Scènes de la vie Hollandaise, par Hildebrand
[1] Wilhelm, part. 1.
[2] Sorte de pâtisseries en forme d'anneau.
[3] Le jonc est mis en usage par les fumeurs d'un goût dépravé.
VIII
Visites le matin, promenade le soir.
Le lendemain, dans la matinée, on annonça le bon de Groot qui entra dans le salon accompagné de son aimable fille qui était en grande faveur auprès de monsieur Kegge, au gouvernement domestique duquel elle rendait de grands services. Elle devait dîner avec nous ce jour là et son père l'amenait lui-même parce qu'il voulait en même temps témoigner sa reconnaissance pour la carte du concert. Il parla avec le plus grand enthousiasme de la soirée de la veille.
De sa vie il n'avait rien vu ni entendu d'aussi beau. C'était là un luxe! c'étaient là des morceaux de musique! Il ne s'expliquait pas qu'il fût possible de parcourir le clavier aussi agilement que la cousine Henriette; et quand il l'avait vue s'asseoir devant le piano, peut-être était-ce un péché, mais il avait songé à part lui qu'elle était aussi belle qu'un ange du paradis.
Henriette sourit et oublia cette fois, grâce à ce que la comparaison avait de flatteur, qu'elle sortait de la bouche d'un pâtissier. Elle se mit ensuite à s'informer, sur un ton très-affectueux, de madame de Groot, et à exprimer tous ses regrets de n'avoir pu venir à la partie de dorure; elle viendrait en personne présenter ses excuses à madame de Groot.
—Non, non, mademoiselle ... je veux dire, cousine Henriette! non, dit le brave homme, cela n'est pas du tout nécessaire... Votre visite sera, pour ma femme, la bienvenue; mais lui faire des excuses! oh! ce n'est pas nécessaire; le cousin Kegge sait bien cela. Ma femme n'a pas le moins du monde pris la chose en mal; il ne faut pas que vous vous imaginiez qu'il en est autrement.
—Eh bien, cousin de Groot, dit Henriette avec affabilité ... et Dieu sait combien elle se fût montrée aimable, mais la parole mourut sûr ses lèvres car le charmant entrait et faisait ce que je nommais ses compliments de coutume.[1]
—Avez-vous bien reposé la nuit, mademoiselle Henriette, après les fatigues d'hier? Moi, je n'ai pu fermer l'œil, tellement j'étais encore enthousiasmé de la musique, c'était une charmante soirée; aussi tout le monde s'y est-il parfaitement amusé. La ville est toute remplie de ce qu'on en dit!
—Flatteur! dit Henriette; heureusement que je sais, ajouta-t-elle d'un ton bienveillant, que l'intention est bonne.
Et elle lui tendit la main.
Il saisit cette main avec transport et entraîna Henriette vers le banc de la fenêtre.
—Quel est cet homme? demanda-t-il en toisant le bon de Groot de la tête aux pieds.
—C'est le père de Sara! répondit Henriette confuse.
—Oh! oh! dit, en tournant le dos au pâtissier, Van der Hoogen qui savait parfaitement qui il était; et collant son lorgnon à l'œil, il contempla le bouquet posé dans un élégant vase de porcelaine sur un guéridon devant la fenêtre.
—Quel beau bouquet pour une saison si avancée! remarqua-t-il.
—Papa a eu l'amabilité de me l'apporter; mais ses plus beaux jours sont passés.
—Toutes les tiges plongent-elles bien dans l'eau? demanda le charmant.
Pour s'assurer de la chose il enfonça profondément la main dans le bouquet, et quand il la retira ce fut comme si elle y laissait un objet de couleur violette qui ressemblait à l'extrémité d'un petit billet.
Sur ces entrefaites, monsieur Kegge était fort occupé avec le cousin de Groot qui, néanmoins, ne se trouvait pas à son aise, parce que Mimi et Azor lui étaient singulièrement à charge; et bien que madame Kegge lui assurât sans cesse que c'étaient les plus aimables bêtes du monde, qu'elles ne faisaient jamais de mal à personne, leur attitude toujours plus hostile et la continuelle exhibition de leurs dents blanches ne plaisaient que très-médiocrement au bon pâtissier. Sa visite fut courte: il salua très-cordialement monsieur et madame Kegge, très-respectueusement mademoiselle ... cousine Henriette, veux-je dire, et fit aussi une révérence à Van der Hoogen qui lui répondit par un hautain bonjour.
Van der Hoogen alla en ce moment occuper monsieur et madame Kegge, et Henriette s'approcha du bouquet, y prit le billet et le cacha dans sa ceinture mais pas si adroitement toutefois que je ne m'en aperçusse parfaitement; elle s'en douta et rougit. Le perroquet fut son recours. Elle lui tendit un morceau de biscuit:
—Que dit donc Coco à sa maîtresse?
—Attention, attention! cria le perroquet qui évidemment s'embrouillait dans les mots.
Van der Hoogen partit bientôt après, et la journée ne présenta aucun incident bien remarquable. La grand-mère fit demander Sara; celle-ci demeura une heure environ en haut et descendit les yeux rouges.
—Vous avez rendu bien heureuse la chère vieille dame! me dit-elle tout bas.
Dans le courant de l'après-dînée j'eus l'occasion de parler à l'aimable blondine; nous étions aussi bien que seuls; je profitai bien vite de l'occasion pour amener la conversation sur son amie mademoiselle Noiret.
Elle me raconta quelle affection sans égale attachait Suzette à sa mère; elle me dit l'incomparable activité grâce à laquelle elle pourvoyait autant que possible aux besoins de celle-ci; elle me parla de la misérable chambrette de la jeune fille et de tout ce que celle-ci avait à endurer pour l'amour de sa mère. Elle me dit aussi qu'il y avait un gentil garçon, écrivain dans les bureaux de la ville qui était amoureux fou de Suzette; elle croyait aussi que Suzette n'était pas indifférente à l'égard du jeune homme, mais qu'elle ne voulait pas se l'avouer à elle-même, parce qu'elle s'imaginait que céder à un sentiment semblable serait un crime envers sa mère. Pour ce motif elle avait toujours tenu le jeune homme à distance et l'avait même traité un peu durement, bien à contre-cœur sans aucun doute; elle se le reprochait particulièrement depuis quelques jours parce qu'elle avait appris que son adorateur désespérait de jamais gagner sa sympathie et, n'apercevant d'ailleurs aucune possibilité de pouvoir bientôt lui faire une position, avait formé le projet d'aller tenter la fortune aux Indes.
—Oh! cela la rend bien malheureuse à l'heure qu'il est! ajouta Sara, tandis qu'une larme perlait dans ses beaux yeux; et d'un autre côté elle se reproche encore que ses pensées puissent appartenir un seul instant à un autre qu'à sa mère.
Pendant toute cette journée, Henriette fut particulièrement aimable et gracieuse pour moi; à table elle eu toutes sortes de douces attentions, elle fît à diverses reprises mon éloge en face, et même en feuilletant son portefeuille, évidemment avec intention, elle me fit don d'un délicieux dessin sur papier de riz.
A la tombée de la nuit je reconduisis Sara chez elle; puis il me prit fantaisie de faire une promenade, séduit par cette heure où il y a tant de mouvement en ville, où les ouvriers quittent le travail, où les enfants sortent de l'école et regagnent la maison, où les servantes se mettent à faire leurs commissions, rencontrent par hasard leurs amants, ou se font les unes aux autres d'importantes communications sur les caractères différents de leur monsieur, de leur dame, de l'aîné des fils, de l'aînée des demoiselles: dans ces occasions, le monsieur s'en tire toujours à meilleur marché que la dame et la dame que la demoiselle; quant au fils, il est invariablement qualifié ou de fier personnage ou de petit monsieur. J'ai gardé de ma tendre jeunesse un réel plaisir à voir allumer les lumières dans les boutiques: ce soir-là je m'arrêtai d'abord devant un feu de forge qui rayonnait splendidement au milieu de l'obscurité générale et duquel sortaient d'ardentes barres de fer qui, sous les coups du marteau, lançaient horizontalement une pluie d'étincelles qui éclairaient de fantastiques lueurs le noir visage du forgeron. Je fus retenu plus loin par le sinistre spectacle d'une boucherie où les garçons bouchers, avec leurs bas de laine tout sanglants qui montent jusqu'au-dessus du genou, coiffés d'un vieux chapeau par dessus leur bonnet de nuit bleu, s'éclairaient mutuellement au moyen d'une petite chandelle fixée sur le chapeau et qui jetait une lumière diabolique sur les corps ouverts des animaux dont ils préparaient la chair. Les réverbères n'étaient pas encore allumés et ne devaient l'être que deux heures plus tard, parce qu'il est impossible qu'un étranger, en suivant un canal couvert de ténèbres se jette à l'eau quand il ne fait nuit close que depuis une heure et demie.
Je longeais un de ces canaux obscurs sans savoir au juste où je me trouvais, lorsque j'aperçus à peu dé distancé de moi deux personnes dont l'une semblait avoir un désir aussi vif d'échapper à l'autre que celle-ci de retenir la première. Arrivé plus près, je vis que ces personnes appartenaient à des sexes différents et j'entendis une voix de femme, voix douce mais altérée par un saisissement nerveux, qui disait:
—Laissez-moi, monsieur, ou je crie.
Il me parut que le monsieur à qui cette menace était adressée et qui portait un long manteau, était de sa nature ennemi des cris. Au moins lâcha-t-il immédiatement la personne qui venait de parler et il disparut dans une rue latérale. J'avais reconnu la voix.
—Est-ce bien vous, mademoiselle Noiret? dis-je. Qui ose vous attaquer? Permettez que je vous reconduise chez vous.
La pauvre fille ne put répondre; elle tremblait de la tête aux pieds et j'eus peine à la soutenir debout.
—C'est affreux! dit-elle enfin en sanglotant, oh! si vous aviez cette bonté! C'est affreux!...
Elle ne dit pas un mot de plus. Je la ramenai en silence jusqu'à la petite boutique où elle avait sa chambre. Elle s'affaissa sur un banc dans le corridor. Il y faisait obscur, car le commerce était trop modeste pour permettre des frais d'éclairage. La femme de la maison accourut, une lampe à la main.
—O Seigneur Dieu! qu'a donc mademoiselle? Comme elle est pâle! Mademoiselle se trouve-t-elle mal? Allez bien vite dans le petit bureau, mademoiselle! je vais allumer la chandelle.
Elle alla chercher le bougeoir de mademoiselle Noiret, et je conduisis celle-ci dans une petite chambre attenant au vestibule que l'hôtesse m'avait indiquée comme le petit bureau et qui méritait bien ce nom. Il ne s'y trouvait qu'une petite table pliante, quatre tabourets de jonc et une vilaine figure suspendue au mur dans un petit cadre et représentant le héros Van Speyk[2].
—Mais, ma chère enfant, qu'avez-vous donc? s'écria la boutiquière après avoir allumé le bougeoir de Suzette et soufflé immédiatement sa propre lampe, vu l'inutilité de deux luminaires.
Je lui fis apporter un verre d'eau. Suzette en but une gorgée; ses dents claquaient contre le verre. Elle n'était pas encore en état de parler. Une sueur froide couvrait son visage.
—Mais, ma chère enfant, reprit de nouveau l'hôtesse inquiète mais plus curieuse encore, quelle aventure extraordinaire! Mademoiselle a les nerfs terriblement frappés. Dois-je courir chez l'apothicaire et prendre une poudre calmante?
Mademoiselle a été attaquée, dis-je; il y a de mauvaises gens qui courent les rues. Je suis arrivé à temps; on voulait la voler.
—Attaquer! s'écria l'hôtesse; voler! Oui, c'est terrible qu'il n'y ait pas d'ouvrage. Et mon Jacques qui est encore en route; on pourrait bien l'attaquer et le voler aussi, bien qu'il n'ait justement sur lui que sa montre d'argent et que celle-ci ait une solide caisse en cuivre. C'est un bonheur. Il y a longtemps que je pense qu'il ne fait pas sûr en ville. Autrefois il y a eu aussi un mauvais hiver. C'était dans le temps où j'attendais tous les jours mon troisième. Mais alors les mauvais hommes entraient par force dans les maisons et ils venaient se planter devant le lit des gens en tenant à la main le bras d'un enfant mort-né. Monsieur a bien sûr entendu parler de ces horreurs. Et alors ils mettaient le feu à ce bras, et ils le faisaient tourner trois fois sur la tête des gens, et ils disaient... Oui, que disaient-ils donc? Ah! ils disaient: Il s'éveille! il s'éveille! Il dort! il dort! et alors, c'est seulement pour dire, mais comme vous étiez, vous restiez. Attaquer les gens! c'est du beau dans un pays de chrétiens! Heureusement encore, mademoiselle, qu'ils ne vous ont pas pris cette robe; c'est ça qui aurait été du propre!
Et elle débarrassa Suzette d'un paquet fermé avec dos épingles que la jeune fille serrait encore convulsivement sous son bras, et le déposa avec précaution sur un des tabourets de jonc.
—Portez cela là haut, petite mère, dis-je, et laissez-nous seuls; j'espère que mademoiselle saura me faire le portrait du scélérat qui l'a assaillie, et je le dénoncerai à la police.
—Faire son portrait! Allons donc! un coquin comme cela se sauve aussi loin que ses pieds peuvent le porter, répondit la commère; et savez-vous ce que dit Jacques? On arrive par là à arrêter un autre qui est innocent. A la dernière foire aux cochons, on a encore empoigné un jeune gars qui n'était pas d'ici, c'est seulement pour dire. Il vient toujours à la foire aux cochons une boutique de petits beignets. Pour lors ce garçon était devant la boutique aux beignets à regarder les grands plats de cuivre et le reste; voilà qu'un agent de police vient près de lui; il lit sur un papier, et puis il le regarde. Le garçon ne songeait pas à mal. Mais l'agent de police lui dit: Venez avec moi, l'ami!—Merci de votre compagnie, mon brave, dit l'autre. Mais cela ne servit de rien, car l'agent de police lui dit: Camarade, regardez un peu ce que j'ai là sous mon habit. Pour lors, ce n'était pas autre chose que des poucettes, comme monsieur en à déjà vu bien sûr, et avec lesquelles on attache un homme,—c'est seulement pour dire,—si bien qu'il ne peut remuer un doigt. Mais le garçon n'aimait pas cela-plus que vous et moi. Ainsi dit, ainsi fait. Les jérémiades ne servaient de rien: le pauvre garçon dut s'en aller avec. Quand il se fut mangé le sang pendant cinq jours,—car enfin il n'était pas à son ouvrage, ce garçon,—voilà que le même agent de police vient le trouver dans son cachot, c'est seulement pour dire, ou là où il était, et il lui dit qu'il pouvait s'en aller tranquillement. Pour lors, l'autre dit: Non, cela ne va pas ainsi! Car il voulait voir clair dans l'affaire, voyez-vous, monsieur. Mais les coquins, cela court aussi loin que leurs pieds les portent. C'est seulement pour dire que cela ne sert pas à beaucoup de faire leur portrait, aussi Jacques disait-il toujours pendant ce mauvais hiver que je vous disais: si jamais j'en rencontre un, je lui ferai une si bonne marque que je le reconnaîtrai pour de bon...
J'exprimai de nouveau le désir de demeurer seul avec mademoiselle Noiret. Dès que la bavarde commère fût partie, Suzette fondit en larmes.
—Il m'à poussé cela dans la main, s'écria-t-elle; brûlez-le à la chandelle!
Et elle jeta sur la table un billet de couleur violette que, dans la surexcitation nerveuse à laquelle elle était en proie elle avait froissé tout à fait. Puis elle dit avec une vive répulsion:
—Fi! monsieur Van der Hoogen!
Je pris le billet.
—Puis-je le conserver? dis-je. Il peut me venir à propos.
Je lui rendis sa première forme et le mis dans mon porte-feuille.
Quand Suzette fut un peu calmée, elle me raconta comment, depuis quelque temps, elle était persécutée par Van der Hoogen. Il était toujours sur son chemin, quand elle allait de chez elle à l'hospice, quand elle sortait de l'église, et même, la semaine précédente, il avait une fois ou deux choisi l'hospice même pour y faire sa promenade à midi, et s'était permis de regarder impudemment chez sa mère, et de lui sourire à elle, Suzette. Jamais pourtant il n'avait agi aussi mal que ce soir-là. Elle était sortie pour aller essayer une robe à mademoiselle Van Nagel sans rencontrer son persécuteur. La demoiselle, lors de son départ, avait offert à Suzette, avec son amabilité ordinaire, la protection de son laquais; mais elle avait refusé parce qu'elle ne croyait pas qu'il fit déjà si obscur. Sur ces entrefaites, la nuit était tombée subitement, et elle n'était pas encore à vingt pas de la demeure de monsieur Van Nagel qu'elle entendit déjà derrière elle le pas de Van der Hoogen qui cherchait, d'autre part, par des cris singuliers, à lui faire remarquer qu'il était là. Elle avait pressé le pas sans regarder autour d'elle; dans son anxiété, elle avait cru pouvoir lui échapper en prenant une rue latérale, mais il l'y avait suivie aussi. Au moment où elle arrivait au bord du canal plongé dans les ténèbres, il l'avait prise par la taille et lui avait adressé quelques paroles que la frayeur l'avait empêchée de comprendre. Puis il lui avait mis en main le billet qu'elle avait accepté machinalement. Enfin il avait voulu l'embrasser, et c'est alors qu'elle avait prononcé les paroles que j'avais entendues.
Après cette communication et quand elle parut tout à fait remise de sa terreur bien que toujours très-pâle, Suzette me pria de la quitter. Elle voulait se faire conduire par un des enfants de l'hôtesse chez sa mère, qui ne devait rien savoir de l'aventure.
Je partis.
Une fois dans la rue, je m'enfonçai dans de sérieuses réflexions sur la conduite que j'avais à tenir d'après tout ce que je venais d'apprendre; dès notre première rencontre, Van der Hoogen m'avait déplu, et sa physionomie et ses manières m'avaient donné des préventions peu favorables. J'avais remarqué sur-le-champ qu'il faisait la cour à Henriette, et j'avais vu cela de mauvais œil. Je craignais que sinon son argent seul, peut-être son argent cumulé avec sa beauté alléchassent le fat que je tenais de plus pour un mauvais sujet qui la rendrait malheureuse. Malgré tous ses caprices, Henriette méritait mieux, et dans ma pensée je lui promettais un époux qui la corrigerait en lui donnant plus de raison et en ferait un jour une femme vraiment aimable; elle possédait du reste les principales qualités requises pour cela, Comme le lecteur s'en souviendra, Van der Hoogen m'avait dit avoir jadis habité Leyde, et comme j'avais le bonheur de connaître dans la ville universitaire des gens de toute condition, je n'avais pas tardé à obtenir quelques renseignements sur son compte. Les renseignements s'étaient trouvés peu favorables au charmant et plaidaient aussi peu pour sa conduite comme homme que pour sa probité comme fonctionnaire.
Cependant il avait continué à presser de plus en plus chaque jour la jeune coquette qui probablement ne l'aimait pas, mais jeune et inexpérimentée se laissait aller au désir de plaire et à l'attrait du romanesque pour lequel elle avait quelque propension. D'ailleurs on ne pouvait refuser à Van der Hoogen certains avantages extérieurs. Il s'était donc engagé entre eux une muette histoire d'amour, ce qui veut dire aussi dangereuse que puisse être histoire d'amour. Le billet dans le bouquet avait levé pour moi tout doute à cet égard. En attendant le charmant, par sa conduite vis-à-vis de mademoiselle Noiret, s'était montré à moi comme un lâche et faux séducteur, comme un libertin de bas étage attentant au bonheur et à l'innocence d'une enfant sans expérience et sans protection, et je l'en méprisai du plus profond de mon âme. Je compris que mon devoir était de protéger mademoiselle Noiret contre tout piège qui lui serait tendu à l'avenir, et, pour employer une métaphore usée, de sauver Henriette de l'abime au bord duquel elle se trouvait en si mauvaise compagnie.
On apprendra dans le chapitre suivant la résolution à laquelle je finis par m'arrêter.
[1] En français dans le texte.
[2] Officier de la marine hollandaise qui, lors de la révolution belge, en 1831, se fit sauter avec son bâtiment plutôt que de se rendre, et auquel ce trait d'héroïsme a valu une grande popularité dans son pays.
IX
Chapitre où l'auteur est affreusement embarrassé, parce qu'il y joue le beau rôle, chose qu'il sait ne lui convenir nullement, mais à laquelle il ne peut néanmoins se soustraire pour cette fois.
Hildebrand qui se trouvait amené par un concours de circonstances à jouer un rôle actif dans cette histoire, se leva le lendemain une demi heure plutôt que les jours précédents, et, la figure soucieuse, se mit à arpenter à grands pas sa chambre du haut en bas, allure qu'il prend toujours quand il veut réfléchir à une affaire importante ou ne songer à rien du tout De temps en temps il jetait un coup d'œil significatif sur les flèches empoisonnées suspendues à la muraille, puis il contemplait dans la glace son héroïque attitude; enfin il consacrait en grande partie son attention aux moineaux qui volaient çà et là dans le jardin et avaient de fréquentes prises de bec à l'endroit de miettes et de fragments de croûtes de pain qui, dès cette heure matinale, mettaient leurs passions en jeu.
Il parut ensuite au déjeuner en grande toilette, circonstance qui ne surprit personne parce que citait dimanche, bien que ce dimanche-là justement personne n'allât à l'église sauf la vieille dame. Monsieur déclara «tenir beaucoup à la religion, car sans la religion qu'adviendrait-il de la société?» mais il ne pouvait se résigner à écouter «les ennuyeuses et fatigantes déclamations du domine de cette ville;» quant à madame il y avait dans l'église des courants d'air par trop affreux, et pour Henriette elle y allait bien, mais «elle ne voyait pas la nécessité d'en faire une routine.»
Hildebrand feignit de se rendre à l'église, bien qu'il eût pris d'avance le parti de n'y pas aller. Il se rappela, non sans se préoccuper de la haute vocation qu'il sentait en lui, les paroles de Fénelon dans la tragédie de ce nom:
C'est mon premier devoir, servons l'humanité; Après, nous rendrons grâce à la Divinité[1].
Il s'était informé la veille de l'adresse de monsieur Van der Hoogen. Il devait le trouver dans l'une des rues centrales de la ville, au-dessus d'un magasin de literies. Hildebrand se mit en route avec la ferme conviction de rencontrer son homme chez lui.
Cependant comme il se rappela que monsieur Van der Hoogen qui était employé au bureau de l'enregistrement, devait s'y trouver tous les jours dès dix heures du matin et y avait beaucoup de besogne jusqu'à deux heures après midi, il ne lui parut pas invraisemblable que le susdit monsieur Van der Hoogen fit quelque peu la grasse matinée, le dimanche, et par conséquent il pensa que, selon toute probabilité, il était encore au lit. A celte considération s'ajoutait peut-être secrètement le désir inavoué de différer un instant encore l'accomplissement de la désagréable mission que lui imposait l'intérêt de l'humanité.
Or, il se trouva qu'Hildebrand, cheminant vers le magasin de literies, eut à traverser une place où il y avait une église dans laquelle retentissait le chant plein de puissance des fidèles, et il ressentit l'envie d'assister du moins à une partie du service divin.
Hildebrand n'est pas partisan de l'habitude d'arriver trop tard dans la maison du Seigneur. Il comprend que la parole de Dieu ne doit pas être lue pour rien et encore moins servir de basse au bruit qu'on fait en cherchant une place ou au grincement des chaufferettes[2] sur les dalles; mais il lui faut avouer cependant qu'il y a quelque chose de particulièrement solennel et émouvant à se transporter des rues silencieuses dans une cathédrale où déjà une foule considérable est prosternée, tête nue, et élève vers le ciel, au milieu des majestueux accords de l'orgue, une hymne qui semble venir d'un seul cœur. La vue d'une communauté réunie, réunie physiquement du moins, pour servir Dieu, renferme déjà en elle-même une touchante édification, et nous lui sommes, je crois, redevables de tant de bonnes et chrétiennes impressions, que, ne fût-ce que pour ce motif seul, cela vaudrait la peine de suivre le précepte de l'apôtre: «Ne négligeons pas de nous réunir.»
La foule chantait ces paroles du psaume quarante-deuxième: «Le cerf altéré n'aspire pas plus ardemment après l'eau des fontaines que mon âme n'aspire vers vous, mon Dieu.»
O vous qui vous imaginez que lire à la maison un bon sermon,—vous lisez sans doute toujours de bons sermons et vous ne pourriez en entendre que de mauvais,—ô vous qui vous imaginez que lire à la maison un bon sermon est aussi édifiant que fréquenter la réunion des fidèles, vous qui violez le précepte du Sauveur en préférant la prière isolée à la prière en commun, n'avez-vous donc jamais éprouvé ce sentiment délicieux que donne au cœur la vue de tant d'enfants des hommes, appartenant à toutes les conditions, qui, avec vous et autour de vous, élèvent le même cantique vers le ciel, entendent la même parole de consolation et supplient le même père qui est au ciel au nom du même Sauveur?
Il est seulement dommage que les élans de l'assemblée vers Dieu se perdent dans les fioritures dont l'organiste les fait suivre.
Un homme simple, d'un âge avancé, se trouvait dans la chaire, et parla avec onction à la foule sur le texte des paroles qui venaient d'être chantées; il fit ensuite une prière naïve, humble, une vraie prière: la sincère prière du juste a beaucoup de pouvoir, dit saint Jacques. Puis il invita de nouveau la communauté à chanter, et cette fois le chant fut tiré du premier psaume.
Le vieux serviteur de l'Evangile prit aussi pour texte les dernières paroles: «Le Seigneur connaît la voie du juste, mais la voie de l'impie est une voie de perdition.» Et ce fut avec ces paroles au cœur qu'Hildebrand s'achemina d'un pas rapide vers la demeure de Van der Hoogen.
—La chambre au premier sur la rue! cria la femme du magasin de literies en passant la tête du fond d'une sorte d'arrière-boutique; montez l'escalier, et la première porte à main gauche!
Hildebrand suivit cette indication. La porte de la chambre sur la rue était entr'ouverte et il se trouva d'emblée sur le domaine du charmant. Toutefois celui-ci ne s'y trouvait pas.
La chambre n'était pas particulièrement charmante; elle était mal meublée et rien moins que propre. Un confortable fauteuil en était le meilleur meuble. A la muraille étaient suspendues une couple de lithographies sur les exploits de Robert Macaire et quelques études de femmes dues à la main d'artistes qui semblaient s'être particulièrement exercés sur le nu. Au-dessus de la cheminée étaient attachés un masque, des gants et des fleurets, plus une queue de faisan, lequel Van der Hoogen s'imaginait sans doute avoir tué ou mangé jadis. Une foule de cartes d'invitation dont quelques-unes déjà de date très-ancienne ornaient le cadre de la glace. Sur la table se trouvaient un grand flacon d'essence et un volume ouvert de Paul de Kock. Dans le foyer brûlait un feu qui toutefois ne semblait allumé que depuis une demi heure au plus. Il y avait là un déjeuner auquel on n'avait pas touché, et l'eau du thé, placée sous la table, avait cessé de bouillir. Ces indices signifiaient probablement que monsieur Van der Hoogen était encore dans sa chambre à coucher. Hildebrand espéra que l'hôtesse l'annoncerait.
Bientôt, en effet, quelqu'un monta l'escalier au pas de course, mais ce ne pouvait être L'hôtesse, attendu qu'Hildebrand entendit un craquement de bottes éminemment masculines. Il lui parut que le nouveau venu traversait un petit corridor, et le bruit d'une autre porte qui s'ouvrait frappa son oreille. Pais il entendit une voix qui semblait sortir de dessous les couvertures et qui criait:
—Qui est là?
—Bout! répondit celui qui entrait. Comment, paresseux animal, lu es encore au lit?
—Eh là! répondit Van der Hoogen, quoi d'étonnant, il est à peine jour. Songe donc que six jours de la semaine, je dois me lever de grand matin. Je rattrape cela le jour du repos, mon brave. Diantre, j'ai mal à la tête! ce vin de la Société est détestable.
Il s'ensuivit une conversation dont je ne saisis pas tout, mais je m'aperçus qu'à la fin cette conversation portait sur une personne qu'ils appelaient la petite noire, et bientôt il fut évident pour Hildebrand que Van der Hoogen racontait son aventure avec mademoiselle Noiret, aventure dont le souvenir paraissait lui faire tant de plaisir, qu'il poussa un grand éclat de rire.
—Tout cela est bel et bon! dit la personne qu'Hildebrand avait entendue se nommer Bout, et qui avait une voix très-rude et très-désagréable: tout cela est bel et bon, mais tu n'en as pas moins été trop vite. Pourquoi n'avoir pas attendu un peu jusqu'à ce que le garçon soit bel et bien aux Indes?
—Mou cher Bout! la petite noire est si diablement jolie, répondit Van der Hoogen, qui, en pareille société, semblait échanger son terme favori: charmant, contre un moins innocent.
—Quel enfantillage! reprit l'autre. Raison de plus pour prendre patience. Par pure amitié pour toi, je me suis éreinté pendant six mois à persuader à ce blanc-bec de partir pour les Indes, et au moment où cela va réussir enfin, tu vas me gâter tout toi-même. Si la petite raconte jamais la chose, ton affaire est manquée.
—Il n'y a pas de danger qu'elle en parle! répondit Van der Hoogen. Vois-tu, mon gaillard, je lui ai écrit un billet si char.. (il avait failli se tromper), si diablement bien tourné! il y est question de désespoir, de tendresse éternelle. Il faudrait que tu lusses cela, mon vieux. Et ma foi, elle ne s'est pas trouvée assez revêche pour ne pas prendre tout doucement le poulet. Et si ce maudit malotru n'était survenu... Mais, dis donc, l'autre part-il bien positivement pour les Indes?
—Il est si amoureux de la petite que d'abord il était comme désespéré, dit Bout. Il a la ferme conviction que, dans six ans, il reviendra au moins moitié aussi riche que M. Kegge. Comment va la fille de ce rodomont? Henriette, n'est-ce pas?
—A merveille, mon vieux, à merveille! Plus jolie que jamais, et amoureuse jusque par dessus les oreilles. Va donc faire un peu de thé à mon intention, je te rejoins à l'instant.
Obéissant à cette invitation, M. Bout se rendit dans la chambre de devant, et Hildebrand vit apparaître un visage sur lequel se peignaient à la fois l'impudence la plus éhontée et la plus odieuse dissimulation. Ses yeux avaient ce regard perçant, sensuel, qui éveille dans les cœurs honnêtes un sentiment de si vive répulsion. C'était mi homme ventru, de trente-quatre à trente-cinq ans, et qui portait une redingote bleue, étroitement boulonnée, un chapeau empruntant à la brosse un luisant excessif, et un énorme bambou. Il s'arrêta stupéfait de rencontrer un étranger dans la chambre de devant. Hildebrand se fit connaître et déclara qu'il était venu pour parler à M. Van der Hoogen.
—Et attendez-vous depuis longtemps déjà, monsieur? demanda Bout avec une feinte aménité.
—J'arrive à l'instant, répondit Hildebrand.
Le cligne ami sonna et commanda d'autre eau pour le thé. L'hôtesse grommela que ce n'était pas là une manière d'agir, et descendit avec la bouilloire. Avant qu'elle fût de retour, Van der Hoogen parut.
Il n'était rien moins que séduisant, avec ses longs cheveux défrisés et tombant en désordre sur son pâle visage, sa robe de chambre usée, ses bas de laine et ses pantoufles éculées.
—Vous ici, monsieur Hildebrand? dit-il en entrant.
—J'avais une commission pour vous! répondit l'interpellé.
—Charmant! charmant!
—Monsieur désire peut-être vous parler seul! dit le digne Bout; je vais gober un bout de service; la chose sera sans doute déjà en train.
Van der Hoogen rit aux éclats de cette plaisanterie.
Peut-on s'imaginer aussi rien de plus plaisant que de se railler de la religion?
Bout partit.
—Vous me permettrez d'avaler quelque chose, dit Van der Hoogen en bâillant et en humant un œuf; je suis resté hier un peu tard à la Société, et j'ai le gosier desséché par le chambertin.
—J'ai peu de chose à vous dire, monsieur Van der Hoogen! dit Hildebrand avec la ferme résolution d'en finir brusquement et surtout sans le moindre regret du départ du digne Bout. Il ne faut, pas vous étonner, Monsieur, si la maison de la famille Kegge vous est interdite au premier jour...
De pâle qu'il était, le charmant devint blême, et regarda Hildebrand avec stupéfaction; il ne savait absolument ce que celui-ci lui voulait.
Hildebrand mit l'occasion à profit pour continuer tout d'une haleine:
—Monsieur Kegge saura sous peu qui vous êtes, Monsieur; votre conduite équivoque lui sera connue. Il saura les piéges que vous tendez à l'innocence, tandis que vous faites la cour à sa fille.
M. Van der Hoogen ne sut mieux dissimuler son embarras qu'en éclatant de rire. Il entama ensuite son troisième œuf, et répondit d'un ton insouciant:
—Qui dit que je fasse la cour à sa fille?
—Moi! répondit Hildebrand sans hésiter; moi, monsieur! moi, qui vous ai épié pendant toute cette semaine; moi qui sais que vous placez des billets violets dans ses bouquets; moi qui sais aussi qu'à la tombée du soir, vous courez les rues avec des billets violets, pour les glisser dans la main d'innocentes jeunes filles; moi, monsieur, qui connais encore les victimes qu'a faites autrefois Monsieur Van der Hoogen, et qui prendrai soin, autant qu'il est en moi, d'épargner le même sort aux personnes à qui je m'intéresse.
M. Van der Hoogen fit de son mieux pour rire plus haut encore, recula sa chaise et s'écria:
—Charmante plaisanterie! Et Monsieur Hildebrand est le dénonciateur de tout cela?
—Il peut le devenir, continua Hildebrand qui était en train; en quittant la ville, je préviendrai Monsieur Kegge. Mais j'ai voulu d'abord vous en avertir vous-même. J'ai voulu jouer cartes sur table, afin que vous sussiez à quoi vous en tenir, lorsqu'on vous recevrait avec froideur chez monsieur Kegge, et que peut-être même on vous montrerait la porte.
—Monsieur Kegge saura distinguer la calomnie de la vérité, dit M. Van der Hoogen avec un calme affecté.
—Pour l'y aider, j'ai cette pièce justificative, répondit Hildebrand en montrant le billet adressé à Mademoiselle Noiret; on connaît votre écriture, et voici un billet plein des plus honteuses propositions, adressées à une honnête jeune fille, qui, si elle l'eût lu, se fût déjà crue déshonorée. Il ne me serait pas difficile de produire nombre de billets semblables, écrits par vous, dans votre ancienne résidence; mais celui-ci suffira.
Hildebrand remit tranquillement dans la poche de sa redingote le papier violet.
M. Van der Hoogen se leva:
—Et qui êtes-vous, Monsieur? s'écria-t-il, mais sans se maintenir longtemps au ton qui convenait à une pareille interpellation. Et qui êtes-vous, Monsieur, pour venir me faire la leçon dans ma propre chambre? Je vous tiens pour un...
—Pas d'injures, dit Hildebrand en se levant à son tour, et il ajouta:
—Votre colère m'effraie aussi peu que ces fleurets.
M. Van der Hoogen alla se rasseoir.
—Vous parlez de faire la leçon! continua Hildebrand. Votre nom, votre réputation, votre position dans cette ville, tout est entre mes mains. Je connais votre origine, monsieur Van der Hoogen; elle s'accorde peu avec les airs que vous vous donnez; je connais votre conduite antérieure, votre conduite ici, et tout aussi bien votre conduite comme fonctionnaire, et vos récentes machinations pour éloigner des personnes qui se trouvent sur votre chemin. Prenez garde!
—Vous voulez faire mon malheur, grommela entre ses dents M. Van der Hoogen.
—Je veux garder de malheur ceux qui valent mieux que vous, reprit l'autre. Ecoutez: je me déclare en premier lieu le protecteur de mademoiselle Noiret; vous ne la toucherez plus du doigt. Désormais vous ne lui adresserez plus un mot; vous ne vous permettrez même plus de la saluer. Si j'apprends que vous Payez importunée le moins du monde, toute la ville saura ce que vous êtes, depuis le baron Van Nagel jusqu'à votre hôtesse. Ensuite, vous aurez à diminuer le nombre de vos visites chez monsieur Kegge, et vous renoncerez à exercer sur sa fille quelque influence que ce soit. Dès que j'apprendrais la moindre démarche contraire à la défense que je vous fais, ce billet serait mis sous les yeux de monsieur Kegge. Pour le moment, je laisserai les choses dans l'état où elles sont. J'exige donc ces deux choses, monsieur Van der Hoogen. Réfléchissez-y.
—C'est bien! murmura-t-il, et comme si elles en pouvaient mais, il écrasa en mille morceaux les coquilles vides sur son assiette.
Hildebrand partit plus léger de mille livres que lorsqu'il avait monté l'escalier.
[1] M. J. Chénier, Fénelon; act. IV, sc. 2
[2] Dans les églises hollandaises on se garantit du froid au moyen de chaufferettes.
X
L'hospice.—Retraite de Van der Hoogen.
Il faisait un temps superbe, et je n'avais pas grande envie de regagner la maison, je préférais auparavant faire un tour de boulevard. Quand on a fait ses études à Leyde, on a une certaine prédilection pour les tours de boulevard. Rafraîchi par l'air pur et par une douce brise, je repassai la porte de la ville, et me dirigeai vers la maison.
Le malheur semblait poursuivre Suzette Noiret.
Non loin du Zoeten Inval, je rencontrai Sara. Elle marchait fort vite et la tête baissée; quand je fus près d'elle, je vis qu'elle était très-effrayée, très-abattue et qu'elle pleurait amèrement.
—Qu'avez-vous donc, mademoiselle Sara?
—Ah! laissez-moi continuer bien vite mon chemin. Madame Noiret se meurt.
—Comment, dis-je vivement alarmé, en marchant à côté d'elle et songeant à Suzette. Comment! et je lui ai parlé encore hier!
—C'est possible, répondit-elle, hier elle se portait encore parfaitement. Mais aujourd'hui, elle a eu tout d'un coup une attaque. J'étais à l'église et ma mère était à la maison auprès des petits. Suzette a sur-le-champ envoyé chercher ma mère, et voilà que je sors tout heureuse de l'église et que j'apprends que la bonne madame Noiret est peut-être déjà morte; on l'a saignée, dit mon père, il n'est pas venu de sang. Le médecin l'a abandonnée. Que va faire la pauvre Suzette?
Elle sanglotait tout haut.
Je me dirigeai avec elle vers l'hospice.
La soi-disant mère[1] de cet établissement, corpulente cuisinière, vêtue d'une jaquette très-ample et d'un grand mouchoir blanc, se trouvait sur la porte à bavarder avec une vieille femme qui portait un mantelet noir, et j'entendis distinctement ces mots:
—De sorte que je vous conseille de vous y prendre tout de suite, sans cela une autre arrivera avant vous; allez bien vite trouver ces messieurs et dites-leur:—Bien des compliments, le numéro neuf est vacant...
—Et puis? demanda la femme au mantelet noir.
—Et puis vous attendrez votre tour! dit la mère.
Le mantelet noir s'éloigna en trébuchant à chaque pas.
—Comment va madame Noiret? demandai-je à la mère, comme si je n'eusse rien entendu de l'entretien.
—Partie pour l'autre monde! dit la mère en secouant la tête. Mon Dieu, oui, elle vient de passer; il y a juste un petit quart d'heure. C'est tout une affaire; se porter si bien et être morte tout d'un coup. Hier encore j'ai passé devant sa porte et elle m'a fait signe; je crois même que j'ai frappé à sa croisée et lui ai demandé comment elle allait. Oui, vraiment, à telle enseigne qu'elle m'a répondu; Très-bien, mère! Non, pourtant je me trompe, c'était chez Trinette. Oh, oui, je vous le dis, une personne est bientôt morte.
Nous passâmes outre. Une des vieilles habitantes de l'hospice était à la pompe, une coiffe noire sur la tête; elle nous regarda au moment où nous passions près d'elle, haussa les épaules et secoua la tête.
—Elle est morte! dit-elle; elle secoua de nouveau la tête et continua de pomper de l'eau sur ses pommes de terre.
Nous entrâmes dans la maisonnette de madame Noiret; un petit vestibule dallé de briques rouges nous conduisit dans l'unique chambre qui avait fait sa demeure et, avant elle, celle d'une longue suite de vieilles femmes. C'était une petite chambrette dont le sol était couvert d'une natte en joues et où se trouvait une cheminée où elle faisait bouillir son pot au feu et se chauffait en même temps. L'ameublement consistait en une table pliante, passablement grande pour la place, quatre chaises de jonc et une grande commode sur laquelle était rangé un service à thé à fond jaune et paysages rouges, flanqué de deux trommeltjes[2] en laque, l'un rond, l'autre carré, et placés de chaque côté. Dans un coin de la place se trouvait l'échelle par laquelle on montait au grenier où était entassée la provision de tourbe et de bois qui se donnait l'hiver aux pensionnaires de l'hospice et qui, jointe à une distribution hebdomadaire de pommes de terre et à un pot de beurre, faisait de cet hospice le plus avantageux parmi les nombreux hospices dont la ville s'enorgueillissait. A la muraille blanchie étaient suspendus deux silhouettes dont l'une ressemblait à un prédicateur et quelques ustensiles de ménage qui n'avaient pu trouver place ailleurs. Sur la table, il y avait une Bible in-quarto et un livre de chant français, dans lequel la bonne femme avait encore fait une lecture ce matin même; ses lunettes, placées entre les feuillets, marquaient l'endroit où elle en était restée. En outre, la table était encombrée en ce moment de verres, de cuillers, de tasses et d'autres objets dont, on s'était servi pendant l'heure de confusion qui avait suivi l'accident. Une forte odeur de gouttes d'Hoffman nous prit au nez. Sur la chaise où madame Noiret s'était assise en dernier lieu, son chat blanc dormait commodément, blotti en rond sur le coussin de serge verte.
Au chevet du lit, dont les rideaux étaient fermés, se trouvait Suzette, pâle comme la mort et la tête appuyée sur la main. La bonne dame de Groot se tenait devant elle avec un verre d'eau et s'efforçait de la décider à boire encore un peu.
Suzette leva tristement la tête, prit le verre et en but machinalement une petite gorgée. Alors elle nous regarda fixement et me tendit la main:
—Mon vœu est accompli, dit-elle; c'était pendant le jour!
Sara toute troublée restait timidement à distance. Elle sanglotait violemment et s'affaissa sur une chaise auprès de la table. Madame de Groot s'efforça vainement de lui faire prendre quelque chose.
Lorsqu'elle se fut enfin calmée, elle voulut voir la morte. Suzette entr'ouvrit les rideaux, et j'aperçus une belle vieille femme couchée dans un calme repos. La joyeuse lumière du soleil qui entrait parla fenêtre, jeta un rayon oblique sur le visage qui prenait de plus en plus les apparences de la mort. Les yeux étaient fermés et enfoncés; de rares cheveux blancs s'échappaient du bonne! et scintillaient au soleil comme de l'argent. Ses mains desséchées étaient pieusement jointes sur sa poitrine. Sara s'agenouilla auprès du lit; fleur de jeunesse à côté de l'image de la mort, elle posa sa charmante main sur la main de la défunte, mais la retira effrayée par le froid du trépas. Elle n'avait jamais vu de cadavre. Pourtant elle s'enhardit de nouveau et promena doucement ses doigts délicats sur le front ridé, et tout à coup elle s'abandonna à une explosion de douleur.
—Fallait-il donc que je fusse à l'église! Ah! si j'avais pu vous revoir vivante, un seul instant, ma chère madame Noiret! Si j'avais pu entendre encore une seule parole de vous!...
—Aucun de nous tous n'a eu ce bonheur-là, ma chère enfant, lui dit sa mère en s'essuyant les yeux avec son tablier.
—Non, dit Suzette d'une voix qui brisait le cœur, non, aucun de nous!
Sara referma le rideau.
—Pauvre Suzette! s'écria-t-elle en se jetant au cou de son amie, que vas-tu devenir! et elle se mit à sangloter si haut que sa mère l'attira vers elle et lui dit de se modérer un peu pour ne pas accroître encore la douleur de Suzette.
—Je voudrais pouvoir pleurer comme cela, madame de Groot! dit d'une voix calme la malheureuse jeune fille, et elle reprit sa première attitude, la tête appuyée sur la main.
La voisine sourde entra. C'était une femme grande, maigre, dont le buste penché en avant faisait un angle prononcé avec la partie inférieure du corps. Elle avait aussi une coiffe noire, portait une très-longue jaquette de calicot, un grand tablier blanc et une jupe de tiretaine, Elle posa sur la table un petit plat recouvert d'une assiette.
—La voisine est-elle malade? demanda-t-elle de cette voix haute, qui est particulière aux sourds.
—Oui, dit madame de Groot en élevant la voix, la voisine est très-mal.
Pourtant madame de Groot n'avait pas encore parlé haut.
—Alors il faut qu'elle prenne quelque petite chose, répondit la vieille, et reprenant le plat, elle se dirigea vers le lit. Il faut prendre quelque chose, voisine; tenez, voici des poires étuvées pour vous.
Elle voulut ouvrir les rideaux.
Madame de Groot la retint par sa jupe de tiretaine.
—Non! cria-t-elle aussi fort qu'elle put, la voisine ne mangera plus. La voisine est morte!
—Ah! c'est ainsi, dit la sourde en hochant la tête comme si elle eût parfaitement compris; la voisine dort! Bien, bien! je ne le savais pas. J'ai vu entrer le docteur, continua-t-elle en s'adressant à moi, et je me suis dit qu'il y avait sûrement quelque chose. Mais enfin que manque-t-il à la voisine?
Je réussis à lui faire entrer dans l'esprit qu'il ne manquai plus rien à la voisine.
—C'est la troisième voisine que je perds, dit madame Samei (c'était le nom de la sourde), et toujours du même côté dans cette même maison-ci. La première était Angélique Bovenis; elle avait septante-trois ans et était sourde comme un pot; j'ai l'oreille un peu dure aussi, savez-vous? La seconde était madame de Ruyter, qui renversa la cafetière sur sa jambe, si bien qu'elle ne s'en est pas relevée; et celle-ci est la troisième; c'était une bonne, une excellente femme, mais elle vivait un peu seule. Seigneur Dieu! elle est morte, et moi qui me disais encore: Allons, elle aime bien les poires étuvées!
Le loquet de la porte fut soulevé de nouveau et nous vîmes entrer une femme dont le regard, la physionomie et toute l'attitude témoignaient la compassion la plus sincère et la plus cordiale; c'était mademoiselle Constance.
Il y a des créatures qui apparaissent en ce monde avec la mission de consoler les malheureux et, pour qu'on puisse les reconnaître, la nature a imprimé sur leur visage leur pouvoir consolateur en traits qu'on ne peut méconnaître. Mademoiselle Constance était un de ces êtres privilégiés.
Elle entra avec un calme qui n'avait rien de blessant, mais au contraire tout affectueux, et nous salua. Elle se débarrassa à l'instant de son chapeau et de ses fourrures, et dégagée de ces ornements, elle me sembla beaucoup plus encore en harmonie avec la triste demeure où elle entrait. Elle s'avança vers Suzette qui reposait toujours la tête avec le même accablement sur sa main droite. La noble demoiselle lui prit l'autre main.
—J'ai appris votre malheur, ma chère demoiselle Noiret, dit-elle d'une voix douce et pénétrante, et je viens pleurer avec vous; vous savez que moi aussi je n'ai plus de mère.
On pleure plus facilement sous l'impression d'une douce et tendre émotion, que sous le coup d'une grande et accablante douleur. Suzette fondit en pleurs et baisa les mains de la consolatrice; des larmes brillantes perlaient aussi au bout des longs cils noirs de celle-ci. Sara se pressa contre les deux jeunes femmes, et dans ses yeux aussi rayonnaient à travers les pleurs la plus douce émotion et la plus profonde vénération pour la noble consolatrice.
La vue de ce groupe touchant remuait le cœur. C'étaient la douleur, la pitié, la consolation, unies dans une douce et affectueuse étreinte. J'engage nos peintres à exercer leur talent; sur ce sujet, s'ils veulent bien consentir à cesser un instant de peindre des hommes qui fument leur pipe et des femmes qui achètent des légumes.
—C'est un ange! murmura madame de Groot, et une larme tomba sur les pincettes avec lesquelles elle s'efforçait de ranimer le feu à demi éteint au milieu du trouble général.
—Quelle est cette dame? demanda la sourde, sur le ton élevé qui lui était habituel.
Je m'efforçai de lui expliquer, mais cela me fut impossible.
—Je ne puis vous comprendre, dit-elle; mais je sais qu'il se passera du temps avant que des gens riches viennent pleurer auprès du lit de mort de la vieille Samei,—et puis j'ai entendu dire aussi que madame Noiret n'était pas d'une famille de rien.
A ces mots, la vieille se leva et regagna sa cellule.
Le médecin vint pour voir Suzette et lui donner ses soins après le premier choc. Sa physionomie s'illumina à la vue de Constance.
—Déjà ici, Mademoiselle? dit-il, c'est pour le mieux. Vous avez dû marcher vite! Je vous recommande cette patiente, ajouta-t-il; pour les affligés vous êtes meilleur médecin que moi.
Il prescrivit une potion calmante et nous quitta pour aller visiter, Dieu sait! quelles autres misères.
C'est une chose remarquable que la précipitation qu'on met dans les classes inférieures à rendre les derniers devoirs à un cadavre. C'est un véritable empressement. Quelque cher que soit le malade à ses proches, à peine a-t-il rendu le dernier soupir, bien plus, à peine parfois n'y a-t-il que des indices très-trompeurs de la mort réelle de la personne aimée, que le corps doit être déshabillé de la tête aux pieds et enveloppé du vêtement des morts, et que le lit sur lequel a eu lieu le décès doit être enlevé pour faire place à une rude paillasse. J'ai vu des cadavres, déjà déshabillés, de personnes qu'on avait trouvées mortes sur leur chaise une heure à peine auparavant.
La mère de l'hospice entra à son tour et, tirant à part madame de Groot, elle lui dit qu'on ne pouvait accomplir de devoir plus sacré que d'ensevelir madame Noiret; Madame de Groot pouvait disposer d'elle; cette tâche ne l'effrayait pas; et puis elle savait parfaitement où se trouvaient les effets réservés par madame Noiret pour l'heure de sa mort.
Malgré cette offre obligeante, madame de Groot assura que rien ne pressait, mais la mère insista pour que la chose se fît du moins avant le soir:
—Ce n'était qu'à cause du lit; et puis madame Noiret avait toujours, pendant l'hiver, une très-belle couverture, et sûrement cette couverture était encore sur son lit.
Elle alla s'assurer du fait.
—C'est la couverture! dit-elle gravement à madame de Groot; quand vous ensevelirez vous n'aurez qu'à me faire appeler.
—C'est bien! dit madame de Groot; et la mère se retira pour engager, un pas pins loin, à travers la fenêtre, un entretien à très-haute voix avec la sourde sur la nécessité d'ensevelir madame Noiret et sur sa belle couverture.
—Que voulait la mère? demanda Suzette après son départ, en levant un œil affligé.
—Rien, ma chère amie, dit madame de Groot; j'aurai soin de tout. Ne vous inquiétez de rien.
—Il faut laisser ma mère tranquille, reprit Suzette, la laisser comme elle est, jusqu'à ce qu'elle...
La pauvre enfant ne put achever. Elle laissa de nouveau pencher la tête sur le sein de mademoiselle Van Nagel qui la soutint en l'étreignant affectueusement, et lui donna des forces par cela même qu'elle la laissa pleurer.
Sara ne pouvait demeurer plus longtemps; le ménage paternel demandait son retour. Je partis avec elle. Suzette nous tendit la main tour à tour. Sara ne put dire une parole, et Hildebrand fut aussi muet que Sara.
Nous arrivâmes au Zoeten Inval. Le père de Groot était ému jusqu'au fond de l'âme. Je restai longtemps encore chez ces bonnes gens à causer du malheur de mademoiselle Noiret. Sara me parla beaucoup de la défunte, me dit combien elle aimait sa fille et combien sa fille lui était attachée; elle rapporta mille traits de tendresse et de dévouement par lesquels la mère et la fille s'étaient adouci mutuellement les rigueurs de la vie.
Madame Noiret était restée sur sa chaise aussi bien que morte, au moment même où elle fermait son livre de chant. L'apoplexie qui, en une demi heure, avait anéanti le faible souffle de vie qui lui restait, lui avait dès le premier instant ôté la parole; mais elle n'avait pas besoin de celle-ci pour pardonner quoi que ce fût à Suzette avant de mourir, et quant à sa bénédiction elle la donnait à sa fille tous les jours de sa vie.
Nous parlâmes aussi du jeune homme que le désespoir de ne pouvoir épouser Suzette poussait à partir pour les Indes. Sara me dit qu'elle lui avait parlé le soir précédent, que son projet était irrévocablement arrêté, qu'il l'avait même communiqué à ses parents, et quelques autres circonstances que mettra en lumière le prochain chapitre. Je gardai le silence à dessein sur l'entretien que j'avais entendu involontairement dans la chambre de Van der Hoogen.
Je rentrai à la maison.
—Le service n'a pas duré jusqu'à présent, mon immortel ami! me cria monsieur Kegge, dès que je parus. Nous vous attendons avec impatience. Ennuyeux jour qu'un dimanche, mon brave! s'il y avait de la neige encore, nous pourrions du moins aller en traîneau! Ah! sacrebleu, l'eau viendrait à la bouche aux nobles et puissants seigneurs en voyant ma peau de panthère! Mais à propos, mon immortel ami, je veux être pendu si je sais où vous êtes resté si longtemps!
Je rendis compte de ma visite à l'hospice.
Monsieur Kegge eut encore une larme dans les yeux, mais il dit:
—Diantre, c'était là pour vous une triste corvée. Il y avait sans doute pleurnichement général. My dear, il faudra faire quelque chose pour Suzette; c'est diablement triste pour la pauvre fille. Envoie-lui une chose ou l'autre.
—Si je lui envoyais un poulet rôti? demanda madame Kegge d'une voix bonasse.
—Sottises que tout cela! s'écria monsieur Kegge. Elle n'a certainement pas faim, envoie-lui une couple de billets de banque, cela lui viendra plus à propos, c'est une chère affaire qu'une mort pour des gens comme cela.
Henriette avait détourné la tête et faisait semblant de regarder son perroquet, Elle aussi avait les yeux humides.
Ah! pensai-je, singulier mélange de caprice et de sensibilité! Vous êtes trop bonne pour un Van der Hoogen, et si vous aviez pour mère ou pour sœur mademoiselle Constance, vous pourriez devenir une adorable Henriette.
A l'heure du crépuscule, Henriette s'efforça, par mille voies détournées, de savoir ce que je pensais d'elle et de Van der Hoogen. Je déjouai ses ruses, parce que j'avais formé le dessein de ne m'expliquer aucunement ce jour-là.
Le soir, on attendit Van der Hoogen qui passait dans la famille la plupart des soirées du dimanche. Monsieur Kegge qui avait nourri l'espoir de faire une partie d'hombre était de mauvaise humeur de ce que le troisième joueur se fît attendre. Henriette qui était à coup sûr la plus surprise de ce qu'il ne parût point, faisait bonne contenance. Elle remarqua qu'il avait peut-être reçu une autre invitation, et dit que, pour son compte, elle trouvait très-bien qu'il ne se fit pas une habitude de venir tous les dimanches.
Nous passâmes la soirée à regarder des gravures et des dessins; monsieur Kegge en avait une belle collection, mais elle était mal arrangée, et il l'avait très-certainement payée, trop cher.
Vers dix heures apparut un billet violet, Henriette rougit et fut convaincue qu'il y avait méprise, lorsque le laquais le remit à son père, et quand celui-ci en brisa le cachet elle le regarda fixement.
Quand monsieur Kegge eut lu, il ôta très-poliment son bonnet.
—Je veux être pendu, dit-il, si j'y comprends goutte.
Et il continua avec une certaine solennité:
—Madame Kegge, née Marrison, mademoiselle Kegge et monsieur Hildebrand, écoutez, je vous eu prie, ce que contient cet écrit:
«Noble Monsieur!
—Voilà un mensonge pour commencer.
«Puisque vous recevez dans votre maison des personnes
qui cherchent à ter...
—A ter... Saperlotte, voilà un mot diabolique!
«A ternir ma bonne réputation et à me calomnier, je me vois forcé de renoncer au plaisir de la fréquenter désormais.
«J'ai l'honneur d'être, Noble Monsieur,
«Votre très-humble serviteur
«P. G. VAN DER HOOGEN.
«Surnuméraire.
«Dimanche soir.»
—Cela me regarde, dis-je en prenant la parole. Monsieur Van der Hoogen va au-devant de sa condamnation. Je me vois donc obligé de dire toute ma pensée sur lui. Monsieur Van der Hoogen s'est révélé à moi comme un mauvais garnement, comme un homme digne de tous les mépris.
Je donnai ensuite les détails rigoureusement nécessaires pour éclaircir l'affaire, et fis connaître les obligations que m'avais imposées au fameux personnage dans ma visite du matin.
—Vous voyez, dis-je en terminant, qu'il cherche son retours dans l'impudence!
—Ne vous inquiétez pas de cela, mon immortel ami! s'écria monsieur Kegge. Vous avez, à ce qu'il me semble, royalement agi. Et maintenant au diable monsieur Van der Hoogen! Je veux être une tarière, si ses gants jaunes m'ont jamais plu; et puis il avait toujours la bouche pleine de grands seigneurs! Pourtant cela chagrinera peut-être Henriette...
Henriette ne répondit pas grand'chose; mais madame Kegge parla, en méconnaissant tout à fait le point en question, ce qui est le refuge ordinaire des femmes sans jugement:
—J'ai toujours trouvé que c'était un homme très comme il faut, dit-elle. Il ne m'a jamais offensée ou blessée en rien. J'avoue franchement que je suis fâchée qu'il ne doive plus venir nous voir.
—Sottises que tout cela! reprit monsieur Kegge. Le seul désagrément c'est que nous n'ayons plus personne qui fasse de la musique avec Henriette. Et vous parlez aussi de partir, mon immortel ami! ajouta-t-il en se tournant vers moi, nous allons donc nous retrouver tout seuls. J'aime avoir sous la main un bon garçon à qui parler.
Monsieur Kegge approcha son siège du foyer, tisonna pendant longtemps, puis se mit à songer. Tout à coup il se tourna vers sa femme.
—Quel âge aurait maintenant William? demanda-t-il d'un ton plus doux que celui qu'il prenait d'ordinaire.
—Vingt et un ans! répondit madame Kegge.
Cet instant de triste réflexion ne dura pas longtemps pour ce père au caractère si mobile; mais qui dira combien de douleurs renfermait ce seul instant?
[1] Il y a ici un quiproquo sur le mot juffrouw qui peut signifier également madame et mademoiselle; cette qualification se donne aux femmes mariées, comme autrefois le titre de demoiselle en France.
[2] Petites boîtes dans lesquelles se renferment les pâtisseries qu'on sert avec le thé.
XI
Un noble et puissant seigneur.—Conclusion.
Le lundi, à une heure après midi,—si l'on est assez bourgeois pour donner à douze heures le nom de midi,—je me trouvais sur le perron de la demeure de monsieur Guillaume Adolphe, baron Van Nagel, membre de l'ordre équestre, et bourgmestre de la ville où se sont passés les événements ci-dessus racontés.
C'était une imposante maison, à façade en pierres de taille, où le père et le grand-père du gentilhomme avaient passé leur vie comme lui, et avaient laissé après eux la réputation d'hommes excellents, ce qui valait mieux encore que leurs titres de noblesse.
Un vieux domestique, vêtu d'une livrée simple et de bon goût, ouvrit la porte, m'introduisit dans une spacieuse antichambre, et n'alla m'annoncer qu'après m'avoir, en laquais bien élevé, offert une chaise et vu installé auprès du feu.
La pièce où je me trouvais avait un air quelque peu antique, quelque, peu solennel, mais confortable cependant. On s'apercevait à tout qu'on était chez un homme de goût. La tenture était de velours rouge de même que les canapés et les sièges. Deux vases antiques ornaient le manteau en marbre gris de la cheminée sous laquelle brûlait, dans un foyer poli, un feu de tourbe bien construit. A la muraille était suspendu un unique tableau; c'était le portrait d'un homme avec la fraise blanche et la robe garnie d'épaisses fourrures qu'on portait au XVIe siècle. Le visage était plein de vie et de santé, bien que les cheveux fussent tout à fait blancs, et il y avait dans le nez et la bouche une ressemblance frappante et qu'on ne pouvait méconnaître avec l'héritier encore vivant du noble nom de Nagel. Il y avait dans l'ameublement de cette chambre une calme dignité, cent fois plus agréable aux yeux et à l'âme que le luxe éblouissant et de mauvais goût de la maison de Kegge.
Monsieur Van Nagel me fit attendre un peu longtemps, mais quand il entra il était tout habillé. Il m'invita aussitôt à m'asseoir et me demanda, avec la physionomie la plus avenante du monde, qui j'étais et ce que j'avais à lui communiquer.
Je me fis connaître.
—Et l'affaire dont vous avez à m'entretenir, demande-t-elle absolument à être traitée entre nous seuls?
—Nullement, répondis-je.
—Dans ce cas, ayez la bonté de me suivre, dit monsieur Van Nagel, qui avait peut-être entendu prononcer mon nom par sa fille et supposait que je venais lui parler en faveur de l'orpheline Suzette.
Il me précéda et me conduisit dans une vaste chambre donnant sur le jardin et dont la grandeur était réduite à cause de la saison, par un grand paravent chinois. Cette chambre présentait tout ce qui peut disposer l'âme à une douce jouissance. Il y avait une agréable harmonie entre la tapisserie de couleur claire et les lourds rideaux traînants de damas qui interceptaient tout courant d'air; entre la couleur du large écran placé devant le foyer et celle du tapis qui recouvrait la table; entre toutes ces choses réunies et la séduisante expression du portrait de femme qui,—privilège éminent,—était suspendu au-dessus du piano sous son vrai jour, et les traits nobles et doux en même temps du baron et de mademoiselle Van Nagel.
Quand j'eus pris place, je me mis à exposer au respectable gentilhomme l'affaire qui m'amenait. Je lui dis que je venais intercéder auprès de lui pour un jeune homme qui occupait un emploi subalterne dans l'administration de la ville. Je lui racontai que, par un concours de circonstances (style de mendiant), ce jeune homme n'avant pas de perspective favorable devant lui, et surtout à la suite d'artificieuses machinations d'un de ses supérieurs, avait formé le projet fatal pour lui de partir pour les Indes, et que j'espérais déjouer ce projet par l'intervention de lui, monsieur Van Nagel.
—Voilà l'argument de votre cause, dit-il en souriant; voyons-en l'exposition avec noms et prénoms, s'il vous plaît.
Je répondis que je voulais parler d'un certain Renaud de Maete.
—Un jeune homme exemplaire! remarqua monsieur Van Nagel sans m'interrompre toutefois.
—Je veux parler d'un certain Renaud de Maete, à qui certaines personnes et surtout un monsieur Bout qui paraît être chef du bureau où il est commis (monsieur Van Nagel regarda sa tille d'une façon significative), ont su peindre les Indes-Occidentales sous des couleurs si séduisantes et si avantageuses que lui, plein d'ambition et tourmenté d'ailleurs par quelques contrariétés, a formé le dessein de se rendre dans ce pays. Bien plus un commencement d'exécution a déjà eu lieu, attendu que monsieur Bout a conclu pour lui et avec son assentiment, un engagement avec son frère à lui Bout, lequel frère paraît avoir une plantation à Surinam, engagement qui oblige de Maete comme homme d'honneur, à partir à la première occasion...
—Et vous désirez, dit monsieur Van Nagel, avec une prévenante complaisance, que je refuse d'accorder sa démission au jeune de Maete.
—Précisément! répondis-je.
—Eh bien! dit-il, il ne l'obtiendra pas, monsieur Hildebrand! Il ne l'obtiendra pas, Constance! Nous ne laissons pas partir nos enfants sur la recommandation de monsieur Bout. As-tu jamais entendu dire que Bout ait un frère aux Indes?
—Jamais, papa! répondit la jeune fille.
—Eh bien! Monsieur, reprit le baron, nous connaissons monsieur Bout et nous connaissons le jeune de Maete. Nous mettrons ordre à tout. Connaissez-vous ces deux messieurs?
—J'ai vu un instant monsieur Bout; je n'ai jamais vu de Maete.
—Vraiment! répondit monsieur Van Nagel. Soyez tranquille, j'examinerai l'affaire, de Maete n'ira pas aux Indes. Mais permettez-moi de vous faire une question, si toutefois elle n'est pas indiscrète: pourquoi vous intéressez-vous tant à une personne que vous ne semblez pas connaître le moins du monde?
Cette question m'embarrassa, quoique bienveillant que fût le regard avec lequel le baron attendait ma réponse.
—Monsieur, dis-je, et je crois que je rougis, il y a une dame en jeu, une jeune fille qui s'intéresse au jeune de Maele, mais qui est aussi peu instruite que lui-même de la démarche que je fais aujourd'hui.
—Je le pensais bien, dit monsieur Van Nagel en souriant, mais cela n'empire pas l'affaire, je crois?
Je fis un mouvement pour me retirer.
—Attendez encore un instant! dit-il, et il eût continué, mais le domestique entra et annonça monsieur Van der Hoogen. L'expression d'un sentiment désagréable se peignit involontairement sur les traits du père et de la fille, mais elle fut bientôt réprimée.
—Dites que je ne puis recevoir Monsieur, que je suis occupé.
—Ma fille, continua-t-il, en s'adressant à moi, ma fille vous a rencontré hier quelque part, je pense.
—Nous étions tous deux dans la maison d'une affligée.
—Vous connaissez cette demoiselle Noiret?
—Je l'ai rencontrée une fois ou deux, et la connais par les renseignements que m'ont donnés des personnes avec lesquelles elle est en relation.
—Elle fait de temps en temps des robes pour ma fille, poursuivit monsieur Van Nagel, et celle-ci est très-contente d'elle. C'est une jeune fille modeste et qui a besoin qu'on lui vienne en aide. En savez-vous plus que moi sur sa famille?
Je lui communiquai tout ce que je savais et ajoutai que, grâce à son excellent caractère, Suzette était généralement aimée de tous ceux qui l'approchaient.
—C'est ce que dit aussi le docteur, n'est-ce pas, Constance? répondit-il. Je vous remercie de vos renseignements, Monsieur!
—Vous étudiez à Leyde? ajouta-t-il aussitôt en voyant que de nouveau je faisais mine de partir. Restez encore un instant. Je vous ai écouté jusqu'au bout, mais il ne faut pas vous en aller ainsi tout d'un coup. J'ai aussi obtenu mou grade à Leyde.
Et là-dessus il me raconta quelques souvenirs de sa vie d'étudiant.
—On dit que c'est le temps le plus agréable de la vie, dit-il en terminant, mais je ne suis pas assez ingrat envers ma femme défunte et ma fille bien-aimée, pour acquiescer à cette opinion; et d'ailleurs il est plus agréable encore dans le monde de se sentir un homme qu'un étudiant. J'espère que vous l'expérimenterez un jour.
Après une conversation sur des sujets plus généraux, à laquelle prit part, aussi mademoiselle Van Nagel, je quittai cette maison qui m'était apparue comme l'asile de la paix de l'âme, de l'intelligence, de la vertu, plein de reconnaissance en mon étoile qui, en si peu de jours et sous des toits si différents, m'avait mis en rapport avec tant d'aimables et bonnes gens, pour fortifier en moi la conviction que l'aménité et les vertus éminentes ne sont pas le privilège de certaines classes de la société, mais appartiennent également à toutes les conditions, tandis que celui-là est à coup sûr le plus heureux qui sait bien et dûment ce qu'il est, et qui il est, ce qu'il peut et ce qu'il veut, sans chercher son bonheur dans ce qui est hors de sa portée, et se tenant pour certain, qu'il est beaucoup plus sage de se tenir au centre paisible de son cercle, que sur les frontières exposées de celui-ci.
Mon petit rôle était joué; mes travaux me rappelaient, et j'annonçai mon départ. Trois jours après je me réveillais dans ma chambre à Leyde, et je regardais à deux fois pour m'assurer si la Brêe-Straat était encore large.
Mais ceux de mes lecteurs qui ont eu la patience de suivre cotte série de scènes, ne consentiront pas à ce que je dépose la plume avant de leur avoir dit au moins un mot sur la destinée ultérieure des personnages qui y ont joué un rôle. J'ose dire que je n'appartiens pas à cette catégorie d'écrivains qui se plaisent à vexer leurs lecteurs en trompant leur attente. Ce procédé est inconvenant et me paraît contraire à la politesse qui sied doublement à un auteur. C'est pourquoi je m'efforcerai de satisfaire autant que possible à ce désir naturel.
Henriette Kegge a épousé, l'an dernier, un capitaine d'artillerie à cheval, qu'elle a, je le crains, pris un peu sur l'extérieur, mais qui heureusement paraît un homme très-sensé, sachant parfaitement comprendre et guider le caractère de sa femme, imprimer une bonne direction à son esprit et à ses qualités, et même qui a exercé une très-salutaire influence sur toute la famille, sans en excepter monsieur Kegge, qui, aujourd'hui, maugrée beaucoup moins contre les nobles et puissants seigneurs, ne leur porte plus du tout envie, et par cela même, gagne de plus en plus en considération à leurs yeux.
Madame, à ce que j'apprends, est toujours la même dame, parlant peu, s'émouvant peu, seulement la mort d'un de ses deux favoris lui a donné quelques mauvais jours. Je ne suis pas assez heureux pour pouvoir dire a mes lecteurs si c'est Azor ou Mimi.
Monsieur Van der Hoogen s'est conduit d'une façon si peu charmante dans la gestion de fonds confiés à sa responsabilité, qu'il a jugé prudent de quitter un beau matin pour toujours son quartier dans le magasin de literies, sans que personne en ressentît du chagrin, sauf son hôte et sa femme qui y perdaient une demi année de loyer et une jolie petite somme déboursée pour ce Monsieur.
Le Zoete Inval est encore toujours une honnête boutique de pâtisseries, et vers la Saint-Nicolas, il s'y fait toujours de magnifiques parties de dorure. Sara est fiancée à un beau jeune homme qui fait d'importantes affaires en objets manufacturés. Je recommande au beau sexe son futur magasin; ce sera un véritable plaisir que d'acheter chez elle.
Sous le titre de femme de chambre, Suzette Noiret jouit auprès de mademoiselle Constance d'une position toute privilégiée. De Maete, que le baron a pris sous sa protection particulière, ne tarda pas à monter jusqu'au secrétariat, et il occupe maintenant la place de monsieur Bout qui est mort des suites de sa conduite déréglée. Il est l'heureux époux de la jolie Suzette, et je possède une lettre de ces jeunes gens dans laquelle ils s'imaginent «avoir beaucoup d'obligations à monsieur Hildebrand.»
Le baron mène encore toujours avec sa fille la même existence calme et douce. Tous deux se rendent aussi utiles et font autant de bien qu'ils peuvent, et mademoiselle Constance va, le cœur plein d'amour, au-devant du temps où monsieur Van Nagel qui tout doucement commence à se faire vieux, aura davantage encore besoin de ses soins.
Et la grand'mère?... Elle n'est plus du nombre des vivants. Conformément à sa volonté dernière, elle est enterrée dans la tombe où repose aussi son petit fils chéri, au cimetière voisin de la Marepoort à Leyde. Son chien ne le lui a pas survécu longtemps, et j'ai reçu en son nom un petit paquet, dans lequel se trouvaient la bague et le mouchoir, avec ces mots en anglais:
«Souvenez-vous du bon William et de sa grand'mère.
«E. MARRISON.»
FIN DE LA FAMILLE KEGGE.
GERRIT WITSE
OU
LES AMOURS D'UN CANDIDAT EN MÉDECINE.
I
Les angoisses de l'étudiant.
La bonne ville de Leyde renferme, dans l'enceinte de ses murailles, en partie encore debout et en partie transformées en promenades, deux, beautés territoriales qu'on ne peut assez vanter, savoir: la Brêestraat qui, d'après d'antiques documents et d'après les adresses des lettres de tous les temps a dû s'appeler jadis Breedestraat[1], et le Rapenburg, si célèbre par la catastrophe de l'an vu[2] et lequel offre, selon Orlers, «le long d'une large rue un large et beau canal planté sur les deux rives et comme encadré de beaux grands tilleuls sous lesquels il est très-agréable de se promener pendant l'été.» Le Rapenburg est parfaitement bâti des deux côtés et l'on y trouve de belles maisons qui font honneur à la fortune de nos aïeux et à leur goût pour les constructions colossales. Cette circonstance n'empêche pas toutefois qu'on n'y remarque quelques édifices très-vilains et tout difformes; parmi ceux-ci se distinguent surtout le Muséum royal d'histoire naturelle, la Bibliothèque de l'université et l'Université elle-même, carie conseil communal et l'Etat semblent avoir généreusement résolu d'abandonner désormais le soin d'embellir et d'orner la ville au goût des habitants, tout comme le gouvernement laisse la charge de récompenser ceux qui sauvent la vie à leurs semblables, à la société tot Nut van t'Algemeen [3]. Le dernier édifice que nous avons nommé, situé au coin de la ruelle des Nonnes, offre l'aspect qui n'est pas sans charme d'un vieux convent avec des fenêtres modernes, fermé par une grille de nouveau modèle, et sur le toit duquel apparaît un assemblage non moins gracieux de pigeonniers et de poivrières qui portent le nom pompeux de tours et d'observatoire. Dans le fait, la partie supérieure du bâtiment éveille l'orgueilleuse pensée de la marche progressive des arts et des sciences et du développement indéfini de l'esprit humain, tandis que les murailles et les voûtes épaisses du rez-de-chaussée gardent religieusement le chaste souvenir des nonnes blanches. Quelle frappante révolution le cours des temps a amenée en ces lieux! A cette même place où de timides novices, encore indécises sur la grande résolution à prendre, venaient prier devant l'autel au pied duquel elles devaient un jour dire, le cœur joyeux et calme, adieu au monde et à ses pompes; à cette même place devaient s'asseoir plus tard d'infortunés verts [4] désespérant d'atteindre jamais aux grandeurs de la terre. Là où le vénérable chœur des religieuses couvertes de leur long voile et précédées de leur abbesse, élevait jadis vers Dieu un chant solennel, devait s'asseoir plus tard une réunion de savants en robe noire, tandis qu'un futur docteur y soutiendrait, de par l'autorité du recteur magnifique et contre le monde entier, cette audacieuse thèse que l'article cent et autant du code n'est pas absolument en contradiction avec l'article cent et autant;—ou bien que c'est à tort qu'on attribuerait sans distinction toutes les maladies des enfants aux dangers de la dentition; ou encore qu'un témoin oculaire est plus capable d'écrire l'histoire que celui qui ne connaît les faits que par ouï-dire;—et parfois aussi qu'il faut connaître l'hébreu pour savoir découvrir et juger les hébraïsmes du Nouveau Testament. Je pourrais continuer longtemps à signaler des contrastes entre le temps passé et l'époque présente, si je ne craignais de commettre des inexactitudes que nombre d'antiquaires de Leyde ne me pardonneraient jamais. Disons en un mot que tout ce qu'on voyait et entendait autrefois en ces lieux est changé et renouvelé, à l'exception du latin qui a plutôt vieilli et qui, ramené au vrai ton de Cicéron, continue et continuera jusqu'au dernier des jours, de prêter, avec une étonnante souplesse, ses formes les plus classiques à toute science quelconque, soit que les Romains en aient eu ou non quelque notion.
Lorsqu'on a franchi la grille de fer et la cour qui occupe un espace d'une dizaine de pas devant le vénérable édifice, on entre, par une grande porte dont les panneaux sont placardés de nombreux avis, dans une large allée où l'on ne rencontre personne à l'heure de silence où commence cette histoire, c'est-à-dire à deux heures après midi. Si, au bout de cette allée, on gravit un grand escalier tournant en pierre, et si, parvenu à l'étage, on prend à gauche, puis droit devant soi, on arrive à une élévation de deux marches: si l'on franchit aussi ces marches et si l'on ouvre la porte qui est en face, on se trouve dans une petite chambre aux murs blanchis à la chaux et planchéiée, chambre où l'on voit une table, une couple de chaises et un poêle rouillé.
Cette place peu avenante porte le prosaïque nom de Cabinet des sueurs, et à coup sûr, ce n'est pas à tort. C'est là en effet une sorte de purgatoire où quiconque aspire à savourer les douceurs d'un examen ou d'une promotion, doit attendre pendant quelque temps avant d'être admis à la jouissance de cette céleste joie. Solennel réduit! Dans cette petite chambre, ô mes lecteurs, tons les grands hommes qui, grâce à un zèle infatigable et à une application ininterrompue, ont jamais conquis le bonnet de docteur à l'université de Leyde, pour étonner et charmer ensuite le monde par leur supériorité scientifique, tous, dis-je, incredibile dictu, se sont, pendant quelques instants, trouvés petits dans cette humble chambrette. Oui, là l'habile défenseur de vos droits qui aujourd'hui, sans pâlir ni rougir, terrasse votre adversaire en accumulant énergiquement phrases sur phrases, là, il a senti un instant le cœur lui battre violemment à l'idée que tel ou tel professeur ne lui avait pas pardonné d'avoir si mal fréquenté son cours et s'en vengerait en lui posant des questions captieuses. Là, le médecin, qui aujourd'hui sonde, si intrépidement votre poitrine et vos entrailles, a sué bien des gouttes en songeant que ses professeurs en savaient tant plus que lui. Là, ce gros recteur auquel voire fils ainé ne présente qu'en tremblant son thème rempli de fautes et de demi-fautes, ce recteur lui-même a frémi un jour dans la crainte que l'examinateur n'ouvrît un autre dialogue de Platon que celui qu'il savait le mieux. Là enfin Hildebrand aussi, votre humble serviteur, a senti un frisson glacial lui parcourir les reins, alors que son imagination s'égarait dans le dédale des questions pouvaient lui être adressées.
Le propre de ce cabinet c'est que le patient y entre avec une cravate blanche, une figure blanche, tout vêtu de noir et suivi par quelques amis en négligé, avec des paletots, des cannes, des casquettes et des chiens. Le patient s'assied sur la table et les amis vont et viennent. Le patient chuchote, ses amis ont le verbe haut. Le patient assure qu'il est mal à l'aise et ses amis assurent qu'il est fou. Le patient désire être introduit sur-le-champ dans le sanctuaire, mais il soutient qu'il espère rester longtemps encore dehors. Les amis parient qu'il obtiendra le plus haut grade, et lui parie qu'il n'aura que le second. Le patient éprouve en ce moment un respect sans bornes pour quiconque porte le titre de professeur, et il considère la faculté comme un conseil de dieux; les amis assurent que ce sont des hommes ordinaires. Le patient tient pour certain qu'ils partent du principe fatal de ne pas profaner les grades académiques on les conférant à des indignes, et les amis soutiennent qu'ils sont au monde uniquement pour embêter les jeunes gens. Le patient se rappelle à part lui mille histoires effrayantes d'infortunés qui ont été victimes de leur trouble ou de la rancune, des examinateurs, et ses amis répètent toutes les anecdotes possibles sur les fins renards[5] qui ont jeté de la poudre aux yeux de leurs examinateurs ou dit une drôlerie en recevant leur diplôme simpliciter[6]. Bref, le patient acquiert toutes les connaissances possibles qui lui viendront à propos quand, le lendemain, le surlendemain ou un mois plus tard, il lui faudra assister quelque nouveau patient dans les heures d'angoisse, et ses amis débitent une foule de choses qu'ils auront complètement oubliées, quand, à leur tour, ils seront appelés à passer dans le cabinet des sueurs les instants les plus perplexes de leur vie.
Toutefois le personnage que je veux présenter à mes lecteurs ne remplissait pas toutes les formalités habituelles en ce lieu de torture, où il entra accompagné d'un unique confident. Il avait eu la singulière force d'âme de ne révéler le secret du son examen à personne autre qu'à ce confident; il avait prié l'appariteur de ne pas placarder ad valvas academicas[7] l'affiche dénonciatrice; enfin il avait trompé sur l'heure de l'examen ceux qui étaient parvenus à savoir qu'il avait fait la veille sa démonstration pratique; il étudiait la médecine.
C'était un jeune homme d'un extérieur assez agréable bien qu'on ne pût dire absolument qu'il fût beau garçon, et l'on ne pouvait dire davantage que la cravate blanche et la triste disposition d'esprit où l'avait mis la circonstance présente, fussent de nature à le flatter. Il était de taille ordinaire, mais l'ami qui l'accompagnait pouvait être estimé petit, désavantage naturel qui ne l'empêchait pas en ce moment d'avoir beaucoup meilleur air que le récipiendaire. Ses yeux bruns lançaient un regard plein de malice, et l'expression joyeuse de sa physionomie, comme aussi la vivacité de ses mouvements, contrastait singulièrement avec le sérieux mélancolique de celui qui était venu attendre l'appel, si agaçant pour les nerfs, de la sonnette de l'examen.
Selon l'antique et légale coutume, le récipiendaire s'assit sur la table et consulta sa montre. La porte était toute large ouverte et il put jouir pleinement de la vue de la salle où allait s'assembler la faculté de médecine.
—Deux heures et quatre minutes. Il est encore trop tôt, dit-il, d'un ton abattu.
—Il est assurément trop tôt, dit le petit, mais aussi tu n'as pas suivi mon conseil.
—Quel était donc ton conseil? demanda l'autre avec distraction et en regardant vers l'escalier; car il y entendait du bruit et était curieux de voir si ce serait le professeur S...., ou le professeur M...., qui apparaîtrait le premier.
—Mon conseil, bon Dieu? C'est que tu aurais dû rester au lit jusqu'à nue heure et ne plus ouvrir un seul bouquin.
—Non, c'eût été une folie! dit l'autre qui paraissait avoir sur ce point une opinion décidée, résultat sans doute de l'expérience qu'il avait faite en ce jour solennel; avec l'angoisse du désespoir, il avait passé la matinée à feuilleter telle leçon, puis telle autre, à relire l'introduction d'un livre, à parcourir une fois encore la table d'un autre.
—Après quoi tu aurais dû déjeuner, mais tout à ton aise, sais-tu? poursuivit l'autre.
—Et boire un verre de madère?
—Non, je n'en sais trop rien; cela aurait pu te faire déraisonner ...
—Déraisonner peut quelquefois être bon.
—Oui, cela peut arriver... Il ne faut pas oublier qu'il s'agit de latin[8].
—Heureusement! reprit l'étudiant à la cravate blanche; je ne voudrais pas que la chose se fît en hollandais; une stupidité dite en hollandais est doublement stupide.
—C'est vrai, répliqua le confident, mais alors il faut d'abord savoir le latin, et, quant à moi, je me suis occupé davantage de ma langue maternelle, sais-tu. Pour toi, tu possèdes un petit latin qui n'est pas mal cicéronien, cela est certain! Mais ce que je voulais dire, c'est que tu n'aurais pas dû t'habiller avant deux heures.
—Voilà déjà Macquelin! dit le patient.
—Tu voudrais bien que Broers eût une opération à faire, n'est-ce pas? dit le consolateur.
—Monsieur Broers est entré depuis longtemps, dit l'appariteur, et le brave homme exhiba une quittance des cours.
—Gerrit, mon cher Gerrit, comme te voilà dedans! poursuivit l'officieux ami.
—Un peu! un peu! répondit l'intéressé.
—Non pas un peu, continua le persécuteur, mais énormément, mon brave! Et si tu me demandes s'il t'est possible d'avoir assez peur, je dois te répondre: Non, mon gaillard! car tu as bien mal suivi les cours, sais-tu; et puis tu as dit un jour que l'ostéologie est une science très-sèche! Ne penses-tu pas que cela ait été rapporté aux professeurs?
La victime s'efforça de sourire, mais de mauvaise grâce.
—Ensuite, poursuivit Jean qui rit, et c'est là le pire, il est suffisamment connu que tu es un imbécile.
—Tu te moques de moi! dit Jean qui pleure, mais, à parler vrai, j'en sais moins que tu ne penses ... mais j'entends la sonnette!
Au même instant, la victime sauta au bas de la table, suivit l'appariteur qui lui ouvrit la porte de la faculté de médecine, entra d'un pas modeste et fit une salutation à ses bourreaux; son camarade, au contraire, le suivit d'un pas délibéré et se plaça sur le banc si dur réservé aux auditeurs, où il se trouva néanmoins beaucoup plus à l'aise que la victime sur le fauteuil de cuir luisant des récipiendaires.
Trois quarts d'heure après, on sonna de nouveau, et le patient dut se retirer. Il sortit de la salle avec son satellite, d'un pas calme et posé, mais aussitôt que l'appariteur eut refermé la porte derrière lui, il fit un bond d'un pied de haut et serra la main de son ami avec une expansion effrénée. C'était un autre homme: ses yeux rayonnaient, la joie étincelait sur son visage.
—Comment cela a-t-il été? demanda-t-il à son confident.
—Tout doucement! dit l'autre.
—Vilain plaisant! s'écria l'examiné en lui pinçant le bras.
—J'ai perdu ma fine bouteille! reprit l'auditeur; si tu as le second grade ce sera très-joli.
—Je voudrais déjà l'avoir! s'écria le récipiendaire, et ses traits s'obscurcirent de nouveau.
La sonnette retentit derechef. L'appariteur entra gravement dans la salle et en sortit aussi gravement. Le patient alla écouter sa sentence.
—Ne te fais pas d'illusion! lui chuchota l'autre à l'oreille.
L'examiné attendit le prononcé de l'arrêt avec une physionomie très-calme en apparence. Le doyen débita plusieurs phrases latines, mais lui les entendit sans les comprendre; il n'attendait qu'un mot et ce mot vint: Summâ cum laude.
—Ne te l'avais-je pas dit? dit l'ami qui lui avait conseillé de ne pas se faire d'illusions, tandis qu'ils descendaient l'escalier comme un ouragan et avec un tout autre élan qu'ils ne l'avaient gravi peu auparavant.
—J'espérais à part moi, dit celui qui avait parié une fine bouteille, qu'il aurait le second grade.
—Je vois bien que cela s'est bien passé! dit l'hôtesse lorsque le candidat rentra chez lui et franchit en courant l'escalier, pour s'aller déshabiller et écrire à son père. Je vois bien que cela s'est bien passé! dit-elle à l'ami qui l'attendait en bas pour le conduire ensuite triomphalement à la société des étudiants; j'ai pensé pendant toute la semaine que monsieur avait certainement un examen à faire... Et Monsieur a sans doute simma cum laudis?
—Oui, Madame, vous en étiez sure sans doute, bien que Monsieur n'ait jamais été bien rassuré sur ce point.
—N'est-ce pas, dit la dame. C'est un excellent Monsieur et très-bien aussi de toute manière; mais savez-vous ce que c'est? Il n'a pas de confiance en lui-même, et quand un examen approche il devient si mélancolique! C'est justement comme monsieur Possel, que vous avez sans doute connu, ce petit, vous savez! C'était tout à fait la même chose. Quand il devait faire un examen, mon mari et moi nous nous disions souvent qu'on le mettrait dans un trou de souris; il savait bien son affaire, ce n'était pas l'embarras; mais il avait des scrupules, voyez-vous. C'est égal, je suis toujours contente quand vous venez voir Monsieur, car, en autre temps, il est toujours gai, juste comme vous; mais quand il a un examen il perd la tête.
Le candidat descendit et fut amplement félicité par l'hôtesse. Après quoi les deux amis se rendirent à la société, où ce fut aussi une pluie de félicitations, car le candidat était très-aimé de ses condisciples; seulement son bonheur fut troublé par deux étudiants qui étaient aussi sous le coup d'un examen et qui le fatiguèrent de questions sur la façon d'interroger de tel et tel, et en s'informant si les examinateurs voulaient qu'on sût telle chose et insistaient sur telle autre, à tout quoi le candidat se borna à répondre qu'ils réussiraient comme lui.
Puis, le candidat régala de vin les convives de sa table; après le dîner un drowski parut et le candidat se rendit avec son confident et un autre ami au Deyl[9], où ils prirent du thé, c'était en février. Le soir, le candidat réunit dans sa chambre, outre ses deux compagnons déjà nommés, deux autres amis; on s'attabla autour d'une douzaine de bouteilles de Cantemerle, et, les fenêtres ouvertes au large (c'était bien en février), on fuma une quantité de cigares et l'on causa sur une multitude de sujets. A une heure du matin, les bouchons de champagne sautèrent. Deux des amis raisonnaient gravement sur la meilleure forme de gouvernement; deux autres étaient engagés dans une comparaison entre la philosophie de Kant et celle de Hegel, dont aucun d'eux ne connaissait rien, et le cinquième portait un toast à l'union des facultés.
A deux heures, les amis étaient partis, sauf l'ami du cabinet des sueurs, qui écoutait, avec de petits yeux, un récit que lui faisait le candidat avec beaucoup de mystère et tout confidentiellement. Il racontait comment il était passionnément amoureux d'une jeune fille qu'il avait vue, l'année précédente, dans un voyage pédestre en Gueldre, sur la terrasse d'une petite maison de campagne et avec un pigeon blanc sur la tête: il expliquait ensuite comme quoi il avait vu par hasard chez madame Schrender[10] un portrait de femme qui lui ressemblait comme deux gouttes d'eau; il avait acheté ce portrait sur-le-champ et il demanda à son ami comment il le trouvait. Sur quoi l'ami lui jura qu'il ne parlerait de cette affaire à personne, de crainte de compromettre toutes les jeunes filles de la Gueldre, qui avaient de petites maisons de campagne et élevaient des pigeons blancs. Mais il prit ensuite la chose sur un ton sérieux, et porta un toast à la bien aimée, toast que le candidat but, les larmes aux yeux.
L'ami raconta à son tour que lui aussi était amoureux fou, mais qu'il était malheureux en amour et que c'était sa troisième passion. La première avait pour objet une jeune pensionnaire qu'il voyait tous les dimanches à l'église française; la seconde, une jeune fille déjà fiancée en secret à un autre, et la troisième, la fille d'un colonel pensionné, lequel était furieux contre lui et ne pouvait le souffrir ni le voir.
A trois heures, l'ami ferma derrière lui la porte de l'hôtel du candidat, et le lendemain à huit heures, le susdit candidat s'éveilla avec la bienheureuse idée qu'il n'avait plus d'examen à subir ce jour-là.
[1] Rue large.
[2] Dans la soirée du 12 janvier 1807, un bateau chargé de soixante-dix barils de poudre fit explosion dans l'intérieur de Leyde; plusieurs centaines de personnes furent ensevelies sous les ruines de rues entières; huit cents maisons s'écroulèrent ou durent être abattues. Aujourd'hui on voit à droite et à gauche du Rapenburg, dans le voisinage de l'université, deux vastes places plantées d'arbres, qui servent de champ d'exercice et occupent l'emplacement des rues détruites; elles portent le nom de Ruines. (Note du traducteur.)
[3] Société pour le bien être général, célèbre association philanthropique de la Hollande.
[4] On désigne, en Hollande, parle nom de verts les étudiants récemment entrés à l'université.
[5] Les renards sont les étudiants émérites.
[6] Le diplôme est conféré, en Hollande, avec quatre formules différentes, selon le mérite du récipiendaire, savoir: Summâ cum laude; magnâ cum laude; cum laude; simpliciter.
[7] Lieux où s'affichent les décisions et les avis émanant de l'autorité académique ou des professeurs.
[8] Tous les examens se subissent en latin dans les universités hollandaises.
[9] Guinguette aux environs de Leyde.
[10] Marchande de gravures à Leyde.
II
Joie des parents.
Monsieur Witse, tenant à la main une lettre ouverte, et la figure rayonnante de plaisir, souhaita le bonjour à sa femme en arrivant au déjeuner.
—Demain notre candidat arrive à la maison, dit monsieur Witse.
—Notre quoi? demanda madame son épouse.
—Notre étudiant; répondit monsieur Witse. Mais il est candidat maintenant. Il m'écrit qu'il a dû subir son examen hier. Cela se sera bien passé, je n'ai pas d'inquiétude là-dessus.
—Nous avons bien de la satisfaction de cet enfant-là, dit madame Witse en versant de l'eau sur le thé. N'ai-t-il pas passé son examen extraordinairement vite?
—Assurément, ma chère, assurément. Il est à Leyde depuis cinq ans seulement, et il a mis trois ans à son premier examen.
—Sa propédentique[1], n'est-ce pas? dit gravement madame Witse, toute fière d'avoir si bien appris à prononcer ce mot difficile.
—Justement, ma chère! c'est là une chose que la plupart des étudiants traitent avec légèreté; mais lui, il s'en est occupé particulièrement. Vois-tu, il nous coûte là-bas une bonne somme d'argent, mais la médecine, je l'ai toujours entendu dire, est une rude et difficile étude, et il ne faut pas qu'il néglige rien.
—Mais combien cela durera-t-il encore, maintenant que le voilà candidat?
—Je n'en sais rien. Il voulait aussi étudier la chirurgie et l'obstétrique, et cela demandera encore assez de temps. Mais qui sait aussi à quoi il est destiné?
—En vérité, croiriez-vous cela? demanda madame Witse en laissant à mi-chemin le couteau avec lequel elle coupait une tartine, et en regardant fixement son mari.
—Tout est possible, ma chère, répondit celui-ci, en parcourant derechef la lettre du regard. Et un joyeux sourire illumina ses traits.
—Mais ne faut-il pas pour cela avoir un certain âge? demanda madame Witse, en baissant modestement les yeux et en coupant sa tartine en morceaux avec une attention particulière.
—De quoi voulez-vous parier? demanda M. Witse, qui avait la même idée que sa femme.
—Mais, répondit la bonne femme en considérant la pointe de son couteau avec une extrême obstination, mais pour devenir une chose ou l'autre.
—Comment, une chose ou l'autre, petite mère? demanda en riant son époux, qui brûlait du désir d'entendre sortir des lèvres de sa moitié le mot que lui-même n'osait prononcer.
—Mais, répondit madame Witse, quel âge avait le jeune (comment donc s'appelle-t-il?) quand il est devenu professeur?
—Tut! tut! tut! dit M. Witse, dont les yeux étincelaient de plaisir et dont la face était agitée par des mouvements nerveux, il ne faut pas voler si haut, petite mère, qu'il devienne seulement un bon médecin et ce sera très-bien.
—Sans doute, reprit la mère, fâchée d'avoir parlé si imprudemment; c'est seulement pour dire, et cela n'est nullement nécessaire. Quant à moi, je serais très-contente quand il ne ferait que réussir dans la pratique. Aussi bien, ne pouvons-nous tout exiger.
—Assurément non! dit M. Witse.
—Et puis, continua madame, qui sait si cela serait bon pour lui? Un professeur doit étudier si terriblement!
—Il le doit sans doute, ma chère, mais ce serait là le moindre pour notre Gerrit.
—Oui, je veux bien le croire, reprit la mère de Gerrit; c'est seulement pour dire, et je puis vous assurer sincèrement que je n'y pense jamais.
—Eh! il ne faut pas rejeter cela si loin! répondit le père de Gerrit.
—Non! dit la mère de Gerrit, certainement non.
—On a vu d'autres choses, dit M. Witse sans savoir au juste à quoi il faisait allusion.
—Oh oui! pourquoi cela ne pourrait-il pas arriver aussi? dit madame Witse,
—On ne peut s'appliquer plus que Gerrit, reprit Witse.
—Et il aurait, je crois, beaucoup d'aptitude pour renseignement, poursuivit-t-elle.
—Je le crois aussi, et je pense encore qu'on a l'œil sur des jeunes gens comme cela, ajouta-t-il.
—Ce serait un grand bonheur! observa-t-elle.
—Certainement! Mais il ne faut-pas compter là-dessus; le mérite n'est pas toujours reconnu... C'est comme pour Ja question du concours.
—Il a pourtant eu l'accessit, dit la mère.
—Il aurait dû avoir la médaille, dit le père.
—Les fous ont toujours beau jeu, dit la mère, qui se mit tout d'un coup à tout attribuer à la chance.
—Cela sonnerait bien, dit le père, le professeur Witse!
—Allons donc; Witse! dit la mère, dont c'était le tour d'être modeste, ne vous flattez donc pas de cela!
—Je ne me flatte pas, répondit le mari; je dis seulement que cela sonnerait bien.
Il se fit un silence; monsieur jeta les yeux sur le Handelsblad et madame tricotait un bas, mais tous deux songeaient au professorat de Gerrit, dont chacun se tenait pour convaincu, pour peu que, dans ce monde sublunaire, le mérite fût apprécié à sa juste valeur.
L'heureux couple resta quelque temps plongé dans cette douce méditation. M. Witse rompit le premier le silence.
—Il nous faudrait pourtant faire quelque chose en l'honneur du candidat, il me semble! dit-il.
—J'y ai déjà pensé! répondit sa chère et conciliante moitié.
—Un petit dîner ne ferait pas mal...
—Mais oui. Qui inviterions-nous? Les Vernooy, qu'en pensez-vous?
—Ce serait parfait; j'irai les inviter moi-même; puis les Van Hoel surtout! Vendredi me paraît un beau jour?
—Mais il faut absolument que nous ayons madame Stork.
—Gerrit ne la connaît pas le moins du monde, observa Witse.
—Bah! répondit son épouse, je prends cela sur mon compte; elle saura fort bien lui plaire; c'est une femme des plus intéressantes. A propos, savez-vous qu'il y a une nièce chez Vernooy? C'est aussi une étrangère; mais plus il y a de monde, mieux on s'amuse. Mais il faudrait avec cela une couple de messieurs? Que dites-vous du jeune Hateling?
—Je ne sais pas si Gerrit aime beaucoup Hateling, remarqua M. Witse.
—Eh! pourquoi Gerrit n'aimerai-t-il pas Hateling, demanda madame. C'est un jeune homme très-agréable, et je le trouve si parfaitement mis; oui, vraiment, il se met parfaitement. A quoi songez-vous? Gerrit aimer Hateling? Lequel de nos jeunes gens Gerrit connaît-il donc? Depuis qu'il est à l'université, il ne fréquente plus personne parmi la jeunesse de Rotterdam.
—Quant à moi, j'approuve, dit M. Witse. Mais n'inviterons-nous pas aussi Wagesteert?
—Sans doute, Wagesteert, répondit sa femme; nous sommes sûrs alors que ce sera un joyeux dîner.
Ce projet de dîner était arrêté, et bien que le susdit dîner dût avoir lieu en l'honneur de Gerrit, on n'avait guère pris garde à ses sympathies dans le choix des convives. Disons à titre d'excuse que le but des bons parents était bien plutôt de faire parade de leur savant fils, que de ménager à ce fils une agréable journée.
Ce jour là, M. Witse sortit de bonne heure pour faire différentes visites; il les fit avec la lettre de Gerrit en poche, et dans toutes les maisons où il alla, s'étendit longuement sur l'érudition inouïe de son fils. Il y a bien des manières de faire le malheur d'un fils ou d'une fille, et M. Witse y était tombé depuis longtemps.
A vrai dire, c'était le côté faible du brave homme. M. Witse était très à son aise, appartenait à la bonne bourgeoisie, et était un notaire en vogue. Il avait un esprit net et lucide, beaucoup de connaissances acquises, mais ses idées sur la supériorité d'une personne qui a fait ses études étaient très-exagérées. On ne pouvait dire qu'il eût gâté son fils, ni qu'il lui eût lâché la bride, car il avait trop de bon sens pour cela; il avait donné au jeune Gerrit une très-bonne éducation, et l'avait parfaitement tenu en laisse. Mais dès que son fils avait été inscrit comme étudiant, il avait conçu pour lui la plus profonde vénération, vénération que la mère était très-portée à partager, vu que Gerrit était son unique enfant. Son mari, tout instruit qu'il était, tout considéré qu'il fût généralement pour la distinction de son intelligence, croyait n'être rien en comparaison d'un fils, qui, à la vérité, s'était toujours occupé avec zèle de ses études, mais qui, peut-être, lui était encore inférieur sous bien des points de vue, et principalement quant au discernement et à la pénétration. Ce qu'il y a de meilleur dans cette conviction, c'est que cela lui inspirait des idées très-libérales quant à tout ce qui pouvait agrandir le cercle des études de Gerrit, et développer les aptitudes du jeune homme; la bibliothèque de Gerrit était une des meilleures qu'eût jamais possédée un étudiant en médecine, et il n'y avait pas de doute qu'après avoir acquis son grade, il ne visitât Berlin et Paris,
[1] Examen préparatoire aux véritables épreuves scientifiques.
III
Ennuis de jeune fille.
Clara Douze était assise dans une chambre de la maison de monsieur et madame Vernooy, sur le banc établi dans l'embrasure de la fenêtre; elle travaillait à un cordon de sonnette pour la fête prochaine de son père, et levait de temps en temps sa jolie tête pour regarder dans la rue Haute, mais le plus souvent elle détournait les yeux d'un air désappointé et reprenait son ouvrage.
Clara Douze était une fraîche, joyeuse et charmante jeune fille de la Gueldre, qui n'avait pas encore atteint sa dix-huitième année. Elle avait des cheveux bruns, dont une partie tombait sur ses joues en boucles longues et abondantes, et dont le reste se rattachait sur sa tête en une épaisse tresse, un front blanc comme la neige, de grands yeux bleus pleins d'éclat et ayant une expression franche et ouverte, des joues vermeilles, et une petite bouche si séduisante qu'on ne savait ce qu'on aimerait mieux en recevoir, d'un baiser ou d'une douce parole.
Élevée à la campagne, Clara avait, depuis son enfance, vu chaque année s'épanouir la première verdure, nourri des poulets, des canards et des poissons dorés, couru à l'aventure sans souci de rien, et chevauché sur un poney tant qu'elle avait porté pantalon. Elle savait distinguer toutes les espèces d'arbres et connaissait de plus leur valeur. Tons les ans, à Pâques, elle recevait en présent un; jeune agneau et tenait sur le grenier d'une grange au moins vingt pigeons qui mangeaient dans sa main. Elle saluait les garçons du pays, non par l'apostrophe vulgaire et générique: amis! mais elle les appelait Jean, Henri, Pierre, en un mot, par leur nom quel qu'il fût. Elle ne regardait pas à un peu de neige ou de gelée, et cent fois, dans ses jeunes années, elle avait pêché à la ligne sous une averse.
Clara Douze était depuis quelques jours à Rotterdam, et logeait chez son oncle et sa tante Vernooy. Elle n'était jamais venue en Hollande et s'était fait une très-haute idée de son séjour dans une ville comme la seconde capitale de la Hollande. La sombre rue Haute l'avait passablement désenchantée, et elle ne s'imaginait pas non plus que des pavés ou des briques pussent être aussi sales que le sont ordinairement ceux de Rotterdam par le mauvais temps, alors qu'on dirait qu'il a plu du chocolat délayé, pour me servir de l'expression d'une charmante Rotterdarmoise elle-même. Elle était sortie deux ou trois fois. Le large Blaak[1], avec la multitude de ses boutiques; le Boomtjes[2] et le joyeux Wynharen[3], et leurs mille navires se mêlant les uns aux autres, avec leurs flammes de couleur et leurs pavillons numérotés; l'imposant Leuvenhaven[4], encadré de ses majestueuses maisons, lui plurent assez: mais elle ne trouva pas le Niewe-Werk[5] digne du nom de promenade, et elle compara le Plantädje[6] aux environs de Gorcum. La vaste vue sur les eaux intérieures qu'on découvre du Hoofd lui plut davantage, mais l'oncle Vernooy, qui l'en faisait jouir, trouva qu'il y avait trop de vent en cet endroit, et se vit forcé de tourner le dos au paysage aquatique, tandis que Clara exposait son visage riant au vent qui faisait battre les rubans de son chapeau sur la carcasse de ce même chapeau, et soulevait derrière elle la pointe de son châle. Au demeurant, elle s'estimait plus en sécurité derrière les chevaux dans l'écurie de son père ou au milieu des vaches dans les prairies du pays natal, que dans la presse des rues de Rotterdam, où elle perdait l'ouïe et la vue parmi la foule des chariots et des voitures, qui lui semblaient avoir l'intention expresse de lui passer sur les pieds. Elle trouvait la situation plus critique que quand ainsi que cela arrivait dans le Draai-Steeg[7], le sol se dérobait soudainement sous ses pieds, et que de sales garçons de magasin, en faisant rouler leurs tonneaux, la forçaient à tout instant de chercher un refuge sur le seuil d'une maison, ou que, de temps en temps on jetait d'en haut dans la me des choses peu agréables à recevoir.
Son oncle et sa tante aimaient beaucoup Clara; c'était d'excellentes gens qui avaient très-bon cœur; ils l'avaient invitée avec beaucoup d'instance à venir passer quelque temps chez eux, à l'occasion d'une visite qu'ils avaient faite à ses parents l'été précédent, en revenant d'un petit voyage à Clèves; mais, tout bons qu'ils fussent, ils ne prenaient pas grande part aux plaisirs de la ville. Clara avait appris qu'il y avait à Rotterdam un théâtre où jouaient tour à tour les acteurs hollandais et français de la Haye, et pas moins de trois salles de concerts; à la suite de ces renseignements, elle s'était imaginé que les établissements susdits, contribueraient puissamment à ses plaisirs et lui procureraient des amusements tout nouveaux pour elle. Monsieur Vernooy était bien le plus débonnaire négociant qui ait jamais été planté sur deux jambes, et jamais sa femme, aussi placide que lui du reste, n'avait entendu de sa bouche une parole dure ou désagréable; il était toujours jovial et de bonne humeur; mais le soir, quand il fermait son bureau, il se rendait à la société Amicitia, et y faisait sa petite partie; il rentrait à la maison sur le coup de dix heures, tout aussi débonnaire et aussi jovial qu'en sortant; mais, cependant, de théâtre ou de concert pas de nouvelles.
Ces contrariétés ne firent cependant pas perdre courage à la gentille Clara; elle garda sa gaieté naturelle, bien qu'il lui arrivât de souhaiter de temps en temps d'être à la maison paternelle, ne fût-ce que pour savoir si les pigeons la connaîtraient encore.
Au moment dont nous parlons, elle était donc assise à la fenêtre donnant sur la sombre rue Haute; elle songeait à la campagne, puis jetait un nouveau coup d'œil dans la rue, et s'étonnait qu'un allumeur de réverbères fût si souvent dérangé par la foule, dans l'exercice de ses fonctions. Il était environ midi, et les préparatifs du café étaient faits sur la table.
Madame Vernooy entra. C'était une grosse dame d'une quarantaine d'années, qui avait une figure rose tirant sur le rouge, et un imposant double menton, et qui découvrait, en parlant, une rangée de très-grandes dents blanches. Elle portait un tour très-blond sous son bonnet, et était vêtue d'une robe de mérinos écossais à carreaux immenses. Elle déposa silencieusement sur la table son petit panier à clefs [8] et se mit à faire le café.
—Eh bien! Clara, dit-elle, en versant l'eau, il y a de bonnes nouvelles. Nous avons une charmante perspective pour après-demain.
—Pour après-demain, ma tante? dit Clara, en jetant le cordon de sonnette sur le banc et la figure toute souriante.
—Oui, répondit madame Vernooy, devine un peu ce dont il est question?
—Nous allons au spectacle?
—Non, mon enfant, il n'y a pas de spectacle le jeudi.
—Au concert?
—Du tout! du tout! dit la tante, et craignant que des plaisirs du même ordre ne vinssent à se présenter encore à l'imagination mondaine de sa nièce, elle ajouta: Nous allons dîner en ville!
—Dîner en ville! répéta Clara, un peu désappointée, et chez qui?
—Ah! voilà la question! chez qui?
—Il m'est impossible de le deviner.
—Je te le dirai donc; c'est dans la famille Witse Gerrit; il est de retour... Allons, Clara ne rougis donc pas comme cela...
—Je ne rougis pas le moins du monde, ma chère tante, dit Clara en se levant, et se regardant dans la glace; je n'ai jamais vu ce monsieur de ma vie.
—Fort bien, mais tu en as assez entendu parler, reprit la tante avec un sourire, et il t'intéresse beaucoup.
Clara laissa jaser sa tante et reprit le cordon de sonnette.
En effet, il n'était pas vrai, que la charmante jeune fille eût suffisamment entendu parler du jeune Witse. Madame Vernooy était une excellente femme,—je crois l'avoir déjà dit,—mais elle ne péchait pas précisément par excès d'intelligence. Elle n'avait pas d'enfants, bien que sa prestance physique eût donné lieu à la plaisanterie qu'elle en avait eu, mais qu'à l'exemple de Saturne, de païenne mémoire, elle les avait dévorés; et comme elle avait deux servantes secondées de plus par une couturière, une femme de charge et un homme de peine, elle vivait très-commodément, ou pour mieux dire, elle n'avait rien à faire. Elle ne tenait pas particulièrement à la lecture, sauf lorsqu'elle était malade, ce qui arrivait très-rarement; et comme elle voulait un passe-temps qui l'amusât, elle s'appliquait à rechercher à Rotterdam et ailleurs, les personnes qui pourraient convenablement entrer ensemble dans les liens du mariage. Le plus souvent ses calculs n'aboutissaient à aucun résultat positif, mais comme elle avait chez elle en ce moment une jolie nièce, elle ne pouvait se dispenser d'en faire l'objet de ses vues spéculatives, et cette fois avec le ferme propos de réaliser, si c'était possible, le projet qui sortirait de ses méditations. Après avoir longtemps cherché dès avant l'arrivée de Clara, après l'avoir dix fois conduite à l'autel, chaque fois avec un nouvel époux, elle s'était enfin arrêtée à l'idée que le jeune étudiant Witse serait pour sa nièce un parti convenable. Gerrit avait trois ou quatre ans de plus qu'elle; ses parents possédaient une fortune raisonnable, et de plus comptaient parmi ses meilleurs amis, ce à quoi contribuait principalement cette circonstance, que dans toute la ville d'Erasme on ne pouvait trouver personne qui écoutât avec plus de patience et d'affabilité, les éloges de la perle des fils, que monsieur et madame Vernooy. Une fois ce mariage décidé dans son intérieur, il lui fut impossible de s'imaginer quelque bonheur dans l'avenir pour Clara, sans que le susdit mariage fût d'abord conclu devant l'officier de l'état civil, puis béni par son ministre favori, et par degrés elle en vint aussi à mettre au nombre de ses articles de foi, que les choses étaient ainsi décrétées dans le ciel. Elle ne doutait pas un instant non plus que Gerrit ne revînt pendant le séjour de Clara à Rotterdam, et se mettait l'esprit à la torture pour trouver comment au besoin, on pourrait amener ce retour. Oublieuse des paroles de son illustre contemporain Napoléon (à la mort duquel, soit dit en passant, elle ne croyait pas encore tout à fait), que rien ne glace les cœurs comme l'excès de zèle d'autrui, elle s'était mise à prôner tous les jours, et cela dans les moments les plus mal choisis, le mérite transcendant du jeune homme. Pour ce faire, elle avait fait usage de tous les éloges qu'elle avait recueillis de la bouche de monsieur et madame Witse, et comme ceux-ci tombaient admirablement d'accord sur l'apologie de Gerrit, et répétaient à l'envi, combien Gerrit était studieux, combien Gerrit se conduisait raisonnablement au milieu de la folle jeunesse de Leyde, combien Gerrit était bien vu de ses professeurs, combien Gerrit était fort dans toutes les sciences, il en était résulté que la joyeuse Clara n'avait pu se former d'autre idée du jeune homme tant encensé, que celle d'un intolérable pédant, espèce d'êtres qui, à ses yeux, devaient être estimés les plus ennuyeuses des créatures. D'après cela, elle s'était bien gardée de s'informer de l'extérieur de cette sorte de monstre, persuadée qu'elle était qu'il était impossible qu'il ne ressemblât pas d'une manière frappante au pâle sous-maître du village voisin de la campagne de son père. Madame Witse avait eu la sottise, sans que Gerrit le sût (car il ne soupçonnait pas que sa mère eût conservé de pareilles niaiseries), de répandre des copies de quelques pièces de vers que Gerrit avait faites à l'âge de douze ans, et qui, naturellement, étaient très-médiocres; mais ces vers, de même que la plupart de ceux que font les enfants, étaient écrits sur un ton si grave et si plein de mort et d'éternité, que Clara, à qui on les avait montrés, en avait ri de tout son cœur. Par tous ces motifs, la perspective de s'asseoir à la même table que cette merveille, n'excita nullement chez Clara le degré de satisfaction sur laquelle sa tante avait compté.
—Ce sera bien sûr toute une fête! poursuivit la digne dame, pour provoquer plus d'enthousiasme chez Clara; Gerrit vient d'être promu.
—Holà, holà, ma chère! dit monsieur Vernooy, qui entrait justement, il n'en est pas encore là!...
—C'est bien vrai! dit madame Vernooy qu'inquiétait toute restriction, oui, mon cher trésor, il est promu.
—Non vraiment, répondit-il en s'installant dans son fauteuil, mais il a fait un examen, un très-grand examen. Witse ma raconté que cela a duré deux jours; comment s'appelle cet examen, je l'ai oublié; mais ce qui est certain c'est que le premier jour il a disséqué un cadavre tout entier et le second, il a ... enfin! Il a fait autre chose, mais toujours parfaitement.
—Bah, dit Clara, un cadavre entier!
—Il a sûrement le plus haut? demanda madame Vernooy.
—Le plus haut quoi? demanda son mari.
—Le plus haut ... oh, comment donc cela s'appelle-t-il? je veux dire le plus haut, voyez-vous, tout ce qu'il y a de plus haut; c'est comme, pour dire, le primus à l'école latine. Il était primus tous les ans. Sais-tu ce que c'est primus, Clara?
—Non, ma tante! répondit de l'air le plus innocent Clara qui le savait parfaitement.
—Primus, reprit la tante d'une voix affable qu'accentua un ton doctoral, c'est quand on est le premier de sa classe mais à l'école latine, sais-tu. Alors, il y a distribution des prix à l'église française, et alors tous les primus font des gratias. Sais-tu ce que c'est qu'un gratias?
—Non, ma tante.
—Eh, mon Dieu, tu ne sais pas ce que c'est qu'un gratias? demandèrent en même temps madame Vernooy et son mari.
—Non, en vérité.
—Tu ne sais pas cela? poursuivit la tante; c'est un remerciement pour le prix qu'on reçoit. J'allais toujours avec madame Witse quand il y avait distribution, mais cela s'appelait alors proprement promotion. Mon Dieu, Gerrit faisait cela si gentiment; le cœur me battait quand son tour arrivait. J'ai su longtemps ce que disait le recteur: comment donc était-ce?
—Oui, dit Vernooy, comment était-ce? Acide Witse...
—Et excipe pryzia; oui, Clara, je sais aussi mon latin. Te rappelles-tu encore la dernière fois, Vernooy?
—Sans doute! répondit celui-ci avec aplomb, bien que les différentes fois n'eussent laissé dans sa mémoire que les souvenirs les plus confus.
—C'était le plus grand de tous les élèves, poursuivit sa femme. Oh, c'était si drôle de voir un si grand garçon au milieu de tous ces petits! Mais aussi c'était le seul qui eût un habit. Et ses gants neufs, t'en souviens-tu, Vernooy?
—Oui, dit Vernooy avec un sourire qu'il ne sut comprimer, oui, oui, ses gants neufs!
—On portait alors, continua sa moitié, de ces gants jaune clair; tu te le rappelles encore Clara, des gants couleur pattes de canard? Eh bien, il en avait aussi, comme cela lui allait bien! Comme à un vrai faraud, quoi! Mais on voyait bien qu'ils étaient neufs; ils avaient les bouts si plats, tu sais?
—Oui, de longs bouts si plats, dit Vernooy en riant; mais qu'arriva-t-il donc de ces gants?
Cette question était risquée. Monsieur Vernooy fondait sur la mention simple mais apologétique en quelque sorte d'une paire de gants couleur pattes de canard la supposition hardie qu'en réalité ils avaient joué un rôle historique, tandis qu'ils n'avaient été qu'un ornement passif, ruais absolument qu'un ornement passif du jeune Witse.
—Que voulez-vous dire, Vernooy? demanda sa femme avec surprise; il n'arriva rien pour autant que je sache.
—Si! si! répondit le mari qui devint tout rouge et vida sa tasse pour dissimuler son embarras; il arriva quelque chose de ces gants. Ne les laissa-t-il pas tomber bêtement ou quelque chose comme cela? j'ai là comme un souvenir confus...
Pendant l'évocation do ce vague souvenir la tante n'avait cessé de hocher la tête d'un air incrédule:
—Non, je ne sais rien de cela, dit-elle, je n'en sais vraiment rien; mais ce que je sais parfaitement c'est que c'était beau à voir; je n'y pouvais rien comprendre, comme bien tu penses, Clara, car c'était tout latin... N'y avait-il pas du grec aussi, Vernooy?
—Oui, dit Vernooy, en fronçant les sourcils d'an air significatif, si je me rappelle bien, je crois que c'était du grec.
—Cela n'y fait rien. C'était un plaisir de le voir. Il montra avec les mains la table où étaient assis les ... comment donc? les...
—Curateurs! acheva Vernooy.
—Et alors il mit la main sur son cœur, puis la leva en l'air, car il y avait quelque chose du ciel là-dedans, et tout cela si bien, si gentiment, avec tant de grâce ...
—Et tout cela avec des gants pattes de canard? demanda la malicieuse Clara.
—Tout cela avec des gants pattes de canard, répéta la tante avec ce zèle bienveillant qui portait à intéresser sa nièce au jeune Witse par toutes les paroles, tous les renseignements, tous les tableaux possibles; vrai, c'était un plaisir de le voir. Beaucoup de personnes disaient qu'il s'acquittait de sa tâche le mieux de tous. Cela allait aussi sans manquer un mot ...
—Mais qu'arriva-t-il donc avec ces gants? marmotta Vernooy; il me semble pourtant...
—Allons donc, dit Madame craignant que cette, histoire de gants rêvée ne vint encore jeter une ombre sur la séduisante peinture qu'elle venait de faire de Gerrit comme collégien; vous confondez avec autre chose.
—Je sais bien que nous avons ri de ce petit garçon qui, dès qu'il a eu son livre en main, a tourné le dos et oublié tout à fait le gratias.
—Ce sera cela, dit l'excellent mari tout content de pouvoir s'attacher à quelque chose qui couvrît son imprudente réminiscence. Oui, oui, ce petit garçon, je le vois encore.
—Mais, dites-moi, ma tante, demanda la jeune fille aussi naïvement qu'elle le put, monsieur Witse n'a pourtant pas remporté de prix maintenant, n'est-ce pas?
—Mais non, mon enfant! à l'université! allons donc! A moins que ce ne soit une médaille, se hâta-t-elle d'ajouter pour tirer parti de cet incident aussi, en avez-vous entendu parler, Vernooy?
—Non, dit Vernooy, non, ce n'est pas le cas, en pareille circonstance on reçoit un grade.
—Justement, un grade: voilà le mot que je cherchais tout à l'heure. Gerrit a sûrement le plus haut grade, n'est-ce pas?
—Certainement, certainement, dit monsieur Vernooy, oui, très-certainement. Oui, il a écrit cela aussi.
Le lecteur sait mieux à quoi s'en tenir, mais Vernooy qui donnait volontiers raison à tout le monde et surtout à sa femme, assurait le fait par bonté de cœur et sur une simple conjecture. Cependant, que cette circonstance donnât le dernier coup à la personne de Gerrit Witse dans l'estime de Clara à qui il était impossible de se le représenter autrement que comme un présomptueux pédant avec les gants jaunes de la promotion, cela va de soi, et c'est ce que sentira quiconque a une dent contre de jeunes pédants et des gants jaunes.
Longtemps elle avait su se contenir, mais maintenant elle dit avec une évidente ironie:
—En vérité, je désire extraordinairement voir cette merveille de science.
—Vois-tu bien que tu le désires? répondit sa tante qui prenait tout au mieux. Voilà que lu rougis encore. Maintenant du moins tu ne me soutiendras plus que lu ne rougis pas, ma fille. N'est-ce pas, Vernooy, ne rougit-elle pas terriblement?
—Le plus terriblement du monde! répondit Vernooy, et sans nul doute il devait en être ainsi; si le brave homme qui avait la vue mauvaise pouvait le remarquer, surtout si l'on songe que Clara était assise à l'ombre d'un rideau, le dos tourné à une fenêtre et cela à une fenêtre de la rue Haute à Rotterdam, où, d'après le témoignage des plus vieux habitants, le soleil n'a jamais pénétré.
—Clara, dit l'oncle qui aimait bien à tourmenter, prends garde, ma fille, qu'il ne prenne ton petit cœur dans ses filets!
—Il n'y a pas de danger, mon oncle.
—Hé! je suis curieuse de voir ce qui sortira de là, dit la tante, fais-y bien attention, mon enfant! Et elle espéra que pour la jeune fille cet avis signifierait: Jette-le bien vite ce cœur aux pieds du jeune homme.
Mais les chances étaient très-défavorables, car l'aversion de Clara n'avait fait que s'enraciner de plus en plus.
—Un Monsieur si savant ne fera pas attention à moi, dit Clara tout haut, et puis je ne suis pas faite pour autant de science.
Et elle songeait à part soi:
—Fût-il aussi sage que Salomon cela ne l'avancerait pas; je tournerai le dos à ce fou présomptueux.
On voit combien était peu dangereuse la manie de la tante Vernooy de marier les gens.
[1] Principale rue de Rotterdam.