Scènes de la vie Hollandaise, par Hildebrand
[1] Exclamation très-usitée en Hollande et en Flandre.
[2] Les professeurs hollandais ont régulièrement chez eux des réunions fréquentées par les étudiants les plus zélés et où l'ont s'entretient de matières scientifiques en prenant une modeste tasse de thé.
[3] On donne le nom de verts aux étudiants récemment entrés à l'université; ils ne perdent cette qualité qu'après une initiation qui a lieu sous le patronage d'anciens, nommés sénateurs (seniores).
[4] Pension bourgeoise.
[5] La société des étudiants.
[6] Diminutif de Cornelius, Corneille.
[7] Exclamation hollandaise.
III
Hildebrand visite la ville, et Pierre se risque à jouer la poule.
Le lendemain, je m'éveillai à sept heures et,—en ouvrant les rideaux de serge verte de mon lit, pour voir quel temps il faisait,—quel fut mon étonnement de voir que Pierre,—nous couchions dans la même chambre,—s'était déjà mis dans la position perpendiculaire, et, les lunettes sur le nez, était gravement occupé à mettra une belle paire de bas, auxquels sa mère avait soigneusement refait des talons, le soir précédent.
Le père Stastok était un homme réglé comme une horloge; il se levait, en conséquence à six heures, afin d'être prêt à déjeuner à sept et demie, et, comme il n'avait absolument rien à faire, il passait le temps intermédiaire à fumer des pipes. Il est remarquable, que moins on a d'occupation, plus on s'inquiète minutieusement du temps. Si l'on eût posé au bon vieux Pierre Stastok la difficile question d'assigner le siège de la volonté, il aurait dû,—s'il eût eu assez de présence d'esprit pour cela,—poser l'index à deux pouces de distance de son estomac, et désigner par ce mouvement sur cette partie de son abdomen, ce qu'il appelait sa montre d'or. Et vraiment, s'il me fallait être régi par une montre d'or, je voudrais l'être par une pareille; car c'était une bonne, grosse, épaisse et large montre, à double caisse, et comme chaque matin, au coup de neuf heures, elle était mise d'accord avec l'horloge du clocher, elle allait, en général, parfaitement bien.
Je trouvai mon oncle dans la chambre de devant qui, par parenthèse, ne me parut pas un sanctuaire tel que je me l'étais imaginé; j'y trouvai, dis-je, mon oncle, justement au sortir des mains de son barbier. Il avait encore sur sa tête chauve son bonnet de nuit, vu qu'il avait coutume de ne jamais échanger celui-ci contre sa perruque avant onze heures.
—Un beau petit temps, neveu Hildebrand, me cria-t-il, un beau petit temps, bien que je le dise moi-même!
Ma tante, qui était déjà occupée à tricoter, ôta ses lunettes, par suite d'une habitude très-commune, pour considérer ma robe de chambre, et après s'être écriée: Seigneur mon temps! ces choses-là sont-elles redevenues à la mode (c'était en 1836); elle se mit à énumérer toutes les robes de chambre avec écharpe que son père et son mari avaient portées au siècle précédent et qui, selon son affirmation, se trouvaient encore en haut dans une armoire.
Mon oncle trouva ce vêtement beaucoup trop commode pour un jeune homme; et, aux yeux de Pierre, je ressemblais si parfaitement aux plus grands farauds de l'université d'Utrecht qu'il commença à me prendre pour un libertin fieffé.
Mon oncle ouvrit la Bible et lut. Respectable coutume! Pourquoi est-elle si exclusivement restreinte aux familles bourgeoises, et pourquoi, dans ces familles mêmes, tombe-t-elle de plus en plus en désuétude? Mon oncle ne lisait ni avec éloquence, ni avec charme, ni même bien à certains passages,—mais c'était édifiant, car il lisait la Bible; c'était bien, car il lisait simplement; c'était beau, car on voyait qu'il avait la foi. Il lisait le dixième chapitre de saint Luc, et je fus particulièrement frappé du vingt-unième verset, sortant de cette bouche, et dans ce milieu: «Je vous remercie, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux savants de la terre, et les avez révélées aux petits enfants.»
Après le déjeuner, Pierre alla travailler à son examen, ce qui consistait à fabriquer de très-grands tableaux des Institutes, tableaux écrits avec de l'encre rouge, bleue et noire; je l'accompagnai dans sa chambre, où je m'occupai à feuilleter quelques volumes jusqu'à l'heure du café.
L'instant était venu ou mon cousin devait me montrer à la ville et me montrer la ville. Nous sortîmes ensemble, et comme il avait une canne, je laissai la mienne à la maison. Nous visitâmes en premier lieu le Gracht, puis la halle aux blés, ensuite deux églises, dans lesquelles se trouvaient des mausolées et des sacristains avides de pourboire; comme aussi dans l'une d'elles, il y avait un orgue qui était, dit-on, le plus beau du monde, après celui de Harlem, honneur que j'avais entendu attribuer à Gouda, à l'orgue de Gouda, à Leyde à celui de Leyde, à Alkmaar à celui d'Alkmaar, à Zwoll à celui de Zwoll, et qu'à D...., j'entendais derechef décerner à celui de D...., si bien que ce serait l'affaire de la quatrième classe de l'Institut royal des Pays-Bas d'ouvrir un concours sur la question. Nous montâmes même, au péril de la vie, sur la tour de l'une des églises, où nous fîmes la remarque qu'il y faisait du vent et qu'il y avait beaucoup de prairies, beaucoup d'eau et beaucoup de moulins autour de la ville. Sur quoi nous nous rendîmes à l'hôtel-de-ville, et trouvâmes que nos aïeux peignaient encore mieux et avaient encore meilleure mine que nous; j'eus en même temps l'occasion d'admirer la martiale tournure des sergents de ville de D.... Dans son zèle à me faire voir tout, Pierre me mena même à la boucherie, sur le marché aux poissons, et enfin devant une mare à canards carrée, qu'il appela le port. Tout en allant, il s'informait avec insistance du nombre de cours que les juristes[1] avaient par jour à Leyde, si l'on s'amusait bien aux thés de tel professeur, comme aussi combien de cours le susdit professeur donnait en hollandais; ensuite si le professeur un tel dictait, si tout le monde pouvait obtenir un testimonium[2] de tel autre; si tel encore donnait des cours d'amateurs, et si j'avais vu Smallenburg[3]. En échange de mes renseignements, il me donna les siens sur les professeurs en droit d'Utrecht, avec une loyauté digne d'une meilleure cause. Il ne cacha pas le légitime orgueil avec lequel Utrecht possède le professeur Van Heusde[4], ni la difficulté qu'il y a à subir en latin un examen de mathématiques; et lorsque, pour varier, j'amenais la conversation sur des sujets moins graves, il me révéla que lui, Pierre Stastok, sans cependant nourrir de passion pour ces jeux, jouait de temps en temps aux dominos, voire même au billard. Comme nous étions justement devant un café, je l'invitai à se mesurer avec moi dans ce dernier art.
Pierre Stastok n'eut ni le courage ni la prévenance de m'offrir quelque chose, c'est pourquoi je commandai un verre d'amer pour moi, tandis qu'il en faisait autant de son côté. En ce moment, l'horloge placée au-dessus du buffet sonna deux heures, et je vis, de l'autre côté de la rue, passer la diligence qui devait mettre mon oncle en état de suivre notre exemple.
Il y avait un assez grand nombre de personnes dans le café, mais comme nous n'avions affaire qu'au billard, et qu'aucune d'elles ne jouait, elles ne nous gênèrent pas le moins du monde. Pierre retroussa les manches de sa redingote, et mit en évidence les grandes manchettes empesées de ce que sa mère nommait toujours une chemise anglaise, bien que ce vêtement fût devenu européen; après quoi il pria très-poliment le garçon de lui donner une bonne queue. Le garçon lui donna naturellement la meilleure qui se trouvât dans la rangée, et nous tirâmes pour voir qui jouerait le premier. Cet honneur m'échut, et la partie commença.
Mais à peine avions-nous fait quelques points qu'une bruyante exclamation: «La poule, garçon!» vint troubler tout notre bonheur.
Cette exclamation venait d'un jeune avocat étourdi, qui avait récemment cessé de faire partie de la société des étudiants d'Utrecht, était en ce moment présenté comme membre de la société particulière de D...., et consacrait cet interrègne à faire la poule tous les jours an Café de l'Etoile du Nord.
—En vingt-quatre, messieurs! nous cria le garçon, qui, secouant en même temps la corbeille où se trouvaient les billes, nous la présenta.
J'en tirai une, et avec une figure que semblait agiter un léger mouvement convulsif, Pierre, qui, j'avais pu le voir, n'était pas un Mingo, plongea bravement la main dans la corbeille. Vinrent ensuite de leurs coins respectifs les habitués de la poule, qui demandèrent des couvercles pour leurs pipes; le garçon distribua à la ronde les queues particulières, et le jeune avocat en personne prit en main la craie pour inscrire les noms.
—Qui de ces messieurs a l'as?
—Moi, cria une voix brusque qui n'appartenait à personne autre qu'au monsieur aux deux redingotes superposées, que j'avais pris en diligence pour un commissaire de police; je m'aperçus toutefois qu'il n'avait nullement cette qualité, mais bien qu'il était le piqueur du petit manège présentement à D...., et en même temps le propriétaire du petit théâtre qui s'y trouvait aussi.
—Qui de ces messieurs a le numéro deux?
Pierre Stastok s'approcha lui-même de l'ardoise pour chuchoter à l'oreille du jeune avocat que c'était lui.
—Bah! vous jouez aussi la poule? demanda le jeune avocat qui, comme concitoyen, connaissait mon cousin.
Pierre devint pâle.
J'avais le numéro trois. Le quatrième appartenait à un vieux sous-lieutenant d'infanterie, qui portait la médaille indiquant douze années de service; le cinquième à un apprenti chirurgien qui avait trop de temps à dépenser; le sixième à un gros homme court, aux cheveux gris et rudes, qui paraissait un marchand de grains; le septième à un jeune homme de vingt-trois ans, qui avait été étudiant, mais était retenu au domicile paternel pour cause de mauvaise conduite; Pierre le redoutait fort, d'autant plus qu'il le traitait très-familièrement; l'étudiant manqué semblait l'ami intime du vieux sous-lieutenant à la médaille de douze années de service. L'avocat lui-même avait le numéro huit, et le numéro neuf était entre les mains d'un jeune homme de trente à trente-trois ans, avec pantalon couleur de foie, qui vivait aux dépens de sa mère, tenait un chien, n'avait jamais rien fait, et était en haute estime chez le maître du café de l'Etoile du Nord.
Lorsque le jeune avocat eut inscrit proprement les noms de tous ces messieurs, le garçon de billard prit la craie dans une main, le bock[5] dans l'autre, et cria de toute la force que peut avoir un enfant de quatorze ans, qui reste sur pieds pendant toute la journée et une partie de la nuit, au milieu des exhalaisons clos hommes et des pipes:
—As acquit, deux joue!
Pierre Stastok Junior devait donc jouer sur l'acquit, et il se prépara effectivement à cette tâche. A cette fois, Pierre Stastok Junior déposa sa pipe, blanchit l'extrémité de sa queue de la longueur d'un demi-pied au moins, posa de la main gauche sa bille de trois quarts, appuya sur le billard les quatre doigts à une main de distance de la susdite bille, courba gracieusement son pouce en dehors, de façon à montrer à la société entière ses ongles coupés jusqu'au vif, et se mit à mouvoir la queue de la main droite, entre le pouce et les doigts, de cette façon que les experts appellent scier.
Jusque-là allait la science de Pierre. Stastok à jouer sur l'acquit. Voire même avait-il une légère notion théorique de Part de toucher légèrement, mais comme la pratique du noble jeu de la poule lui manquait, il était presque aussi blanc que sa bille, et finit par pousser celle-ci convulsivement, avec ce résultat qu'il la prit en plein, et se trouva à faire devant la blouse du coin droit.
Il eût été inhumain de le faire; c'est pourquoi retenant vivement ma bille, je ramenai la sienne vers le bas, et la fis rentrer à une bonne distance en-deçà du milieu. Sur quoi le vieux lieutenant d'infanterie prit sa pipe entre ses moustaches grises et joua au hasard de la main gauche; mais il n'en fut pas moins fait par raccroc par l'apprentif chirurgien, sur quoi l'étudiant manqué, qui, soit dit entre nous, était un farceur, dit que les chirurgiens ne pourraient vivre sans accrocs. Le marchand de grains pria le jeune homme de donner l'acquit pour lui, et, la physionomie impassible, continua de jeter les yeux sur le Handelsblad,[6] en savourant ce mélange de genièvre et de sucre, qu'on nomme vulgairement boule de neige; l'étudiant manqué posa son cigare sur le bord du billard, et joua sur l'acquit avec beaucoup de nonchalance et avec une force terrible; l'avocat suivit avec la même violence cet exemple de jouer vigoureusement. Vint alors le tour du jeune homme de trente-trois ans, au pantalon couleur de foie, celui-ci changea de système; comme il tâchait toujours d'en venir à vendre avantageusement sa bille, il ne jouait jamais à l'aventure quand il était sûr de pouvoir faire une bille. Il en fit mie, de quoi il résulta que Pierre Stastok eut à jouer une seconde fois sur l'acquit.
Il était dans un tel état que la sueur perlait en grosses gouttes sur son front.
—C'est un collé, Monsieur! cria la voix rude du piqueur.
Pierre ne dit mot, mais dans un effort désespéré pour ne pas donner un démenti au redoutable personnage qui l'interpellait, et cédant à une de ces folles inspirations qu'écoutent parfois les mauvais joueurs parce qu'elles leur donnent l'espoir que la chance fera pour eux ce que ne peut faire leur habileté, il toucha la bille d'acquit si finement que, contre toute étiquette, il la mit par raccroc dans la blouse du coin gauche.
—Cela ne se fait pas, Monsieur! s'écria le piqueur avec vivacité et en frappant le plancher de la queue.
—C'est un malheur, balbutia Pierre qui transpirait tellement que je craignais que ses lunettes ne glissassent à bas de son nez.
—C'est une stupidité! rugit le piqueur.
—Vivent les raccrocs! s'écria l'apprenti chirurgien.
—Ce Monsieur est dangereux! dit ironiquement le vieux lieutenant.
—C'est une marque. Trois acquit, quatre joue! cria le garçon de billard.
Je crois que mon cousin chercha à se moucher en prenant une attitude indifférente, mais il n'y réussit pas.
Ce troisième tour se passa bien pour Pierre, mais le quatrième était fait pour le bouleverser complètement. Le piqueur se trouvait devant une blouse du milieu; c'était une bille facile; un enfant pouvait la faire.
—Vous pouvez facilement sauver la bille et vous bien placer en même temps temps, dit le piqueur.
Cela concordait parfaitement avec les dispositions de Pierre qui, grâce à la bille faite par raccroc, n'eut voulu pour rien au monde faire celle qu'il avait devant lui, dût-il s'en trouver mal lui-même. Mais comme le piqueur était un joueur de poule redouté et que, de temps immémorial, sur trois poules jouées il en mettait deux en poche, tous les autres s'écrièrent naturellement:
—Mettez-le dedans! mettez-le dedans!
Pierre poussa néanmoins sa queue avec l'intention formelle de n'en rien faire, et pourtant il s'en fallut de si peu que la bille ne fût faite que l'avocat étourdi qui s'était levé au bruit s'écria.—Il y est! Ce à quoi l'étudiant manqué qui, comme nous l'avons dit, était un farceur, répondit spirituellement:
—Oui! s'il était arrivé!
—Attendez un peu! s'écria l'apprenti chirurgien partisan des raccrocs, attendez, voici encore une blouse!
Et en effet! Pierre Stastok, tout à fait en dehors de ses prévisions et sans s'en douter, avait fait un doublé; tous poussèrent de joyeuses exclamations, à l'exception du piqueur qui, d'un air furieux, commanda un nouveau verre d'amer et prit la gazette de Gouda, uniquement pour faire passer sa mauvaise humeur.
On continua de jouer et, après toutes les mésaventures qu'il avait eu à subir, mon ami Pierre redevint tout à fait calme, ce à quoi contribua surtout puissamment cette circonstance qu'il eut à donner l'acquit une couple de fois. Mais son repos fut soudain affreusement troublé par le garçon qui criait:
—Quatre trois marques, six acquit, sept joue! A monsieur Hastok (le St n'était pas écrit distinctement) le pavillon[7]!
Dès lors il n'y eut plus de fin aux plaisanteries et aux railleries de l'apprenti chirurgien, de l'étudiant manqué, de l'avocat, et du jeune homme de trente-trois ans au pantalon couleur de foie. L'un nommait Pierre, Mingo, un autre un barbe-bleue, le troisième un boa constrictor, et tous ensemble: Monsieur du Pavillon! Le vieux lieutenant qui avait trois marques et était associé avec l'étudiant manqué voulait se perdre et acheter sa bille à Pierre pour un écu; le marchand de grains, qui était contre cette manœuvre dit que Pierre était beaucoup trop fort pour accepter; le chirurgien apprenti ordonna qu'on apportât le pot qui contenait les mises à monsieur Stastok qui croyait déjà gagner la poule; c'était un vacarme infernal! Et au milieu de tout cela, l'innocent objet de toute cette rumeur continuait toujours à enduire de craie sa queue. Son tour revint.
—Quelle bille? demanda-t-il tout troublé.
—La blanche! cria l'étudiant manqué qui était un farceur.
—La ronde! dit non moins spirituellement l'apprenti chirurgien.
—La meilleure! dit le pantalon couleur de foie qui voulait aussi placer son mot.
—La plus proche! dit le gros marchand de grains qui eut compassion de Pierre.
La disposition des billes était telle du reste qu'il était parfaitement indifférent avec laquelle jouerait, en ce moment solennel, le pauvre Pierre qui n'avait plus un fil sec sur le corps. En effet les deux billes, l'une au haut l'autre au bas du billard étaient collées sous bande, mais ultra-collées. Je ne me souviens pas, de tout le temps où j'ai joué au billard,—ma queue dort aujourd'hui pour toujours dans sa tombe,—je ne me souviens pas avoir jamais vu pareil collé. L'étudiant manqué présenta le bock à mon cousin. Pierre lui lança un regard de haine impuissante et manqua de touche à deux ou trois pieds de distance.
—Efface le pavillon! cria l'apprenti chirurgien.
Il était déjà effacé! Le piqueur s'était vengé d'avance.
A partir de ce moment, le lieutenant offrit un florin à Pierre, mais celui-ci était trop confus pour oser vendre sa bille. Au tour suivant, je le fis par pitié; au tour d'après, il se perdit et eut la satisfaction de se voir offrir un biscuit de sa bille par le lieutenant; enfin, dans un tour qui fut pour lui le dernier, il ferma par un manque de touche sa carrière dans le noble jeu de la poule. Comme il semblait très-pressé de partir et que je n'avais plus qu'une marque à recevoir je me blousai, et je le fis surtout pour mettre fin aux sollicitations du jeune homme au pantalon couleur de foie, qui offrait à Stastok de lui vendre sa bille pour vingt huit sous, offre dans laquelle il était appuyé par toute la joyeuse compagnie.
Une fois dans la rue, le vent frais d'octobre parut rendre à Pierre son courage et son pédantisme:
—Il y a là de bon joueurs, dit-il, mais cependant il n'y en a vraiment aucun qui excelle.... J'avais une queue courbée, ajouta-t-il, et avez-vous vu comme tes blouses des coins tirent?
J'avais tout vu, et je savais que le marchand de grains aurait gagné la poule avant que nous fussions à la maison.
Le dîner était déjà sur la table. Pierre n'avait pas faim.
[1] Etudiants en droit.
[2] Certificat de fréquentation des cours.
[3] Professeur distingué de Leyde.
[4] Professeur célèbre d'Utrecht.
[5] Instrument destiné à atteindre les billes hors de portée de la queue ordinaire.
[6] L'un des journaux les plus renommés de la Hollande.
[7] On place en Hollande comme signe distinctif, en regard du nom du joueur qui n'a pas de marque, un pavillon (vlag) dessiné à la craie.
IV
Le bonhomme de l'hospice raconte son histoire.
J'avais passé trois jours dans la famille Stastok, et sur ce temps Keesjen et moi étions devenus grands amis; deux ou trois fois il m'avait accompagné en ville pour me montrer le chemin lorsque j'avais des courses à faire, et, comme il était bavard ainsi que beaucoup de vieilles gens et que de mon côté je partage parfois ce défaut avec ces vieilles gens, nous avions souvent jasé ensemble tout à notre aise. Keesjen était un simple, brave, excellent petit homme. Il avait une légère souvenance de son père qui était fabricant de brosses et portait de grandes boucles d'argent sur ses souliers. En dehors des boucles il ne se rappelait de lui que sa mort et comment il avait suivi le convoi avec un grand pleureur[1] et avec une longue cravate blanche; comment, lorsqu'il revint à la maison, le miroir était couvert d'une voile noir; comment, en cette circonstance, il avait pu manger autant de petits pains chapelés qu'il l'avait voulu; et comment il s'était trouvé là une tante, longue et maigre, qui avait bu tant de vin blanc qu'un gros oncle lui avait dit: vous n'en aurez plus! Il n'avait jamais connu sa mère. Le gros oncle l'avait conduit à la maison des orphelins; il y avait appris à épeler et on l'avait mis ensuite en apprentissage chez un charpentier; mais il était de constitution trop faible pour ce métier, c'est pourquoi on l'avait placé chez un apothicaire avec la mission de rincer et de boucher les fioles, carrière qui n'est pas précisément riche en brillantes perspectives. Il y avait servi pendant quinze ans. Mais comme il ne savait lire que très-imparfaitement et que souvent il avait à porter à la fois deux bouteilles d'une demi pinte chacune, trois biberons, un emplâtre, un pot de sirop et un paquet de poudre, il lui était arrivé à la fin de remettre une infusion de salep chez quelqu'un qui souffrait d'une obstruction et par contre de la poudre de jalap chez une dame qui avait la diarrhée; cette méprise l'avait fait renvoyer comme n'étant pas suffisamment lettré. Depuis lors, il avait été saute-ruisseau dans un bureau, puis domestique de maison chez différentes personnes dont les unes étaient mortes et les autres ruinées, et comme, lors du grand emménagement, il s'était trouvé trop vieux pour être envoyé à Frederiksoord[2], la maison des Orphelins l'avait enfin cédé à l'hospice des vieillards. Au moment dont nous parlons, mon oncle et deux ou trois personnes de la même condition, l'employaient pour graisser les souliers, battre les habits, porter le journal, et, pour tout dire en un mot, à faire les commissions de peu d'importance. Ce qui, de l'avis de mon oncle, avait le plus entravé la carrière du brave homme, c'était son excessive simplicité et une timidité qui ne lui cédait en rien.
Outre la chambre de derrière éclairée par le haut qui s'étendait derrière la maison du voisin et à la suite de laquelle se trouvait la cuisine, il y avait, dans la maison de Pierre Stastok Senior, une autre chambre de derrière dans laquelle je compte vous introduire plus tard et que, attendu le petit jardin sur lequel elle avait vue, on avait baptisée, non sans à-propos, du nom de chambre du jardin. Quand on franchissait la porte de cette place on rencontrait d'abord un trottoir de klinkers jaunes[3] de trois pas environ de largeur, et après avoir franchi une marche élevée de klinkers bleus, marche sur les bords de laquelle se trouvaient trois décrottoirs, on se trouvait tout à coup dans le petit Elysée de ma tante. On y voyait un grand pommier sur lequel verdissaient parfois plus d'une douzaine de reinettes, différents parcs de rosiers autour desquels devaient fleurir au printemps une ceinture de crocus jaunes, plusieurs seringats, deux soleils, un cerisier à fleurs doubles et, contre les murs, d'un côté une vigne et de l'autre un mûrier. Les sentiers étaient bordés non pas de gazons mais de pâquerettes rouges et blanches. En ce temps là, il y avait plusieurs pots d'asters et deux ou trois dahlias en fleurs. Au fond du jardinet se trouvait un petit berceau peint en vert et garni de quinte-feuille, de chèvrefeuille, de chenilles et d'araignées. A ce berceau attenait la fabrique contre laquelle était adossée, vis-à-vis du berceau et comme pendant de celui-ci, une maisonnette avec une petite plate-forme où Keesjen venait s'acquitter de ses travaux domestiques, et qu'entourait un petit treillis.
J'allai, le samedi matin après le déjeuner, chercher sous ce berceau, le tiède soleil d'automne; j'avais un livre sous le bras; on saura tout à l'heure pourquoi je ne l'ouvris pas.
J'avais à peine épousseté avec mon mouchoir de poche le banc du berceau, et, assis à mon aise et l'œil fixé sur la maisonnette, la plate-forme et le treillis, je me complaisais à l'idée que tout était si bien mis en couleur chez mon oncle et ma tante, lorsque la porte de la maison s'ouvrit et Keesjen parut. Comme il lui fallait traverser tout le jardin pour se rendre au lieu de sa destination et que près de soixante et dix années pesaient sur ses épaules, j'eus tout le temps de m'apercevoir qu'il lui manquait quelque chose. Il faillit d'abord trébucher contre la marche du trottoir, marche dont il ne semblait pas soupçonner l'existence, bien que, depuis nombre d'années, il dût la franchir tous les jours au matin, à neuf heures et demie précises. Il laissait traîner dans le sable la redingote des dimanches de mon oncle qu'il portait sur le bras, et, avant qu'il eût dépassé le pommier, il avait laissé tomber deux fois la brosse qu'il tenait à la main. Lorsqu'il fut près de moi, je vis que ses joues étaient pâles et avachies sous sa barbe assez mal faite; l'ensemble de ses traits portait un cachet de tristesse; ses yeux étaient ternes et quand il passa près de moi il ne me dit pas comme d'habitude:—Voilà un beau petit temps, monsieur Hildebrand! mais il ôta silencieusement son chapeau et gagna d'un pas mal assuré la plate-forme. Parvenu-là, il ôta son habit avec un profond soupir et, ne gardant qu'un étroit gilet noir à manches, il me laissa voir les formes anguleuses de son buste maigre et voûté. Il ne toucha pas à la boîte à tabac de fer-blanc rougi qui sortait à demi d'une des poches de son gilet, et, poussant de nouveau un profond soupir, il suspendit à un clou la redingote de mon oncle. Il empoigna la brosse, en soupirant plus profondément encore, démeura quelques instants songeur en frottant l'étoffe à rebrousse poil; et se mit enfin à brosser la redingote, en commençant par les pans.
—Qu'y a-t-il, Keesjen? les choses fie vont-elles pas bien? lui criai-je.
Keesjen brossait toujours. Il était un peu sourd.
Quand on doit répéter une phrase qu'on a dite avec quelque émotion, il est tout à fait impossible de le faire dans les mêmes termes. Je me levai, me rapprochai d'un pas et dis en élevant un peu la voix:
—Qu'avez-vous, Kees?
Kees se troubla, me regarda et fixa un instant les yeux sur moi; puis il reprit une manche de la redingote de mon oncle et se mit de nouveau à brosser. Une larme coula sur sa joue.
—Fi, Kees! dis-je, cela n'est pas bien; il me semble que je vois des larmes.
Kessjen essuya ses yeux avec la manche de son gilet et dit:
—Il fait un vent froid, monsieur Hildebrand.
—Comment, Keesjen! dis-je, le vent n'est pas froid le moins du monde... Mais il y a quelque chose là-dessous, mon brave! Auriez-vous perdu un journal?
Keesjen hocha la tête et se mit à brosser avec plus d'obstination que jamais.
—Kees, dis-je, vous êtes trop vieux pour avoir du chagrin. N'y a-t-il rien à faire, mon ami?
En entendant ce mot ami, le vieillard me regarda d'une façon étrange. Hélas! ce mot était peut-être tout nouveau pour lui à l'âge de soixante-neuf ans. Un sourire nerveux, qui avait quelque chose d'effrayant, crispa son maigre visage; ses yeux gris étincelèrent d'abord, s'éteignirent de nouveau et se remplirent de larmes. Toute sa physionomie disait: Je vais me confier à vous. Ses lèvres dirent:
—Ecoutez, monsieur! Connaissez-vous le petit Klaas?
Bien que j'aie un ami très-particulier, baptisé du nom de Nicolas, et qu'il ne fut pas impossible que Keesjen l'eût jamais vu, je ne pouvais cependant nullement appliquer le nom de petit Klaas au susdit Nicolas, vu que c'est un très-grand garçon blond, et d'un autre côté je n'eusse jamais pu croire que le Nicolas en question, quelque méchant qu'il puisse être parfois, pût être la cause des larmes du vieux Keesjen. Je répondis donc que je ne connaissais pas le petit Klaas.
—Monsieur Pierre ne vous l'a-t-il donc pas montré? Toute la ville connaît le petit Klaas. On lui donne assez de cents, continua Keesjen.
—Mais quel homme est-ce donc? demandai-je.
—Ce n'est pas le moins du monde un homme, dit Keesjen. C'est un nain, monsieur! un nain, aussi vrai que je suis ici. On pourrait le montrer à la foire. Mais c'est un mauvais drôle. Croyez-moi, je le connais bien.
Je désirais de tout mon cœur que Keesjen mît un peu plus d'ordre dans ses renseignements.
—Il est de la maison, reprit-il après un instant de silence; il court les rues comme un fou. Il gagne de l'argent avec sa bosse. Quand une école sort, les gamins mettent ensemble des cents et font danser le petit Klaas. Alors il saute autour d'un bâton, tout comme un singe, et fait sa bosse au moins une fois aussi grosse. Je n'ai pas de bosse, monsieur! ajouta-t-il avec un soupir.
Je compris que Keesjen était moins jaloux de la bosse que des cents qu'elle rapportait.
—Je voudrais, poursuivit-il d'un ton triste et en donnant à la redingote un coup de brosse beaucoup plus énergique que ce n'était nécessaire pour du drap à neuf florins l'aune, je voudrais avoir une bosse. Je ne ferais rien; je gagnerais des cents; on rirait en me voyant... Mais je ne boirais pas!... dit-il sur un tout autre ton; et retournant la même phrase, il ajouta, tout en détachant la redingote du clou et en la ployant avec beaucoup de soin:
—Boire, je ne le ferais pas!
—Keesjen, dis-je, lorsque vous avez traversé le jardin et que je vous ai adressé la parole vous étiez triste, et maintenant vous semblez bien être méchant; j'aime mieux vous voir triste!
Les yeux du vieillard se remplirent de nouveau de larmes; il tendit vers moi ses mains desséchées; je les saisis au moment où il les retirait, confus de sa familiarité, et je ne les lâchai qu'après les avoir serrées d'une encourageante et sympathique étreinte.
—Oh! dit-il, oh!... monsieur ne sait pas cela ... mais je suis ... je suis bien plus triste que méchant. Mais petit Klaas m'a fait du mal. Petit Klaas est mauvais. Les gens, poursuivit-il, en se penchant vers la graisse à souliers, les gens croient qu'il est fou; mais il est mauvais...
—Ecoutez, Kess, dis-je, en approchant un tabouret à pied on fer, asseyez-vous un peu là et racontez-moi d'un bout à l'autre ce que petit Klaas vous a fait.
—Cela ne servira à rien, dit Keesjen, mais je le ferai pourtant, si vous voulez n'en rien dire à personne. Monsieur connaît-il la maison?
—Quelle maison?
—L'hospice.
—Je l'ai vu en passant.
—Bon! C'est une vilaine maison, n'est-ce pas? une vilaine maison avec des portes et des fenêtres rouges; et en dedans tout en rouge aussi et tout obscur. Pour lors, monsieur sait que nous sommes tous pauvres là, mais absolument pauvres, je ne peux pas dire autrement, mais nous sommes pauvres, je crois bien, tout juste comme on est au cimetière. Moi et d'autres nous gagnons bien quelque petite chose, mais cela ne sert à rien, nous l'apportons au père, et le père nous donne toutes les semaines un peu d'argent pour notre plaisir. Voilà qui est bien, monsieur; voilà qui est très-bien. Quand je serai vieux je ne gagnerai plus un cent, mais j'aurai encore ce peu d'argent chaque semaine. Ceci, dit-il en tirant de sa poche un mouchoir de coton, et cela (il frappa sur sa boîte à tabac), je l'ai acheté avec cet argent.
C'était touchant d'entendre un homme de soixante-neuf ans dire: Quand je serai vieux!
—Klaas, poursuivit-il, comme monsieur comprend bien, reçoit aussi de l'argent pour son plaisir. Mais que fait Klaas? Klaas ne fait qu'arracher, de temps en temps, l'herbe de la rue pour quelqu'un; Klaas fait semblant d'être fou; Klaas danse avec sa bosse, et quand il a reçu des cents des flâneurs et des enfants, Klaas s'en va hors la porte. Monsieur connaît-il le Torchon-Gras?
—Non, Keesjen.
—C'est un cabaret hors la porte. Klaas va y boire une goutte et même deux, et même trois gouttes.
—Et quand il rentre à l'hospice!
—Oh! il a toutes sortes de malices. Il prend une grosse chique de tabac. Il demande chez un droguiste une pelure d'orange. Quelquefois le père s'en aperçoit. Alors on met un billot à la jambe de Klaas, car il est trop vieux pour coucher sur les lattes[4] et on ne peut non plus le frapper sur sa bosse; mais qu'est-ce que cela fait puisqu'il court avec le billot? Alors il dit aux enfants: St!... mes enfants, Klaas a fait une sottise; Klaas n'a pas marché droit et le père a pris tous ses cents à Klaas. Vous comprenez bien, monsieur, qu'il attrape encore davantage.
Je comprenais parfaitement.
—Mais ce sont là ses affaires, poursuivit Keesjen en prenant un soulier de mon oncle qu'il devait graisser et en le remettant aussitôt à terre. Mais qu'a-t-il besoin de me rendre malheureux? Savez-vous ce que c'est?... Je vas vous conter la chose... J'avais de l'argent ... j'avais beaucoup d'argent ... j'avais douze florins!
—Et comment étiez-vous arrivé là, Keesjen?
—Dieu et l'honneur aidant. J'avais gagné cet argent quand j'étais chez l'apothicaire. Quelquefois, quand je portais une potion hors de la ville, à une maison de campagne ou l'autre, le monsieur ou la dame disait: Donnez une pièce de deux sous au porteur; il fait mauvais temps. Comme cela j'étais venu à avoir douze florins. Je ne pouvais les avoir à l'hospice; c'est défendu. Mais je les conservais sur mon cœur.
—Et pourquoi les gardiez-vous? Aviez-vous besoin de cet argent, où était-ce seulement pour le plaisir de l'avoir?
—Oh! monsieur, dit le bonhomme en hochant la tête, les gens riches, si j'ose le dire, ne savent pas cela; les directeurs n'en savent rien non plus, car ils ne s'inquiètent pas de ces choses. Tout va bien pour ces gens-là, pendant leur vie et après leur mort. Voyez-vous, nous sommes bien à la maison: les directeurs sont bons; au carnaval nous avons des petits pains avec du beurre; toutes les trois semaines, quand on abat, la maison reçoit un bœuf de je ne sais quel grand monsieur qui est mort depuis longtemps. Alors nous mangeons tous du hachis, et les messieurs de la maison font une partie et mangent la langue du bœuf. Nous sommes tout à fait bien; mais un homme, monsieur, pense toujours à sa mort.
—Je crois que vous serez parfaitement bien après votre mort aussi, Keesjen! dis-je.
—Je l'espère, monsieur; dans le ciel tout est bien; mais ce n'est pas ce que je veux dire. Je voudrais que mon corps fut bien, voyez-vous.
—Qu'est-ce que c'est, Kees?
—Ecoutez! Quand nous sommes morts on nous couche sur la paille, on nous arrange avec les effets de la maison, juste comme quand nous vivons, et puis nous allons au cimetière dans la grande fosse; je ne voulais pas cela. Je voulais, quand je serai mort, ne pas être arrangé avec les effets de la maison.
Il se tut un instant, et ses larmes recommencèrent à couler.
—Je voulais être couché dans un cercueil à moi, je ne sais pas ... mais enfin, je veux dire, comme j'ai vu mon père, avec des choses à moi, je n'ai jamais eu une chemise qui m'appartienne; je voulais avoir un linceul qui fût le mien.
J'étais ému. Ne me parlez pas de préjugés. Les riches de la terre en ont mille. Ce pauvre homme pouvait tout supporter, maigre nourriture, rude couche et dur labeur eu égard à son âge. Il n'avait pas de maison à lui, il n'aurait pas de tombe à lui; oh! s'il eût eu du moins la certitude que son dernier vêtement serait sien!
—Monsieur comprend bien, continua-t-il d'une voix pour ainsi dire enrouée par l'émotion, que les douze florins étaient pour cela. C'était beaucoup trop. Mais je voulais plus que cela; je voulais être enterré comme il faut. Je ne connais rien à ces choses-là; mais j'avais compté quatre florins pour les linges, et puis deux florins pour les hommes qui m'auraient enseveli, et dix stuivers à douze porteurs pour me porter au cimetière. Ça n'aurait-il pas été beau? Le garçon apothicaire avait arrangé tout ainsi; l'argent était dans un petit papier, et puis dans un petit sac de cuir; je l'ai eu là, sur mon cœur, pendant trente ans ... et maintenant il n'y est plus...
—Klaas l'a-t-il volé? demandai-je.
—Non, dit-il, en s'arrachant à la tristesse dans laquelle l'avaient plongé ses dernières paroles. Non, mais il a su que je l'avais. Son lit est près de mon lit. S'il l'a vu quand je me déshabillais, quand je m'habillais, ou quand j'étais malade; si j'en ai rêvé tout haut, je n'en sais rien. Je croirais bien que j'en ai rêvé, car j'y pense toujours. Mardi dernier il avait plu toute la matinée, comme monsieur sait. Klaas n'avait pas attrapé un cent. Il faisait mauvais temps, et les gamins ne s'arrêtaient pas autour de lui. Son argent du dimanche était aussi parti, et il avait une furieuse envie d'aller au Torchon-Gras,—Kees, dit-il après le dîner, prêtez-moi six cents.—Klaas, dis-je, je ne le ferai pas, car vous les boiriez!—Kees, dit-il il me les faut! qu'il dit—Je dis: Eh bien! vous ne les aurez pas!—Savez-vous ce que je ferai? dit-il: Kees, qu'il dit, si vous ne me les donnez pas, je dirai au père ce que vous avez au cou sous votre chemise! Je suis devenu pâle comme un linge, et je lui ai donné les six cents. Mais j'ai dit aussi: Klaas, vous êtes un vaurien! Je ne puis dire s'il a été fâché de cela dans le moment; mais hier il a dû être soûl, et 'quand les surveillants lui faisaient mettre le billot, il s'est mis à crier et à chanter comme un fou: Kees a de l'argent! Kees a de l'argent! il a de l'argent sous sa chemise! Les camarades m'ont raconté cela quand je suis rentré à la maison. J'étais comme mort. Nous allons au dortoir et nous nous déshabillons. Klaas était déjà couché et ronflait comme un bœuf... Quand tout le monde fut endormi, je glissai ma main sous ma chemise pour ôter le sachet et le cacher, si je pouvais, dans la paille de mon lit. Mais avant que je l'eusse détaché, la porte s'ouvrit, et le père entra dans la salle avec une lanterne,.Je suis tombé en arrière sur mon coussin et j'ai regardé la lanterne comme un fou. Chaque pas que le père faisait, je le sentais dans mon cœur.—Kees, dit-il, en se penchant sur moi, vous avez de l'argent; vous savez bien que vous ne pouvez rien cacher ici dans la maison! et en même temps il me l'arracha de la main.—C'est pour un linceul! bégayai-je, et je tombai à genoux sur le lit, mais cela n'a servi à rien. Nous le garderons pour vous, dit le père, et il ouvrit le sac et compta l'argent avec soin. Mes propres yeux ne l'avaient pas vu depuis que je l'y avais cousu, il y avait trente ans de cela; c'était mon argent ... mon propre argent ... le cher argent de mon enterrement.—Je vous jure, criai-je, que je n'en ferai rien autre que me faire enterrer comme il faut.—Nous aurons bien soin de cela nous-mêmes! dit le père, et il s'en alla avec l'argent et avec la lanterne. «C'est Klaas, criai-je après lui, qui vous l'a raconté, parce que ... mais à quoi cela m'aurait-il servi de dire que Klaas est un ivrogne? A quoi cela m'aurait-il servi de raconter que Klaas va tous les jours au Torchon-Gras? Cela ne m'aurait pas rendu mon argent. Je n'ai pas fermé l'œil de toute la nuit.—Quelle affaire, Monsieur!
—N'y aurait-il rien à faire auprès des directeurs? demandai-je à Keesjen, d'un ton de consolation.
—Nom non, dit-il, en sanglotant et en frottant circulairement la main sur sa poitrine, comme s'il y cherchait encore de l'argent; non, l'argent ne peut m'être rendu; c'est une loi aussi vieille que la maison, et la maison est si vieille ... aussi vieille que le monde.
—Cela est un peu fort, Keesjen, dis-je, et si...
Il ne me laissa pas continuer:
—Comment, fort! Cela n'est pas fort du tout, Monsieur! n'y a-t-il donc pas toujours eu de pauvres diables comme moi qui entraient à l'hospice, qui mangeaient et buvaient, avaient lit et gîte, et devaient cire enterrés aux frais de l'hospice?... Mais moi, je voulais être enterré avec mon propre argent,—je voulais être sûr que je serais enterré avec mon argent à moi ... c'était là ma plus grande consolation, et c'est pour cela que je le portais sur mon cœur... Oh! si Klaas avait su qu'il me faisait mourir!
—Ecoutez, Keesjen, dis-je, vous aurez votre argent, je vous le promets: j'en parlerai à mon oncle; sans doute il connaît les directeurs; nous verrons s'ils ne consentiront pas à passer par-dessus la loi pour un vieux» brave et excellent homme comme vous. Comptez-y, Kees, ou vous rendra votre argent...
—On me le rendra? dit le pauvre homme, encouragé par le ton positif de mes paroles... Bien vrai?
Il essuya ses yeux et, le visage radieux, il me tendit la main,—et sentant le besoin de me dire à son tour quelque chose qui me fût agréable, il me demanda:
—Est-ce que je graisse vos bottes assez bien, Monsieur?
—Supérieurement! dis-je.
—Et votre redingote est-elle assez bien brossée? demanda-t-il encore; si quelque chose y manque, Monsieur n'a qu'à le dire.
Je lui promis de faire cela le cas échéant, et je m'acheminai vers la maison. Mais Keesjen me suivit, le bras gauche passé dans une botte de Pierre, et la brosse à souliers dans la main droite.
—Pardon, excuse, Monsieur, de ce que je suis si hardi, dit-il; mais puis-je encore vous faire une prière?
—Sans doute, Kees!
—Quand Monsieur ira voir les directeurs, reprit-il, Monsieur doit faire comme s'il ne savait rien de la chose.
—Je vous le promets, Keesjen.
J'allai trouver mon oncle, et sus le décider à se rendre auprès des directeurs. Le président fit venir le père chez lui, et envoya ensuite le père à la ronde chez les autres directeurs, afin de les convoquer en assemblée extraordinaire. A cette assemblée on fit comparaître Keesjen, après quoi on le fit sortir; ensuite le père dut aussi comparaître et sortir à son tour. Après quoi on délibéra pendant une heure, laquelle heure se passa principalement en déclarations répétées du président qu'il laissait l'affaire à la décision de ces messieurs, et en déclarations non moins répétées de ces messieurs, qu'ils laissaient l'affaire à la décision du président.
Comme les choses ne pouvaient rester ainsi, le président émit enfin l'avis «que, d'un côté, il était possible de rendre son argent à Keesjen, vu que Keesjen était un homme d'une conduite exemplaire, qui, sans nul doute, conserverait l'argent jusqu'à sa mort, aussi bien que l'honorable trésorier lui-même;» (ici l'honorable trésorier lui-même s'inclina)—«mais que, d'un autre côté, l'honorable trésorier le conserverait aussi bien que Keesjen, et que par conséquent, il n'était nullement nécessaire de fortifier Keesjen dans le préjugé que son argent serait mieux gardé et plus sûrement consacré au but du susdit Keesjen, si lui Keesjen le gardait lui-même que si l'honorable trésorier le conservait, et que c'était là son avis.»
Le secrétaire crut néanmoins avec quelque raison que cet avis ne tranchait pas suffisamment la difficulté, et proposa, sauf meilleur avis «de s'arrêter à l'une des deux mesures proposées;» sur quoi le trésorier lui-même eut la générosité «de renoncer à la garde des fonds en question,» et l'on résolut à l'unanimité de rendre à Keesjen ses douze florins convenablement recousus dans le sachet de cuir.
Keesjen porta deux années encore son argent sur son cœur. Et lorsque, l'an dernier, je revis le cimetière de D...., il me fut doux de pouvoir penser que là, dans la fosse commune des pauvres, reposait un homme qui y avait été porté honorablement par douze frères de son choix, après s'être endormi, grâce à moi en quelque sorte, tranquille et certain qu'il serait enveloppé dans un linceul à lui.
A-t-il par hasard songé à Hildebrand, à ses derniers instants?
[1] L'usage de faire suivre les convois funèbres par des pleureurs gagés existe encore en Hollande.
[2] Dépôt de mendicité érigé sous la protection du prince Frédéric.
[3] Briques en terre cuite qui servent, en Hollande, à paver les trottoirs, les rues, etc. On les place, non pas à plat, mais sur la tranche, ou pour mieux dire de champ.
[4] Punition corporelle usitée en Hollande.
V
Il vient du monde pour prendre une tasse de thé et passer la soirée.
Le dimanche soir, la chambre du jardin était dans sa plus brillante splendeur. Je vais essayer de vous en donner une légère idée.
Imaginez-vous une vaste salle carrée, avec une table carrée an milieu, table dont le tapis vert carré est enlevé et remplacé par un plateau carré d'argent à long filets, mainte fois poinçonné, et sur lequel se pavane un massif service à thé de porcelaine antique. Autour de cette table sont disposées cinq chaises à hauts dossiers et à sièges de velours vert à fleurs. On ne fait plus aussi bien maintenant. Si l'on regarde sous la table on y voit luire vingt yeux ardents appartenant à quatre chaufferettes; la cinquième n'étincelle pas, elle est en pierre. Je reconnais à cette circonstance de même qu'à la position du service à thé et à la bouilloire vernissée placée auprès de la chaise, la place de ma respectable tante. Au milieu de la table s'élève une précieuse pièce d'ornement. C'est une lampe de bronze d'une étonnante grandeur, soutenue par un éléphant et dans le pied de laquelle se trouve une boîte à carillon. Dans cette circonstance exceptionnelle, bien qu'on ne soit pas encore au mois de novembre, un feu de tourbe construit avec soin, brûle dans le foyer brillamment poli; c'est uniquement pour qu'on puisse placer régulièrement tout autour des chaises pour les messieurs. L'étroit manteau en marbre de la cheminée est orné d'une pendule représentant un esclave nègre qui a des yeux blancs, des narines rouges, un tablier d'or, et porte d'un air dégagé un cadran sous le bras; aux deux côtés sont placés deux petits vases de fleurs peintes sous des cloches si étroites et de dimensions si exiguës, qu'on pourrait les prendre pour les petits de la grande cloche qui couvre des oiseaux empaillés, et qui trône vis-à-vis de la cheminée sur une petite table en bois bruni et à tiroir. Le dessus de la cheminée exhibe un agréable trophée en plâtre de peignes à tisser, de navettes, de dévidoirs réunis par un léger nœud de ruban, et à demi ensevelis sous des couches de blanc de céruse de différentes formations.
Mais ce qui, non-seulement en ce moment mais en tout temps, fait le plus splendide ornement du salon d'apparat, c'est, au-dessus d'un haut lambris peint en gris et doré sur les bords, la magnifique tapisserie oh l'on voit d'agréables paysages montagneux, avec des soleils levants et couchants, des chemins sablonneux et creusés de profondes ornières, et des pièces d'eau avec des roseaux et des cygnes: peuplés en outre de femmes portant sur leur dos des bottes d'où sort une botte de paille, d'hommes assis au bord de l'eau et prenant un poisson au bout d'une longue ligne; d'enfants tête nue et pieds nus, couchés sur l'herbe à côté d'une chèvre; de voyageurs montés sur des chevaux bruns qui vous tournent le clos pour montrer leur valise, et d'autres sur des chevaux blancs, qui tiennent toute droite une line cravache; de promeneurs avec d'énormes cannes et des chapeaux à... Qu'allais je dire? Oui, ils avaient eu des chapeaux à trois cornes, mais ce temps là était passé. Une couple d'années auparavant la chambre avait été restaurée et monsieur Pierre Stastok Senior, quelqu'arriéré qu'il fût sous bien des rapports, avait cru devoir donner, à cette occasion, une preuve qu'il avait marché avec son siècle. Il avait fait moderniser tous les costumes. Sur son ordre, un ingénieux peintre avait changé tous les chapeaux d'après le plus nouveau modèle reçu par le chapelier, et tous les promeneurs avaient reçu des pantalons bruns, jaunes, rayés, à sous-pieds et faits d'après la dernière coupe. Toutes les perruques avaient été proscrites. Les dames qui, jusqu'alors, avaient exhibé les preuves évidentes que nos grand'mères étaient beaucoup plus décolletées à la promenade que nos sœurs au bal, les dames avaient reçu des robes montantes, de larges manches et de longues tailles; et même les cheveux des enfants à demi nus avaient été coupés au nom de la civilisation.
Il est vrai que cette modernisation laissait encore beaucoup à désirer sous plusieurs rapports, et surtout quant aux cannes, aux parapluies et aux parasols qui avaient gardé leur première forme; en revanche tous leurs éventails étaient changés en bouquets et sous ce point de vue du moins il n'y avait pas le moindre anachronisme.
Lorsque mon oncle et ma tante eurent ainsi fait sagement mettre tout en ordre, ils crurent avoir rempli leur devoir et avoir fait au Moloch du dix-neuvième siècle un sacrifice assez grand pour qu'il leur fût permis, quant à leur personne, de braver et renier ce siècle d'une foule de manières; car, à dire vrai, les messieurs et les dames de la tapisserie étaient de beaucoup en avance sur monsieur et madame Stastok, et comme ceux-ci, le soir dont nous parlons, ont revêtu leur plus belle toilette, d'abord parce que c'est dimanche et, d'autre part, parce qu'ils attendent du monde, je veux profiter de cette occasion pour vous donner la description jusqu'ici différée de leur personne et de leurs allures.
Il règne encore un silence de mort dans la chambre du jardin, cette même chambre du jardin, dirait un orateur, où retentira tout à l'heure le bruyant caquetage dune joyeuse société. Je n'entends rien que le chant familier de l'eau qui siffle dans le tuyau de la bouilloire, et le ronron d'un chat angora qui est couché devant le foyer et s'étonne d'y voir du feu à une époque si peu avancée de l'année. Je ne sens rien que la bouilloire qui n'a pas encore été employée assez souvent pour ne pas exhaler une mauvaise odeur; et en dehors du chat précité, je ne vois personne autre que mon digne oncle qui, le dos tourné au feu et les mains, sur le dos, est éclairé par les quatre bougies qui surmontent les lustres d'or de la cheminée, et dont l'image se réfléchit dans le miroir qui lui fait face. Excellent moment pour faire son portrait! Mon oncle bien qu'il soit dans la soixantaine est encore pour cet âge ce qu'on appelle un solide gaillard. Il n'a pas la tête grise, vu qu'il porte une perruque brune qui lui recouvre les oreilles et à travers laquelle, par conséquent, il lui faut entendre; son visage est rond, vermeil; il n'a absolument pas de favoris; son œil brun ne manque pas d'expression et il a un double menton. Il n'est pas grand de taille, et n'a, pour lui rendre toute justice, d'autre défaut corporel que ses faux cols démesurément hauts. A cause de la fête du jour, la dimension ordinaire de ceux-ci est encore doublée, si bien qu'ils incommodent quelque peu les extrémités mêmes de ses oreilles. Il porte au reste une cravate blanche, une chemise à jabots, un large habit noir qui, vu de derrière, a quelque chose d'une redingote, et, encore toujours, une culotte courte, de sorte qu'on a l'occasion de voir ses mollets bien faits et enfermés dans de fins bas de filoselle. En ce moment entre ma tante qui parachève la toilette de mon oncle en lui présentant un grand et beau mouchoir de poche en toile blanche et à larges ourlets. Vous avez remarqué dès longtemps qu'elle porte un bonnet plissé. Elle a mis, ce soir, son plus beau qui est orné d'un ruban dentelé de satin blanc,—je me souviens que je donnais des rubans pareils à ma grand'mère, le jour de son anniversaire!—Elle a les cheveux poudrés, et il vient un peu de blanc égalisé avec une fine lame, sur son front; cela sied parfaitement à sa physionomie ouverte et bonne et aux agréables fossettes qui se creusent dans ses joues quand elle parle. Elle porte au cou un gentil collier de perles avec une nacelle en pierreries, et un fichu montant à petits plis en toile de Cambrai qui s'encadre dans sa robe de soie chatoyante à large corsage.
Laissons-la, un peu fatiguée de tous les préparatifs, s'installer pour préparer le thé; et jetons les yeux sur Pierre qui fait justement son entrée. Lui aussi, comme disent les marins, est sous son plus beau gréement. Il est, je dois l'avouer, tout à fait vêtu à la mode; il porte un pantalon noir à sous-pieds, un gilet de satin noir, un habit bleu à boutons brillants, et cependant il a l'air affreusement arriéré. C'est que le pantalon est si court et les sous-pieds sont si longs, le gilet est si largement échancré et si ample de la taille, l'habit est si étroit du collet et si large du dos; et puis pourquoi s'obstine-t-il à vouloir se distinguer par une cravate de soie brune au lieu d'en porter une noire comme tous les gens comme il faut.
L'oncle consulte une fois ou deux sa montre pour faire la remarque que la société se fait terriblement attendre. Soit dit en passant, là gît l'unique raison pour laquelle Pierre Stastok Senior n'a jamais voulu être diacre ou ancien de l'église, parce qu'en cette qualité il serait contraint d'aller à son tour à l'église avec des ministres qui ne sont pas des gens ponctuels comme lui.
Bientôt cependant un modeste coup de sonnette annonce l'arrivée du premier venu des invités. Nous les laisserons, lui et les autres, se débarrasser de leurs surtouts et de leurs manteaux et les déposer entre les mains de Keesjen qui, ce soir-là, a obtenu une permission particulière de rentrer plus tard à l'hospice; nous les laisserons ensuite bourrer leurs pipes, et complimenter les hôtes sur les peines qu'ils se sont données; puis jaser pendant une petite heure sur le temps, sur le froid qu'il fait dans l'église, sur la supériorité d'un foyer ouvert sur un poêle fermé, sur l'état des fonds, sur l'ouvrage des dames, sur la dernière vente de maisons, et sur le dernier plan du conseil communal au sujet d'un pont à jeter sur un cours d'eau, pont dont la nécessité est reconnue depuis dix ans déjà; nous vous introduirons ensuite au milieu dû la société et nous vous ferons voir chacun de ses membres dans toute sa splendeur. En attendant vous pouvez vous-même bourrer une nouvelle pipe.
L'homme que vous voyez auprès du foyer, engagé avec mon oncle dans une conversation animée sur les avantages importants que possédait l'institution des corps de métiers, tels qu'ils existaient autrefois, sur celle des patentes introduite sous le ministère Gogel, cet homme est une vieille connaissance et nul autre que l'homme à l'argent de la diligence. Toutefois il est aussi peu orfèvre que le piqueur était commissaire de police. J'ai été malheureux dans mes présomptueuses divinations. C'est tout bonnement le plus ancien commis du secrétariat de la ville de D.... appartient à cette race de gens qui étudient jour et nuit Wagenaar et les continuations de Wagenaar, de même que les ouvrages de Lefrancq van Berkhey, et le recueil de proverbes hollandais de Tuinmans, et dont les lectures ultérieures consistent en une incroyable quantité de sermons et de voyages autour du monde. Il sait frapper avec dignité sur sa tabatière et dire comment s'appelaient les mouchettes au temps où l'on ne mouchait pas encore les chandelles et à quel prix on pouvait louer une maison en une année dont il a vu un compte dans les poudreux papiers du secrétariat. Il jouit d'une grande autorité comme juge du talent de tous les prédicateurs, et, au total, quand il se présente dans la famille quelque question obscure, on l'adresse à monsieur Van Naslaan qui a énormément lu. Il faut dire que dans ces dernières années la pédanterie du jeune Pierre a notablement nui à l'autorité de ce personnage, surtout parce que l'étudiant comprend le latin qui assure tous les privilèges.
Pierre et moi sommes accaparés par un monsieur long et maigre, d'une bonne trentaine d'années, dont la tête commence à devenir chauve, et qui est enfermé dans une longue redingote boutonnée; ce monsieur s'appelle Dorbeen et a la réputation de dire très-sérieusement des choses comiques. Il nous interroge sur des farces d'étudiants qui depuis l'érection des universités ont dû arriver chaque année dans toutes les universités, qu'il a entendues dans sa jeunesse, qui ont été racontées à Pierre et à moi comme étant arrivées à nos prédécesseurs immédiats à l'université, et qui vraisemblablement n'ont jamais eu et n'auront jamais lieu. Quand il en a cité une très-plaisante, il demande sur-le-champ une baleine et la passe à travers sa pipe avec une figure si longue et si grave qu'elle prouve effectivement combien il est sérieusement comique. Pierre s'est éloigné au beau milieu de ses récits, fume en désespéré, sourit en ricanant à la lin de chaque histoire, et quand sa pipe est à bout en bourre une nouvelle. Le désir de faire plus ample connaissance avec les dames me met sur des charbons ardents.
—Ces messieurs préféreront sans doute en rester au vin? dit ma bonne tante en se retournant avec affabilité et en soulevant une véritable chaudière de fer-blanc. Mais Pierre prendra peut-être bien une tasse de slemp[1]?
—J'en ferai autant, ma chère tante! dis-je en allant à elle pour alléger un peu le vaste récipient qu'il lui était impossible de lever. Savez-vous pour qui je remplis les tasses?
Ce fut d'abord pour une honorable dame qui, comme ma tante, était occupée à tricoter, mais qui cependant était mise plus à la mode qu'elle, et qui était la légitime épouse du commis, bien qu'elle fût plus jeune que celui-ci de plusieurs années; ensuite pour une sœur du mari de cette dame, laquelle sœur avait une quarantaine d'années, des yeux de veau, et demeurait chez elle avec le privilège de faire la lessive, de raccommoder les bas, de remonter les chapeaux et d'achever à user les robes de sa belle-sœur; puis encore pour la fille de la dame en question, Koosjen[2], jeune personne d'environ dix-sept ans qui, avec ses cheveux bruns bien nattés et sa robe rose, était charmante, enfin, sans compter ma tante et moi, pour la très-fashionable épouse du courtier, laquelle était la seule mevrouw[3] de la société, portait un énorme bonnet garni de rubans couleur de feu, et une boucle d'or non moins énorme à la ceinture.
Madame Van Naslaan était une dame très-avisée, qui faisait des découvertes pleines de sens. Elle trouvait, par exemple, qu'un courant d'air froid est plus désagréable qu'un air simplement refroidi; elle trouvait encore que, par une chaude journée, un peu de vent soulage toujours; elle avait fait la remarque que, lorsqu'on perd beaucoup, on a la consolation qu'il vous reste quelque chose; elle avait découvert que, lorsqu'on avait l'habitude d'une chose, on la supportait plus facilement que lorsqu'on n'y était nullement accoutumé; elle en était même arrivée, grâce à des investigations assidues et approfondies dans le domaine de la psychologie, à apercevoir une différence essentielle entre gens et gens, et à pouvoir affirmer avec fondement qu'une personne n'était pas l'autre, et une foule de choses sensées du même ordre qui lui donnaient une grande réputation d'habileté et d'expérience parmi les femmes de sa connaissance; et comme elle disait de l'affaire la plus simple qu'elle cachait plus qu'elle ne laissait voir, et comparait spirituellement toutes choses aux souris qui doivent avoir une queue, on estimait avec raison qu'elle devait avoir plus de perspicacité que les autres. Madame Dorbeen, par contre, était une bavarde, fière de sa qualité mevrouw, de son bonnet et de son mari; j'avais entendu parler d'elle comme d'une personne disant très-joliment les vers, ce qu'il me fut facile de croire, vu qu'elle grasseyait et avait des yeux bruns qui roulaient continuellement dans l'orbite.
La belle-sœur de madame Van Naslaan se nommait Mietjen et n'était absolument rien autre qu'une bonne personne.
A l'exception de celle-ci qui ne disait rien, et de la charmante jeune tille de dix-sept ans qui parlait très-peu, les trois dames bavardaient pour ainsi dire toutes à la fois, et les messieurs, assis autour du foyer, faisaient la contre-partie. Donnons-en un échantillon.
—Ecoutez, ma bonne madame Stastok, dit madame Van Naslaan, en déposant son tricot, et en appuyant l'index sur la main de ma tante; écoutez, ma chère madame Stastok, vous n'avez pas besoin de m'en rien dire; je sais (ici, elle cligna les yeux d'une intéressante façon), je sais tout cela parfaitement; je connais ces gens-là; de part en part, et dès que j'ai appris que Keetjen[4] avait cela en tête, j'ai su comment l'affaire était emmanchée...
Sur ce, elle reprit sou tricot, et compta les mailles du tour commencé...
—Oui, Koosjen, disait madame Dorbeen avec volubilité, en se penchant pour parler devant Mietjen Van Naslaan, et en éblouissant tellement celle-ci avec ses rubans rouges que la bonne âme déclara le lendemain en avoir en mal aux yeux; oui Koosjen, vous ne pouvez vous imaginer combien Dorbeen a de besogne; cela ne finit pas du matin au soir. Ce matin, monsieur Van der Helm, (il faut savoir que c'était le plus grand monsieur de la ville, et que Dorbeen gérait ses affaires) ce matin monsieur Van der Helm est encore venu le voir dès avant le déjeuner; il allait à la chasse, et voulait parler à Dorbeen avant de partir; heureusement qu'il est très-familier chez nous, et que peu importait que Dorbeen ne fût pas habillé, et c'est comme cela tous les jours. Quant à moi, j'ai aussi beaucoup d'occupation avec les enfants; mais je dis à Dorbeen: Savez-vous ce qui va arriver? je vais, moi, m'occuper de cela. Et Dorbeen approuve toujours, et trouve bien les choses comme je les fais...
—Mademoiselle Mietjen, encore un pâté à la crème? demanda ma tante: vous n'en voulez pas non plus, Koosjen? Mon Dieu, ma fille, qu'il y a longtemps que je ne vous ai vue ici! Je me souviens encore du temps où vous jouiez avec Pierre. Oui, oui, petits enfants deviennent grands, Keesjen!
—C'est ce que je dis bien souvent, dit madame Van Naslaan. Que devient le temps? En vérité, plus on devient vieux, plus le temps s'envole; mais les jeunes années, mon enfant, dis-je tous les jours à Keesjen, les jeunes années, apprenez cela de moi, ne reviennent jamais.
On entendait, près de la cheminée, la voix de M. Van Naslaan.
—Ce sont là de ces choses, disait-il avec une solennelle lenteur, et en coupant la phrase par l'expulsion de majestueuses bouffées de fumée, de ces choses, mon bon ami (phou!) qui nous rendent (phou!) malheureux (phou!) vous ... (phou!) moi ... (phou!) et bien d'autres. Et nos aïeux...—Il ôta sa pipe de sa bouche pour en donner, tout en parlant, de petits coups sur le troisième bouton de l'habit de mon oncle ...—nos aïeux ... et je vous demande s'ils en valaient beaucoup moins que nous ... nos aïeux, monsieur, ne s'inquiétaient pas de ces choses-là.
—Non, déclara mon oncle, en bourrant une nouvelle pipe avec une noble exaltation, c'étaient d'autres hommes! Ils savaient... Pierre, donne-moi le réchaud[5]; ils savaient retrousser leurs manches, bien que je le dise moi-même..., et comme je le dis toujours, ils faisaient attention au temps. Un père était habillé et rasé tous les matins au quart avant six heures. Trouvez-moi cela aujourd'hui!
Et posant sa pipe sur le réchaud, il aspira, pour l'allumer d'un coup, avec une force terrible, la retourna ensuite, et soufflant par la tête la flamme qui lui remplissait la bouche, il répéta, à demi essoufflé par l'effort qu'il venait de faire:
—Trouvez-moi cela aujourd'hui!
—Oui, mon cher ami, dit Dorbeen à Pierre, en arrachant quasi un des boutons dorés de l'habit neuf si vieillot de mon cousin (la conversation était tombée sur l'un des jeunes gens les plus riches qui fissent leurs études à Utrecht), oui, son père s'appelle Goedlaken, mais il devrait bien se nommer Goulaken[6].
C'était là un genre de saillies dans lequel M. Dorbeen était fort; et comme Pierre se mit à rire bruyamment, comme mon oncle, qui avait entendu aussi, hochait la tête en souriant et répétait le bon mot à M. Van Naslaan, madame Dorbeen s'aperçut qu'il y avait quelque plaisanterie en jeu, et relevant sa tête enflammée, elle dit du ton le plus engageant:
—Mon cher Dorbeen, dites donc aussi quelque chose à ces dames.
Tout le monde se tut et fixa les yeux sur le personnage interpellé.
—Mou cher trésor, dit Dorbeen, avec un aimable sourire, quand il régna un parfait silence, mon cher trésor, ces dames ont déjà entendu ce soir bien des choses venant de moi...
—Comment cela? demanda madame Dorbeen.
—Mais elles ne font que vous entendre, ma chérie, et n'êtes-vous pas une part de moi-même? répondit-il avec le sérieux le plus comique.
Tout le monde rit, mais Ja charmante Koosjen d'un rire un peu forcé, sur quoi madame Dorbeen jugea à propos de lui dire en souriant:
—Oh! Koosjen, il est toujours comme cela! Ne vous mariez jamais, mon enfant, car les maris font toujours aller leurs femmes!
Pierre, qui, sur ces entrefaites, était venu se mettre à fumer derrière la chaise de Koosjen, Pierre devint pâle. Il sentait que jamais il ne serait capable de faire aller qui que ce soit, fût-ce même une femme, fût-ce même la sienne.
Comme le mur était tombé, qui, dans de pareilles réunions,—réunions que, dans le monde de la bourgeoisie, on appelle prendre le thé et passer la soirée, ou encore une réception ou pipe habillée[7] ou une tartine parée,—comme le mur, disons-nous, qui, dans ces réunions, sépare les messieurs des dames, était tombé, et qu'une sorte de fraternisation entre les deux sexes venait d'avoir lieu; connue, d'autre part, madame Dorbeen était devenue, d'une façon inattendue, l'objet de l'attention générale, mon oncle trouva bon de mettre en avant une prière qu'il avait sur le cœur depuis long-temps.
—Madame, dit-il, vous devriez bien maintenant faire un plaisir à nous et aux amis.
—Certainement, monsieur Stastok! et, avec cette modestie propre aux grands génies, elle se tourna vers madame Van Naslaan, et dit:
—Quel charmant modèle de col vous avez là!
—Oui, madame, je dis, chère marchandise, bonne marchandise. Je suis d'avis que la meilleure étoffe dure plus longtemps. J'avais vu ce col dans la boutique de Van Drommelen, et j'ai dit à mes enfants: à mon prochain anniversaire...
—Ah çà, dit Stastok à Dorbeen, il faut faire en sorte que votre dame nous déclame quelque chose.
—Seigneur mon temps! il faudra nous déclamer quelque chose tout à l'heure, madame! dit ma tante, avec quelque inquiétude, et en appuyant sur la réserve tout à l'heure avec toute la force que pouvaient permettre les convenances.
—Oh! je vous en prie, madame, dit Keesjen, avec un charmant regard.
—Eh oui! dit Mietjen aux yeux de veau.
—Une faut pas trop presser madame, dit ma tante.
—Non! dit madame Dorbeen en pâlissant un peu. Puisqu'il le faut, il le faut. Que voulez-vous avoir? Je vais vous dire le Rhin.
Et saisissant ses ciseaux pour les ouvrir au commencement de chaque vers et les fermer à la chute de la césure, elle commença d'une voix un peu enrouée par l'émotion, mais qui s'éclaircissait de plus en plus:
Les aquilons glacés, faisant trêve aux orages,
Se reposent enfin; le zéphir tiédit l'air,
Et le vieux Rhin déroule, entre ses verts rivages,
Ses flots débarrassés des chaînes de l'hiver...
Arrivée là, madame Dorbeen porta son mouchoir de poche à sa bouche et eut un violent accès de toux. Elle recommença tout à fait dans le même ton, mais cette fois encore elle ne dépassa pas les chaînes de l'hiver. Madame Van Naslaan comprit qu'il y avait autre chose sous l'accès de toux.
Madame Dorbeen devint aussi rouge que les rubans de son bonnet, regarda fixement la lampe et répéta encore une fois comme pour se remettre en train:
Ses flots débarrassés des chaînes de l'hiver.
Nouveau silence.
—Les chaînes de l'hiver vous enchaînent la langue, ma chère, remarqua monsieur Dorbeen d'un ton à la fois plaisant et très-sérieux.
—Fi! je l'avais retrouvé et vous me l'avez fait oublier encore une fois. Attendez.
Il baigne de nouveau ses rives vénérées,
Et les peuples joyeux
Ici sa voix s'éleva très-haut:
Se pressent sur le bord de ses ondes sacrées.
Pour saluer le fleuve impétueux ...
Madame Dorbeen continua ainsi de maltraiter d'une émouvante façon, l'émouvant chef-d'œuvre du grand Borgers[8]. A la troisième strophe elle se mit à rouler les yeux, et à la quatrième ils roulaient tellement que je craignis qu'ils ne roulassent hors de leurs orbites. Ainsi, roulant les yeux et grasseyant, chantant et criant tour à tour elle était parvenue à ces vers:
Ah! donnez à ce sol son nom, le nom d'Eden;
Les roses y...
lorsque retentit tout à coup sur la table l'air connu:
Ach mein lieber Augustin, Augustin, Augustin!
C'était la boîte à carillon de la lampe que ma tante avait remontée un peu auparavant, en feignant de chercher de petites cuillers dans la boîte qui se trouvait devant l'éléphant. Je compris alors pourquoi elle avait tant insisté pour que madame Dorbeen différât de réciter ses vers.
Les yeux de madame Dorbeen, tout prêts à rouler en accompagnant ce vers:
Je voudrais à jamais m'y trouver enchaîné!
se mirent à rouler avec la rapidité d'une locomotive:
—Qu'est que c'est que cela? s'écria-t-elle.
—C'est une valse, dit son mari.
—Ne prenez pas la chose en mal, Madame! dit ma tante d'une voix suppliante; je l'avais remontée. C'est la musique de la lampe. C'est ce qu'il y a de joli dans la chose, c'est qu'elle commence, quand on ne s'y attend pas, un petit temps après qu'elle est remontée. C'était pour faire une surprise aux amis. J'avais espéré que vous déclameriez plus tard,—et maintenant la musique vient bien mal à propos.
Ma tante était si confuse qu'en ce moment elle eût volontiers brisé la tête à l'éléphant de bronze, mais il n'y avait rien à faire, et le susdit éléphant poursuivait avec une aveugle entrain:
Ach mein lieber Augustin!
C'était un bruit agaçant pour madame Dorbeen qui intérieurement frémissait de colère. Pourtant elle fit bonne contenance, et après avoir bu à petites gorgées une tasse de slemp elle dit:
—Oh! du reste, la pièce était, pour ainsi dire, finie; les amis n'y perdent pas grand'chose. Koosjen nous dira bien quelque chose maintenant n'est-ce pas?
Koosjen rougit et dit en fixant les yeux sur sa mère;
—Je ne sais rien; n'est-ce pas, maman?
—Silence! dit Dorbeen, cela change:
Où peut-on être mieux!
Et en vérité, comme l'éléphant connaissait trois airs, il n'y eut d'oreilles que pour le plus grand des quadrupèdes jusqu'à ce qu'il eût montré tout son savoir et fini son concert par un son plaintif et brusquement coupé.
Maman Van Naslaan parut être d'une opinion opposée à celle que lui avait demandée sa chère fille de la plus douce voix du monde; loin de croire que sa Koosjen ne sût rien, elle semblait convaincue qu'elle connaissait une foule de choses, et lui fit signe pour l'engager à réciter aussi quelque pièce; sur quoi madame Dorbeen dit:
—Mais oui, Koosjen, récitez-nous quelque chose! J'ai fait mon devoir, moi!
Ma tante s'écria:
—Oh oui, s'il vous plaît!
Et monsieur Dorbeen ajouta en rimant sur un ton très-sérieusement comique:
Allons, Kôse,
Charmante rose,
Récite-nous quelque chose!
Et Mietjen qui n'était rien qu'une bonne personne répéta son: Eh oui! Le vieux Stastok dit: Allons! et bourra une pipe; et le jeune Stastok s'enhardit jusqu'à dire en rougissant beaucoup:—Oh! s'il vous niait!
Mais la charmante enfant rougissait tellement, était si embarrassée et s'excusait d'un ton si suppliant que ma tante eut pitié d'elle et dit:
—Koosjen a peut-être peur du Monsieur étranger: je crois que nous lui ferons plus de plaisir en la tenant quitte pour cette fois-ci!
Sur quoi madame Dorbeen, fixant opiniâtrement les yeux sur la trompe de l'éléphant, dit d'un petit ton très-gentil:
—Oui, si le Monsieur étranger veut bien donner un dédommagement. Monsieur Hildebrand doit bien savoir quelque petite chose.
—Cela serait bien! dit tout le monde, et mon oncle se retourna pour consulter attentivement la pendule, car pour rien au monde il n'eût voulu que la soirée dégénérât en média-noche.
On bourra de nouvelles pipes; les Messieurs allèrent se rasseoir, monsieur Van Naslaan avec un soupir, monsieur Dorbeen avec l'œil d'un connaisseur, Pierre avec un regard de dédain, mon oncle de l'air d'un homme qui vient de consulter sa pendule et a découvert qu'il est neuf heures et demie. Je ne m'inquiétai nullement de ces Messieurs et me plaçai de façon à avoir précisément en face de moi le joli visage de Koosjen; il faut bien avoir quelque chose pour sa peine.
—Je vais, dis-je, lorsqu'il régna un profond silence, je vais ennuyer la société en lui disant une petite pièce de vers. C'est une traduction d'un de mes amis et une traduction du français.
—Du français! répéta monsieur Van Naslaan en regardant mon oncle d'un air inquiet.
—Voyons donc, c'est bien! dit madame Dorbeen.
Il se fit un silence de mort pour entendre le déclamateur étranger; mais aucune des dames ne le regardait (leur louable modestie ne leur permet pas cette hardiesse quand on déclame devant elles), à l'exception de Madame Dorbeen qui semblait désireuse de savoir si son successeur savait bien rouler les yeux, Koosjen festonnait avec vivacité et je ne voyais rien que ses cheveux soigneusement divisés par une raie.
Je commençai:
Lorsque l'enfant paraît...
Pie ... ie.... iep! dit la porte en s'ouvrant lentement, et il apparut, nullement un enfant, mais bien la servante quinquagénaire vêtue de son justaucorps blanc, chargée et surchargée de la collation en personne, sous l'apparence d'une quantité de petits pains, avec du fromage et de la viande fumée, et d'une multitude de pâtisseries en forme d'étoiles, de losanges, de cercles, de feuilles de trèfle et de poisson, et qui nonobstant cette différence de forme doivent, à l'égale proportion de leur contenu, le nom mathématique d'evenveel[9] dans la vie ordinaire.
Madame Dorbeen ne put comprimer un petit sourire de satisfaction.
On présenta les plateaux à la ronde et je me vengeai sur un evenveel du trouble qu'ils venaient de causer; quand le gâteau fut mangé je repris, tout plein de courage, bien que l'effet du premier vers fût manqué et que je visse clairement, lorsque je répétai les premiers mots que monsieur Dorbeen, toujours gravement comique, pensait encore à la servante quinquagénaire:
Lorsque l'enfant paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris: son doux regard qui brille
Fait briller tous les yeux,
Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,
Se dérident soudain à voir l'enfant paraître,
Innocent et joyeux.
Soit que juin ait verdi mon seuil, ou que novembre
Fasse autour d'un grand feu vacillant dans la chambre
Les chaises se toucher,
Quand l'enfant vient, la joie arrive et nous éclaire,
On rit, on se récrie, on l'appelle, et sa mère
Tremble à le voir marcher.
Madame Dorbeen sourit d'un air approbateur.
Quelquefois nous parlons, en remuant la flamme,
De patrie et de Dieu, des poêles, de l'âme
Qui s'élève en priant;
Monsieur Van Naslaan fit un signe de tête en homme très-entendu.
L'enfant paraît, adieu le ciel et la patrie,
Et les poêles saints! la grave causerie
S'arrête en souriant.
Cela est tout à lait joli! dit mon excellente tante à demi-voix.
La nuit, quand l'homme dort, quand l'esprit rêve, à l'heure
Où l'on entend gémir, comme une voix qui pleure,
L'onde entre les roseaux;
Si l'aube tout à coup là-bas luit comme un phare,
Sa clarté dans les champs éveille une fanfare
De cloches et d'oiseaux!
Monsieur Dorbeen toussa. Monsieur Van Naslaan fronçait péniblement les sourcils comme pour demander:—Où diable veut-il en venir! Justement parce qu'il n'en savait pas davantage, le visage de mon oncle trahissait une admiration sans égale.
Enfant, vous êtes l'aube et mon âme est la plaine
Qui des plus douces fleurs embaume son haleine
Quand vous la respirez;
Mon âme est la foret dont les sombres ramures
S'emplissent pour vous seul de suaves murmures
Et de rayons dorés!
Car vos beaux yeux sont pleins de douceurs infinies;
Car vos petites mains, joyeuses et bénies,
N'ont point mal fait encor;
—Oh! Seigneur! dit ma tante à demi-voix, et ses yeux, sous l'influence de l'émotion, devinrent tout petits.
Jamais vos jeunes pas n'ont touché notre fange;
Tête sacrée! enfant aux cheveux blonds! bel ange
A l'auréole d'or!
Koosjen qui, de temps en temps, avait jeté un coup d'œil sur
moi, releva la tête et me regarda fixement. Les deux derniers
vers pouvaient s'appliquer parfaitement à elle.
Vous êtes parmi nous la colombe de l'arche;
Vos pieds tendres et purs n'ont point l'âge où l'on marche;
Vos ailes sont d'azur.
Sans le comprendre encor, vous regardez le monde,
Double virginité! corps où rien n'est immonde,
Comme où rien n'est impur!
Il est si beau, l'enfant, avec son doux sourire,
Sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire,
Ses pleurs vile apaisés,
Laissant errer sa vue étonnée et ravie,
Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie
Et sa bouche aux baisers!
Ma tante essaya une larme; madame Van Naslaan hocha deux ou trois fois la tête. Koosjen retenait sa respiration et me regardait avec anxiété.
Seigneur! préservez-moi, préservez ceux que j'aime,
Frères, parents, amis, et mes ennemis même
Dans le mal triomphants,
De jamais voir, Seigneur! l'été sans fleurs vermeilles,
La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
La maison sans enfants[10]!
—Seigneur mon temps! neveu Hildebrand, s'écria ma tante, neveu Hildebrand, cela est beau!
Et je gage qu'elle songeait à Pierre quand il était petit, et aussi... oh certainement aussi, à la petite Gertrude qui était morte avant l'âge de cinq ans et dont il ne lui restait qu'une petite mèche de cheveux qu'elle portait en bague an doigt du milieu.
—Hé oui! dît Mietjen aux yeux de veau, yeux qui, en ce moment, étaient beaucoup plus saillants encore que de coutume.
—Je trouve pourtant, dit madame Van Naslaan, qu'il faut être mère pour bien comprendre ces choses-là.
—N'est-ce pas, madame Van Naslaan? dit madame Dorbeen... Mais c'est ravissant; les vers (elle appuya sur le mot), les vers sont ravissants! Elle voulait dire: Quant à la façon de les dire, ce pourrait être mieux.
Koosjen n'était pas mère et conséquemment ne pouvait avoir compris comme l'entendaient ces dames; mais ses yeux humides et brillants et ses joues pâles disaient assez qu'elle avait compris et senti cette admirable poésie.
—De qui est cette pièce? demanda monsieur Van Naslaan.
—De Victor Hugo, Monsieur.
—Victor Hugo? dit-il en plaçant l'accent tonique sur la première syllabe et en prononçant ce nom, comme si au lieu d'un g français, il s'y fut trouvé vingt-cinq bons g hollandais [11]. Je croyais que cet homme là n'avait écrit que des horreurs. J'ai vu dans la Revue littéraire, me semble-t-il... Eh! cela m'échappe; je croyais que c'était comme cela un homme sanguinaire...
—Je ne sais pas, Monsieur! répondis-je.
—Ne le confondez-vous pas avec Jacques Julin? demanda le courtier.
—Est-ce celui-là qui a écrit ce livre sur Barneveld que nous avons reçu dernièrement à la Société de lecture? demanda mon oncle en se tournant vers Pierre.
—Oui, dit le courtier. A ce que j'ai entendu dire, c'est un singulier gaillard. Il écrit tout ce qu'il veut, Monsieur, il écrit tout ce qu'il veut[12]!
—Oui, dit mon oncle en secouant sa pipe, ces Français, cela fait un rare peuple, bien que je le dise moi-même.
—Savez-vous un livre de vers que moi je trouve charmant, dit madame Van Naslaan en faisant du regard le tour de la société, c'est l'Utilité des disgrâces.
—Quoi! demanda monsieur Dorbeen, plus comiquement et plus gravement que jamais, quoi? l'Utilité des dix grâces?
Un grand éclat de rire salua cette plaisanterie qui embarrassa plus ou moins madame Van Naslaan: elle résolut d'achever en conversation particulière l'éloge de l'ouvrage connu de Lucretia Wilhelmina, éloge mis en avant à titre de conversation générale:
—Vraiment, chuchota-t-elle à l'oreille de ma tante, c'est un livre magnifique et écrit par une femme, mais, je puis l'affirmer, vous ne pourriez le lire les yeux secs.
La conversation redevint bientôt générale et animée. Je m'occupai beaucoup de la jeune personne de dix-sept ans, et Pierre ne quitta pas la chaise de celle-ci. Je m'efforçai, à plusieurs reprises, de le décider à déclamer quelque chose, à chanter, ou à s'exécuter de quelque autre façon; mais il me répliquait toujours avec une physionomie revêche:—Allons donc! ou:—Je ne sais vraiment rien! et, d'autre part je ne voulus pas insister parce que j'avais vu mon oncle consulter de nouveau sa pendule. Mes instances demeurèrent donc sans résultat. Je dois reconnaître aussi que la famille Stastok, grâce à l'éléphant musical, avait suffisamment contribué aux plaisirs de la soirée, pour qu'on ne pût exiger encore quelque chose de ses membres.
La soirée s'acheva joyeusement et familièrement; et après que toutes les dames et les deux Messieurs eurent remercié monsieur et madame Stastok de leur amicale réception et Pierre de son agréable société; après que monsieur et madame Stastok eurent solennellement promis de revenir prendre leur revanche; après que les deux Messieurs eurent mis le chapeau l'un de l'autre et que, de sa propre main, ma tante eût aidé toutes les dames (à l'exception de Koosjen à qui je ne pouvais m'empêcher de rendre le même service) à mettre leurs manteaux, et, d'après le désir de chacune, à relever leur col ou à laisser le tout en dessous, on se sépara vers onze heures et demie parfaitement satisfaits les uns des autres, et il n'y eut plus de plaisir pour personne que pour la servante qui, d'un air nonchalant, laissait choir dans sa main les quarts de florin qu'y faisait pleuvoir le départ des convives.
Mon oncle avait sommeil, bien qu'il le dit lui-même. Seigneur mon temps! combien ma tante avait encore d'occupation. Vraiment était de mauvaise humeur. Ce fut, dans cet état de choses, que je gagnai mon lit.
[1] Boisson chaude dont le vin elles œufs font la base.
[2] Diminutif de Cornélie.
[3] Titre des dames des nobles, des licenciés et des officiers. Les autres femmes mariées sont qualifiées: Mejuffrouw.
[4] Catherine.
[5] Récipient ordinairement de cuivre rempli de matières en combustion sur lesquelles on pose la pipe pour l'allumer.
[6] Jeu de mots intraduisible: Goedelaken signifie bon drap, Goulaken, drap d'or.
[7] A cause des accessoires qui ornent la pipe présentée aux invités.
[8] Un des plus grands poètes de la Hollande.
[9] Equivalent, de proportion égale.
[10] M. Beets a traduit admirablement en hollandais celle belle pièce de Victor Hugo; pour rendre ainsi un grand poète il faut être grand poète soi-même.
[11] Le g a en hollandais un son guttural très-prononcé.
[12] Nous espérons que M. Jules Janin voudra bien se reconnaître ici, en compagnie de son Barnáve, sans trop se formaliser du jugement de ces braves Hollandais. (Note du traducteur.)
VI
Pierre est vraiment amoureux, et comment nous faisons une partie de plaisir en barque.
La mauvaise humeur avec laquelle Pierre s'était allé coucher n'était nullement énigmatique pour moi. On a remarqué que, pendant toute la soirée, il avait peu parlé tandis qu'ordinairement ni la loquacité ni le pédantisme ne lui manquaient au milieu des amis de son père. Mais deux petites circonstances l'avaient contrarié et paralysé, à savoir: l'amour et la haine. Entre autres choses, il ne m'avait nullement échappé qu'il avait continuellement jeté des regards à la dérobée sur le cou blanc de Koosjen et qu'il eût à coup sûr été enchanté de regarder franchement son charmant visage s'il eût osé risquer d'engager avec elle une conversation en règle. En outre, il ne m'avait pas été difficile de découvrir combien l'avait vexé l'approbation qu'avaient obtenue de la jeune fille les beaux vers de Victor Hugo, quelque médiocrement et infidèlement qu'ils fussent traduits et quelque mal qu'ils fussent récités; j'avais remarqué aussi combien il avait porté envie à la hardiesse avec laquelle j'avais entamé ensuite un entretien avec elle, et aux sourires plein d'aménité qui m'avaient été adressés à cette occasion. Son cœur amoureux s'était, je le crois, promis monts et merveilles de cette soirée; mais Koosjen était partie comme elle était venue, sans qu'il lui adressât une autre douce parole que:—Aimez-vous bien les petits gâteaux? Il avait fini par se rendre ridicule; contrairement à ses projets et à ce qu'il attendait de la passion qui lui tenait au cœur, il avait fait sotte figure. Quoi d'étonnant qu'il eût perdu sa bonne humeur?
Je voulus en savoir davantage sur tout cela.
—Bonjour, Pierre! lui criai-je, sans ouvrir mes rideaux vu que je l'apercevais suffisamment, lorsque, le lendemain matin, la cuisinière vint, selon son habitude, faire résonner sous ses doigts osseux la porte de notre chambre.
—Bonjour, cousin! me répondit-il assis tout rêveur sur le bord de son lit et encore sans lunettes.
—En vérité j'ai rêvé de Koosjen Van Naslaan!
Pierre rougit et se pencha pour tirer un de ses bas avec un tel effort qu'il y avait lieu d'y voir l'unique cause du pourpre de sa figure.
—Bah! dit Pierre.
—Oui, dis-je, c'est une charmante jeune fille.
—Vous trouvez cela? demanda Pierre en tirant son second bas et en allant au lavabo. Oui, c'est une jolie petite mine, mais je ne la trouve cependant pas si charmante.
—Non? m'écriai-je avec surprise en allant m'asseoir.
—Vraiment non! dit-il.
L'amour qui renie son objet se trahit d'une façon irréfragable.
—Je voudrais bien connaître cette jeune fille de plus près, Pierre! N'y aurait-il pas moyen de la revoir encore une fois d'ici à après-demain?
—Je n'en sais rien, répondit Pierre en remplissant l'aiguière jusqu'au dessus des bords; allez lui faire une visite.
—Cela ne se fait pas, mon garçon, dis-je; mais ne savez-vous rien de mieux?
—Ma foi non! dit Pierre.
—Moi je crois avoir trouvé autre chose, dis-je en sautant à bas du lit. Dites-moi, Pierre, continuai-je en le regardant fixement, d'où vient que vous avez oublié de mettre vos lunettes? Voyez, il fait tous les jours un temps magnifique; nous irons louer une barque ... et nous irons ensuite prier Koosjen et quelques dames de votre connaissance, de préférence de votre famille, de nous faire l'honneur de partager avec nous une promenade nautique.
—Une promenade nautique? s'écria Pierre du ton du plus profond étonnement.
—Sans doute; cela vaut bien mieux pour causer et pour faire sa cour que d'aller eu voiture. Ne voudriez-vous pas faire votre cour, hein? Hé, mon garçon, pourquoi mettez-vous votre pantalon à l'envers?
—Oh! dit Pierre reprenant sa mauvaise humeur de la veille, finissez ces folies. Je ne tiens pas à être tourmenté par vous.
—Mon garçon, dis-je, vous me comprenez mal. Je ne vous tourmente pas; je vous demande seulement si vous ne voulez pas penser à l'amour?
—Penser à l'amour? reprit-il les lèves gonflées de ressentiment et en me lançant obliquement à travers ses lunettes un regard chargé de colère, occupez-vous d'amour vous-même!
—Avec plaisir, mon excellent ami! mais les jeunes filles ne veulent pas de moi. Je suis trop laid.
—Vous savez assez bien blaguer, Monsieur? dit Pierre en grinçant des dents et tout frémissant de colère.
—Oui! répondis-je en riant, mais je crois pourtant que vous vous entendez encore mieux à l'amour?
Je n'obtins pas de réponse. Pierre mit une hâte excessive à s'habiller et descendit les escaliers en courant. Lorsque je descendis, je le trouvai fumant sa pipe, abrité sous les ailes de ses parents et, comme dirait un romantique français: enveloppé de sa colère[1].
Après le déjeuner, il alla au jardin; je le suivis sur les talons.
—Laissez-moi! me cria-t-il avec une physionomie aussi peu avenante que celle d'un perce-oreille.
—Non! dis-je en lui, tendant la main, il ne faut pas être lâché, Pierre! Que! diable, le mot amour est-il de nature à faire prendre la mouche? A votre place je me fâcherais bien plutôt au mot d'Institutes.
Pierre sourit péniblement.
—Savez-vous bien? Je ne parlerai pas de toute cette affaire; mais nous irons nous promener en barque, mon garçon! en barque avec les dames. Savez-vous ramer?
—Je le crois, dit Pierre d'un ton pédant.
—Voulez-vous ramer?
—Oui.
—Voulez-vous inviter les clames?
—Elles refuseront.
—Je ne vous demande pas cela. Voulez-vous? Voyons, Pierre, je vous promets que je serai discret.
—Eh bien, dit-il, je veux bien.
Le plan arrêté fut communiqué au père et à la mère Stastok et il fut résolu que, outre Koosjen nous inviterions la cousine Christine, jeune fille de vingt-trois ans qui ne demanderait pas mieux que de nous accompagner, vu qu'elle n'avait rien à faire qu'à rester assise auprès d'une tante acariâtre qui tenait deux servantes et ne sortait jamais.
Nous allâmes du même pas â la recherche d'une barque. Après être allé à la porte du levant chez un constructeur de barques qui avait vendu la sienne parce qu'il n'y avait pas de profit, et qui nous avait envoyé à la porte du couchant où il était certain que nous pourrions en obtenir une; après nous être assurés à la porte du couchant que l'extrémité d'une poupe surgissait seule au-dessus de l'eau, nous trouvâmes enfin au centre de la ville, une excellente embarcation, que nous pouvions louer, au prix d'un florin, pour une après-dinée entière. Nous la louâmes pour toute l'après-dinée du jour suivant, et nous nous acquittâmes ensuite de nos invitations qui furent très-bien accueillies. Maman Van Naslaan se dit fort honorée pour sa fille, bien que, je le crois, elle pensât qu'il y avait antre chose là-dessous et que cette sortie aurait une queue comme les autres, et la vieille tante exprima dix fois en une demi-heure l'espoir qu'il ne ferait pas trop froid sur l'eau, ce que nous espérions d'ailleurs aussi, bien que nous craignissions le contraire.
Nous convînmes mutuellement que Koosjen serait plus particulièrement confiée aux soins de Pierre et que je me poserais en cavalier en titre de Christine. Je ne pouvais être plus généreux. Pierre avait aussi repris sa bonne humeur, et l'excellente tante nous emballa, le même jour encore, dans un petit panier du vin du Rhin et des oranges, rafraîchissement assez frais au mois d'octobre. Nous avions prié les dames de se munir de manteaux.
Le lendemain était une magnifique journée d'automne, et tout promettait plaisir sans encombre. Mais lorsque Pierre rentra, dans la matinée, de quelques courses qu'il avait à faire pour sa toilette, sa physionomie était horriblement attristée. Il poussa rudement la porte derrière lui et jeta brusquement sa canne, son chapeau et ses gants.
—Qu'avez-vous, mon ami? lui demandai-je tout effrayé.
—Oh! ce misérable Dolphe! dit-il en se tournant vers sa mère.
Il n'y avait assurément encore nom d'homme dans les cinq parties du monde qui fût capable d'inspirer plus d'effroi à madame Débora Stastok et à toutes les tendres mères de la ville de D.... que ce nom de Dolphe qui ne peut faire penser le lecteur, tout perspicace qu'il soit qu'à ses formes complètes, Adolphe, Rodolphe ou au besoin Ludolphe, mais qui pour madame Débora Stastok, et, comme je l'ai dit, pour toutes les tendres mères do la ville de D...., ne représentait rien moins que l'abrégé sommaire de ces titres honorifiques; mauvais sujet, garnement, dépensier, libertin, ivrogne, vaurien et fainéant! Ce nom appartenait en effet à la personne avec laquelle j'avais déjà eu l'honneur de faire connaissance au café de l'Etoile du Nord, en un mot, à monsieur Rodolphe Van Brammen qui, après s'être fait connaître dans sa jeunesse pour un fieffé polisson qui faisait enrager ses parents et ses maîtres, jouait mille tours pendables tous les soirs, et tourmentait les jeunes filles en voulant les embrasser, après avoir fait tout cela, disons-nous, avait passé une couple d'années à Leyde, sous le nom d'étudiant en droit, dans cet état qu'on y appelle bambocher, sans que son père sût alors au juste ce qu'il y faisait autre chose que dépenser beaucoup d'argent, tandis qu'il lui avait été prouvé évidemment plus tard qu'outre cette occupation son cher fils s'était adonné à la passion de faire des dettes. Après cela, c'est-à-dire depuis deux ou trois ans, et toujours aux frais de son père qui heureusement était à son aise, il s'était ouvert une autre carrière qu'on nomme, à Leyde toujours, battre le pavé, et cela au grand scandale des habitants de D.... qui s'inquiétaient beaucoup plus de ce qu'il adviendrait un jour de lui, que Rodolphe van Brammen lui-même. Il ne faisait toutefois rien qui fût notoirement mal. Il buvait raisonnablement la goutte, prenait part à tous les divertissements publics y compris monter la garde et déraciner les arbres des boulevards, singeait tous les personnages publics, se promenait beaucoup, jouait non moins au billard, engraissait à vue d'œil, débitait une multitude de farces, et était très-populaire.
Il n'y avait donc pas lieu de s'étonner qu'à l'audition du nom seul de ce monstre ma tante ressentît dans le dos un frisson glacial. Et vraiment je crois que ses cheveux se hérissèrent sous sa cornette.
—Qu'a-t-il donc fait encore?
—Fait? dit Pierre avec désolation, et ses veux étincelaient à travers ses lunettes: rien! Mais il veut venir en barque avec nous.
Et il me regarda en face comme pour me faire sentir toute l'horreur de cette déplorable nouvelle.
—Pourvu qu'il amène une dame avec lui, dis-je, cela m'est indifférent.
—Hé! c'est bien ainsi. Il amène sa sœur, la stupide fille! Christine a raconté à cette sœur qu'elle allait faire une promenade sur l'eau avec Koosjen, moi et un étudiant de Leyde, et alors elle a voulu venir avec nous à toute force. Mais si je voulais!...
Koosjen, moi et un étudiant de Leyde! En toute autre occurrence Pierre eût dit: «Koosjen, un étudiant de Leyde et moi»; mais il était amoureux et, dans cette circonstance, il avait jugé à propos de répartir ainsi les places.
—Ecoutez, dit ma tante rassurée par la compagnie de la sœur qui, aux yeux de la population de D...., était l'excuse de la présence du frère; écoutez, Meeltjen est une personne très comme il faut, elle a toujours été très-diligente à l'école et partout. Il n'y a rien à dire sur son compte. Ainsi ils iront avec vous.
—Oh! voilà tout mon plaisir perdu! grommela Pierre. Et il quitta la chambre pour aller, dans son désespoir, barbouiller un peu ses tableaux des Institutes.
En attendant, j'eusse bien voulu voir la rencontre de ces deux messieurs si pleins de contrastes, Dolphe et Pierre. Je m'imagine que l'ex-étudiant avait reçu de sa sœur Amélie la mission de nous embarrasser d'elle et de lui-même, non pas directement, mais en faisant entendre à Pierre, s'il venait à le rencontrer, qu'il serait très-bien qu'ils nous accompagnassent, chose que déjà sans doute la susdite Amélie avait promis à Christine de faire en tout cas. On comprend facilement que Dolphe était tout aussi convaincu de rencontrer en tout cas Pierre, particulièrement si celui-ci se risquait dans la rue, ne fût-ce qu'un instant, attendu qu'il avait coutume de consacrer quelques heures de la journée à se promener par la ville en se livrant au passe-temps de faire des clins d'œil à nombre de jolies servantes, et en accordant une attention particulière à tous les beaux chiens. Il était arrivé qu'il avait rencontré précisément Pierre au moment où celui-ci venait d'acheter dans le magasin déjà mentionné de Van Drommelen, une magnifique paire de gants glacés couleur ponceau, paire dont le susdit Van Drommelen était embarrassé depuis longtemps parce que personne n'en voulait et qu'il avait fait prendre à Pierre comme étant du dernier goût. Je m'imagine que Dolphe avait engagé la conversation en ces termes:
—Ainsi vous allez vous promener en barque, vous autres?
Et qu'il avait ajouté tout aussitôt:
—Vous devriez bien nous prendre avec vous, ma sœur et moi?
Sur quoi Pierre, sans songer à la moindre possibilité d'excuse, avait infailliblement répondu sur-le-champ:
—Soit!
—A quelle heure parlez-vous?
—A trois heures et demie.
—C'est un peu tôt, mais j'y serai, Amélie apportera sa guitare. A cette après-midi!
Il arriva, ce jour-là, dans le ménage de mon oncle, une chose qui n'y était jamais arrivée; l'heure du dîner fut changée, toujours en l'honneur du neveu Hildebrand qui, malgré sa robe de chambre, n'en avait pas moins chez son oncle les quatre pieds blancs; et lorsque nous fûmes suffisamment lestés, Pierre, non sans une foule de recommandations et surtout celle d'être prudent, Pierre alla chercher Koosjen et moi Christine.
De toutes les jeunes filles qui pourraient ou voudraient demeurer avec de vieilles tantes acariâtres, Christine était bien celle à qui cela convenait le moins. Au fond du cœur c'était un Jean qui rit et qui ne semblait pas s'inquiéter à propos de rien. Elle s'empara de mon bras si franchement, se mit à rire de si bon cœur à propos du beau temps, du charmant plan de promenade et de la fraîcheur de l'eau, que je pris très-bonne opinion d'elle, mais que je craignais seulement qu'elle ne se promit beaucoup trop de l'excursion projetée.
Non s avions fait conduire la barque dans le fossé de la ville et Keesjen y avait transporté le vin du Rhin. J'arrivai au rendez-vous avec Christine juste au moment où Pierre apparaissait aussi. Koosjen marchait à côté de lui; il n'avait osé lui offrir le bras, et la jeune fille avait peine à se tenir au courant de ses grandes enjambées.
La mauvaise humeur de Pierre paraissait un peu adoucie, mais je la vis renaître plus bourrue que jamais, lorsqu'il vit le jeune Van Brammen franchir la porte et traverser le pont avec sa sœur et une servante qui portait d'une main une énorme clef de maison, et de l'autre, une boîte à guitare recouverte de papier marbré. Dolphe s'était procuré pour la circonstance, un chapeau de paille jaune qui lui donnait l'air très-commun; il portait un pantalon brun à carreaux, et une redingote verte étroitement fermée par des boutons de métal; aux talons de ses bottes étincelait une paire de branches d'éperons qu'il eût été au moins à propos de mettre de côté en cette occasion, et il avait à la main une canne à épée jaune, que pour la même raison il eût pu laisser à la maison. Amélie que ma tante et marraine avait désignée par le diminutif Meeltjen, était vêtue d'une façon toute particulière. Elle portait un spencer de soie violette, sous lequel descendait une jupe verte, et un petit chapeau de même couleur et de même étoffe que le spencer, et sur lequel retombait un voile blanc à larges bords, de même couleur que la robe. Ses petits pieds étaient enfermés dans des guêtres de nankin, qui faisaient parfaitement ressortir la finesse de sa cheville. Ce petit pied et cette petite cheville constituaient avec ses petites mains, les principales beautés de la maigre Amélie qui avait un long et pâle visage et de grands yeux verdâtres et vagues, qu'elle fermait toutefois tellement, soit qu'elle fût myope ou qu'elle voulût le paraître, qu'on eût parié qu'elle n'y voyait pas du tout. Lorsqu'elle s'avança côte à côte avec son frère si ventru, elle réveilla très-vivement en moi le souvenir du premier songe du roi Pharaon.
La rencontre des trois dames fut très-cordiale et très-affable; Van Brammen, lui, nous accosta très-gaiement.
—Bonjour, messieurs! dit-il, j'ai mangé prodigieusement, je vous en donne ma parole. Parbleu, voilà une jolie barque! où avez-vous déniché cela, Pierre? Hildebrand, je vous ai vu autrefois quand vous étiez encore vert[2]; vous aviez alors une petite redingote couleur cannelle, qui était puissamment laide. Voyez donc, une gaffe aussi!
Et saisissant la gaffe, il la mania comme une lance, et fit mine de vouloir transpercer Pierre.
—Hé là! dit Pierre, redevenu furieux comme une araignée.
—Ah çà! dit Dolphe, en sautant dans la barque, je suis le plus gros et puis j'ai énormément dîné; je ramerai aussi plus tard, cela s'entend; mais il faut que vous commenciez; cela vous va-t-il, Hildebrand?
—Parfaitement, dis-je.
J'assumai la tâche de maître de cérémonie, et me plaçai sur le banc de l'arrière. Pierre s'assit vis-à-vis de moi, puis sur les banquettes latérales, à côté de son genou droit, la charmante Koosjen, son premier amour, et à côté de son genou gauche, la «femme maigre, vieille, laide, décharnée, et dont on ne pouvait trouver l'égale en laideur sur toute la terre d'Egypte,» avec sa guitare sous le banc. A côté de celle-ci ou de Koosjen à son choix, pouvait s'installer la joyeuse Christine qui était contente de tout; Dolphe était au gouvernail.
—Lâchez, mon ami! cria Dolphe; bien, mon brave, vous vous y entendez! et saisissant la gaffe, il nous poussa loin du bord et gouverna avec beaucoup d'adresse vers le milieu du canal.
Pierre et moi commençâmes à ramer, mais il était évident que mon honorable cousin ne s'était jamais appliqué à cet exercice, ou ne s'y était plus livré depuis longtemps.
—Il est inutile de sonder le canal, Pierre! lui cria tout aussitôt Dolphe, au moment où il plantait les rames dans l'eau sous un angle de près de quatre-vingt-dix degrés. Il faut raser l'eau comme une mouette, mon brave!
—Je sais parfaitement cela! dit Pierre, et il souleva très-haut sa rame droite pour montrer sa parfaite science, mais en même temps il oublia la rame gauche qu'il immergea plus perpendiculairement encore, si c'était possible, il en résulta que la rame droite ne toucha pour ainsi dire pas l'eau, mais bien vint heurter violemment la mienne, et que Pierre donna avec la gauche une si forte impulsion, que la barque tourna sur elle-même.
—Holà! Pierre, attention! cria de nouveau le pilote détesté, tandis que Koosjen riait, que Christine éternuait et qu'Amélie poussait un petit cri d'effroi. Holà, Pierre, il ne faut pas faire le fou, mon brave, sinon nous pourrions faire le plongeon!
Pierre souhaita du fond du cœur que Dolphe tombât à l'eau et piquât une tête jusqu'au fond.
Il n'est pas précisément nécessaire d'être sorcier pour ramer; le mal fut bientôt réparé, et en donnant quelques leçons à Pierre, je fis en sorte qu'en peu de temps, il frappât en cadence avec moi. Nous sortîmes du canal et remontâmes la petite rivière qui fait l'orgueil et la gloire de D.... et nous fûmes bientôt au large. Il devint encore plus facile de ramer. Les dames trouvèrent qu'il faisait délicieux sur l'eau; Koosjen était des plus charmantes, Christine des plus expansives, Amélie des plus sentimentales. Pierre lui-même se monta au diapason général, mais une chose qui devait le contrarier vivement, c'est que les deux premières dames citées étaient comme suspendues aux lèvres de Dolphe qui débitait mille plaisanteries et prêtaient beaucoup plus d'attention à celui-ci, qui pourtant était un mauvais sujet[3], qu'à lui Pierre qui songeait à subir au premier jour son examen de candidat, summâ cum laude[4]; c'est là du reste un fait dont maint honnête jeune homme a eu à se plaindre en pareille circonstance. Les dames doivent savoir mieux que moi, comment il se fait qu'elles donnent lieu à des plaintes semblables. Quoi qu'il en soit, la modeste Koosjen elle-même écoutait Dolphe avec toutes les marques de l'approbation et du plaisir, soit qu'il chantât une chanson, soit qu'il imitât le chantre de la grande église, soit qu'il jetât en l'air d'une façon plaisante son chapeau de paille, ou encore qu'il racontât quelque anecdote, ou que souvent il lui fit à elle-même, d'un ton très-dégagé et très-sincère, un petit compliment; et moi-même je le trouvais en effet, de temps en temps, très-amusant.
Cependant comme la ... je n'ose, à cause de sa maigreur, dire la sœur selon la chair, mais enfin comme la propre sœur d'Adolphe connaissait un bon nombre des plaisanteries du personnage, et aussi parce qu'elle était moins sous le charme, à cause de sa proche parenté avec lui, il advint qu'elle entortilla Pierre dans un entretien très-animé et très-poétique sur les charmants environs d'Utrecht, sur le charmant Zaist, sur la charmante maison des sœurs. Elle déclara avoir beaucoup de sympathie pour tous les établissements de ce genre, et dit même ne pas avoir de répugnance pour l'idée d'entrer dans un couvent ou tout au moins de se faire sœur de charité, sorte de menace habituelle aux filles de l'âge et du tempérament de la maigre Amélie. Elle accabla le bon Pierre, qui, pendant ce temps-là, se morfondait de jalousie, d'une avalanche de sentiments nobles, tendres, saints, touchants, et elle sut, à cette occasion, lever les yeux d'une façon particulière, absolument comme si elle eût eu une excellente connaissance dans la lune qui, comme une tache blanche, se trouvait déjà dans le ciel; puis soupirer à plusieurs reprises, comme une personne qui a des chagrins secrets, et de temps en temps, après avoir émis quelque sententieux dicton, elle regardait par-dessus les épaules de Pierre, vers moi, qui, dans le désavantage d'être assis sur le banc de l'arrière, trouvais cependant la compensation aussi souvent que je le voulais, de ne pas entendre la conversation.
—Mais n'est-il pas temps que je vous relève, mes chers galériens? dit Dolphe, avec cordialité, après que nous eûmes ramé pendant une demi-heure. Je ne fais que fumer des cigares au gouvernail, moi!
—Ecoutez, lui criai-je, voici le plan arrêté. Pierre m'a parlé d'une ferme où nous pouvons aborder et prendre quelque chose. Nous devons y être bientôt.
—Oui, oui, chez Teeuwis, dit Dolphe en m'interrompant, avec la précipitation d'un homme qui connaît par cœur tous les établissements de ce genre.
—Nous n'avons plus à ramer que jusque-là. Nous nous reposerons un peu, puis nous ramerons lentement pour revenir à l'étang que nous venons de dépasser. Une fois sur cet étang, nous nous y laisserons aller à la dérive pendant quelque temps!
—Oh! oui, s'écria Amélie, c'est charmant; je ne connais rien de plus agréable que d'aller en dérive.
—Oui! dis-je; alors, nous cumulerons toutes les voluptés; nous verrons ce qui reste dans notre panier et ce qu'il y a dans votre boîte à guitare.
—C'est superbe! s'écrièrent les autres dames. Oui, Amélie, il faudra chanter et jouer.
—Oui, mais, dit Dolphe, je chanterai aussi, bien entendu. Je sais de magnifiques chansons; Amélie, il ne faut pas trop regarder la lune, savez-vous.
L'insensibilité du cœur de son frère arracha un soupir à Amélie.
En une cinquantaine de coups de rames, nous étions à la ferme.
Nous mîmes pied à terre, à la grande satisfaction de Pierre, qui se voyait délivré et des rames et d'Amélie. La première circonstance lui faisait cependant presque plus de plaisir que la seconde. Il avait eu la sottise de vouloir ramer avec ses gants glacés couleur ponceau, qui en ce moment pendaient à ses doigts comme d'informes lambeaux de peau, et comme il serrait beaucoup trop fort les rames, ses mains avaient gagné de grosses ampoules. Dolphe aida aux dames à sortir de la barque, et à cette occasion il dit un mot très-flatteur sur les pieds de Christine, et pressa la petite main de Koosjen, ce que toutes deux trouvèrent inconvenant à la vérité, mais cependant point tout à fait désagréable; Dolphe abandonna le soin de sa sœur à l'infortuné Pierre.
La barque fut amarrée, et une fraîche et accorte paysanne accourut de la ferme pour nous souhaiter la bienvenue et nous inviter à entrer. Mais nous préférâmes une petite table devant la maison, afin de profiter autant que possible de l'air frais d'octobre. Ainsi fut fait. Bien qu'en hiver, à la saison où l'on patine, on pût trouver à la ferme toute espèce de choses, il n'y avait ce jour-là, pas autre chose que du lait qui, d'ailleurs, coula à profusion dans de grands verres. Le vin, d'après la décision des dames, était tout à fait réservé pour accompagner le bonheur d'aller en dérive. Dolphe demanda avec forces plaisanteries un peu de genièvre avec du sucre; et Pierre trempa son mouchoir dans une tasse de lait et appliqua l'adoucissante liqueur sur ses ampoules.
Il y avait une escarpolette de l'autre côté de la maison, et Dolphe invita les dames à en profiter. Christine en avait une folle envie, Koosjen l'accompagna, et Pierre suivit naturellement; Amélie n'aimait nullement cet exercice et déclara qu'elle y gagnait «d'affreux points de côté.» Je restai donc à la petite table avec elle pour lui tenir compagnie, ce qui me plut infiniment, attendu que j'étais fatigué de ramer, et que je prévoyais devoir ramer beaucoup encore.
Pour une jeune fille sentimentale, il 'n'y avait pas grand chose à voir en cet endroit. Nous étions assis à une table tout à fait dépourvue de couleur, et dont trois pieds seulement touchaient la terre, sur un sol labouré par les poules et les coqs, et entouré de trois côtés par une petite digue en terre. Nous avions en vue une grande mare à canards, croupissante et verdâtre, une cabane et certain autre petit édifice. Il se passa longtemps avant qu'un vilain petit bâtard de dogue et de chien d'arrêt cessât complètement ses démonstrations hostiles. Mais ce qui donnait au tableau quelque valeur pittoresque, c'étaient trois enfants, dont le plus âgé, petite fille de cinq ou six ans, tenait sur ses genoux le plus jeune, nourrisson d'à peu près autant de mois, tandis que le troisième, petit garçon d'environ cinq ans et aux cheveux tout blonds, était étendu sur le dos par terre. Ce groupe se trouvait au bord de la mare, et regardait alternativement d'un air craintif vers nous, et d'un air confiant vers les canards.
Ce furent ces chers enfants qui mirent Amélie à même de montrer toute l'affectueuse bonté de sa douce nature. Elle ôta le petit gant de sa petite main gauche, et résolut de leur adresser la parole sur le ton le plus engageant et le plus séduisant.
—Eh bien! mes chers enfants, vous regardez les petits canards?
Les enfants la considérèrent fixement, mais ne répondirent pas.
—Combien y a-t-il bien de ces jolies petites bêtes?
Pas de réponse, mais un certain étonnement dans les yeux de la petite fille de six ans; à la campagne on n'appelle pas un canard une petite bête.
—Y a-t-il beaucoup de petits canards?
Même silence.
—Est-ce là votre plus jeune sœur?
Silence d'une tombe.
Amélie vit qu'il n'y avait rien à gagner avec ces petits arcadiens, haussa les épaules et se tut.
—Notre truie a fait des petits, dit tout à coup d'elle-même la petite fille.
—Que dit ce petit agneau? me demanda Amélie, pour qui ce renseignement était parfaitement incompréhensible[5].
—Elle dit quelque chose qui lui tient sans doute fort au cœur, mademoiselle Van Brammen, dis-je. Elle raconte que la femelle du porc ... est entrée en couches.
Amélie rougit autant qu'elle fut en état de le faire.
—Ils sont dans le boet[6], dit le petit garçon en se levant et en cueillant une fleur de pissenlit, avec laquelle il frappa par terre à plusieurs reprises... Il y en a quatorze.
Je proposai à Amélie d'aller voir l'accouchée; car je trouvais piquant de conduire une sentimentale jeune fille dans une écurie de paysan, auprès d'une truie avec quatorze petits.
Mais elle n'eut pas envie d'accepter ma proposition et en parut même un peu blessée.
Les amateurs d'escarpolettes revinrent rouges comme des pivoines.
—Ouf! dit Christine en s'essuyant le front, c'était charmant; mais Dolphe a failli nous faire tomber. Cela allait joliment haut.
Pierre n'était pas monté sur l'escarpolette; ses mains écorchées ne lui eussent pas permis de se bien tenir aux cordes; Dolphe et Koosjen avaient été nez à nez sur la planchette, et lui avait eu la satisfaction de leur donner la première impulsion.
Lorsque les dames furent un peu reposées, je proposai de regagner le bord et de ramer aussi activement que possible vers l'étang où nous devions aller en dérive, boire et faire des folies. Dolphe se plaça sur le banc d'arrière, moi sur le banc de devant et Pierre aux mains écorchées au gouvernail. Christine, que l'escarpolette avait mise en goût, avait une furieuse envie de faire balancer la barque, mais les prières de Koosjen et les cris nerveux d'Amélie la retinrent, et comme Dolphe était un bon rameur, et donnait de solides coups de rame, nous fûmes bientôt aux abords de l'étang où nous attendaient tant de plaisirs. Déjà j'avais relevé mes rames, et laissais Dolphe manœuvrer seul avec les siennes, déjà j'indiquais à Pierre comment il devait diriger le gouvernail pour nous faire entrer dans l'étang, lorsque le regard d'Amélie tomba sur cinq ou six plantes de vergiss-mein-nicht en fleurs et qu'elle s'écria:
—Oh! mon cher monsieur Stastok, si vous voulez me faire un grand plaisir, gouvernez vers ces vergiss-mein-nicht! Je suis folle de vergiss-mein-nicht!
Son désir fut accompli, et nous fûmes en un instant auprès des fleurs bleu de ciel dont il était question. Amélie les cueillit jusqu'à la dernière et les distribua à tous les membres de la société, de sorte que bientôt chacun de nous eut une de ces feuilles d'album vivantes soit à la ceinture, soit à la boutonnière.
Lorsque nous fûmes ainsi parés, nous voulûmes nous éloigner, mais la barque semblait aimer les vergiss-mein-nicht beaucoup plus qu'Amélie elle-même, car son attachement s'étendit littéralement de la plante où elles avaient été cueillies au sol sur lequel elles avaient fleuri; en d autres termes, nous touchions terre.
Nous nous efforçâmes en vain de dégager la barque; celle-ci tenait ferme et ne paraissait pas s'ébranler le moins du monde: Amélie éprouvait un chagrin terrible d'être la cause de ce contre-temps; Christine au contraire trouvait la chose horriblement amusante; quant à nous, hommes, nous nous tuions à moitié à travailler, puis nous nous asseyions un instant pour reprendre des forces. Pendant une de ces pauses, Dolphe se mit à nous comparer au Robinson suisse.
—Ah çà! Koosjen, dit-il, si nous devons demeurer éternellement ici, je me marie avec vous! et il fit un mouvement pour lui baiser la main.
Ce fut en ce moment critique que Pierre Stastok Junior, poussa un soupir de Samson, saisit avec une noble indignation la gaffe, l'appuya contre le bord et se jeta dessus avec une telle énergie et un tel déploiement de forces, que la barque se détacha tout à coup et fila en arrière, tandis que le généreux auteur de ce haut fait tombait lui-même dans Peau la face en avant. Il gisait étendu; ses bottes seules étaient encore à bord. Les pans de sa redingote surnageaient et le digne Pierre Stastok Junior, cherchant des deux mains un appui au fond de l'eau, ne tenait qu'à grande peine en dehors sa face souillée de boue, mais toujours ornée de ses lunettes. Son chapeau s'en allait au gré des flots incertains. C'était effrayant.
Quiconque a partagé avec le beau sexe les béatitudes d'une partie de plaisir en barque, sent l'effet que dut produire sur nos dames la subite immersion de Pierre. Il les entend toutes jeter les hauts cris, il les voit se lever toutes, se jeter dans les bras les unes des autres, voire même dans les nôtres et s'écrier: O mon Dieu! Son imagination lui représente tous les efforts qu'elles font de concert pour amener, si c'est possible, un malheur plus grand encore; eh bien! il aura une idée de notre position!
—Asseyez-vous! cria Dolphe en même temps que nous; au nom du ciel restez assises! en un instant, nous enfonçâmes les rames à babord, afin d'empêcher la barque de s'éloigner davantage: Pierre, mon garçon, vous n'êtes que mouillé, nous allons vous suivre avec la barque pour que vos jambes ne tombent pas dans l'eau; rampez sur les mains jusqu'au bord, il fit ce qu'on lui disait, et bientôt il se trouva sur le terrain des bienheureux vergiss-mein-nicht.
Pierre avait fini par piquer une tête et était mouillé jusqu'aux os, de la tête à la ceinture. Ses cheveux dégouttant d'eau, son visage pâle et hagard, ses mains noircies par la vase, tout lui donnait un aspect à fendre le cœur! Ce fut une commisération universelle à laquelle s'associa Dolphe lui-même. Le noyé fut recueilli dans la barque, et on résolut de regagner la ferme pour le sécher. Il serait trop tard ensuite pour se laisser aller à la dérive dans l'étang, mais nous savourerions nos rafraîchissements à la ferme pour ramer ensuite vivement vers la ville. Le chapeau de Pierre fut préalablement repêché, et bientôt l'accorte fermière nous revit.
—Elle avait bien pensé, dit-elle, qu'un malheur arriverait à monsieur, car il avait, près de l'escarpolette, l'air si chagrin et si triste qu'elle s'était dit: Vrai, cela n'ira pas bien pour ce monsieur! Mais elle allait jeter des ramilles sur le foyer, et monsieur serait bientôt complètement remis; si monsieur voulait une chemise de son mari, monsieur n'avait qu'à parler, etc.
Nous laissâmes Pierre à ses soins et nous nous rendîmes en plein air.
Tous ces événements nous avaient conduits jusqu'à cinq heures et demie, et bien qu'il fit encore clair, le soleil était cependant déjà couché, et nous ne pûmes jouir que d'un froid crépuscule. Nous nous aperçûmes alors que c'était une folle idée que d'entreprendre une promenade en barque par une après-dînée d'octobre; il s'éleva un petit vent très-frais, et nous trouvâmes qu'il valait mieux rentrer. Nous fûmes introduits dans la meilleure chambre de la maison où se trouvait le lit de parade, où étaient appendus une horloge frisonne et un damier, et où quatre cadres qui garnissaient la muraille, nous rappelèrent l'histoire de Guillaume Tell, pour ne pas parler de ces petits tableaux qu'on pourrait appeler des éditions abrégées de Trommius, et sur lesquels on peut lire combien il y a de chapitres, de versets, etc., etc., dans la Bible, et bien d'autres choses aussi dignes d'être sues. Dans la chambre où nous étions, se trouvait un de ces tableaux dans un petit cadre doré. Nous nous assîmes sur des chaises de jonc, et, après qu'Amélie qui disait avoir les nerfs agacés, se fut un peu calmée, nous nous mîmes à boire du vin du Rhin et à manger des oranges, comme si c'eût été une chaude soirée de juillet.
Là-dessus la guitare fit son entrée, la guitare qui, dans la situation où nous nous trouvions, fut vraiment une précieuse ressource; car, s'il est vrai que la musique et le chant troublent et gâtent mainte agréable réunion, il faut dire aussi qu'il n'y a rien de meilleur pour mettre en train une société qui n'est pas en veine de gaieté ou pour ranimer une partie manquée.
Amélie chanta différentes romances allemandes, et les chanta vraiment fort bien; mais elle y joignit, à son grand préjudice, toutes ces petites coquetteries naïves qui siéent à une jolie personne, mais qui, chez une fille laide comme Amélie, la rendent plus laide encore et de plus ridicule. Assurément sous ce toit rustique, n'avait jamais retenti chanson aussi tendre que celle que la pâle Amélie y fit entendre, le sein paré de vergiss-mein-nicht, et la guitare au ruban bleu clair sur les genoux; j'étais justement plongé dans cette contemplation, et elle finissait avec de grandes aspirations, un très-tendre aveu d'amour, en répétant par deux fois le dernier vers sur un ton toujours plus langoureux et plus bas:
Zum Kühles Grab[7],
Zum Kühles Grab,
Zum Kühles Grab,
jusqu'à ce que sa voix s'élançât de nouveau très-haut sur les mêmes paroles:
Zum Kühles Grab!
lorsque vint alterner avec la sentimentale romance, une bonne, franche et joyeuse voix de paysanne qui venait du dehors et chantait:
Klompertjen et sa femme
Se lèvent de bonne heure
Pour se rendre au marché
Et y vendre leurs œufs...
Ils étaient à mi-chemin,
A mi-chemin de la digue,
Quand tous les œufs se cassèrent
Et le beurre tomba dans la boue.
Elle ne regrette pas les œufs,
Mais bien plutôt le beau linge
Qu'hier seulement elle avait fait
De la meilleure culotte de Klompertjen.
—Voilà une jolie chanson! dit Dolphe, en ouvrant la fenêtre et en s'adressant à la grosse fille de ferme qui plongeait ses bras pourpres, ainsi que s'exprime Rotgans, dans le fumant cuvier à lessive, et qui, selon toute probabilité, avait chanté la chansonnette de Klompertjen. Voilà une très-jolie chanson, Trinette!
—Je ne m'appelle pas Trinette! dit la fille, en jetant en arrière un regard fin et matois.
—Comment vous appelez-vous donc? cria Dolphe.
—Ma mère le sait! dit la fille en riant, et en laissant voir une rangée de dents les plus blanches qui aient jamais orné bouche de paysanne.
—Savez-vous beaucoup de chansons comme cela, ma chère? dit Dolphe.
—Allez donc, dit la fille dont la mère savait le nom, je n'ai pas chanté.
—Cette croisée donne un affreux vent coulis! remarqua Amélie, à qui, pour mille raisons, ce dialogue plaisait peu. Mais à peine la croisée était-elle refermée, et Dolphe avait-il rempli les verres, qu'une chansonnette plus joyeuse encore s'échappa des lèvres de la fraîche servante; tous nous prêtâmes l'oreille.
Danse, nonnette, danse!
Et je te donnerai un bonnet;
Non, répond la jolie nonnette,
J'en ai un de ma sœur;
Je ne veux danser, je ne puis danser
Dans mon ordre on ne danse pas;
Nonnes, moines, moines, nonnes,
Nonnes, moines ne dansent pas.
Danse, nonnette, danse!
Et je te donnerai une maison;
Non, répond la jolie nonnette,
Non, pour cela je n'en suis pas;
Je ne veux danser, je ne puis danser,
Dans mon ordre on ne danse pas;
Nonnes, moines, moines, nonnes,
Nonnes, moines no dansent pas.
Danse, nonnette, danse!
Et je te donnerai un baiser.
Non, répond la jolie nonnette,
Je n'en veux pas à ce prix là.
Je ne veux danser, je ne puis danser,
Dans mon ordre on ne danse pas;
Nonnes, moines, moines, nonnes,
Nonnes, moines ne dansent pas.
Danse, nonnette, danse!
Et je te donnerai un mari.
Lors, répond la jolie nonnette,
Je danserai tant que je puis!
Je veux bien danser, je m'en vais danser,
Dans mon ordre on danse très-bien,
Nonnes, moines, moines, nonnes
Nonnes, moines dansent bien[8].
A peine la chansonnette fut-elle finie, que Rodolphe Van Brammen tapant adroitement sur son chapeau de paille, de façon à ce que, au lieu de couvrir le sommet de la tête, il s'inclinait sur sa joue gauche, il saisit sa mélancolique sœur par son spencer violet, l'enleva de sa chaise, et fit malgré elle et avec elle un tour de valse dans la chambre, en répétant le refrain:
Nonnes, moines, moines, nonnes,
Nonnes, moines dansent bien.
La joyeuse Christine poussa du coude Koosjen, et les deux jeunes filles cachèrent leurs rires derrière leur mouchoir de poche.
Amélie tomba sur une chaise, défaillante, à demi-morte, et ayant vraisemblablement une cinquantaine de points de côté, mais au même instant, la porte s'ouvrit, et le joyeux Dolphe Van Brammen se jeta avec le même élan fou, sur la personne de Pierre lequel entrait vêtu d'une large jaquette de duffel et d'une bouffante rouge de Teeuwis, et portant sous le bras un paquet d'effets mouillés et noués dans son mouchoir Dolphe saisit à l'instant le susdit Pierre par la main gauche, passa sa main droite à lui, autour de la taille du cousin, qui s'efforça vainement de résister, et galopa avec lui à travers la chambre, en répétant gaiement les vers qui paraissaient lui plaire si particulièrement.
—Lâchez-moi, Van Brammen! s'écria Pierre, en montrant pour la première fois une virile énergie, et, transporté de rage, il se dégagea par une énergique évolution de l'étreinte de Dolphe, qui ne s'attendait pas à une pareille expansion de forces et fut presque lancé contre le mur. Toutefois, sans perdre son calme, il saisit sa canne à épée, en tendit le pommeau à Stastok, tout étonné de lui-même, et dit:
—Vous voulez vous battre, mon petit gaillard? Oh! très bien. Tirez ce pommeau. Voilà! vous la lame, à moi le fourreau... Allons, en garde! droit au fond. S'il vous plaît!
Et prenant la position de quelqu'un prêt à s'escrimer, il se mit à faire quelques parades.
Les dames étaient tout en émoi, mais Christine ne put cependant s'empêcher de rire, et Amélie était à demi satisfaite d'assister à une péripétie aussi romanesque.
Sur ces entrefaites, Pierre avec ses fines lunettes d'acier, sa bouffante, sa jaquette de duffel, la rapière forcément acceptée et qu'il tenait avec une insigne maladresse, Pierre, disons-nous, offrait un spectacle étrange, et tout à fait digne de la plume d'un Cruikshank. Mais la pose ne dura pas longtemps; il jeta dédaigneusement l'épée.
—Je ne veux pas chercher de querelle! dit le généreux Pierre.
—Vous avez bien raison! dit Dolphe.
En ce moment solennel on entendit un bruit semblable à celui d'une bouteille qu'on débouche, puis un autre bruit pareil à celui d'un verre qu'on emplit. Une seconde après, Hildebrand présentait aux deux champions deux verres d'inégale grandeur, et l'on but à la conclusion d'une paix honorable.
Cependant il était grand temps de partir. Il n'y avait pas à songer à arriver en ville avant la fermeture de la barrière; mais cela n'était nécessaire en aucun cas, vu que nous avions la permission de laisser la barque en dehors de la barrière susdite, et qu'un domestique viendrait en retirer les rames; mais nous devions pourtant nous hâter à cause du soir qui tombait. Christine voulut à toute force ramer; et Amélie dit qu'elle prendrait volontiers place au gouvernail. Dolphe se plaça sur l'arrière-banc. Christine vint m'aider sur le banc de devant, et prit adroitement une des rames; cette besogne ne lui permettait pas de garder son manteau; elle proposa au noyé, plutôt par malice que par pitié, à ce que je crois, de mettre ce manteau au-dessus de sa jaquette de duffel. C'était un tartan écossais chiné. Pierre se laissa convaincre, et s'assit dans cet accoutrement à côté de Koosjen.
Amélie regardait la charmante lune et les charmantes étoiles. Dolphe ramait et fumait de toutes ses forces. Christine échangeait avec moi toutes sortes de saillies et de taquineries; Pierre se trouvait donc aussi bien que seul avec l'objet de sa tendresse. Koosjen semblait très-aimable pour lui. A différentes reprises, elle l'aida à se mieux envelopper dans les plis du manteau, et plus d'une fois elle le contempla avec une sincère compassion. Lui aussi se rapprochait sans cesse et se serrait plus près d'elle. Sa figure était rayonnante, et je présumai qu'il était engagé avec elle dans un tendre et touchant entretien, à en juger par les paroles significatives qui arrivaient jusqu'à moi, telles que: Vous souvenez-vous encore ... heureux jours ... plus jamais aussi heureux ... penser toujours ... autres semblables.
Cela dura ainsi jusqu'à ce que le malheur voulût que Rodolphe Van Brammen eût fumé son dernier cigare, et éprouvât le besoin d'une autre distraction.
—Voyez donc! s'écria-t-il, en jetant dans l'eau le bout de son cigare, voyez donc! En vérité, Pierre fait sa cour.
Pierre rougit et jeta vers celui qui parlait un regard couroucé, absolument comme un cheval ombrageux qui rencontre sur son chemin une charrette traînée par des chiens. Koosjen rougit, se détourna et demanda instamment à Christine si elle n'était pas fatiguée de ramer.
C'en était fait du bonheur de Pierre Stastok Junior, et comme non-seulement je n'ai pas appris par la suite qu'aucune relation se soit établie entre Koosjen Van Naslaan et lui, mais bien plus que j'ai su qu'à l'automne dernier, et à l'occasion de noce d'argent[9] de son père, Koosjen Van Naslaan a été fiancée solennellement à un jeune marchand de vins d'une ville voisine, je tiens pour certain, qu'avec la circonstance que je viens de rapporter, finit le premier et tendre amour de Pierre Stastok Junior, étudiant en droit à l'université d'Utrecht, et en même temps la première cour du susdit Pierre.
Nous eûmes bientôt atteint la ville, et lorsque le lendemain à onze heures, je me trouvai emballé dans la diligence jaune qui traverse D...., en allant de E.... à C...., j'avais depuis longtemps pris congé de mon oncle et de ma tante Stastok, et de toutes les connaissances que j'avais faites à D.... Toutefois, j'avais quitté en dernier lieu Keesjen qui avait amené ma malle et Pierre qui m'avait accompagné jusqu'au Repos du Maure. En débouchant hors de la porte, j'eus encore occasion de jeter un salut par la portière à monsieur Rodolphe Van Brammen qui se trouvait déjà là pour assister à l'exercice d'une couple de pelotons de recrues qui apprenaient, d'une main tremblante, une charge accélérée à laquelle ils consacraient largement autant de temps que leurs sévères sergents à la charge ordinaire, c'est-à-dire en quatre temps; le vieux sous-lieutenant surveillait cet exercice d'un œil vigilant.