Sérénissime: roman contemporain
UNE COUR
On en était resté chez la grande-duchesse au beau langage, au parler des temps où l'on causait encore. Un souper se fût appelé médianoche s'il avait eu quelque raison d'être ou quelque occasion. Le five o'clock se nommait goûter, comme de juste, et les gens qui y étaient priés semblaient sortir des castes, compagnies et corporations que les talents ont su faire respecter parmi les hommes. On n'y paraissait point sans apporter sur son visage la consécration du génie ou de la naissance, ce qu'une affectation d'art décora du terme de patine: on arrivait élu ou prédestiné, on s'en allait charmé, on revenait fidèle. Les diverses académies, les plus éminents de l'ancien corps diplomatique, quelques officiers généraux en position de disponibilité ou passés dans la deuxième section de l'état-major, des ducs et pairs lassés de songer à une chambre héréditaire, des agents secrets qui avaient bien servi coudoyaient sans hauteur des poètes, des philosophes, des conspirateurs d'âme et d'esprit, des politiques de mansardes et des réformateurs d'utopies. La grande-duchesse souffrait tout le monde et n'encourageait personne. Dans l'exil, dans l'abandon, héroïque en son archaïsme qui ne voulait pas condescendre à des subventions, confiante mélancoliquement en son droit divin qui laissait leurs consciences aux traîtres et qui n'achetait rien, elle patientait, dissertait, souriait comme elle eût signé des décrets et refusé des grâces: elle n'attendait pas et ne songeait point qu'on l'attendît. Le malheur public a ce privilège d'unir autour de son objet les dévouements les plus disparates et ces fleurs ennemies que le mécontentement fait germer et courbe vers une même infortune. Le grand-duc de Schmerz-Traurig, détrôné après plus d'excentricités que de revers, n'avait regretté ni son peuple, ni la couronne. Il appartenait à cette époque constitutionnelle qui permettait à peine la débauche aux princes exaltés et les vertus privées aux monarques magnanimes. Cette folie bâtarde qui souffla sur les meilleures maisons après la Révolution gigogne de la France, ne s'était point arrêtée aux vieux burgs du pays. Les diètes et Parlements avaient sévi: le souverain acceptait tout, avec sa liste civile, et paradait dans le désert non sans défier le puritanisme de ses sujets: ses maîtresses faisaient scandale et lui, dans le tas. Artiste, par catastrophe, criminellement passionné pour la musique et les arts plastiques, il échoua dans la danse. C'était le temps où les danseuses avaient cet avantage d'être ou honnêtes ou célèbres: les premières devenaient princesses morganatiques et les autres les imitaient dans la mesure de leurs moyens, en mieux. Otfried Gutbert fit la cour aux unes et emplit sa cour des autres: les impôts, sarcasmes, scandales, condamnations qui suivirent mirent le souverain au ban de sa patrie et de l'Europe: les événements de 1866 eurent, en ce qui le concerne personnellement, plus l'air d'une épuration et d'une exécution que d'une conquête méthodique et raisonnée: il quitta ses états avec aussi peu de chagrin qu'il en laissait. Le pouvoir était devenu pour lui un exercice de volupté dont il ne percevait plus que la fatigue. Il restait de bonne maison, riche, auréolé de fatalité, inspirant juste assez de pitié pour piquer les curiosités et pour ne toucher personne. Il avait la félicité de n'être pas un roi d'opérette, et, à la fin du second empire, les grands-ducs se pouvaient honnêtement divertir à la Grande-Duchesse: ce n'était pas pour eux, il y en avait trop ou trop peu. Il choqua par habitude, révolta, pour ne pas être tout à fait déchu. Il épuisa toutes les nuances de la noce et les marqua de son chiffre. Ce n'était ni barbare, ni ignoble, et sa cruauté passionnelle ne manquait pas de race. Je n'ai pas à retracer, même au trait, ses débauches: elles sont d'histoire. La guerre franco-allemande le trouva ou ne le retrouva pas en Italie, loin de la prise de Rome. Il s'y rencontra avec Thiers, en déplacement diplomatique. Le petit homme d'État français lui promit ses possessions perdues au cas d'un triomphe qu'il n'entrevoyait point: c'était en considération des relations, si j'ose dire, que l'exilé avait su garder dans tous les mondes, même augustes. Ces relations firent respecter le palais de l'avenue Kléber dans les plus désespérées éruptions de la Commune. Mais Otfried-Gutbert ne revint pas tout de suite à Paris. Il entreprit un long voyage. Il se vengeait de sa ruine politique. Il parcourut les pays les plus divers pour en noter les fondrières, les ulcères, les défauts de situation, les fissures, les brèches, les vices de gouvernement. Jouissant de l'envers de son imprévoyance, doué soudainement (ou plutôt par le lent effort d'un atavisme contenu, d'une hérédité qui avait amassé par l'absurde) d'une sagacité, d'un génie stratégique, voire d'une science de création, il refit la carte d'Europe, idéale, donna le coup de pouce du démiurge qui peut changer le cours d'un fleuve et du Destin, poussa jusqu'en Perse et publia enfin cet Itinéraire de Paris par Jérusalem [1] qui, tiré à très petit nombre, devint aussitôt plus rare que le «vrai» Traité des trois imposteurs, c'est-à-dire qu'il disparut ou à peu près. Otfried sourit: il n'aimait pas les gens qui lisent: ils lui avaient coûté trop cher. Il était arrivé au résultat qu'il souhaitait sans l'espérer; on l'estimait. Il eut l'exigence et la coquetterie de se faire élire membre libre de l'Académie des sciences morales et politiques; c'est, pour le diable, la dernière façon de devenir ermite. L'âge venait. Otfried Gutbert ne pouvait plus tomber aux pires excès et aux paroxymes séniles: il avait pris ses précautions dès son adolescence et avait goûté à ces effroyables voluptés qui pourrissent honteusement de leur essai sans plus nous tenter d'ores en avant. Il devait d'ailleurs cette politesse à sa race de faire souche d'honnêtes gens. Une famille de perpétuels prétendants, qui lâche de temps en temps une fille sur un trône étranger ou qui englue pour un mâle la triste descendance d'un roi trop prolifique, lui offrit son ultime héritière qu'il épousa non sans pompe et qu'il rendit mère d'un enfant du sexe féminin à laquelle il imposa les prénoms de Marie-Sophie-Augusta-Sévère-Clémentine-Alessandra. La naissance de cette enfant remonte aux derniers jours de l'année 1878. Otfried Gutbert vécut encore quelque peu. Devenu impotent, il se souvint qu'il était prince, qu'il appartenait à une Académie et convia chez soi des confrères et des frères. Les souverains dépossédés firent cour à part, arguèrent de protocole: les plus gueux se décidèrent à grand'peine et quelques-uns parce qu'ils avaient des enfants en bas âge dont les jeux requéraient un ou une partenaire de rang égal. Les corps savants se haussèrent à ces réceptions et les causeurs vinrent y prendre une autorité séculaire, du ton et du style, comme le vin des hanaps. On n'y médit pas plus qu'on n'y conspira: crispé, le visage pâli et congestionné à la fois des suprêmes titillations de la vie et des affres de l'au-delà, l'œil clair d'une ironie obstinée et d'on ne sait quelle dédaigneuse sérénité de l'âme devant les supplices proches de l'enfer, souriant et pénible, oppressé, retenu en son agonie, majestueux parmi sa décomposition, il discutait, semait sans l'étaler une érudition volée on ne sait où, innée ou adventice, corrigeait des opinions, redressait des hypothèses, taillait dans des utopies ou amplifiait des plans, des systèmes, ne gardant son sérieux que sur les sujets badins ou joyeux et plaidant gravement, grandement, l'incompétence.
NOTE:
[1] L'auteur ne croit pas trop s'avancer ici en promettant une édition nouvelle de cet ouvrage introuvable. A part quelques coupures exigées par la bienséance internationale, ce sera, avec ses incorrections de langage, ses archaïsmes et néologismes, le pamphlet même d'O.-G. IV.
Il disparut ainsi à mesure, se donnant par lambeaux au démon, où plutôt se dégageant, se perdant, se fondant dans le néant et devenant lui-même néant, comme les empereurs romains devenaient dieux, en une apothéose moderne, et d'un orgueil si effrayant qu'il se peut survivre à jamais. Il n'avait plus de terres à léguer à sa fille: il lui légua la terre, sans plus. Du haut de son exil et de son doute, il la sacra impératrice et lui assura des destinées, la munissant par avance d'un conseil de régence unique: c'étaient les académiciens, artistes, anarchistes et mécaniciens qu'il avait assemblés.
La veuve du grand-duc, Marie-Albertine de Gothie était parfaite comme le sont toutes les princesses de sa famille lorsqu'elles échappent à leur ancestrale fatalité. Elle s'était mariée parce que son père s'acharnait à demeurer prétendant et que les plus fortes alliances, celles qui pèsent dans les congrès, se contractent avec des souverains déchus et que les familles comptent toujours plus, sur le papier, que les territoires. Elle avait perdu son père presqu'en même temps que son mari, et deux mois après que sa sœur cadette, enlevant un sculpteur napolitain, le trompait d'abord avec son modèle, puis se réfugiait au harem du sultan de Tripoli pour échouer, de cafés-concerts en bazars, à un couvent peu dégoûté où elle mourut de la poitrine. Ses frères portaient l'épée un peu partout, placés dans toutes les cours comme des gages d'amitié d'une dynastie malheureuse et pour appeler sur elle, en cas de vacance, l'attention des frères et cousins plus avantagés. Marie était à Paris aussi seule qu'on peut l'être et s'en trouvait bien. Elle ne vécut plus que pour son enfant. Elle l'aima en princesse. Avant tout, elle pria pour elle. Puis elle l'éleva suivant son rang, et pour ses destins. Elle ne connaissait de son duché que ce qu'elle en avait lu dans les almanachs de Gotha et ce qu'elle en avait entendu soit à l'époque de ses courtes fiançailles, soit dans la suite et par hasard. Elle voulut que sa fille possédât sa patrie et sa propriété dans son histoire et dans son âme. Les savants de son époux s'y employèrent. Marie était de cette école de souveraines qu'on fait grandir pour régner et auxquelles on n'apprend rien, la grâce et la naissance suppléant à tout et la seule occupation d'une princesse, étant, comme chacun sait, la charité qui ne s'apprend pas, qui ne se mesure pas et que les ministres, chambellans et budgets peuvent réglementer, en outre. Elle en était restée à la théorie des bals de la Restauration, à la frénésie de représentation et de droit divin qui se déchaîna à cette époque, aux promenades encensées, aux voyages de fleurs et de cantiques, aux saluts et génuflexions qui sont de tradition, d'usage, de bienséance et d'ordre. Elle n'avait pu épuiser sa réserve de révérences et n'avait jamais dansé—ou presque. Elle ne croyait pas à la science, croyant en Dieu, et méprisait l'histoire, cette fille qui avait si souvent et depuis si longtemps trompé les siens. Mais elle considérait son enfant comme une Schmerz-Traurig: elle était si peu à elle! Et à voir ses yeux pâles, ses cheveux blonds, ce sang allemand qui rêvait, chantait et grondait en elle, qui se gerçait parfois sous la peau et apparaissait âprement, la veuve ressentait le respect et la terreur qui l'avaient enchaînée à son mari. Son affection resta digne, et sa sollicitude froide et stricte veilla passionnément. L'esprit et le cœur de Clémentine-Alessandra s'ouvrirent peu à peu aux paysages du pays perdu: ses légendes lui tinrent lieu de contes de fées et ses fées furent des fées vassales, des fées bien à elle; les héros et les ogres, tout ensemble, les archanges casqués et les bourreaux mitrés étaient ses grands-pères; les forêts lui appartenaient—et les gnomes et les Elfes: elle prit ainsi quelque habitude du merveilleux, acquit d'écouter des prouesses sans défaillir et de ne pas trop s'indigner des forfaits les plus noirs. On lui dénombra les fleurs et les étoiles de Schmerz-Traurig et ses poupées furent ses aïeules reconstituées, si j'ose dire, et souriant, sur nature, couronnées ainsi que les couronnèrent les légats d'antan et les antipapes. Ses éducateurs étaient excellents: ce n'étaient pas des professionnels. Ils se piquèrent, apprirent eux-mêmes ou réapprirent, firent ainsi des découvertes et se poussèrent plus avant dans les diverses classes de l'institut. Ils avaient deux joies à instruire l'enfant: celle de retrouver du passé et de le rendre à sa propriétaire légitime, d'entrer dans le passé, de voir ce passé revivre, se mouvoir à peine, hésiter, lutter contre le présent,—et la joie aussi de préparer l'avenir, d'armer chevalière de la chevalerie moderne et de la seule chevalerie possible, une élève auguste et infortunée. On a rarement les disciples qu'on mérite. Tomber du bout des lèvres sur une petite fille qui est l'héritière et l'héritière idéale de pays d'hérédités, d'héroïsmes et de crimes sans exemples, avoir à lui apprendre qui elle est, ce qu'elle aurait pu être, la former, préciser, diriger sa nature, la faire femme et la faire déesse, c'est une fortune inouïe. Ces vieux hommes se sentirent, à son usage, pères et nourrices. Ils la choyèrent artistement et eurent, enfin, le génie de la science. Ils coupaient, tordaient, sculptaient leur érudition en gâteaux, en jouets, l'amusaient de batailles brandies comme des hochets et l'accoutumaient aux victoires ainsi qu'à des répons. Elle s'amusait et se rappelait à mesure. Les savants avaient l'air de traduire, par fragments, des rêves ou ces remembrances qui se lèvent la nuit, parées et armées, des retours de passé, car le passé ne se résigne point et a des vivants qu'il aime et auxquels il revient, fidèle et empressé. La petite avait déjà entendu ceci et cela: ces géants, ces cuirasses, ces glaives, ces burgs, elle les avait dans le sang. Dans les petits salons, l'hiver, chauds et jolis, beaux pourtant, elle s'instruisait en vaguant, en taquinant ses maîtres, sautant d'un renseignement à une idée, car, au cours d'un récit, subitement, elle avisait un tableau, une image, un meuble, un incident et interrogeait, allait plus loin, montait aux sources, à une cause, à un précédent. L'été, elle assemblait ses éducateurs dans le jardin et c'était un groupe d'enfants qui mordaient aux arbres, aux fleurs, qui s'égratignaient en parlant, riant, pleurant, jacassant, courant, dans un charme. C'est ainsi que grandirent ses robes à trois plis d'infante, c'est ainsi qu'elle se prépara à savoir et à savoir tout. Rien ne la dérangea, pas même des bruits de restauration.
La douairière sembla entrer toute vive dans sa niche de sainte et joindre ses mains pour le marbre de son tombeau—jusqu'à l'holocauste du bazar de la Charité où elle périt, en esprit et de cœur. Elle ne mourut que huit jours après, de n'y être point morte. Elle fut martyre de son désir et cela suffit au Seigneur.
Clémentine-Alessandra fut donc parfaitement orpheline en mai 1897. Elle avait atteint l'âge de sa majorité légale: dix-huit ans. Elle régnait. Elle renonça aux tabourets qui l'avaient dressée jusque-là, s'accorda le droit de lire, de vivre, de voir. Et elle se sentit vraiment en deuil. Les fragments d'histoire, de philosophie, d'esthétique, de morale, de politique et de littérature qu'on lui avait raboutés et cousus, les fantaisies, subtilités, théorèmes et autres à peu près ne pouvaient rien contre l'existence, n'étaient rien qu'un reflet menteur et déchiré, sans aucune relation avec la réalité: elle se promena, regarda, et, de la rue, la vérité entra en elle, la blessa, la troua et la prit. Elle eut honte des délicatesses qu'on avait eues envers elle: on lui avait mâché de l'âpreté, de la cruauté, de la bassesse; on lui avait coupé l'infini en petits morceaux, on avait enlevé à l'épopée ses os et sa moelle: sadismes à l'usage de la dauphine, flatteries, réticences, pudeurs! Elle se plaignit à ses maîtres, on recommença: elle plongea dans la science comme une pauvresse d'étudiante polonaise et sut enfin, contre tous. Donc ce furent dans son salon non plus des causettes de crèche, mais des conversations profondes, pleines, mûres, audacieuses, dignes de la princesse, dignes des gens qui lui parlaient.
Ce jour-là, la réunion était très brillante. Un chacun s'était signalé par des chefs-d'œuvre ou des attitudes: toutes les cohortes de la gloire étaient représentées,—et le scandale. Le célèbre Achille Hérat coudoyait l'illustre Morive; le premier entré obscurément à l'Académie française par l'effort d'une coalition hostile au romancier Hubly, avait, le jour de sa réception, gravi tous les échelons qui, de l'honorable médiocrité, conduisent à la popularité universelle: sa femme y était venue avec son petit dernier sur le bras et, comme l'enfant criait un peu plus que de raison, elle s'était bravement dégrafée et lui avait donné le sein qui était beau. Le geste devint prémédité, classique: on l'aima. L'Émile de J.-J. Rousseau fut cité, à ce propos, et M. Hérat fut promu réformateur, patriarcal, révolutionnaire, chef du parti de la simplicité violente. Il se piqua, se révéla dans l'éducation et siégea au Conseil supérieur de l'instruction publique. Il faisait autorité, depuis, pour les choses de la nature et c'est à ce titre qu'il fréquentait chez la jeune Clémentine-Alessandra qui avait eu besoin du sein, comme une autre.
Morive était ou avait été homme d'État. Après des exils, et d'autres exils dans des préfectures de province, après des élections difficiles et de brillantes invalidations, il avait en un an conquis le fauteuil de président du Sénat et le fauteuil que l'Académie, cette année-là, offrait à la politique. Depuis, la vie publique s'était retirée de lui et, pour ne paraître point cultiver, dans sa retraite, les jardins sablés de jetons de présence qui se creusent de mines congolaises et se fleurissent d'arbres-caoutchoucs et de cimetières d'ivoire, il écrivait des mémoires, études, parallèles, dans le format in-8⁰.
Des auteurs dramatiques se fuyaient et se réfugiaient au centre d'économistes. Et Clémentine-Alessandra écoutait Eusèbe Gaël. C'était son confesseur laïque. Il ne faisait pas profession de psychologie. Il était venu à la connaissance des hommes en disséquant des époques et des légendes, en interrogeant les étoiles, sans souci d'astronomie et en musant à travers les siècles, au bord de la Seine, au hasard des livres trouvés et des anecdotes surprises. Il s'était doucement adonné à un pyrrhonisme câlin. Il aimait Dieu cependant et lui pardonnait ses miracles pour les récits contradictoires et charmants qui les avaient commentés. Il ne séparait pas plus la foi des aventures et des coutumes d'antan que leurs armes ou leurs bijoux: ça entrait dans le tas, ça faisait partie du trésor. Archéologue qui ne veut pas approfondir, qui en sait assez quand il a vu et senti, qui prend partout le fin, le joli et le délice, il était merveilleux de sensualité, goûtait, buvait les siècles, le passé, le présent, à même, en laissant l'amertume et la lie. Les saintes et les héros lui avaient appris les secrets et le secret d'aujourd'hui. Il ne se trompait pas, scrutait, en se jouant, et devinait comme si Apollon, touché du délicat hommage de son amour, lui avait accordé ses dons et lui départageait ce qui n'avait pas servi à Delphes. Il caressait sa barbe grise, se penchait, se cassait un peu et la princesse suivait ses paroles, non sans un soupçon de fièvre et de malaise:
—Je suis malheureux, disait-il. Je reste béant devant les catalogues de bouquins: tant et tant que je n'ai pas faits! Et quand il me faut une bonne leçon d'humilité, je lis non les vies des grands hommes, ces recueils d'anas et ces scénarios de mélodrames, mais les journaux, vieux et jeunes, débordant de faits et de faits divers, de comptes rendus de théâtre, de toutes ces actions, de toutes ces pensées qui vous sont volées par d'autres, qui font partie intégrante d'autres destinées, qui existent, contre nous. Ah! ne pouvoir pas avoir une vie immense, la résultante et le résultat de toutes les autres vies, ne jouir des efforts qui nous ont précédés qu'en ce qui nous entoure, avoir une vie résumée, concentrée, plus facile et non plus grande, avoir moins à travailler et n'en avoir pas plus de vie à soi, plus d'intensité dans l'air qu'on respire, voir que la vie, c'est l'homme dont parle Pascal, et qui vieillit à mesure, non une série ininterrompue, un bloc sans cesse enrichi, un magma infini de molécules, d'atomes, de monades vivantes et pensantes qui s'amoncellent et qui amoncellent leur vigueur et leur vertu de toute éternité pour vous, ne pouvoir pas être tout, tout avoir, tout sentir frémir en soi, être immense, enfin,—et calme! Être un être et non l'homme, le dieu homme, définitif, comme on dit, le triomphe, quoi! Passer en des manifestations déjà connues, ne pas aller plus avant dans la victoire, ne pouvoir pas exprimer autrement et mieux la vie, ne pas la posséder, l'étreindre, la jeter en pâture, totale, aux yeux et aux âmes des gens, être un chaînon, une ficelle à racontars, se résigner à la manière, se résigner à tout, quel sort!
Il s'animait:
—Voyez! on simplifie tout, on a des synthèses plus exactes, plus complètes, plus brèves; en chimie, en physique, dans la science, partout, dans des applications, on réduit à sa dernière expression; dans une sorte d'algèbre qui envahit l'industrie et la mathématique, on réduit au plus petit volume, on arrive au strict de moyens et nous, la pensée, la phrase, la vie lyrique, la vie vraie, pas de progrès, pas de conquête, rien! Le verbe se refuse. Ah! j'envie les Titans, j'envie la pierre même qui est un tout, bien à soi, à qui pas un éclat n'échappe avant d'être brisée et qui est, à peu près, éternelle.
—C'est sa revanche, dit la grande-duchesse. Mais vous avez un homme parfait: c'est mon frère et cousin, l'empereur allemand.
—Ne raillez pas, continua Gaël. L'empereur Guillaume est intéressant, mais il en abuse. Il ne se parfait pas, il se disperse, car on peut se disperser en une étude trop forte de l'unité et de l'autorité. Il ne rappelle pas à lui les grands exemples et les siècles ou les légendes comme des vassaux, des dames d'honneur ou des parents pauvres, il va vers eux, se courbe devant eux, court, s'éloigne de soi vers eux, comme Louis de Bavière: il est poète plus qu'empereur. Il ne faudrait pas qu'il fût un jour Lohengrin, pour être un autre jour l'amiral Dewey et un jour encore Edison ou Tennyson, il faut qu'il soit tout cela continûment, en mieux, et mieux, et autre chose, et tout, tout,—et soi.
Il allait.
«Considérez Napoléon. Je n'admire rien tant en lui que son effort pour ramasser tout l'effort des siècles, et tous les siècles en son temps de vie à lui; il ressuscite des titres, des charges, des cérémonies de toutes les époques, s'offre des batailles anciennes (et plus lointaines encore) presqu'ensemble, comme un carrousel épique, fait mourir autour de lui autant qu'en des rêves, et, de son génie, souffle une essence d'empire, une âme en fusion de puissance, de création, de domination, de conquête, et d'emprise qui rayonne à l'infini, qui jette des reflets étranges sur la réalité, qui devient la réalité et l'univers,—en passant.»
—Si je vous comprends, dit quelqu'un, vous prétendez que Napoléon a su posséder le passé et le présent, les morts et les vivants, qu'il a posé sa griffe sur Charlemagne, sur Annibal, sur les civilisations et les empires de toujours, qu'il a tout tiré à soi, qu'il a réveillé les cadavres pour les avoir à son service ou plutôt à ses ordres, qu'il a voulu, qu'il a pu être non l'homme de son jour mais l'homme de toujours.
—Oui, répondit Gaël, simplement.
—Et l'avenir, il ne l'a pas eu, pas voulu?
—Il l'a voulu et il l'a. Victor Hugo a écrit, à son adresse:
et il a dit une sottise. Il n'était pas sincère d'ailleurs, car, il se l'accordait à soi, l'avenir. Mais il ne voulait pas faire semblant.
On s'aperçut que ç'allait être une conférence. Mais on ne pouvait l'éviter. Déjà la voix de Gaël s'était élevée et avait assemblé les groupes et les esprits. Les poètes ne discutaient plus, les mathématiciens s'étaient arrêtés de rêver à deux et les philosophes ne parlaient pas cuisine.
Et puis, dans ce salon un peu mangé d'ombre, dans ce salon d'exil et de nostalgie, dans cette société de vieillards, devant l'enfant qui attendait un trône, il était décent d'évoquer une divinité propice, d'appeler un vainqueur, un dompteur de couronnes.
—L'avenir, souriait Gaël, est commandé par le passé, il est fonction de ce qui est devant lui, comme tout. Quand on s'est bien assuré le temps, on a le reste à soi. L'Empire a été un exode continu et un héroïsme passif. On lit dans la Constitution: «Le gouvernement de la République est confié à un Empereur.» Lettre morte des papiers officiels! C'est la vie de la nation et d'un chacun qui est confiée non à un Empereur mais à l'Empereur. Je m'épargnerai la vaine tâche de rappeler ses campagnes. Mais à part quelques ciseleurs, peintres, statuaires et faiseurs de cantates, on laissa les armées impériales se battre en rase campagne, assiéger et investir en ne les gênant que d'une admiration lisse et constante, on lut d'une âme vibrante le Bulletin et on ne le commenta pas. C'est seulement lorsque le drapeau blanc flotta sur la France apaisée, contenue, abrutie que la France rêva à ce qu'elle avait fait sans comprendre, en mettant un pied devant l'autre, en croisant la baïonnette et en mâchant la cartouche, à mesure. Et la France imagina l'Empereur qu'elle avait perdu. Elle ne l'avait pas vu. Dans un nimbe, dans un halo, il avait paru, apparition, blanc ici, jaune là, vert de son habit d'uniforme, et bleu, parfois, lorsqu'il s'habillait en grenadier. Ses traits véritables n'étaient pas demeurés dans la mémoire des hommes, plus attachés à ses médailles et à ses monnaies. Lorsqu'il eut vidé les Tuileries, lorsque son ombre même, après la Terreur blanche, s'en fut le retrouver par-delà les mers, la France, délivrée et inquiète de sa délivrance, le chercha en ses souvenirs et en ses hallucinations. Elle ne retrouva que soi—et ce qu'elle eût dû ressentir sous lui: c'était beaucoup, c'était trop pour ce qu'elle était devenue, à genoux devant la Chambre introuvable. Elle s'obstina: son frisson ne lui suffisait pas. Elle voulait le froncement des maigres sourcils de son maître exilé, le sursaut de son ambition, le droit et vite éclair de sa volonté. Elle en fut pour son tardif regret. Ni les ministres, ni Béranger, ni Ségur ne lui rendirent l'aventurier, le souverain qu'elle comprenait, qu'elle désirait après l'avoir subi et adoré, par ordre. Et ce fut le passe-temps, la passion du siècle: retrouver Napoléon. C'est l'histoire entière du règne de Louis-Philippe, c'est Balzac, c'est Hugo, c'est le coup d'État de 1851. On voulait ravoir, avoir Napoléon. On fit crédit en son honneur, à son neveu, on attendait sans cesse qu'il ressuscitât et on l'attend encore, chez d'autres neveux, sous un képi, n'importe où. Ah! l'avenir n'est pas à lui? qu'en pensez-vous, Madame?
Eusèbe Gaël était le seul homme dont la princesse souffrît une question.
—Je pense, dit-elle, que cet avenir est peut-être le royaume qui n'est pas de ce monde ou des provinces de ce royaume. Les âmes inquiètes reviennent inquiéter d'autres âmes et se révéler à elles, car on ne les comprend pas et ce leur est douloureux. On n'aime les rois que longtemps après leur mort et c'est alors seulement qu'ils trouvent des sujets passionnés et des ministres de génie. Mais ce n'est pas l'heure.
—L'heure, n'est-ce pas? ajouta Gaël, c'est celle du Jugement?
—Oui, répondit Clémentine-Alessandra. Et les âmes se grouperont autour des maîtres et des amis qu'elles auront choisi, en dehors des temps. Ce sera un parterre admirable de sympathies, de tendresse, de charme et d'amour lumineux. Et Dieu aura le courage de ne damner personne.
Il y eut un murmure d'extase. C'était joli, vraiment, et d'un optimisme si haut, d'une indulgence si sereine, d'une grâce si sûre qu'on crut la jeune fille, que, pour la première fois, on la sentit puissante, régnante, de la famille des rois,—et de Dieu, leur père à tous. Et quel corollaire heureux de la vie totale proposée par Gaël, le délice conquis aussi pour l'au-delà! Il ne restait qu'à travailler ici-bas et à mériter de continuer ailleurs.
Mais un vieillard protestait:
—Votre Altesse est quiétiste.
Il affirmait. C'était M. Lévy-Wlarmeh de l'Académie des Inscriptions.
On lui connaissait une figure d'évêque, une nature de bénédictin et un cœur d'inquisiteur. Il se mourait de cette maladie incurable et longanime de n'être pas prêtre. «Il me manque, soupirait-il, non la vocation, mais le baptême», et il souriait des sourires que cette phrase éveillait toujours. Intraitable sur toutes les questions de dogme et de liturgie, savant, infaillible, tyrannique, il anathématisait in partibus infidelium, et, de son siège d'Institut, agissait en antipape, plus saint, plus certain que le pape, choisi dans le troupeau complet des hommes, sans ordination, sans sacrement—et la science lui avait apporté avec le secret de la foi, son autorité et sa majesté.
—Je ne suis pas quiétiste, affirma la jeune fille, je suis protestante.
M. Lévy-Wlarmeh ricana respectueusement sans répondre.
—Je vous comprends, lui dit Eusèbe Gaël. Vous pensez que le protestantisme allemand est une religion d'État, une religion de militaires disciplinés, de camp sans désordre, un ciment sobre de places fortes et de murailles guerrières, un Code strict et pratique plus que des litanies...
—«Ne parlons pas religion, interrompit Clémentine-Alessandra. Ma mère était catholique, j'ai eu des aïeux qui étaient chefs de la milice sacrée. Si l'orgueil poussa Othon II de Schmerz-Traurig à faire creuser pour sa dépouille mortelle un pilier de la cathédrale de Zeusnacht, à y faire déposer son cercueil debout, pour ne pas être foulé aux pieds par ses sujets, s'il ordonna de faire tailler son image casquée sur le pilier et de tailler plus bas, à genoux, deux figures de varlets, dont l'une devait être le pape et l'autre le pape précédent, c'est qu'il avait été ployé par ces deux évêques de Rome et qu'il avait droit à une revanche. Et c'était un bon homme de guerre. Mon ancêtre Rupert V désira que les cheveux de son cadavre fussent brûlés, ses dents broyées et le corps jeté dans la chaux: mais cette humilité lui venait de son suzerain l'empereur Maximilien Ier. Quoi qu'il en soit, je suis d'assez bonne famille. Je n'ai pas de nom.»
Elle rougit à ce mot, d'un souvenir, mais se remit:
—Nous nous appelons Schmerz-Traurig. Et c'est tout.
Son émotion n'avait pas échappé à Gaël. Il la regarda longuement. Ce fut sur son fauteuil comme un effondrement. Il découvrait des rides, des cernures, tout un acte d'accusations et les accusations de l'acte, un réquisitoire moral et charnel qui se levait de son sourire, qui, des fossettes, des mouvements de paupière, des jeux de sourcils, se dressait, criait et jetait aux peuples des reflets fripés de joie criminelle, des relents de jouissance, un je ne sais quoi d'humide et molle volupté. Il pensa gémir. La voix lui manqua. La conversation qu'il ne dirigeait plus vira, oscilla. Et la jeune fille qui sentait le regard du vieux philosophe sans oser le voir, la jeune fille plus troublée, plus allante, parla, prolongea le dialogue, tira sur des répliques pour fuir le tête à tête qui la guettait, qui s'approchait avec les ténèbres, qui devait tomber quand les hôtes prendraient congé, puisqu'on ne dînait pas. Et les gens prirent congé.
Gaël avait incliné sa tête songeuse: «J'aurais à parler à Votre Altesse.» Elle le précéda dans sa chambre... Déjà, avant qu'elle eût pu offrir un siège à l'académicien, avant qu'elle se fût assise, Gaël lui avait saisi les mains et, sans souci du protocole, bousculant de son indignation, de sa stupeur, de sa pitié toutes règles et toutes distances, d'un souffle, d'un râle, il lui lançait un seul mot: «Malheureuse!» Elle comprit, ne lutta pas, ne nia pas, se retira un peu et s'assit, calme. Et elle commença:
«M. Gaël, vous n'aviez pas à prendre la peine de deviner. Je vous aurais tout appris, comme c'est mon droit. Vous m'insultez. Pourquoi? Je me suis donnée, oui. Mais j'étais à moi.
—Malheureuse! malheureuse!
—Vous êtes républicain, Monsieur. Vous ne pouvez pas juger. Vous vous êtes mis, à plusieurs, à me faire princesse, à me donner une âme royale. Ce que vous ne pouviez m'offrir, je me le suis accordé. Je suis complète, parfaite (je n'ai pas besoin d'humilité en ce moment, n'est-ce pas?) il ne me manquait que mon empire. Ce n'est rien, car ça se trouve. Et, en apportant chacun votre pierre de vie à l'édifice, en construisant un être, une entité, en soufflant de la pensée, vous n'avez pas pris garde à la petite chose de chair qui tremblait au-dessous de cette beauté idéale, de ces réflexions armées, de cette force, de cette puissance qui devait venir puisqu'elle se créait à mesure. Vous ne m'aviez épargné aucune des infirmités, des gênes de la femme, je restais femme, je restais vierge, petitement. De la vierge, je souffrais les désirs étroits, les besoins, la menue somme de tracas et de chatouilles qui montent au cerveau, qui paralysent la volonté, qui, cruellement, tyranniquement, jettent l'esprit, l'ambition, les immenses convoitises de terre et de ciel à bas, qui les descendent à la place même où l'on cache, dans un cercueil d'opprobre, la tête d'une guillotinée. Je devais être petite fille ou reine: j'ai choisi.»
Gaël leva la tête, et l'œil en larmes, il dit seulement:
—Pardonnez-moi. J'ai une fille.
Il avait une fille, en effet qui lui était restée, à la suite d'un divorce mystérieux. Il l'avait laissée en un couvent, sans en savoir rien que la laideur de l'âge ingrat jusqu'au jour où elle s'était imposée à lui, des mille gentillesses que souffle à une enfant le désir de n'être plus enfermée entre cent, et du secret des cœurs qui s'engendrèrent. Elle l'amusait depuis, le charmait, l'intéressait, tenait le milieu entre un animal délicieux et un livre: il surprenait la vie à ses gestes, s'enfonçait en son innocence ainsi qu'en une forêt primitive, cueillait des répliques, des étonnements, des questions, des remarques, à même la fraîcheur, la candeur, le feu plein et pur de ses dix-sept ans. Il n'avait jamais imaginé qu'elle pût changer. Et voilà qu'il trouvait de l'inquiétude au creux des meurtrissures de la princesse, qu'il craignait, qu'il sentait sourdre des appétits, du sang trouble, un essaim de besoins, des soifs de besogne, toutes les souillures possibles que jusque-là il avait étudiées de très loin, pour les autres, chez les autres. Il percevait en soi le ravissement du père qui naît tardivement à ses soucis et les soucis l'assaillaient, depuis leur naissance, en troupe, en horde. Il redoutait rétrospectivement et sa terreur prenait corps: c'était cette grande fille devant qui il s'émouvait, cette fille qui se défendait, qui se glorifiait et où la déchéance, le vice, l'orgueil, le défi avaient élu domicile.
—Monsieur Gaël, dit Clémentine-Alessandra, vous avez une fille, mais moi, je n'ai pas de père. Ce n'est pas la même chose. Et ne me reprochez point de manquer de pudeur. La pudeur! ce n'est pas un manteau, ce n'est pas un masque, c'est un maillot menteur! Et la virginité, mon ami! Un fiancé bourgeois a droit à la virginité de sa fiancée: c'est tout ce qu'il épouse en elle, c'est le contrepoids d'une existence aveuglée, murée, médiocre, âcre: mais moi, moi, ai-je un fiancé? Je suis fiancée au destin et le destin n'est pas chaste: il faut qu'un Empereur se prostitue à une armée entière de prétoriens avant qu'elle lui jette son sceptre et son trône; il faut choisir, vous dis-je, j'avais la tête trop lourde: elle a emporté le reste.
Gaël eut un mot désolé:
—Ce n'est pas moi qui!...
Elle se fit plus impérieuse.
—Non, ce n'est pas vous. Je ne vous dois pas mon sang, à vous. C'est un sacrifice humain, un sacrifice horrible, que je devais à ma race, à mon père, un sacrifice expiatoire pour des crimes, au hasard, sur les routes et dans les burgs du Schmerz-Traurig. Vous avez été mes officiers de tête, comme nous eûmes des officiers de bouche. J'ai agi en princesse. Voilà.
Gaël interrogea:
—Mais qui? Qui?
—Personne. Je ne me suis pas donnée, Monsieur. Je n'ai permis à personne la vanité de m'avoir possédée.
Eusèbe Gaël ne l'écoutait plus. Il considérait les murs de la chambre, sondait leur profondeur, et, des yeux des portraits qui s'y succédaient, descendait à leurs âmes. Il évoquait les mauvais esprits. Ces hommes avaient tué et volé, ils avaient ployé des peuples et leur peuple. Et les pauvres femmes qui avaient été leurs femmes, que de larmes, elles avaient pleuré sur les perles, les pierres et les diamants de leur cassette! C'était entre ces témoins et ces conseillers que Clémentine-Alessandra s'était décidée,—et les siècles ne l'avaient point arrêtée. Il se reprochait tout, à lui et à ses confrères. Ils avaient enseigné les sciences et les lettres à l'enfant: ils avaient sous-entendu la vertu, incluse dans l'ensemble des connaissances humaines, ils lui avaient appris le bien et le mal, le néant des plaisirs: c'était son chef-d'œuvre à lui, il en attendait des chefs-d'œuvre, c'était la merveille féconde, la gloire du siècle nouveau; il ne se demandait même pas si elle serait reine, l'imaginant impératrice et déesse, lui prêtant des réformes, des révolutions et des miracles,—et elle avait trahi sa confiance, ses espoirs, elle avait des paroles de fille! Pour un peu, elle se fût mise nue! Et elle était belle. Derrière les meurtrissures de son visage, il la retrouvait fine, haute, idéale. Elle n'avait pas de sensualité. Elle avait certainement cédé à un vertige. Le démon l'avait poussée. Elle était trop pure, trop grande. Elle avait donné sa virginité comme une petite donne la fortune de sa mère, gentiment... C'était plus affreux, c'était l'horreur même. Un instant la douleur de Gaël fut telle qu'il eût offert sa fille pour réparer l'irréparable, pour rendre à la créature parfaite qu'il avait formée ce qui la ruinait à jamais, mais il se détacha de son affolement et de sa préoccupation des empires. Clémentine-Alessandra lui contait son aventure, les Champs-Élysées, l'hôtel, les discours du jeune homme, sa poursuite et l'injure finale: «Messaline.»
—Je n'ai vraiment pas de chance, conclut-elle.
Gaël se consulta un instant, rassembla ses idées, son courage et, simplement:
—Vous l'aimez, affirma-t-il.
Il sursauta. La grande-duchesse ne protestait pas: doucement, naturellement, elle s'abîmait en sanglots. Jamais Gaël n'avait eu autant envie de pleurer. Son accablement d'éducateur et d'ami, la vieille observance des principes moraux et sociaux qui résistait à ses paradoxes, son retour sur lui-même, son involontaire religion, son loyalisme, l'irritation même des discours de Clémentine-Alessandra le tenaient à la gorge: une oppression certaine s'éternisait en lui: il fut pourtant assez respectueux de la tristesse princière pour ne s'y associer point. Il pesa les larmes à distance, sans avoir l'air de les entendre. Et la paix entrait en son cœur, de remarquer que la jeune fille revenait à l'humanité, qu'elle se repentait, qu'elle s'énervait,—c'est tout un,—qu'elle n'était plus ce monstre d'autorité qui dispose de sa virginité comme d'une province, qui regrette seulement la possibilité de ne se pouvoir livrer encore pour la première fois et la totalité de la honte.
Elle s'excusait:
—Je ne l'aime pas. C'est votre faute. Vous auriez dû m'amener des pauvres ici, qui m'auraient parlé, longuement. Il m'a touchée. Vous ne m'aviez amené, d'ailleurs, pas un jeune homme, pas un amoureux. Les petits princes qui ont joué avec moi font la noce, oui, la noce. Je devrais être mariée depuis cinq ans, au moins. J'ai vingt ans. Ah! mon Dieu! mon Dieu! si j'avais pu ne pas savoir. Et comment penser que je tomberais sur lui? Il est beau et féroce. Il m'a humiliée.
Elle était bête. Gaël ne poussa pas à bout sa confusion:
—Que Votre Altesse me pardonne, répéta-t-il. J'ai eu tort. C'est pour elle que j'ai parlé, que je me suis ému. J'ignore vos fiancés, s'ils existent. Les reines ne doivent être vierges que politiquement. Ne pleurez plus.
—Je vous remercie de m'avoir fait pleurer, dit-elle. Je vais mieux.
Gaël la laissait doucement se remettre. Il considérait les murs encore, et les armes qui s'y tassaient, des épées de toutes sortes et des sabres, des épées de cour et des épées de bourreau, quelques oripeaux, quelques trophées, pêle-mêle emportés avec des objets précieux, des bijoux, des pierres, par Otfried-Gutbert lors de sa fuite, pour envelopper. Reliquaire nostalgique! Dangereuses épaves! Il était resté de la cruauté, de la convoitise et quelle sensualité dans ces plis, dans cette rouille et jusque dans les froncements massifs des étoffes et des métaux d'église! Et ces drapeaux inertes qui pendaient en berne, en une berne perpétuelle, ils étaient en deuil aujourd'hui. Quel aboutissement d'une race complexe, grosse de gloire et d'horreur, d'une race inquiète, trouble, engluée de meurtres, de rapines, dévorée de désirs—et forte parmi son cancer et sa manie. Clémentine-Alessandra était décidément prisonnière de sa race, de sa fatalité: pour qu'elle s'en fût allée au Champs-Élysées proposer un journal, pour qu'elle s'en fût allée cherchant du sexe et du rut où il y en avait, il lui fallait un instinct de Paris qu'elle ne possédait pas; pour avoir joué de la faim et de la misère comme elle avait fait, il lui fallait un sourd trésor de mensonge, de dissimulation, le talent de comédien qui, jadis, aux jours les plus laborieux du Schmerz-Traurig, avait trompé les papes, les diètes et les empereurs. Et puis, y avait-il jamais eu de vierges chez les Schmerz-Traurig? Elle tenait de son père, voilà tout. C'était chez elle un coup d'État, naturel, sa manière de se déclarer majeure! Sincèrement, profondément, il lui pardonna.
—Vous ne regrettez rien? demanda-t-il.
—Si. Lui. Et que ce soit lui.
—Mais qui est-ce?
—Il vous le dira, à vous. Je sens qu'il vient. Il est là.
Elle sonna.
—Faites monter, dit-elle simplement.
—Votre Altesse...
—N'y a-t-il personne?
—Que Votre Altesse Sérénissime m'excuse: il y a un pauvre qui veut voir Son Altesse. Il insiste.
—Qu'il monte.
Il monta. Il entra. Il ne jeta pas un regard sur la princesse, dévisagea Gaël et, d'une voix brisée, hagarde, il interrogea:
—Ah! c'est vous? vous êtes le père?
Il avait, depuis le matin, vécu plusieurs vies. Il était dès l'extrême aurore resté attaché au palais de l'Avenue Kléber, s'enfuyant et y courant à nouveau, craignant d'oublier sa place ou de le voir s'écrouler, rentrer sous terre comme un cauchemar. Puis lorsque la masse de pierre l'avait une fois de plus aveuglé de fureur, il retournait aux autres avenues, celles qui n'avaient pas le palais, il se brisait les nerfs, le cœur autour de l'Arc-de-Triomphe. Il tournait en une cage de haine et de désir. Des maisons de riches le cernaient à gauche et à droite: un essor de valets et de femmes de chambre l'emprisonnaient en leurs courses et leur babil; des voitures croisaient. Au centre, l'Arc-de-Triomphe, livide d'un soleil naissant, se dressait pareil à une guillotine. Un tape-cul de dressage filait et se rattrapait au vol, à mesure: le jeune homme le retrouvait toujours à ses côtés, aussi vite, aussi retenu, le cocher abrutissant le cheval, dans un cercle.
Pour ne plus le voir, le jeune homme regarda l'Arc-de-Triomphe. Confusément, il s'attacha à des détails de lumière, à ces caprices du soleil sur la gloire qui arrachent un œil, un relief de chair, un mouvement héroïque à l'ensemble terne et serein, en son éclat sûr comme l'éternité: il lui sembla que le soleil lui présentait, à lui, des soldats et des victoires, que la nature l'initiait à des gestes inhumains, que son seul ami, le ciel, lui apprenait l'histoire. Et Celle qu'il avait tenue, qu'il avait eue, c'était bien une de ces créatures à escorte et à cliquetis qui font sortir des gestes et des vivats. On s'était battu pour elle, d'avance, et, ignorant, jaloux du passé de cette race qui s'était mêlée à son sang, il lut sur le monument ce que c'étaient, des combats, ce que c'étaient, des triomphes, ce que c'étaient ces mômeries, ces tueries, ces sacrilèges et ces miracles dont se construit un empire; il lut le droit divin et le droit de conquête. Il avait la fièvre, il regardait couler des rayons de lumière, durer et se jouer, puis disparaître, aller de cette pierre gigantesquement et pieusement gaufrée à des tas de pierres, autour, à des terrassements, à des fondations de chalets et de kiosques, tomber des généraux, à des manœuvres, des filles et des chiens qui, de ci de là causaient à l'entrée des avenues. «Le soleil luit pour tout le monde!» La phrase lui venait avec le soleil, dans le soleil. Et il lui semblait que le soleil doit luire, alternativement pour celui-ci et pour celui-là, qu'il y avait des tours et des revanches de soleil, et que le jour des terrassiers venait après celui des généraux, que le soleil était à eux, exclusivement. Pas à lui. Il avait dans la bouche un goût de terre, mâchée à vide, de sable, de tourbe, de boue mordue, une âcreté vibrante et une faim d'autre boue, d'autre sable, d'autre tourbe. Il se crispait, des entrailles aux glandes; ses muscles se nouaient, son cerveau se tendait: c'était un effort. Il frissonna: un effort vers elle, évidemment! Il eut honte. Mais il ne pouvait retrouver aucune énergie. Il devint toute honte. Le soleil, lui qui léchait les angles des avenues, qui traînait sur le sol et qui lentement remontait au ciel en une tache paresseuse et lâche, les passants, les voitures, cet espace autour du monument, élargi, tournant sur lui-même, mort sous les tramways et les omnibus, cette place meuble et nue, dominée, écrasée par l'Arc rêveur, tout était du Passé, tout était sommeil, tout était attente. Les maisons, les hôtels, les rues qui s'étaient soudées pour bloquer l'Arc-de-Triomphe le bloquaient respectueusement et, gagnées à sa tristesse, songeaient et espéraient avec lui: ce n'était que nostalgie et éternité. «Je suis chez elle», pensa le jeune homme, évoquant d'un mot les siècles qui avaient été royaux, où l'on avait obéi. Quelque chose bougea en lui. C'était son quartier, le Temple, atroce de vie, de bousculades, de hâtes, d'effrois, de soucis, d'âpreté de détail, le Temple en chasse vers un sou, tout en vieilleries, en loques, en ordures qui peuvent servir encore, débordant de cette existence de rebut, plus violente, plus acharnée, se reprenant, se nourrissant de sa misère et de son abjection, ruelles noires, crevées de portes et de fenêtres, soupentes ahannantes, trous populeux, culs-de-sacs grouillant, dépotoir et réserves où des activités s'épuisent pour les sous-sols de la société toujours et pour les fonds d'ateliers, pour des besognes, quartier qui s'habille et qui se nourrit des restes refusés, de la seconde mouture du mal et où les Archives mêmes, les papiers qui ne servent plus qu'à l'immortalité s'en viennent se coucher à côté des matelas, des montres et des bicyclettes qui attendent et sont attendus, qui manquent et qui consolent cependant, en précisant l'espoir des jours meilleurs. Il ne voulait pas y retourner. Son existence était cassée et déboîtée, il ne voulait plus offrir sa marchandise et s'entendre dédaigner avec elle. Il avait eu des joies à acheter deux sous de pain dans cette petite baraque qui se pose comme une guérite au travers du pont, devant Notre-Dame, et à manger, appuyé au parapet de la Seine, se partageant entre l'eau jolie et la masse grise de l'église énorme et menue, choisissant des amoureuses parmi les saintes en relief.
Il avait bien choisi! tout le ramenait à sa maîtresse de la nuit. Elle aurait pu être, elle aussi, taillée dans la pierre sainte: elle ressemblait aux patronnes d'antan et c'était elle qui... Il ne mangea pas, ce jour-là. Ce n'était pas nouveau pour lui, mais il prit presque garde à la privation: c'était un châtiment qu'il s'infligeait; il jeûnait pour son péché, à elle. Puis il erra. Il était poussé vers les Champs-Élysées. Il ne les reconnut pas. La forêt sinistre, tortueuse, protégée par des constructions brèves, la forêt de vice, de pauvreté et de méchanceté, la carrière d'ombres et de feuilles, de mystère broussailleux et de fuite s'était faite jardin d'enfants. Délice tissé de balbutiements ou ces cris, au pis, sous les arbres qui intercèdent, rythmiques, en une hymne barbare, vers les anges tout proches, pour les gens trop âgés qui n'osent plus crier. C'était comme un chemin de petites âmes que des nourrices, pieusement, causant bas ou riant sans outrage, portaient ainsi que des saints-sacrements, les berçant de ci, de là, dans des reposoirs de verdure et les balançant en des ressouvenirs de limbes et en des songes d'en-deçà. Les omnibus et les voitures filaient droit, en bordure de cette procession: les petits se souriaient, s'appelaient dans la camaraderie d'avant la vie, dans la fraternité de leurs deux ans: d'autres, au sein, échangeaient les regards de deux séraphins qui se reposent l'un sur l'autre, se charment et se consolent l'un l'autre, parmi un décor mortel, et retournent à leur lait, résignés à leur long supplice. Le jeune homme aurait éprouvé une amère et profonde satisfaction à voir souffrir les nourrices et les servantes: il les observa et ne découvrit en elles que ruminerie. La complexité des Champs-Élysées leur offrait leurs champs et leur paysage: l'atmosphère, fraîche, gonflée de lait, c'étaient leurs jeunes ans, à elles, en mieux. Des ballons légers flottaient, voletant à peine dans l'air lourd. Les deux guignols rivaux battaient le commissaire, à l'envi, et la petite corbeille à chèvre vaguait sur ses deux roues. Air où l'on ne pouvait respirer ni haine ni colère. Le jeune homme résistait encore: «Enfants de riches!» protesta-t-il. Mais aussitôt son émotion grandit. Il pensa à son enfant, à celui qui pouvait naître de son baiser. Enfant de riche! Il irait aux Champs-Élysées, dans des rubans et des dentelles, il aurait des bonnes et des bonnes. Il se détesta, détesta sa nuit et son étreinte, mais ne put détester ces petits qui passaient, dans l'harmonie de leur sourire et de leur mutisme caressant. Il louvoya autour de ces petites mains, le long de ces yeux qui semblent lire des plaies et panser les chagrins, il attendit le soir dans le soleil, le soleil qui le suivait, qui dorait devant lui des pylônes, des fontaines, le soleil conseiller des extases et de la sérénité somptueuse. C'était une de ces merveilleuses journées qui, avant de s'envelopper de ténèbres s'agrafent d'une boucle de feu où tous les métaux viennent amonceler et fondre ensemble leur paroxysme d'intensité et où les pierres précieuses se varient, s'entassent et s'enflamment l'une l'autre en une coulée plus que divine, en un éclat où l'enfer se marie tout brûlant au ciel, pour offrir au monde aveugle l'unité et l'entité de la flamme et de la lumière. Le soleil couchant saigna de la pourpre, une pourpre filée d'or et surfilée d'émeraude royalement tachée d'opale, puis la pourpre glissa et découvrit une infinie tunique d'améthyste qui emplit le firmament; l'or s'étala sur elle en plaque, pâlissant à mesure, déchirant le tissu violet et mauve, s'étirant, se rétrécissant jusqu'à un mur de turquoise, qui soudain tomba, envahit tout et boucha le ciel. Le jeune homme en avait assez vu. Il n'avait plus son soleil et sa pourpre: le courage l'avait abandonné depuis longtemps. Il ne s'irritait plus d'être vide de ses idées, de ses sentiments, de ses instincts. Il se précipita chez la grande-duchesse. Nous avons vu qu'il avait été reçu.
—Vous êtes le père? répéta-t-il à Gaël qui ne répondait pas. Sa douceur tombait. Il se retrouvait tel qu'il s'était montré la nuit, brutal, cruel, ivre d'avenir.
—Non, mon garçon, dit Gaël. Et vous?
Involontaire facétie! Gaël ne le voyait pas. Ce qu'il voyait, c'était l'autre nuit, la scène, la robe usée, déchirée. Il regarda Clémentine-Alessandra. Il ne remarqua pas sa robe. Elle lui apparut blanche et droite, sans âge, jeune effroyablement, chevauchant, piétinant les époques et les destins. Il revenait à la robe décousue.
—Je n'ai pas de nom, déclara le jeune homme.
Les deux êtres se rejoignaient. C'était d'une union semblable qu'avait dû se conclure jadis le rapt d'un pays, la fondation du Schmerz-Traurig, la naissance d'un peuple et d'un peuple esclave. Il les enviait tous deux, ensemble, non pour leur jeunesse et l'éclat de leur vigueur, mais parce qu'ils incarnaient, en force, la vie totale dont il avait parlé deux heures auparavant. Il trouvait ici l'amas, l'union des siècles, en harmonie, leur essence et leur détail, l'effort recommençant après le succès, après l'échec, la chaîne enfin entre les conditions sociales les plus lointaines, les années les plus éloignées, le cercle même de l'infini. La fatalité était là, en robe blanche et en jaquette usée; il n'y avait plus à discuter la folie de Christine-Alessandra et sa chance: la rencontre devait avoir lieu—et à ce moment. Ils souffraient tous deux, atrocement, ne se regardant pas pour ne pas voir se lever de leur chair à tous deux les baisers de la nuit et pour n'avoir pas honte de soi. Il les envia davantage. Comme ils simplifiaient, comme ils résumaient, comme ils possédaient l'existence! Le jeune homme parlait:
—Voilà. Je ne sais pas si vous savez. Ce sont des choses dont on ne se vante pas.
—Je sais, déclara Gaël.
Le jeune homme ne trouvait plus rien. Du désir et de l'horreur lui venaient aux lèvres.
—Vous êtes venu, trancha la princesse, me réclamer cinq francs que je vous dois. Je vous les ferai donner.
—Tu ne me dois rien! je t'ai payée!
Le jeune homme avait empli la chambre de cette phrase. Elle rebondissait du creux des armures au gonflement des étoles et des drapeaux, faisant trembler les épées et les casques. En même temps, de son œil de fièvre, soudain plus calme, il inventoria. Il avait payé tout cela aussi. De quelques sous il avait acheté la femme, sa richesse, sa race, tout cela, car tout cela n'avait plus cours. Elle pâlit. Profondément, atrocement elle saignait, humiliée. Payée! Les millions menus, les miettes de gloire et de splendeur, le ruissellement contenu des gemmes et des ors, l'âme précieuse des siècles conservée en beauté, les témoignages des légendes, les gardes ciselées, bourrées d'émeraudes, les dentelles, les lames, des trésors de guerre et des châsses, les bannières et les atours, tout était allé à cet homme mendier un peu de pain et des baisers, lui demander la vie que donne le pain, la vie que veut la chair; il était son maître à elle et le maître de sa race. Il s'attachait à elle, elle croyait avoir aux flancs la piqûre d'invisibles éperons. Et il la méprisait. Elle crut défaillir. Mais déjà Eusèbe Gaël intervenait.
—Je sais. Mais je ne sais pas qui vous êtes. Vous n'avez pas de nom, soit. Mais vous êtes obligé d'avoir un nom, pour la police.
Voilà qu'on parlait de police, dans ce sanctuaire! Le jeune homme parlait:
—On m'appelle Antony. Je ne suis pas tout à fait enfant trouvé. J'ai eu une mère, pas très longtemps, qui n'était pas bien forte. Elle n'avait pas dû être toujours pauvre: elle ne pouvait pas s'habituer. Elle s'étonnait un peu des gros ouvrages de l'ouvrage, quoi! en le faisant. Elle m'aimait beaucoup. Elle me berçait en rêvant tout haut, elle me trouvait joli, intelligent et elle pleurait. Elle se racontait des choses sur moi dans des espèces de chansons qui n'étaient pas gaies. Elle se mettait dans des états terribles parce qu'elle ne pouvait pas tout me donner. Il lui fallait que j'aie de l'instruction, de l'air, que je sache tout, que je puisse commander, acheter, régner,—des bêtises! Elle me prenait sur ses genoux, me débrouillait les cheveux, me regardait dans les yeux et puis elle les embrassait et puis elle pleurait encore.
Une paix tombait dans la chambre ducale: le trouble, l'émotion douloureuse, saccadée, contradictoire qui l'avait trouée et déchirée comme à coups de couteau, les sauts brusques de l'orgueil à la haine, de la honte à la passion, les sursauts, les cris de colère se fondaient dans un immense attendrissement. On ne badine pas avec la misère. La jeune fille y avait touché: elle en était prisonnière. Il semblait que les murs somptueux, les murs épais de merveilles se fussent reculés: les trois êtres se penchaient ensemble sur l'âme pure d'une infortunée, d'une mère.
—Elle est morte? demanda Gaël.
—Je ne sais pas. Quand j'ai eu sept ans, elle n'est pas revenue, un soir. Peut-être qu'elle s'était noyée. On n'a pas jugé utile de me l'apprendre. Ou bien elle est retournée dans son pays. Elle était Corse.
—Comment s'appelait-elle?
—Je sais pas. Je l'appelais maman.
—Et depuis?
—Depuis, rien. J'ai été à l'école. Je n'ai pas joué. Je n'ai pas essayé de métiers, à cause de l'apprentissage qui coûte trop cher et parce qu'il faut trop longtemps être petit garçon chez les patrons. Et j'aime voir le soleil, marcher, me raconter des choses, comme ma mère.
—Vous pensez?
—Si vous voulez. Ça n'est pas gai, non plus,comme ma mère. Mais c'est comme si je mangeais, comme si ça me nourrissait. On entend de si drôles de choses, on voit de si drôles de gens. Quand je me raconte que je suis moins que cela, ça m'amuse.
—Vous n'avez pas d'amis?
—Où ça? Ceux que je pourrais avoir me dégoûtent. Les autres aussi.
—Et que voulez-vous maintenant?
Une flamme lui vint aux yeux, nouvelle:
—Rien, fit-il. Ça.
Elle ne bondit pas. Elle était heureuse de l'outrage. Elle se reprochait son émotion. Et elle parla très simplement.
—C'est bien. Mais si vous vous obstinez, il faut que vous soyez à moi complètement, que vous ne sortiez pas d'ici et que vous m'apparteniez. A quel titre? Vous ne savez rien: vous ne pouvez pas servir de secrétaire. Je vous offre une place d'aide à l'argenterie.
Elle avait prononcé ces paroles d'une voix blanche. Elle se dégradait avec lui, devant ce Gaël qui était son maître et son juge. Elle acceptait l'ignominie des assauts serviles, l'éclaboussure des eaux grasses, tout de suite. Et elle portait la main à une âme d'homme, la souillait, la brisait.
—Larbin? moi?
Le jeune homme éclatait de rire.
Gaël s'était penché vers la jeune fille.
—Prenez garde, disait-il. J'ai regardé cet homme. Il n'est pas de la race des valets. Les valets ont des figures spéciales: c'est une race, je vous le répète, comme les jockeys. De dos, déjà, on voit qu'ils n'ont pas de moustache. On s'aperçoit à leur marche qu'ils ont les genoux usés. Ne contrariez pas la destinée de cet homme. N'avez-vous pas peur de blesser votre destin à vous? Vous êtes faite pour régner, il est fait pour ne pas servir. S'il sert, vous ne régnerez pas.
—Larbin? moi? répétait l'éclat de rire.
—Regardez-le, continua Gaël, écoutez-le: il est fier. Vous me faites mal. Vous voulez un amant chez vous, en bas? Vous me faites penser à Marie-Louise de Parme.
—Marie-Louise était autrichienne, répondit Clémentine-Alessandra. Moi, je suis allemande. L'Autriche, c'était l'Allemagne asservie, elle avait besoin de deux têtes à son aigle: notre aigle à nous a une tête, une seule, comme l'aigle de Napoléon. Marie-Louise s'était mésalliée: moi j'étais vierge hier. En l'humiliant, je m'outrage beaucoup plus que lui. Mais je n'ai pas d'orgueil. Nous autres, il nous faut de l'orgueil, pour nos peuples, nous n'en avons que faire pour nous. J'éprouve ce jeune homme. Il m'a bravée. Ah! que je voudrais ne plus l'aimer!
—Vous allez essayer, n'est-ce pas? Vous l'avilissez, pour en rougir. Vous ne rougirez que de vous. Vous me rappelez une chanson de Béranger: La Marquise de Pretintailles.
Un instant Gaël crut qu'elle se fâchait. Mais elle éclata de rire, elle aussi. Le jeune homme ne riait plus. Il la désirait formidablement. Elle avait dominé sa journée, de haut, dans le soleil et dans les pierres de l'Arc-de-Triomphe—et elle était là! Il avait eu de mauvaises paroles parce qu'il avait le cœur mauvais, trop gonflé de tendresse, tendu à éclater de passion, gros de ne pouvoir pleurer et parce que ses lèvres étaient mordues, en dedans, des baisers qu'elle ne donnait pas; il lui fallait des étreintes et des morsures. Et puis il s'abandonnait. Elle lui avait changé l'âme. Il ne pouvait plus songer à son galetas, à ses tournées. Il ne demandait qu'un refuge, qu'un abîme où la voir. Il n'abdiquait point d'ailleurs: il restait pauvre. Tombant plus bas, l'effort serait plus grand et sa convoitise plus féroce. Il apprendrait. Il s'évaderait plus tard. Il eut des ambitions en considérant son abjection, en face. D'un trou, on aperçoit encore le soleil. Et elle était si belle et si jolie à la fois! Elle ne se faisait plus violence: elle était impérieuse et cynique, elle se torturait, elle riait. Il se donnait à elle pour la prendre.
—J'accepte, dit-il.
Elle sourit:
—Vous n'aviez pas le choix.
Mais elle était émue. Elle se retrouvait telle qu'à l'aurore, pâmée, et elle voulait revenir à cet instant, échapper à sa journée de philosophie, de mensonges et de vérité, d'apparat et de confession. Elle ne congédia pas Eusèbe Gaël: l'horreur l'avait chassé. Ils étaient seuls: ils se sourirent, ils n'avaient plus à se dire ni bonnes ni méchantes paroles, ils avaient à jeter sur leurs mots, sur leurs sentiments et sur leur volonté, sur le passé et sur l'avenir le voile frémissant, le voile d'azur et d'or, le voile d'écume de la volupté. Le jeune homme oubliait sa journée, oubliait le décor et le hideux servage où le pliait la jeune fille: Clémentine-Alessandra se prêtait, s'offrait. Elle avait triomphé. Elle voulait la suprême tyrannie: jouir de son esclave dans sa peine et dans tout, l'avoir et peser sur lui du plaisir même qu'elle lui ferait prendre sur soi. Elle indiqua les portraits, les souvenirs, la chambre pleine: c'étaient les témoins de leurs noces, elle exigeait d'être possédée devant eux, de perdre officiellement, royalement sa virginité, de n'être plus la proie du hasard:
—Viens, dit-elle, tu ne m'as pas eue, tu ne m'as pas eue vraie.
Le jeune homme s'élança. Elle l'arrêta: Elle se donnait pas, ne s'abandonnait pas. Elle se dépouilla avec lenteur. Ce n'était pas une déchéance. Elle enlevait ses atours seule, sans cérémonial et sans chambrière, mais c'était pour les vêtir à nouveau. Elle allait être nue, comme par décret,—et pour cause. Il lui prit les mains et les reconnut longuement. Il identifiait ses ivresses. Et ce fut un cri lorsque l'étreinte renaquit, lorsque leurs jeunesses nerveuses se reconquirent et se confondirent. A même les coussins historiques hâtivement rassemblés, sur un chaos mince de drapeaux, de manteaux, de velours et de soies de blasons, presque sur le sol, ils s'échouèrent en un essor, en une avalanche de baisers. Toutes les angoisses, toute fièvre, tout désir de satiété les pressèrent, les tinrent, les ligotèrent et les enveloppèrent: ils s'aimèrent en détresse, se donnant tout l'un de l'autre, confessant leurs corps et leurs âmes et leur passé, pour le mystère de la veille, en rachat de leur communion de fraude. Parmi leur extase, un bruit les détacha: c'était une panoplie qui tombait à côté d'eux. Un poignard, un petit poignard du XVIe siècle restait fiché dans le sol. Clémentine-Alessandra pâlit, mais elle haussa les épaules. Et, pour se rassurer:
—Tiens, dit-elle, je te le donne.
—Il faut que je te donne un sou. Ça coupe l'amitié.
—Et l'amour?
—Je ne sais pas.
—Eh bien! non! ça ne coupe rien. Et si tu me donnais un sou, tu me le reprocherais. Tu m'as déjà payé ce matin.
—Pardonne-moi.
Elle ne lui pardonnait pas. Elle l'embrassa. Ils restaient nus.
Et, contre la fatalité, ils se reprirent...
Eusèbe Gaël était rentré chez lui. Il alla droit à sa fille et la serra fiévreusement sur son cœur. Puis il ouvrit sa fenêtre. De la rue de Furstemberg il voyait tout le vieux et fantômal quartier de l'Abbaye, il plongeait sur des cours d'hôtels seigneuriaux désaffectés, sur des jardins en morceaux, semés de marbre et de pierres sculptées, sur des couvents sans cloches, des haies, tout un jadis las et n'ayant plus même la force de mourir. Plus haute, pareille à une basilique sarrasine, l'église de Saint-Germain-des-Prés hissait son mur roide vers la voûte du ciel sans lune. Une heure sonna sans écho, une heure impaire, onze heures. Gaël ne l'aimait pas. Il songea violemment, douloureusement à son amie. Dans la rue, une famille de mendiants italiens, qu'il connaissait de par ses aumônes, errait, tuant sous elle la nuit avant de rentrer dans Plaisance, pour revenir. Il songea plus amèrement. Une prière vint à ses lèvres, qu'il n'avait pas marmonnée depuis une crise de sa jeunesse. La prière, des lèvres, lui entra au cœur, dans un sanglot. Et il pria, de toute sa science, de toute son angoisse, de toute sa vie. Puis il se rappela la nationalité corse du jeune homme et son nom «Antony! murmura-t-il. Je sais bien que ça ne prouve rien, que ce n'est rien, qu'un prénom. Mais ces gens-là ont juré de me faire croire au romantisme!» La nuit était fraîche. Des souffles malins venaient. La tour sacrée s'enveloppait de nuages. Eusèbe Gaël sentit les éclairs et le tonnerre tout proches: nuit de fièvre et d'étincelles, nuit électrique, c'était avec son insomnie certaine, du travail et des pensées neuves. Il ferma sa fenêtre et se remit au travail. D'une main ferme, il traça cette ligne: «Chapitre VI. Erreurs de tous les temps. L'Amour.»