← Retour

Sérénissime: roman contemporain

16px
100%

DIALOGUE AU BORD DE LA MER

—Elle nous regarde, dit Antony.

Il parlait de la mer.

—Vois, continua-t-il. Ça n'est que des yeux, c'est un seul œil qui ne finit pas, qui sourit et qui pleure ensemble. C'est tous tes regards qui me reviennent, et tu vois: ils vont à moi, maintenant. Tu es à moi, là-dedans, là-dessus, depuis que tu étais toute petite: il y a du vagissement dans ces retroussis de lumière et ces fendillements d'argent; ce sont des grelots et des hochets et c'est de la mousse de lait et de la mousse de larmes; ici, c'est du sable d'enfant et là, ce sont tes cheveux encore, tes cheveux, toujours, qui s'en vont, qui se dénouent, qui sursautent. Je t'aime plus, de te voir dans la mer.

—Sans me voir, répondit Clémentine-Alessandra. Car tu ne me regardes pas, moi.

—Tu n'es plus toi. Tu es trop triste.

Clémentine-Alessandra était triste, en effet. Lorsqu'elle s'était réveillée dans la petite chambre fatidique de cet hôtel meublé où sa destinée avait élu domicile, elle avait vu deux faces rasées se pencher sur sa fièvre: Wolfgang et Antony. Toute son horreur lui était revenue avec la vie. A la pâleur des deux hommes, elle avait compris qu'elle avait craché son secret. Elle le répéta: «Enceinte... Enceinte...» Et le vieux valet avait éclaté en sanglots. Très bas, très bas, pour ne pas arrêter sur leur détresse nationale et exilée l'attention des galetas d'alentour, il avait versé toutes ses larmes, comme à l'église, et son immense navrement avait tâché à s'épancher. Antony n'avait pu s'associer à cette douleur; naïvement, férocement, il était heureux. Il n'en espérait pas tant. Il éclatait d'orgueil et de tendresse. Orgueil de gosse qui joue à l'homme et qui se fait une poupée, sans trop savoir comment: orgueil de gosse qui a deux êtres à aimer au lieu d'un, qui grandit sans vieillir, qui sent s'approcher des délices et de délicieux devoirs, des soirs de mouvement, d'étude, de câlineries, de choses à apprendre qu'on ignore et la tendresse infuse, la lourde et amère tendresse de ceux à qui le sort a enlevé leurs parents, qui ont des caresses et des baisers à placer, des caresses sacrées, des baisers saints d'enfant à père et de père à enfant, baisers qui, comme des hosties, ne peuvent se gâcher, sous peine de sacrilège et de damnation de cœur. On lui avait volé son enfance: on la lui rendait, complète et plus belle. Son petit aurait les langes de dentelle, les broderies, les riens inouïs du berceau qui lui avaient été refusés, tout son saoul de lait, d'air, de jouets, de paroles gentilles, de bercements et de berceuses qui lui avaient, d'avance, été arrachés, une cour d'enfants, des chœurs de nourrices, des arbres et ces spectacles hésitants, bariolés qui disent la vie, en gros, dans un murmure et qui accoutument à la joie vague et indistincte, au bruit, aux pas, aux courses, aux chocs des voitures qui se croisent et qui disparaissent, aux curiosités, au sourire continu fait de tous les sourires, au souci d'amis et d'indifférents, à tout ce qui est l'existence enfin, dans l'âge d'or de l'existence, après qu'on a tourné le carrefour des limbes.

Le vieux Wolfgang avait senti se briser en sa gorge la tradition, l'honneur même et l'âme de sa patrie. Il avait vu nettement l'enfant non comme un bâtard à oublier, mais casqué, armé, monstre énorme égorgeant et étranglant la beauté de sa race. Et la princesse songeait. Elle ne se résignait pas. Elle n'acceptait pas le danger. Elle repoussait le présage puisqu'elle n'éprouvait encore ni malaise, ni avertissement: elle savait sans plus et elle voulait commander à l'irrémédiable. Sa nature dominatrice remplissait: elle pesait sur la volupté passée et sur la volupté d'hier, elle chassait de soi le souvenir. Mais le regard du jeune homme tombait sur elle si pur, si grand, qu'il ordonnait en un rayonnement et qu'il était éternel. Elle s'aperçut, atrocement, qu'il l'aimait, qu'il l'aimait à jamais, de cette chose, de cette consécration et que, confusément, incroyant comme il l'était, haïssant Dieu au hasard de sa haine des forces et des puissances, il remerciait la Providence de cette bénédiction. Cette fécondité lui-était un acte de foi, il tremblait d'espérance et il la révérait, elle, malheureuse, ainsi que le tabernacle de son avenir, elle était son cœur et ses flancs, elle était sa pousse et sa fleur, son charme, sa douceur à jamais; il l'aimait étroitement, de l'aveu de la terre et du ciel, par prédestination, elle avait en elle leur chaîne physique et métaphysique, leur chaîne à travers le temps et l'espace et, malgré tout, leurs cheveux blanchiraient ensemble. Elle protesta de tout son être, de tout ce qui n'était pas encore à cet homme, mais tout l'abandonnait, tout la jetait à son étreinte. Un sursaut de haine et de mépris lui apporta ses convives de l'avant-veille:

—Allons-nous en! allons-nous en! supplia-t-elle.

Sa fièvre lui dessinait les travaux d'en face, les armatures métalliques et leurs masques de plâtre ou de carton, les arabesques et les ogives, l'effort hâtif, pour un été, de l'univers en façade qui s'élevait aux deux rives du fleuve. Il lui passa, sur le ventre et le cœur, des madriers et des pierres, des trains de plaisir, des poutres, des tonneaux géants, des danses et des revues, tout un appareil populaire, une foule sans sexe, une soif de voir, une soif de richesse d'un instant, de mirage et la crainte plébéienne de mourir sans avoir connu par ces images d'un sou que sont les palais de pacotille, l'architecture et l'épiderme des nations lointaines, des contrées bien défendues par les tarifs des chemins de fer. Aujourd'hui, c'était, contre sa noblesse et son énergie, la bassesse et la facilité de Paris, c'était la ville courtisane couchée en travers de son rêve; demain, c'était une invasion de touristes médiocres qui veulent noyer leur inquiétude et la magnificence de leur nostalgie ou de leur songe: il fallait fuir. Au moment de quitter Paris, par une amère courtoisie envers l'esprit du boulevard, elle avait murmuré:

—D'ailleurs, il est nécessaire d'aller à la mer au lendemain du Grand-Prix.

Et ils étaient allés à la mer....

Le ciel était, ce jour-là, beau d'une beauté métaphysique. La mer, c'est l'enfer des ciels puisqu'elle est la concurrence. Il faut qu'ils soient vraiment le charme et la splendeur, le refuge idéal de l'horreur et des peines, que toute ambition s'y tisse des domaines, que les astres, la nuit, s'y mirent sans ardeur, pour que leur désert de magnificence continue à lutter avec le désert irisé et lent, montueux et bouillonnant qui s'étend, qui se brise, qui renaît, qui se varie, qui se tait pour écouter son âme après avoir écouté son gazouillis et sa colère, avec le désert souple et roide, frémissant et plat, qui peut tout et qui sait n'être rien, dans des vagues, des lames et des flots. Donc, le ciel n'était pas la grise toile d'emballage tirée sur des fantômes mouvants de pierres précieuses, sur l'essence de diamants et la quintessence de nuages, sur l'élixir d'ailes de papillons, sur le secret des reflets, sur les mystères pailletés, sur les dessous de flamme qui jouent ensemble au cœur de l'eau. Il n'avait pas la crudité des apothéoses et la mollesse des élégies: il était lent d'une lenteur divine, intact, immobile sans stupeur, attendant les étoiles sans hâte et sans besoin, pur, noble et bleu. Antony interrogeait:

—Pourquoi es-tu triste? Je t'aime.

Il n'avait pas de fatuité! Il lui enlevait toute mélancolie comme il s'en était purgé. Il s'était décidé à aimer, à aimer avant tout, à convertir tous ses sentiments, toute sa force—en amour. Il s'était réalisé: il aimait, sans plus. Il était heureux. Pourquoi sa maîtresse souffrait-elle? Pour la première fois, il se laissait aller à la béatitude. La mer lui était ensemble chantante et muette, confidente et décor: elle se faisait personnelle et délicate, miroir magique et fraîcheur.

—Je ne veux pas que tu aies mal, dit-il à sa maîtresse. Respire. Tu n'as pas le droit d'étouffer ici. Vois comme la mer est à nous et comme elle est grande, folle et tranquille de vie. C'est la vie même, une réserve de vie énorme, trop puissante pour ce que ce monde,—et les autres,—ont encore à durer. Elle est riche, riche, tiens, comme la misère.

Clémentine-Alessandra ne répondit pas tout de suite. Elle pensait. Puis:

—Ne parle pas de la misère, prononça-t-elle lentement. La misère est une chose hypocrite qui se fait à toutes les modes puisqu'elle n'est jamais nue, puisqu'elle est la loque, le haillon, le trou. La mer est belle et grande parce qu'on n'en a jamais rien pu faire, puisqu'elle a gardé sa couleur, puisqu'elle ne s'est même pas plié à la forme, qu'elle est changeante, immense, molle et roide comme au temps du chaos, comme le chaos lui-même. Elle n'est humaine en rien. C'est la Divinité pure, lourde de tous les germes et les roulant, ne grandissant pas, n'ayant besoin ni de semence ni de nourriture et emportant les tempêtes dans sa soif de sacrifices, dans sa tradition de victimes à engloutir et à consoler,—ainsi qu'Hylas. Tous les mythes ont été petits devant elle: ils sont faits pour les petits ruisseaux, pour le petit ruisseau de Platon. La mer se moque des pierres, de l'art et de la littérature, elle ne sourit aux hommes que mystérieusement. Je sais bien pourtant qu'elle nous aime: elle nous aime parce que nous nous aimons et qu'on ne nous aime pas. Tu ne peux pas savoir, toi: tu ne crois pas en Dieu. Mais, vois-tu, il y a une chose menue et énorme qui parle pour nous devant Dieu: c'est la source de tous les sarcasmes, de toute l'incompréhension, de la haine des gens, c'est l'amas de leurs rancunes et de leurs mauvais sentiments; c'est de cela qu'est faite la sainteté d'un chacun, parce que c'est sa différence avec la bête, avec le commun, parce que c'est la synthèse de son âme, de reflets en relents, de négatifs en contraires, et parce que c'est notre beauté et notre portrait, notre annonciation, notre présentation au royaume qui n'est pas de ce monde.

Antony écoutait avec patience. La mer avait l'air d'approuver et son murmure était un continu répons à ces litanies. Elle avait des tons qui dépassent les mots, ces tons qu'on appelle mourants, à cause que c'est la résurrection même. Emaux d'aube et de crépuscule ensemble, l'infini de la nuance, la pourpre et la flore de lune, des ors se dégradant, s'idéalisant, se virilisant, jusqu'au safran et à l'acier, des jets d'améthyste et des coulées d'émeraude, une incessante agonie de turquoises mortes en des sursauts de vagues, un tourbillon de saphirs et d'opales, des taches papillonnantes de rubis dans des meurtrissures de diamants, une envolée, au loin, de perles et d'ambre, un assaut d'écume marbrée et d'écume laiteuse, c'était une féerie superbe et mélancolique, c'était le trésor intact des anciens âges et c'était le pensif avenir, la contrée promise, l'époque promise, les âges promis aux âmes qui conservent encore l'espérance.

La jeune fille poursuivait:

—Tu n'as jamais été dans des assemblées ou au théâtre, tu n'as jamais étudié la foule, tu n'as jamais vu ces rangées de têtes plates, de corps tassés, ces apparences de mouvement, ces imitations d'intelligence, d'attention et les petits drames en simili qu'on sert à ce public. L'existence, les âmes, les passions, c'est comme le reste, en toc. Il y a des époques qui ne comptent pas dans l'histoire des temps, qui ne sont pas de l'histoire: nous sommes dans une de ces époques. Et Dieu s'est retiré du monde, laissant les choses aller comme elles peuvent, car Dieu a, lui aussi, le droit de rêver au-dessus de nous. C'est un interrègne, c'est une parodie du chaos et du néant, une tour de Babel morale où les dévouements, les héroïsmes et le génie sont vains. Nous sommes dans une année aussi sombre, aussi vide de tout sauf de terreur que l'An mil, nous sommes à la poterne d'une ère où nous n'entrerons pas et c'est tant pis pour nous quand il nous reste les ambitions et les désirs qui ont survécu à leurs siècles, à leur décor. On parle encore de pouvoir et de liberté! On parle de travail et d'effort. Hélas!

—Il y a encore l'amour, dit Antony.

Elle pleura. Il lui rappelait son abdication, sa déchéance consentie. Et l'enfant qu'elle entendait presque à son flanc, l'enfant qui lui criait son désespoir, cet enfant d'opprobre, c'était le présent renié et battu, c'était le hideux avenir, c'était une époque moins sourde qui triompherait peut-être, c'était sa force à elle, son principe de victoire, sa beauté, son âme, ce que Dieu avait mis en elle de destin et d'éternité qui s'en allait d'elle, de jour en jour, qui lui prenait sa chair, son sang, qui lui prendrait son lait, ensuite, ses heures et ses nuits, qui lui prendrait goutte à goutte sa tendresse et son émotion pour s'évader d'elle, pour s'éloigner, pour la laisser vieillie et pantelante, exsangue de courage, d'ardeur et de méditation, dépouillée, ruinée sans profit pour les peuples, pour la gloire et le bonheur des hommes.

—Je t'aime, dit Antony.

Sous ses larmes, elle l'enveloppa d'un regard fou. Celui-là s'abandonnait. Traître à son énergie, traître à sa mission, il acceptait le charme d'une heure et d'une aventure, il se résignait à vivre en son enfant, à lui passer sa vie comme une affaire mauvaise, à l'ajourner, cette vie, à ne pas la vivre lui-même! Il lui avait suffi de la rencontre d'une femme pour replier ses ailes rouges. Et ce couple d'orgueil, de combat et de domination, cette union où le vieux souffle du Graal tombait dans le sang âpre du peuple, dans le plus jeune sang de fureur et d'ardeur, ce couple se figeait dans l'attente d'un balbutiement frêle, de vagissements à calmer et de caresses à enseigner avant de les rendre. Tous les enseignements de ses maîtres, une science unique, un tempérament sans exemple lui seraient inutiles: toutes les leçons de la faim, les humiliations qu'elle lui avait infligées ne lui serviraient pas à lui. Elle frissonna.

—Tu as froid, chérie? remarqua Antony.

Elle se dressa, furieuse: il l'avait blessée dans sa pensée:

—Tu m'as fait peur, jadis, et tu me fais pitié. Tu voulais tout. Tu me semblais un archange de proie, un brigand de grand chemin, du grand chemin de l'épopée. La révolution brûlait en toi, tu étais le meurtre, tu sentais de tout ton être l'avenir, l'avenir de sang et de joie, tu puais la liberté, la fraternité, tu puais l'idéal réalisé, tu puais le ciel fait terre, le fer, le feu et le pain universel, le pain réhabilité. Tu m'aimes, aujourd'hui, et c'est tout? Il y a deux mois que nous sommes dans ce trou de lumière, deux mois que nous pouvons lire en nous, sans compagnons, sans indifférents. Et tu...

—Tais-toi, commanda doucement Antony. Il n'y a pas de jour où je n'aie eu l'envie de te tuer, pour me ressaisir, pour pouvoir m'en aller chez moi.

Sa barbe avait repoussé. Courte et frisée, elle avait piqué d'abord la grande-duchesse, profondément, délicieusement: ce lui avait été le cilice du baiser, sa punition immédiate, dans la jouissance. Il avait l'air maintenant d'un jeune missionnaire de désordre et de foi sans Dieu. Il ricana.

—Femme, femme, croirais-tu que l'action, c'est le tumulte? Les cris épuisent. Je m'instruis. La mer m'apprend à détruire. Elle est patiente. Elle n'obéit qu'à soi. Elle monte, elle s'élance quand elle veut. Moi, je saurai l'heure au tocsin de mon âme. Je t'ai détestée, de t'adorer. J'ai supposé, comme toi, que tu me gênais. Puis j'ai vu que tu étais dans mon apprentissage...

Clémentine-Alessandra avait subi sa voix tranchante, mais elle s'écria:

—Ton apprentissage... Non! non! ma vie; comme je suis ta vie! Nous agirons ensemble. Je t'aime, je t'aime.

Antony hocha la tête:

—Vous autres, les rois, vous ne savez voler qu'en bande.

—Voler! tu voudrais voler!

—Laisse donc, dit Antony. Je plaisantais. Je donne le temps de germer à mon destin en même temps que notre enfant. Nous serons deux, après.

—Trois, Antony, trois! Je t'aime. Je t'assure que nous sommes ensemble, liés à jamais et complices. Ce serait abominable de ne me jeter que l'aumône de tes baisers; il me faut ta vie, ta confiance d'esprit et de volonté. Je suis forte, je voulais agir, moi aussi. Mais maintenant, c'est moi qui te prie de rester tranquille. L'époque n'est pas à nous. Attendons. Le spectacle de cette mer, les variations de sa splendeur, ces jeux de soleil, mon amour, où trouver tout cela? C'est un miroir pour le feu de nos cœurs et c'est de la paix pour notre cœur, car elle nous sature de santé et de vie.

—Celui, murmura le jeune homme, qui jette deux sous à un pauvre joue à être Dieu puisqu'il lui permet, au pauvre, d'exister un peu encore. La mer nous donnerait la santé des bourgeois, l'élixir des plages. Or ce n'est pas une plage, ici.

C'était le paysage le plus intime et le plus large qui fût: pas de sable, pas de galet, pas de falaise: la mer mordait les champs à même et avait l'air de leur accorder une grâce en empêchant l'herbe de pousser. C'était d'une merveilleuse stérilité. Une ville s'étendait, assez près, invisible, retenant dans ses chalets et ses casinos, en contre-bas, les inévitables touristes de l'été: au-dessous, au hasard de vallonnements et de descentes, des villages s'étaient dressés en demi-cercle, face à la mer, des villages ou des hameaux s'étaient dressés plus haut, découronnant les points de vue de leurs arbres centenaires et les remplaçant par des tables, des chaises, du cidre doux et de l'air panoramique en supplément. Les deux jeunes gens habitaient une vieille maison carrée, cachée dans une cour d'honneur taillée au cœur d'une forêt. Les arbres poussaient autour: à peine si deux allées menaient à l'étroite demeure: quinconce de style et route sévère. Ailleurs la forêt poussait et les arbres avaient l'air de grimper l'un vers l'autre parmi les accidents d'une colline tortueuse. Le domaine déjà grand était agrandi d'une paix absolue: pour la première fois, la princesse s'était crue souveraine et avait eu l'idée d'un territoire. De sa plate-forme, après les arbres, dans le zéphir, elle apercevait la mer légère, la mer qui commençait et s'arrêtait à la ligne d'horizon, comme s'arrête ce qui ne finit pas. Elle descendait vers elle avec Antony: le chemin irrégulier, les arbres capricieux la lui dissimulaient parfois et c'était un plaisir pieux pour elle de la reconquérir et de la contempler plus proche comme si les deux altesses jouaient à cache-cache. C'était, décidément, une conquête.

La mer ne venait pas jusqu'au grand-duché de Schmerz-Traurig et c'eût été cette mer du Nord, sèche et sans grâce. La mer, ici, souple, d'un gris si discret et se ridant de clarté, se fendant, éclatant de richesse à facettes, se variant de joyaux, courant, glissant, se parant de voiles rousses et de voiles blanches: c'était du nouveau et un nouveau royaume. Antony et Clémentine se baignaient en une complète solitude: les voisins les plus immédiats étaient distants de 3 kilomètres: c'étaient d'autres êtres qui tâchaient à se résigner et qui, derrière un rideau d'arbres, à cent pas de la mer, avaient disposé un paysage de Trianon: des saules penchés, un lac, une mélancolie élégante et le je ne sais quoi du dix-huitième. Ils avaient désiré des honneurs qui n'étaient pas venus: ils se consolaient avec un univers à soi. C'est ainsi que, entre un vieux port et une station de plaisir, deux couples de tristesse, un jeune et un vieux, vivaient leur exil sans aucune gêne.

Ce jour-là, Clémentine et Antony demeuraient dans une sorte de crique.

—Nous ne sommes pas ici pour guérir, répéta le jeune homme. Nous devons souffrir l'un de l'autre.

—Non! non! s'écria la jeune femme, nous sommes ici à l'abri des hommes. Rêvons-ensemble. Ne rêvons même pas. Offrons-nous à la nature; nous ne sommes que nature, et soyons joyeux de la joie rare qui vient à nous et qui nous enveloppe. Je n'ai jamais été si heureuse: il fait si beau! Et toi, résistes-tu encore? Je t'aime comme un enfant. J'ai toujours peur que tu perdes quelque chose, un peu de ton caractère et de ton âme: je n'ai pas de crainte pour ton cœur, je le garde sur moi, en moi. Mon petit, mon petit, ne me trompe jamais: reste ce que tu es, ce que tu as été, formidable et tendre. Je suis plus âgée que toi, pas beaucoup, mais ça me suffit pour des émois incessants. Et ma condition, mon argent, c'est encore une manière, vois-tu, d'être plus vieille que toi. Pardonne-moi mes transes comme tu devrais me pardonner mon amour si tu ne m'aimais pas. Mais tu m'aimes, n'est-ce pas? tu m'aimes?

Le crépuscule commençait de tomber par blocs de magnificence. La mer semblait héraldique, toute d'azur. Un reflet rouge du soleil couchant emplit les yeux d'Antony quand il répondit:

—Je t'aime, oui. Je t'aime.

La princesse n'interrogeait plus. Elle jouissait tant du silence qu'elle ne le troublait pas même d'un baiser. Elle écoutait leur seul cœur battre dans l'heure sainte.

La mer se repliait sans fin comme un tapis de prière et se déroulait comme un étendard. Son rythme était liturgique et son geste immense et simple, son bourdonnement de travail incompris signifiaient, criaient, imposaient la vie. Clémentine-Alessandra prit la main de son amant:

—Ah! dit-elle, il faut attendre. Faisons l'avenir. Si l'époque est si laide, c'est qu'elle a le masque, qu'elle est grosse de temps plus admirables que jamais.

—Oui, dit une voix grave, derrière eux.

Ils se retournèrent. La grande-duchesse poussa un cri et crut qu'elle allait choir à genoux.

Un homme était là, qu'elle n'avait jamais vu et qu'elle connaissait bien. Il apparaissait en pleine lumière, dans des reliefs de pourpre et de la poudre d'or. La terre qui s'ensommeillait, le sol plus dur et la nature plus molle, la mer qui se gerçait et qui murmurait, le soleil fondant en une apothéose subtile, tout se couchait autour de lui et lui adressait, comme un hommage de théâtre, des rayons, des valeurs, lui dessinant un cadre infini. Il était vêtu d'un complet gris de passant et il semblait se mirer dans ce qui restait du soleil. Il parla doucement:

—Ma cousine, vous m'avez donné bien du mal. Lorsque j'ai appris vos discours de l'Hôtel Continental, vos discours et vos idées, j'ai voulu vous connaître. Je vous ai demandée à vos gens et à vos maîtres, je vous ai cherchée partout. Je vous trouve enfin. Bonjour. Vous n'avez pas mauvaise mine.

Il s'arrêta un instant et la considéra:

—... Vous avez même grande mine. Vous avez une belle âme. J'aurais dû vous connaître depuis toujours. J'ai entendu de vous tout à l'heure des mots inouïs, des mots de ce deuil auguste et éternel qui est la livrée royale. Je suis venu causer avec vous. Nous sommes malheureux l'un et l'autre.

Le soir tombait, absolument, et moulait l'étranger dans sa silhouette, le réduisant à lui-même et à son ombre, lui refusant l'aumône des feux naturels et des fantômes de vagues polychromes. Il se dressait net, pas trop grand, épaissi d'une paix résignée, mélancolique comme à la parade. Antony écoutait, sans un geste.

—J'avais confiance à votre âge, ma cousine.

—Sire, vous alliez régner.

—Et vous, savez-vous si vous ne régnerez pas?

Elle eut un regard éperdu. Le jour fuyant, la mer d'émail vert-de-grisé, l'heure lente, tout lui paraissait enlever avec soi la chère figure, le corps familier qui reposait à son côté. La ténèbre emportait Antony, Antony sombre qui ne comprenait pas et qui réfléchissait. Régner! régner! Sa fougue et sa bonté, son génie lui revenaient. Mais l'empereur poursuivait:

—Voici une étrange entrevue. Je ne suis pas chez moi. A peine si Votre Altesse est chez elle, puisqu'elle n'a plus ni domaine ni patrie. Je ne sais comment me présenter: il n'y a pas de protocole entre un usurpateur et une exilée. Je vous admire et je vous aime. C'est tout. Il y a longtemps que je n'ai pas entendu parler royal. Car il y a une langue royale et une race royale qui se partage entre les peuples et dont les descendants peuvent changer de trônes car tous les trônes sont à eux. Henri III a pu, sans déplaire à Dieu, aller en Pologne, avant d'hériter de la France. Léopold de Lorraine avait le droit de transporter son Altesse en Toscane avant de se réveiller Majesté d'Allemagne. Napoléon était dans la tradition lorsqu'il dotait ses frères et ses sœurs de royaumes changeants: il était entré, lui et sa famille dans notre famille à nous, dans la famille des rois, par la brèche. La grâce de Dieu n'a ni frontière ni limites de sang, elle n'a ni quartiers ni règles: lorsqu'elle vous a sacré, lorsqu'on s'en est sacré, on est roi, de droit et de fait, parce qu'on est né roi. Et la terre entière appartient, doit appartenir à cette famille. Famille infortunée à notre époque et c'est à moi de la reconstituer, de la faire. Les rois ne croient plus: ils règnent comme ils gouverneraient. Ils ne comprennent plus, ont peur, s'ennuient: ils acceptent leur mission comme une charge, comme une magistrature. Je voudrais réchauffer ce sang, galvaniser ces âmes, ressusciter l'âme totale, l'âme divine et humaine de la royauté, l'âme de l'univers distribuée à une douzaine de princes en qui repose et bat l'existence absolue du monde, qui sont leur peuple, couronne en tête, qui peuvent le bien et le mal et qui font le bien, par prédestination. Mes voyages, mon inquiétude en visites, mes conversations vagabondes, ce ne sont pas de bavards excursionnismes, c'est un pèlerinage vers le secret du pouvoir souverain, vers le Graal royal. Je me suis précipité sur le trône comme on se jette à cheval. J'étais un jeune sous-lieutenant de hussards auquel sa naissance avait cousu, de tresses en croix, les insignes de général-major. Tout chantait, tout grondait en moi, des musiques de ciel et d'eau, des hymnes, des marches guerrières, de la philosophie, de la poésie, la question sociale, le bonheur des peuples dont je me sentais étouffer comme en une grossesse, des conquêtes et le plus beau spectacle à offrir au monde et aux siècles à venir. C'était un trouble, une angoisse, une ivresse; c'étaient des monstres et des appels d'au-delà à noyer dans une charge de cavalerie. Et ma solitude radieuse et tourmentée, mon inspiration incessante et douloureuse, ma foi et mon désir, je voulais les varier, les amuser, les contenir du galop d'un état-major, de chevaux et d'armes collés à mon flanc, à ma poitrine, de sueurs loyalistes, de sang vassal, de coups de feu ennemis; je voulais tomber dans la mêlée: je n'ai pas pu. J'ai continué à penser et à rêver, à affubler mon âme d'empereur de tuniques et de plaques, ainsi que j'eusse fait d'un mannequin de roi; j'ai parlé pour des conscrits et des ouvriers; j'ai brisé un formidable serviteur qui restait le prisonnier de ses services et de ses victoires, qui restreignait le triomphe et les conquêtes à des bornes et des acquêts terrestres, qui ne voulait pas laisser la grâce et l'esprit de Dieu souffler sur nos provinces. J'ai dessiné et composé, j'ai voulu être le trésor de mon peuple, son trésor de guerre et son esprit, j'ai lutté contre la fatigue, la faiblesse et la fièvre, j'ai voulu être sa santé et sa force et j'ai lutté contre mes colères, car je voulais être la paix.

Il parlait dans la nuit. Sa voix s'élevait dans la marée montante, surnaturelle et passionnée. On lui devinait des yeux de femme, cette sentimentalité germanique qui est un sixième sens, de la grandeur, de la vérité et un peu d'amertume. Il se confessait à une sœur et il prononçait en même temps son apologie pour cette France où il errait clandestinement, pour cette France qui était son péché—à cause qu'elle n'était pas sa sujette. Il allait:

—J'ai réfléchi. C'était, non le temps de s'enrichir, mais d'enrichir un peu les autres, de leur désapprendre la misère et la haine.

—Et vous n'avez pas pu non plus, gouailla Antony.

Ces trois créatures ne s'apercevaient plus: elles étaient, uniformément, du noir. L'empereur ne s'étonna pas.

—Non, répondit-il tranquillement, je n'ai pas pu. Des obstacles, à tout instant, ont jailli tout hérissés, des mauvaises volontés...

—Non, affirma Antony, des volontés: c'est la concurrence, c'est le peuple qui veut faire lui-même le lit où se coucher, qui prend ce lit où il le trouve, où on le lui cache, c'est le peuple qui veut lui-même cuire son pain et se chauffer à son feu de cuisson, c'est le peuple qui veut se défendre lui-même quand on l'attaquera et contre qui l'attaquera, c'est le peuple qui veut penser lui-même, chanter lui-même et savoir écrire lui-même ce qu'il veut chanter et ce à quoi il veut penser.

—Le peuple? Qui ça?

—C'est moi! clama Antony.

Il avait été furieux, énorme, déchirant. Il avait ébranlé le paysage. Le feu roulant d'un phare le frappa au visage d'un coup rouge. Ses yeux étaient désespérés et sa bouche tordue d'un enthousiasme actif, d'une bonté agressive et tortionnaire. Il s'affirmait le champion, le fléau social, le fléau de l'humanité.

—Non, répartit l'empereur. Vous n'êtes pas le peuple. Vous êtes un homme.

—Vous aussi! gronda Antony. Pas plus! Pas plus!...

—Vous êtes anarchiste, mon ami, murmura doucement le prince. Tuez-moi.

—Non, non, pas ici. Vous auriez l'air d'être venu au couteau. Ce n'est ni votre place d'empereur ni votre place de mort. Vous n'êtes pas chez vous. Vous êtes encore en pèlerinage, en déplacement de famille. Qu'êtes-vous venu chercher ici?

Il s'était exprimé durement, en chef qui possède la dernière raison, le fer.

—Mon ami, vous ne m'effrayez pas. Je vous connais. M. Eusèbe Gaël m'a donné sur vous les renseignements les plus complets. Je vous ferais mes compliments sur votre bonne fortune si vous ne la méritiez pas. Vous avez du cœur. Quand on accepte l'esclavage que vous avez subi, quand on a de vos mots et de vos silences, on réhabilite la liberté—et une bonne fortune n'est plus une bonne fortune, c'est la fatalité. Quand j'ai commencé à chercher la grande-duchesse, je ne cherchais que son discours de l'Hôtel-Continental, son mal d'empire dont je souffre, moi aussi, de l'autre côté. Quand j'ai su votre histoire, je ne vous ai plus séparé d'elle: j'ai eu besoin de vous aussi. Nous avons toute la nuit à nous! elle est belle. Nous pourrons causer. Excusez-moi de ne vous avoir point jusqu'ici adressé la parole: nous n'avions pas été présentés. Vous vous êtes présenté vous-même, la pointe en avant. Vous êtes peuple ou vous le prétendez, je suis prince: vous n'êtes pas mon frère, vous êtes presque mon enfant. Je vous envie, mon ami. Vous n'auriez eu ni mes doutes ni mes hésitations.

—Sûr! dit Antony. Mais vous autres, les rois, vous n'avez jamais des mesures révolutionnaires. Vous avez peur de votre pouvoir, vous êtes contents quand on vous le rogne, quand on vous le châtre, quand on vous le coupe en petits morceaux bariolés. Il faudrait tout prendre pour tout donner.

—Et Dieu? demanda l'empereur, Dieu dont j'attends un signe depuis plus de dix ans, avant d'engager une action toute prête, Dieu dont j'attends le bon plaisir avant de le faire triompher dans sa gloire, dans la perfection humaine? Nous ne pouvons rien bouleverser. Le ciel veut qu'on le mérite: il faut des vertus et des peines et la justice éternelle ne peut exister qu'en raison de l'injustice qu'elle laisse çà et là, pour faire sentir la différence, comme le vice et le malheur pour être le repoussoir de la lumière divine, l'ombre sainte, le couloir obscur du paradis. Si je me résigne, si je demeure dans un néant casqué et paré, si la force dont j'étouffe, si les idées que je détourne, si mes plans, mes coups de génie, mes audaces de réalisation deviennent de la fièvre et rien que de la fièvre, si les chevauchées inouïes qui m'emplissent échouent en vaines croisières sur des yachts de plaisance, c'est que je me sens la rançon de l'avenir. Personne n'a été plus ambitieux que moi et je vais racoler des géants comme le père du grand Frédéric, je vais être un empereur-sergent, mais je donnerai de beaux hommes aux temps futurs.

—Sire!... protesta Clémentine-Alessandra.

—Ah! ma cousine, je vieillis et je suis triste. Je suis venu pleurer avec vous. Nous savons tous deux pourquoi nous souffrons; mais vous, vous avez encore une illusion que je n'ai plus, vous êtes la femme de ma douleur.

Dans son caprice, le feu du phare éclairait à plein sa face. Ses moustaches à angle droit qui, roides en leur flamme, rejoignaient presque son chapeau de touriste, ses chairs un peu molles, ses cheveux drus, tout traçait, en traits appuyés, un cadre à ses yeux. C'étaient des yeux d'ascète et d'astrologue, perçant, enveloppant et caressant, yeux d'emprise et d'étreinte, d'extase aussi, de soif et de besoin dans le songe et dans l'infini. Ils observaient, cherchaient, comptaient et, après une revue immense d'hommes, de richesses et de terres, allaient se perdre plus loin dans ce qui déborde le monde et les mondes, qui trouaient le ciel pour voir plus haut. Ils roulaient des vaisseaux sur ces vagues et des naufrages au-dessous d'elles,—et les utopies comme des sirènes leur souriaient au ras des flots. Leur couleur pâle, se variant de la turquoise à l'améthyste, de toute la gamme des saphirs à l'opale, se fondait, se fonçait, disparaissait dans la pourpre du feu rouge, du feu de phare. Antony ne voulut apercevoir que du désir en ces yeux, un douloureux narcissisme, la contemplation—en dehors de soi—de son être, de son fantôme doré, de son idole idéale.

—C'est vous qui êtes une fille! cria-t-il.

Il était jaloux de ce mot: «La femme de ma douleur.» Elle ne pouvait être la femme de personne, de rien; il n'admettait ni rêve rival, ni misère rivale: elle était à lui, voilà.

—Oui, répéta-t-il, vous êtes une fille, la fille de l'Europe, la fille publique des peuples, qui s'offre à la gloire, à la victoire, puis à des parades, à tout.

Une voix siffla dans la nuit:

—Tais-toi! Tais-toi!

Et elle ajouta en allemand le bref: Still! qui impose non pas seulement le silence aux hommes et aux chiens, mais le repos et la tranquillité. Puis Clémentine-Alessandra se tourna vers l'empereur:

—C'est à moi à demander pardon à Votre Majesté. C'est quelqu'un de mes gens. Il ne sait pas. Il n'a pas eu à s'oublier puisqu'il n'est pas...

L'empereur ne pouvait l'apercevoir. Elle lui apparut transfigurée.

—Je vous remercie, dit-il. Je ne vous vois pas. Mais vous êtes belle, de votre mot. Vous êtes, ensemble, l'Allemagne et le principe divin. Vous êtes Allemande et vous êtes reine. J'avais à craindre que vous me haïssiez, que vous en soyiez restée à votre dépossession, que je fusse pour vous l'envahisseur et l'usurpateur. Mais vous savez où bat l'âme de l'Allemagne: vous la respectez, vous l'aimez en moi, malgré mes faiblesses à moi. Ma cousine, ma cousine, vous m'avez fait du bien. J'aurais pu croire cet homme: vous avez crié malgré votre cœur; vous avez été l'Allemagne entière et la juste postérité, d'avance, en mieux. Vous êtes une princesse du Nord. Il y en a eu avant vous: il y a eu votre vieille marraine, la reine de Suède, Christine-Alessandra. Il y a eu aussi la Palatine dont on édite sans fin des grossièretés, des jugements appuyés sur la Cour de Louis XIV et qui avait du cœur, malgré tout et tous, la Palatine qui a écrit la plus belle page que je sache sur «Petite Madame», une enfant royale qui avait un cancer, qui était difforme et qui mourut toute petite, sans parler...

Jamais la grande-duchesse n'avait autant souffert. Son cri spontané, son cri de famille, son cri de caste, son cri d'éternité lui rentrait dans la gorge, en des sanglots de sang. C'était elle qui s'était oubliée, qui avait oublié ce qu'elle était devenue, à qui elle était, c'était elle qui avait commis une trahison. Antony qui était là, tout proche, ne lui fut plus qu'un déchirant souvenir: elle trembla de lui, et les larmes qu'elle lui coûtait, l'humiliation dont elle le marquait la brûlèrent honteusement, au principe même de la vie. Toute sensation, toute volupté, le remords, la servitude sentimentale et sensuelle, l'angoisse, ce fut pour elle un étau meurtrier que l'empereur resserra plus étroitement de ses derniers mots: il la rejeta à sa grossesse, il agita devant elle un spectre de futur. Elle n'avait jamais songé que son enfant pût être laid: il défigurait son enfant, il lui imprimait des plaies et des scrofules et ses mots se multiplièrent. Pour la première fois elle se sentit mère puisqu'elle frissonnait de son flanc.

—Sire, dit-elle, sire, par pitié! Je suis enceinte!

C'était un aveu et une supplication. Elle demandait sa grâce non au roi, mais à l'enfant écrasé, à Antony muet de colère et de honte. Elle proclamait son amour, elle le tirait de l'abîme où elle l'avait plongé pour se faire, elle, sa chose, pour s'en envelopper comme d'une chemise d'autodafé, pour s'y enfermer à jamais. C'était la dernière abdication.

—Enceinte! murmura l'empereur, enceinte! De lui!

Il ne comprenait pas. Dans l'échelle des peines qu'il acceptait pour les siens, dans le roman de sa cousine, il n'avait pas prévu cette consécration, ce raffinement de damnation. Sa voix changea. Ce furent des paroles de maître mécontent et ce furent des paroles navrées, la ruine absolue d'un enthousiasme, un désenchantement cadencé du reflux de la mer.

—Ma cousine, j'étais venu vous apporter mon empire à moi puisqu'il vous fallait un empire. J'étais venu vous transmettre mon songe et mon destin: je venais vous demander votre main pour mon fils. Vous auriez été ma fille et mon compagnon, vous auriez grandi, vous auriez agi à ma place et nous aurions été heureux tous deux, d'un bonheur qui aurait été bien à nous puisque c'était le bonheur de tous par nous réalisé. Je ne puis plus. L'enfant, cet enfant, vous n'avez pas le droit..... il n'a pas le droit!...

Il n'achevait pas. L'horreur l'étouffait. Tragique, tyrannique, il se décida:

—Cet enfant ne peut pas naître.

Presque morte, la princesse balbutia:

—Votre Majesté, Votre Majesté me conseille, m'ordonne d'avorter!

Sèchement, l'empereur prononça:

—Les princesses n'avortent pas: ce sont les siècles qui avortent. Et nous avons droit de vie et de mort.

—Sire, sire!... répéta la jeune fille, défaillante.

—Vous devez régner, commanda l'autre. Vos enfants doivent naître princes. Cet enfant ne naîtra pas.

Antony s'était précipité. Il prenait l'empereur à la gorge. Il disait:

—Cet enfant naîtra. Je suis plus fort que vous. Je suis le père.

Un cri glaça sa main régicide: Clémentine-Alessandra s'était évanouie. Cette nuit sans lune, cette nuit sans étoile, cette nuit de surprise, de sublime et d'assassinat, cette fatalité, la plus grande qu'on eût imaginée, ce conflit, le duel de son ambition et de sa tendresse, de son amour du peuple et de son amour, tout la jeta à terre: elle eût voulu couler à pic, se dissoudre, lambeau par lambeau, à des rochers de rédemption, pourrir debout sans réfléchir, sans penser. Dieu eut pitié d'elle et de ses bourreaux: les deux hommes restaient stupides. Ils écoutèrent un moment leur cœur battre sur cette forme sans mouvement, puis, doucement:

—Nous ne pouvons la laisser ici. Emportons-la, dit Antony. Je vous montrerai le chemin.

Sans un mot, l'empereur se baissa avec le jeune homme. Ils prirent le corps inerte et s'éloignèrent lentement de la mer. C'était, dans la pleine nuit, un convoi d'une détresse infinie: les deux hommes songeaient à leur mission commune et à leurs âmes ennemies. Le fardeau leur pesait, de son orgueil et de son ventre: l'empereur se troublait de l'avenir des peuples; Antony, violemment, forçait l'avenir: il voulait de lui son enfant, contre le droit divin, contre tout. Leur condition et leur devoir disparaissaient peu à peu, au long de leur route, dans de la fatigue. Ils butaient sur des arbres et s'efforçaient tout de suite, humblement, à ne plus secouer ces pauvres paupières closes, cette triste chose affligée. Ils ne voulaient pas la réveiller: ils auraient pleuré avec elle.

Lorsqu'ils l'eurent déposée sur son lit, dans la petite maison, là-haut, ce ne fut plus que deux hommes et ils se saluèrent à travers les siècles, la mort et l'impossible, du sourire de deux frères.


Chargement de la publicité...