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Scènes de la vie Hollandaise, par Hildebrand

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The Project Gutenberg eBook of Scènes de la vie Hollandaise, par Hildebrand

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Title: Scènes de la vie Hollandaise, par Hildebrand

Author: Hildebrand

Translator: Léon Wocquier

Release date: September 21, 2015 [eBook #50024]
Most recently updated: October 22, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laura Natal Rodrigues & Marc D'Hooghe (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SCÈNES DE LA VIE HOLLANDAISE, PAR HILDEBRAND ***

SCÈNES

DE LA

VIE HOLLANDAISE

PAR

HILDEBRAND

—NICOLAS BEETS—

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 bis.
1856

Table


LA FAMILLE KEGGE


I

Une triste introduction.

Qui ne connaît, cette terrible maladie qu'on a coutume de désigner par le nom redouté de fièvre nerveuse? Qui n'a vu succomber sous son étreinte quelqu'un de ceux qui lui sont chers? Qui n'a assisté à cette affreuse lutte dans laquelle les nerfs et les vaisseaux se disputent l'avantage jusqu'à ce que le patient, le plus souvent, hélas! succombe sous l'effort? Quant à moi, ce mal formidable me rappelle maint triste souvenir. Je vois encore ces malades, les yeux éteints, les lèvres noircies, les mains desséchées comme du cuir, les doigts dans une perpétuelle agitation. Ils sont présents à mon esprit, tels que je les ai vus autrefois, plongés dans un morne et sinistre délire, silencieusement préoccupés de leurs visions, puis se relevant tout à coup dans leur lit, avec une force qu'on ne leur eût plus soupçonnée, pour se tordre ensuite en proie à des angoisses où l'animal l'emporte sur l'être intelligent. Je les vois encore dans cette fatale apathie, dans ces tristes intervalles de lucidité qui présagent la mort prochaine. Je vois encore ce lugubre appareil de sinapismes pour produire un effet révulsif, ces couvertures mouillées destinées à empêcher le retour de la crise, cette brusque et saisissante transition des débilitants aux excitants. Je sens encore le camphre et le musc gui, d'ordinaire, épouvantent si fort les assistants. J'éprouve encore cette déchirante incertitude entre l'espérance et la crainte, cette anxiété dans laquelle vous jette le commencement de chaque nuit, cet ardent désir de voir reparaître le jour, de voir arriver le médecin. J'entends encore ceux qui tiennent de près au malade demander mille fois si ce n'est pas la crise qui vient de se produire, nourrir les déplorables illusions qu'ils se créent eux-mêmes, en se félicitant de signes qui leur semblent à eux de bon augure, en regardant le médecin comme un songe-creux, en interprétant ses paroles conformément à leurs espérances,—et cela jusqu'à ce qu'enfin,—mais toujours sans qu'on s'y attende,—cette terrible vérité se confirme que la maladie ne laisse pas d'espoir, que l'impitoyable mort s'est annoncée par des indices certains.

Mais l'affreuse maladie, grâce à Dieu, éveille aussi en moi de doux souvenirs de guérison; en moi qui ai personnellement lutté contre le redoutable mal avec l'énergique vigueur de la jeunesse, et qui en ai vu d'autres, sauvés en quelque sorte du tombeau, revivre d'une vie épurée et florissante. Je me rappelle ce rétablissement de la physionomie, ce sommeil calme et réparateur qui annonce peu à peu le retour de la santé, ce premier réveil accompagné de la sensation délicieuse de la convalescence et du repos goûté, cette calme expression des yeux si longtemps désirée, cette faim qui renaît, ce jour où l'on se lève pour la première fois, et cette enfantine reconnaissance que vous inspire le premier verre de vin qui vous est offert. Oh! la santé est un inestimable trésor, mais quand on se rétablit d'une maladie on savoure de délicieuses jouissances!

Au commencement de la troisième année de mon séjour à Leyde, un jeune homme, originaire de Démérary, était venu demeurer dans mon voisinage. C'est la coutume, en pareil cas, parmi les étudiants, de se rendre visite réciproquement. Le jeune homme me plut. Il avait un caractère ouvert et sympathique et de généreux sentiments. Il gardait surtout un tendre et inaltérable souvenir de ceux qu'il avait laissés dans son pays natal, alors qu'il n'était encore qu'enfant, et qu'il ne devait revoir qu'après sa promotion, circonstance pour laquelle il voulait hâter autant que possible l'achèvement de ses études. Je l'aimais à cause de cet attachement solide et passionné et bien que, vu la grande différence qu'il y avait entre nos études et notre ancienneté à l'université, je ne fusse pas en relations régulières avec lui, je lui rendais cependant visite de temps en temps, et cela paraissait lui être doublement agréable parce qu'il osait me parler franchement de ce qui lui tenait tant au cœur et qui semblait à la plupart de ses jeunes amis ou puéril ou trop sérieux pour en faire un sujet de conversation.

Dans une de ces visites, il se plaignit beaucoup à moi d'une certaine lassitude, d'une pesanteur qu'il ressentait dans les jambes depuis quelques jours, et très-peu de temps après; j'appris que William Kegge,—c'était son nom,—était réellement indisposé. Un étudiant malade ne manque jamais de société et peut-être en meurt-il plus d'un par excès de soins. Je choisis, pour l'aller voir, une heure où j'espérais qu'il ne serait pas trop entouré, et je le trouvai alité. Bien qu'il soit admis qu'un étudiant, dès qu'il est forcé de rester chez lui, cherche, beaucoup plus vite qu'une laborieuse mère de famille, du soulagement dans son lit, le cas était plus grave ici que je ne me l'étais imaginé. William était néanmoins très-gai et très-animé. Je m'aperçus sur-le-champ qu'il avait la fièvre. Deux de ses intimes étaient assis à son chevet, sous prétexte de lui donner du courage, et le consultaient comme arbitre sur le point de savoir s'il eût fallu jouer ou non une certaine carte dans une partie d'hombre qui avait eu lieu dans l'après-dînée au Paon, par suite de quoi ils le forçaient de se représenter en imagination une série de vingt-sept cartes combinées de toutes sortes de façons; assurément ce pouvait être pour un malade un passe-temps agréable, mais cependant un peu fatigant. Je fis signe aux deux consolateurs d'abandonner ce thème de conversation et je les eusse vus très-volontiers se retirer. Je conseillai ensuite au patient de se tenir tranquille, j'abaissai un peu la mèche de la lampe et fis retomber les rideaux du lit qui étaient ouverts. Je priai William de prendre un médecin, mais il ne voulut pas entendre raison sur ce point; il me dit qu'un de ses amis resterait auprès de lui jusqu'à ce qu'il fût endormi, et qu'il fallait attendre jusqu'au lendemain.

Le jour suivant, de bon matin, l'hôtesse de mon voisin était déjà chez moi. Elle me dit que monsieur n'allait pas bien du tout, qu'il s'était réveillé au milieu de la nuit, lui avait fait faire du thé et s'était montré très-bourru vis-à-vis d'elle, ce à quoi monsieur ne l'avait pas du tout habituée; avec cela il l'avait regardée d'un air si farouche que bientôt elle avait perdu la tramontane et qu'elle sentait encore dans les jambes la peur qu'il lui avait faite. Elle croyait qu'il n'avait pas été bon pour monsieur de laisser si longtemps sa fenêtre ouverte, vu que les personnes des pays étrangers ne sont pas accoutumées à cela, etc., etc. Je m'habillai et allai le voir incontinent.

Il avait toujours la fièvre, et beaucoup plus fort que la veille; il était très-mécontent de son lit, de sa chambre à coucher, de son hôtesse, en un mot, de tout; il voulait qu'on fit un grand feu dans la première pièce, et fondait tout espoir sur l'effet de ce feu. Je le priai de demeurer où il était, et fis à l'instant chercher un médecin.

Le médecin vint et déclara que l'indisposition était sérieuse. La chambre d'étude fut transformée en chambre de malade; on y transporta William avec son lit, et on écrivit à son tuteur. Celui-ci arriva deux ou trois jours après; c'était un vieux garçon qui n'avait jamais eu occasion de soigner des malades et qui y était d'une extraordinaire maladresse, du reste, pauvre esprit, cœur étroit. Il me laissa le soin de diriger tout. Heureusement l'hôtesse était une femme entendue, posée, obligeante, dévouée et douée en même temps d'un excellent cœur. Elle fit de son mieux; le médecin fit aussi de son mieux; une couple d'étudiants que j'avais choisis dans la foule de ceux qui voulaient à toute force veiller le malade, firent avec moi tout ce qui était possible; mais rien ne servit. La maladie prit un cours fatal, et au bout de trois semaines d'angoisses et de fatigues excessives, nous portâmes le pauvre William à sa dernière demeuré.

Un enterrement d'étudiant a quelque chose de solennel. C'est un long cortège d'hommes dans la fleur de la vie qui, vêtus de deuil, portent à la tombe la dépouille de l'un d'eux, triste preuve que la vie dans sa fleur n'est pas à l'abri des coups de la mort! Ils savent cela, mais il leur faut le voir pour qu'ils en soient convaincus. Cependant ce serait plus imposant encore si tous étaient ou pouvaient être pénétrés de ce sentiment, si tous étaient également attachés au défunt, également touchés de sa mort, oui, si tous, jusqu'aux derniers, pouvaient voir le memento mori qui les précède. Il faudrait aussi que les ordonnateurs renonçassent à la manie de faire parade du long cortège et de fatiguer ceux qui le composent par une inutile promenade à travers la ville. Ordinairement le cercueil est porté par les concitoyens du mort, ou si ceux-ci ne sont pas assez nombreux, par ceux qui sont originaires de la même province ou de la même colonie que lui. Pour William on n'avait pu trouver douze compatriotes. Ses meilleurs amis le portèrent. Il avait passé si peu de temps à l'université!.. et peut-être, parmi ceux-là, n'y en avait-il pas un seul à qui il eût ouvert tout à fait son cœur. Peut-être, moi qui l'avais si peu vu pourtant, avais-je été son plus intime confident. Au moins, dans la dernière nuit de sa vie, dans un moment où il avait pleinement sa connaissance, il avait tiré de son doigt un anneau orné d'un petit diamant et à l'intérieur duquel étaient gravées les lettres E. M.

—Gardez cette bague, m'avait-il dit d'une voix faible mais expressive; elle m'était bien chère....

Il n'avait rien dit de plus.

Le doyen de la faculté de droit à laquelle appartenait William, prononça une courte allocution devant la fosse béante. Puis nous qui l'avions porté, nous jetâmes chacun une pelletée de terre sur lui, et son tuteur remercia tous ceux qui étaient présents de l'honneur qu'ils avaient fait au défunt. Le cortège retourna en bon ordre jusqu'à la salle académique et se sépara là. Les habits noirs furent ôtés, les gants blancs avaient fini leur rôle. Chacun retourna à ses occupations, à ses plaisirs, à ses amis vivants. Quelques-uns portèrent pendant six semaines encore l'étroite rosette de deuil à la casquette. Mais lorsque, vers Noël, parut l'almanach des étudiants et qu'on lut la revue de l'année dans laquelle quelques lignes étaient consacrées à la mémoire de William Kegge, il y avait déjà maint camarade d'université qui devait faire appel à toute sa mémoire pour se représenter comment était ce William Keg de son vivant.

Lorsque le tuteur songeait à écrire aux Indes ou en parlait, il était si embarrassé de cette mission que je pris enfin sur moi d'adresser au père de William une lettre préparatoire que devait suivre le plus tôt possible celle du tuteur, avec l'annonce de la mort et sa reddition de compte au sujet des affaires du défunt. Je remplis ce pénible devoir; et quelque temps après l'envoi des deux missives, je reçus du père de Kegge une lettre remplie de remercîments et de protestations d'amitié passablement exagérés.

Deux ans après la famille Kegge elle-même vint en Hollande, très-riche à ce que je sus plus tard, et s'établit dans la ville de R.... J'en eus la première nouvelle par une caisse de cigares de la Havane que je reçus par la diligence et qu'accompagnait un billet dont voici l'étrange, contenu:

«Voici un petit cadeau odoriférant de reconnaissance à notre arrivée dans la mère-patrie. Venez à R.... et demandez la famille qui est arrivée des Indes Orientales, et vous y serez cordialement reçu par

JEAN-ADAM KEGGE.»


II

Où l'on fait connaissance avec des gens et des bêtes.

Quelque temps après la réception du cadeau odoriférant que mes amis n'avaient pas néglige de réduire peu à peu en parfum en mon lieu et place, j'étais assis, par une pluvieuse matinée d'octobre où je ne m'étais pas précisément levé trop tôt, devant un déjeuner, et absorbé dans une silencieuse méditation lorsqu'un tapage extraordinaire se fit entendre au-dessous de moi.

—Encore plus haut? disait une voix très-élevée qui m'était inconnue. Diable, madame! c'est donc au grenier! Saperlotte, il fait suffisamment obscur ici, savez-vous! Je veux être un hibou, si j'y vois goutte!

Ce n'est pas d'une façon aussi bruyante que s'annoncent les capitaines de vaisseaux naufragés munis de lettres illisibles dans des portefeuilles échoués avec eux; les professeurs de lycées inconnus qui viennent vous offrir des tableaux chronologiques; les épiciers ruinés qui n'ont rien sauvé de leurs magasins incendiés qu'une belle partie de chocolat de Zélande de la marque 1000 A; les faiseurs de portraits ou de silhouettes à bon marché qui ont eu l'honneur de reproduire les traits de votre meilleur ami; les artistes qui pour une bagatelle veulent déposer sur votre table toute la famille royale en plâtre; les commis-voyageurs porteurs de listes de souscription pour des livres indispensables qu'a élucubrés un professeur pour les endosser aux étudiants; ce n'est pas, dis-je, d'une façon aussi bruyante qu'ont coutume de s'annoncer les messieurs que je viens d'énumérer et quiconque s'introduit adroitement chez la jeunesse studieuse pour spéculer sur sa pitié, son inexpérience ou sa timidité; car s'ils ne parlent pas français, allemand ou wallon liégeois pour jeter de la poudre aux yeux de votre hôtesse, ils prennent vis-à-vis d'elle la contenance la plus polie, la plus avenante, la plus bénigne, et, quant à l'escalier, il n'est pas rare qu'ils feignent de le connaître parfaitement. J'étais donc tranquille sur ce point, et, comme je me trouvais dans une disposition d'esprit à considérer toute diversion comme la bienvenue, je me réjouis par avance de voir apparaître une figure étrangère,

La porte s'ouvrit et il entra un monsieur bien mis qui pouvait avoir une bonne quarantaine d'années. La physionomie de cet homme n'était pas très-distinguée, mais l'expression en était particulièrement gaie et joviale. Son teint hâté annonçait un habitant des pays chauds. Il avait des yeux gris bleus, pleins de vivacité et des favoris très-noirs. Sa chevelure dans laquelle commençait à se former sur le sommet de la tête une lacune déjà notable, sa chevelure était, selon l'expression d'Ovide, çà et là saupoudrée de gris. Il portait un surtout vert qu'il déboutonna sur-le-champ, et se montra vêtu d'un habit noir et d'un gilet de satin sur lequel ressortait une lourde chaîne d'or qui retenait sa montre. Il tenait à la main un superbe bambou garni d'un pommeau en ambre jaune.

—Kegge! me cria-t-il au moment où je me levais stupéfait pour le saluer. Kegge! le père de William! Je suis venu pour vous voir, vous, le muséum et le burg[1], et si vous consentez ensuite à revenir avec moi à la maison, cela me fera un plaisir du diable.

J'étais tout à fait surpris de cette visite et ému par le nom du visiteur. J'avoue que je ne pensais plus que rarement au bon William, mais son souvenir soudainement réveillé, et cela par la bouche du père qui l'avait perdu, me remua.

Je lui témoignai le plaisir que j'avais à voir le père de mon ami défunt:

—Oui, dit monsieur Kegge en tirant sa montre, c'est grand dommage d'avoir perdu le jeune homme, hein? Ce serait devenu un fameux gaillard... J'en suis triste jusqu'au fond de l'âme...

Et tirant les rideaux de ma fenêtre, il ajouta:

—Vous demeurez ici diablement haut, mais c'est une belle situation; cette rue s'appelle la Bree-Straat, n'est-ce pas?

—William demeurait ici vis-à-vis, là où se trouve cet échafaudage.

—Eh, vraiment! Vous étiez donc proches voisins! Oui, c'est dommage, dommage, dommage! Saperlotte, n'est-ce pas là le portrait de Walter Scott? Lisez-vous l'anglais? une belle langue, n'est-ce pas? Pourrait-on se procurer ici une édition complète de Walter Scott? mais il faudrait qu'elle fût belle, qu'elle eût du prix. Je ne tiens pas à ces livres qui ressemblent à des chiffons. Mes enfants en ont déjà déchiré une à demi.

Il consulta de nouveau sa montre.

—A quelle heure s'ouvre le muséum? Il faut absolument que je voie cette collection de bêtes mortes. Puis-je aussi voir l'université? Et qu'avez-vous encore ici?

Par cette pluvieuse journée d'octobre, on vit Hildebrand trotter par les rues de Leyde avec un étranger pour aller voir d'abord les bêtes mortes dans le muséum d'histoire naturelle, puis contempler les Pharaons morts au muséum de l'histoire inconnue[2], pour jeter ensuite un coup d'œil sur les petits enfants qui n'ont jamais vécu, au cabinet d'anatomie, et enfin sur les portraits des professeurs défunts qui vivront éternellement dans la salle du sénat académique, depuis Scaliger au manteau de pourpre jusqu'à Borger au manteau de bois, bien qu'un certain nombre d'entre eux soient parfaitement morts. Pour mettre un peu de variété dans nos plaisirs, nous visitâmes le Burg qui lui-même est un cadavre, jadis habité par les Romains, par la comtesse Ada[3] et par la chambre de rhétorique dont tant de génies furent membres. Pour finir nous allâmes voir encore le mobilier chinois et japonais réuni chez monsieur Siebold[4], et nous vînmes enfin nous reposer à la société Minerva, étayée encore à cette époque par cette double colonne, symbole de fraternité, qui depuis lors a été outrageusement mise en pièces. Nous dînâmes à table d'hôte à l'hôtel du Soleil; monsieur Kegge y excita la stupéfaction générale, et même toute l'indignation d'un Monsieur très-long et très-maigre, par la notable quantité de poivre de Cayenne dont il saupoudrait les mets, au moyen d'un petit étui d'ivoire expressément destiné à cet usage et qu'il portait toujours sur lui, comme aussi par son dédain absolu pour les choux-fleurs et les vins de Bordeaux, ce qui me mit dans la nécessité de partager avec lui une bouteille de Porto.

Après le dîner il partit par la diligence, non sans m'avoir extorqué la promesse qu'après m'être débarrassé de l'examen de candidat dont j'étais alors occupé, je viendrais sans faute passer chez lui une couple de semaines; il me montrerait à cette occasion comment il avait coutume de recevoir les gens et combien sa cave était bonne.

—S'il vous convient d'étudier, dit-il, j'ai une belle collection de livres; et s'il a paru alors du nouveau de Buwera ou de quelque écrivain de ce genre, apportez-le pour mon compte, mais surtout que ce soit une très-belle édition!

Environ quinze jours après, je reçus une lettre qui me rappelait mes promesses et qu'accompagnait un énorme pot de confitures des Indes contenant, pour autant que je pouvais m'y connaître, une quantité de tranches de rhubarbe et de grands morceaux de roseaux confits dans une quintessence de sucre; monsieur Kegge me mandait que «sa femme et sa fille laquelle, soit dit entre parenthèses, était une jolie brunette, brûlaient du désir de me voir.»

Je satisfis à ce désir et, peu de jours après, j'étais chez monsieur Jean-Adam Kegge, assis en face de madame et de la jolie brunette, an milieu des aboiements furieux de deux levrettes d'Espagne.

La chambre où je me trouvais offrait le spectacle de la plus somptueuse magnificence associée à la plus grande négligence. Elle était encombrée d'une foule de meubles élégants auxquels leur aspect tout neuf donnait l'air d'être étrangers à la maison. Il y avait là un large piano à nombreuses octaves, ouvert et chargé d'une quantité de livres, d'un tas de morceaux de musique jetés pêle-mêle et d'une guitare. À côté se trouvait une cassette à musique en bois poli, ouverte aussi; et l'une des levrettes d'Espagne s'amusait à déchiqueter quelque peu la partie de son contenu qui n'était pas éparpillée sur le piano. Une très-jolie table d'apparat était chargée de curiosités de toutes sortes et de charmantes bagatelles, flacons d'odeur, écrans à tenir à la main, magots, coquillages, étuis à cigares et précieux livres à gravures. Une pendule en argent massif et deux vases du même métal reposaient sur un manteau de cheminée en marbre de Carrare, et dans un trumeau, au-dessous d'une glace de dimensions colossales, on voyait un groupe d'oiseaux empaillés, avec des becs pointus et de longues queues, et des plus brillants qui aient jamais brillé morts ou vivants. Tout à côté se trouvait un écrin à bijoux en maroquin et entr'ouvert. Dans les quatre coins de la chambre scintillaient quatre candélabres couverts d'une épaisse dorure. Le tapis de pied offrait un mélange de rouge éclatant et de vert qui ne l'était pas moins. Les rideaux de mousseline étaient doublés de soie orange et bleu clair. Comme chez tous les gens vaniteux on voyait suspendus à la muraille de ce sanctuaire domestique les portraits de grandeur naturelle et très-prétentieux de monsieur et de madame; monsieur était gracieusement drapé dans un almaviva et avait le regard d'un poète inspiré; madame très-décolletée portait au cou un grand collier de perles, à la robe une riche garniture de dentelles, aux bras des bracelets étincelants. Un troisième tableau représentait un groupe de quatre des enfants, parmi lesquels la jolie brunette surtout n'était pas trop maltraitée; l'absence du portrait de William qui était l'aîné de la famille, me fit peine; c'était naturel cependant, ces tableaux n'étaient faits que depuis le retour de la famille dans la mère-patrie. Devant le sopha sur lequel était assise la jolie fille de la maison, était étendue une peau de tigre bordée de rouge; et le fauteuil de madame était si ample et si commode qu'elle s'y abîmait pour ainsi dire.

A mon entrée, la maman tenait sur ses genoux et caressait la levrette Azor, qui paraissait douée d'instincts moins musicaux que la levrette Mimi, tandis que la fille avait déposé sa broderie pour s'entretenir avec un grand kakatoès blanc à huppe jaune.

Madame Kegge était plutôt de petite que de grande taille, notablement plus jeune que son époux, notablement plus brune que sa fille et, quoi qu'elle eût pu être jadis, notablement loin en ce moment d'être une beauté aux yeux d'un Européen. Sa toilette était, je dois l'avouer, assez simple et je dirais presque malpropre, mais il est vrai que cela était grandement corrigé par une éblouissante ferronnière qui ceignait son front, et une lourde chaîne d'or qui s'étalait sur sa poitrine, bien que ces joyaux se donnassent l'air de ne vouloir nullement s'accorder avec le costume actuel de madame Kegge. Elle parut embarrassée de ma visite et semblait, au reste, un peu embarrassée de tout, voire du luxe qui l'entourait et de l'attitude dé dignité qu'il lui fallait garder.

Sa fille vint à son secours. Une bonne invention de certaines mères d'avoir des filles! Tandis que le domestique noir m'avançait un siège beaucoup plus près d'elle que de sa mère, la fille se leva du sopha un peu cérémonieusement pour me saluer, et me témoigner le plaisir quelle éprouvait de voir monsieur Hildebrand.

—Papa s'était tant réjoui de posséder chez lui monsieur Hildebrand. Sans doute il ne se ferait pas attendre longtemps, mais une commission urgente l'avait appelé dehors....

C'était vraiment une belle jeune fille que la fille de monsieur Kegge. Elle avait le nez finement dessiné et la bouche de William, mais des yeux beaucoup plus beaux que celui-ci. C'étaient des yeux magnifiques, noirs, brillants, qui pénétraient jusqu'au fond de l'âme; pleins de feu et de hardiesse quand elle levait le regard, ils avaient cependant quand elle les baissait une expression particulièrement douce et languissante. Ses cheveux abondants tombaient, à la manière anglaise, en longues boucles luisantes le long de ses joues un peu pâles, mais pleines. Je savais qu'elle avait trois ans de moins que William qui eût compté alors une vingtaine d'années, mais, comme cela arrive chez les habitants des tropiques, elle était entièrement développée. Un voluptueux négligé de batiste blanche et de tulle chiffonné enveloppait sa taille svelte, et elle ne portait pour tout bijou qu'un rubis couleur de sang passé à son doigt et qui attirait le regard sur sa jolie petite main.

La belle brunette soutint parfaitement la conversation et en remplit les intervalles en causant le plus amicalement du monde avec le kakatoès et en lui faisant becqueter dans sa main de petits morceaux de biscuit, ce qui me fit souffrir de mortelles angoisses pour ses jolis doigts. On devine que je prônai hautement l'animal favori.

—Oh, il parlait si bien! Elle avait commencé à lui apprendre son nom à elle. Coco, comment s'appelle ta maîtresse?

Et elle caressa si doucement la tête de Coco que je souhaitai être Coco.

Toutefois le nom demandé sortit aussi peu du bec corné de l'oiseau que j'eusse moi-même été en état de le dire. Après s'être longtemps laissé cajoler Coco dit:

—Gratter la tête!

C'était évidemment une erreur et Coco l'expia assez durement. Les beaux yeux étincelèrent et la charmante main donna avec un étui d'or un bon coup sur la tête de l'indocile, à la suite de quoi monsieur Coco, inclinant obliquement sa huppe et marchant à petits pas, gagna la partie la plus éloignée de son perchoir, et là se posta, la patte levée pour se défendre, comme un écolier que le maître regarde d'un œil menaçant.

—Papa lui apprend quelquefois des mots pareils par plaisanterie, dit la belle fâchée, mais je trouve cela très-désagréable.

La maman regarda sa fille avec une certaine anxiété.

Je cherchai un nouveau sujet de conversation et j'avais justement l'intention d'appeler les portraits à mon aide, quand monsieur Kegge lui-même rentra.

—Mon immortel ami! s'écria-t-il comme si toute notre vie nous eussions été unis, enchaînés et, quand la rime, telle quelle, l'exige, rivés par les liens de la plus tendre amitié dont il ait jamais été question dans un album. Mon immortel ami! Voilà qui est bien fait, oui vraiment, voilà qui est bien! N'avez-vous encore rien pris? Que désirez-vous? Du madère, du ténériffe, du malaga, du constance? du porto blanc? du vin de fruits? Ma chère enfant, faites apporter les liqueurs sur-le-champ. Que fais-tu là à sommeiller, vaurien?

—Il a été grondé, papa, répondit la jeune fille, parce qu'il dit d'autres mots que ceux que je lui ai appris.

—Sottises que tout cela! Plus il dit de mots mieux cela vaut! Minou, minou! Gratter la tête! Benêt!....

—Papa; j'aime mieux en vérité qu'il ne sache pas tout cela....

—Allons, allons, Harriet, my dear, je ne le ferai plus... Ah çà que dis-tu de notre hôte, monsieur Hildebrand? Et que dit monsieur Hildebrand de ma fille?

Tous deux nous fûmes embarrassés, nous n'avions rien à dire l'un de l'autre.

—Sottises que tout cela! s'écria monsieur Kegge, vous vous familiariserez bien. Dorénavant ni Monsieur ni Mademoiselle, mais Henriette et Hildebrand, s'il vous plaît.

Mademoiselle Henriette se leva pour chercher avec beaucoup d'empressement un livre sur le piano.

Sur ces entrefaites, le domestique avait reçu l'ordre d'apporter les rafraîchissements offerts et déposa sur la table une immense caisse carrée de bois de santal sur laquelle était peint en lettres majuscules le mot: LIQUEURS. Je n'aime pas ces coffres-forts de l'hospitalité dont la serrure et les verrous semblent indiquer le prix qu'on met soi-même à leur contenu. Toutefois, à en juger par les paroles de monsieur Kegge, je crois que je l'eusse réellement obligé si j'avais pu me résoudre à vider l'une après l'autre les six carafes extraites à la fois de leur prison avec accompagnement de verres. Il but à ma bienvenue un verre de madère.

—Ah çà, mon immortel ami, poursuivit monsieur Kegge, voilà ma maison, ma femme, ma fille aînée, et vous verrez tout à l'heure tous les enfants, n'est-ce pas, Anna? Un mot aussi sur notre manière de vivre. Songez que dans les Indes nous sommes sans façons. En Europe on est un peu froide. Vous avez ici de nobles et grands seigneurs; je n'en suis pas; non, en vérité, je ne suis pas noble, je ne suis pas grand seigneur; je suis un parvenu, si vous voulez.

Henriette quitta la chambre.

—Mais, Dieu merci, je ne dépends de personne; c'est bien heureux! Vive la liberté et surtout ici, dans la maison. Libre à vous de faire ou de ne pas faire tout ce que vous trouverez bon, de dormir aussi tard que vous le voudrez; mangez bien, buvez bien,—voilà les lois de la maison. Où est Henriette?

—Dans sa chambre, répondit madame Kegge, elle s'habille pour le dîner.

—Ah! il faut aussi que les enfants viennent se montrer. On sonna, le domestique noir reçut ses ordres, et les enfants parurent.

Je vis entrer d'abord deux beaux garçons, l'un de neuf ans, l'autre de dix. La dureté de leurs yeux noirs trahissait la méchanceté et cependant, hélas! ils n'en étaient pas plus laids. Ils portaient des vestes de drap bleu garnies jusque sur les épaules d'innombrables boutons dorés, un col de batiste à larges plis et rabattu; ils n'avaient pas de cravate et étaient chaussés de souliers échancrés et de bas blancs. Vint ensuite une petite fille de sept ans dont les cheveux noirs tombaient sur son dos en longues tresses attachées par des rubans rouge de sang; puis un petit garçon de cinq ans vêtu d'une blouse en mérinos écossais de couleurs bigarrées; puis derechef une fille de deux ou trois ans dont les petits pieds nus étaient enfermés dans des bottines de couleur, et enfin, sur les bras d'une nourrice, un enfant qui n'avait sur le corps que la jaquette blanche que l'on voyait et la chemise blanche qu'on ne voyait pas.—Ne vous alarmez pas, tendres mères hollandaises, l'enfant avait un air de parfaite santé,—et tenait d'une main un hochet d'or et de l'autre une croûte de pain.

—Les voilà tous! s'écria le papa en prenant le plus petit des mains de la nourrice et en l'asseyant sur son épaule, ce qui fit que l'enfant se mit à rire aux éclats et à se trémousser en agitant ses petites jambes nues, tellement que c'était plaisir à voir.

—J'en ai eu onze, continua monsieur Kegge: William que vous avez connu; Henriette que vous venez de voir; après cela il y a toute une lacune; en premier lieu ma femme fit une fausse couche, puis elle mit au monde un enfant mort: le quatrième est mort d'une fièvre à l'âge de dix ans; viennent ensuite les gamins que voilà; voici Rob, et voilà Adam, qui porte mon prénom; ils sont tous deux plus polissons encore que leur père quand il avait leur âge; entre eux et cette fillette il y a encore un petit qui est mort empoisonné à un an et demi par une imbécile de négresse; cette fillette se nomme Anna; une jolie petite pièce, n'est-ce pas? et ce petit garçon se nomme Jean; n'est-il pas vrai, mon gros paysan? Voici Sophie, et la plus jeune s'appelle Ketty.

Après ce dénombrement de ses enfants, il leur donna à tous un verre de malaga et en fit même goûter à la petite Ketty, ce qui amena sur le visage de l'enfant une laide grimace qui réjouit beaucoup l'auteur de ses jours. La maman jouait avec les boucles de Rob, et Rob avec la queue d'Azor; Adam piquait doucement avec une épingle sa sœur Anna dans la nuque, après quoi il courut vers le kakatoès qui avait visiblement peur de lui. Jean et Sophie se prirent de dispute à propos de la levrette Mimi. Monsieur remit à la nourrice son plus jeune rejeton.

Voilà, nourrice! dit-il, et maintenant retournez à la chambre des enfants! En route, gamins! Amusez-vous bien!

Toute la troupe se précipita vers la porte en riant et criant, et disparut.

—Voulez-vous voir votre chambre à coucher, mon immortel ami? reprit monsieur Kegge qui paraissait avoir fait choix de cette qualification pour moi. Venez avec moi; vous pourrez voir en même temps la bibliothèque.

Il me conduisit à l'étage supérieur dans une chambre de derrière qui avait vue sur le jardin. Je n'avais jamais dormi au milieu d'un luxe pareil. J'y vis un lit d'ange, un canapé, une chaise longue par surcroît, une pendule, une psyché, un lavabo en bois des îles, plus que garni des moindres bagatelles relatives à la toilette.

—Vous n'avez pas peur des armes qui sont dans ce coin, n'est-ce pas? dit monsieur Kegge en désignant une couple d'arcs indiens et une douzaine de flèches empoisonnées, Dieu sait comme. Voici la sonnette, si vous avez besoin de quelque chose, sonnez à faire trembler la maison.

Nous nous rendîmes ensuite à la bibliothèque où flambait un feu gai et où se trouvait réuni un trésor de voyages pittoresques et d'œuvres appartenant à la littérature contemporaine, le tout relié de la façon la plus exquise.

—Venez ici quand vous vous ennuierez! Ce sopha est très-confortable. Ce tiroir renferme des gravures. La plus grande partie de ce que vous voyez ici a été acheté en Angleterre, et Henriette complète maintenant le collection. Je ne puis m'occuper toujours de ces babioles. Henriette a été en pension à Arnhem pendant deux ans... Mais au bout de ce temps nous sommes revenus dans le pays et l'avons reprise à la maison; elle était trop grande, et puis elle n'eût fait qu'embrouiller ses idées. Elle sait l'anglais, et quand on ne peut apprendre le français en deux ans, on n'en apprendra jamais. Ces longues années de pension, voyez-vous, sottises que tout cela! Je ne mettrai plus en pension aucun de mes enfants; ils ont à la maison des maîtres patentés; je ne veux voir chez moi ni gouverneurs, ni gouvernantes. Et quant aux filles, voyez-vous, ma femme ne comprend pas un mot de français, et cela ne l'a pas empêchée d'avoir onze enfants... Voyez-vous ce tigre empaillé? C'est moi qui l'ai tué dans ma plantation de sucre. Le coquin ôtait venu jusqu'à trois fois enlever un veau.

Nous allâmes plus loin et, en une demi heure, monsieur Kegge m'eut fait voir toutes les chambres de la maison, le jardin, l'écurie et la remise, le tout avec accompagnement de commentaires aussi prolixes, et de quoi il me parut de plus en plus évident que monsieur Jean-Adam Kegge était fort épris de sa richesse, de ses enfants et de lui-même. Il semblait parfaitement convaincu qu'il avait une fortune inépuisable et qu'il était un parfait bon garçon, dix fois meilleur que tous les nobles et puissants seigneurs possibles, et pleinement autorisé à se débarrasser de tous les soucis du monde et de toutes les convenances par son exclamation favorite: sottises que tout cela!

Quand nous eûmes tout visité, madame nous attendait dans la salle à manger. Henriette reparut avec une robe de soie bleue qui ne lui seyait pas tout à fait aussi bien que son négligé blanc. J'eus l'honneur d'être placé entre elle et madame sa mère. Monsieur était assis au-dessus de moi, et les enfants se rangèrent comme ils le trouvèrent bon. Près du couvert de l'ainé qui, à la vérité, avait déjà dix ans, se trouvait un carafon de vin aussi bien qu'auprès du mien. Au bout de la table se trouvait encore une chaise vide et quand nous fûmes tous assis, entra une petite femme maigre, plus brune encore que madame Kegge. Elle pouvait être âgée de soixante ans environ, comme le faisaient présumer quelques mèches de cheveux gris; elle ne portait pas de faux cheveux. Elle était vêtue de noir, sauf un mouchoir de soie des Indes d'un rouge vif, retenu par une épingle. Derrière elle marchait un beau chien aux formes allongées qui, dès qu'elle eut pris place, s'assit à côté de la chaise et posa la tête sur ses genoux, tandis qu'elle appuyait sur cette tête sa main brune. Il y avait quelque chose de saisissant dans cette apparition, bien que personne ne fit attention à celle qui entrait. On l'appelait grand'maman, mais je doutais parfois si ce nom ne lui était pas donné par plaisanterie. Elle-même parlait peu et d'une façon un peu décousue; mais je la vis une fois hocher la tête d'une manière très-significative quand monsieur Kegge raconta qu'il avait conclu le marché de la nouvelle voiture et que désormais elle serait conduite à l'église plus confortablement encore que par le passé.

—Allons, allons! s'écria-t-il, pas de hochements de tête! sottises que tout cela! Ce sera la plus belle voiture de la ville, et les plus nobles et puissants seigneurs... J'ai envie d'y faire peindre un écusson portant un Keg[5] d'or sur champ d'argent et surmonté d'une grande couronne de planteur formée de cannes à sucre et de fèves de café.

—Je n'y mettrais que les lettres J. A. K. dit la vieille dame sèchement; aussi bien pourriez-vous enjoliver ces lettres autant qu'il vous plairait.

Je ne vous décris pas le dîner avec ses mille sauces fortement épicées, sauce aux tomates et autres, cayenne, zoya, vinaigre aux herbes aromatiques, atjarbambou, pickles anglais, etc., et je n'essaierai pas davantage de vous donner une idée du vin de Porto de monsieur Kegge, vin qu'il réservait pour les circonstances tout à fait extraordinaires, mais qui était tellement hors ligne que monsieur Kegge déclarait devoir être réduit à une rixdale de Zélande si jamais vin pareil était bu ailleurs, sauf peut-être à la table du roi d'Angleterre. Madame mangeait beaucoup, et Henriette peu, mais on pense bien que cette dernière parlait infiniment plus; elle surveillait aussi la table et prenait soin que les plats fussent abordés dans l'ordre convenable, bien que son père prêchât de temps en temps contre ses dispositions et excusât en même temps sa faute par un: sottises que tout cela! Les levrettes de madame se tenaient très-tranquilles grâce au respect que leur inspirait le grand chien de la vieille dame, mais les enfants qui étaient élevés en liberté faisaient un effroyable tapage.

Après le repas, le domestique noir présenta le café et je dus goûter une liqueur écossaise qui me brûla le gosier comme du feu.

Dès la fin du dîner la vieille dame s'était levée et s'était retirée, suivie de son fidèle chien. Les enfants étaient demeurés dans la salle à manger où la petite Anna s'était emparée du pot de morelle[6] et, tandis que la société se séparait, s'en servait derechef à elle-même et à ses petits frères, et lorsque sa mère la priait d'une voix affectueuse de ne pas abuser de ce mets ... elle se bornait à répondre que c'était si bon.

—Vous ne prendrez pas en mauvaise part que j'aille un instant à la bibliothèque, dit monsieur Kegge; voici mon heure: d'étude! Et il quitta la salle avec un bâillement très-peu contenu.

Madame s'installa sur le sopha dans une commode attitude, jeta sur sa tête un mouchoir de soie bariolée, et se prépara également à la sieste.

La jolie brunette et moi demeurâmes donc à peu près seuls dans le demi-jour du crépuscule qu'éclairaient seulement les flammes capricieuses d'un feu qui brûlait joyeusement. Elle s'assit dans l'embrasure d'une fenêtre et déclara qu'elle s'estimait heureuse d'avoir après dîner si agréable compagnie.

C'était charmant; mais je fis la remarque qu'une heure d'isolement à la tombée du soir a bien son prix.

Elle n'aimait pas l'isolement. Elle aimait une profusion de lumières, un entretien animé, une société nombreuse, et elle ajouta:

—Hélas! il n'y a absolument pas de conversation ici!

Je m'étonnai de ce fait phénoménal qu'une ville qui compte tant de milliers d'habitants n'eût pas la moindre conversation.

—Ah! répondit Henriette, il faut savoir que les gens sont ici terriblement froides; ce sont toutes coteries où l'on n'accueille personne. Il y a bien, à la vérité, assez de familles qui voudraient bien nous fréquenter, mais celles-là ne nous conviennent pas.

Je comprends parfaitement une semblable situation. Il y a dans chaque ville des familles qui ne sont pas orientées, qui ne s'accommodent ni du rang ni de la position qui leur convient; des familles sans relations qui haussent la tête devant le simple et bon bourgeois dont le père et le grand-père ont été comme lui simples et bons bourgeois, mais qui s'étonnent que les premiers cercles ne les reçoivent pas à bras ouverts. D'où vous vient cette prétention, mes chères gens? Faut-il donc, madame, parce que votre mari occupe un emploi qui l'élève au niveau de six ou sept grands seigneurs que compte la ville, que les six ou sept femmes de ces grands seigneurs oublient instantanément que votre naissance est bourgeoise, votre origine bourgeoise, votre ton bourgeois? Cela vous surprend-il, vous, femme d'un riche négociant, que les plus hauts cercles ne se soient pas rapprochés de vous, à mesure que votre mari en est venu par degrés à habiter une maison plus vaste, à mettre ses domestiques en livrée, à acheter un plus grand nombre de chevaux, voire même peut-être une seigneurie? Faut-il donc, mademoiselle, parce que votre père est revenu des Indes Orientales ou Occidentales avec quelques tonnes d'or, et éclipse le plus respectable patricien, le meilleur gentilhomme, par son fastueux étalage, faut-il que le respectable patricien, le gentilhomme d'illustre race tende à l'instant la main à tous les vôtres et désire vous voir la femme de son fils? Ne savez-vous donc pas que si ces cercles dans lesquels vous êtes si désireuse d'entrer s'ouvraient devant vous, vous seriez en proie à une anxiété continuelle; vous craindriez à tout instant quelque allusion à l'origine de votre père, quelque piquante méchanceté sur votre soudaine élévation sociale? Ne vaudrait-il pas mieux que vous vous résignassiez à rester dans la situation qui vous convient, qui en vaut une plus élevée et dans laquelle vous seriez honorée et considérée? Ne serait-il pas bien préférable que vous fussiez les premiers entre les bourgeois plutôt que les derniers dans le grand monde qui ne vous accueillerait que par tolérance? En vérité je comprends mieux la retenue de ce monde que votre ambition. Ces gens-là se tiennent parfaitement satisfaits de la fréquentation de leurs égaux; ils redoutent de faire des avances dont ils pourraient se repentir plus tard; les dames craignent d'avoir à rougir parfois de leurs nouvelles connaissances, si elles vous prenaient en amitié et que vous vinssiez; quelque jour à montrer que vous êtes des intruses, voire tout à fait déplacées dans une caste où vous seriez admises sans être initiées à ses secrets! et pour parler plus bref encore, elles ne voient pas au juste pourquoi elles vous recevraient dans leur société.—Mais vous-mêmes, vous qui vous dressez sans cesse sur la pointe des pieds pour voir à travers les fenêtres comment ces dames meublent leur maison, comment elles disposent leur table, comment elles dressent leurs domestiques, vous qui les provoquez et les défiez en vous évertuant à faire une toilette plus somptueuse que la leur, et qui étalez tour à tour l'imitation, la parodie, la charge de cette; toilette;—vous qui, tout en vous plaignant de l'orgueil peu chrétien des grandes dames qui ferment leur porte à une famille qui n'appartient pas à leur condition, fermez votre propre porte à double tour à des familles qui sont parfaitement de votre rang, je ne sais comment il se fait que vous n'ayez pas abjuré depuis longtemps cette folle ambition? Une poule vaut tout autant et peut-être mieux qu'un faisan, bien qu'elle n'appartienne pas à la catégorie des oiseaux à plumage doré. Si elle dédaigne la société des poules, ses compagnes, il ne lui reste qu'à aller s'installer seule sous quelque sapin, à s'y becqueter les plumes et à apprendre aux canards qui passent devant elle que sa cousine au dixième degré était une faisane. Mais les poules se trouvent si bien entre elles que, dans leur simplicité, elles s'estiment les unes les autres, elles admirent réciproquement leurs œufs, elles caquètent et gloussent ensemble que c'est plaisir à voir. Mais j'ai une autre comparaison à votre adresse. Vous ressemblez aux chauves-souris mal vues parmi les oiseaux et qui méprisent les souris, qui n'ont d'autre plaisir que de parader quelque peu à l'heure du crépuscule avec une espèce d'ailes qui vraiment leur vont aussi mal que si elles ne leur appartenaient pas.

Il me parut, à cette même heure crépusculaire, que la belle Henriette s'abandonnait aux tortures de cette misérable ambition. Je ne connaissais pas encore Madame; mais quant à Monsieur, tout brusque qu'il fût à l'endroit de ce qui était grand et haut, il m'avait beaucoup trop parlé de nobles et puissants seigneurs pour que je ne le soupçonnasse pas de porter à ceux-ci une secrète jalousie. Dans son orgueilleux aveu qu'il était un parvenu, il y avait peut-être autant de dépit que de sincérité.

Dans le cours de notre conversation, Henriette me raconta des merveilles de la maison, des chevaux et des esclaves que sa famille possédait aux Indes. Il y avait un esclave pour le mouchoir de poche, un esclave pour l'éventail, un esclave pour le livre de prières, un esclave pour le flacon d'essence. Elle parla aussi de son pensionnat et se plaignit de la vilaine supérieure qui était détestée de toutes les jeunes filles, et elle mentionna la charmante Clémentine, sa meilleure amie, et avec laquelle elle sympathisait en tout. Elle avait une prodigieuse envie cohabiter La Haye ou de faire un voyage en Suisse. A cette occasion, elle manifesta le goût de gravir toutes les montagnes que les dames ne gravissent pas habituellement. Elle trouvait insupportable que les gens missent le nez derrière leurs rideaux dès qu'ils voyaient une dame à cheval et que dans cette ville maudite on ne pût se montrer en public en compagnie d'un monsieur sans être fiancés du coup par la voix publique. C'est là un grief que j'ai entendu élever par toutes les dames possibles contre toutes les villes possibles, mais dont, à vrai dire, je n'aperçois pas toute l'horreur.


[1] Ancien château, dont la fondation est attribuée aux Romains.

[2] Le musée d'antiquités, collection des plus remarquables, surtout pour les antiquités égyptiennes.

[3] Ada de Hollande, dont l'auteur de ces Scènes a fait l'héroïne d'un remarquable poème.

[4] Collection des plus intéressantes et des plus complètes, réunie par le célèbre voyageur et naturaliste Siebold.

[5] Keg signifie un coin de menuisier.

[6] Fruit des Indes dont les créoles sont très-friandes.


III

Où l'on voit paraître une demoiselle et un monsieur.

Tandis que nous étions encore assis entre chien et loup, la porte s'ouvrit et une forme féminine fut poussée plutôt qu'introduite dans l'appartement par deux ou trois des enfants qui criaient:

—Sara avec un manchon! Sara avec un manchon!

Un profond soupir s'échappa du sein de la belle Henriette.

La nouvelle venue, passant de la lumière aux ténèbres, ne voyait probablement pas à un pas devant elle et s'arrêta sur le seuil; les enfants s'en allèrent et nous les entendîmes dans l'allée qui continuaient à crier:

—Sara avec un manchon! Sara avec un manchon!

—Vous venez extrêmement tôt, ma fille, dit Henriette à celle qui entrait, maman dort encore.

—Que dis-tu, Henriette? dit la maman d'une voix rauque en s'éveillant. Que veux-tu, mon enfant? Qu'y-a-t-il? Vous n'avez pas encore de lumière?

—C'est la cousine Sara qui est déjà là, répondit la jeune fille, et avec un manchon, à ce que disent les enfants, ajouta-t-elle en riant.

A cet échange de paroles, l'inconnue se rapprocha et avec une voix d'un timbre charmant s'informa de la santé de la cousine Kegge et de la cousine Henriette.

—Vous n'êtes pas loin de la sonnette, dit cette dernière; sonnez, je vous prie, pour demander de la lumière,

La cousine obéit, et je ressentis un vif désir de voir paraître la lampe. La lumière entra bientôt, et j'aperçus une jeune fille de l'âge d'Henriette peut-être, mais moins formée qu'elle. Sa taille charmante, dessinée par une très-simple robe d'étoffe d'hiver, se dégageait des plis d'un manteau de drap brun; un col gaufré entourait modestement son cou d'une extrême blancheur, et lorsqu'elle ôta son chapeau de castor dépourvu de tout ornement, je vis apparaître un visage de l'expression la plus douce et la plus aimable et encadré d'opulentes boucles de cheveux blonds. Elle rougit à l'aspect inattendu d'une personne de plus qu'elle ne s'y attendait. Je m'empressai pour la débarrasser de son chapeau et de son manteau, comme aussi du manchon en compagnie duquel elle avait été annoncée. Elle rougit davantage encore de cette prévenance et se refusa absolument à ce que je lui rendisse ce léger service.

Henriette prit en main le manchon. Ce n'était pas un manchon ordinaire, un manchon à la mode, de martre ou de chinchilla doublé de soie bleu de ciel ou rouge cerise, et à peine assez grand pour contenir deux petites mains, un mouchoir de poche, un flacon d'essence et un carnet à visites; non, c'était un de ces gros et chauds manchons, velus, de forme antique, faits d'une bonne peau de renard à longs poils et auxquels se rattachait une garniture de cou de même, que nos grand'mères mettaient au-dessus de leur mouchoir pour aller à l'église, et avec lesquels nous voyons encore apparaître de temps en temps quelque vieille cuisinière, et qui portent le nom de sabel[1].

—Quel délicieux manchon! dit Henriette en en frottant les poils rudes contre ses belles joues; mais comment se fait-il que vous ayez un manchon, Sara?

—C'est une vieillerie, dit Sara en souriant doucement; les enfants s'en sont bien amusés aussi. Il vient encore de ma grand'mère et je ne le porte que le soir, cousine Henriette. Comment se porte mon cousin?

—Papa va très-bien, répondit la belle Henriette. Et comme pour prouver la vérité de cette assertion, monsieur Kegge lui-même entra, prit adroitement Sara par la taille et lui donna un retentissant baiser.

—Très-bien, Sara, s'écria-t-il, c'est bien à toi! Viens-tu nous faire les honneurs du thé? Que dis-tu de ce monsieur qui est venu nous voir? Prends garde à toi, sais-tu, c'est un conquérant de jeunes filles.

Ce sont là, de ces plaisanteries auxquelles celui qui en est la victime ne peut guère répondre que par un sourire contraint.

—Et qu'ai-je entendu parler de ton manchon? Rob dit que tu as un manchon. Laisse-moi le voir. Cela vient encore de ta mère, Sara! Ma chère enfant, je yeux tourner en citron si cela ne ressemble tout à fait au poil de sanglier. À la saint Nicolas tu recevras de moi un meilleur manchon que cela.

—Non, non, cousin Kegge, je vous remercie, dit la jeune, fille embarrassée; aussi bien ne le porterais-je que le soir.

—Et pourquoi cela puisque je te le donne?

—Parce que cela ne me ... sied pas cousin Kegge.

—Cela ne te sied pas? sottises que tout cela! Que diable si je le paie!

—Il ne m'en siéra pas davantage, cousin Kegge! Vous êtes trop bon, j'aime mieux ne pas avoir de manchon; je ne puis porter de fourrures,—et puis je suis bien trop jeune encore pour cela.

—Sottises que tout cela! Que vient faire l'âge à propos d'un morceau de peau de bête? n'est-ce pas pour se garantir du froid, tête frisée. Ainsi c'est dit, attends-toi à la chose pour la saint Nicolas, et préserve bien la peau que t'a donnée ta mère des dents d'Azor et de Mimi.

Cette dernière plaisanterie causa à monsieur Kegge une extrême satisfaction, et nous nous assîmes pour prendre le thé. Inutile de faire remarquer que le service était en argent et les tasses en porcelaine bleue. Le lecteur sait assez comment le ménage de la riche famille Kegge était monté pour s'étonner de l'exhibition de quelque nouveau luxe et cela m'ennuie d'attirer encore son attention sur des détails de ce genre. Que celui qui a envie de voir décrire de jolies choses de ce genre sur un ton épris et admiratif, que celui-là lise les nouvelles de Q et Z. On dirait que ces messieurs ont eux-même grande envié des merveilles qu'ils décrivent.

Lorsque nous eûmes pris le thé et que la pendule marqua près de huit heures, monsieur Kegge se fit apporter un surtout doublé de chien marin noir et en forme de polonaise. Il ne faisait pas encore assez froid pour endosser la pelisse, dit-il. Il alluma ensuite un cigare qu'il nommait en termes choisis un bâton puant et sortit pour faire de nouveau une commission urgente.

Peu après entra, pour le remplacer, un monsieur de vingt-sept à vingt-huit ans, à ce que je présumai. C'était un homme bien fait, de haute taille, dont le visage, d'une coupe très-distinguée, était d'ailleurs très-fatigué. Il portait les cheveux longs, séparés par une raie tout à fait sur le côté, et frisés du côté le plus touffu. Ses yeux gris lançaient un regard terne comme du fond d'une caverne, car les arcades sourcilières étaient très-proéminentes et sur ses lèvres se jouait un sourire qui n'avait évidemment d'autre but que de faire voir une denture très-blanche et très-régulière. Ce personnage était vêtu d'un habit vert fort étriqué, garni de très-petits boutons dorés et dont les manches étaient très-étroites et très-courtes, d'un pantalon noir très-ample dont les jambes s'amincissaient en pointe vers le bas, et d'un gilet de soie brochée. Une cravate de satin noir dans les plis de laquelle était attachée une épingle d'or très-longue, très-mince et ayant pour dépendance une chaînette, des gants jaune paille et des bottes très-pointues complétaient son costume. Une chaîne d'or passée au col et composée de longs et maigres anneaux serpentait sur son gilet et indiquait à l'imagination le chemin d'une très-mince montre d'or à cylindre tandis qu'à un cordon élastique, presque invisible se balançait un petit lorgnon carré, destiné à tenir, sans le secours de la main, dans le coin de l'œil.

Lorsque ce monsieur entra, il traversa la chambre dans toute sa longueur, absolument comme s'il ne s'y lut trouvé âme qui vive excepté lui et sans jeter les yeux sur quoi que ce soit, ni à droite, ni à gauche; on l'eût cru en proie à une préoccupation qui l'aveuglait. Parvenu près de madame Kegge, il s'arrêta brusquement et laissa tomber la tête sur sa poitrine comme une abeille brisée en deux, il alla ensuite à Henriette et répéta le même mouvement avec toute la grâce d'un automate; enfin il le répéta une troisième fois à l'adresse de Sara et moi collectivement.

Henriette nous présenta l'un à l'autre comme monsieur Van der Hoogen et monsieur Hildebrand.

Cette formalité accomplie, monsieur Van der Hoogen prit place sur le siège qui lui était offert, porta la main droite à la hauteur de l'épaule droite et la passa dans l'entournure de son gilet broché, de sorte que sa fine taille parut avec tous ses avantages, et dit d'une voix claire et sèche à madame Kegge:

—Et comment vont Azor et Mimi?... deux charmants animaux. Je dînais hier, cher monsieur Van Vragel... À propos, vous savez que mademoiselle Constance a aussi un joli petit chien...

—Je le sais, c'est un King-Richard, dit Henriette, une délicieuse bête...

—N'est-ce pas, délicieuse et toute charmante; mais cependant elle n'est pas à comparer à Azor et Mimi.

—Pensez-vous vraiment cela? demanda madame Kegge avec une visible satisfaction.

—Oh, madame, répondit Van der Hoogen avec exaltation, c'est la différence du ciel à la terre. Aussi n'ai-je pu m'empêcher de dire: Mademoiselle Constance, votre petit chien est charmant, mais les chiens de madame Kegge sont plus charmants encore.

Je n'avais pas encore vu autant de vie sur le visage de madame Kegge; avec une sorte d'enthousiasme, elle donna un morceau de sucre à Azor et à Mimi couchés à côté d'elle sur un tabouret, et elle les caressa tellement que leurs têtes resplendirent comme des miroirs.

Monsieur Van der Hoogen s'adressa à Henriette:

—Je puis vous dire, mademoiselle Henriette, que mademoiselle Constance jalouse vos marabouts; elle vous les a vus dernièrement à l'église. Elle m'a dit hier: Monsieur Van der Hoogen, vous connaissez sans doute la famille Kegge? J'ai répondu que j'avais eu l'honneur d'être présenté ici. Eh bien, reprit-elle, je puis dire que je suis folle des marabouts de mademoiselle Kegge. Ce sont des marabouts tout à fait charmants.—Nous avons eu ensuite toute une conversation sur vous...

—Vraiment? demanda Henriette en le regardant d'un air incrédule. Fi! monsieur Van der Hoogen, vous vous moquez de moi.

—Cela est mal à vous, répondit Van der Hoogen en souriant... Entendez-vous, Madame? Fi! quels noirs soupçons!...

Il donna à sa physionomie une expression sérieuse.

—Vraiment, mademoiselle Henriette, c'est dommage grand dommage que vous ne voyiez pas ces personnes-là. C'est une charmante maison, Mademoiselle Constance est véritablement toute charmante.

—Je ne sais, monsieur Van der Hoogen, mais je crois fermement qu'il y a quelque chose entre vous et cette demoiselle Constance, dit Henriette qui leva son doigt charmant d'un air de menace et regarda son interlocuteur avec toute la coquetterie possible.

Monsieur Van der Hoogen eût consenti, je le parie, à perdre ses jolis gants pour pouvoir rougir. Mais sa faculté de rougir était Dieu sait où.

—Fi, encore une fois, reprit-il; cela n'est pas généreux, mademoiselle Henriette!

Il appuya, d'un air très-convaincu, la main sur son gilet broché.

—Je vous déclare, sur ma parole d'honneur, ajouta-t-il, que tout ce qu'on chuchote peut-être là-dessus est faux.

Il fit une courte pause pleine de mystère et poursuivit:

—Mademoiselle Constance me plaît infiniment; elle est vraiment toute charmante, mais... je n'ai pas d'intentions, absolument pas d'intentions... Et voulez-vous savoir pourquoi elle m'a tant plu, justement hier?...

—Eh bien?

—Parce qu'elle s'intéressait tant à vous.

Et il baissa les yeux de la façon la plus aimable.

—Vraiment, méchant! dit Henriette d'un ton moqueur; en vérité vous me rendriez curieuse, si je pouvais l'être.

—Elle vous trouvait si particulièrement gracieuse et intéressante, dit Van der Hoogen, et elle a tant entendu parler de votre admirable jeu.

Il se tourna vers madame Kegge:

—Chère Madame, unissez-vous donc à tous les gens de goût de la ville pour forcer votre tille à tenir sa parole.

—Cela n'est plus nécessaire, dit Henriette en souriant; c'est une affaire faite; je joue vendredi...

—Charmant, charmant, tout à fait charmant. Mademoiselle Constance sera dans le ravissement. Cela fera sensation en ville. C'est un grand morceau, j'espère...

—Je ne suis pas encore décidée, répondit Henriette; monsieur Van der Hoogen veut-il m'aider à faire mon choix? Voulez-vous ouvrir le piano?

—Volontiers, très-volontiers.

—Mais il faut faire vos observations...

—Impossible! impossible! s'écria Van der Hoogen. Il s'élança de sa chaise, porta son chapeau dans un coin de la chambre ou il le déposa avec autant de précaution que s'il eût été formé d'une coquille d'œuf soufflée; il mit au jour, en se dégantant, des mains blanches comme la neige et des ongles coupés à l'anglaise et aida à Henriette à chercher sa musique.

Ce faisant, il murmura à demi voix:

—Cette demoiselle de Groot a vraiment une toute charmante figure!

—Un peu insignifiante! répondit Henriette.

—N'est-ce pas? C'est son seul défaut, dit Van der Hoogen.

—Sara, reprit Henriette, il est bon que j'y pense; grand'maman a demandé avec instance si vous ne voudriez pas lui tenir un peu société?

—Volontiers, cousine Henriette, répondit Sara, j'y vais à l'instant.

Je vis avec déplaisir le départ des jolis yeux bleus.

Henriette se mit à jouer et monsieur Van der Hoogen à tourner les feuillets; mais je remarquai que parfois il tardait tant à s'acquitter de cette lâche, qu'Henriette, craignant qu'il ne le fil pas à temps, étendait elle-même la main, sur quoi lui se hâtait de rencontrer cette main en murmurant une aimable excuse ou en souriant. En somme, l'attitude des deux jeunes gens au piano avait un caractère de grande intimité.

Pendant ce temps, les jeunes messieurs Rob et Adam, assis à une petite table, jouaient à l'écarté un quart de florin, et la petite Anna (car ces trois enfants paraissaient ne pas devoir s'aller coucher), Anna déchiquetait déplorablement les gravures d'un livre de prix.

Il ne me restait d'autre interlocuteur que madame, qui m'apprît d'abord que l'événement qui devait jeter en ravissement tous les gens de goût de la ville, n'était autre que l'exécution d'un morceau de piano par Henriette, au concert que devaient donner les dames le vendredi suivant. Monsieur Van der Hoogen l'en avait priée si longtemps, la commission directrice du concert avait tant importuné monsieur Kegge, et puis Henriette jouait si parfaitement, qu'on n'avait pu refuser davantage. Après cette communication, notre conversation commença à languir, et je ne sus trouver rien de mieux que de demander à madame Kegge comment elle se plaisait en Hollande. Elle se répandit en plaintes amères. Il faisait froid et humide dans ce pays; les gens y étaient roides et avares, et toujours occupés de leurs enfants; tes enfants avaient tant de vêtements sur le corps, et les maisons tant de vents coulis! Mais heureusement elle se portait toujours bien de même que ses enfants, monsieur Kegge et les chiens.

Monsieur Kegge rentra et raconta tant de nouvelles qu'il était évident qu'il avait été à la Société. On apporta du vin pour les dames et l'on fit du grog pour les messieurs. Monsieur Kegge s'installa auprès du piano. Sara redescendit et dit que la vieille dame désirait se mettre au lit. Je me mis à regarder avec la jeune fille les gravures d'une magnifique édition de Lafontaine. Elle connaissait si bien les fables auxquelles se rapportait chaque gravure, et s'exprimait si bien en français, que je m'aperçus parfaitement que cette simple petite bourgeoise, qui ne pouvait porter de fourrures, avait reçu une très-bonne éducation et avait su peut-être aussi bien la mettre à profit, que j'eusse osé m'y attendre de la jolie brunette aux deux années de pensionnat.

On fit encore de la musique pendant longtemps; madame Kegge s'endormit de même que ses chiens et ne se réveilla que lorsque le charmant Van der Hoogen courut de nouveau à elle, laissa tomber la tête sur sa poitrine, et lui déclara que lui, monsieur Van der Hoogen, avait l'honneur d'être son serviteur.

Il fit le même compliment aux autres dames et dit ensuite à monsieur Kegge:

—A propos, il est bon que j'y pense. Il se présentera sous peu une charmante occasion d'envoyer quelque chose aux Indes. Un jeune commis d'un des bureaux se décidera probablement à partir pour là-bas. Il n'y a pas d'avenir ici pour qui est sans famille; peut-être dans ce pays-là trouvera-t-il quelque petite place de surveillant d'esclaves; c'est une position honorable.

—Surtout maintenant, remarqua monsieur Kegge, bien qu'on soit mieux ici qu'à Surinam. Là, les surveillants d'esclaves sont tout à fait méprisés. Mais c'est une folie, car à Surinam aussi bien qu'à Démérary, la plupart des directeurs ont commencé par remplir ces fonctions.

A ces mots, Henriette devint rouge comme feu. Quelles inductions le charmant monsieur Van der Hoogen ne pouvait-il tirer de cet aveu! Mais le charmant Van der Hoogen songeait peut-être à son propre père, qui, comme je l'appris plus tard, était aubergiste à Amsterdam, et avec qui, pour ce motif, il ne conservait plus d'autre relation que les lettres de change qu'il tirait de temps en temps sur lui.

[1] Ce mot signifie proprement manchon.


IV

Angoisses paternelles et amour filial.

Quiconque invite Hildebrand à venir loger sous son toit, n'a pas en lui, j'ose le dire, un hôte trop incommode: mais il est une chose à laquelle il tient infiniment. Il lui faut non-seulement un coin à part où il couche, mais encore un coin à part où il puisse être seul, un lieu de refuge, quelque exigu qu'il soit, où il puisse s'appartenir à lui-même, et, sans être dérangé ni épié, faire, pendant une partie de la journée, ce qui lui convient; c'est là, pendant l'hiver, une condition difficile à remplir pour certaines gens, car il se peut qu'on ne puisse allumer le poêle dans telle chambre, à cause du vent, ni faire de feu dans telle autre, attendu qu'il y fume trop; et, bien qu'Hildebrand puisse, à la rigueur, prendre son parti d'un peu de froid, il lui est absolument impossible de s'installer dans un appartement où il fait sérieusement froid. En attendant, c'est une terrible chose que d'être condamné à se tenir depuis le déjeuner jusqu'à l'heure du café dans la chambre commune, d'abord dans la société de dames en négligé, puis d'un domestique qui vous prie de lever votre livre pour essuyer un peu la table, puis tout seul, puis de nouveau dans la société de l'un ou l'autre qui vient écrire une lettre, le tout assaisonné d'une conversation indifférente, soporifique, à bâtons rompus. Non! le jour conversable ne commence pas avant une heure. La lecture de la Bible et le recueillement conviennent au déjeuner; après celui-ci il faut la solitude et le travail; la sociabilité n'acquiert ses droits qu'à l'apparition du café, et je n'ai aucune considération pour l'homme qui raconte une anecdote ou dit un trait d'esprit avant qu'il soit une heure bien sonnée.

J'étais resté jusqu'à une heure dans la bibliothèque, où je m'étais mis à mon aise, et j'avais passé mon temps non pas à m'ennuyer selon la mode, sans occupation déterminée, en tirant du rayon tel ou tel livre, en le parcourant et le remettant en place; mais bien à commencer un petit ouvrage dont j'avais apporté les matériaux avec moi, ouvrage que je pouvais abandonner à tout instant, mais qui me souriait assez pour que je m'en occupasse avec intérêt.

Je descendis et fut salué par mon amphitryon du titre de savant qui avait passé toute la matinée le nez dans les livres; sottises que tout cela! Monsieur Kegge consentait à être un dromadaire s'il ne se fût pas endormi à ma place.

Henriette entra; elle paraissait extraordinairement contente et joyeuse, et tenait à la main un petit billet de couleur violette, qu'on eût dit qu'elle venait de recevoir à l'instant.

—Mon enfant, lui dit monsieur Kegge, tu sors ce soir, entends-tu?

—Et pour où aller, papa? demanda Henriette,

—Chez le cousin de Groot, mon cœur! pour dorer.

—Pour quoi? demanda Henriette dont le visage se rembrunit.

—Pour dorer les gâteaux! dit le père. Saperlotte, j'ai fait tout cela aussi dans mon jeune temps: j'ai doré des hommes, des femmes, des cochons, des lits, Adam et Eve, des vaisseaux, enfin tout le tremblement! Ne sais-tu pas que nous touchons à la saint Nicolas?

—Moi, dorer des gâteaux chez les de Groot, papa! c'est impossible; je vous en remercie. Non, vraiment, grand merci, dit Henriette d'un ton résolu, je n'en ferai rien.

—C'est fort bien, ma chère fille, dit monsieur Kegge; mais j'ai accepté pour toi et tu ne peux t'en dispenser; c'est toute une partie de dames.

—Et quelles dames viendraient chez les de Groot? demanda la belle ironiquement.

—Est-ce que je le sais, mademoiselle Henriette? dit le père en ôtant d'une façon plaisante, bien qu'avec un visible embarras, le bonnet qu'il portait à cause de la place vide que nous avons signalée sur son cuir chevelu; je veux être un vanneau si je les connais. Ton cousin m'en a nommé plusieurs: mademoiselle Riet, mademoiselle Bekker, mademoiselle ci et çà; il dit que ce sont des jeunes personnes tout à fait comme il faut.

—Et pourquoi donc Sara ne m'a-t-elle pas invitée hier?

—Parce qu'elle l'a oublié, dit-il.

—Parce quelle n'a pas osé, rectifia Henriette rouge d'indignation.

—Ma chère Henriette, dit le papa d'une voix caressante, je verrais avec plaisir que tu fusses en bons termes avec les de Groot. Quand nous sommes arrivés ici tout à fait étrangers, ils nous ont rendu mille services. Le cousin a loué cette maison pour nous et nous a aidés en tout; c'est un honnête homme et est-ce sa faute qu'il ne soit pas un noble et puissant seigneur et ne porte pas de gants glacés comme notre ami Van der Hoogen? J'ai accepté pour toi; tu iras, n'est-ce pas? Je veux que tu y ailles.

—C'est bien, j'irai, répondit Henriette pâle de colère, mais si je joue mal vendredi ce sera votre faute.

—Je prends cela sur moi; mais, à propos de vendredi, peut être cela te déplaira-t-il aussi, j'ai promis une carte d'entré au cousin de Groot.

—C'est bien, dit Henriette se mordant les lèvres de dépit.

—De qui est cette lettre violette?

—Je l'ai reçue avec la musique.

—Ainsi, mon enfant, ce soir tu vas dorer, c'est entendu? Hildebrand pourra aller te chercher si le cœur lui en dit, et dans ce cas il devra y aller de bonne heure, pour pouvoir prendre part au tirage au sort du plus grand morceau. Ce sont vraiment d'excellentes gens, Hildebrand, des gens tout à fait bien. Vous avez vu Sara hier. Henriette, ajouta-t-il et clignant des veux, Henriette devrait bien lui ressembler!

Henriette frémit.

—Mais elle, elle a aussi de biens beaux veux noirs, dit son père en lui donnant un baiser. Harriet, my dear, il ne faut pas être fâchée.

Harriet, his dear, détourna la tête.

Le père fut embarrassé.

—Il fait beau temps, reprit-il, un temps superbe! j'ai fait mettre les gris-pommelés à la birouchette; je veux faire un petit tour avec mon hôte. Nous accompagnes-tu, Henriette?

—J'ai à écrire et à copier de la musique, répondit-elle en ouvrant un portefeuille et en en tirant une feuille de papier Bath, sur lequel elle se mit à l'instant à écrire avec ardeur.

—En ce cas nous partons seuls; il fait trop froid pour maman.

Il se fit un court silence.

—Ta toilette pour vendredi est-elle en ordre, Harriet? demanda monsieur Kegge.

—Je n'en sais rien, répondit Harriet.

—Ne te faut-il rien de nouveau, une ferronnière ou quelque chose comme cela?

—Non, papa.

Les gris-pommelés étaient attelés; Henriette continuait à bouder. Nous prîmes congé d'elle et montâmes dans la birouchette.

—Henriette est fâchée! dit le père quand nous fûmes assis, oui, oui, ces petites dames veulent être ménagées... Et Henriette a beaucoup de caractère!

Nous parcourûmes d'abord les principales rues de la ville et ébranlâmes les fenêtres de leurs habitants respectifs; monsieur Kegge assurait qu'il fallait aller grand train, et qu'autrement il était impossible de s'attirer le respect des piétons. Je pus lire clairement les mots: Cela n'est pas permis! sur le visage de plusieurs juifs qui parcouraient la ville avec des brouettes et de vieilles femmes qui revenaient du marché aux poissons, et qui, à un coin de rue ou l'autre, ne pouvaient se ranger assez vite devant la voiture. Je vis aussi de graves messieurs avec des cannes sous le bras et qui, bien que la rue fût suffisamment large, jugeaient plus sûr de suspendre leur promenade jusqu'à ce que le véhicule fût passé, et encore des bonnes d'enfants qui, à vingt maisons de nous, se saisissaient et attiraient par le bras vers elles les chers enfants confiés à leurs soins, pour montrer à tout le monde combien elles veillaient sur eux avec sollicitude. Dans un café, trois ou quatre messieurs tenant horizontalement leur pipe à la bouche, vinrent regarder par dessus les baguettes de cuivre des rideaux. Tout attestait la respectueuse admiration qu'inspiraient les beaux chevaux gris-pommelés, la jolie voiture, le grave cocher et le laquais noir debout derrière, qui regardait tout autour de lui avec une imperturbable majesté et en imposait à tous, sauf aux gamins qui sont au-dessus de tout préjugé et qui lui criaient: «Beau garçon! prenez garde que le soleil ne vous brûle le teint!»

Toutes ces marques d'attention et d'intérêt qu'on accordait à sa personne et à sa propriété, ne parurent cette fois ni chatouiller la vanité de monsieur Kegge ni exciter sa joyeuse humeur.

Nous franchîmes la porte, suivîmes la chaussée et fîmes une jolie promenade dans les environs qui étaient très-boisés. C'était une magnifique journée d'arrière-saison. Il avait peu plu cet automne, et il n'y avait pas encore eu le moindre orage. Les arbres étaient encore parés d'une bonne partie de leur couronne de verdure. Les teintes jaune d'or et rouge de sang des ormes et des hêtres resplendissaient magnifiquement sous les tièdes rayons du soleil. Çà et là un chêne étalait ses branches inférieures déjà jaunissantes, tandis que sa cime était encore verdoyante, et le sombre feuillage des sapins insultait par moments aux autres fils des forêts qui paraissaient si fiers encore de leur splendeur à son déclin, et qui bientôt, nus et dépouillés, se verraient exposés aux rigueurs de l'hiver.

Mais ni la belle nature, ni l'éclat du soleil, ni la fraîche brise d'automne ne pouvaient dissiper le nuage qui obscurcissait le front de monsieur Kegge. Je m'efforçais d'animer la conversation et d'attirer sa pensée sur mille sujets; mais chaque fois je m'apercevais clairement que cette pensée en revenait à l'irritation de sa fille chérie.

Les chevaux gris-pommelés étaient extrêmement ardents et couraient parfaitement, et le cocher fit remarquer, à plusieurs reprises, à monsieur Kegge que celui qui était sous la main avait enfin renoncé à tous ses caprices. Il semblait que cela ne touchât point monsieur Kegge; il songeait aux caprices d'Henriette. Le cocher réussit, après une longue lutte, à dépasser la voiture d'un noble et puissant seigneur, mais monsieur ne se frotta pas les mains avec le plaisir avec lequel je suis convaincu qu'il l'eût fait le jour précédent. Il était oppressé. Il s'efforçait bien de temps en temps de secouer le fardeau qui pesait sur lui, ou de se le dissimuler en faisant par intervalles quelque sortie brusque ou plaisante, mais il retombait aussitôt dans un morne silence. Ce n'était plus l'homme de la veille. Ce monsieur Kegge si indépendant, si bruyant, si remuant, si peu soucieux de quoi que ce fût, était découragé et abattu, et cela par le caprice d'une jeune fille de dix-sept ans, qu'il chérissait et craignait à la fois. Mademoiselle Toussaint, en qui je ne sais ce qu'il faut admirer le plus de la perspicacité avec laquelle elle saisit les mystères de la vie intérieure, ou de la délicatesse et en même temps de la puissance avec lesquelles elle les peint dans ses écrits, a décrit d'une façon supérieure cette forme de l'amour paternel.

En revenant, monsieur Kegge ordonna d'arrêter à la porte d'un fleuriste.

Le palefrenier noir descendit et sonna.

—Monsieur est-il chez lui, ma fille?

—Monsieur est à Amsterdam.

—Mais Barend est peut-être à l'ouvrage? cria Kegge de la voiture.

—Oui, Monsieur, Barend est là; si Monsieur veut descendre...

Nous mîmes pied à terre, et l'on nous conduisit vers la maisonnette dite des oignons, où nous aperçûmes bientôt Barend au milieu de treillis couverts de bulbes, de caisses en bois remplies de semences, et dans une atmosphère saturée de fortes et odorantes effluves.

Barend était le plus vieux domestique, le maître ouvrier du fleuriste chez lequel nous entrions; il avait, pour un homme de sa condition, l'extérieur le plus vénérable. Il était de petite taille, portait un habit bleu de coupe antique, une culotte courte, des bas gris et de grandes boucles d'argent de forme carrée aux jarretières et aux souliers; son tablier blanc était relevé en diagonale. Malgré son âge, il portait encore la tête très-droite. De rares cheveux blancs tombaient le long de ses tempes, mais son visage ridé avait cette saine rougeur que gardent jusque dans leur vieillesse ceux qui ont passé leur vie en plein air. Ses yeux bleus avaient une expression de douceur et de bienveillance, et sa bouche s'était affaissée juste assez pour prendre un pli des plus affables.

—Barend, dit monsieur Kegge, il me faut un beau bouquet.

—Cela ne sera pas facile, monsieur Kegge, répondit Barend.

—Avec de l'argent et de bonnes paroles, Barend, reprit Kegge; peu m'importe ce que cela coûte; vous-savez que je n'y regarde pas de près.

—Tout cela est bon à dire, dit Barend, mais on ne peut forcer la nature. C'est une autre affaire, voyez-vous. C'est le plus mauvais moment de l'année; nous avançons joliment vers la Noël, savez-vous. Venez au printemps aussitôt qu'il vous plaira, monsieur Kegge, et je vous donnerai une poignée de fleurs forcées à vous mettre le cœur en joie; mais à présent tout est fini. Il peut encore y avoir là bas un seul chrysanthème ... mais il est fané, monsieur Kegge. Je vous le dis encore une fois, on ne peut forcer la nature d'une chose. On peut bien la forcer; mais il y a forcer et forcer; et quand vous forcez une chose qui ne peut pas bien être forcée, qu'y gagnez-vous? Vous vous donnez des peines inutiles.

Monsieur Kegge coupa court à ce flux de paroles peu compréhensibles du vieux Barend en disant:

—Allons, allons, mon brave Barend, si vous cherchiez bien dans toutes les serres?

—Voyez-vous, dit Barend, vous pensez bien que j'aimerais autant vous donner le pot tout entier que d'en couper le cœur, car toute la force de la plante est là. Une fleur, monsieur Kegge, je le répète toujours, une fleur est juste comme un homme. Si je vous ôtais le cœur de la poitrine, vous ne pourriez plus vivre non plus. Voilà la vérité vraie... Qu'en dites-vous, Monsieur? ajouta-t-il en s'adressant à moi.

Monsieur Kegge n'attendit nullement ce que je pouvais avoir à dire sur ce point.

—Mais pour une pièce de cinq florins, dit-il avec impatience, je puis bien encore avoir quelque chose?

—Écoutez, dit Barend, en tirant de sa poche sa serpette qu'il ouvrit, s'il y a des fleurs elles ne vous coûteront pas cinq florins; vous pourrez avoir quelque chose de très-bien pour quatre florins. Mais nous sommes si diablement hors de saison. Est-ce pour Madame?

—Non, Barend, c'est pour ma fille.

—C'est la même chose, reprit le vieux jardinier; les dames sont nos meilleurs chalands pour les fleurs, mais si nous n'avions que les fleurs pour vivre!...

—Mais que diantre avez-vous donc d'autre?

—Parbleu, les oignons, dit Barend; les fleurs ne signifient rien. C'est de la misère. Tenez, poursuivit-il, en montrant un pot qui n'avait pas de fleurs, mais une quantité de petites feuilles finement découpées, n'avez-vous pas envie de cette petite chose-là? Ou l'auriez-vous déjà peut-être?

—Qu'est-ce que c'est, Barend?

—C'est, dit Barend, la véritable mimosa noli me tangere.

—Pas de latin à propos de pots, s'écria Kegge; sottises que tout cela! Comment cela s'appelle-t-il dans votre langue maternelle, mon brave?

—C'est la sensitive, répondit Barend.

—Je vous remercie, reprit Kegge, se souvenant probablement qu'il avait déjà cette petite chose.

Nous parcourûmes d'abord le jardin où était encore épanouie une seule rose de tous les mois, qui avait très-bonne mine, bien que Barend assurât que le cœur devait en être gâté par l'humidité; nous visitâmes ensuite les serres où le vieillard coupa çà et là un pélargonium, un chrysanthème, une primevère de la Chine, de sorte qu'en définitive, nous parvînmes à réunir un bouquet très-présentable, pendant que Barend, à propos de chaque fleur, faisait étalage de sa science et satisfaisait sa démangeaison de parler. Lorsqu'il ferma derrière lui la porte de la dernière serre, monsieur Kegge laissa imprudemment échapper cette question:

—Mais Barend, depuis combien de temps êtes-vous ici?

—Depuis cinquante-cinq ans, Monsieur, Dieu et l'honneur aidant, répondit-il; j'aurai soixante-huit ans à la Chandeleur, et j'en avais treize quand je suis entré ici comme garçon jardinier.

—Vraiment, mon brave! et vous avez encore si bon air! remarquai-je.

—Oh! répondit Barend, il faudrait que Monsieur vît ma femme. Celle-là est aussi dans les soixante, mais c'est bien autre chose encore. J'ai eu d'elle treize enfants, et il y a juste vingt et un ans de différence entre le plus jeune et l'aîné. Maintenant ce n'est plus cela, mais il y a une dizaine d'années il est arrivé plus d'une fois que les gens lui demandaient si son père était à la maison.

—Cela est beau, dit Kegge, très-beau, Barend! Aux Indes il en est autrement. Il peut bien y arriver que la mère et la fille ne diffèrent que de quinze ans, mais les femmes y vieillissent de bonne heure, mon brave.

A ces mots, M. Kegge tira sa bourse de sa poche et prit l'attitude d'un homme qui va partir. Mais Barend en jugea autrement et s'appuya contre le mur de la serre avec tout l'air de l'homme qui va commencer une longue histoire.

—Ces messieurs auraient dû connaître mon père, dit Barend; c'était là un homme solide. A sa mort il avait près de soixante-six ans et possédait encore toutes ses dents. Nous demeurions dans ce temps-là à Uitgeest: eh bien, il courait d'Uitgeest à Alkmaar pour prendre le café (nous avions une tante à Alkmaar), et il revenait de même à la maison sans s'apercevoir de rien. Et si ce n'était un maudit paysan, il se porterait encore bien.

—Il serait joliment vieux pourtant, dis-je.

—C'est égal! dit Barend, c'est égal! il n'aurait guère que cent et cinq ans et il aurait pu facilement y arriver. Mais il faut que je raconte cela à ces messieurs. Il était à travailler chez un paysan, car mon père était charpentier de son état, le paysan s'appelait Stoutema. Ce que c'est que le sort! Voilà que la fièvre lui tombe tout d'un coup sur le corps. Pour lors mon père était d'une nature telle, avec votre permission, que quand il pouvait venir à suer il était guéri. Mes gars, dit-il à ses compagnons, j'ai une grosse fièvre. Eh bien! dirent-ils, il faut t'aller coucher un instant sur le Koes. Le Koes, c'est comme ces messieurs peuvent savoir, la place derrière les vaches, où les domestiques se couchent pendant l'heure du repos[1]. Mais Stoutema dit: Cela ne se peut pas, car on vient de refaire le lit pour les garçons; et mon père dut monter sur la meule de foin. Pour cela il lui fallait monter une longue échelle qui avait une quarantaine d'échelons; il eut bien du mal avant d'arriver en haut; il se fit là un trou, ramena le foin sur lui et resta tranquille. Il y était depuis une heure quand arriva la barque, et les ouvriers retournaient avec à la maison, car il sonnait midi. Ils crièrent à mon père:—Jean, descends, voici la barque! Mais mon père dit:—Non, je sue trop! laissez-moi couché ici! Eux dirent:—Si tu devenais plus malade, tu ferais mieux de venir avec nous. Alors mon père descendit du tas de foin, mais, voyez-vous, il suait encore. Alors on demanda à Stoutema des couvertures de vache; mais il ne voulut pas en donner.—Il faut que mes couvertures de vache restent sèches, dit-il. Alors quelques-uns ôtèrent leur blouse et la mirent sur mon père; mais cela n'aida à rien, car c'était trop court. Ils arrivèrent comme cela à Uitgeest, mais il y avait bien encore une lieue et demie à faire. Mais ces gens-là avaient sûrement bien besoin de leur temps puisque aucun d'eux n'alla avec mon père. Ses jambes étaient devenues si roides qu'il ne pouvait plus aller et tombait de côté et d'autre. Les gens qui l'ont vu alors auront bien sûr pensé en eux-mêmes; cet homme-là est soûl! Quand il arriva à la porte de la maison, il voulut prendre le bouton...

Ici la voix du vieux Barend qui allait s'affaiblissant et se brisant de plus en plus, s'éteignit tout à fait et il fondit en larmes. Il porta la main gauche derrière la tête et se mit à arracher ses rares cheveux.

—Voyez-vous, dit le vieillard en frappant du pied et avec autant de colère et d'indignation que si son père fût mort la veille, voyez-vous, quand je pense à ce paysan!...

—Il voulut prendre le bouton, continua-t-il avec plus de calme, mais cela n'alla pas. Trois jours après, c'était un mort. Mais sans ce paysan, dit-il en frappant du pied derechef, il pourrait facilement vivre encore.

Monsieur Kegge avait des larmes dans les yeux. Il tâta dans sa bourse:

—Tenez, Barend, dit-il, ce qu'il y a au-dessus de quatre florins est pour vous. Maintenant mettez-moi le bouquet dans une grande boîte.

Barend alla chercher la boîte.

—En tout cas, ce vieux père Barend n'a pas été étouffé au berceau, remarqua monsieur Kegge avec une gaieté affectée et, s'essuyant les yeux, il ajouta: Un vieux gaillard comme cela finirait par vous rendre triste.

Nous fûmes bientôt prêts et de retour à la maison. Henriette qui se repentait déjà de sa colère avait repris une mine affable, et lorsque son père lui offrit les fleurs, il y eut des larmes dans ses beaux yeux. Elle était honteuse.

—Vous êtes pourtant un bon papa! dit-elle en l'embrassant et en arrangeant de sa jolie main les cheveux de monsieur Kegge. Je ne le méritais pas! ajouta-t-elle, et elle pencha la tête sur le sein de son père.

—Pas de jérémiades! dit le père. Sottises que tout cela! Il faut toujours être de bonne humeur.

Je commençai d'aimer Henriette dix fois davantage. Le perroquet criait:

—Douce maîtresse!


Nous étions encore au dessert lorsque Monsieur Van der Hoogen, qu'à part moi je n'appelais pas autrement que le charmant, fut annoncé et introduit.

Henriette rougit terriblement.

—Ne vous dérangez pas, ma chère dame; pardon, monsieur Van Kegge. Je me présente à une heure bien indue, n'est-ce pas. J'avais à dire une chose à mademoiselle Van Kegge, une chose des plus affreuses; j'en suis au désespoir...

Je considérai attentivement monsieur Van der Hoogen, mais je ne remarquai ni ces cheveux en désordre ni ces yeux hagards que je me représentais, grâce aux poètes, comme la condition sine qua non du désespoir. Au contraire, grâce à cet onguent connu chez les coiffeurs sous le nom de cosmétique, les boucles du personnage étaient aussi luisantes et aussi régulières que la veille; son regard était tout à fait calme, et la main du désespéré monsieur Van der Hoogen ne tremblait pas non plus quand il l'étendit vers un verre de porto que lui offrit mon hôte.

—Je dois vous dire, continua-t-il en s'adressant à Henriette, qu'il m'est impossible d'assister jeudi soir à votre répétition. Je viens de recevoir tout à l'heure une invitation à un grand souper chez monsieur Van Lemmer; je ne puis me dispenser d'y assister, et je dîne le même jour chez madame d'Autré. Demain, comme vous le savez, il y a soirée chez le général. Si vous ne pouviez répéter ce soir, je serais vraiment désolé... et j'ai bien peur que vous ne le puissiez pas...

Le père timoré saisit l'occasion de réparer complètement le mal qu'il avait fait le matin, car si l'irritation d'Henriette l'avait effrayé, ses larmes l'avaient pleinement convaincu qu'il avait été injuste envers elle: peut-être aussi redoutait-il un peu une nouvelle rupture de la paix.

—Dans ce cas-là, Henriette, dit monsieur Kegge en se hâtant de prendre la parole, il ne te reste pas autre chose à faire qu'à demeurer à la maison. Tu peux t'excuser; de cette façon il n'y aura pas de mal.

—Aviez-vous une invitation? C'est ce que je redoutais, dit Van der Hoogen; mademoiselle Kegge est si chérie partout. Non, non, s'il vous faut sacrifier quelque chose, ne le faites pas; je...

—Non, dit monsieur Kegge, je tiens à cette répétition. Nous vous attendons positivement ce soir. Vers sept heures, n'est-ce pas?

—Charmant! charmant! s'écria monsieur Van der Hoogen en quittant sa chaise. Ne vous dérangez pas! A ce soir!

Il gagna la porte en faisant une sorte d'entrechat.

Je compris mieux encore qu'avant le dîner la confusion et les larmes d'Henriette. C'était un coup monté, et monsieur Van der Hoogen partit avec la bienheureuse conviction d'avoir rendu un service signalé à la belle bru nette. Quant à celle-ci elle avait des remords. Je me levai pour reconduire le fat.

—Monsieur étudie à Leyde, n'est-ce pas? me demanda-t-il dans le corridor. Charmante jeunesse que les étudiants. J'ai aussi résidé six mois à Leyde. C'est, d'ailleurs, une misérable ville. Pas d'amusements; les gens ne se voient pas entre eux. C'est à peine si, une fois par an, ils y donnent un bal à leur façon. On s'y ennuie mortellement. Ne vous dérangez pas, À ce soir!

—Je suis fâchée que cela tombe ainsi, dit Henriette lorsque je rentrai, mais, vous le voyez, je ne puis absolument pas aller là-bas.

—Tu devrais écrire un mot ... dit son père.

—Je m'en garderai bien, dit Henriette; je n'écris pas aux de Groot; ces gens ne sont pas accoutumés à cela...

—Voulez-vous que j'aille les informer de l'empêchement survenu? demandai-je à demi-ironiquement.

—Ne vous ai-je pas dit, maman, que monsieur Hildebrand en tient pour Sara? dit Henriette en riant; mais elle prit aussitôt l'affaire au sérieux et ajouta:

—Vous m'obligeriez beaucoup en faisant cela...

—Très-bien! dis-je, et si la chose me plaît, je reste au lieu et place de mademoiselle Henriette, quoiqu'on y perde au change. J'aime assez dorer...

—Dorer! s'écria le père au comble du ravissement de ce que l'affaire s'arrangeât si complètement à la satisfaction de sa fille... Eh bien, je puis vous dire que je le ferais encore avec plaisir. Je parie que grand'maman s'y amuserait...

—Je n'aime pas beaucoup l'or! dit la vieille dame.


[1] A laquelle les ouvriers ont droit au milieu du jour.


V

Où il est prouvé que les plaisirs simples sont aussi des plaisirs vrais, et où l'on trouvera de plus un incident triste.

La partie de dorure devait commencer au plus tard à cinq heures et demie, et, vers cette heure, je me mis en route pour la demeure du pâtissier de Groot, ou, comme disait toujours Henriette, des de Groot. Cette demeure était passablement éloignée de celle de monsieur Kegge, et je partis muni d'indications données par celui-ci, indications probablement très-claires pour un habitant de la ville, mais très-embrouillées pour un étranger.

Tout à coup je me trouvai dans une ruelle obscure au bout de laquelle une vive lumière semblait sortir de terre, et, sur ce fond lumineux, il me parut voir une masse sombre dont les contours se mouvaient en ondulant. A mesure que j'approchais j'entendis sortir de cette masse des voix qui semblaient appartenir à de petits garçons. Arrivé tout près, je vis en effet un groupe de gamins, se pressant de toutes manières les uns sur les autres, qui, à travers la croisée d'un souterrain, suivaient de l'œil les mouvements d'un maître pâtissier et de ses vassaux qui, vêtus de leur costume de toile blanche, pétrissaient, confectionnaient, façonnaient et cuisaient des merveilles analogues à celles auxquelles Henriette avait refusé de donner la dernière perfection. Je m'arrêtai un instant et pris plaisir à voir l'intérêt que portaient à l'affaire ces polissons des rues qui probablement n'auraient d'autre part aux largesses de saint Nicolas, que de voir préparer les friandises qui devaient rendre heureux ou malades, comme l'assurent des pessimistes, leurs frères plus favorisés.

—Allons, recule un peu! laisse-moi voir aussi! dit l'un des gamins qui appuya l'expression de son désir en jouant vivement des coudes.

—Oh! Jean, en voilà un beau! s'écria un autre, c'est bien sûr un Jan Klaas[1].

—Es-tu fou? s'écria un troisième; c'est une femme!

—Allons donc, si c'est une femme, je consens à ce que Pierre entre dans la cave.

—Ne joue donc pas des coudes comme cela, Gerrit, entends-tu?

—Prends garde, Pierre, ton sabot va tomber dans la cave.

—Regarde; en voilà un qui ouvre le four; voilà-t-il un feu.

—Que fait donc ce gros-là? il frotte ses mains dans la farine.

—Eh bien, faut-il pas que la pâte reste à ses doigts? Tu es bon, toi!

—Attends un peu! en voilà un fameux; celui-là coûte bien un daalder, sais-tu?

—Plus souvent que tu l'aurais pour un daalder!

—On t'en donnera des daalder.

Telles étaient les paroles et d'autres semblables qu'échangeaient les spectateurs attroupés devant les vitres de cet atelier.

Au coin de la maison pendait une grande enseigne sur laquelle était peinte l'histoire connue du Zoeten inval[2] et au dessous ces mots: H. P. De Groot. Toutes espèces de gâteaux et de pâtisseries. J'étais bien tombé. J'entrai dans la boutique; il y avait un tel brouhaha de voix féminines dans une chambre contiguë et fermée par une porte vitrée et garnie de rideaux verts, que je m'aperçus clairement que la partie était en train, et que je dus m'annoncer plusieurs fois à voix très-haute avant que quelqu'un se montrât.

La porte vitrée s'ouvrit et la jolie Sara parut, la figure haute en couleur comme si elle sortait d'une conversation très-animée ou d'une chambre très-chaude.

—Vous seul, monsieur Hildebrand?

—Au lieu de votre cousine Kegge, Mademoiselle. Je viens l'excuser auprès de vous.

—Mais vous entrerez, n'est-ce pas.

—Un instant.

Sara rouvrit la porte pour me faire entrer, et j'aperçus toute la compagnie.

Là se trouvait, toute fière d'un collier de corail, de boucles d'oreille de corail, d'une broche de corail, voire même d'une bague garnie d'une large incrustation de corail, mademoiselle Marie Dekker, fille d'un bon tailleur, et, à son côté, un large grain de beauté sur la joue et une boucle de cuivre qui rayonnait sur son abdomen comme un soleil carré, Catherine de Riet, fille de l'épicier voisin. Venait ensuite Pierrette Hupstra dont le père occupait l'importante charge d'huissier, qui s'imaginait qu'il n'y avait rien de plus coquet ni de plus gracieux qu'un léger tissu rose fixé au cou par un petit anneau. Suivaient Gertrude et Thérèse, rejetons de monsieur Opper, un boucher d'importance, dont l'une avait un chapeau garni de fleurs de pierre et l'autre un dito orné d'une plume de bois, mais qui se trouvaient tout heureuses d'avoir sur la tête respectivement une céphalide bleue et une rouge, fermement convaincues qu'elles étaient qu'il n'y avait pas au monde de coiffure plus charmante on plus à la mode. Après elles venait la maigre Marguerite Van Buren, la doyenne d'âge des invitées, et qui pouvait avoir trente et un à trente deux ans; elle vivait in otio curti dignitate, d'une petite rente viagère que lui avait faite une vieille fille chez qui elle avait été quelque chose de plus que femme de chambre et quelque chose de moins que demoiselle de compagnie; elle portait un petit bonnet garni d'une étroite dentelle et un tour qui ne ressemblait pas mal à deux petites grappes de raisins secs. J'aperçus aussi Barbe Blom dont le père tenait une grande boutique de charcuterie et qui elle-même portait au doigt du milieu un grand capuchon noir, parce qu'elle s'était blessée par accident au doigt susdit et que le froid était venu envenimer la blessure. Puis, comme contraste, Suzette Noiret, fille d'une veuve qui habitait un hospice et appartenait à la communauté française. Suzette avait un extérieur des plus gracieux et des plus charmants, et rivalisait en brun avec la blonde Sara à côté de laquelle elle était assise. Enfin au haut bout de la table trônait madame de Groot mère, une clame d'une quarantaine d'années, vêtue d'une robe de soie noire et portant un bonnet orné d'une grande quantité de rubans blancs, bonnet suffisamment haut et large et qui pourtant n'était sans aucun doute que l'ombre de la coiffure qu'elle arborerait le cinq décembre.

La répétition de mon message fit beaucoup d'effet sur madame de Groot qui avait espéré faire parade de sa cousine Henriette; cela contraria aussi beaucoup toutes ces demoiselles, selon leur dire, bien que je fusse convaincu que l'absence d'une dame pareille débarrassait d'un grand poids le cœur de bon nombre d'entre elles. Il s'ensuivit un chuchotement général, engagé par ces dames deux à deux et duquel se dégagea enfin le solo de Marguerite Van Buren qui déclara «que c'était triste pour mademoiselle Kegge; c'était un si gentil passe-temps que dorer.»

—J'espère, dit madame de Groot, j'espère inviter aussi la semaine prochaine les petits cousins et cousines. Je demanderai à la même occasion quelques enfants du voisinage.

—Mais vous ne les ferez pas travailler à des pièces aussi importantes que celles-ci, observa mademoiselle Van Buren, en imbibant son pinceau et en appliquant une longue bande d'or sur la flamme d'un vaisseau de guerre.

—C'est charmant, en vérité, dis-je à mon tour. L'eau me vient à la bouche de m'en mêler. Me permettra-t-on de me joindre à la partie?

Cette proposition provoqua des éclats de rire et une explosion de gaieté qui grandit encore quand on s'aperçut que j'avais parlé sérieusement.

Le noble art de dorer qu'on désigne aussi par le mot plaquer tenu pour injurieux par tous les pâtissiers, ce noble art, dis-je, requiert nécessairement quatre choses, savoir: le gâteau qui doit être doré, la dorure elle-même, un pinceau humecté et cette partie de la peau du lièvre ou du lapin que les chasseurs nomment la plume et le commun des mortels la queue; cette queue sert, dans le cas particulier dont-il s'agit, à presser et à fixer l'or appliqué sur le gâteau. Afin que le travail marchât régulièrement, à une extrémité de la table était assise la jolie Sara qui distribuait les différents gâteaux de saint Nicolas qui devaient subir l'opération: des hommes, des femmes, des vaisseaux, des paradis[3], des soleils, des cavaliers, des voitures, tous le plus souvent de première grandeur. A l'extrémité opposée, madame de Groot, qui versait aussi le thé, découpait des cahiers de feuilles d'or en bandes larges ou étroites, afin d'en pourvoir convenablement chacun. La table était couverte de tasses pleines d'eau et chaque invitée était armée d'un pinceau et d'une queue de lapin. On me munit aussi de ces deux objets; mais à chaque chose que je prenais en main, matériaux ou instrument, c'était un éclat de rire ou un cri de surprise.

—C'est vraiment dommage! dit Marie Dekker.

—De ma vie je n'ai vu chose pareille! déclara Catherine de Riet.

—Ces étudiants sont tous de drôles de corps, murmura celle qui portait la céphalide rouge.

—Monsieur s'en acquitte bien, dit celle à la céphalide bleue.

—Je suis curieuse de voir ce que cela deviendra, dit Marguerite Van Buren.

—Il faut que monsieur mange ce qu'il cassera, n'est-ce pas, madame de Groot? demanda Barbe Blom qui paraissait me vouloir du bien.

Mais Suzette Noiret et Sara m'expliquèrent et me montrèrent, par leur exemple, comment je devais m'y prendre.

Il ne faut pas que mes lecteurs, qui regardent peut-être du haut de leur grandeur le bel art de dorer les gâteaux, s'imaginent que le susdit art soit si simple et si facile. Sans doute chacun est capable de dorer un cochon de quatre duits [4]; une bande pour le sol et des losanges sur le corps, voilà l'affaire bâclée; un enfant ferait cela! mais dorer convenablement de beaux garçons et de belles filles de vingt-quatre stuivers, jusqu'aux plis du collet et au réseau du sac à tricot; dans une Eve auprès de l'arbre, n'oublier aucune pomme (car c'était un pommier) et ne pas donner aux replis du serpent une forme anguleuse; garnir de lignes d'or tous les agrès et tous les sabords d'un vaisseau de guerre, comme faisait mademoiselle Van Buren, et une voiture attelée comme mademoiselle de Riet, qui faisait serpenter le fouet si naturellement qu'on eût dit un tire-bouchon d'or, c'est une tout autre affaire! On a bientôt dit: Ce n'est jamais que dorer un gâteau! mais je vous assure qu'il y a dorer et dorer, et qu'il y avait, par exemple, une différence du tout au tout entre l'homme qu'avait doré Thérèse et celui qu'avait parachevé Gertrude, tellement que Thérèse elle-même dut avouer qu'elle ne savait comment Gertrude avait fait si naturellement le parapluie; sur quoi l'homme de Gertrude fit le tour de la table, et toute la société déclara à l'unanimité que c'était vraiment comme si le parapluie vivait.

Quant à moi je puis vous attester, en homme d'honneur, qu'après avoir d'abord essayé mes forces sur la selle d'un cheval que dorait mademoiselle Noiret, et m'être fait initier par elle aux principaux secrets de l'art; je puis vous attester, dis-je, que je sentis un frisson glacial parcourir mes membres lorsque je vis confier un grand, un majestueux soleil à ma propre responsabilité. Je ne puis me dispenser de faire ici une observation dans l'intérêt général. En matière de dorure de gâteaux, il est surtout de la plus extrême importance de bien mesurer la quantité d'eau qu'on étend avec le pinceau à la place où l'on veut appliquer l'or, car si l'on en prend trop peu l'or n'adhère pas, et si l'on humecte trop, l'or devient mat. Et que signifie un soleil mat?

Bientôt on s'accorda à reconnaître que je commençais à m'en tirer très-bien; j'espère qu'on ne verra pas de fanfaronnade dans une chose que j'attribue volontiers à la bienveillance de la critique; bientôt on ne fit plus attention à moi. La conversation devint aussi de plus en plus animée. Marie Dekker aux ornements de corail, Catherine de Riet et Pierrette Hupstra discoururent longuement sur les fripantes morts mentionnées par le journal de Harlem, dont trois entre autres frappaient des gens à la fleur de l'âge et deux étaient le résultat d'un malheureux accident. Elles parlèrent beaucoup ensuite du froid pénétrant, de voyages fatégants et de fièvres catérales. Elles effleurèrent aussi le sujet scabreux des vomatifs et des opérations, et en revinrent peu à peu au doigt de Barbe Blom. Celle-ci ne devait pas traiter trop légèrement la chose. L'une disait qu'elle devait faire venir le médecin, mais l'autre assurait qu'elle ne devait pas le faire venir et cela par la puissante raison que c'était un médecin qui avait gâté le doigt du beau-frère de son cousin; l'une voulait qu'elle appliquât un cataplasme sur son doigt parce que le froid était la grande cause du mal; l'autre conseillait l'emploi du lait doux pour en tirer le feu; une troisième, qui était visiblement sous l'influence du génie du lieu, estimait que rien n'était plus salutaire que la pâte de pain d'épice. Barbe Blom réfléchissait au moyen de concilier le mieux possible ces différents conseils. Après cela, Marguerite Van Buren prit le haut ton et raconta à la société des choses prodigieuses sur l'avarice de mademoiselle Troes dont elle tenait sa rente viagère.

—Oui, je vous le dis, quand on devait manger des pommes, elle en donnait vingt-quatre à la servante qui, après les avoir pelées et coupées en quatre, devait apporter la poële, et alors Mademoiselle comptait si... Combien cela fait-il déjà, quatre fois vingt-quatre? Si c'était quatre fois vingt-cinq cela ferait juste cent; c'est donc quatre de moins ou nonante-six,—elle comptait s'il y avait bien nonante-six quartiers, et puis elle recomptait encore quand les pommes venaient sur la table.

Les céphalides bleue et rouge exprimèrent, à ce sujet, la plus profonde surprise. Barbe Blom demanda s'il était vrai que mademoiselle Troes fût devenue si riche en ramassant et recueillant, dans sa jeunesse, toutes les aiguilles et les épingles qu'elle trouvait sur son chemin. Je saisis cette occasion pour raconter différentes anecdotes sur de célèbres avares anglais, anecdotes usées vis-à-vis de toutes mes connaissances; mais qui, dans ce milieu, tirent merveille, si bien qu'on commençait à me trouver très-gentil, tout en faisant pourtant la remarque que j'en contais un peu.

Mademoiselle Noiret était peu communicative, et je rapprochai son silence continuel de l'expression triste de sa bouche, qui me faisait supposer qu'elle n'était pas heureuse.

Sara était charmante, et bien qu'elle surpassât par son éducation toute la société, elle n'en était pas moins à sa place, très-simple et très-naturelle. Elle était sans cesse en course pour munir chacun de ce dont il avait besoin, et Marguerite Van Buren se mit à lui lancer des œillades significatives en souriant d'une façon mystérieuse, ce qui voulait dire qu'elle tourmentait la jeune fille à propos de moi, à la grande satisfaction de toutes les autres. Barbe Blom eut aussi son tour; on l'avait vue dernièrement, à la sortie de l'église, saluer très-affectueusement un certain Kees[5]; mais elle détourna la plaisanterie en la faisant tomber sur la céphalide rouge qui, à la dernière Kermesse avait été avec, ce même Kees sur les chevaux de bois; la céphalide bleue fut appelée à attester qu'il se mitonnait, comme on dit, quelque chose entre sa sœur et Kees; sur quoi la rouge dit que la bleue devait se taire. Marguerite Van Buren dit que chacun avait son tour, et Barbe Blom s'écria:—Eh! eh! Marguerite! je ne me fie pas à vous non plus! vous allez si souvent maintenant à Amsterdam; je crois bien qu'il y a aussi quelque chose là-dessous. Marguerite dit que Barbe était une méchante. Je remarquai que Suzette Noiret n'était tourmentée par personne.

À sept heures et demie entra un grand chaudron rempli de lait anisé qui fut trouvé déli [6] par toutes ces dames. Le créateur et modeleur des gâteaux artistement confectionnés que nous étions occupés à illustrer, sortit de la boulangerie et vint voir si l'on ne demandait rien. C'était un brave, débonnaire et joyeux bonhomme, qui eut grand plaisir à entendre Barbe Blom lui raconter en faisant un clin d'œil que Thérèse et Gertrude Opper avaient mangé au moins pour sept florins de gâteaux cassés. Thérèse répondit à cette imputation en faisant remarquer que Barbe ferait mieux de se taire vu qu'elle-même avait fourré dans sa poche tout un vaisseau de guerre; sur quoi le pâtissier menaça les dames de ne laisser franchir le seuil par aucune d'elles, sans qu'il eût préalablement inspecté ses poches. La gaieté s'éleva alors jusqu'au transport. De Groot bourra une petite pipe de bois qu'il tenait en main et retourna à sa boulangerie.

Sur le coup de neuf heures arrivèrent trois gaillards solides et bien découplés, trois bons garçons vêtus de leur meilleur habit et portant des cols qui dépassaient leurs oreilles. L'un, frère de Pierrette Hupstra, était commis à la maison de ville; l'autre, frère des demoiselles Opper, se destinait à l'ébénisterie; et le troisième, frère de Catherine de Riet, était sous-maître dans une école hollandaise; la raison de leur apparition n'était autre que de ramener à domicile leurs sœurs et quiconque voudrait se confier à leur protection.

Madame de Groot déclara qu'il fallait cesser notre travail, vu qu'on faisait toujours des sottises quand des messieurs s'en mêlent, et il fut décidé qu'on jouerait, avant de se séparer, un jeu innocent. Quand tout l'atelier de dorure, comme tel, fut transformé, on fit choix de Pigeon vole, et je n'ai jamais vu nulle part tant d'innocente joie que lorsque madame de Groot voulut faire voler un dromadaire. Barbe Blom fut prise au piège par l'autruche, et il s'éleva une contestation à propos de la chauve-souris que le sous-maître de Riet assurait ne pas voler mais voleter. Quoi qu'il en soit, il perdit un gage, tous les messieurs en perdirent, Sara en perdit, et nous tous en perdîmes.

Marguerite Van Buren fut choisie pour faire racheter tous les gages. Les bracelets de corail et l'épingle de corail de Marie Dekken, le fichu de Catherine de Riet et un étui de la même, un doigtier de madame de Groot, un canif du sous-maître de Riet, une ménagère de Barbe Blom, une clef de montre de l'ébéniste Opper, une clef de maison du commis Hupstra, une bourse de moi-même, en un mot, tout ce qui avait été mis sur table fut jeté dans le giron virginal de mademoiselle Marguerite; on étendit par-dessus un mouchoir de poche et alors commença l'appel sacramentel:—Que fera celui dont je tiens le gage?

Je ne parle pas des choses difficiles et paradoxales dont on nous ordonna l'exécution pour racheter nos bijoux, tels que gravir le mur à quatre pattes, briser le miroir d'un coup de pied, baiser le plafond et autres exploits semblables; je n'en dis pas davantage des pénitences douces telles que donner et demander la diligence, le puits, la cloche, la ruche et autres, à l'occasion desquelles il fut donné nombre de baisers et poussé tout autant de cris. Je ne vous peins pas la gaieté qui transporta toute la société quand Thérèse Opper proposa une chose très-difficile dans la ferme conviction que le gage de Barbe Blom allait sortir, tandis que ce fut son propre étui qui apparut; ou encore quand monsieur Hupstra pour la surprise espagnole qu'il n'avait jamais faite auparavant, fit choix avec une certaine prédilection de la jolie demoiselle Noiret, et n'eut en définitive à baiser que le mur, tandis que le baiser à la jeune fille échut à monsieur Opper. En un mot, c'était charmant, tout à fait charmant; on lisait la joie sur tous les visages et je m'amusai mille fois mieux au milieu de ces bonnes et joyeuses gens que je ne l'eusse fait si je fusse demeuré à la maison en compagnie du sublime piano de mademoiselle Kegge et du charmant violon du charmant Van der Hoogen.

Les dames, qui avaient toutes des couleurs comme des pivoines, furent partagées entre les messieurs, et je me chargeai de reconduire chez elle mademoiselle Noiret à laquelle je portais beaucoup d'intérêt. Les demoiselles prirent cordialement congé les unes des autres et de nous; les trois bons garçons me serrèrent la main d'une façon très-sensible, et je fus très-satisfait de cette amitié nouée d'une manière si inattendue.

Mademoiselle Noiret était embarrassée de ce que je prisse la peine de la reconduire.—C'était si loin! dit-elle.

Je répondis, comme il convenait, que plus longtemps je jouirais de sa société et plus cela me serait agréable.

—Ah! dit-elle, ma société, monsieur! n'est rien moins qu'agréable. J'étais honteuse an milieu de tout ce monde en joie. N'y faisais-je pas triste figure?

—Vous ne faisiez assurément pas autant de bruit que les antres. Mais cependant...

—Non, ne dites pas cela! ne dites pas que j'étais gaie! dit-elle en m'interrompant, cela me fâcherait. J'ai fait aussi bonne contenance que possible, mais pourtant mon cœur était ailleurs. Mon cœur était auprès de ma mère, se hâta-t-elle d'ajouter.

—Votre mère est-elle malade, ou...

—Elle est vieille, monsieur, très-vieille. Si elle ne se fût pas bien portée, vous ne m'auriez point trouvée là. Mais comment donner toujours pour excuse à d'excellentes gens qui vous aiment, cette raison qu'on a une vieille mère? Je dois dire aussi que ce soir elle avait quelqu'un pour lui tenir société et qu'elle a voulu absolument que j'allasse à cette fête.

Suzette soupira.

—Votre mère est-elle donc si vieille? demandai-je. Vous êtes, à ce qu'il me semble, très-jeune encore.

—J'ai vingt-trois ans, monsieur, répondit-elle avec franchise, et ma mère en a soixante-cinq, mais elle a eu beaucoup de malheurs. Mon père est mort avant que je fusse née. Elle avait alors neuf enfants; depuis douze ans je lui reste seule, et maintenant elle ne peut pas grand'chose sans moi ... ni moi grand'chose sans elle.

—Et votre père?

—Mon père était fils d'un pasteur suisse; mais son père ne pouvait le faire étudier. Il avait une petite place au bureau des accises, et laissa ma mère dans l'indigence. Mais nous travaillons toutes deux. Depuis trois ans elle est reçue à l'hospice et c'est un grand bonheur. Et pourtant...

—Je crois, dis-je, que nous sommes à la porte de l'hospice. Faut-il frapper ou tirer ce long cordon de sonnette?

—Hélas! ni l'un ni l'autre, dit Suzette du ton le plus triste et comme si elle avait les larmes aux yeux; ni l'un ni l'autre. Ma mère demeure bien à l'hospice, mais moi non.

—Pourquoi non? demandai-je.

—Personne ne demeure à l'hospice avant devoir soixante ans, poursuivit Suzette; j'y viens le matin de très-bonne heure, dès que la porte s'ouvre, et je passe toute la journée auprès de ma mère, et je ne puis y coucher. Je dois sortir avant dix heures et même je ne puis y entrer après sept heures. Oh! que ne donnerais-je pas pour pouvoir encore souhaiter une bonne nuit à ma mère!...

Et elle regarda la porte fermée.

—Ma mère couche là toute seule dans sa maisonnette, continua-t-elle; sa plus proche voisine est tout à fait sourde, et s'il lui arrivait quelque chose! Voyez-vous, c'est là ma plus grande inquiétude; cela me tourmente et me poursuit toujours et partout!

—Mais si votre mère tombait malade, vous pourriez pourtant...

—Si elle tombait sérieusement malade, le médecin de l'hospice écrirait une déclaration qu'elle ne peut rester seule, et alors je pourrais coucher dans sa maisonnette. Mais cela me pèse horriblement que ma mère bien aimée puisse mourir tout d'un coup et que cela puisse arriver la nuit! Oh! je prie Dieu sans cesse que cela arrive pendant le jour... Je n'y survivrais pas!

Nous continuâmes notre chemin en silence.

—Je demeure ici, Monsieur! dit mademoiselle Noiret en essuyant ses beaux yeux en arrivant devant une regratterie, je vous remercie de votre bonté...

—J'espère, dis-je, que vous conserverez longtemps encore votre mère, et cela sans angoisses.

Elle me tendit silencieusement la main, et lorsque la lumière qui sortait de la petite boutique tomba sur son visage, je vis combien elle était pâle et affligée. Nous nous séparâmes.

Je trouvai la famille Kegge sur le point de se mettre à souper. Van der Hoogen était là et faisait scandaleusement la cour à Henriette, qui mettait en œuvre tous les artifices d'une coquette émérite; c'est là une science innée. On évita de parler des de Groot en présence du personnage en question, et ce ne fut qu'après son départ qu'on me demanda comment je m'étais amusé. Je me déclarai simplement satisfait de ma soirée sans entrer dans aucun détail, parce que je n'eusse pas voulu, pour tous les trésors du monde, entendre railler par une Henriette Kegge, les innocents bonheurs des de Groot, des Riel, Dekker, Hupstra, etc.


[1] Nom populaire de polichinelle en Hollande et en Flandre.

[2] Mot à mot; Douce chute; nom d'une enseigne de prédilection des pâtissiers et confiseurs néerlandais, qui représente un homme tombé, la tête la première, dans un baril de sirop, et dont on ne voit que les jambes. Cette enseigne se retrouve dans toute ville flamande ou hollandaise.

[3] Le paradis représente l'arbre du bien et du mal avec Adam, Eve et le serpent.

[4] Le duit vaut le douzième du stuiver, ce dernier fait la vingtième partie du florin; le florin vaut deux francs et dix centimes environ.

[5] Corneille.

[6] Abréviation plus ou moins élégante du mot délicieux.


VI

La grand'mère.

Lorsque, le lendemain après le déjeuner, j'entrai dans la bibliothèque, la 'vieille dame était assise auprès du feu dans un fauteuil large et bas, à siège et dossier de maroquin rouge, et qui appartenait probablement au mobilier de sa propre chambre. Une petite table était rapprochée du fauteuil et sur la table était ouverte une Bible anglaise in-octavo, dans laquelle elle lisait avec ferveur. Elle avait de plus un tricot en mains.

Le beau grand chien était encore couché à coté du fauteuil et la considérait attentivement. L'œil affectueux de l'animal suivait tous les mouvements de sa tête ou de sa main, soit qu'elle détachât le regard de la Bible pour compter les mailles du tricot, soit qu'elle tournât un feuillet du livre.

De toutes les personnes qui composaient la famille, c'était celle que je connaissais le moins, vu qu'elle ne paraissait jamais qu'au dîner et se retirait immédiatement après. Etait-ce seulement pour cela qu'elle éveillait vivement mon intérêt ou bien était-ce aussi son extérieur grave, calme, recueilli, les paroles rares, brèves, sensées, parfois un peu sévères qu'elle prononçait et l'attachement dévoué de son beau grand chien? Quoi qu'il en fût, j'espérais de tout mon cœur qu'elle engagerait la conversation avec moi.

Elle ne paraissait pas avoir remarque mon entrée et, pendant que je m'asseyais et que j'ouvrais mes livres, je l'entendis qui lisait à demi-voix en anglais ce beau passage de saint Paul:

«Car c'est en espérance que nous sommes sauvés. Or, quand on voit ce qu'on a espéré, ce n'est plus espérance, puisque nul n'espère ce qu'il voit déjà. Que si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons avec patience (Rom., VIII, 24, 25).»

Elle repoussa un peu la Bible et s'appuya contre le dossier du fauteuil, comme pour réfléchir à ce qu'elle venait de lire; elle répéta à voix basse ces paroles: «Si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons avec patience.»

Tout à coup elle s'aperçut de ma présence.

—Il faudra que vous—me tolériez aujourd'hui, Monsieur, me dit-elle; ou fait la toilette de ma chambre et quand cela arrive, je me tiens habituellement ici.

—Vous menez une vie fort retirée, Madame, répondis-je; ma présence vous gênera peut-être.

—Oh non! reprit-elle à haute voix, je suis assez forte. Ma tête est très-forte; notre race n'est pas aussi faible que cela. Mais je ne suis plus en état de vivre dans le monde; je suis devenue si sombre, si sérieuse. Je gênerais, j'ennuierais. Ce livre, dit-elle en montrant sa Bible, ce livre est ma société.

Elle se tut pendant quelques instants et caressa de sa main brune la tête du chien. Puis elle se redressa un peu dans son fauteuil.

—Vous êtes ici depuis deux jours déjà, monsieur Hildebrand, et la cause qui vous a amené à faire connaissance avec ma famille est de telle nature que.... Dites-moi, vous a-t-on déjà parlé du cher William?

—Je suis fâché, Madame, d'avoir à vous répondre négativement. Non, on ne m'a pas encore dit un mot de William.

—Je le pensais bien! s'écria-t-elle en frappant ses mains l'une contre l'autre et poussant un profond soupir. Puis elle sourit tristement et ajouta:

—Je le savais bien! ah, je le savais bien!

Elle regarda mélancoliquement son chien qui, comme s'il comprenait ses plaintes, posa les pattes de devant sur ses genoux et leva la tête à la hauteur du visage de sa maîtresse pour la caresser.

—Et pourtant il n'y a pas trois ans qu'il est mort! Diane! dit-elle en prenant la patte du chien; il n'y a pas trois ans que le cher Bill est mort. Je parie, ajouta-t-elle d'une voix expressive, que le chien ne l'a pas encore oublié.

Elle tomba pendant quelques instants dans une méditation que je n'osais troubler. Elle éclata enfin:

—Il m'était cher comme la prunelle de mes yeux! C'était mon favori, mon bien-aimé, mon trésor!

Puis d'une voix plus calme elle ajouta:

—C'était un bon jeune homme, un excellent jeune homme, n'est-ce pas, monsieur Hildebrand?

—C'est bien vrai! dis-je.

—Quand il partit, continua la grand'mère, il y eut comme une voix mystérieuse qui murmura en moi que je ne le reverrais plus, et Diane le retint par son manteau. N'est-ce pas, Diane? Bill n'eût pas dû partir. Il eût dû rester, il eût dû vivre auprès de sa vieille grand'mère. Et si, même là-bas, il eût été condamné à mourir, du moins sa grand'mère eût pu lui fermer les yeux. Tandis qu'ici, qui a rempli cette tâche sacrée?...

Quel bien cela me fit au cœur de pouvoir lui dire que c'était moi!

—Vraiment? demanda-t-elle avec un doux sourire. Je vous porte envie.

Et elle arrêta longuement sur moi un regard mélancolique.

—En partant, il m'a laissé ce mouchoir! dit-elle, après quelques instants de silence, en montrant le foulard qu'elle portait au cou. Il avait passé la porte, mais il revint pour le prendre. Il en avait bien besoin le pauvre garçon, car je pus le tremper de ses larmes. J'essuyai ses yeux et voulus garder le mouchoir. Ce mouchoir et ces lettres sont ma seule consolation!

Elle ouvrit sa Bible en différents endroits et me montra les lettres qu'elle avait reçues de William et qu'elle conservait dans le livre. Elle en prit une et en considéra l'adresse un moment.

—Il avait une jolie écriture, n'est-ce pas? dit-elle; et elle me tendit la lettre.

Je lus l'adresse. Il y avait dessus: A madame E. Marrison. E. M., c'étaient les initiales gravées sur la bague qu'il m'avait donnée à son lit de mort. E. M...., j'avais rattaché tout un roman à cette bague; j'avais lu dans ces lettres le nom d'une jeune fille adorée, qui jadis avait ouvert à William son cœur virginal. Mais combien ne devenait pas plus touchant ce gage de simple affection entre la grand'mère et le petit-fils! Bien qu'autrement je ne portasse pas la bague, je l'avais mise depuis les quelques jours que j'étais à R ... Je l'ôtai de mon doigt et dis:

—Il m'a donné ce souvenir à son lit de mort, en me le recommandant comme une chose qui lui était bien chère.

Le visage de la vieille femme s'illumina; pour la première fois des larmes parurent dans ses yeux, qui jusque-là avaient gardé une expression si austère.

—Ma bague! s'écria-t-elle... Oui, ma bague! Je la lui ai donnée pour le mouchoir de poche. L'a-t-il toujours portée?

—Jusqu'à peu d'heures avant sa mort.

—Et il disait qu'elle lui était bien chère? Cher enfant! Il a consacré ses dernières forces à dire cela? Et ses dernières pensées ont été aussi à sa grand'mère?—Vois-tu Diane, dit-elle au chien, c'est la bague de ta maîtresse que le cher Bill a portée. Il ne nous a pas oubliées, Diane, et nous ne l'avons pas oublié non plus, quoique... Ah! Monsieur, poursuivit-elle, au commencement, ma fille était si vivement affligée; mais elle ne sent pas profondément; elle était la dernière venue, la seule qui me reste, mais non la plus sensible de mes enfants. Et puis, elle avait tant d'enfants, elle. Mais moi j'avais donné mon cœur à William; il portait le nom de son grand père, mon brave William à moi. Il était toujours si confiant, si aimable, si tendre, si bon pour moi. C'était un excellent jeune homme. Que faisons-nous ici sans lui, Diane?

Elle fit encore une courte pause,

—Kegge est un bonhomme! continua-t-elle. Il est bon, il est cordial, il est sensible, mais il est rempli de fausse honte; il ne veut pas qu'on voie jamais une larme dans ses yeux. Il chasse le meilleur sentiment par respect humain. Lorsqu'il épousa Anna, celle-ci était une enfant, une enfant folâtre qui courait dans la plantation avec six jeunes chiens. Il ne l'a ni développée, ni dirigée; elle prévient tous ses désirs, elle se règle en tout d'après lui; soumise à son influence, elle n'ose se montrer autrement que lui. Parfois, je suis dure envers Kegge, et c'est pourquoi j'aime mieux vivre seule. Il ne me comprend pas; et puis jamais, jamais un mot sur le cher William!—Mais nous parlons de lui, n'est-ce pas Diane? Et elle caressa doucement la tête du chien. Nous parlerons de lui. Il était si bon pour le chien, et le chien avait joué de si bonne heure avec lui... Quand je regarde longtemps le chien il me semble voir le petit Bill jouer avec lui.

Elle reprit la bague.

—Je vous la rendrai quand vous partirez, dit-elle, mais laissez-la moi encore pendant quelques jours.

—Gardez-la toute votre vie, Madame! m'écriai-je. Vous y avez des droits plus grands et fondés sur un sentiment plus tendre que les miens.

Et je lui tendis la main.

—Toute ma vie! répondit-elle. Je voudrais bien que ce ne fût pas longtemps. Je ne puis m'accommoder de ce pays-ci. Mon père était Anglais, mais ma mère était de race indienne, c'était une indigène. Ici l'air est trop pesant pour moi, et le soleil n'a pas de chaleur. Si vous saviez combien cela m'a coûté de quitter les Indes. Mais mon enfant unique et la tombe de mon petit-fils m'attiraient ici. Et puis, on ne voulait pas me laisser seule là-bas. Je ne pouvais demeurer dans la maison où j'avais vu William sous mes yeux, où je l'avais vu galoper sur son petit cheval. Je voulais voir sa tombe; je désire dormir à côté de lui dans là terre étrangère.

Diane, qui avait de nouveau posé la tête sur ses genoux, te releva lentement et regarda tristement sa maîtresse. Il y avait une question dans ses yeux:

Et que deviendra donc Diane?


VII

Le fameux jour où, comme l'avait dit le charmant, tout ce qui avait du goût en ville, et j'ajoute, faisait partie de la société Mélodia, devait être jeté en extase par le jeu de mademoiselle Henriette Kegge, la jolie fille du riche Indien, ce fameux jour était arrive.

Le matin, de bonne heure, le piano avait été transporté dans la salle de concert pour l'acclimater, et M. Van der Hoogen était allé lui-même l'y recevoir; même il avait été quelque peu martyr de cette complaisance, vu que les compagnons ébénistes qui avaient apporté l'instrument avaient, en installant celui-ci, laissé tomber un de ses pieds sur les cors de notre personnage, ce qui lui avait fait un mal des plus affreux.

Le papa s'était permis, une fois ou deux, au dîner, de faire remarquer que sa fille pâlissait un peu quand on parlait du concert, chose qui, d'ailleurs, arrivait très-souvent; mais elle refusa absolument d'en convenir, et elle eût même fini par se mettre en colère si la plaisanterie avait continué.

Immédiatement après le dîner, on se mit à la toilette, et vers six heures et demie, la belle Henriette descendit toute parée. Elle avait une robe de gros de Naples, très-décolletée, de couleur jaune, tirant légèrement sur le brun, et un rang de petites perles de même nuance s'entrelaçait dans ses cheveux; elle ne portait aucun autre ornement.

Maman Kegge était beaucoup plus éblouissante. Sa petite tête ployait sous une grosse toque chargée d'un oiseau de paradis; à ses épaules était suspendue une chaîne d'or que pouvait peser le double de celle quelle portait habituellement, et avec laquelle je crois qu'elle couchait, et sa robe n'était rien moins que rouge feu.

La petite Anna était vêtue de blanc; mais elle aussi était attachée à une chaîne d'or. Les deux petits garçons étaient mis comme d'ordinaire, mais il me parut qu'il n'était pas rigoureusement nécessaire que chacun d'eux eût en poche une montre d'or à cylindre, que ni l'un ni l'autre ne savaient remonter, et sur laquelle l'un d'eux seulement savait voir à demi l'heure qu'il était. Si encore ces montres les eussent rendus heureux, je les leur eusse volontiers passées à titre de jouet, mais ils étaient tout à fait blasés sur ce point.

—N'êtes-vous pas bien content d'avoir cette jolie montre? demandai-je à l'aîné.

—Ma foi, non! répondit le cadet.

Quand sept heures sonnèrent M. Kegge voulait absolument partir, mais Henriette insista pour qu'on attendît jusqu'à sept heures et quart.

Le charmant vint encore en toute hâte; il était plus charmant que jamais. Les manches de l'habit brun qu'il avait endossé étaient plus courtes encore que celles de son habit vert; ses manchettes rabattues étaient plus apprêtées et plus raides que d'habitude; ses gants étaient plus jaunes que jamais; son gilet exhibait, en rouge et en noir, un chatoyant dessin de proportions gigantesques; il plaça son lorgnon dans le coin de l'œil pour prendre inspection d'Henriette:

—C'est à tomber à genoux! s'écria-t-il. Vous êtes toute charmante! Madame Kegge, votre fille vous fait honneur!

Henriette allait çà et là dans la chambre et parlait de temps en temps avec le perroquet, pour faire montre de son calme, calme que démentait une consultation répétée et à la fin exagérée de la pendule, qui marqua enfin le quart après sept heures. La voiture attendait, et nous partîmes pour la salle du concert.

Le charmant nous attendait dans le vestibule, il offrit le bras à Madame Kegge; je les suivis avec Henriette, et bientôt nous entendîmes ce brouhaha de voix qui précède l'ouragan de l'orchestre. L'arrivée de la famille causa quelque émoi parmi les jeunes gens, qui se trouvaient au fond de la salle, et qu'en passant, M. Kegge saluait à pleine voix. En général, le nabab parlait sur un ton un peu trop haut et trop péremptoire pour un lieu public.

—Van der Hoogen! où vont se placer ces dames? Un peu en avant, j'espère. Il ne faut pas qu'Henriette ait une si longue promenade à faire, quand il lui faudra jouer. Ce sera bien ici, me semble-t-il, sur ces trois chaises, Henriette au coin, maman au milieu, et les gamins là.

Il promena autour de lui un regard triomphant pour voir l'effet que produirait cette façon dégagée de parler sur les hauts et puissants seigneurs qui se trouvaient dans son voisinage.

On s'assit. Une quantité de lorgnettes se mirent en mouvement et se braquèrent sur la jolie mademoiselle Kegge, nombre de têtes de dames, qui étaient engagées dans un entretien animé, se tournaient de temps en temps vers Henriette, sans vouloir pourtant paraître songer à la regarder. Plusieurs contemplaient avec stupéfaction la toque de madame; d'autres riaient, à l'abri de leurs mouchoirs brodés, de l'air important et affairé de monsieur; quelques-unes se poussaient du coude à l'intention du charmant.

—Mademoiselle Nagel est-elle ici aussi? demanda Henriette en laissant descendre un peu son boa de couleur foncée; dans ces derniers jours, elle s'était beaucoup préoccupée de la noble demoiselle dont elle venait de prononcer le nom.

—Pas encore! répondit Van der Hoogen, en laissant tomber de l'œil comme une grosse larme son lorgnon. Pas encore, mais elle viendra sans aucun doute. Hier encore, j'ai fait une visite chez le baron:—Van der Hoogen, m'a-t-elle dit, je languis après demain soir! Et tenez, la voilà justement... Elle viendra dans votre voisinage; charmant! charmant!

La dame que le fat désignait comme mademoiselle Constance fut introduite par un gentilhomme d'un certain âge; la tête de celui-ci était presque chauve, mais garnie encore sur les tempes de quelques minces touffes de cheveux blancs comme neige, et qui donnaient à son visage coloré un air très-imposant. Constance elle-même était une belle jeune femme de vingt-six à vingt-sept ans. Jamais je n'ai vu plus noble et plus grand air. Ses cheveux châtain foncé étaient arrangés de la façon la plus simple. Son front élevé se rattachait à un nez légèrement arqué et formant avec celui-ci la plus belle ligne qu'on pût voir. Ses grands yeux bleu de ciel étaient bordés de longs cils noirs, qui donnaient à son regard une douceur et une gravité extraordinaires, et la pureté de dessin de ses sourcils de même nuance était vraiment digne d'envie. Sa bouche eût eu quelque chose de dur si la bienveillance de son limpide regard n'en eût corrigé l'expression. Elle était de moyenne taille, et se tenait très-droite, sauf qu'elle penchait peut-être un peu, non pas le col, mais la tête. Elle portait une robe gris pâle, et une courte mantille de soie blanche garnie de duvet de cygne couvrait élégamment ses épaules larges et bien faites. Vraiment, ce n'était là ni la figure, ni le regard, ni la tournure, ni la toilette d'une jeune fille de qui on pût dire qu'elle était folle des marabouts de mademoiselle Kegge, ni qu'elle languissait dans l'attente d'un concert.

Elle choisit sa place un rang ou deux avant celles de nos dames, et bien que Van der Hoogen eût qualifié de charmante cette circonstance, tant qu'elle était en perspective, je crois qu'il s'en trouva plus ou moins gêné. Quelque volontiers aussi qu'il eût voulu la mettre en évidence quand il alla faire son compliment à mademoiselle Nagel (il le fallait bien!) nous nous aperçûmes peu ou point de la familiarité dont il s'était vanté si haut. La demoiselle répondit à sa profonde révérence par un roide salut qui le retint à la plus déplorable distance, et, pour autant que je pus le remarquer, il y eut dans le peu de mots qu'elle daigna lui répondre, beaucoup de monsieur, et point de Van der Hoogen, non plus que de langueurs ou autres choses semblables. Il était évident que le charmant appelait respectueusement son attention sur Henriette, mais elle était beaucoup trop polie pour se retourner brusquement, et ce ne fut que beaucoup plus tard, lorsque Van der Hoogen l'eut quittée pour aller accorder son violon (il était membre exécutant), qu'elle tourna vers nous sa belle tête et jeta un regard sur Henriette au moment où celle-ci me disait à mi-voix que mademoiselle Nagel devait avoir certainement une trentaine d'années. La petite Anna aussi faisait déjà ses remarques sur la société, et plaisantait sur le compte d'une dame âgée qui, selon elle, avait l'air d'une folle avec sa bayadère de jais.

Deux ou trois coups de timbales retentirent, puis entrèrent en jasant et riant, et cela d'autant plus qu'ils se trouvaient embarrassés par cette mise en évidence, ce mélange de virtuoses et de dilettantes qui, dans un concert, unissent ordinairement leurs forces pour enchanter tous les cœurs. Ils prirent place derrière leurs pupitres respectifs, et alors commença cette effroyable, agaçante et criarde musique de chats, qui semble devoir précéder nécessairement toute jouissance musicale. Le bruit cessa dans la salle; chacun s'installa. Les messieurs et moi dans le nombre, se retirèrent dans le fond de la salle, à l'exception d'un seul jeune homme qui se mit à poser et à lorgner; il ne manquait d'ailleurs pas de regards irrésistibles ni de tailles à tout séduire! Il se fit un silence de mort. Le chef d'orchestre leva son bâton d'ébène et la symphonie commença. C'était naturellement la symphonie tel numéro de Beethoven.

Goethe[1] avait bien raison de dire que la physionomie et l'attitude du musicien trouble toujours la jouissance musicale et que la vraie musique ne devrait frapper que l'oreille; je partage son avis, en ce point que tout ce qui râcle, souffle ou chante qualitate quâ, devrait être invisible. Rien n'est assurément plus laid, que de voir une foule d'hommes portant des redingotes, des habits, et parfois des épaulettes; l'homme à cheveux noirs, blonds, gris, roux ou dépourvu de toute espèce de cheveux, faisant mille contorsions des yeux et de la bouche, se fatiguant et s'éreintant ensemble derrière un nombre égal d'instruments de bois et de cuivre, jusqu'à ce que leur visage se marbre ou se bleuisse, pour produire un effet si peu proportionné, pourrait-on dire, mais assurément si peu analogue aux moyens. Une dame spirituelle me disait un jour, qu'elle se sentait avoir faim en voyant le mouvement d'un archet; mais que n'éprouve-t-on pas lorsqu'on est sous le coup du va-et-vient de vingt-cinq archets, et de tous les mouvements des joues, des bras et des mains qu'offre un orchestre complet. En vérité il faudrait placer devant un paravent. L'ensemble harmonieux des sons devrait nous arriver du fond d'un mystérieux réduit, ou nous devrions écouter un bandeau sur les yeux. Mais qu'adviendrait-il alors des toilettes et des jolis yeux?

Cependant je dois contredire Goethe sur ce point qu'il affirme, que le sens de la vue n'a rien à faire avec la musique, car je dois faire à mes lecteurs l'important aveu que je vois vraiment la musique, et que j'ai la certitude qu'en prêtant quelque attention à leurs sensations et à ce qui se passe dans leur âme, ils découvriront la même chose. Il y a des tons et des accords qui se présentent à mes yeux sous la forme d'étincelles, de lignes larges ou étroites, d'épingles crochues, de serpents et de tire-bouchons; d'autres ressemblent à des éclairs, à des nœuds d'amour, à des craquelins[2], à des queues de porc, à des rayons, à des zig-zags, et je vois la possibilité de rendre par des figures tout un morceau de musique. Je prie celui qui ne comprend pas cela, de se pénétrer qu'il vit dans un siècle où il faut comprendre des choses semblables; et, s'il a étudié l'histoire ecclésiastique, qu'il se rappelle les hésychiens qui contemplaient leur estomac jusqu'à ce qu'ils y dissent rayonner une mystérieuse lumière.

Trois des parties qui constituent ordinairement une symphonie étaient jouées, quand je me sentis doucement taper sur l'épaule. Je me retournai, et j'aperçus le bras et la figure du bon pâtissier qui avait fait usage de sa carte d'entrée, mais qui avait trop de bon sens pour faire valoir sa parenté en cette occasion, et par conséquent ne s'était pas approché des membres de sa famille. O riches familles qui comptez des parents pauvres, si tous les cousins étaient aussi réservés! mais la plupart crient leur parenté sur les toits, et ne se laissent arrêter par aucune considération.

—N'est-ce pas le tour de la cousine Kegge? me dit à l'oreille de Groot, dont le virage exprimait un parfait contentement.

—Non, répondis-je, pas de longtemps encore.

—Je vous assure le contraire, reprit-il, à moins que son papier rouge ne mente. Voyez, dit-il, elle est la quatrième et nous avons déjà eu trois morceaux.

Le bon de Groot avait pris l'une des parties de la symphonie pour un morceau de cor obligé.

Je le tirai de son erreur, et il m'avoua s'être dit aussi;—Comme on entend peu ce cor!

L'artiste au cor parut à son tour, tout de noir habillé, et avec de longs cheveux bouclés et luisants de pommade. Il s'inclina d'un air rébarbatif et fit une mine comme s'il nous méprisait tous. Cela lui allait très-mal, car il gagnait ce soir là une bonne poignée d'argent, et bien que je sache que l'air ne se saurait trop payer, je suis pourtant d'avis que, pour l'argent qu'on donne et le bon accueil qu'on fait, on pourrait avoir au moins une figure polie. Les connaisseurs tendirent la tête, portèrent la main au pavillon de l'oreille, et se mirent à crier: Chut! Chut! quand les jeunes dames se permettaient de chuchoter; celles-ci portaient alors leur mouchoir de poche aux lèvres, sur quoi les vieilles dames regardaient d'un œil mécontent. Monsieur Regge était particulièrement prodigue de Chut! et l'on pouvait lire sur son visage que, de ce chef aussi, il se considérait comme tout à fait indépendant de toutes les nobles et puissantes dames possibles.

L'artiste gonfla ses joues, se fit sortir les yeux de la tête, et remplit son cor au ravissement général de ceux des assistants qui aimaient le cor, bien qu'il y en eût un certain nombre qui, avec une physionomie entendue et significative, assuraient que ce n'était pas Pot de vin, chose dont l'évidence était d'ailleurs surabondamment établie; par le programme. Ce qui me parut distinguer particulièrement le jeu de l'artiste, c'était que le son de son cor ressemblait à tous les sons qui sortent ordinairement d'autres instruments. Tantôt il grondait comme un basson goutteux, puis il éclatait comme un cor de chasse, puis il avait le babil nasillard de l'intrigant hautbois et le cri retentissant de la trompette, et voire même de temps en temps le son aigu d'une flûte hystérique; mais rarement il ressemblait à ce qu'il était en réalité, c'est-à-dire un cor à clefs. Une fois les sons devinrent tellement bas, tellement atténués, que si je n'avais vu se mouvoir les doigts chargés de bagues du virtuose, j'eusse juré qu'il ne se passait rien du tout. En cette occasion du moins, il était bon que le musicien fût visible. Je pris grand plaisir pendant ce morceau, à observer un gros monsieur placé derrière l'orchestre, lequel monsieur avait engagé le célèbre artiste, et adressait à tous les membres de la société des clins d'œil, qui devaient à la fois leur attester combien il trouvait la chose magnifique, et leur demander si eux aussi ne la trouvaient pas magnifique; j'eus non moins de plaisir à contempler un grand jeune homme placé auprès de moi, et qui avait des cheveux, noirs et des joues pâles: il fermait religieusement les yeux, frappait la mesure de la pointe du pied, puis faisait une figure qui disait: Comment cela est-il possible? et il éprouvait une terrible envie de raconter à chacun combien il était familier avec le célèbre artiste, combien celui-ci était fort au billard, combien c'était un homme aimable, et à quelle bonne famille il appartenait; comme quoi il jouait uniquement parce qu'il ne pouvait s'en passer, comme quoi il avait reçu d'une princesse une tabatière merveilleusement belle, comme quoi lui-même en personne, avait assisté à la répétition, et comment l'artiste lui avait dit de sa propre bouche que ce même cor dont il jouait lui avait coûté mille florins.

Un grand mouvement se fit à l'orchestre. On recula je ne sais combien de pupitres. Le concierge de la salle de concert vint d'un air important placer deux bougies sur le piano, et monsieur Van der Hoogen ouvrit celui-ci, y plaça la musique et tira de dessous le tabouret. Tous les messieurs quittèrent l'orchestre et vinrent se joindre à nous au fond de la salle à l'exception du contrebassiste, vieillard qui releva ses lunettes sur son front, et du timbalier qui se campa les mains sur les hanches. Monsieur Van der Hoogen descendit pour s'acquitter de sa mission en allant chercher Henriette. Elle était fort pâle et je la soupçonnai de n'avoir pas pris grand plaisir au morceau de cor obligé. Monsieur Van der Hoogen la prit par le petit doigt et la conduisit sur l'estrade, Elle fit une révérence très-gracieuse pour une artiste-amateur, mais qui n'allait pas jusqu'à s'incliner profondément, comme une actrice, non plus que jusqu'au séduisant sourire stéréotypé en pareil cas sur le visage de celle-ci. Elle s'assit ensuite devant l'instrument au milieu de bruyants applaudissements et d'un tumultueux mouvement en avant des messieurs, ôta ses gants et laissa courir ses charmantes mains sur les touches.

Les premières mesures se ressentirent du battement irrégulier de son pouls, mais peu à peu elle se remit; elle reprit ses couleurs naturelles et joua, comme si elle se trouvait à la maison, avec la merveilleuse agilité qui caractérisait son jeu.

—C'est vraiment un miracle que des doigts humains puissent faire cela! me dit tout bas de Groot, après que le brave homme fut un peu revenu du saisissement que lui avait causé l'apparition d'Henriette. C'est comme si elle maniait des fuseaux. Regardez, elle jette ses bras l'un au-dessus de l'autre, comme si de rien n'était! Et elle tape ferme aussi! C'est prodigieux! dit-il, lorsqu'après avoir longtemps joué des deux mains dans les tons bas, elle frappa soudain, sans jeter les yeux sur le clavier, les touches de l'octave la plus élevée:—Diantre! cela va vite maintenant; c'est comme si on entendait couler une gouttière!

Monsieur Van der Hoogen se penchait sur le piano à un angle de cent trente degrés au plus, et se rendait utile en tournant les feuillets, mais quand il fut arrivé au dernier, il prit une ravissante attitude, une main posée sur le piano, l'autre appuyée sur le côté, tandis qu'il laissait errer dans la salle ses vilains yeux d'un air séducteur, comme s'il y voulait faire, en passant, la conquête d'une douzaine de cœurs.

Le morceau était fini. Henriette se leva et remercia d'un air fier pour les applaudissements qui ébranlaient la salle. Le charmant la reconduisit à sa place et partagea son triomphe. Le vieux Kegge avait des larmes dans les yeux et le charmant lui serra la main. Cela avait été, dit-il, incroyablement charmant! Henriette se laissa jeter par madame Kegge son boa sur les épaules et joua avec les bouts de celui-ci; puis elle se mit à parler à la petite Anna, de sorte que tout le monde fut surpris de voir une jeune dame «qui jouait si parfaitement et qui était si bonne pour sa petite sœur.»

Le bruyant final de la symphonie, dans lequel les timbales et les trompettes jouèrent un grand rôle, termina la première partie du concert de la société Mélodia et la pause commença.

Ce n'est pas le moment le moins intéressant d'un concert que celui où le brouhaha dissonant des voix remplace les harmonieux accords des instruments. Les dames préfèrent toujours un morceau de moins au programme à une réduction de la durée de la pause, et il n'y a pas lieu de s'en étonner, quand on songe à quelle démangeaison de parler, à quelles amourettes, à quels empressements, à quelles ambitions, à quels désirs de briller et de plaire, la pause donne carrière et satisfaction.

Si l'on avait une balance dans l'un des plateaux de laquelle on pourrait empiler toutes ces envies, tous ces désirs réunis, et qu'on plaçât dans l'autre le sentiment de la musique ou même si vous le voulez, seulement l'attention qu'on lui porte, ce dernier plateau s'élèverait à coup sûr.

Certes ce fut un moment intéressant, que celui où commença cette bourse dont les politesses et les bavardages étaient les marchandises, et où se forma cette mêlée galante. Les têtes blondes et brunes, les plumes et les fleurs se levèrent, les fronts étoilés prirent leur course, et les rangs si réguliers d'abord de belles et de mères de belles, pulchrarum matrum filiœ pulchriores et vice versa se rompirent pour faire place à des groupes charmants d'où rayonnaient des yeux pleins d'éclat et d'où s'élevaient de petits rires joyeux. Alors commença ce pèlerinage des jeunes gens, chacun à la recherche de sa prima-donna, de sa reine du bal, l'un avec un sourire, l'autre avec un visage sentimental, le troisième avec un battement de cœur et le quatrième avec un toupet relevé; l'un ayant l'air mécontent, l'autre bête, le troisième myope pour cacher son embarras; l'un jetant de prime-abord ses filets sur toutes les jolies personnes, l'autre ayant l'air de voltiger à la ronde pour procéder d'une façon plus éclectique; l'un comptant sur la magique influence de l'étroit gilet qui dessine les grâces de son buste, l'autre croyant posséder un philtre sous forme de pommade à l'œillet, le troisième se fiant à ses gants comme à un talisman, tandis qu'un seul s'imaginait se rendre fort intéressant en prenant une physionomie boudeuse et en jetant un regard de pitié sur tous ces empressements.

Je fis de mon mieux pour m'approcher d'Henriette qui se trouvait au milieu d'un cercle de messieurs dont elle connaissait une partie, et dont l'autre partie ne lui avait jamais adressé la parole, mais profitait de cette occasion pour lui dire une amabilité. Chacun d'eux se déclarait également ravi, et le charmant ne quittait pas Henriette. Je fis aussi mon compliment à celle-ci, puis je me laissai balloter d'un coin à l'autre, manœuvre qui me valut l'avantage de voir et d'entendre bien des choses qui m'intéressaient ce soir-là.

—Ils feront tourner la tête à cette demoiselle Kegge, n'est-ce pas ainsi qu'elle se nomme? disait une dame d'un certain âge, coiffée d'une toque de gaze noire... C'est dangereux pour une personne si jeune.

Et elle pinça la bouche si fort, mais si fort, qu'on eut dit qu'elle ne voulait plus y laisser entrer rien de toute la soirée.

—Oh, je trouve qu'elle sait se donner un air fort intéressant! répondait une jeune dame au dire d'un monsieur d'âge moyen, qui déclarait mademoiselle Kegge très-jolie, mais ce soir il me semble qu'elle n'est pas dans son beau jour.

—Connaissez-vous cette famille Kegge? demandait un autre à un jeune homme, et il faisait peser sur le nom un poids de mille livres.

—Je vous demande pardon, répondit l'autre: je ne sais rien de ces gens-là, sinon qu'ils sont fort riches ... mais, continua-t-il en baissant la voix, ce sont des gens de rien, de rien absolument! Le grand père était épicier ou quelque chose comme cela dans cette ville, et le père ... le père a fait fortune aux Indes.

—Je trouve aussi qu'il est facile de s'en apercevoir! dit un troisième qui avait entendu la conversation, bien qu'il eût le dos tourné et qui montra lui-même une physionomie qui n'était rien moins que distinguée.

—Je n'aime pas ces yeux-là! entendis-je dire d'un autre côté par une demoiselle d'une trentaine d'années, dont le regard était des plus ternes et des plus insignifiants.

Mademoiselle Van Nagel paraissait fort satisfaite du jeu, mais ne se prononçait aucunement sur celle qui avait joué.

J'admirai parmi la foule de jolies femmes d'un certain âge, l'une d'elles qui, douée de l'extérieur le plus séduisant et ayant les manières les plus gracieuses, était l'objet de l'empressement général. Tous les messieurs venaient s'incliner devant elle et toutes les dames s'y faisaient conduire l'une après l'autre. Les jeunes personnes faisaient tout leur possible pour s'approcher d'elle ou lui faisaient signe, avec un visage souriant, que cela leur était impossible. Elle donnait en quelque sorte audience solennelle. A plusieurs reprises elle voulut se rasseoir, mais chaque fois qu'elle s'y décidait, apparaissait toujours une nouvelle personne qui venait lui présenter ses hommages, et j'admirais en silence la bonne grâce avec laquelle elle se tournait à l'instant vers le nouveau venu et répondait une fois de plus à ses propos insignifiants, qui sans doute ne faisaient que reproduire les conversations tenues par tous ceux qui l'avaient précédé. Sa fille, qui devait à peine avoir atteint sa seizième année, se tenait à côté d'elle et paraissait avoir hérité, dans la mesure de son âge, de la gracieuse amabilité de sa mère. Ce qui donnait le plus grand charme à l'urbanité de ces dames, c'était la simplicité et l'absence de contrainte, l'affabilité et la bonne humeur qui leur étaient naturelles et qui ne pouvaient venir que d'une âme aimante et sympathique et d'un cœur calme et content. Ce fut pour moi un véritable plaisir de les observer et je ne pus m'empêcher de songer avec dédain au faux raisonnement d'une foule de gens qui se prétendent connaisseurs du cœur humain et qui veulent que la politesse soit toujours de la bassesse et la bienveillance de l'hypocrisie. En vérité, la sociabilité de bon aloi, le bon ton, l'exquise affabilité quand elles portent un cachet d'harmonie avec toute la personne, sont en même temps une haute qualité et un éminent mérite, et je voudrais bien qu'on sentit généralement comment on peut s'y prendre pour concilier les lois du savoir-vivre avec celles de la plus pure moralité et du sentiment le plus délicat. L'abus qu'en font les intrigants et les hypocrites, n'empêche pas que ce ne soit un des plus beaux privilèges de l'humanité, une des plus éminentes différences qui nous élèvent au-dessus dos instincts brutaux de l'animal.

J'ai appris dans la suite que la maison de cette aimable femme était un lieu de réunion où jamais on ne s'ennuyait, et que non-seulement elle recevait beaucoup de monde, mais encore qu'elle était l'âme de la société qui fréquentait sou salon et savait pénétrer celle-ci de la grâce séduisante qui lui était innée.

En suivant le torrent, je fus entraîné parmi de nombreux groupes où l'on échangeait des compliments réciproques; dans le voisinage, de timides jeunes gens qui s'enhardissaient jusqu'à rendre à des dames, à eux parfaitement inconnues, des services inutiles, tels que ramasser des boas qui n'étaient pas tombés et disposer les châles sur des chaises dont on n'avait pas encore besoin;—je vis aussi de nombreux groupes de jeunes filles qui se moquaient de tout le monde. Çà et là une vieille dame se tenait assise ou debout devant sa chaise an milieu de la jeune génération, immobilis in mobili, se souvenant des jours où elle aussi était plus alerte, s'imaginant peut-être qu'elle pourrait être plus alerte si elle le voulait, ou se réjouissant de ce que ses enfants étaient comme elle avait été jadis, ou encore déclarant que la pause avait duré assez longtemps.

J'atteignis ainsi la porte et rendis visite à la salle du café. Là les rangs étaient plus confondus et surtout parmi les membres exécutants, on trouvait des gens de toute condition. La musique, la passion des glaces et le tabac, font disparaître toute considération de personne. Là, toutes sortes de fumeurs fumaient avec acharnement; les uns fumaient la pipe, d'autres le cigare, d'autres le jonc[3]; les uns soupiraient depuis longtemps après ce bonheur, les autres le faisaient uniquement pour être moins incommodés par la fumée d'autrui. Les uns ne pouvaient s'en passer, les autres pouvaient indifféremment le faire ou s'en passer et pour ce motif même le faisaient d'autant plus; les uns étaient esclaves de ce besoin factice, les autres s'y assujettissaient volontairement. Les petits Kegge se faufilaient dans la foule et en vérité chacun d'eux avait aussi un cigare à la bouche, ce qui faisait rire aux éclats leur père.

—Cette demoiselle Kegge joue admirablement, n'est-ce pas? dit un monsieur comme il faut en retirant son violon de l'étui pour se préparer à la seconde partie; il s'adressait à un amateur, gros personnage à extérieur vulgaire, que j'avais vu à l'orchestre soufflant dans un cor.

—Elle joue si vite que c'est à vous faire tourner la tête! répondit le cor.

—Et avec beaucoup de goût, beaucoup de goût! s'écria un brave bourgeois qui jouait de la flûte.

—Du goût? s'écria à son tour d'une voix criarde un petit monsieur qui faisait flamber un verre de punch, du goût, pas tant! elle joue avec une vitesse de tous les diables ... ficelle! histoire de briller!

—Beau piano, n'est-ce pas? entendis-je dire dans un autre coin, par un membre exécutant.

—Oui, et jolie fille aussi! répondit un membre honoraire.

—Fi, vieux libertin, à quoi songez-vous là? dit le premier interlocuteur.

Ainsi va-t-il quand on joue dans les concerts. Pourquoi ne pas y renoncer plutôt?

La seconde partie n'offrit rien qui fût particulièrement digne de remarque. Un élégant officier de grosse cavalerie parut sur l'estrade en costume bourgeois et en gilet blanc et chanta une couple de coquettes romances qui tour à tour descendaient très-bas et montaient très-haut, qui étaient chantées avec une figure souriante se donnant alternativement des airs de malice et de galanterie, mais dont l'air et les paroles s'accommodaient aussi peu avec les épaisses moustaches du chanteur qu'avec les mouvements vers le ciel ou vers la terre imprimés par lui au papier qu'il tenait des deux mains. Nous eûmes ensuite une fantaisie pour violoncelle par un Allemand à tête aplatie et à lunettes d'or, et le concert finit, comme doit finir tout honnête concert, par une ouverture.

La porte de la salle s'ouvrit et l'atmosphère chargée de parfums, fut purifiée par un courant d'air sensible. Les boas elles pèlerines furent relevés. Les céphalides furent nouées sur des têtes auxquelles elles allaient très-bien ou tenues par des mains charmantes; et les jeunes gens qui avaient compté conduire telle ou telle belle à sa voiture, avec le ferme propos de rêver de ce bonheur pendant la nuit, cherchaient depuis des heures à s'assurer une bonne position. Les messieurs qui avaient des dames se fâchaient de ce que leurs voitures arrivassent si lentement, et ceux qui avaient des chevaux s'inquiétaient de ce qu'il leur faudrait peut-être attendre longtemps; les jeunes filles étaient tristes que cela finît si tôt, et quelques messieurs poussaient l'audace jusqu'à dire qu'il serait charmant de transformer la salle de concert en salle de bal et faisaient un séduisant tableau des bonheurs qui en résulteraient.

Van der Hoogen était toujours avec nous et se pressait autant que possible contre le bras gauche d'Henriette. Elle était fort aimable pour lui et badinait et riait sans cesse; mais quand le laquais annonça d'une voix de stentor la voiture de monsieur Kegge, elle fit soudain un demi-tour, et, dans un accès de capricieuse coquetterie, elle s'empara de mon bras. A dater de ce moment le charmant me détesta. Henriette promenait autour d'elle un regard triomphant. Monsieur Kegge qui était pressé nous suivit avec madame, et Van der Hoogen dût en conséquence se contenter de la petite Anna vers laquelle il lui fallut se baisser à tout instant à se ployer en deux, au grand plaisir de la double haie de messieurs et de dames que nous traversâmes en quittant la salle. C'était une charmante punition.

Nous arrivâmes à la maison. On servit un souper extraordinaire. Au dessert monsieur Kegge descendit lui-même à la cave et en rapporta une si grande quantité de bouteilles que mon cœur en battit d'inquiétude. Le charmant qui était de la partie, porta un toast à la belle pianiste et lut ensuite un impromptu français de sa façon dans lequel il violait d'une manière charmante toutes les règles de la langue. Il y disait principalement qu'Henriette était une jolie fille aux yeux bruns, un auge et une déesse de la musique; venaient ensuite quelques commentaires sur l'attraction des cœurs et sur les âmes qui sont en harmonie entre elles. Nous étions tout admiration et madame Kegge n'était pas la moins enchantée, ce qui à coup sûr plaidait puissamment pour le mérite du poème, vu que la brave dame n'avait compris que trois mots sur six. Monsieur Kegge but à la santé du poète, et le poète à la santé do monsieur Kegge; monsieur Kegge fit sauter au plafond les bouclions des bouteilles de champagne, et Van der Hoogen happa de la paume de la main sur les verres pour faire mousser le vin de nouveau, et tout cela en l'honneur de mademoiselle Henriette Kegge.


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