Scènes de la vie Hollandaise, par Hildebrand
[2] Superbe quai planté d'arbres.
[3] Port au vin.
[4] Port du Lion.
[5] Promenade récemment créée.
[6] Autre promenade.
[7] Ruelle tournante.
[8] Les ménagères hollandaises portent leurs clefs dans un petit panier.
IV.
Une fête pleine de cordialité.
Le jour était arrivé où devait avoir lieu le grand banquet donné en l'honneur de Gerrit Witse, candidat en médecine, et qui, ainsi que le lecteur a pu s'en apercevoir au début de cette esquisse, avait de son propre mérite une idée si différente de celle de ses parents.
—Il était environ trois heures après midi et le jeune homme était occupé à sa toilette. Considérait-ii comme une corvée la solennité à l'occasion de laquelle ses parents se proposaient sans doute de parader avec lui jusqu'à satiété? Se représentait-il, comme un soporifique épouvantail, l'ennui contre lequel il aurait à lutter dans une réunion de personnes dont les unes lui étaient indifférentes elles autres à charge? Etait-ce l'une de ces pensées en particulier ou peut-être un agréable mélange de toutes deux qui le faisait procéder si lentement à s'habiller, s'arrêter un vêtement ou l'autre à la main, regarder sans but par la fenêtre, se jeter sur une chaise sans être fatigué, le tout avec les signes évidents du chagrin ou de la contrariété?
Voilà certes un bel exorde et que j'ai tout expressément écrit pour vous détourner de la véritable cause de l'état dans lequel se trouve mon héros. Cette cause la voici: ses pensées étaient absorbées par un objet bien au-dessus du morceau de savon parfumé, de la belle chemisette, ou de la cravate de satin qu'il prenait tour à tour en main. Le malin, il était allé à la société de lecture. Quand il se trouvait pour quelques jours dans sa ville natale, la société de lecture dont monsieur Witse père était membre, était toujours son refuge. Il se figurait chaque fois qu'il pourrait y passer agréablement son temps, bien que le résultat trompât le plus souvent son attente. Il s'approchait, plein de curiosité, de la table de lecture, mais il s'apercevait à son grand désappointement qu'à l'exception du Cours de la bourse, de la Gazette des Indes Orientales et de l'Indicateur des adresses, il ne se trouvait rien sur cette table qu'il n'eût déjà lu à Leyde. C'était le même numéro de la Revue littéraire, comprenant la même quantité de bottes à l'adresse des jeunes poètes (j'entends la jeune école poétique) et le même langage figuré qui relève éminemment de l'économie domestique: nourriture mal cuite, plats d'élite, bons condiments, fortement épicés, etc., c'était le même Gids renfermant les mêmes assertions sur l'inconvenance qu'il y a à ce que la Hollande ait des comtes et des chevaliers, sur l'époque florissante de Jan, mot qu'on nous donne comme l'équivalent de la nation hollandaise, et sur les défauts de la rhétorique, le tout accompagné des mêmes citations du précédent numéro; c'était le même Cabinet de lecture, avec la même couverture verte, et la même Bibliothèque du monde savant, avec les mêmes pièces de vers sur l'enterrement de Monsieur tel et tel, et sur le cinquantième anniversaire de Monsieur ci et çà. Il recourait alors aux livres nouvellement arrivés. Il connaissait déjà aussi bon nombre de ceux-là grâce aux soins officieux d'un Van der Hook, et d'une demi-douzaine de Harenberg[1]; et les autres lui paraissaient trop volumineux pour pouvoir être lus en quelques jours. Il arrivait donc le plus souvent qu'il se bornait à lire la préface de quelques nouvelles françaises, préface dans laquelle l'auteur assurait qu'il avait fait appel à sa conscience pour écrire un livre très-immoral, à ses connaissances esthétiques pour faire une œuvre de très-mauvais goût. Et voilà, comment, ce matin même, il s'était enfoncé dans la lecture de la préface du Ruy Blas de Victor Hugo.
Quelque attachante que lui parût cette préface, quelque solides, puissants et concluants que pussent lui en sembler les raisonnements elles déductions, elle ne l'absorbait pas tellement qu'il ne jetât de temps en temps les yeux au-dehors, tantôt sur le pont de la Bourse, tantôt sur le Blaak qui, éclairé par un tiède et charmant soleil, offrait un coup d'œil agréable et gai. Et tout à coup (j'abrège) il aperçut distinctement la belle qu'il avait vue avec un pigeon blanc sur la tête dans le paradis de la Néerlande, comme dit l'aveugle Moens, la belle qui n'avait frappé ses yeux qu'une seule fois et qu'il ne connaissait pas le moins du monde, ce qui avait été une raison de plus pour penser sans cesse à elle, pour y rêver, pour en devenir amoureux enthousiaste.
Je n'aurai pas la témérité d'affirmer que le livre lui tomba des mains, car c'eût été encore un tort plus grand; non, mais il le jeta à terre, prit son chapeau, mit ses gants, dégringola l'escalier de la société de lecture, et se précipita à travers la porte. La belle avait suivi le Blaak et par conséquent pris à droite. La suivra-t-il? Non, il connaît trop bien les désagréments des ailes des chapeaux. Il tourne le coin à gauche, traverse verse au pas accéléré la ruelle du Poisson, au trot la rue du Vin, au galop la ruelle du Roi, et revient tout posé et avec une physionomie aussi calme que si rien ne s'était passé, se promener au Blaak; En vérité c'est bien elle! Oui c'est bien ce riant visage, cette aimable bouche, ce spirituel regard! Il la salue.—Ciel et terre! elle lui a rendu son salut! Quelques maisons plus loin, il s'arrête, contemple sa gracieuse tournure, et admire d'un œil amoureux la légèreté de sa démarche; elle traverse le pont de Bois; il la suit d'un œil fixe jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans la rue de l'Empereur. Alors il revient précipitamment à la société littéraire et en franchit l'escalier d'un pas rapide; Ruy Blas gît encore sur le parquet; machinalement il reprend sa première position et ramasse le livre. C'était par dépit. Il eût dû la suivre, chercher à savoir sa demeure. Il quitte la société, retourne sur ses pas, franchit le pont de Bois, traverse la rue de l'Empereur. Il ne l'aperçoit plus; sa trace a disparu. Plus amoureux que jamais et tout mécontent de lui-même, il parcourt toute la ville, regarde curieusement dans tous les magasins de nouveautés, pour voir s'il n'y découvrira pas la robe de soie verte qui l'a si vivement ému ou le chapeau de satin brun surmonté d'une plume d'autruche qui occupe la place où il a vu jadis ce pigeon blanc qu'il a tant envié. Mais c'est en vain, il ne la voit nulle part, nulle part, à aucune fenêtre, la charmante... Oui, comment se nomme-t-elle? Il n'en sait rien, et rit de sa folie. Il rentre ainsi à la maison paternelle.
C'est dans cette disposition d'esprit que nous le retrouvons dans sa chambre. Mais non! Un rayon d'espoir a illuminé son âme. Les calculs d'un homme qui se trouve dans la position de Witse sont audacieux. Il y avait chez monsieur et madame Vernooy une jeune fille, une nièce, dont il ignorait le nom: il connaissait aussi peu le nom de la jolie Gueldroise; c'était là un point de rapport. Ce pouvait être la même personne, et si cela était, il en serait plus heureux que d'avoir obtenu le plus haut grade pour tous les examens possibles.
Préoccupé de ces pensées, il finit cependant par être prêt, non sans avoir d'abord noué soigneusement sa cravate avant d'avoir mis sa chemisette, puis endossé son habit avant de lui avoir préalablement donné pour dessous son gilet de satin.
Il descendit. Il était déjà arrivé des convives. Il entendit leurs voix dans le salon. Il ouvrit la porte avec un battement de cœur.
—Voilà notre candidat! s'écrièrent d'une seule voix le papa et la maman.
Le candidat s'inclina devant monsieur et madame Van Hoel.
Monsieur et madame Van Hoel étaient des personnes d'une cinquantaine d'années, dont ils en avaient passé vingt-cinq dans l'état de mariage. Ils appartenaient au haut commerce, et monsieur était ce qu'on appelle un homme de poids. A la société il promenait autour de lui un regard très-grave et comme un homme qui a beaucoup d'influence, et dans la rue il tenait, beaucoup à ce qu'on le saluât, honneur que, vu la fortune qu'il avait faite, chacun s'empressait de lui rendre. Le ton et l'importance de madame avaient suivi d'un même pas l'accroissement de la fortune de son mari; dans le principe elle était prétentieuse, puis elle devint ce qu'on appelle une femme entière, et en ce moment elle était, pour ainsi dire, devenue inaccessible. C'étaient de très-anciennes connaissances de monsieur et madame Witse; à l'époque où c'était encore deux jeunes couples, ils se voyaient presque tous les jours; les dames s'aidaient l'une l'autre à tailler leurs robes, et les messieurs allaient ensemble à la pêche. Mais cette intimité exagérée avait cessé par degrés, à mesure que les Van Hoel, pour me servir d'une expression vulgaire, avaient dépassé la tête des Witse. Néanmoins il ne se fêtait aucun événement important dans les deux familles sans qu'elles s'invitassent réciproquement; elles étaient l'une pour l'autre un mal nécessaire. Il ne fallait cependant pas chercher la cause du refroidissement survenu, uniquement dans l'accroissement de la fortune de monsieur Van Hoel; une autre petite circonstance y avait contribué. Comme monsieur Witse, monsieur Van Hoel avait un fils unique, et il est notoire que rien n'est plus mortel pour les relations d'amitié, que l'existence d'enfants, surtout quand ils commencent à devenir grands. Witse avait un fils intelligent et studieux, dont se faisaient gloire toutes les écoles qu'il avait fréquentées, et qui était devenu ensuite un brillant sujet à l'université, tandis que le fils de Van Hoel était un imbécile qui n'en voulait faire qu'à sa tête et qui, arrivé à l'âge où l'on se distingue, s'était hâté de se distinguer comme un écervelé et avait été envoyé aux Indes parce qu'on ne savait qu'en faire dans la mère-patrie. D'où monsieur et madame Van Hoel étaient devenus les ennemis naturels de Gerrit. D'où il arrivait que monsieur Van Hoel ne recevait jamais de son fils une lettre où celui-ci, comme preuve de l'excellente façon dont il plaçait l'argent que devait lui envoyer son père, s'étendait complaisamment sur les brillantes perspectives qui s'ouvraient devant lui et sur la merveilleuse rapidité avec laquelle il faisait sa fortune, sans se hâter de la communiquer à haute voix à la société Amicitia, et cela de préférence à la table où monsieur Witse s'enfonçait dans le Handelsblad, le tout en ajoutant: «qu'on ne pouvait mieux faire que d'envoyer ses enfants aux Indes, ni agir d'une façon plus inconsidérée qu'en les faisant étudier, ce qui ne leur permettait de se faire une carrière que très-tard; on en avait pour exemple les jeunes médecins.» De là venait enfin que jamais n'avait lieu une échauffourée d'étudiants, un petit tapage dans les rues de la ville universitaire, tapage à peine digne d'être mentionné à côté du grand émoi qu'il devait causer dans le pays, sans que madame Van Hoel éprouvât le besoin de rendre aussitôt visite à madame Witse et, à cette occasion, de lui communiquer la nouvelle en la plaignant, avec force soupirs, de ce qu'elle ne sût pas au juste si son fils avait ou non pris part à l'affaire; «elle espérait, disait-elle, elle espérait de tout cœur qu'il n'en était rien; Gerrit était connu pour un bon, brave et excellent jeune homme, mais enfin on ne pouvait savoir! Et à Leyde!... oh! les jeunes gens y sont si vite corrompus!»
Le candidat s'inclina devant monsieur et madame Van Hoel.
Après les politesses d'usage, vint naturellement un compliment sur l'examen subi. Monsieur Van Hoel ajouta qu'il espérait de tout cœur que c'était un pas vers une prompte promotion et une brillante pratique, et madame Van Hoel, à titre de sympathique condoléance, exprima le regret que la plupart des personnes fissent choix d'un vieux médecin. Après quoi monsieur Van Hoel qui, les bras derrière le dos, écartait devant le feu les pans de son habit et se laissait caresser la paume des mains par la chaleur, monsieur Van Hoel dit:
—J'ai rencontré monsieur Witse ce matin, je crois?
—Moi, monsieur? demanda Gerrit surpris; je ne sache pas avoir eu l'honneur...
—C'est ce dont je me suis aperçu, reprit monsieur Van Hoel avec un ironique sourire et en regardant obliquement la mère de Gerrit; c'était au Blaak; mais j'ai bien vu que vous ne sembliez pas me voir...
—Effectivement, je ne vous ai pas vu, répondit Gerrit en rougissant.
—Oh! ces jeunes savants, remarqua madame Van Hoel en joignant les mains et en pressant entre les doigts ses gants neufs de peau de chevreau, oh! ces jeunes savants planent dans une si haute sphère qu'ils ne voient plus personne.
—Cela peut bien arriver une fois en passant, n'est-ce pas, Gerrit? dit la maman, qui trouvait qu'une sphère élevée convenait à son fils.
—Mieux vaudrait que cela n'arrivât pas, dit Gerrit; cela vient si mal à propos au Blaak.
—Oui, répondit monsieur Van Hoel en haussant les épaules avec une gravité affectée, nous ne sommes ici que dans une ville de commerce; il faut bien en prendre notre parti.
—Je ne voulais pas dire cela! reprit Gerrit qui s'aperçut seulement alors que monsieur Van Hoel était en train de faire des épigrammes.
La porte s'ouvrit. Gerrit regarda avidement. Ce ne fut pas une belle jeune fille qui entra, mais un jeune homme qui, de son avis seul, eût pu être dit une beauté, s'il eût été fille. C'était un de ces beaux hommes, dont les jeunes gens sont peut-être beaucoup plus jaloux que les jeunes filles n'en sont éprises. Une chevelure noire, soyeuse, bouclée, un front d'une parfaite blancheur, un teint des plus délicats, des yeux vifs et brillants et de coquets favoris, tel était son lot. Il n'y avait dans les traits de cet homme ni énergie, ni majesté, ni même quelque passion, et moins encore dans son attitude qui avait le laisser-aller langoureux d'un Adonis. C'était monsieur Hateling, un jeune homme de bonne maison, qui demeurait en quartier et étudiait le commerce dans l'un des principaux comptoirs de Rotterdam. Ce jeune homme était parfaitement à sa place, soit derrière un pupitre, soit à un dîner; c'est-à-dire qu'il savait bien aligner des chiffres et bien babiller. Il ne péchait pas par excès d'esprit ni de goût, mais il ne lisait jamais de hollandais, circonstance qui donne toujours une haute opinion de tous deux. Il plaisantait sur tout ce qui se nomme étude ou, comme il le disait, prend l'essor dans les nues. Du reste, comme sa position de célibataire faisait qu'il aimait beaucoup dîner dehors, il avait pris le bon chemin pour être souvent invité, il possédait à fond la routine du métier et connaissait parfaitement tout ce qu'il avait à faire pour plaire en pareille circonstance.
Tandis que ce Narcisse était encore occupé à faire son compliment, entra, avec beaucoup de fracas et la figure haute en couleur, une dame de vingt-cinq à vingt-six ans, qui portait une robe noire pour montrer qu'elle était affligée, et était très-décolletée pour montrer qu'elle n'avait pas abdiqué tout désir de plaire. Elle n'était ni jolie, ni laide, très-blonde et très-affairée. C'était madame Stork, la jeune veuve d'un mari mort de consomption. Monsieur et madame Witse avaient fait sa connaissance depuis peu; aussi fit-elle à Monsieur et à la chère madame le compliment le plus cordial, le plus charmant, le plus affectueux. Elle fut présentée aux Van Hoel et, à cette occasion, s'empressa de demander, avec un ravissant sourire et en laissant voir ses belles dents, s'ils étaient de la famille de madame Van Hoel d'Utrecht, qu'elle avait le plaisir de connaître et qui était une femme délicieuse. Puis elle se tourna de nouveau vers messieurs Witse, tourmenta le père et dit au fils toutes sortes de galanteries avec le laisser-aller d'une femme mariée et la coquetterie d'une femme qui ne l'est pas. A peine cette dame avait-elle fini de saluer les convives présents que la porte s'ouvrit de nouveau, madame Vernooy entra suivie de Clara Donze.
Le cœur de Gerrit tressaillit; il pâlit, puis rougit très-fort; car c'était elle, la charmante jeune fille de la Gueldre, la dame de ses pensées!
Monsieur Vernooy apparut derrière ces dames, fit, dès le seuil de la porte, un bonasse hochement de tête à l'adresse de Gerrit, et, avec un sourire plus bonasse encore, serra la main du jeune homme en s'écriant:
—De tout cœur, de tout cœur, mon brave! Vous voilà donc candidat; n'est-ce pas ainsi que cela s'appelle?
—Et sans doute avec tous les grades? demanda madame Vernooy en souriant avec affabilité.
—Oui, dit madame Witse, en redressant la tête avec bonheur; nous n'avions pas d'inquiétude quant à cela, mais il ne voulait pas l'écrire. Eh bien, c'est un beau garçon, n'est-ce pas? Notre petit Gerrit nous donne bien du plaisir.
Le petit Gerrit qui pendant ce colloque faisait une figure passablement niaise, ne grandit pas dans l'estime de Clara à qui du reste il n'avait pas déplu quant à l'extérieur; bien plus il lui semblait si bien qu'elle en était intérieurement mécontente. Non, pensa-t-elle, ne reculons pas! Qu'il ait bon air cela ne prouve rien contre sa pédanterie. Ce doit être un pédant!
Gerrit l'avait saluée très-poliment, et les dames s'empressèrent autour de la jeune étrangère. La mère du jeune homme parut très-curieuse de savoir comment se portait sa famille en Gueldre, bien qu'aucun de ceux qui étaient là ne sût si elle avait ou non père et mère, frères et sœurs. Clara répondit à tout avec assurance et le sourire sur les lèvres.
Gerrit ne pouvait détourner d'elle son regard. Qu'elle était belle vue de près! Comme ses formes étaient délicates! comme la blancheur de son cou était transparente! comme les contours de son visage et les lignes de sa taille étaient purs!
Comme il s'apprêtait, dès que les battements de son cœur seraient un peu calmés, à lui adresser la parole, le dernier des convives parut et attira sur lui l'attention de l'assemblée entière.
C'était un homme dont l'âge flottait entre cinquante et soixante ans, ce qu'il dissimulait en partie par un faux toupet couronnant des joues très-rouges. Une ample cravate blanche à bouts flottants et de grands cols flasques complétaient sa physionomie. Il portait un large habit noir, un pantalon de drap bleu et un gilet de velours d'une respectable antiquité et marqué de raies perpendiculaires. C'était monsieur Wagesteert connu de ses amis pour un original. A force d'originalité, cet homme en était venu à ce résultat très-enviable dans ce monde hypocrite lui-même et supposant, encourageant et provoquant l'hypocrisie, il en était venu à ce point, disons-nous, qu'on lui reconnaissait le droit de dire tout ce qui lui venait sur les lèvres, droit dont il faisait largement usage. Ajoutez à cela qu'il avait une façon toute particulière de s'exprimer; son vocabulaire différait complètement de celui des autres hommes, et il avait coutume de dire qu'il était fâcheux, quand il se faisait de nouvelles inventions, qu'on ne le consultât pas sur les noms à donner aux choses. Ainsi, par exemple, il désignait invariablement le beau sexe par le nom de mangeuses de pommes par allusion à sa grand'mère Eve, et ne donnait jamais aux médecins d'autre titre honorifique que celui qu'enferme la qualification d'inspecteurs de langues. Les médecins et les femmes étaient ses plus grandes antipathies, et il assurait ordinairement qu'il saurait vivre sans les dernières et mourir sans les premiers. Ce singulier homme vivait en quartier sur le Nieuwe Haven[2] d'un revenu clair et net, et comme il n'avait rien à faire, il avait non pas tant la paresse que l'esprit de rester tous les jours dans son lit jusqu'à onze heures ou midi, et, dans cette commode attitude, de lire, d'écrire, et de faire tout ce qui lui passait par la tête. Il avait l'habitude d'aller acheter lui-même du saumon frais et de le rapporter à la maison dans un petit filet. Il possédait la plus affreuse chienne de tout Rotterdam et deux chats gris qui avaient été allaités par cette même chienne. A la Société il ne buvait jamais autre chose que de ta limonade gazeuse et à table rien autre que du vin de Porto. Il avait une canne dont le pommeau projetait une ombre ressemblant au portrait de Louis XVI; et une montre sous le verre de laquelle était peinte une mouche qu'on eût juré être posée sur le cadran; un canif universel, muni de toute espèce d'appendices, était son fidèle compagnon, et il savait parfois en tirer parti très-spirituellement. Bref, rien n'était plus évident ou mieux connu que ceci, que monsieur Wagesteert était un original, et il lui arrivait rarement d'ouvrir la bouche sans goûter la satisfaction d'entendre l'une ou l'autre personne de la société où il se trouvait, murmurer: Ce Wagesteert a toujours quelque bonne plaisanterie à débiter!
L'entrée de cet humoristique génie et les politesses qu'il adressa à la maîtresse de la maison et aux convives étaient une sorte de parodie bouffonne de la façon dont ces choses se font d'ordinaire, et bien que monsieur Wagesteert répétât cette plaisanterie en toute circonstance, elle trouva grâce cette fois encore aux yeux de ses admirateurs.
On en riait encore, quand le domestique entra avec la nouvelle que la soupe était sur la table. Les Messieurs offrirent leur bras aux dames avec ce lent empressement avec lequel on procède toujours quand on se sait trop à qui revient le pas, et monsieur Wagesteert qui, tout dédaigneux qu'il fût des mangeuses de pommes, n'en savait pas moins très-bien lesquelles étaient les plus charmantes, offrit son bras à Clara toujours d'une façon plaisante. Clara n'avait jamais vu d'original.
On se rendit à table, et la première remarque que fit Gerrit fut que la distribution des places ne lui plaisait pas le moins du monde.
Voici le lieu de dire un mot de commisération sur vous, généreux philanthropes, qui êtes assez bons pour donner à dîner à vos amis. Ce n'est pas encore assez que vous envoyiez à la ronde chez tous les marchands de comestibles à la recherche de volailles ou de gibier qu'on ne trouve nulle part; ce n'est pas assez que vous vous évertuiez à effacer, à surpasser, s'il se peut les plats fins du dernier dîner auquel vous avez assisté; ce n'est pas assez que de votre propre main, Madame, vous prépariez le blanc-manger, et que vous vous imposiez la dure nécessité de déguster votre gelée au rhum à une heure indue. Il vous faut encore disposer les gens les plus difficiles, les plus chatouilleux, les plus intolérants sur ce point, il vous faut placer vos convives, et cela de façon à ce que chacun se trouve selon son idée et son goût; de façon que toutes les antipathies soient séparées et toutes les sympathies appariées; de façon que vous ayez tel égard que de raison à la dignité et à l'âge de chacun; de façon que les jeunes filles ne soient pas assises trop haut et les vieilles filles trop bas; de façon que vous puissiez compter sur une conversation animée; de façon qu'il y ait de la variété, toute la variété possible dans l'arrangement de vos hôtes. Et lorsque vous vous êtes efforcée de satisfaire à ces mille obligations si compliquées et si embarrassantes, quand vous avez, avec le plus grand scrupule, sacrifié partout le moins au plus, vient un convive ou l'autre, sinon votre propre fils ou époux qui trouve votre disposition parfaitement absurde et se plaint de la place qui lui est assignée. Le téméraire ne sait ce qu'il dit! Qu'il propose un autre arrangement et il verra comme tout s'embrouillera! Mais il ne l'en dit pas moins, c'est-à-dire qu'il y songe à part lui et murmure en silence. Si encore il se plaignait toujours à haute voix, votre justification lui fermerait la bouche; mais non, il se tient pour convaincu de la malveillance de vos intentions, de votre perversité, de votre désir de le vexer, de le choquer, de le blesser, et emporte cette conviction jusque dans la tombe. L'ingrat! il ne sait pas de quelles misères vous l'avez préservé!
Pour la mère de Gerrit, la distribution des convives avait été particulièrement difficile, grâce à la circonstance que le nombre était impair, et qu'il y avait un monsieur formant superfétation. Par conséquent, il fallait de toute nécessité que deux messieurs se trouvassent côte à côte; l'un devait être naturellement son fils, et l'autre Monsieur Wagesteert, direz-vous peut-être, puisque c'est un ennemi des femmes? Ce serait cependant, mon cher lecteur, une présomption très-erronée de votre part. C'était précisément là un motif pour que, dans toutes les réunions, monsieur Wagesteert fût placé entre deux dames, et tonies les dames se disputaient le plaisir d'être dans son voisinage; car qu'y a-t-il de plus piquant pour les femmes que la société d'un homme qui fait profession de les détester. Monsieur Wagesteert était donc placé entre madame Witse elle-même, et madame Van Hoel. Mais ce n'était pas là ce qui scandalisait si grandement Gerrit. C'était bien moins encore que madame Vernooy fût assise au centre de la table, entre monsieur Van Hoel et son père, comme une perle enchâssée dans l'or, ainsi qu'elle-même le faisait modestement remarquer. Mais la cause de son indignation, c'était que lui, placé au bas bout de la table, vit en face de lui Hateling, ce fat personnage placé ... à côté de sa mère (jusque-là c'était bien), mais de l'autre côté, auprès de Clara, qui avait elle-même son père pour second voisin; c'était-là une chose que Gerrit ne pouvait pardonner à sa mère, bien qu'elle lui eût donné en partage à sa droite l'éveillée madame Stork, et, à sa gauche, l'affable monsieur Vernooy; comme ce dernier était le plus accommodant, il n'avait qu'une seule voisine, madame Van Hoel, qui, à dire vrai, pouvait compter pour deux dames.
Le dîner commença par ce mystérieux conlicuere omnes, qui marque le début de tous les dîners; la soupe fut mangée avec un muet recueillement qu'interrompirent seulement l'observation, faite en même temps aux quatre coins de la table, sur le changement d'atmosphère, et une petite plaisanterie dite par monsieur Wagesteert qui baptisa la soupe à la tortue, du nom de soupe au poivre, ce qui était un mot entièrement neuf.
Le verre de vin après la soupe[3] amena quelque mouvement, vu que la plupart des dames tenaient la paume de leurs mains gantées sur leurs verres pour empêcher les messieurs de remplir ceux-ci.
Quelques instants plus lard, madame Stork fut assez exigeante pour demander un verre d'eau; ce qui donna à toutes les dames de la société le courage d'exprimer le même vœu.
Après ces cérémonies préliminaires, la conversation devint par degrés plus animée, plus haute et plus vive.
Madame Stork assaillit Gerrit par une dissertation très-enthousiaste sur toutes sortes de livres; sur le Corsaire de lord Byron; la Notre-Dame de Victor Hugo, les Mémoires de Walter Scott, le Jocelyn de Lamartine, le Maltravers de Bulwer, et une foule d'autres romans et nouvelles moins connus, et que Gerrit n'avait jamais entendu nommer. L'un faisait ses délices, l'autre était le favori de feu monsieur Stork. Elle avait lu celui-ci la nuit, celui-là pendant ses visites de noces avec Stork; elle en avait emporté un autre à la promenade; elle avait prêté un tel à une amie, elle voulait absolument prêter tel autre à Gerrit lui-même; elle désirait savoir l'opinion de Gerrit sur celui-ci, elle ne voulait nullement connaître son avis sur celui-là, parce qu'elle n'en pouvait entendre dire le moindre mal; elle avait pour celui-ci une très-vive sympathie, et celui-là, disait-elle, en baissant les yeux et avec un profond soupir, celui-là renfermait tant de choses, qui se rapportaient à sa propre position!...
De l'autre côté du jeune homme, le bon Vernooy s'extasiait sur la science et la lecture de Gerrit, que mettaient en lumière ses réponses à l'avalanche de paroles que faisait pleuvoir sans interruption la langue agile de madame Stork; à tout instant il témoignait à voix basse à madame Van Hoel, son admiration pour ce jeune homme distingué, sans que cela lui fit perdre beaucoup dans l'estime de cette dame, qui promenait son regard avec une inexprimable majesté, sur une société dont elle était, à son sens, le plus grand ornement. Lorsque Gerrit levait les yeux, il apercevait le beau Hateling qui, avec le plus doux sourire épanoui entre ses favoris bien peignés, causait très-gaiement avec la belle Clara, et mettait en œuvre en l'honneur de celle-ci toute son urbanité et toute sa galanterie. Madame Witse jetait un bienveillant regard sur Hateling, qui était très-avant dans ses bonnes grâces, puis reportait les yeux sur Gerrit, auquel elle faisait un signe de tête, comme pour lui demander s'il ne se trouvait pas extraordinairement bien placé; puis comme sa voix ne pouvait aller jusqu'à son fils et qu'elle ne pouvait réaliser directement sa demande, elle se mit à raconter à Hateling et à Clara, qu'elle n'avait pu mieux traiter Gerrit, qu'en le plaçant près de madame Stork, qui était une savante, «c'est-à-dire, non pas une savante proprement dite, car elle était charmante, mais une savante sans qu'on s'en aperçût, qui savait toutes les langues, avait beaucoup vu, et était extraordinairement intéressante.» Ensuite elle plaisantait un peu avec Wagesteert sur la perversité des hommes, et prenait à témoin madame Van Hoel, qui, elle aussi, «les trouvait tous très-mauvais.» Pendant ce temps, madame Vernooy débitait sur le compte de Clara autant de bien, qu'elle en avait jamais entendu sur Gerrit de la bouche du papa Witse, et ce dernier n'était pas indifférent au charmant visage de la jeune personne. Monsieur Van Hoel, avec une physionomie sceptique et pleine d'ironie, observait madame Stock, et, dans son orgueil de négociant, estimait très-bas ce babil dénué de sens; de temps en temps il adressait à Witse et à Vernooy, une sententieuse parole, déclarait qu'il avait une foule de reproches à adresser au gouvernement et au conseil communal, et s'apitoyait sur le monde qui n'y voyait pas assez clair «pour choisir des hommes expérimentes et habiles qui se donneraient volontiers la peine de remettre tout sur pied.»
Le dessert fut servi, et madame Witse fit changer les bouteilles avec un certain apparat.
Monsieur Vernooy, dans la bonté de son cœur, comprenait parfaitement qu'on devait porter un toast au jeune candidat, mais il n'était pas homme à proposer des toasts. Il est vrai qu'il était vraisemblablement le plus âgé de la société, mais il pensait que cet honneur revenait à monsieur Van Hoel, qui jouissait d'une haute considération, et qui d'ailleurs, songeait-il encore, s'acquitterait de cette tache beaucoup mieux que lui. Monsieur Van Hoel, cet homme si considérable, était très-certainement du même avis, mais il ne se sentait pas la moindre envie ou disposition à s'acquitter de la chose; et bien que la pensée du toast que nécessitait la circonstance se fût aussi présentée à l'esprit de Wagesteert, il l'écarta sous prétexte «qu'il ne portait jamais de toasts, et regardait cela comme une insigne folie,» ce à quoi s'ajoutait l'impossibilité où il se trouvait de remplir cette tâche. Il en était de ceci comme de sa singularité prise dans son ensemble, singularité qui à bien des points de vue, n'était que le pis aller de ses efforts malheureux pour agir avec quelque grâce et quelque succès comme les autres hommes. La timidité et la maladresse, d'un commun accord et comme deux sœurs, s'étaient alliées pour faire de lui un violateur des formes reçues, un railleur de toutes les convenances. Ainsi un cheval effrayé prend le mors aux dents, brise le frein qui le contient et met la voiture en pièces.
Le dessert fut servi, et personne ne portait le toast. Vernooy était de plus en plus mal à l'aise. Il trouvait impoli et inconvenant de ne pas le proposer, mais quand il songeait à s'en charger, il lui prenait une sueur froide. Deux ou trois fois, il porta la main à son verre pour le lever solennellement, mais chaque fois il le laissa en repos; deux fois même il le leva en effet, mais il hésita et dissimula son dessein réel, sous le prétexte d'adresser à madame Van Hoel une insignifiante remarque sur la couleur du vin et sur l'agrément des verres taillés. Cependant la situation devenait de plus en plus critique. Maman Witse, toute rouge, se mit à promener sur les convives des yeux inquiets, et elle faisait de temps en temps de petites pauses dans sa conversation. Plusieurs verres étaient déjà vides, et toutes les bouteilles étaient entamées. Il le fallait enfin. Vernooy fit de son mieux et le visage pâle, le front humble, les lèvres tremblantes, il dit:—Mes amis, il faut remplir les verres! Bien que, sur la fin du repas, la conversation eût eu de grandes lacunes pendant lesquelles on entendait les couteaux à dessert faire leur œuvre, le moment où le bon Vernooy fit cette invitation était des plus mal choisis, car Wagesteert venait justement de prendre une pomme et commençait à tourmenter comme toujours les mangeuses de pommes.
Le brave homme feignit de s'être parlé à lui-même, et considéra avec une grande attention les dessins de la nappe. Un instant après, il reprit courage:—Mes amis! dit-il.
—Je crois que monsieur Vernooy veut dire quelque chose, dit madame Witse, en se penchant sur la table, jusqu'à ce qu'elle pût le voir; n'est-ce pas, Vernooy?
—Oui, Keetjen[4], dit l'excellent homme, je voulais proposer de boire un verre à la santé de Gênât, pour le féliciter encore une fois de ce qu'il est devenu candidat. Je n'ai pas d'enfants, mais je prends part au bonheur de mes amis qui en ont et qui en retirent de la satisfaction. J'aime Gerrit, et j'ose dire qu'il en est de même de tous ceux qui sont ici. Ainsi, Gerrit, à vous de tout cœur, mon brave!
—Gerrit! Gerrit! Gerrit! monsieur Witse! entendit-on sur tous les tons et de tous les points de la table; les verres furent levés à la hauteur du nez, puis vidés jusqu'au fond.
—Monsieur Witse! dit aussi Clara, mais on eût dit que son visage avait une expression moqueuse, et d'ailleurs elle n'adressa son toast au candidat qu'en passant, car Hateling venait de prétendre qu'il savait reconnaître à l'extérieur si les amandes contenaient ou non deux noyaux, et à l'appui de son dire, il présentait à Clara un double noyau sur sa cuiller. Elle accepta l'un des jumeaux, et l'on prit accord pour la première fois qu'on se rencontrerait, «mais pas en plein air.»
—Voilà un toast porté avec un entrain général! dit Wagesteert, avec une gravité bouffonne, n'est-il pas vrai, maman Witse? Vive la persévérance! Gerrit étudie pour devenir professeur, n'est-ce pas?
—Allons donc, Monsieur! dit madame Witse.
Clara et Hateling sourirent.
Toutefois le moment de gêne fut bientôt passé pour Gerrit, et il éprouva une sorte de soulagement, lorsque madame Stork s'avisa de lui dire qu'il déclamait très-bien sans doute et lui demanda s'il ne voudrait pas réciter quelque chose, en faisant observer que l'occasion était si bonne.
On prétend souvent cela. Quand toute la société est rassasiée de mets et de vins de toute espèce; à l'heure où les oranges font la ronde et où l'on croque les amandes; quand celui qui doit déclamer à la tête doublement embarrassée et échauffée, conséquence naturelle d'un copieux dîner fait en nombreuse compagnie; quand les auditeurs, grâce à l'usage qu'ils ont fait des dons de la vigne et des cinq parties du monde, sont tout disposés à se laisser conduire, bercés par le rhythme, dans le royaume de Morphée, on appelle cela une bonne occasion pour déclamer. Je ne sais quelle était sur ce point l'opinion de Gerrit, mais ce qu'il savait lui, c'est qu'eu aucun moment la déclamation n'était son fort, et par conséquent il s'excusa. Mais madame Stork lança un regard en diagonale par-dessus la table pour appeler à son aide madame Witse.
—Est-il vrai, madame, demanda-t-elle, du ton de la plus opiniâtre incrédulité, est-il vrai que monsieur votre fils ne déclame jamais?
Madame Witse déclara qu'elle croyait au contraire que Gerrit déclamait très-volontiers.
—Des vers de lui? demanda Clara.
Le candidat fut assailli avec un redoublement d'insistance, et tous, qu'ils aimassent ou non la déclamation, formèrent un chœur dont le sens était qu'il fallait que Gerrit déclamât; celui-ci demeura néanmoins inflexible.
Madame Van Hoel fut la première à se formaliser de cette résolution et fit la remarque que «la déclamation était sans doute au-dessous d'un savant comme Gerrit.» La mère du candidat lui demanda «s'il ne saurait réciter les vers qu'il avait faits pour sa fête à l'âge de douze ans?» Clara sourit, Gerrit persista dans son refus.
—La plus jolie pièce, dit Wagesteert pour donner à l'affaire qui devenait sérieuse une autre tournure, la plus jolie pièce que j'aie entendue de ma vie, c'est un quatrain sur Beronicius qui était un grand poète, et, permettez-moi de le dire, un grand ivrogne.
—Oh! voyons donc ce quatrain, monsieur Wagesteert! dit madame Stork, voyons-le donc!
—Madame! répondit Wagesteert d'un ton solennel, c'est une épitaphe, une épitaphe, pour le grand Beronicius qui a trouvé une mort subite dans un fossé bourbeux. La voici:
Ci gît un génie admirable,
Qui vécut, mourut en pourceau;
Car cet ivrogne insatiable,
Vécut de vin, mourut dans l'eau.
Quelque spirituellement qu'il fût débité, ce chef-d'œuvre de Buizero n'excita pas les rires que Wagesteert eût voulu lui voir provoquer. Il sentit le besoin de faire une nouvelle pointe, et Gerrit en fut la victime.
—Savez-vous, monsieur le candidat en médecine, ce qu'il y a de mieux dans cette pièce?
—Pas le moins du monde! dit Gerrit d'un ton très-expressif.
—Comment vous ne voyez pas quel grand éloge du défunt elle renferme?
—Non! dit Gerrit presque déconcerté par le singulier homme, vis-à-vis duquel il savait qu'on ne pouvait se tenir assez sur ses gardes.
—Non? dit enfin Wagesteert après avoir longtemps fixé Gerrit, non? En ce cas, je vais vous l'expliquer. Le sel de cette pièce, monsieur le candidat, git en ceci qu'elle prouve que le grand poète Beronicius n'a eu besoin de médecins ni pour vivre ni pour mourir.
Sur ce, il prit très-gravement une poignée de patiences, les mit dans sa poche et dit à maman Witse:
—C'est pour mes petits enfants!
Tout le monde se mit à rire et surtout madame Van Hoel, et l'exclamation:—Ce Wagesteert, etc., retentit d'une seule voix. Gerrit eût donné une pièce de trois florins pour une repartie, mais il n'en trouva pas avant d'être le soir dans son lit, ce qui peut arriver, en pareil cas, aux gens les plus spirituels. Madame Stork fit oublier à Gerrit le désagréable incident en le consultant sur les hiéroglyphes des devises de bonbons, devises qui offraient des veaux pour signifier renard[5], des haies pour est et dans le déchiffrement desquelles le beau Hateling était infiniment plus habile que lui.
Le dernier mets, le couronnement du festin, fit le tour des convives. Dans le fait, le gingembre est un détestable mets, puis c'est le signal sérieux de quitter la table. Les dames se levèrent et les messieurs ne tardèrent pas à les suivre.
Les premières étaient en grande dispute dans la chambre voisine; toutes voulaient aider à madame Witse à servir le café, le différend s'apaisa toutefois, et le beau Hateling prit sur lui la tâche de distribuer les tasses. Alors les messieurs, la tasse dans une main, la soucoupe dans l'autre, s'engagèrent dans une conversation très-animée; de toute la journée ils n'avaient eu des vues ainsi profondes et aussi sages.
Maintenant ou jamais, disaient en l'année 1831, nos journaux, nos brochures, nos pièces de vers et tant d'autres belles choses. On ne lit cependant rien alors, et ce fut huit ans plus tard que l'affaire s'arrangea tellement quellement[6]. Maintenant ou jamais, se dit aussi Gerrit, en l'année 1838, après le mémorable dîner que nous venons de raconter et au moment où Clara, debout près de la cheminée, examinait un écran brodé. Il s'approcha d'elle avec toute la résolution qu'il put rassembler.
—Votre campagne, mademoiselle Douze se trouve, je crois, au bord de la chaussée, entre....
En ce moment, Wagesteert qui débitait des plaisanteries à Hateling se retourna brusquement, poussa le coude de Gerrit et tout le contenu de la tasse que celui-ci tenait en main vola sur la robe de gros de Naples gris de la charmante Clara.
La confusion de Gerrit fut terrible. Les dames s'empressèrent, à l'exception de madame Van Hoel, et les mouchoirs ne furent pas épargnés pour étancher le malencontreux liquide. Madame Stork ne cessait d'assurer que l'eau de Cologne était une panacée contre toutes les taches; madame Vernooy racontait la consolante légende d'une intéressante tache qui avait disparu d'elle-même, et plusieurs autres dames déclaraient en même temps qu'il était heureux que tout le café fût tombé dans les plis. Madame Van Hoel affirma que le champagne ne laisse aucune tache, consolation qui venait moins à propos; madame Witse fit mille excuses pour son fils et pour son café; un esprit pratique conseilla à Clara de faire mettre le devant de sa robe derrière; Wagesteert fit observer qu'elle avait là un charmant souvenir de monsieur Gerrit; Hateling gardait le silence en souriant triomphalement; monsieur Van Hoel parlait de nouveau de distractions et du Blaak; Gerrit faisait de son mieux pour garder une figure raisonnable. Quant à la belle Clara elle-même, elle ne fit que rire de tout cet émoi et de toute cette agitation et répéta cent fois que ce n'était rien avec une physionomie qui, heureusement, s'accordait tout à fait avec cette façon légère de considérer l'affaire.
Cependant, quand tout fut calmé, Gerrit n'eut pas le courage de reprendre sa conversation à peine entamée sur sa maison de campagne au bord de la chaussée, et il laissa le champ libre à Hateling.
Ou disposa les tables à jeu et il se forma trois parties.
Madame Stork déclara qu'elle aimait passionnément l'hombre, un jeu délicieux, disait-elle; monsieur Van Hoel dit avec tout le calme de celui qui y joue tous les jours qu'il l'aimait aussi, et Gerrit dut faire le troisième joueur.
Le reste de la société se partagea entre deux tables de boston. A l'une d'elles s'installa le père de Gerrit, avec madame Van Hoel et monsieur Vernooy, à l'autre madame Vernooy, Clara, Wagesteert et Hateling.
La passion de madame Stork pour le jeu d'hombre paraissait surpasser plus ou mains son habileté; au moins y avait-il chez elle entre ces deux conditions requises une disproportion qui contrariait visiblement monsieur Van Hoel. Elle parla beaucoup en jouant, il n'était pas rare qu'eu babillant elle perdit de vue quelque petit incident du jeu. Elle avait une façon énigmatique de mélanger ses cartes chaque fois qu'il lui fallait jouer, et il arrivait, lorsque ces Messieurs avaient longtemps attendu sa décision, qu'elle leur posait tout à coup l'importante question de savoir qui d'eux deux était l'hombre; on eût dit aussi que les larmes du veuvage empêchaient ses yeux de distinguer nettement un roi d'une dame; parfois aussi elle faisait la plaisanterie de prendre sans motif apparent la levée qui appartenait déjà à son partner, et elle réservait à l'hombre la spirituelle surprise de jouer à la fin du jeu une carte d'une couleur à laquelle elle avait précédemment renoncé; le tout entremêlé d'intéressantes anecdotes sur les votes qu'elle avait faites et les parties sans prendre qu'elle avait gagnées, et de la dépréciation de tous les autres jeux qui, comparés à l'hombre, étaient si simples. La politesse de Van Hoel était en lutte continuelle avec son estime pour le grave jeu de l'hombre. Il faisait une mine très-sérieuse et très-rébarbative et, quand il ne pouvait s'empêcher de faire une observation, il s'adressait à Gerrit comme plastron: Monsieur Witse, disait-il, il ne faut jamais jouer atout ou il faut continuer à le faire. Monsieur Witse, il faut toujours... Mais nous ne pouvons vous donner une leçon ici, cher lecteur, et vous êtes tout aussi innocent que Gerrit.
A la table de boston où se trouvait madame Van Hoel, il y avait une autre cause de différend. Monsieur et madame Witse, bien que vivant toujours dans la meilleure harmonie, ne pouvaient s'entendre à ce jeu nommé le livre d'images du diable, et se fâchaient en quelque sorte régulièrement l'un contre l'autre lorsqu'ils avaient perdu une partie où ils avaient été partners; dans ces cas-là madame Witse saisissait toujours par le bras monsieur Vernooy et l'invoquait comme arbitre, et celui-ci assurait invariablement quelle n'eût pu jouer autrement qu'elle ne l'avait fait, qu'il était impossible aussi que Witse eût joué autrement, et que toute la faute revenait à lui-même; ce digne homme était vraiment une de ces rares créatures nées pour le jeu de cartes et auxquelles cette récréation ne nuit absolument en rien. Cela ne le surexcitait pas, ne l'ennuyait pas, ne l'aigrissait pas; il supportait également bien te gain et la perte; il restait toujours de bonne humeur et, ce qui dit tout, le même en toute occurrence.
Quant à la troisième partie, Wagesteert y prenait le ton le plus haut; il n'imitait pas Vernooy qui, selon l'ancien style, altérait par plaisanterie les noms des couleurs, et à chaque coup hasardeux, assurait qu'il pouvait également bien geler ou dégeler; non, monsieur Wagesteert était beaucoup plus original et s'obstinait à donner à toutes les figures leurs noms royaux tels que Sara, David, Esther, etc., etc. Hateling s'éventuait à chuchoter à l'oreille de Clara l'éternel malheureux au jeu, heureux en amour, lui laissait les levées, répondait à son appel avec le regard le plus tendre, l'aidait à consulter la carte de boston, s'approchait si près de la jeune fille que ses belles boucles frôlaient sa joue et ses favoris, et vantait le jeu habile de madame Vernooy, de quoi il résulta que madame Vernooy fut enchantée du charmant, spirituel, amusant Hateling qui était si bien en société.
On fixa le dernier tour; les jolies bourses en soie vinrent au jour; madame Stork qui avait beaucoup perdu, mais qui l'ignorait bien entendu, eut la générosité de mêler toutes les fiches; aux autres tables on décida que personne n'avait gagné. On se leva.
Gerrit s'aventura de nouveau à parler à Clara et lui demanda la situation de la campagne quelle habitait, il raconta comment il avait passé devant cette campagne et l'avait aperçue, elle, Clara. Il faisait un voyage à pied.
—Oh! oh! dit Clara; un voyage à pied. C'était un voyage scientifique sans doute, monsieur Witse?
Il ne put répondre; des larmes de dépit remplirent ses yeux.
—Est-ce-là votre boa, mademoiselle Bonze? demandait Hateling qui s'approcha de la jeune fille avec le vêtement en question, et il le jeta sur ses blanches épaules.
Les convives se retirèrent.
Une dernière torture attendait Gerrit.
—Pourquoi donc n'avez-vous pas voulu déclamer? demanda sa maman quand tout le monde fut parti,
—Parce que je ne le sais pas! répondit-il.
—Oh! dit le papa Witse, n'en parlons plus; c'est une misérable affaire. On dit partout que tu es très-bien et quand il y a du monde à la maison tu es toujours muet et sournois. Nous ne nous apercevons guère de ton mérite. J'ai vu parfaitement que monsieur Van Hoel pensait: Est-ce bien là le charmant Witse?
—Oui, Gerrit, cela ne fait pas plaisir! ajouta la maman. Voilà madame Stork; elle ne s'est vraiment épargné aucune peine, elle t'a entamé de toutes les manières! C'est une gentille femme, une femme parfaite, une femme particulièrement charmante,—la brave mère appuyait sur chaque mot,—et tu étais roide comme un mannequin...
—Madame Stork ne me laissait pas prendre la parole, ma chère maman, répondit Gerrit avec un léger sourire.
—Allons, mon ami, c'est bon pour une fois, mais que cela ne recommence plus, dit le papa, je t'en remercie; à quoi te sert d'être savant si tu ne le montres pas?
Ce soir-là Gerrit monta à sa chambre en déplorant sa science. Il ferma la porte à double tour et dit:
—Je voudrais être un imbécile!
[1] Libraire de Leyde.
[2] Port neuf.
[3] En français dans le texte original.
[4] Catherine.
[5] Renard se dit vos en hollandais.
[6] Allusion au traité des vingt-quatre articles qui consacra définitivement l'indépendance de la Belgique.
V
Amour et souffrance du docteur.
Deux ans après, le jeune homme que nous venons de laisser candidat en médecine, était occupé à déjeuner dans une certaine ville de la Gueldre... La chambre dont il avait fait choix était encore disposée autant que possible sur le pied d'une chambre d'étudiant. Le vénérable portrait du grand Hufeland qui, à Leyde, était attaché à la tapisserie par deux épingles, avait, il est vrai, reçu depuis lors un cadre sévère; mais l'homme écorché, si cher aux médecins, faisait pendant, ici comme là, à ce tableau où l'on voit l'Apollon du Belvédère transformé, par une douce transition, en grenouille.
Mais où était le portrait de femme qui ressemblait d'une si frappante manière à Clara Douze? Longtemps encore il l'avait eu sous les yeux à Leyde, mais comme l'ami du cabinet des sueurs, qui était dans le secret, le tourmentait au sujet de la belle au pigeon blanc et qu'à cette occasion certains souvenirs de Rotterdam lui faisaient monter la rougeur au front, peu à peu le portrait en question avait été relégué dans la chambre de derrière, sans cesser toutefois, même dans ce dernier lieu, de lui faire parfois affluer le sang au visage.
Deux années s'écoulèrent; Gerrit devint plus vieux et à ce qu'il crut plus sage. Il vit beaucoup d'autres jeunes filles, et il ne lui manqua pas de petites amourettes d'un jour, d'une semaine ou d'un mois. La belle Clara passa à l'arrière-plan. Elle ne vint plus à Rotterdam. Elle rendait rarement visite à monsieur et madame Vernooy. Son nom était rarement prononcé. Le portrait alla rejoindre d'autres dessins au fond d'un portefeuille.
Cependant le jour où nous retrouvons le docteur à son déjeuner, nous trouvons aussi le souvenir de la charmante jeune fille réveillé en lui. Sous ses yeux est déployée une lettre de l'ami du cabinet des sueurs qui lui annonce qu'il a attendri le cœur du colonel et, en dépit de ses formidables moustaches, épousé sa jolie fille. Il ne pouvait s'empêcher d'ajouter que les préventions du vieux guerrier contre sa personne, vues de plus près, n'étaient pas aussi fortes qu'il se l'était imaginé d'abord.
—Lui aussi déjà marié! murmura Gerrit. Qu'a besoin d'une femme un avocat qui cherche encore sa première cause? Mais moi qui suis un médecin à la recherche d'une clientèle, je devrais être marié depuis longtemps déjà... Quel est le médecin qui ait une clientèle sérieuse tant qu'il n'a pas une femme?
Une clientèle sérieuse! Il n'avait, pour ainsi dire, aucune clientèle, mais en revanche d'autant plus de collègues. (La veille encore était arrivé de l'université d'Utrecht un jeune docteur récemment promu.) Il n'avait pas de clientèle, mais d'autant plus de temps, qu'il ne pouvait cependant consacrer à ses livres favoris. Ne fallait-il pas qu'on le vît dans les rues comme s'il avait quelque chose à faire? Ne lui fallait-il pas être poli et faire des visites comme si rien ne lui eût été plus agréable? de même qu'il lui fallait payer sa patente, absolument comme s'il pouvait la mériter par un exercice réel de son art.
C'était un bonheur pour Gerrit de songer au mariage. Beaucoup de jeunes médecins tombent sous le coup du désolant dilemme que voici: il leur faut une femme pour avoir de la clientèle, et il leur faut une clientèle pour obtenir une femme. Mais Gerrit avait de la fortune. Monsieur le notaire avait passé assez d'actes en sa vie pour permettre à son fils de procéder à l'acte de mariage auquel il aspirait, son choix tombât-il sur une jeune fille qui ne lui apporterait en dot rien que sa vertu et sa beauté. Clara Donze avait-elle quelque chose de plus? Clara Donze était-elle déjà mariée? Il n'en savait rien. Mais pourquoi songeait-il de nouveau à Clara Donze?
Neuf heures sonnèrent. Gerrit s'habilla et se rendit à l'hôpital militaire, où, à défaut de clientèle personnelle, il regardait comme un heureux privilège le droit d'assister à la visite des malades par le chirurgien major. De là il se rendit chez quelques malades perdus dans des bouges et d'étroites ruelles, malades qu'un vieux collègue avait complaisamment confiés à ses soins. Il écouta avec une extrême patience les plaintes de chacun d'eux sur les tintements, les étourdissements, les faiblesses dans la tête, les étouffements dans la gorge, les points de côté, les tournoiements de cœur, l'eau qui passe sur ce même cœur, la bile, les obstructions et mille autres choses sans compter les vers, les rhumatismes volants et les humeurs figées.
Il revint chez lui:
—Y a-t-il des commissions?
Même réponse que la veille: Non!
Il fallut ensuite rendre visite an vieux collègue et lui faire un rapport sur les malades dûs à sa générosité. Le vieux collègue était un homme de soixante-dix ans qui maugréait sans cesse contre les malades et les gens bien portants, ce qui lui valait beaucoup de considération dans les deux catégories. Ses paroles passaient pour des oracles: ses recettes étaient aussi estimées que les feuilles de la Sybille, surtout par les mixtureurs de drogues qui idolâtraient le vieux docteur. Dans les cas un peu graves il en confectionnait habituellement cinq en vingt-quatre heures. Le jeune médecin parvenait difficilement à faire à sa guise. Il gâtait déjà son affaire en grande partie en assistant à la clinique de l'hôpital militaire. Les sangsues n'avaient aucunement la sympathie du vieux docteur.
Cette fois, sa mauvaise humeur se borna à murmurer ces mots: non missurœ cutem, qu'il répétait d'ailleurs tous les jours.
—J'ai mal à la tête, dit le vieux collègue, et la voiture me fatigue aujourd'hui. Ayez la bonté, cette après-dînée, d'aller voir pour moi une malade à la campagne; c'est la fille de la femme Symens à Sprankendel. C'est une jolie promenade; vous pourrez revenir avec la fraîcheur. Cette fille est dangereusement malade.
La lâche confiée à Witse ne lui fut pas désagréable. Sprankendel était un pittoresque hameau situé à côté du grand chemin, au milieu de riantes collines. Il fallait une grande heure pour s'y rendre. Après son dîner, il se mit gaiement en route. Il devait passer devant la campagne où il avait aperçu jadis la charmante Clara avec un pigeon Diane sur la tête.
Il en fut ainsi. Mais jamais maison de campagne n'eut un aspect aussi mort que celle où Gerrit eût si volontiers vu de la vie. C'était une chaude journée; personne ne se hasardait sur la terrasse incendiée par un ardent soleil. Sur la façade entière toutes les jalousies étaient hermétiquement fermées. Quelques pigeons blancs étaient posés sur le toit, immobiles et resplendissants sous l'éclatante lumière du soleil.
—Voilà les pigeons, dit Witse, mais où est la charmante jeune fille? Peut-être est-elle chez une tante ou l'autre, où quelque Hateling lui fait la cour! Peut-être, qui sait? est-elle sur le point d'épouser un être pareil! Pauvres femmes, qui avez le malheur d'être belles! Quels pièges on tend à votre bonheur! Vous croyez qu'on vous aime avec toute la sincérité toute l'ardeur, toute la naïveté d'un premier amour, et pourtant...
Pourtant l'innocent objet de ces misanthropiques méditations était très-probablement assis devant un bon dîner.
Bientôt Witse dut quitter la chaussée pour aller à la recherche du charmant Sprankendel. Le petit ruisseau qui donnait son nom au hameau lui indiqua le sentier le plus court, au milieu de fertiles collines. Tantôt filet tout à fait insignifiant, il disparaissait pour ainsi dire complètement sous les buissons et les herbages suspendus au-dessus de son lit, mais bientôt il reparaissait, joyeux et limpide, en descendant avec un doux murmure d'un terrain supérieur. Witse atteignit en fin la source; l'eau jaillissait du sable et formait un petit bassin d'où sortaient plusieurs filets qui, suivant des directions différentes, se frayaient un chemin sur des pierres polies.
Un jeune couple avait choisi pour lieu de repos cet endroit ombragé et frais. La belle jeune femme, assise sur l'herbe, tenait sur ses genoux, un gentil enfant aux cheveux bouclés, qui regardait en riant le bouillonnement de l'eau et la marche sinueuse de l'écume; le jeune homme, le sourire sur les lèvres, regardait tour à tour la mère et le fils.
—Voilà le bonheur auquel j'aspire! dit Witse en soupirant.
Un sentier latéral le conduisit chez la veuve dont la fille réclamait ses soins. Ce n'était pas son unique enfant. Elle avait une autre fille qui, avec celle qui était malade aujourd'hui, l'aidait dans des travaux de lessive et de blanchisserie qui pourvoyaient en partie à l'entretien de la famille, et de plus un fils qui était voiturier et prenait soin des trois vaches qu'elle faisait paître sur les coteaux environnants. C'était un de ces heureux ménages qui n'ont pas besoin de secours étrangers, où il n'y a jamais disette mais aussi jamais de superflu, et où l'économie et le travail doivent indispensablement marcher de front.
Notre médecin trouva devant la porte la fille aînée, image de la santé, occupée à récurer une de ces grandes cruches à lait en cuivre que, dans les contrées montagneuses, on porte sur la tête.
—Comment va Barbe? lui demanda-t-il.
—Mal, docteur, mal, répondit la paysanne en s'essuyant le front avec le dos de la main; monsieur le curé est auprès d'elle.
Et elle continua sa besogne. Dans ces familles-là tout doit aller son train aussi longtemps que possible. Il n'est permis qu'aux classes élevées de se dévouer à leurs malades.
Gerrit entra. D'après l'ordre du vieux docteur, il régnait dans la chambre de la malade une obscurité complète. Sur la prière qu'émit Gerrit qu'on fit entrer un peu de lumière, une forme humaine qui était agenouillée devant une chaise se leva et ouvrit un volet. Witse s'approcha immédiatement du lit élevé sur lequel gisait la malade.
Il était impossible de reconnaître en elle une jeune fille de dix-huit ans à peine. Peu de jours auparavant elle était le portrait vivant de sa sœur, et aussi joyeuse qu'elle était belle. Maintenant elle gisait là, sans force, épuisée, et son visage pâle se détachait affreusement du milieu des cheveux d'un noir de jais qui s'échappaient en désordre de son bonnet; ses joues étaient tout à fait avachies, ses yeux, enfoncés dans l'orbite, étaient à demi-clos, ses lèvres avaient la noirceur de l''encre.
—Barbe! dit Witse d'une voix forte.
La malade ouvrit les yeux, et son regard s'attacha fixement sur le médecin étranger.
Il lui prit la main. Cette main était sèche comme du cuir.
Le curé et le frère se tenaient près du lit, abattus, et attendant ce que dirait le docteur. La mère s'était agenouillée de nouveau devant une chaise et tenait en main un chapelet qu'elle n'avait pas déposé depuis trois jours.
Le curé secoua la tête.
—En mourra-t-elle? demanda le frère qui était un gaillard fort comme un chêne et qui fondit en larmes en prononçant le mot de mort.
La mère leva la tête et regarda le docteur d'un œil fixe et anxieux.
—J'espère que non, dit Witse, mais éloignez-vous du lit, vous gênez la malade.
Le curé hocha de nouveau la tête.
—Est-ce qu'elle en mourrait, monsieur le curé? répéta le frère.
—Tout est possible à Dieu, dit le prêtre, mais il secoua une troisième fois la tête.
Le bon vieillard aimait Barbe.
—Frustrà cum morte pugnabis, dit-il à Witse.
—Exspecto crisin, répondit celui-ci. La malade n'est pas encore au plus mal. Faites votre devoir cependant! ajouta-t-il plus bas.
La mère bondit. L'arrêt de mort de sa fille était prononcé! Elle jeta un cri et se précipita hors de la chambre. Gerrit s'élança sur ses pas.
Il la trouva aux pieds d'une jeune dame qui venait de descendre d'une voiture attelée d'un poney, et qui tenait encore les rênes en main.
—Mon enfant! mon enfant! s'écria la malheureuse femme en embrassant les genoux de la jeune dame; mon enfant est morte!
Sa voix s'éteignit, ses mains s'affaissèrent, et, pâle comme une morte, elle tomba sur le sol.
—Secourez cette femme, docteur! dit Clara Douze. Elle a perdu connaissance. Sa fille est-elle morte?
—Non, mademoiselle Donze, balbutia Gerrit ému. Sa fille n'est pas morte. Si Micke veut m'aider à transporter sa mère, et si Gilles prend soin de votre cheval...
Cette dernière recommandation n'était pas nécessaire.
—Dételez, Micke! dit Clara Donze qui avait les larmes aux yeux, mais n'avait pas perdu un instant son sang-froid. Et elle conduisit elle-même son petit cheval jusqu'à la barrière où elle l'attacha.
Pendant ce temps Witse, avec l'aide de Micke, transportait dans une autre salle la mère évanouie, et ils l'y déposèrent sur un lit. Clara les suivit.
—Que faut-il faire, monsieur Witse? demanda-t-elle.
—Buvez un verre d'eau, mademoiselle Donze! dit Gerrit tout heureux de ce qu'elle l'eût reconnu, et faites en prendre un à cette fille. Ayez la bonté aussi d'ouvrir les vêtements de la vieille femme; faites-lui respirer du vinaigre, s'il y en a ici, et frottez-lui-en les poignets et les tempes. Tâchez aussi de lui faire avaler une gorgée d'eau.
Et il retourna auprès du lit de Barbe.
Quelques instants après, il revint. Clara était agenouillée à son tour, et tenait doucement la main de la vieille femme dans les siennes. La mère de Barbe était un peu revenue à elle et regardait la belle jeune fille avec une indicible expression de reconnaissance et d'amour.
—Je sais bien, mère Symens, dit Clara, que vous ne perdra pas courage. Barbe n'est pas encore perdue, et le bon Dieu est tout-puissant.
—Nous devons tous paraître un jour devant un Dieu! dit la vieille femme en songeant que Clara n'était pas catholique.
—Et prier un même Dieu, répondit Clara, et recevoir de lui les mêmes consolations. Que cherchez-vous, mère Symens?
—Mon chapelet, dit la vieille femme; je l'avais encore tout à l'heure.
—Quand vous priez, dit Clara, faites-le avec une ferme confiance dans la puissance et la bonté de Dieu. Une prière semblable vous fortifiera, mère Symens, et Dieu l'exaucera. Vous savez combien ma mère a été dangereusement malade, et maintenant elle est aussi alerte et bien portante que moi. Et Barbe est bien plus jeune qu'elle!
—C'était une fleur, une vraie fleur! dit la vieille femme, et un rayon de bonheur illumina son visage. Puis elle redevint triste:
—Et penser, dit-elle, que je devrai peut-être la conduire auprès de son père, sous les arbres verts du cimetière!
—Le docteur dit qu'il y a encore de l'espoir, mère Symens! En perdant courage vous faites un péché! dit Clara en essuyant deux grosses larmes.
Le médecin confirma ces paroles.
—Allons, Micke, dit la vieille femme, en faisant de son mieux pour se remettre; ferme ma camisole, je vais aller auprès de Barbe.
—Mais vous serez raisonnable, n'est-ce pas, mère Symens? dit Clara d'une voix douce.
—Reviendrez-vous encore? demanda la mère.
Clara promit de revenir. Le temps de partir était venu pour elle, Gerrit l'aida à détacher le cheval. Elle fut d'un bond dans la voiture. Gerrit lui tendit les rênes. Elle partit.
Mais elle contint encore un instant son poney qui paraissait prendre assez mal la chose et tirait en secouant la tête, chose toute naturelle chez un poney aussi fringant.
—Docteur, dit Clara, à quelle heure venez-vous voir la malade demain?
—De bonne heure, mademoiselle Douze, répondit-il.
—Voudriez-vous bien, en revenant, passer au Wildhoef pour dire comment cela va, demanda-t-elle en rougissant.
—Sans aucun doute, répondit Gerrit en ne rougissant pas moins.
Elle lâcha de nouveau la bride au poney qui fit un bond dont Gerrit s'effraya.
—Ne craignez rien, dit-elle, nous nous connaissons! tournant la barrière du verger avec une habileté à laquelle aucun cocher d'Amsterdam n'eût trouvé à redire, elle permit à l'ardent petit cheval de prendre son élan sur le chemins blonneux, et partit au trot.
—Le docteur veut-il retourner à la ville en voiture? demanda Gilles.
—Merci, répondit Gerrit, je préfère marcher. Et après avoir répété ses recommandations, il se mit en route.
Il se hâta d'abord de gravir une haute colline pour tâcher d'apercevoir encore Clara, il y réussit. Elle était tranquillement assise derrière son vif poney qu'elle dirigeait magistralement et auquel elle permit bientôt de prendre le pas. Gerrit la suivit des yeux avec un inexprimable plaisir.
—Quelle résolution, quelle fermeté dans cette jeune fille, s'écria-t-il. Voilà une femme qui me conviendrait, à moi qui suis toujours si embarrassé et si indécis. Comme je la vois...
Mais le poney prit un chemin latéral, non sans avoir témoigné toutefois une grande envie de suivre la route opposée, n'y avait plus moyen de voir Clara Donze ce jour-là. Mais lendemain...
Cætera desunt.
FIN DE GERRIT WITSE.
UNE VIEILLE CONNAISSANCE
I
Combien il faisait chaud et combien c'était loin.
C'était un vendredi, par une ardente après-dînée, dans une certaine ville de Hollande, une après-dînée si brûlante que les moineaux bâillaient sur les toits, expression hollandaise qui indique la plus grande chaleur qu'on se puisse imaginer. Un vif soleil incendiait les rues et resplendissait sur les pavés à demi réduits en poudre par la chaleur. Dans les rues qui se dirigeaient vers le midi et qui, par conséquent, n'avaient pas d'ombre, ce soleil réduisait littéralement les passants au désespoir. Les marchands qui circulaient avec des cerises et des groseilles s'essuyaient le front à tout instant avec leur tablier de toile; les débardeurs qui, pendant les loisirs que leur laissent leurs occupations nautiques, ont l'habitude de s'appuyer sur la rampe des ponts, ce qui leur a valu le respectable nom de piliers de garde-fous, étaient couchés au bord de l'eau et appuyés sur le coude à côté d'un pot de lait battu qui remplaçait le genièvre habituel; les maçons à l'œuvre, assis sur une poutre au pied de leur échelle, accoudés sur leurs genoux et étreignant des deux mains une jatte, soufflaient sur leur thé deux fois plus longtemps que d'ordinaire, c'est-à-dire pendant un temps infini;—les servantes qui faisaient des commissions pouvaient à peine traîner à la remorque les enfants qui les accompagnaient dans l'espoir de recevoir de l'épicier un pruneau ou une figue, et exprimaient une profonde pitié pour les femmes de charge qui, la face empourprée et le bonnet dénoué sous le menton, nettoyaient la rue. Personne ne se trouvait à l'aise, sinon, çà et là, un vieillard qui, la tête coiffée d'un bonnet de nuit bleu, et les pieds dans des savates noires, les jambes étendues sur la banquette voisine du seuil, fumait sa pipe auprès d'une giroflée et d'une balsamine, en se réjouissant de ce que l'ancien temps fut de retour.
Lorsqu'il fait une température semblable on a vraiment trop peu compassion des personnes obèses. Il est vrai que souvent, alors qu'avec du calme et de la tranquillité, on s'accommoderait encore de la température, elles vous accablent de chaleur en venant souffler et haleter à côté de vous et témoigner l'irrésistible tentation d'ôter leur cravate en vous regardant avec de gros yeux à fleur de tête; mais aussi, les pauvres créatures ont bien à souffrir! Gros hommes et grosses femmes de cet univers soit que, dans ces dernières années, vous ayez encore pu voir vos genoux et vos pieds, soit que vous ayez dû renoncer depuis longtemps à la douce satisfaction de contempler cette partie de vous-même, quel que soit en ce monde le nombre de ceux qui se raillent de votre embonpoint, de votre prestance, de votre corpulence,—dans la poitrine d'Hildebrand bat un cœur qui compatit à vos souffrances.
Parmi les personnes grasses de temps présent, M. Henri-Jean Bruis méritait sinon la première place, du moins un rang distingué. C'était un de ces privilégiés auxquels il n'arrive jamais de rencontrer une vieille connaissance sans subir dès l'abord cette apostrophe:—Que vous êtes devenu gros! Tandis que quiconque n'a pas eu le bonheur de les rencontrer depuis quinze jours, leur déclare «qu'ils sont encore devenus plus gros;»—un de ces bienheureux qui s'aperçoivent clairement à mille avertissements de leurs parents, de leurs amis, de leur médecin surtout, qu'ils vivent sous la forte présomption de mourir d'apoplexie, et qui, nonobstant cela, sont poussés parleur tempérament à faire, à manger et à boire tout ce qui leur est éminemment nuisible, tout ce qui doit augmenter leur corpulence, les échauffer et surexciter leur sang de toutes les façons possibles; un de ces bienheureux en un mot, qui, pendant l'été, ont trop chaud grâce à leur obésité, et qui, hiver et été, ont trop chaud grâce à leur susceptibilité, à leur vivacité d'humeur, à leur agitation continuelle.
Dans l'ardente après-dînée dont nous venons de donner une idée, vers cinq heures, M. Henri-Jean Bruis cheminait dans l'une des rues de la ville que je n'ai pas nommée, et cela beaucoup trop vite, en égard à la chaleur du jour et à son embonpoint. D'une main il tenait son chapeau, et de l'autre son mouchoir de poche en soie jaune et sa canne en bambou à pommeau rond d'ivoire, pommeau dont il se heurtait à tout instant le front dans la brusquerie de ses mouvements, en voulant se servir de son foulard. Derrière lui trottinait un petit gamin qui portait sur le bras le surtout et la valise du personnage. Ce gamin qui n'avait ni chapeau ni casquette, était vêtu d'une blouse bleue ornée d'une pièce noire à un coude, d'une pièce grise à l'autre, et dont le premier bouton en os noir se mariait à la quatrième boutonnière, tandis que le second, lequel était en cuivre jaune et tenait la place du quatrième, s'associait à la sixième boutonnière. Il avait le bonheur par cette torréfiante chaleur de ne pas porter de bas, ce que révélaient surabondamment ses pieds enfermés dans des sabots et diverses solutions de continuité de son pantalon.
—Eh bien, où est-ce, mon garçon, où est-ce donc? demanda monsieur Henri-Jean Bruis d'une voix impatiente.
—La première maison avec ces marches plates, répondit le gamin; la seconde porte après le charcutier, à côté de celle maison où il y a des espions[1].
—Bien, bien, bien, dit monsieur Bruis.
Le charcutier et les espions furent dépassés, et le gros homme se trouva sur le seuil du docteur Deluw, son camarade d'université, et qu'il n'avait pas revu depuis son mariage; car monsieur Bruis habitait une petite ville de la province d'Overyssel, où il était docteur en droit sans être avocat, époux sans être père, membre du conseil communal et négociant. Il avait pour le moment des affaires à Rotterdam et, malgré la chaleur excessive, avait fait un détour pour venir voir son ami le docteur Deluw et faire connaissance avec la femme et les enfants de celui-ci. Il tira précipitamment le cordon de la sonnette et prit son surtout sur le bras:
—Tiens, mon garçon, dit-il, je n'ai plus besoin de toi.
Le gamin s'éloigna et cela au pas de course, non pas précisément parce qu'il faisait chaud, mais parce qu'il avait reçu un meilleur pourboire qu'il ne s'y attendait, et qu'en outre son père ignorait cette bonne fortune. En un instant il eut disparu à l'extrémité de la rue et fut occupé, je le pense du moins, à se régaler d'un concombre au vinaigre, d'une mesure de pois frits[2], ou de quelque autre friandise de polissons des rues, pour lesquelles on ne saurait assez tôt inspirer de l'horreur aux enfants comme il faut.
Cependant la porte du docteur Deluw ne s'ouvrait pas et monsieur Bruis se vit forcé de tirer de nouveau le cordon. La sonnette retentit merveilleusement et prouva qu'elle était d'un métal éminemment sonore; mais monsieur Bruis s'aperçut qu'aucun bruit dans la maison de son ami ne répondait à son appel. Après s'être encore essuyé le front à plusieurs reprises et avoir frappé de sa canne sur les marches du seuil, il sonna pour la troisième fois et se mit, en attendant le résultat, à regarder dans le corridor, à travers deux étroits guichets treillissés à l'intérieur et placés aux côtés de la porte; mais il n'aperçut rien que le balancier d'une grande horloge peinte en vert, un guéridon sur lequel se trouvait l'ardoise de rigueur chez un médecin[3] et un parapluie de coton bleu. Il chercha ensuite à faire pénétrer son regard entre les petits rideaux des chambres latérales, tâche que rendaient difficile les franges des grands rideaux. Toutefois il vit distinctement dans l'une des chambres un encrier avec deux longues plumes sur une table, et dans l'autre un portrait d'homme. Mais ni l'horloge, ni le guéridon, ni l'encrier, ni le portrait d'homme ne pouvaient ouvrir la porte à monsieur Bruis.
Sur ces entrefaites, celui-ci avait de plus en plus chaud, ce à quoi ne contribuaient pas peu son impatience et le surtout qui pesait sur son bras. Il sonna pour la quatrième fois, et si fort, pour le coup, que la demoiselle de la maison voisine qui regardait dans son espion, et qui avait depuis longtemps aperçu le gros monsieur, en fut toute saisie, détacha l'épingle qui fixait son ouvrage à son genou (elle n'encourageait pas l'invention des pelotes à vis, des plombs ni des courroies), ouvrit un vasistas et déclara à monsieur Bruis qu'il n'y avait personne.
—Le docteur non plus?
—Non, monsieur.
—Madame non plus?
—Non, monsieur, je vous dis qu'ils sont tous sortis.
—Où donc sont-ils allés?
—Je n'en sais rien, monsieur. Ils sont tous sortis et la servante est seule à la maison.
—Pourquoi donc la servante n'ouvre-t-elle pas?
—Mais parce qu'elle n'est pas dedans.
—Et vous dites qu'elle est à la maison?
—Oui, mais cela n'empêche pas qu'elle puisse ne pas être dedans! répondit la demoiselle. Et elle ferma le vasistas avec d'autant plus de précipitation que son chat blanc se préparait à sauter par dessus, et elle laissa monsieur Bruis libre de réfléchir seul, si le cœur lui en disait, à la différence qui existe entre ces ternies: être à la maison et être dans la maison. S'il eût eu assez de patience pour cela, il eût compris que rester à la maison était un devoir imposé par la famille Deluw à la servante, devoir qui, selon l'interprétation personnelle de celle-ci, n'entraînait que très-secondairement l'obligation de rester dans la maison.
Une voix qui sortit de la logette d'un savetier située de l'autre côté de la porte, vint éclaircir cette difficulté:
—Ils sont au jardin, cria la voix, et la servante est allée faire une commission. La voilà qui revient déjà.
La particule déjà eût pu, de l'avis de monsieur Bruis, être convenablement omise dans cette phrase, mais il vit effectivement une jeune fille assez jolie qui, tenant une grande clef à la main, arrivait aussi vite que cela se pouvait sans courir; elle franchit le seuil, passa vivement devant monsieur Bruis, ouvrit la porte avec une célérité sans exemple, et se campa sur la natte en face du visiteur.
—Voudriez-vous parler à monsieur? demanda la servante.
—Oui, mais il paraît que monsieur n'est pas à la maison?
—Non, monsieur; monsieur, madame, mademoiselle, le jeune monsieur et tous les enfants sont à la campagne, et je suis seule à la maison pour recevoir les commissions.
L'occasion était belle pour monsieur Bruis de s'étendre pendant un grand quart d'heure sur l'exactitude avec laquelle s'acquittait de son devoir la servante qui venait de babiller longuement avec la fille d'une fruitière qui allait coudre à la journée et était installée dans le voisinage devant une fenêtre ouverte. Mais il était trop pressé pour songer à faire des reproches.
—Où est la campagne? demanda-t-il. Est-ce loin? Où est-ce?
—Dans l'allée de maître Joris! répondit la servante.
—L'allée de maître Moris! dit Bruis avec un extrême dédain... Que sais-je de cette allée de maître Moris?
D'après l'opinion de la servante il y avait dans l'attitude et le ton de monsieur Bruis plus d'outrecuidance que n'en méritait sa jolie figure. Elle se trouva donc justement offensée.
—Si vous ne savez où c'est, je n'y puis rien, dit-elle sèchement, et elle fit mouvoir la serrure comme pour envoyer promener monsieur Bruis.
Celui-ci changea de ton.
—Voyons, ma fille, dit-il, j'arrive par la diligence expressément pour voir le docteur et sa famille. Si ce n'est pas trop loin, je veux bien les aller trouver à la campagne. Ne pouvez-vous m'indiquer où elle se trouve?
Et tout haletant, il parcourut la rue du regard pour voir s'il n'y avait pas un nouveau gamin qui pût lui servir de guide; mais il ne se montra personne.
Pendant ce temps la servante daignait fournir les renseignements demandés, et monsieur Bruis s'achemina vers la campagne du docteur Deluw.
Lorsqu'il eut dépassé deux ou trois maisons, il s'aperçut seulement qu'il avait encore son surtout sur le bras et sa valise à la main.
Il revint sur ses pas et sonna derechef pour confier l'un et l'autre à la garde de la servante, mais Grietjen[4] avait vraisemblablement déjà rejoint son amie, et monsieur Bruis se vit forcé de reprendre son chemin, chargé de son surtout et de sa valise mais avec le ferme propos, s'il parvenait à joindre le docteur Deluw, de se plaindre à lui de sa servante.
Heureusement pour le brave homme, la ville que je n'ai pas encore nommée, n'est pas grande, et monsieur Bruis aperçut bientôt la porte qu'il devait franchir, bien que l'ascension aussi bien que la descente de deux ponts remarquablement hauts l'eussent complètement mis hors d'haleine. Arrivé à la porte, il eut l'heureuse idée de confier le malencontreux surtout et la valise aux soins d'un commis de l'octroi, et, dans ce but, il entra dans la maisonnette des préposés aux taxes municipales, mais il ne s'y trouvait personne. Il aperçut toutefois une personne en paletot gris qui pêchait à la ligne de l'autre côté du canal et qui avait tout à fait l'extérieur d'un commis de l'octroi; il déposa à terre son bagage et s'adressant au pêcheur qui était effectivement un commis, il se fit en même temps renseigner de nouveau par lui sur la situation de l'allée de maître Moris. Je serais injuste envers lui si je disais que monsieur Bruis avait oublié les instructions de Grietjen, mais son exaspération ne lui avait pas permis de les écouter attentivement.
On lui répondit qu'il devait, à une certaine distance, traverser le canal, puis suivre une allée, ensuite prendre à droite jusqu'à ce qu'il fût arrivé à un poteau blanc, puis prendre à gauche et derechef à droite, moyennant quoi il se trouverait dans l'allée de maître Joris.
—Et la campagne du docteur Deluw?
—Je n'en ai jamais entendu parler, dit Je commis, mais il y a là une quantité de jardins... Comment se nomme-t-elle?
—Veldzicht.
—Veldzicht? dit le commis qui désirait se débarrasser de monsieur Bruis parce qu'il croyait remarquer à la plume de sa ligne qu'une proie mordait à l'hameçon, non, monsieur, je ne connais pas cela.
Monsieur Bruis se remit en route. Le canal le rendit un peu à lui-même, car il était bordé des deux côtés de grands arbres; mais cette jouissance fut bientôt, à bout, attendu que la ville, dans un moment de pénurie d'argent et à l'occasion d'une illumination pour la fête du roi, avait fait abattre une grande partie des arbres qui se trouvaient remplacés, sous le nom de jeune plantation, par une rangée de maigres rejetons tout desséchés. Il était de nouveau aux abois lorsqu'il aperçut entre deux palissades noires une étroite allée qu'il crut devoir suivre. Cette allée était déserte. Il ne s'y trouvait rien que les palissades, au-dessus desquelles s'élevaient des arbres, rien que des portes de jardins ornées d'inscriptions et de numéros. Un seul moineau y sautillait. Monsieur Bruis poursuivit son chemin, son chapeau dans une main, sa canne et son mouchoir de poche dans l'autre, absolument comme dans les rues de la ville, sauf la légère obliquité de son allure, ce qui tenait à l'ardent désir qu'il avait de prendre à droite selon les indications du commis. Mais l'occasion de faire cette conversion ne se présentait pas et monsieur Bruis se trouva enfin devant une flaque d'eau passablement large et à côté d'un tas d'immondices émaillé de trognons de choux, de feuilles de salade, de tessons de pots, de bouquets fanés et sur lequel des champignons, croissant au milieu de la corruption, répandaient dans l'air leur nauséabonde odeur.
Il était évident que monsieur Bruis avait fait fausse route, et quelque désagréable que fût le tas de fumier, le voisinage de l'eau lui fit tant de plaisir qu'il résolut de se reposer un instant avant de retourner sur ses pas. Dans ce but il se rapprocha autant que possible du bord du canal et tout en s'éventant avec son mouchoir et en cherchant de bonnes raisons pour apaiser son impatience, il parvint à se calmer un peu. En regardant de tous côtés le long des rives, il aperçut, à sa main gauche et à une certaine distance, un pavillon carré peint en vert clair et dans lequel se trouvaient quelques personnes. Bien qu'il lui fût impossible de distinguer ces personnes, il eut comme une subite révélation et se dit que ce devait être là le Veldzicht de son ami le docteur; que ce pavillon pût à juste titre porter ce nom, c'est ce que prouvait la vue étendue qui se déployait au delà de l'eau. A droite et à gauche c'étaient d'immenses prairies qui couraient jusqu'à la ligne bleuâtre de l'horizon; partout ce n'était que pâturages verdoyants, jaunissants, inondés de soleil.
Monsieur Bruis reprit le bâton du voyageur, remonta l'allée qu'il venait de suivre et regagna le bord du canal; bientôt une nouvelle allée s'offrit à lui, mais cette fois il jugea à propos de l'explorer à distance avant de s'y engager. Il vit qu'il aurait bientôt occasion de prendre à droite, et, ceci fait, il atteignit bientôt aussi le poteau blanc signalé. Il prit alors à gauche, puis encore à droite et jugea, selon toute apparence, qu'il se trouvait dans l'allée de maître Moris.
Sur la porte d'un jardin se trouvait un petit enfant vêtu d'une jaquette noire, d'un bonnet noir garni de dentelle noire, ayant la face tout aussi noire, et s'amusant avec une citrouille et des pelures de pommes de terre.
—Est-ce ici l'allée de maître Moris, mon cher enfant? demanda monsieur Bruis.
L'enfant fit un signe affirmatif.
—Et où est Veldzicht?
L'enfant ne dit rien.
Monsieur Bruis se fâcha non pas tant contre l'enfant que contre l'introuvable et mystérieux Veldzicht.
—Ne le savez-vous pas? demanda-t-il d'un ton beaucoup plus haut.
L'enfant laissa tomber la citrouille et les pelures de pommes de terre, se mit à jeter les hauts cris et se sauva dans le jardin.
Monsieur Bruis poussa un soupir. L'allée de maître Joris semblait très-longue et les portes de jardin étaient nombreuses, Il y lut toutes sortes de noms, des noms prétentieux et ronflants, tels que Schoonoord, Welgelegen, Bloemenhof, Vrengderyk[5]; des noms indiquant le contentement et le repos, tels que: Myngenvegen, Weltevreden, Buitenrust[6]; des noms naïfs tels que: Nooit Gedecht, Klein maer Rein, Hierna Beter[7], et aussi une quantité de noms géographiques comme: Naby, Bystad, Zuiderhof[8] et de noms optiques comme Vaartzicht, Weizicht, Landzicht, Veezicht, Veelzicht[9]; ce dernier ressemblait à distance à Veldzicht[10], mais ce n'était pourtant pas cela.
Enfin il se trouva deux portes sur lesquelles on ne lisait rien que Q. 4 n° 33 et Q. 4 n° 34. L'une des deux pouvait être Veldzicht. Quelque exaspéré et impatient qu'il fût, monsieur Bruis était cependant modeste. Il passa donc outre du numéro 33 pour ne pas prendre la première propriété, qui était la plus belle, pour Veldzicht, et frappa au numéro 34.
Après qu'il eut un peu attendu, il lui fut ouvert par une dame longue, majestueuse, raide comme une image, en robe de deuil, un fichu de poils de chameau blanc sur les épaules, la tête couverte d'un chapeau noir rabattu sur le nez à cause du soleil, ayant des lunettes vertes, une légère apparence de moustaches sur la lèvre supérieure et un livre à la main.
—Est-ce ici Veldzicht, madame? demanda monsieur Bruis. Pourquoi ne s'apercevait-il pas que ce n'était pas une dame?
—Non, monsieur! répondit la demoiselle tout effrayée à la vue d'un étranger, et s'imaginant peut-être que c'était quelqu'un qui voulait la dévaliser, c'est ici à côté! Et la porte se referma brusquement.
Monsieur Bruis frappa à la porte Q. 4 nu 33.
[1] Sorte de miroirs très-communs en Hollande et en Flandre, qu'on adapte à l'extérieur des fenêtres, et dans lesquels se reflète le spectacle de la rue.
[2] Les pois frits dans l'huile sont, en Hollande et en Flandre, une friandise très-appréciée des gens du peuple.
[3] On inscrit sur cette ardoise les visites à faire.
[4] Diminutif de Marguerite.
[5] La manie de ces noms recherchés est générale en Hollande, les précédents signifient littéralement; Beau lieu, bien situé, jardin des fleurs, riche en plaisir.
[6] Mon plaisir, très-satisfait, repos champêtre.
[7] Jamais pensé, petit mais beau, il fait meilleur ici.
[8] Tout proche, voisin de la ville, jardin du sud.
[9] Vue du canal, vue des prairies, vue des champs, vue du bétail, vue étendue.
[10] Vue de la campagne.
II
Combien c'était agréable.
Jeannette! on frappe, cria une voix féminine.
Je l'entends, Mademoiselle, répondit Jeannette.
Il était plus que probable cependant que Jeannette n'avait rien entendu vu qu'elle avait incroyablement de plaisir à s'amuser avec le garçon jardinier qui lui jetait de l'eau.
Monsieur Bruis s'était reposé près du tas de fumier justement assez longtemps pour concerter un charmant plan de surprise. Aussi dès que Jeannette lui ouvrit et lui eut déclaré que c'était réellement Veldzicht et que c'était bien le jardin du docteur Deluw (car sur ce point la voix de la logette du savetier paraissait avoir raison en qualifiant, la propriété de jardin et non de campagne), il dit:
—Bien, ma fille! montrez-moi le chemin du pavillon; je suis un vieil ami de Monsieur, et je voudrais le surprendre.
—Ne dois-je pas annoncer d'abord que Monsieur est là? demanda Jeannette.
—Pas le moins du monde, mon enfant, allez en avant, je vous prie.
Le jardin consistait en une longue et étroite bande de terrain qui longeait l'eau sur les bords de laquelle monsieur Bruis avait tout récemment repris haleine pendant quelques instants. Ce jardin où tout était affreusement vert n'avait que des sentiers très-étroits et bordés des deux côtés de fraisiers. Quiconque y pénétrait s'étonnait à juste titre de ce qu'il fût possible d'entasser sur un si petit espace autant de pommiers, de poiriers et de groseillers, et était continuellement obligé de se courber sous les rameaux des uns et de se ranger à côté des autres. En un mot c'était ce que les citadins qualifient avec admiration de fertile bout de terrain et dont ils retireraient incroyablement de satisfaction, si les gens de la campagne ne demeuraient pas plus près, ne se levaient pas plus tôt qu'eux et aussi ne savaient pas mieux l'époque particulière où chaque fruit doit être cueilli.
—Il fait chaud aujourd'hui, Monsieur! dit Jeannette qui, après avoir marché quelque temps, se sentit prise de pitié pour le gros Monsieur qui soufflait et haletait derrière elle.
—Oui, mon enfant, terriblement chaud, terriblement! dit Bruis, mais n'y a-t-il personne au jardin?
—La famille est au pavillon, répondit Jeannette, excepté mademoiselle Mina qui lit là bas.
Tout en suivant les capricieux détours du sentier, Jeannette et monsieur Bruis arrivèrent en ce moment au bord de l'eau où se trouvait effectivement, sous un petit cyprès pleureur et sur une pelouse exiguë, la fille aînée de son ami Deluw. Elle était assise sur un banc rustique peint en vert, portait des gants et avait un livre en main et un petit chien à ses pieds; elle jouait à la maison de campagne. Elle était d'ailleurs très-vexée que depuis une heure personne n'eût passé de l'autre côté du canal et qu'il ne se fût pas trouvé un seul passager dans le trekschuit[1].
Elle inclina cérémonieusement la tête sur la poitrine lorsque monsieur Bruis la salua, mais le petit chien vola comme une flèche et fit entendre des aboiements désespérés contre l'intrus qui se sentit une envie furieuse de lui donner des coups de canne; mais il n'osa pas, parce que c'était le chien d'une dame, et aussi parce qu'il n'avait pas précisément l'intention de commencer par un meurtre la surprise qu'il réservait à son ami.
Le pavillon vert-clair apparut bientôt. Il paraissait assez spacieux et surmontait un réduit inférieur orné d'une petite cheminée, d'une plaque de foyer sur laquelle on pouvait faire bouillir de l'eau, de pincettes et d'une petite armoire vide; monsieur Bruis remarqua à distance tous ces détails; quant au pavillon même on y arrivait par un escalier.
—Merci, ma fille! dit notre héros à Jeannette lorsqu'il se trouva à dix pas du pavillon, et il s'achemina lentement vers celui-ci. Heureusement les volets étaient fermés du côté du jardin et la porte n'était pas vitrée comme c'est ordinairement le cas dans ces sortes d'observatoire. Monsieur Bruis put donc exécuter parfaitement son plan de surprise. Quel touchant plaisir ne se promettait-il pas! Son cœur aimant et affectueux déborda! Depuis seize ans il n'avait pas vu son excellent noir Daniel, c'était le nom donné à Deluw à l'université; comment allait-il le retrouver? à côté d'une aimable femme, entouré de florissants enfants? Sans doute des cheveux gris auraient remplacé les cheveux noirs d'autrefois, mais ce serait toujours le même cœur, un cœur ouvert à l'amitié, à la joie, à la sympathie!
Tout entier au bonheur que lui causait cette pensée, il ne remarqua pas les cris aigus qui s'échappaient du pavillon.
Il franchit les marches de l'escalier et ouvrit la porte avec le sourire le plus affectueux qui ait jamais épanoui la face empourprée d'un gros homme rendu de fatigue.
Quel tableau!
C'était un méchant gamin d'environ six ans qui jetait les hauts cris et frappait du pied; c'était un père, rouge de colère, qui debout se retenait d'une main à la table et de l'autre faisait un énergique geste de menaces; c'était une mère, pâle d'angoisse, qui s'efforçait de calmer l'enfant; c'était un grand garçon de treize ans au visage pâle, aux yeux cernés en dessous d'un cercle bleuâtre et qui, les coudes sur la table et un livre devant lui, regardait en riant la scène de famille; c'était une petite fille de cinq ans qui se cramponnait en pleurant au jupon de sa maman. C'était le docteur Deluw, son aimable femme et sa florissante progéniture.
—Je ne veux pas! hurla le petit garçon eu renversant d'un coup de pied la chaise qui se trouvait près de lui.
—A l'instant! s'écria le père d'une voix rauque de colère, ou je fais un malheur!
—Calmez-vous, Deluw, dit la mère d'une voix suppliante, il le fera!
—Ne prenez pas cela en mauvaise part, Monsieur! dit le docteur en s'efforçant de reprendre une attitude raisonnable; cet enfant me rend la vie dure. Je suis à vous à l'instant, et il saisit le petit entêté parle collet.
—O mon Dieu, ne déchire pas son habit, Deluw, dit la mère, il va le faire.
—Laisse-moi! dit le docteur, et il traîna hors du pavillon le méchant garçon qui, nonobstant la bonne opinion que venait d'émettre sa mère sur son obéissance, se refusait à bouger un pied; le père l'emmena dans le réduit souterrain et l'enferma dans le trou à tourbe.
Ne prenez pas cela en mauvaise part, Monsieur! dit à son tour madame Deluw au visiteur; je suis hors de moi, je ne me reconnais plus!
Et à l'appui de ses paroles elle se laissa tomber sur une chaise.
Je crois que ce que j'ai de mieux à faire est de prendre un peu l'air, ajouta-t-elle.
—Ne vous gênez pas, Madame! dit le camarade d'études fraîchement débarqué de son mari. Et elle sortit avec l'enfant qui sanglotait toujours suspendu à sa jupe.
Le jeune Deluw, aux joues pâles et aux yeux cernés de bleu, demeura seul avec monsieur Bruis qu'il se mit à toiser d'un œil impertinent.
—J'aurai bien raison de ces tourments des voisins, dit en rentrant le docteur Deluw qui jugea nécessaire de signaler à l'étranger le méfait de son fils, afin de ne pas passer pour un père inique et barbare. Puis-je savoir?...
—La panse! s'écria le bon gros homme tandis qu'un sourire franc et ouvert se dessinait sur ses joues pourpres.
Bien que le mot panse, vulgaire augmentatif du mot ventre, soit très-connu surtout d'un médecin, il sortait en ce moment tout à fait hors de saison de la bouche d'un étranger. C'est pourquoi le docteur Deluw ouvrit de grands yeux.
—La panse! répéta monsieur Bruis.
Monsieur Deluw crut avoir à faire à un fou et, comme il venait de se fâcher tout rouge, il fut sur le point de se remettre en colère, ce qui n'eût pas demandé grand'peine, tandis qu'ordinairement cela ne lui arrivait que très-rarement et à la dernière extrémité.
—Que désirez-vous, Monsieur? dit-il.
—Mais n'avez-vous donc pas mangé cent bons dîners avec la panse?
Monsieur Deluw ne se souvenait d'avoir jamais mangé qu'avec la bouche. Il haussa les épaules.
—A coup sûr elle a gagné en ampleur depuis ce temps-là, noir Daniel! dit le gros homme en quittant la chaise sur laquelle il était assis.
—Bruis! s'écria tout à coup le docteur Daniel Deluw. C'est vrai, je m'appelais le noir Daniel et vous la panse! Je ne vous aurais pas reconnu, mon brave! Comme vous êtes changé! Si nous avons dîné en semble? je le crois parbleu bien; c'était à la Saucière appétissante!
Et quittant soudain le ton familier d'autrefois, il ajouta:
—Que puis-je vous offrir, monsieur Bruis?
L'expression monsieur Bruis était sans doute un moyen terme entre le Bruis tout court du temps passé et le monsieur de cérémonie qui n'avait jamais été de mise entre eux.
—Savez-vous où est ma femme? demanda le docteur.
—Elle est un peu dérangée, dit Bruis, et est allée prendre l'air un instant.
—Willem, va chercher ta maman! dit le docteur Deluw.
Willem se leva paresseusement, s'étira, alla jusqu'à la porte du pavillon et cria de toute sa force:
—Maman!
Après quoi il vint se rasseoir et remit le nez dans son livre.
—Je veux sortir! cria le gamin du fond du trou à la tourbe en ébranlant la porte à coups de pied.
—Que vous dirai-je? dit le docteur Deluw; ces gaillards-là mettent ma patience à une rude épreuve... Vous n'avez pas d'enfants, je crois?
—Pas un, dit le gros homme qui se mourait de soif; pas un à mon grand regret! ajouta t-il avec un soupir, bien que le spectacle qu'il venait d'avoir sous les yeux n'eût pas précisément aggravé ce regret.
Maman entra.
—C est monsieur Bruis, ma chère! dit le docteur, monsieur Bruis dont je l'ai parlé si souvent.
La physionomie de Madame attesta qu'elle ne s'en souvenait nullement. Madame Deluw, disons-le, était une dame très-prude.
—Offrirai-je à Monsieur une tasse de thé? dit-elle en allant à une armoire que la sécheresse empêchait de se bien fermer et de laquelle elle tira une tasse à fleurs et une soucoupe.
Monsieur Bruis eût donné tout au monde pour un verre de bière ou de vin coupé d'eau; mais il se vit condamné, tout harassé et tout échauffé qu'il fût, à prendre du thé dans un pavillon dont l'atmosphère était étouffante. Il faut dire que les femmes n'admettent pas qu'on puisse trouver de tout dans un jardin, et puis n'est-ce pas le propre d'un jardin à thé[2] qu'on n'y trouve que du thé?
M. Bruis approcha donc ses lèvres brûlantes d'une tasse de thé plus brûlant encore.
—Puis-je demander un peu de lait? dit-il.
Le docteur Deluw s'apercevait bien que son ami d'université eût préféré quelque chose de froid et lui fit mille excuses sur cette mauvaise réception, dans un pavillon où il ne venait que de temps en temps pour faire plaisir aux enfants.
—Il est fâcheux qu'il n'y ait pas de cave ici! ajouta-t-il.
—Il y a un trou à tourbe! cria à tue-tête l'insolent gamin du lieu même qu'il nommait.
—Le polisson! dit la mère avec un léger sourire.
—Monsieur a-t-il d'autres connaissances à ... demanda madame Deluw à M. Bruis, en nommant la ville que je n'ai pas encore nommée.
—Je vous demande pardon, madame, répondit M. Bruis; je n'y connais personne que monsieur votre mari, et notre connaissance a déjà bien vieilli! ajouta-t-il avec un soupir.
—Ainsi vont les choses, dit madame Deluw. Encore une tasse de thé?
—Merci, merci!
Madame Deluw se leva, fit une révérence et pria monsieur de vouloir bien l'excuser pour un instant; sur quoi elle partit. La petite fille de cinq ans ne hurlait plus, mais s'accrochait toujours à la jupe de sa mère, et se fit traîner par elle.
Lorsque sa femme eut disparu, le cœur aimant du docteur Deluw reprit le dessus; il se fût volontiers enfoncé avec son vieil ami dans le bon vieux temps, dans les plaisirs de Leyde, dans les souvenirs de la Saucière appétissante, et je ne sais quoi encore, mais il jugea bon toutefois d'éloigner préalablement son sournois de treize ans.
—Je ne comprends pas, Willem, dit-il, que tu n'ailles pas pêcher à la ligne!
—Pêcher à la ligne! riposta l'enfant en tirant la langue, voilà un beau plaisir, ma foi!
—Ou bien à la balançoire avec ta sœur.
—Allons donc, la balançoire!
—Le jeune monsieur paraît aimer la lecture, dit monsieur Bruis.
—Oui, quelquefois, lorsque c'est tout à fait hors de propos, répondit le docteur Deluw.
Le sournois Willem se fâcha à cette remarque, regarda de travers M. Bruis, ferma brusquement son livre, et le poussa si violemment sur la table que le volume glissa à une certaine distance au grand péril de la tasse vide du visiteur, renversa sa chaise, ce qui paraissait la spécialité des jeunes Deluw, marmota entre ses vilaines dents et ses lèvres épaisses, et sortit en tirant vivement la porte après lui.
—Oh! cette humeur! dit l'heureux époux et père.
L'occasion était bonne pour renouveler une vieille amitié. Ces messieurs allumèrent chacun un cigare, et se mirent à parler de Leyde, et l'entretien allait justement prendre une tournure agréable lorsque Jeannette, qui n'avait cessé de folâtrer avec le garçon jardinier, entra, rouge comme une cerise, pour dire «qu'un domestique de madame Van Alpyn venait prier le docteur de se rendre sur-le-champ auprès de madame qui se trouvait fort mal à son aise.»
—Dites que je viens à l'instant, répondit le docteur Deluw à la servante, et s'adressant à son ami: je ne crois pas que ce soit très-grave. C'est une misère de notre état que les gens nous fassent appeler à propos de petits riens.
C'est là une phrase de médecin, phrase que j'ai souvent entendue, sans comprendre pourquoi un médecin a raison de trouver mauvais que ses clients ne se bornent pas à le mander exclusivement dans les cas mortels, tandis que ce serait bien plutôt au patient à se plaindre de ce que son médecin inscrive une visite pour tous ces petits riens.
Quoi qu'il en soit, le docteur Deluw se prépara à aller voir les petits riens de madame Van Alpyn.
—Il se passera bien une heure et demie avant que je puisse être de retour, dit-il en consultant sa montre, vous retrouverai-je encore ici?
—Je n'en sais rien! dit Bruis qui s'était formellement proposé de loger chez son ami, je voudrais aller ce soir un peu plus loin encore.
—Bah, bah! dit le docteur, je viendrai vous prendre ici et vous soupez avec nous en ville.
—Je ne sais, répondit Bruis qui eût aimé que madame fût présente à l'invitation.
—Enfin, dit le docteur, nous verrons; je vais vous conduire auprès de ma femme.
[1] Barque traînée par un cheval qui, malgré les chemins de fer, est encore aujourd'hui un moyen de transport très-usité en Hollande, et nous devons ajouter très-agréable.
[2] Le texte dit theetuin dont le sens littéral est: jardin à thé.
III
Combien elle était charmante.
Madame Deluw était non loin de là, occupée à gourmander Jeannette sur sa conduite. Elle ne concevait pas, disait-elle, l'œil fixé sur le jardinier, qu'il y eût toujours quelque chose à faire au jardin quand la famille s'y trouvait.
Deluw confia son ami à sa femme et voulut s'éloigner.
—Encore un mot! dit madame Deluw.
—Qu'est-ce, ma chère? dit le docteur.
—N'y aurait-il rien à faire à cela?
—A quoi?
—A ces gamins.
—Quels gamins? Willem et...
—Eh non! à ces gamins là-bas...
—Que voudrais-tu donc qu'on leur fît?
—Je voudrais que cela leur fût défendu! dit madame Deluw.
—Mais, ma chère, nous n'en avons pas le droit, répondit le docteur.
—Je trouve cela parfaitement indécent, et surtout pour Mina qui est toujours assise sous le cyprès... Ne pourrais-tu...
Le docteur n'écouta pas; il était déjà parti.
Cet entretien concernait cinq ou six petits garçons de huit à neuf ans qui étaient dans la prairie, à un quart de lieue de Veldzicht, et qui, par cette excessive chaleur, trouvaient l'eau du canal beaucoup plus fraîche que leurs vêtements.
—Votre fille aînée, dit Bruis quand il se trouva seul avec madame Deluw, votre fille aînée paraît aimer beaucoup la solitude...
—Oh oui, monsieur! Cette fille me donne beaucoup de plaisir. Elle est toujours dehors avec un livre ou l'autre; je vous assure qu'elle comprend le français encore mieux que moi; elle lit aussi l'anglais et l'allemand...
—Vraiment! dit monsieur Bruis; c'est en effet un plaisir. En Hollande les circonstances sont si favorables pour tout cela...
Madame Deluw crut que cette remarque diminuait les mérites de sa progéniture.
—Cela dépend beaucoup, monsieur, répondit-elle, de la façon dont on met à profit ces circonstances, et ma fille étudie toujours. Son plus grand plaisir est d'étudier, et elle ne se soucie pas non plus de toutes les choses auxquelles prennent plaisir les jeunes filles de son âge.
Monsieur Bruis n'aimait pas beaucoup les jeunes filles de cette espèce.
—Quel âge a mademoiselle votre fille? demanda-t-il.
—Seize ans! dit madame Deluw en relevant la tête avec une majesté toute maternelle.
—Ipsa flos! murmura monsieur Bruis.
—Et comme je vous disais, poursuivit madame Deluw, elle sait l'anglais, le français et l'allemand. Je pense qu'elle est encore sortie avec un livre anglais. Ne l'avez-vous pas vue?
—J'ai vu une dame, assise sous un arbre et occupée à lire, dit monsieur Bruis qui n'avait pas l'habitude d'appeler dame une jeune fille de seize ans; mais il songeait à l'anglais, au français, à l'allemand, puisa cette lecture continuelle!
—Oh! c'est sa place favorite! dit madame Deluw; nous irons lui rendre visite, si vous le voulez bien. Il y fait frais et nous pourrons nous y reposer un instant.
Ils s'approchèrent de la place favorite; la jeune fille se leva et inclina de nouveau la tête en l'honneur de monsieur Bruis.
Madame Deluw s'assit sur le banc à côté de sa fille et monsieur Bruis s'accommoda d'une chaise.
—Nous venons nous asseoir un instant auprès de toi, Mina, que lis-tu là, ma fille? est-ce encore de l'anglais!
—Oh non! maman, c'est un livre ... je ne savais que prendre ... j'ai trouvé cela sous la main ... Jeannette fait-elle encore des folies?
La physionomie de Mina était inquiète et décontenancée. A vrai dire ce n'était nullement une jolie fille; elle aussi était très-pâle et avait une vilaine expression dans les yeux qui regardaient toujours de côté; de plus des mouvements nerveux qui ne plurent pas à monsieur Bruis, tiraillaient ses traits.
Madame Deluw n'insista pas pour voir le livre. Pour autant que put le remarquer monsieur Bruis, le susdit livre ressemblait étonnamment à certain petit volume intitulé: Amours et amourettes de Napoléon, volume dans lequel une fille de seize ans peut, à coup sûr, apprendre bien des choses plus ou moins édifiantes.
Pendant quelques instants le trio demeura assis, et madame Deluw seule adressa à plusieurs reprises la parole à sa fille afin d'en tirer quelque phrase qui mît au jour son mérite transcendant; de temps en temps elle hochait la tête en regardant les petits garçons qui se baignaient à un quart de lieue de là.
—Oh! dit Mina, tandis que ses doigts se crispaient fébrilement sur le volume qu'elle mettait à la lettre en pièces... Oh! c'est affreux qu'on soit si peu chez soi ici!
En cet instant, une voix à demi contenue fit entendre son nom.
—On t'appelle, ma fille! dit madame Deluw.
—Non, maman! dit Mina, et elle faillit déchirer la couverture du volume.
Monsieur Bruis abattait avec sa canne les pissenlits et les pâquerettes qui émaillaient le gazon.
—Mina! cria la voix sur le même ton, pourquoi donc ne viens-tu pas? Le vieux est en ville, et Jeannette dit que ta chère maman est au pavillon avec un mufle étranger.
La chère maman regarda sa chère fille. Le mufle étranger fit comme s'il ne s'apercevait de rien, et se rapprochant du bord du canal, parut consacrer toute son attention à un trekschuit qui s'approchait et auquel il eût crié de tout son cœur: Voyageur! s'il eût eu avec lui son surtout et sa valise.
Les yeux de madame Deluw lançaient des étincelles; elle pinça le bras de Mina.
—Que signifie cela? demanda-t-elle à voix basse, car elle ne voulait pas faire une scène en présence de l'étranger.
—Ah ça! continua la voix, ne fais pas de façons! Je sais bien que tu es là, mais je n'ose y venir... Ta chaise de l'autre fois est encore ici, et personne ne peut m'y voir.
Il y eut un silence d'un instant.
—Après cela, peu m'importe, puisque le vieux est sorti!
Pouf! quelqu'un sauta par-dessus la cloison du n° 32; le feuillage des arbres frissonna, et sur la place favorite de la charmante jeune personne, apparut un garçon déhanché, de l'âge d'un écolier de gymnase, lequel portait une casquette bleue, une veste ronde, et avait une physionomie parfaitement stupide, brutale et en tout digne d'un vaurien.
—C'est différent! dit le garçon déhanché, dès qu'il aperçut maman Deluw et monsieur Bruis.
—Monsieur! dit madame Deluw, frémissante de colère.
—Willem n'est-il pas ici? demanda imperturbablement le garçon déhanché.
—Non, monsieur! répondit madame Deluw, et fût-il ici, Willem ne fréquenterait pas un jeune homme qui ose parler à ma fille comme ... comme ... comme vous venez de le faire!
—C'est différent! dit le garçon déhanché, mais si votre fille court après moi, je n'y puis rien. Sa chaise est là-bas contre la cloison, n'est-ce pas, Mina?
—Vous êtes un mauvais garnement! dit Mina, en se mordant les lèvres; je ne vous connais pas, ni ne veux vous connaître!
—C'est différent! riposta-t-il de nouveau. Cette locution était probablement à l'ordre du jour au gymnase, à cette époque, parmi les traducteurs d'élite de Tite-Live et de Virgile. Le personnage fit un demi tour en disant:
Mes compliments au docteur!
Et il se mit en devoir de quitter la scène en sifflant.
En cet instant, parut Willem, qui, comme on l'a vu, n'était pas homme à fréquenter des vauriens de cette espèce.
—Ah! dit le garçon déhanché, voilà ce cher ami qui fait trois fois par semaine l'école buissonnière. C'est différent! Willem, mon chéri, comment t'ont plu les œufs frais du poulailler de la laitière?
Et saisissant Willem par la main, le garçon déhanché se mit à rire de tout son cœur.
—Il est temps que je parte, madame! dit monsieur Bruis feignant de n'avoir rien entendu et de sortir d'une profonde préoccupation. Je vous prie de saluer cordialement votre mari de ma part; mais il se fuit tard. Je vous remercie de votre amicale réception! Votre serviteur, mademoiselle Deluw; bonjour, mes jeunes messieurs!
Et avant que madame Deluw, qui naturellement était horriblement confuse, pût dire un mot, monsieur Bruis avait quitté la place favorite de Mina.
Il se hâta de chercher son chemin parmi les sentiers étroits et tortueux.
—La panse! cria du haut d'un des pommiers voisins une voix qu'accentuait un rire insolent.
Monsieur Bruis sentit tout son sang lui monter à la tête; car c'était la voix du gamin de cinq ans qui, dès que son père avait tourné les talons, avait naturellement rompu son ban.
Monsieur Bruis se tourna de tous côtés pour découvrir le polisson, mais il ne l'aperçut pas. Il ne put toutefois s'empêcher de faire un mouvement avec sa canne, comme s'il lui en administrait un bon coup.
Il atteignit la porte, mais comme il n'était pas initié aux mystères de la serrure, il se passa assez de temps avant qu'il réussit à l'ouvrir, ce à quoi contribuaient, on le comprend, sa hâte et la surexcitation dans laquelle il se trouvait, tandis que le gamin ne se faisait pas faute de répéter sur tous les tons son sobriquet académique.
—Dieu soit loué! s'écria monsieur Bruis, du fond du cœur, quand il arriva au bout de l'allée de maître Moris, fermement résolu à gagner au plus tôt le premier logement venu dans la ville que je ne nommerai jamais. Justement il n'avait pas encore eu le temps de se refroidir.
—Eh bien! voire ami le docteur Deluw? demanda madame Bruis à son excellent époux qui, huit jours plus tard, se reposait des fatigues du voyage à côté de sa digne moitié, en se rafraîchissant au moyen d'un grand verre de vin du Rhin et d'eau gazeuse convenablement sucré.
—Avez-vous été parfaitement reçu? N'a-t-il pas été ravi de vous voir? A-t-il une gentille femme et de jolis enfants?
—Mon ami le docteur Deluw, ma chère, a un charmant jardin où l'on prend du thé, une femme, deux fils et deux filles qui lui donnent beaucoup de satisfaction, surtout la fille ainée...
Et il remua une fois encore son grand verre rempli de vin, d'eau gazeuse et de sucre, et le vida d'un seul trait.
FIN D'UNE VIEILLE CONNAISSANCE.
LA FAMILLE STASTOK
I
L'arrivée.
Dans la petite ville de D...., un mercredi du mois d'octobre, vers une heure après-midi, s'abaissa le raide marchepied de fer d'une diligence jaune qui traversait D ..., en faisant le trajet de C.... à E.... et vice, versa, et de cette diligence descendit, non sans crotter notablement ce qui le suivait immédiatement, et n'était autre chose que sa propre redingote, votre très-humble serviteur Hildebrand. Il avait voyagé avec une dame pâle qui avait défendu de fumer, s'était continuellement occupée d'art ranger les tortueux replis de son boa, avait soupiré, s'était endormie, avait pris de l'eau de Cologne, avait dormi de nouveau, et pendant tout ce temps, n'avait pas cessé d'être laide. Sur le même banc, se trouvait une jeune fille, non pas enveloppée,— l'image est trop faible,—mais blottie dans un manteau bleu à carreaux, manteau qui, selon une mode depuis long-temps oubliée, était susceptible d'être ramassé en arrière, par une petite langue de même étoffe, en forme de sous-pied, et tendue par deux boutons de nacre; cette jeune fille portait un chapeau de paille, garni de rubans de gaze bleue à lignes brunes, rubans disposés en gros nœuds qu'étayait un soutien résistant, et avait au cou un fichu jaune vif. Elle avait grande peur de la dame pâle, et se tenait timidement à distance de celle-ci; parfois, elle avait la bonne intention de lui venir en aide dans l'arrangement de son boa, et une fois même, elle avait mis à découvert, dans ce but, une petite main potelée, rougeaude, ornée d'une bague qui ressemblait singulièrement à de l'étain; mais la dame pâle l'avait regardée et la petite s'était mouchée, en vertu d'un principe admis à très-juste titre dans la société, principe en vertu duquel le nez doit expier toutes les fautes, les mouvements irréfléchis et les balourdises. Tel était le personnel du banc de derrière. Sur le suivant, se trouvait une Juive, enchâssée, comme une perle d'Orient, entre deux chrétiens. Elle cachait sous un court manteau de ratine verte, un petit enfant qui faisait tout son orgueil en ne criant pas, même lorsque, vers le milieu de la route, elle l'enveloppa de nouveaux langes. Il faut bien dire que l'enfant était très-petit, et avait, en guise de biberon, un énorme tampon de linge dans la bouche. Quant aux chrétiens entre lesquels elle était placée, l'un avait de grandes lunettes d'argent, à verres ronds, un étui à cigares d'argent, un porte-crayon d'argent, une montre d'argent, et de plus des boucles d'argent sur ses souliers et à ses culottes, de quoi j'inférai que c'était un orfèvre; et l'autre une épingle de cuivre, une boîte à tabac de cuivre, et une chaîne de cuivre sur l'abdomen, de quoi je conclus qu'il n'était rien moins que le maître garçon d'un confiseur. Comme on ne pouvait fumer, le premier tira une fois ou deux de sa poche l'étui d'argent, uniquement pour avoir le plaisir de l'ouvrir, d'en extraire un petit porte-cigares d'argent, et d'y chercher autre chose qui ne s'y trouvait pas, mais qui, s'il s'y fût trouvé, fût assurément venu plus à propos que le porte-cigares, et de refermer ensuite l'étui, après y avoir préalablement replacé, d'abord par un bout, puis par l'autre, le porte-cigares susdit; le second faisait passer de sa boîte à tabac de cuivre dans sa bouche un passe-temps qui n'était pas sans agrément. L'homme à l'argent avait une grande propension à parler. L'homme au cuivre paraissait décidé à ne pas ouvrir la bouche. La Juive avait naturellement beaucoup plus de considération pour l'homme à l'argent, mais celui-ci était revêche pour la Juive. Devant l'homme à l'argent était assis un personnage grand, gros, à la mine rechignée, auquel je n'osais moi-même adresser la parole, car il avait deux redingotes l'une sur l'autre, une grosse canne à la main, la face empourprée comme s'il sortait d'une bataille, et une physionomie telle qu'on eût dit qu'il se préparait à engager une lutte avec le premier qui lui parlerait; c'était indubitablement un commissaire de police ou un adjudant de place en bourgeois. A côté de lui, sommeillait un jeune homme aux cheveux divisés par une raie irréprochable et si bien lissés qu'ils semblaient tout d'une pièce; il portait des guêtres, une cravate bleue, une épingle en turquoise, un gilet à fleurs rouges, une redingote à longue taille, à manches très-courtes, étroitement boutonnée, des gants fourrés et des galoches. C'était un commis-voyageur allemand. Auprès de lui ... mais qu'ai-je besoin de faire preuve de mon talent en décrivant une société de voyage, qui n'avait absolument rien de piquant, et à laquelle j'ai déjà dit adieu dès le début de cette esquisse? Bref, je descendis du marchepied et faillis d'abord tomber dans les bras d'un monsieur à moustaches, ayant une jambe roide et une canne jaune, lequel monsieur attendait la dame pâle, et, craignant que personne autre que lui ne tendît la main à celle-ci, allongeait déjà bravement la sienne; je me glissai sous l'échelle qui était déjà appuyée contre le couronnement du véhicule avec lequel j'étais arrivé; je criai au facteur: La malle noire avec un H! donnai au conducteur ma pièce de vingt-cinq cents[1] et cherchai du regard quelqu'un qui put porter mon bagage, sans être tenté de le remettre à sa propre adresse.
—Etes-vous monsieur Willebram, si j'ose le demander? dit une petite voix faible et flûtée, qui appartenait évidemment à quelqu'un qui n'était jamais venu recevoir un inconnu à la descente de la diligence. La demande s'adressait au commissaire de police.
—Es-tu possédé du diable? dit brutalement celui-ci.
—Doit-il sortir de cette voiture? demanda d'un ton humble l'homme à la voix féminine et métallique.
—Ce sera moi! dis-je en cessant de considérer la sollicitude avec laquelle se préoccupait de sa boite à chapeau la demoiselle de compagnie qui s'épuisait à répéter: Est-ce là bien agir avec mes effets, conducteur?
Le petit homme qui était devant moi avait probablement commencé son éducation dans une maison d'orphelins, et était en train de l'achever dans un hospice de vieillards. Il avait le dos voûté et les jambes roides, portait une longue redingote de duffel brun, avec son numéro sur la manche, et avait sous le bras un petit portefeuille usé, servant à colporter à la ronde les volumes de quelque société de lecture[2].
—Je vais faire une commission pour monsieur, me dit le bonhomme, qui me parut avoir environ soixante-huit ans, et monsieur m'a dit que je devais aller à la diligence voir si monsieur était arrivé. Ne prenez pas en mauvaise part que je ne vous aie pas reconnu.
Comme il faudrait être le bourreau le plus inhumain pour se formaliser de ce que celui qui ne vous a vu de sa vie ne vous connaisse pas, j'octroyai un pardon entier sur ce point an bon pensionnaire de l'hospice. Je laissai ma petite malle au Repos du Maure, jusqu'à ce qu'on la fit prendre, et me mis à suivre ma nouvelle connaissance, qui cheminait d'un pas traînant vers la maison de mon oncle. En route, j'eus l'avantage d'être renseigné bienveillamment par le petit vieux sur la destination d'on grand édifice à portes et fenêtres gothiques, surmonté d'une tour, avec les appendices habituels, la pomme et le coq en girouette, et que mon guide me dit être l'église, comme aussi sur une bande d'eau verdâtre, enfermée entre deux rives maçonnées, et qu'il me déclara être le Gracht[3].
—Et voici la maison! dit-il enfin en hissant ses vieilles jambes sur le seuil et en donnant une vigoureuse secousse à la sonnette avec cette expression de physionomie qui, chez un vieillard, signifie: je n'entends pas si cette sonnette sonne fort ou non.
[1] Le cents vaut environ deux centimes.
[2] Il y a dans les villes hollandaises nombre de sociétés de lectures (Leesgezelschappen) dont les membres reçoivent tout à tour à domicile les journaux, les revues et les volumes.
[3] Nom consacré aux canaux d'eau le plus souvent stagnante dont la nature marécageuse du sol nécessite le creusement dans la plupart des villes de la Hollande.
II
La réception.
Il se passa une minute environ avant qu'un traînement de pieds tout particulier trahit dans le corridor l'arrivée d'une vieille cuisinière; celle-ci avait dû naturellement achever d'abord de peler la pomme de terre commencée, ôter ensuite l'écuelle de ses genoux et les pieds de son poêle, mettre ses pantoufles rouges, passer sous son nez le revers de la main, relever son tablier en diagonale, et faire le long trajet qui comptait vingt pas de la porte de la cuisine au baromètre, et six du baromètre au paillasson. Pendant ce temps, j'examinai l'extérieur de la maison.
Celle-ci était bourgeoise comme mon oncle, et quoique la maison fût plus vieille, l'oncle appartenait aussi bien qu'elle à un autre siècle. Elle avait une façade en escalier, et à l'étage supérieur les croisées étaient garnies de châssis en plomb. Elle n'avait qu'une seule chambre donnant sur la rue; cette chambre comptait deux fenêtres en guillotine, à vitres de grandeur moyenne, qu'ornaient des rideaux de gaze verte sur de larges baguettes de cuivre, légèrement entr'ouverts au milieu, pour inviter amicalement la lumière à bien vouloir éclairer deux pots de fleurs de ma tante, sous l'expresse défense d'illuminer ou de pâlir autre chose dans la chambre. J'étais curieux de savoir si je serais jamais admis dans cette salle. En tout cas, je fus introduit dans le corridor, et un instant après dans une chambre de derrière, éclairée par le haut, où je me trouvai immédiatement eu présence de mon oncle et de ma tante.
L'accueil fut vraiment cordial, et les bonnes gens qui ne m'avaient jamais vu depuis que j'étais au monde, parurent très-heureux d'avoir ce plaisir, bien qu'au commencement, le susdit plaisir parût quelque peu empoisonné par cette circonstance que j'étais arrivé un jeudi, jour où l'on faisait la chambre de devant, de sorte que l'on se tenait précisément sur l'arrière. Ma tante fit observer que le neveu prendrait la chose en bien, et qu'il lui était arrivé sans doute chez ses parents de se tenir aussi sur l'arrière, sur quoi le neveu dit que c'était une charmante chambre, et qu'il aimait beaucoup une chambre de derrière; à quoi l'oncle répliqua que, bien qu'il le dît lui-même, pour son compte, il n'y tenait pas; la tante, d'accord avec son neveu, affirma qu'elle y tenait infiniment; sur ce, l'oncle ajouta que, le soir, il l'aimait assez, et la tante et le neveu affirmèrent que c'était le soir qu'ils y tenaient le plus, de sorte qu'il fut décidé, à l'unanimité des voix, qu'une chambre de derrière, éclairée par le haut se présente, le soir, sous son aspect le plus avantageux. Je dois ajouter que toute la discussion s'était passée de la façon la plus amicale pendant que mon oncle ranimait avec une allumette sa pipé culottée, et que ma tante, tout en souriant avec affabilité, séchait avec un essuie-mains à carreaux, les tasses où l'on avait pris le café. Elle rangeait précisément celles-ci sur le plateau, lorsqu'elle s'écria: Eh! Seigneur mon temps[1]! Hildebrand, n'auriez-vous pas voulu prendre de café?
Dans le fait, il n'y avait en ce moment rien au monde que je désirasse plus ardemment qu'une tasse de café; mais comme je pensai que ma tante demanderait le moyen d'augmenter la dose de café à l'art de le raréfier, je la remerciai généreusement, et dis que j'allais prendre un petit verre d'amer avec mon oncle, sur quoi l'oncle déclara qu'il avait coutume d'en prendre toujours un, lorsque passait la diligence de deux heures.
Avec cette perspective, je rapprochai un peu ma chaise du foyer, auprès duquel mon oncle s'asseyait toujours quand il se tenait sur l'arrière, bien que ce foyer ne fût jamais allumé avant le 1er novembre, et que par conséquent il n'y eût pas de feu en ce moment; je demandai des nouvelles de mon cousin Pierre.
Mon cousin Pierre étudiait le droit à Utrecht, mais quelque souvent que j'eusse demandé en différentes circonstances, à différents étudiants de différentes facultés, s'ils connaissaient mon cousin Pierre Stastok, je n'avais jamais reçu de réponse satisfaisante, si bien qu'incertain sur les causes de cet incognito, je finis par m'informer, non plus de mon cousin Pierre Stastok, mais d'un certain étudiant Stastok.
—Vous devriez l'avoir vu, dit le vieux Stastok, car il est sorti pour aller vous attendre.
—Pour aller vous attendre, répéta ma tante, en laissant tomber son tricot sur son giron et en regardant par-dessus ses lunettes; bien sûr il vous aura manqué; mais il sera bientôt ici. Il s'occupe tellement de son examen en ce moment, que j'ai peur qu'il ne travaille trop; il est si vif, savez-vous?
A peine eus-je le temps d'exprimer Tardent désir de voir ce rare composé de vivacité et de zèle au travail, c'est-à-dire, le jeune Stastok, que la sonnette retentit, les pantoufles de la cuisinière se traînèrent, et le pas de l'étudiant d'Utrecht se fit entendre.
Je n'avais pas eu jusque-là la moindre notion de monsieur mon cousin, dès qu'il entra dans la chambre, je le connus de part en part. Tout son extérieur parlait de cours; tout son maintien accusait la dictée des leçons. Sa pâleur, sa tête baissée, ses lunettes d'acier, sa cravate pareille à un essuie-main, sa redingote fermée avec une double rangée de boutons, sa clef de montre, son pantalon ni étroit ni large, ses bottes remontées, ses gants de filoselle, sa canne noire de vicaire, ornée des deux glands obligés, tout dénonçait l'étudiant qui, de la vie académique, ne connaît rien que les salles des cours et les thés des professeurs[2]; des étudiants, que ses concitoyens et les sénateurs qui l'ont déverdi[3]; des bourgeois que son hôte; l'étudiant qui attrape un coup de soleil quand il rencontre deux condisciples, qui fait nu détour d'une rue quand il en aperçoit cinq ou six, qui se plaint qu'il y ait si peu de fraternité parmi les étudiants, et ignore que la vie universitaire a ses plaisirs particuliers; l'étudiant prêt à engager une discussion à laquelle personne ne voudrait prendre part; qui reçoit tous les jours cinq plats du restaurant: un plat de viande hachée, un de pourpier à la daube, un dito d'endives, un de pommes de terre bouillies, et un de riz à la gelée de groseilles, et cela parce qu'il n'a pas le courage de se faire présenter à une table[4]; l'étudiant qui, à la société [5], souffre mille angoisses, dans la crainte que quelqu'un ne vienne demander le journal derrière lequel il se cache, et dont les autres étudiants entendent pour la première fois le nom, lorsqu'ils se trouvent par hasard au cours, le jour où le professeur articule ce nom, en interrogeant son propriétaire. Sans nul doute, mon cousin inconnu, Pierre Stastok, était un étudiant pareil.
—D'où vient, Pierre, que vous avez manqué votre cousin Hildebrand? demanda ma tante avec surprise.
L'étudiant Pierre Stastok fit un tour de conversion pour déposer sa canne dans un coin, et dit que la diligence était arrivée étonnamment tôt, circonstance très-étonnante à coup sûr, vu qu'en route nous avions eu un retard d'une demi-heure, parce qu'un cheval s'était abattu. Il était allé d'abord chez le libraire, chargé de relier ses Institutes, et s'était ensuite rendu directement à la diligence, mais à sa grande surprise, il avait appris qu'elle était arrivée depuis longtemps, et que je m'en étais allé avec le domestique, etc., etc.
Le fait est qu'il avait fait un petit tour de promenade, jusqu'à ce qu'il se tînt pour certain que j'étais installé depuis longtemps sous le toit paternel, et ce dans la crainte de s'adresser à une autre personne qu'à moi. S'il était tombé, en effet, sur le commissaire de police, c'eût été un homme perdu pour six semaines!
—Il faut que les cousins fassent bonne connaissance maintenant, dit ma tante, qui appartenait à la catégorie des mères de famille la plus affable; ils sont étudiants tous les deux.
—Oui, mais dans des branches différentes, dit Pierre, qui n'était pas familiarisé depuis longtemps avec l'idée de faire connaissance.
Ce qu'il disait était vrai, et nous appartenions même à des universités différentes. Mais je n'ai jamais été assez étudiant de Leyde pour ne pas boire volontiers un toast, en toute occasion, à la bonne harmonie entre les deux universités sœurs, toast qui se boit toujours partout où se trouvent réunis des étudiants d'Utrecht et de Leyde, mais qu'il ne faut pas cependant répéter trop souvent, si l'on ne veut pas avoir de querelle. Quant à nous, l'occasion d'un toast se présenta bientôt; car après avoir échangé quelques mots avec Pierre Stastok, pour m'informer de sa demeure à Utrecht, ce à quoi il avait répondu qu'il logeait chez un catéchiste de la rue Elisabeth; après un court entretien avec mon oncle sur les nouvelles du jour (il n'y en avait pas); enfin, après avoir parlé à ma tante de la tenture en cuir doré de la chambre, tenture dont elle m'affirma avoir entendu dire que les fabricants de pantoufles de Waalwyk avaient offert de grosses sommes, avant d'être ruinés par l'incendie; après tout cela, dis-je, entra le vieillard de l'hospice que j'entendis décorer, en cette circonstance, du nom de Keesjen[6], avec la nouvelle que la diligence de deux heures passait précisément. Sur cette annonce, ma tante, après avoir préalablement déposé ses lunettes, ouvrit une cassette et en tira Un flacon d'élixir de Van der Ven, un flacon de liqueur contre le choléra, et trois petits verres. Mon oncle me souhaita la bienvenue.
Le reste de cette journée se passa comme d'habitude, lors d'une première connaissance. Pierre et moi, nous nous plûmes mutuellement et devînmes excellents amis. Au dîner, je gagnai le cœur de ma tante, en demandant une seconde fois d'un plat de scorsonères, et j'émus mon oncle jusqu'aux larmes en faisant l'éloge de la laitance d'un cabillaud étuvé. Afin de faire aussi un plaisir à Pierre, je sus montrer quelque connaissance de sa branche, en amenant à propos la définition de la justice et de l'usufruit. Après le dîner, mon oncle fit un petit somme auprès du foyer glacé, et ma tante monta à l'étage. Après quoi, nous prîmes le thé ensemble, tout familièrement, nous dîmes que la chambre de derrière était sous son jour le pins avantageux, etc., etc.
Mon oncle était un homme, dont le grand-père et le père avaient eu une très-florissante fabrique de rubans, laquelle fabrique avait été encore, de son temps à lui, en plein rapport. Pour dire la stricte vérité, je dois avouer qu'il possédait encore cette fabrique, mais on n'y travaillait absolument plus, et sur les greniers gisait encore une importante partie de rubans de pacotille qu'il préférait voir pourrir, à les mettre en vente sur le marché. Il appartenait à cette race de gens qui ont fait de bonnes affaires, et renonçant à tous les bénéfices ultérieurs, se contentent d'un joli revenu, d'une invincible aversion pour les machines à vapeur et du journal de Harlem. Dans le cours de la soirée, il me parut qu'il avait une prédilection particulière pour cette cheville, quoique je le dise moi-même, prédilection qui n'était surpassée que par l'abondance avec laquelle sa femme répétait l'exclamation: Seigneur mon temps! Le respectable couple affectionnait extraordinairement ces deux locutions. Je dois dire cependant, qu'ils leur substituaient parfois des variantes, telles que: De par le marteau[7]! Bonté divine! Misère! et d'autres jurons de même sorte, qui portaient une barre dans leur écusson. L'étudiant Pierre Stastok n'avait à opposer à tout cela que son affirmation favorite vraiment, dont cependant,—je dois le reconnaître pour être juste,—il n'abusait aucunement.