseillère.
Rodolphe avait allumé du charbon, et faisait revenir du lard dans le beurre frémissant; il avait l'air grave et solennel.
Juliette épluchait des oignons dans une attitude mélancolique.
Le pigeon chantait toujours, c'était sa Romance du saule.
À ces lamentations se joignit la chanson du beurre dans la casserole.
Cinq minutes après, le beurre chantait encore; mais, pareil aux templiers, le pigeon ne chantait plus.
Roméo et Juliette avaient accommodé leur pendule à la crapaudine.
—Il avait une jolie voix, disait Juliette et se mettant à table.
—Il était bien tendre, fit Roméo en découpant son réveille-matin parfaitement rissolé.
Et les deux amants se regardèrent et se surprirent ayant chacun une larme dans les yeux.
...Hypocrites, c'étaient les oignons qui les faisaient pleurer!
XXII
ÉPILOGUE DES AMOURS DE RODOLPHE ET DE MADEMOISELLE MIMI
I
Pendant les premiers jours de sa rupture définitive avec Mademoiselle Mimi, qui l'avait quitté, comme on se rappelle, pour monter dans les carrosses du vicomte Paul, le poëte Rodolphe avait cherché à s'étourdir en prenant une autre maîtresse.
Celle-là même qui était blonde, et pour laquelle nous l'avons vu s'habiller en Roméo dans un jour de folie et de paradoxe. Mais cette liaison, qui n'était chez lui qu'une affaire de dépit, et chez l'autre qu'une affaire de caprice, ne pouvait pas avoir une longue durée. Cette jeune fille n'était, après tout, qu'une folle personne, vocalisant dans la perfection le solfége de la rouerie; spirituelle assez pour remarquer l'esprit des autres et s'en servir à l'occasion, et n'ayant de cœur que pour y avoir mal, quand elle avait trop mangé. Avec tout cela, un amour-propre effréné et une coquetterie féroce qui l'eût poussé à préférer une jambe cassée à son amant plutôt qu'un volant de moins à sa robe ou un ruban fané à son chapeau. Beauté contestable, créature ordinaire, dotée nativement de tous les mauvais instincts, et cependant séductrice par certains côtés et à certaines heures. Elle ne tarda pas à s'apercevoir que Rodolphe l'avait prise uniquement pour l'aider à lui faire oublier l'absente, qu'elle lui faisait regretter au contraire, car jamais son ancienne amie n'avait été si bruyante et si vivante dans son cœur.
Un jour, Juliette, la nouvelle maîtresse de Rodolphe, causait de son amant le poëte avec un élève en médecine qui lui faisait la cour; l'étudiant lui répondit:
—Ma chère enfant, ce garçon-là se sert de vous comme on se sert du nitrate pour cautériser les plaies, il veut se cautériser le cœur; aussi vous avez bien tort de vous faire du mauvais sang et de lui être fidèle.
—Ah! ah! s'écria la jeune fille en éclatant de rire, est-ce que vous croyez bonnement que je me gêne? Et le soir même elle donna à l'étudiant la preuve du contraire.
Grâce à l'indiscrétion d'un de ces amis officieux qui ne sauraient garder inédite la nouvelle susceptible de vous causer un chagrin, Rodolphe eut vent de l'affaire et s'en fit un prétexte pour rompre avec sa maîtresse par intérim.
Il s'enferma alors dans une solitude absolue, où toutes les chauves-souris de l'ennui ne tardèrent pas à venir faire leur nid, et il appela le travail à son secours, mais ce fut en vain. Chaque soir, après avoir sué autant de gouttes d'eau qu'il avait usé de gouttes d'encre, il écrivait une vingtaine de lignes dans lesquelles une vieille idée plus fatiguée que le juif errant, et mal vêtue de haillons empruntés aux friperies littéraires, dansait lourdement sur la corde roide du paradoxe. En relisant ces lignes, Rodolphe demeurait consterné comme un homme qui voit pousser des orties dans la plate-bande où il a cru semer des roses. Il déchirait alors la page où il venait d'égrener ces chapelets de niaiseries, et la foulait aux pieds avec rage.
—Allons, disait-il en se frappant la poitrine à l'endroit du cœur, la corde est cassée, résignons-nous. Et comme depuis longtemps une semblable déception succédait à toutes ses tentatives de travail, il fut pris d'une de ces langueurs découragées qui font trébucher les orgueils les plus robustes et abrutissent les intelligences les plus lucides. Rien n'est plus terrible, en effet, que ces luttes solitaires qui s'engagent quelquefois entre l'artiste obstiné et l'art rebelle, rien n'est plus émouvant que ces emportements alternées d'invocations tour à tour suppliantes et impératives adressées à la muse dédaigneuse ou fugitive.
Les plus violentes angoisses humaines, les plus profondes blessures faites au vif du cœur ne causent pas une souffrance qui approche de celle qu'on éprouve dans ces heures d'impatience et de doute si fréquentes pour tous ceux qui se livrent au périlleux métier de l'imagination.
—À ces violentes crises succédaient de pénibles abattements; Rodolphe restait alors pendant des heures entières comme pétrifié dans une immobilité hébétée. Les coudes appuyés sur sa table, les yeux fixement arrêtés sur l'espace lumineux que le rayon de sa lampe décrivait au milieu de cette feuille de papier, «champ de bataille» où son esprit était vaincu quotidiennement et où sa plume s'était fourbue à poursuivre l'insaisissable idée, il voyait défiler lentement, pareils aux figures des chambres magiques dont on amuse les enfants, de fantastiques tableaux qui déroulaient devant lui le panorama de son passé. C'étaient d'abord les jours laborieux où chaque heure du cadran sonnait l'accomplissement d'un devoir, les nuits studieuses passées en tête-à-tête avec la muse qui venait parer de ses féeries sa pauvreté solitaire et patiente. Et il se rappelait alors avec envie l'orgueilleuse béatitude qui l'enivrait jadis lorsqu'il avait achevé la tâche imposée par sa volonté. «Oh! Rien ne vous vaut, s'écriait-il, rien ne vous égale, voluptueuses fatigues du labeur, qui faites trouver si doux les matelas du far niente. Ni les satisfactions de l'amour-propre, ni celles que procure la fortune, ni les fiévreuses pamoisons étouffées sous les rideaux lourds des alcôves mystérieuses, rien ne vaut et n'égale cette joie honnête et calme, ce légitime contentement de soi-même que le travail donne aux laborieux comme un premier salaire.» Et les yeux toujours fixés sur ces visions qui continuaient à lui retracer les scènes des époques disparues, il remontait les six étages de toutes les mansardes où son existence aventureuse avait campé, et où la muse, son seul amour d'alors, fidèle et persévérante amie, l'avait suivi toujours, faisant bon ménage avec la misère, et n'interrompant jamais sa chanson d'espérance. Mais voici qu'au milieu de cette existence régulière et tranquille apparaissait brusquement la figure d'une femme; et en la voyant entrer dans cette demeure où elle avait été jusque-là reine unique et maîtresse, la muse du poëte se levait tristement et livrait la place à la nouvelle venue en qui elle avait deviné une rivale, Rodolphe hésitait un instant entre la muse à qui son regard semblait dire reste, tandis qu'un geste attractif adressé à l'étrangère lui disait viens. Et comment la repousser, cette créature charmante qui venait à lui, armée de toutes les séductions d'une beauté dans son aube? Bouche mignonne et lèvre rose, parlant un langage naïf et hardi, plein de promesses câlines; comment refuser sa main à cette petite main blanche aux veines bleues, qui s'étendait vers lui toute pleine de caresses? Comment dire va-t'en à ces dix-huit ans fleuris dont la présence embaumait déjà la maison d'un parfum de jeunesse et de gaieté? Et puis, de sa douce voix tendrement émue, elle chantait si bien la cavatine de la tentation! Par ses yeux vifs et brillants, elle disait si bien: je suis l'amour; par ses lèvres où fleurissait le baiser: je suis le plaisir; par toute sa personne enfin: je suis le bonheur, que Rodolphe s'y laissait prendre. Et d'ailleurs cette jeune femme, après tout, n'était-ce pas la poésie vivante et réelle, ne lui avait-il pas dû ses plus fraîches inspirations? Ne l'avait-elle pas souvent initié à des enthousiasmes qui l'emportaient si haut dans l'éther de la rêverie, qu'il perdait de vue les choses de la terre? S'il avait beaucoup souffert à cause d'elle, cette souffrance n'était-elle point l'expiation des joies immenses qu'elle lui avait données? N'était-ce point la vengeance ordinaire de la destinée humaine, qui interdit le bonheur absolu comme une impiété? Si la loi chrétienne pardonne à ceux qui ont beaucoup aimé, c'est aussi parce qu'ils auront beaucoup souffert, et l'amour terrestre ne devient une passion divine qu'à la condition de se purifier dans les larmes. De même qu'on s'enivre à respirer l'odeur des roses fanées, de même Rodolphe s'enivrait encore en revivant par le souvenir de cette vie d'autrefois, où chaque jour amenait une élégie nouvelle, un drame terrible, une comédie grotesque. Il repassait par toutes les phases de son étrange amour pour la chère absente, depuis leur lune de miel jusqu'aux orages domestiques qui avaient déterminé leur dernière rupture; il se rappelait le répertoire de toutes les ruses de son ancienne maîtresse, il redisait tous ses mots. Il la voyait tourner autour de lui dans leur petit ménage, fredonnant sa chanson de Ma mie Annette, et accueillant avec la même gaieté insoucieuse les bons et les mauvais jours. Et en fin de compte il arrivait à se dire que la raison avait toujours eu tort en amour. En effet, qu'avait-il gagné à cette rupture? Au temps où il vivait avec Mimi, celle-ci le trompait, il était vrai; mais s'il le savait, c'était sa faute, après tout, et parce qu'il se donnait un mal infini pour l'apprendre, parce qu'il passait son temps à l'affût des preuves, et que lui-même aiguisait les poignards qu'il s'enfonçait dans le cœur. D'ailleurs, Mimi n'était-elle pas assez adroite pour lui démontrer au besoin que c'était lui qui se trompait? Et puis, avec qui lui était-elle infidèle? C'était le plus souvent avec un châle, avec un chapeau, avec des choses et non avec des hommes. Cette tranquillité, ce calme qu'il avait espérés en se séparant de sa maîtresse, les avait-il retrouvés après son départ? Hélas! Non. Il n'y avait de moins qu'elle dans la maison. Autrefois sa douleur pouvait s'épancher, il pouvait s'emporter en injures, en représentations, il pouvait montrer tout ce qu'il souffrait, et exciter la pitié de celle qui causait ses souffrances. Et maintenant sa douleur était solitaire, sa jalousie était devenue de la rage; car autrefois il pouvait du moins, quand il avait des soupçons, empêcher Mimi de sortir, la garder près de lui, dans sa possession; et maintenant, il la rencontrait dans la rue, au bras de son amant nouveau, et il fallait qu'il se détournât pour la laisser passer, heureuse sans doute, et allant au plaisir.
Cette misérable vie dura trois ou quatre mois. Peu à peu le calme lui revint. Marcel, qui avait fait un long voyage pour se distraire de Musette, revint à Paris et se logea encore avec Rodolphe. Ils se consolaient l'un par l'autre.
Un jour, un dimanche, en traversant le Luxembourg, Rodolphe rencontra Mimi, en grande toilette. Elle allait au bal. Elle lui fit un signe de tête, auquel il répondit par un salut. Cette rencontre lui donna un grand coup dans le cœur, mais cette émotion fut moins douloureuse que de coutume. Il se promena encore quelque temps dans le jardin du Luxembourg, et revint chez lui. Quand Marcel rentra le soir, il le trouva au travail.
—Ah! Bah! fit Marcel en se penchant sur son épaule, tu travailles... des vers?
—Oui, répondit Rodolphe avec joie. Je crois que la petite bête n'est pas tout à fait morte. Depuis quatre heures que je suis là, j'ai retrouvé la verve des anciens jours. J'ai rencontré Mimi.
—Bah! fit Marcel avec inquiétude. Et où en êtes-vous?
—A pas peur, dit Rodolphe, nous n'avons fait que nous saluer. Ça n'a pas été plus loin que ça.
—Bien vrai? dit Marcel.
—Bien vrai. C'est fini entre nous, je le sens; mais si je me remets à travailler, je lui pardonne.
—Si c'est tant fini que ça, ajouta Marcel qui venait de lire les vers de Rodolphe, pourquoi lui fais-tu des vers?
—Hélas! reprit le poëte, je prends ma poésie où je la trouve.
Pendant huit jours il travailla à ce petit poëme. Quand il eut fini, il vint le lire à Marcel, qui s'en déclara satisfait, et qui encouragea Rodolphe à utiliser autrement la veine qui lui était revenue.
—Car, lui observa-t-il, ce n'était pas la peine de quitter Mimi, si tu dois toujours vivre avec son ombre. Après ça, dit-il en souriant, au lieu de prêcher les autres, je ferais mieux de me prêcher moi-même, car j'ai encore de la Musette plein le cœur. Enfin! Nous ne serons peut-être pas toujours des jeunes gens affolés de créatures du diable.
—Hélas! Répliqua Rodolphe, il n'est pas besoin de dire à la jeunesse: va-t'en.
—C'est vrai, dit Marcel, mais il y a des jours où je voudrais être un honnête vieillard, membre de l'institut, décoré de plusieurs ordres, et revenu des musettes de ce monde. Le diable m'emporte si j'y retournerais! Et toi, ajouta l'artiste en riant, aimerais-tu avoir soixante ans?
—Aujourd'hui, répondit Rodolphe, j'aimerais mieux avoir soixante francs.
Peu de jours après, Mademoiselle Mimi, étant entrée dans un café avec le jeune vicomte Paul, ouvrit une Revue où se trouvaient imprimés les vers que Rodolphe avait faits pour elle.
—Bon! s'écria-t-elle en riant d'abord, voilà encore mon amant Rodolphe qui dit du mal de moi dans les journaux.
Mais quand elle eut achevé la pièce de vers, elle resta silencieuse et toute rêveuse. Le vicomte Paul, devinant qu'elle songeait à Rodolphe, essaya de l'en distraire.
—Je t'achèterai des pendants d'oreilles, lui dit-il.
—Ah! dit Mimi, vous avez de l'argent, vous!
—Et un chapeau de paille d'Italie, continua le vicomte Paul.
—Non, dit Mimi, si vous voulez me faire plaisir, achetez-moi ça.
Et elle lui montrait la livraison où elle venait de lire la poésie de Rodolphe.
—Ah! pour cela, non, fit le vicomte piqué.
—C'est bien, répondit Mimi froidement. Je l'achèterai moi-même, avec de l'argent que je gagnerai moi-même. Au fait, j'aime mieux que ce ne soit pas avec le vôtre.
Et pendant deux jours Mimi retourna dans son ancien atelier de fleuriste, où elle gagna de quoi acheter la livraison. Elle apprit par cœur la poésie de Rodolphe; et, pour faire enrager le vicomte Paul, elle la répétait toute la journée à ses amis. Voici quels étaient ces vers:
Et qu'un jour le hasard fit rencontrer nos pas,
J'ai mis entre tes mains mon cœur et ma jeunesse
Et je t'ai dit: fais-en tout ce que tu voudras.
Dans tes mains ma jeunesse est restée en lambeaux,
Mon cœur s'est en éclats brisé comme du verre,
Et ma chambre est le cimetièr
Où sont enterrés les morceaux
De ce qui t'aima tant naguère.
Je ne suis plus qu'un spectre et tu n'es qu'un fantôme,
Et sur notre amour mort et bien enseveli,
Bous allons, si tu veux, chanter le dernier psaume.
Nous pourrions tous les deux n'avoir pas la voix sûre;
choisissons un mineur grave et sans fioriture;
moi je ferai la basse et toi le soprano.
S'il entendait cet air que tu chantais jadis,
Mon cœur, tout mort qu'il est, tressaillirait bien vite,
Et ressusciterait à ce De Profundis.
Une valse à deux temps qui me fit bien du mal
Le fifre au rire aigu raillait le violoncelle
Qui pleurait sous l'archet ses notes de cristal.
Nous l'avons, l'an dernier, ensemble répété
Avec des allemands qui chantaient leur patrie
Dans les bois de Meudon, par une nuit d'été.
Et pour n'y plus penser, pour n'y plus revenir,
Sur nos amours défunts, sans haine et sans colère
Jetons en souriant un dernier souvenir.
Quand ruisselait la pluie et que soufflait le vent;
Assis dans le fauteuil, près de l'âtre, en décembre
Aux lueurs de tes yeux j'ai rêvé bien souvent.
La bouilloire chantait son refrain régulier,
Et faisait un orchestre au bal des salamandres
Qui voltigeaient dans le foyer.
Tandis que tu fermais tes yeux ensommeillés,
Moi je rajeunissais ma jeunesse amoureuse,
Mes lèvres sur tes mains et mon cœur à tes pieds.
On sentait le parfum d'amour et de gaîté
Dont notre chambre était du matin au soir pleine,
Car le bonheur aimait notre hospitalité.
Le printemps un matin vint nous donner l'éveil,
Et ce jour-là tous deux dans la campagne verte
Nous allâmes courir au-devant du soleil.
Et, contre l'ordinaire, il faisait un beau temps,
Du val à la colline, et du bois à la plaine,
D'un pied leste et joyeux, nous courûmes longtemps.
Dans un lieu qui formait un divan naturel
Et d'où l'on pouvait voir au loin le paysage,
Nous nous sommes assis en regardant le ciel.
Et sans savoir pourquoi, l'un et l'autre oppressés,
Notre bouche s'ouvrit sans dire une parole,
Et nous nous sommes embrassés.
Mariaient leur parfum qui montait dans l'air pur;
Et nous vîmes tous deux, en relevant la tête,
Dieu qui nous souriait à son balcon d'azur.
La route où vous marchez que j'ai fait sous vos pas
Dérouler en tapis le velours de la mousse.
Embrassez-vous encor,—je ne regarde pas.
Dans les limpides eaux, dans les bois reverdis,
Dans l'astre, dans la fleur, dans la chanson des nids,
C'est pour vous que j'ai fait renaître ma nature.
De mon printemps nouveau qui réjouit la terre,
Si vous êtes contents, au lieu d'une prière
Pour me remercier—embrassez-vous encor.
Dans le petit jardin que nous avions planté,
Quand je t'aimais le mieux, sans m'en dire les causes
Brusquement ton amour de moi s'est écarté.
Car, faisant triompher l'une et l'autre couleur,
Ton amour inconstant flotte sans préférence
Du brun valet de pique au blond valet de cœur.
Règne sur une cour de galants jouvenceaux,
Et tu ne peux marcher sans qu'à tes pieds fleurisse
Un parterre émaillé d'odorants madrigaux.
Autour de toi se forme un cercle langoureux;
Et le frémissement de ta robe moirée,
Pâme en chœur laudatif ta meute d'amoureux.
Qui serait trop étroite au pied de Cendrillon,
Ton pied est si petit qu'à peine on le devine
Quand la valse t'emporte en son gai tourbillon.
Tes mains, brunes jadis, ont retrouvé depuis
La pâleur de l'ivoire ou du lis que caresse
Le rayon argenté dont s'éclairent les nuits.
Constelle un bracelet ciselé par Froment,
Et sur tes reins cambrés un grand châle d'Asie
En cascade de plis ondule artistement.
La guipure gothique à la mate blancheur,
Chef-d'œuvre arachnéen d'un âge séculaire,
De ta riche toilette achève la splendeur.
Printanière, indienne ou modeste organdi,
Atours frais et coquets, simple chapeau sans voile,
Brodequins gris ou noirs, et col blanc tout uni.
Ne me rappelle pas mes amours disparus,
Et tu n'es que plus morte et mieux ensevelie
Dans ce linceul de soie où ton cœur ne bat plus.
Qui n'est qu'un long regret de mon bonheur passé,
J'étais vêtu de noir comme un parfait notaire,
Moins les besicles d'or et le jabot plissé.
Et des filets de deuil encadraient le papier
Sur lequel j'écrivais ces strophes, où j'exhume
Le dernier souvenir de mon amour dernier.
Où je jette mon cœur dans le fond d'un grand trou,
—Gaîté de croque-mort qui s'enterre lui-même,
Voilà que je me mets à rire comme un fou.
Ma plume en écrivant a tremblé dans ma main,
Et quand je souriais, comme une chaude pluie,
Mes larmes effaçaient les mots sur le vélin.
II
C'était le 24 décembre, et ce soir-là le quartier latin avait une physionomie particulière. Dès quatre heures du soir, les bureaux du mont-de-piété, les boutiques des fripiers et celles des bouquinistes avaient été encombrées par une foule bruyante qui s'en vint dans la soirée prendre d'assaut les boutiques des charcutiers, des rôtisseurs et des épiciers. Les garçons de comptoir, eussent-ils eu cent sous comme Briarée, n'auraient pu suffire à servir les chalands qui s'arrachaient les provisions. On faisait la queue chez les boulangers comme aux jours de disette. Les marchands de vins écoulaient les produits de trois vendanges, et un statisticien habile aurait eu peine à nombrer le chiffre des jambonneaux et des saucissons qui se débitèrent chez le célèbre Borel de la rue dauphine. Dans cette seule soirée, le père Cretaine, dit Petit-Pain, épuisa dix-huit éditions de ses gâteaux au beurre. Pendant toute la nuit, des clameurs bruyantes s'échappaient des maisons garnies dont les fenêtres flamboyaient, et une atmosphère de kermesse emplissait le quartier.
On célébrait l'antique solennité du réveillon.
Ce soir-là, sur les dix heures, Marcel et Rodolphe rentraient chez eux assez tristement. En remontant la rue dauphine, ils aperçurent une grande affluence dans la boutique d'un charcutier marchand de comestibles, et ils s'arrêtèrent un instant aux carreaux, tantalisés par le spectacle des odorantes productions gastronomiques; les deux bohèmes ressemblaient, dans leur contemplation, à ce personnage d'un roman espagnol, qui faisait maigrir les jambons rien qu'en les regardant.
—Ceci s'appelle une dinde truffée, disait Marcel en indiquant une magnifique volaille laissant voir, à travers son épiderme rosé et transparent, les tubercules périgourdins dont elle était farcie. J'ai vu des gens impies manger de cela sans se mettre à genoux devant, ajouta le peintre en jetant sur la dinde des regards capables de la faire rôtir.
—Et que penses-tu de ce modeste gigot de pré-salé? ajouta Rodolphe. Comme c'est beau de couleur, on le dirait fraîchement décroché de cette boutique de charcutier qu'on voit dans un tableau de Jordaëns. Ce gigot est le mets favori des dieux, et de Madame Chandelier, ma marraine.
—Vois un peu ces poissons, reprit Marcel en montrant des truites, ce sont les plus habiles nageurs de la race aquatique. Ces petites bêtes, qui ont l'air de n'avoir aucune prétention, pourraient pourtant s'amasser des rentes en faisant des tours de force; figure-toi que ça remonte le courant d'un torrent à pic aussi facilement que nous accepterions une invitation à souper ou deux. J'ai failli en manger.
—Et là-bas, ces gros fruits dorés à cône, dont le feuillage ressemble à une panoplie de sabres sauvages, on appelle sa des ananas, c'est la pomme de reinette des tropiques.
—Ça m'est égal, répondit Marcel, en fait de fruits je préfère ce morceau de bœuf, ce jambon ou ce simple jambonneau cuirassé d'une gelée transparente comme de l'ambre.
—Tu as raison, reprit Rodolphe; le jambon est l'ami de l'homme, quand il en a. Cependant je ne repousserais pas ce faisan.
—Je le crois bien, c'est le plat des têtes couronnées.
Et comme en continuant leur chemin ils rencontrèrent de joyeuses processions qui rentraient pour fêter Momus, Bacchus, Comus et toutes les gourmandes divinités en us, ils se demandèrent l'un l'autre quel était le seigneur Gamache dont on célébrait les noces avec une si grande profusion de victuailles.
Marcel fut le premier qui se rappela la date et la fête du jour.
—C'est aujourd'hui réveillon, dit-il.
—Te souviens-tu de celui que nous avons fait l'an dernier? fit Rodolphe.
—Oui, répondit Marcel, chez Momus. C'est Barbemuche qui l'a payé. Je n'aurais jamais supposé qu'une femme aussi délicate que Phémie pût contenir autant de saucisson.
—Quel malheur que Momus nous ait retiré nos entrées, dit Rodolphe.
—Hélas! dit Marcel, les calendriers se suivent et ne se ressemblent pas.
—Est-ce que tu ne ferais pas bien réveillon? demanda Rodolphe.
—Avec qui et avec quoi? Répliqua le peintre.
—Avec moi, donc.
—Et de l'or?
—Attends un peu, dit Rodolphe, je vais entrer dans ce café où je connais des gens qui jouent gros jeu. J'emprunterai quelques sesterces à un favorisé de la chance, et je rapporterai de quoi arroser une sardine ou un pied de cochon.
—Va donc, fit Marcel, j'ai une faim caniche! je t'attends là.
Rodolphe monta au café, où il connaissait du monde. Un monsieur, qui venait de gagner trois cents francs en dix tours de bouillotte, se fit un véritable plaisir de prêter au poëte une pièce de quarante sous, qu'il lui offrit enveloppée dans cette mauvaise humeur que donne la fièvre du jeu. Dans un autre instant et ailleurs qu'autour d'un tapis vert, il aurait peut-être prêté quarante francs.
—Eh bien? demanda Marcel en voyant redescendre Rodolphe.
—Voici la recette, dit le poëte en montrant l'argent.—Une croûte et une goutte, fit Marcel.
Avec cette somme modique, ils trouvèrent cependant le moyen d'avoir du pain, du vin, de la charcuterie, du tabac, de la lumière et du feu.
Ils rentrèrent dans l'hôtel garni où ils habitaient chacun une chambre séparée. Le logement de Marcel, qui lui servait d'atelier, étant le plus grand, fut choisi pour la salle du festin, et les amis y firent en commun les apprêts de leur Balthasar intime.
Mais à cette petite table où ils s'étaient assis, auprès de ce feu où les bûches humides d'un mauvais bois flotté se consumaient sans flamme et sans chaleur, vint s'asseoir et s'attabler, convive mélancolique, le fantôme du passé disparu.
Ils restèrent, pendant une heure au moins, silencieux et pensifs, tous deux sans doute préoccupés de la même idée et s'efforçant de la dissimuler. Ce fut Marcel le premier qui rompit le silence.
—Voyons, dit-il à Rodolphe, ce n'est pas là ce que nous nous étions promis.
—Que veux-tu dire? fit Rodolphe.
—Eh! mon Dieu! Répliqua Marcel, vas-tu pas feindre avec moi maintenant! Tu songes à ce qu'il faut oublier, et moi aussi, parbleu... Je ne le nie pas.
—Eh bien, alors...
—Eh bien, il faut que ce soit la dernière fois. Au diable les souvenirs qui font trouver le vin mauvais et nous rendent tristes quand tout le monde s'amuse! s'écria Marcel en faisant allusion aux cris joyeux qui s'échappaient des chambres voisines de la leur. Allons, pensons à autre chose, et que ce soit la dernière fois.
—C'est ce que nous disons toujours, et pourtant... fit Rodolphe en retournant à sa rêverie.
—Et pourtant nous y revenons sans cesse, reprit Marcel. Cela tient à ce que, au lieu de chercher franchement l'oubli, nous faisons des choses les plus futiles des prétextes pour rappeler le souvenir; cela tient surtout à ce que nous nous obstinons à vivre dans le même milieu où ont vécu les créatures qui ont fait si longtemps notre tourment. Nous sommes les esclaves d'une habitude, moins que d'une passion. C'est cette captivité qu'il faut rompre, ou nous nous épuiserons dans un esclavage ridicule et honteux. Eh bien, le passé est passé, il faut briser les liens qui nous y rattachent encore; l'heure est venue d'aller en avant sans plus regarder en arrière; nous avons fait notre temps de jeunesse, d'insouciance et de paradoxe. Tout cela est très-beau, on en ferait un joli roman; mais cette comédie des folies amoureuses, ce gaspillage des jours perdus avec la prodigalité des gens qui croient avoir l'éternité à dépenser, tout cela doit avoir un dénoûment. Sous peine de justifier le mépris qu'on ferait de nous, et de nous mépriser nous-mêmes, il ne nous est pas possible de continuer à vivre encore longtemps en marge de la société, en marge de la vie presque. Car enfin, est-ce une existence que celle que nous menons? Et cette indépendance, cette liberté de mœurs dont nous nous vantons si fort, ne sont-ce pas là des avantages bien médiocres? La vraie liberté, c'est de pouvoir se passer d'autrui et d'exister par soi-même; en sommes-nous là? Non! Le premier gredin venu, dont nous ne voudrions pas porter le nom pendant cinq minutes, se venge de nos railleries et devient notre seigneur et maître le jour où nous lui empruntons cent sous, qu'il nous prête après nous avoir fait dépenser pour cent écus de ruses ou d'humilité. Pour mon compte, j'en ai assez. La poésie n'existe pas seulement dans le désordre de l'existence, dans les bonheurs improvisés, dans des amours qui durent l'existence d'une chandelle, dans des rébellions plus ou moins excentriques contre les préjugés qui seront éternellement les souverains du monde: on renverse plus facilement une dynastie qu'un usage, fût-il même ridicule.
Il ne suffit point de mettre un paletot d'été dans le mois de décembre pour avoir du talent; on peut être un poëte ou un artiste véritable en se tenant les pieds chauds et en faisant ses trois repas. Quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, si l'on veut arriver à quelque chose, il faut toujours prendre la route du lieu commun. Ce discours t'étonne peut-être, ami Rodolphe, tu vas dire que je brise mes idoles, tu vas m'appeler corrompu, et cependant ce que je te dis est l'expression de ma pensée sincère. À mon insu, il s'est opéré en moi une lente et salutaire métamorphose: la raison est entrée dans mon esprit, avec effraction, si tu veux, et malgré moi peut-être; mais elle est entrée enfin, et m'a prouvé que j'étais dans une mauvaise voie et qu'il y aurait à la fois ridicule et danger à y persévérer. En effet, qu'arrivera-t-il si nous continuons l'un et l'autre ce monotone et inutile vagabondage? Nous arriverons au bord de nos trente ans, inconnus, isolés, dégoûtés de tout et de nous-mêmes, pleins d'envie envers tous ceux que nous verrons arriver à un but, quel qu'il soit, obligés pour vivre de recourir aux moyens honteux du parasitisme, et n'imagine pas que ce soit là un tableau de fantaisie que j'invoque exprès pour t'épouvanter. Je ne vois pas systématiquement l'avenir en noir, mais je ne le vois pas en rose non plus; je vois juste. Jusqu'à présent, l'existence que nous avons menée nous était imposée; nous avions l'excuse de la nécessité.
Aujourd'hui nous ne serions plus excusables; et si nous ne rentrons pas dans la vie commune, ce sera volontairement, car les obstacles contre lesquels nous avons eu à lutter n'existent plus.
—Ah çà! dit Rodolphe, où veux-tu en venir? à quel propos et à quoi bon cette mercuriale?
—Tu me comprends parfaitement, répondit Marcel avec le même accent sérieux; tout à l'heure, ainsi que moi, je t'ai vu envahi par des souvenirs qui te faisaient regretter le temps passé: tu pensais à Mimi comme moi je pensais à Musette; tu aurais voulu, comme moi, avoir ta maîtresse à tes côtés. Eh bien, je dis que nous ne devons plus ni l'un ni l'autre songer à ces créatures; que nous n'avons pas été créés et mis au monde uniquement pour sacrifier notre existence à ces Manons vulgaires, et que le chevalier Desgrieux qui est si beau, si vrai et si poétique, ne se sauve du ridicule que par sa jeunesse et par les illusions qu'il avait su conserver. À vingt ans, il peut suivre sa maîtresse aux îles sans cesser d'être intéressant; mais à vingt-cinq ans il aurait mis Manon à la porte, et il aurait eu raison. Nous avons beau dire, nous sommes vieux, vois-tu, mon cher; nous avons vécu trop et trop vite; notre cœur est fêlé et ne rend plus que des sons faux; on n'est pas impunément pendant trois ans amoureux d'une Musette ou d'une Mimi. Pour moi, c'est bien fini; et, comme je veux divorcer complétement avec son souvenir, je vais actuellement jeter au feu quelques petits objets qu'elle a laissés chez moi dans ses diverses stations, et qui me forcent à songer à elle quand je le retrouve.
Et Marcel, qui s'était levé, alla prendre dans le tiroir d'une commode un petit carton dans lequel se trouvaient les souvenirs de Musette, un bouquet fané, une ceinture, un bout de ruban et quelques lettres.
—Allons, dit-il au poëte, imite-moi, ami Rodolphe.
—Eh bien, soit! s'écria celui-ci en faisant un effort, tu as raison. Moi aussi, je veux en finir avec cette fille aux mains pâles.
Et s'étant levé brusquement, il alla chercher un petit paquet contenant des souvenirs de Mimi, à peu près de la même nature que ceux dont Marcel faisait silencieusement l'inventaire.
—Ça tombe bien, murmura le peintre. Ces biblots vont vous servir à rallumer le feu qui s'éteint.
—En effet, ajouta Rodolphe, il fait ici une température capable de faire éclore des ours blancs.
—Allons, dit Marcel, brûlons en duo. Tiens, voilà la prose de Musette qui flambe comme un feu de punch; elle aimait joliment ça, le punch. Allons, ami Rodolphe, attention!
Et, pendant quelques minutes, ils jetèrent alternativement dans le foyer, qui flambait clair et bruyant, le reliquaire de leur tendresse passée.
—Pauvre Musette, disait tout bas Marcel en regardant la dernière chose qui lui restait dans les mains. C'était un petit bouquet fané, composé de fleurs des champs.
—Pauvre Musette, elle était bien jolie pourtant, et elle m'aimait bien, n'est-ce pas, petit bouquet, son cœur te l'a dit le jour où tes fleurs étaient à sa ceinture? Pauvre petit bouquet, tu as l'air de me demander grâce; eh bien, oui, mais à une condition, c'est que tu ne me parleras plus d'elle, jamais! jamais!
Et, profitant d'un moment où il croyait n'être pas aperçu par Rodolphe, il glissa le bouquet dans sa poitrine.
—Tant pis, c'est plus fort que moi. Je triche, pensa le peintre.
Et comme il jetait un regard furtif sur Rodolphe, il vit le poëte qui, arrivé à la fin de son auto-da-fé, mettait sournoisement dans sa poche, après l'avoir baisé avec tendresse, un petit bonnet de nuit qui avait appartenu à Mimi.
—Allons, murmura Marcel, il est aussi lâche que moi.
Au moment même où Rodolphe allait rentrer dans sa chambre pour se coucher, on frappa deux petits coups à la porte de Marcel.
—Qui diable peut venir à cette heure? dit le peintre en allant ouvrir.
Un cri d'étonnement lui échappa quand il eut ouvert sa porte.
C'était Mimi.
Comme la chambre était très-obscure, Rodolphe ne reconnut pas d'abord sa maîtresse; et, distinguant seulement une femme, il pensa que c'était une des conquêtes de passage de son ami, et par discrétion il se disposa à se retirer.
—Je vous dérange, dit Mimi, qui était restée sur le seuil de la porte.
—À cette voix, Rodolphe tomba sur sa chaise comme foudroyé.
—Bonsoir, lui dit Mimi en s'approchant de lui et en lui serrant la main, qu'il se laissa prendre machinalement.
—Qui diable vous amène ici, demanda Marcel, et à cette heure?
—J'ai bien froid, reprit Mimi en frissonnant; j'ai vu de la lumière chez vous en passant dans la rue, et, quoiqu'il soit bien tard, je suis montée. Et elle tremblait toujours; sa voix avait des sonorités cristallines qui entraient dans le cœur de Rodolphe comme un glas funèbre et l'emplissaient d'une lugubre épouvante et la regarda plus attentivement à la dérobée. Ce n'était plus Mimi, c'était son spectre. Marcel la fit asseoir au coin de la cheminée. Mimi sourit en voyant la belle flamme qui dansait joyeusement dans le foyer.
—C'est bien bon, dit-elle en approchant de l'âtre ses pauvres mains violettes. À propos, Monsieur Marcel, vous ne savez pas pourquoi je suis venue chez vous?
—Ma foi non, répondit celui-ci.
—Eh bien, reprit Mimi, je venais tout simplement vous demander si vous ne pouviez pas me faire avoir une chambre dans votre maison. On vient de me renvoyer de mon hôtel garni, parce que je dois deux quinzaines, et je ne sais pas où aller.
—Diable! fit Marcel en hochant la tête, nous ne sommes pas en bonne odeur chez notre hôtelier, et notre recommandation serait déplorable, ma pauvre enfant.
—Comment donc faire alors? dit Mimi, c'est que je ne sais pas où aller.
—Ah çà! demanda Marcel, vous n'êtes donc plus vicomtesse?
—Ah! mon Dieu, non, plus du tout.
—Mais depuis quand?
—Depuis deux mois déjà.
—Vous avez donc fait des misères au jeune vicomte?
—Non, dit-elle en jetant un regard à la dérobée sur Rodolphe, qui s'était mis dans l'angle le plus obscur de la chambre, le vicomte m'a fait une scène à cause des vers qu'on a composés sur moi. Nous nous sommes disputés, et je l'ai envoyé promener; c'est un fier cancre, allez.
—Cependant, dit Marcel, il vous avait joliment bien nippée, à ce que j'ai vu le jour où je vous ai rencontrée.
—Eh bien! fit Mimi, figurez-vous qu'il m'a tout repris quand je suis partie, et j'ai appris qu'il avait mis mes effets en loterie dans une mauvaise table d'hôte, où il m'emmenait dîner. Il est pourtant riche ce garçon, et avec toute sa fortune il est avare comme une bûche économique, et bête comme une oie; il ne voulait pas que je boive du vin pur, et me faisait faire maigre les vendredis. Croiriez-vous qu'il voulait que je misse des bas de laine noire, sous le prétexte que c'était moins salissant que les blancs! On n'a pas idée de sa; enfin, il m'a joliment ennuyée, allez. Je puis bien dire que j'ai fait mon purgatoire avec lui.
—Et sait-il quelle est votre position? demanda Marcel.
—Je ne l'ai pas revu ni ne veux pas le voir, répliqua Mimi, il me donne le mal de mer quand je pense à lui; j'aimerais mieux mourir de faim que de lui demander un sou.
—Mais, continua Marcel, depuis que vous l'avez quitté, vous n'êtes pas restée seule.
—Ah! s'écria Mimi avec vivacité, je vous assure que si, Monsieur Marcel: j'ai travaillé pour vivre; seulement, comme l'état de fleuriste n'allait pas très-bien, j'en ai pris un autre: je pose pour les peintres. Si vous avez de l'ouvrage à me donner... ajouta-t-elle gaiement.
Et, ayant remarqué un mouvement échappé à Rodolphe qu'elle ne quittait pas des yeux tout en parlant à son ami, Mimi reprit:
—Ah! mais, je ne pose que pour la tête et pour les mains. J'ai beaucoup d'ouvrage, et on me doit de l'argent dans deux ou trois endroits; j'en recevrai dans deux jours, c'est d'ici là seulement que je voudrais trouver où loger. Quand j'aurai de l'argent, je retournerai dans mon hôtel. Tiens, dit-elle en regardant la table, où se trouvaient encore les préparatifs du modeste festin auquel les deux amis avaient à peine touché, vous allez souper?
—Non, dit Marcel, nous n'avons pas faim.
—Vous êtes bien heureux, dit naïvement Mimi.
—À cette parole, Rodolphe sentit son cœur qui se serrait horriblement; il fit à Marcel un signe que celui-ci comprit.
—Au fait, dit l'artiste, puisque vous voilà, Mimi, vous partagerez la fortune du pot. Nous nous étions proposé de faire réveillon avec Rodolphe, et puis... ma foi, nous avons pensé à autre chose.
—Alors, j'arrive bien, dit Mimi, en jetant sur la table où était la nourriture un regard presque affamé. Je n'ai pas dîné, mon cher, glissa-t-elle tout bas à l'artiste, de façon à ne pas être entendue de Rodolphe qui mordait son mouchoir pour ne pas éclater en sanglots.
—Approche-toi donc, Rodolphe, dit Marcel à son ami nous allons souper tous les trois.
—Non, dit le poëte en restant dans son coin.
—Est-ce que ça vous fâche, Rodolphe, que je sois venue ici? Lui demanda Mimi avec douceur; où voulez-vous que j'aille?
—Non, Mimi, répondit Rodolphe, seulement j'ai du chagrin à vous revoir ainsi.
—C'est ma faute, Rodolphe, je ne me plains pas; ce qui est passé est passé, n'y songez pas plus que moi. Est-ce que vous ne pourriez plus être mon ami, parce que vous avez été autre chose? Si, tout de même, n'est-ce pas? Eh bien, alors, ne me faites pas mauvaise mine, et venez vous mettre à table avec nous.
Elle se leva pour aller le prendre par la main, mais elle était si faible, qu'elle ne put faire un pas et retomba sur la chaise.
—La chaleur m'a engourdie, dit-elle, je ne peux pas me tenir.
—Allons, dit Marcel à Rodolphe, viens nous faire compagnie.
Le poëte s'approcha de la table et se mit à manger avec eux. Mimi était très-gaie.
Quand le frugal souper fut terminé, Marcel dit à Mimi:
—Ma chère enfant, il ne nous est pas possible de vous faire donner une chambre dans la maison.
—Il faut donc que je m'en aille, dit-elle en essayant de se lever.
—Mais non! Mais non! s'écria Marcel, j'ai un autre moyen d'arranger l'affaire; vous allez rester dans ma chambre, et moi j'irai loger avec Rodolphe.
—Ça va bien vous gêner, fit Mimi, mais ça ne durera pas longtemps, deux jours.
—Comme ça, ça ne nous gêne pas du tout, répondit Marcel; ainsi, c'est entendu, vous êtes ici chez vous, et nous, nous allons nous coucher chez Rodolphe. Bonsoir, Mimi dormez bien.
—Merci, dit-elle en tendant la main à Marcel et à Rodolphe qui s'éloignaient.
—Voulez-vous vous enfermer? Lui demanda Marcel quand il fut près de la porte.
—Pourquoi? fit Mimi en regardant Rodolphe, je n'ai pas peur!
Quand les deux amis furent seuls dans la chambre voisine qui était sur le même carré, Marcel dit brusquement à Rodolphe:
—Eh bien, qu'est-ce que tu vas faire, maintenant?
—Mais, balbutia Rodolphe, je ne sais pas.
—Allons, voyons, ne lanterne pas, va rejoindre Mimi; si tu y retournes, je te prédis que demain vous serez remis ensemble.
—Si c'était Musette qui fût revenue, qu'est-ce que tu ferais, toi? demanda Rodolphe à son ami.
—Si c'était Musette qui fût dans la chambre voisine répondit Marcel, eh bien, franchement, je crois qu'il y a un quart d'heure que je ne serais plus dans celle-ci.
—Eh bien, moi, dit Rodolphe, je serai plus courageux que toi, je reste.
—Nous le verrons parbleu bien, dit Marcel qui s'était déjà mis au lit; est-ce que tu vas te coucher?
—Certes, oui, répondit Rodolphe.
Mais, au milieu de la nuit, Marcel s'étant réveillé, il s'aperçut que Rodolphe l'avait quitté.
Le matin, il alla frapper discrètement à la porte de la chambre où était Mimi.
—Entrez, lui dit-elle; et en le voyant elle lui fit signe de parler bas pour ne pas réveiller Rodolphe qui dormait. Il était assis dans un fauteuil qu'il avait approché du lit, sa tête posée sur l'oreiller à côté de celle de Mimi.
—C'est comme ça que vous avez passé la nuit? demanda Marcel très-étonné.
—Oui, répondit la jeune femme.
Rodolphe se réveilla subitement, et, après avoir embrassé Mimi, il tendit la main à Marcel, qui paraissait très-intrigué.
—Je vais aller chercher de l'argent pour déjeuner, dit-il au peintre, tu tiendras compagnie à Mimi.
—Eh bien! demanda Marcel à la jeune femme quand ils furent seuls, que s'est-il passé cette nuit?
—Des choses bien tristes, dit Mimi, Rodolphe m'aime toujours.
—Je le sais bien.
—Oui, vous avez voulu l'éloigner de moi, je ne vous en veux pas, Marcel, vous aviez raison; je lui ai fait du mal à ce pauvre garçon.
—Et vous, demanda Marcel, est-ce que vous l'aimez encore?
—Ah! Si je l'aime, dit-elle en joignant les mains, c'est ce qui fait mon tourment. Je suis bien changée, allez, mon pauvre ami, et il a fallu peu de temps pour cela.
—Eh bien! Puisqu'il vous aime, que vous l'aimez, et que vous ne pouvez pas vous passer l'un de l'autre, remettez-vous ensemble, et tâchez donc d'y rester une bonne fois.
—C'est impossible, fit Mimi.
—Pourquoi? demanda Marcel. Certainement il serait plus raisonnable que vous vous quittassiez; mais pour ne plus vous revoir, il faudrait que vous fussiez à mille lieues l'un de l'autre.
—Avant peu, je serai plus loin que ça.
—Hein, que voulez-vous dire?
—N'en parlez pas à Rodolphe, cela lui ferait trop de chagrin, je vais m'en aller pour toujours.
—Mais où?
—Tenez, mon pauvre Marcel, dit Mimi en sanglotant, regardez. Et relevant un peu le drap de son lit, elle montra à l'artiste ses épaules, son cou et ses bras.
—Ah! mon Dieu! s'écria douloureusement Marcel, pauvre fille!
—N'est-ce pas, mon ami, que je ne me trompe pas et que je vais mourir bientôt?
—Mais, comment êtes-vous devenue ainsi en si peu de temps?
—Ah! répliqua Mimi, avec la vie que je mène depuis deux mois, ce n'est pas étonnant: toutes les nuits passées à pleurer, les jours à poser dans les ateliers sans feu, la mauvaise nourriture, le chagrin que j'avais; et puis, vous ne savez pas tout: j'ai voulu m'empoisonner avec de l'eau de javelle; on m'a sauvée, mais pas pour longtemps, vous voyez. Avec ça que je n'ai jamais été bien portante; enfin, c'est ma faute: si j'étais restée tranquille avec Rodolphe, je n'en serais pas là. Pauvre ami, voilà encore que je lui retombe sur les bras, mais ça ne sera pas pour longtemps, la dernière robe qu'il me donnera sera toute blanche, mon pauvre Marcel, et on m'enterrera avec. Ah! si vous saviez comme je souffre de savoir que je vais mourir! Rodolphe sait que je suis malade; il est resté plus d'une heure sans parler, hier, quand il a vu mes bras et mes épaules si maigres; il ne reconnaissait plus sa Mimi, hélas!... Mon miroir même ne me reconnaît plus. Ah! c'est égal, j'ai été jolie, et il m'a bien aimée. Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle en cachant sa figure dans les mains de Marcel, mon pauvre ami, je vais vous quitter et Rodolphe aussi. Ah! mon Dieu! et les sanglots étranglèrent sa voix.
—Allons, Mimi, dit Marcel, ne vous désolez pas, vous vous guérirez; il faut seulement beaucoup de soins et de tranquillité.
—Ah! Non, fit Mimi, c'est bien fini, je le sens. Je n'ai plus de forces; et quand je suis venue ici hier au soir, j'ai mis plus d'une heure à monter l'escalier. Si j'avais trouvé une femme, c'est moi qui serais joliment descendue par la fenêtre. Cependant il était libre, puisque nous n'étions plus ensemble; mais, voyez-vous, Marcel, j'étais bien sûre qu'il m'aimait encore. C'est pour ça, dit-elle en fondant en larmes, c'est pour ça que je ne voudrais pas mourir tout de suite: mais c'est fini, tout à fait. Tenez, Marcel, faut qu'il soit bien bon ce pauvre ami, pour m'avoir reçue après tout le mal que je lui ai fait. Ah! Le bon Dieu n'est pas juste, puisqu'il ne me laisse pas seulement le temps de faire oublier à Rodolphe le chagrin que je lui ai causé. Il ne se doute pas de l'état où je suis. Je n'ai pas voulu qu'il se couchât à côté de moi, voyez-vous, car il me semble que j'ai déjà les vers de la terre après mon corps. Nous avons passé la nuit à pleurer et à parler d'autrefois. Ah! comme c'est triste, mon ami, de voir derrière soi le bonheur auprès duquel on est passé jadis sans le voir! J'ai du feu dans la poitrine; et quand je remue mes membres, il me semble qu'ils vont se briser. Tenez, dit-elle à Marcel, passez-moi donc ma robe. Je vais faire les cartes pour savoir si Rodolphe apportera de l'argent. Je voudrais faire un bon déjeuner avec vous! Comme autrefois, ça ne me ferait pas de mal; Dieu ne peut pas me rendre plus malade que je ne le suis. Voyez, dit-elle à Marcel en montrant le jeu de cartes qu'elle venait de couper, voilà du pique. C'est la couleur de la mort. Et voilà du trèfle, ajouta-t-elle plus gaiement. Oui, nous aurons de l'argent.
Marcel ne savait que dire devant le délire lucide de cette créature qui avait, comme elle le disait, les vers du tombeau après elle!
Au bout d'une heure Rodolphe rentra. Il était accompagné de Schaunard et de Gustave Colline. Le musicien était en paletot d'été. Il avait vendu ses habits de drap pour prêter de l'argent à Rodolphe, en apprenant que Mimi était malade. Colline, de son côté, avait été vendre des livres. On aurait voulu lui acheter un bras ou une jambe, qu'il y aurait consenti plutôt que de se défaire de ces chers bouquins. Mais Schaunard lui avait fait observer qu'on ne pourrait rien faire de son bras ou de sa jambe.
Mimi s'efforça de reprendre sa gaieté pour accueillir ses anciens amis.
—Je ne suis plus méchante, leur dit-elle, et Rodolphe m'a pardonné. S'il veut me garder avec lui, je mettrai des sabots et une marmotte, ça m'est bien égal. Décidément la soie n'est pas bonne pour ma santé, ajouta-t-elle avec un affreux sourire. Sur les observations de Marcel, Rodolphe avait envoyé chercher un de ses amis, qui venait d'être reçu médecin. C'était le même qui avait jadis soigné la petite Francine. Quand il arriva, on le laissa seul avec Mimi.
Rodolphe, prévenu d'avance par Marcel, savait déjà le danger que courait sa maîtresse. Lorsque le médecin eut consulté Mimi, il dit à Rodolphe:
—Vous ne pouvez pas la garder. À moins d'un miracle elle est perdue. Il faut l'envoyer à l'hôpital. Je vais vous donner une lettre pour la pitié; j'y connais un interne, on prendra bien soin d'elle. Si elle atteint le printemps, peut-être la tirerons-nous de là; mais si elle reste ici, dans huit jours elle ne sera plus.
—Je n'oserai jamais lui proposer cela, dit Rodolphe.
—Je le lui ai dit, moi, répondit le médecin, et elle y consent. Demain je vous enverrai le bulletin d'admission à la pitié.
—Mon ami, dit Mimi à Rodolphe, le médecin a raison, vous ne pourriez pas me soigner ici. À l'hospice on me guérira peut-être; il faut m'y conduire. Ah! Vois-tu, j'ai tant envie de vivre à présent, que je consentirais à finir mes jours une main dans le feu, et l'autre dans la tienne. D'ailleurs tu viendras me voir. Il ne faudra pas te faire de chagrin; je serai bien soignée, ce jeune homme me l'a dit. On donne du poulet, à l'hôpital, et on fait du feu. Pendant que je me soignerai, tu travailleras pour gagner de l'argent, et quand je serai guérie, je reviendrai demeurer avec toi. J'ai beaucoup d'espérance maintenant. Je redeviendrai jolie comme autrefois. J'ai déjà été malade dans le temps, quand je ne te connaissais pas; on m'a sauvée. Pourtant je n'étais pas heureuse dans ce temps-là, j'aurais bien dû mourir. Maintenant que je t'ai retrouvé et que nous pouvons être heureux, on me sauvera encore, car je me défendrai joliment contre la maladie. Je boirai toute les mauvaises choses qu'on me donnera, et si la mort me prend, ce sera de force. Donne-moi le miroir, il me semble que j'ai des couleurs. Oui, dit-elle en se regardant dans la glace, voilà déjà mon bon teint qui me revient; et mes mains, vois, dit-elle, elles sont toujours bien gentilles; embrasse-les encore une fois, ça ne sera pas la dernière, va, mon pauvre ami, dit-elle en serrant Rodolphe par le cou et en lui noyant le visage dans ses cheveux déroulés.
Avant de partir à l'hôpital, elle voulut que ses amis les bohèmes restassent pour passer la soirée avec elle. Faites-moi rire, dit-elle, la gaieté c'est ma santé. C'est ce bonnet de nuit de vicomte qui m'a rendue malade. Il voulait m'apprendre l'orthographe, figurez-vous; qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse? Et ses amis donc, quelle société! Une vraie basse-cour, dont le vicomte était le paon. Il marquait son linge lui-même. S'il se marie jamais, je suis sûre que c'est lui qui fera les enfants.
Rien de plus navrant que la gaieté quasi posthume de cette malheureuse fille. Tous les bohèmes faisaient de pénibles efforts pour dissimuler leurs larmes et maintenir la conversation sur le ton de plaisanterie où l'avait montée la pauvre enfant, pour laquelle la destinée filait si vite le lin du dernier vêtement.
Le lendemain au matin, Rodolphe reçut le bulletin de l'hôpital. Mimi ne pouvait pas se tenir sur ses jambes; il fallut qu'on la descendit à la voiture. Pendant le trajet, elle souffrit horriblement des cahots du fiacre. Au milieu de ces souffrances, la dernière chose qui meurt chez les femmes, la coquetterie, survivait encore; deux ou trois fois elle fit arrêter la voiture devant les magasins de nouveautés, pour regarder les étalages.
En entrant dans la salle indiquée par son bulletin, Mimi ressentit un grand coup au cœur; quelque chose lui dit intérieurement que c'était entre ces murs lépreux et désolés que s'achèverait sa vie. Elle employa tout ce qu'elle avait de volonté pour dissimuler l'impression lugubre qui l'avait glacée.
Quand elle fut couchée dans le lit, elle embrassa Rodolphe une dernière fois et lui dit adieu, en lui recommandant de venir la voir le dimanche suivant, qui était jour d'entrée.
—Ça sent bien mauvais ici, lui dit-elle, apporte-moi des fleurs, des violettes, il y en a encore.
—Oui, dit Rodolphe, adieu, à dimanche. Et il tira sur elle les rideaux du lit. En entendant sur le parquet les pas de son amant qui s'en allait, Mimi fut prise soudainement d'un accès de fièvre presque délirante. Elle ouvrit brusquement les rideaux, et, se penchant à demi hors du lit, elle s'écria d'une voix entrecoupée de larmes:
—Rodolphe, r'emmène-moi! Je veux m'en aller! La religieuse accourut à son cri et tâcha de la calmer.
—Oh! dit Mimi, je vais mourir ici.
Le dimanche matin, qui était le jour où il devait aller voir Mimi, Rodolphe se rappela qu'il lui avait promis des violettes. Par une superstition poétique et amoureuse, il alla à pied, par un temps horrible, chercher les fleurs que lui avait demandées son amie, dans ces bois d'Aulnay et de Fontenay, où tant de fois il avait été avec elle. Cette nature si gaie, si joyeuse, sous le soleil des beaux jours de juin et d'août, il la trouva morne et glacée. Pendant deux heures il battit les buissons couverts de neige, souleva les massifs et les bruyères avec un petit bâton, et finit par réunir quelques brins de paillettes, justement dans une partie de bois qui avoisine l'étang du Plessis, et dont ils faisaient tous les deux leur retraite favorite quand ils venaient à la campagne.
En traversant le village de Châtillon pour retourner à Paris, Rodolphe rencontra sur la place de l'église le cortége d'un baptême, dans lequel il reconnut un de ses amis qui était parrain avec une artiste de l'opéra.
—Que diable faites-vous par ici? demanda l'ami, très-surpris de voir Rodolphe dans ce pays.
Le poëte lui conta ce qui lui arrivait.
Le jeune homme, qui avait connu Mimi, fut très-attristé par ce récit, et, fouillant dans sa poche, il tira un sac de bonbons du baptême, et le remit à Rodolphe.
—Cette pauvre Mimi, vous lui donnerez ça de ma part, et vous lui direz que j'irai la voir.
—Venez donc vite, si vous voulez arriver à temps, lui dit Rodolphe en le quittant.
Quand Rodolphe arriva à l'hôpital, Mimi, qui ne pouvait pas bouger, lui sauta au cou d'un regard.
—Ah! Voilà mes fleurs, s'écria-t-elle avec le sourire du désir satisfait.
Rodolphe lui conta son pèlerinage dans cette campagne qui avait été le paradis de leurs amours.
—Chères fleurs, dit la pauvre fille en baisant les violettes. Les bonbons la rendirent très-heureuse aussi. On ne m'a donc pas tout à fait oubliée! Vous êtes bons, vous autres jeunes gens. Ah! Je les aime bien, tous tes amis, va! dit-elle à Rodolphe.
Cette entrevue fut presque gaie. Schaunard et Colline avaient rejoint Rodolphe. Il fallut que les infirmiers vinssent les faire sortir, car ils avaient dépassé l'heure de la visite.
—Adieu, dit Mimi; à jeudi, sans faute, et venez de bonne heure.
Le lendemain, en rentrant chez lui le soir, Rodolphe reçut une lettre d'un élève en médecine, interne à l'hôpital, et à qui il avait recommandé sa malade. La lettre ne contenait que deux mots:
«Mon ami, j'ai une bien mauvaise nouvelle à vous apprendre: le numéro 8 est mort. Ce matin, en passant dans la salle, j'ai trouvé le lit vide.»
Rodolphe tomba sur une chaise et ne versa pas une larme. Quand Marcel rentra le soir, il trouva son ami dans la même attitude abrutie; d'un geste, le poëte lui montra la lettre.
—Pauvre fille! dit Marcel.
—C'est étrange, fit Rodolphe, je ne sens rien là.
Est-ce que mon amour était mort en apprenant que Mimi devait mourir?
—Qui sait! murmura le peintre.
La mort de Mimi causa un grand deuil dans le cénacle de la Bohème.
Huit jours après, Rodolphe rencontra dans la rue l'interne qui lui avait annoncé la mort de sa maîtresse.
—Ah! Mon cher Rodolphe, dit celui-ci en courant au devant du poëte, pardonnez-moi le mal que je vous ai fait avec mon étourderie.
—Que voulez-vous dire? fit Rodolphe étonné.
—Comment, répliqua l'interne, vous ne savez pas, vous ne l'avez pas revue!
—Qui? s'écria Rodolphe.
—Elle, Mimi.
—Quoi, dit le poëte qui devint tout pâle.
—Je m'étais trompé. Quand je vous ai écrit cette affreuse nouvelle, j'avais été victime d'une erreur; et voici comment. J'étais resté absent de l'hôpital pendant deux jours. Quand j'y suis revenu, en suivant la visite, j'ai trouvé le lit de votre femme vide. J'ai demandé à la sœur où était la malade; elle m'a répondu qu'elle était morte dans la nuit. Voici ce qui était arrivé. Pendant mon absence, Mimi avait été changée de salle et de lit. Au numéro 8 qu'elle avait quitté, on avait mis une autre femme qui mourut le même jour. C'est ce qui vous explique l'erreur dans laquelle je suis tombé. Le lendemain du jour où je vous ai écrit, j'ai retrouvé Mimi dans une salle voisine. Votre absence l'avait mise dans un état horrible; elle m'a donné une lettre pour vous. Je l'ai portée à votre hôtel à l'instant même.
—Ah! mon Dieu! s'écria Rodolphe, depuis que j'ai cru que Mimi était morte, je ne suis pas rentré chez moi. J'ai couché à droite et à gauche chez mes amis. Mimi est vivante! Ô mon Dieu! Que doit-elle penser de mon absence! Pauvre fille! pauvre fille! comment est-elle? quand l'avez-vous vue?
—Avant-hier matin, elle n'allait ni mieux ni plus mal; elle est très-inquiète et vous croit malade.
—Conduisez-moi sur-le-champ à la pitié, dit Rodolphe, que je la voie.
—Attendez-moi un instant, dit l'interne quand ils furent à la porte de l'hôpital, je vais demander au directeur une permission pour vous faire entrer.
Rodolphe attendit un quart d'heure sous le vestibule. Quand l'interne revint vers lui, il lui prit la main et ne lui dit que ces mots:
—Mon ami, supposez que la lettre que je vous ai écrite il y a huit jours, était vraie.
—Quoi! dit Rodolphe en s'appuyant sur une borne, Mimi...
—Ce matin, à quatre heures.
—Menez-moi à l'amphithéâtre, dit Rodolphe, que je la voie.
—Elle n'y est plus, dit l'interne. En montrant au poëte un grand fourgon qui se trouvait dans la cour, arrêté devant un pavillon, au-dessus duquel on lisait: Amphithéâtre, il ajouta: Elle est là.
C'était, en effet, la voiture dans laquelle on transporte dans la fosse commune les cadavres qui n'ont pas été réclamés.
—Adieu, dit Rodolphe à l'interne.
—Voulez-vous que je vous accompagne? Proposa celui-ci.
—Non, fit Rodolphe en s'en allant. J'ai besoin d'être seul.
XXIII
LA JEUNESSE N'A QU'UN TEMPS
Un an après la mort de Mimi, Rodolphe et Marcel, qui ne s'étaient pas quittés, inauguraient par une fête leur entrée dans le monde officiel. Marcel, qui avait enfin pénétré au salon, y avait exposé deux tableaux, dont l'un avait été acheté par un riche anglais qui jadis avait été l'amant de Musette. Du produit de cette vente et de celui d'une commande du gouvernement, Marcel avait en partie liquidé les dettes de son passé. Il s'était meublé un logement convenable, et avait un atelier sérieux.
Presque en même temps Schaunard et Rodolphe arrivaient devant le public, qui fait la renommée et la fortune, l'un avec un album de mélodies qui fut chanté dans tous les concerts, et qui commença sa réputation; l'autre avec un livre qui occupa la critique pendant un mois. Quant à Barbemuche, il avait depuis longtemps renoncé à la Bohème, Gustave Colline avait hérité et fait un mariage avantageux, il donnait des soirées à musique et à gâteaux.
Un soir Rodolphe, assis dans son fauteuil, les pieds sur son tapis, vit entrer Marcel tout effaré.
—Tu ne sais pas ce qui vient de m'arriver? dit-il.
—Non, répondit le poëte. Je sais que j'ai été chez toi, que tu y étais parfaitement, et qu'on n'a pas voulu m'ouvrir.
—Je t'ai entendu, en effet. Devine un peu avec qui j'étais.
—Que sais-je, moi.
—Avec Musette, qui est tombée chez moi, hier soir, en débardeur.
—Musette! Tu as retrouvé Musette? fit Rodolphe avec un accent de regret.
—Ne t'inquiète pas, il n'y a pas eu de reprise d'hostilités; Musette est venue chez moi passer sa dernière nuit de bohème.
—Comment?
—Elle se marie.
—Ah bah! s'écria Rodolphe. Contre qui, seigneur?
—Contre un maître de poste qui était le tuteur de son dernier amant, un drôle de corps, à ce qu'il paraît. Musette lui a dit: «Mon cher monsieur, avant de vous donner définitivement ma main et d'entrer à la mairie, je veux huit jours de liberté. J'ai mes affaires à arranger, et je veux boire mon dernier verre de champagne, danser mon dernier quadrille, et embrasser mon amant, Marcel, qui est un monsieur comme tout le monde, à ce qu'il paraît. Et pendant huit jours, la chère créature m'a cherché. C'est comme ça qu'elle est tombée chez moi hier soir, juste au moment où je pensais à elle. Ah! Mon ami, nous avons passé une triste nuit en somme, ce n'était plus ça du tout, mais du tout. Nous avions l'air d'une mauvaise copie d'un chef-d'œuvre. J'ai même fait à propos de cette dernière séparation une petite complainte que je vais te larmoyer, si tu permets; et Marcel se mit à fredonner les couplets suivants:»