Sérénissime: roman contemporain
«PETITE MADAME»
«Un cautère qu'on lui fit mal à propos à la nuque lui avait tiré la bouche tout de travers, au point qu'elle était presque toute sur la joue gauche. Voilà pourquoi elle avait grande peine de parler et qu'elle parlait peu. Il fallait être habitué à sa prononciation pour la comprendre. Lorsqu'au moment de sa mort, sa bouche se redressa, elle n'était pas du tout laide. Je fus présente à sa mort: elle ne dit pas un mot au roi, quoiqu'une convulsion lui eût remis la bouche. Le roi qui avait un bon cœur et qui aimait tendrement ses enfants pleurait de tout son cœur, et me faisait pleurer aussi. La reine n'y assistait pas: on ne lui avait pas permis de venir parce qu'elle était enceinte. Il est faux que la reine soit accouchée d'une négresse. Feu Monsieur qui avait été présent assurait que la petite princesse était laide, mais pas noire. On ne peut dissuader le peuple que l'enfant ne vive encore, qu'il ne soit dans un couvent à Moret, près de Fontainebleau. Cependant il est certain que l'enfant laide est morte: toute la cour l'a vue mourir.»
Il n'y a, dans aucune langue, de page aussi éloquente, aussi pleine, qui sente tant la femme, la mère et la princesse: c'est de l'humanité, de la fatalité, c'est l'oraison funèbre et la miniature, la fresque et la draperie de deuil: c'est précis, large, frissonnant et noble, d'une vigueur dans le trait, d'une tristesse résignée et d'une hauteur lâchée qui sont incomparables. C'est non la plume du courtisan, ni celle du courtisan aigri, mais le langage d'une parente et d'une observatrice. Ces quelques lignes de Madame Élisabeth-Charlotte, duchesse d'Orléans sur cette Marie-Thérèse de France, qui dura du 2 janvier 1667 au 1er de mars 1672 s'étaient gravées à vif dans tout l'être de la grande-duchesse de Schmerz-Traurig Clémentine-Alessandra. Il n'y a pires princesses que celles qui ne régnèrent point, à qui la nature refusa tous ses dons et qui, pour tout bien, n'eurent que leur naissance. Celles-là sont sacrées: c'est la rançon des trônes et des conquêtes, c'est la dîme que Dieu prélève sur les créatures auxquelles il consentit des sceptres et prêta des couronnes. Naître princesse, être laide, ne pas parler et mourir, quelle leçon pour l'ambition et quelle plus grande raison d'obéir pour ceux qui acceptent un roi comme ils acceptent la vie et la mort! Lorsque les jeunes princes viennent à décéder, on les appelle uniformément Marcellus, on leur attribue les regrets scandés d'espérances, l'humide épopée voilée d'élégie, le panorama de stériles triomphes, la gloire, enfin, molle et gracieuse que rêva, que tressa, que broda, que gémit pour un Marcellus présomptif un Virgile, d'ailleurs payé. Les princesses, elles, sont tout entières et à jamais ensevelies dans leurs robes; un tableau, parfois, de Van Dyck ou de Vélasquez demeure pour roidir à jamais un pli de leur vêtement, pour durcir le feu de leur pâle regard et pour immortaliser ce qui courut vers la mort—autant que faire se peut en suivant l'étiquette. On ne leur demande que de vivre juste assez pour concevoir et mettre au monde: donner au monde un mâle. Celui-là, l'histoire s'en charge. Aux femelles, il ne reste que le couvent ou le scandale,—ou les deux.
Clémentine-Alessandra ne cessait de penser aux petites mortes: elle se les nommait au hasard des portraits enterrés parmi les musées d'Europe, au hasard des estampes et des épitaphes, et il en montait toujours au fond de sa science, il en venait des limbes—et de plus loin. Elle ne les chassait pas: ce lui était mieux que des sœurs, c'étaient les sœurs de son enfant. Et parfois elles amenaient leurs sœurs aînées ou leurs cadettes, celles qui avaient réussi, réussi à vivre. Celles-là étaient ses sœurs à elle. Elles n'avaient pas voulu régner: c'est parce qu'elles n'étaient pas assez malheureuses. Lorsqu'elles se réfugiaient dans un chapitre, la règle se faisait, pour elles, de brocart et de velours de soie: les dévotions étaient une collation délicate et qu'on offrait soi-même; les causeries, les méchancetés, les complots même empruntaient au lieu un je sais quoi d'innocent et de saint. Elles se tenaient dans leur rang comme un chacun se tenait au sien: elles ne désiraient rien plus que leur destinée écrite à son complet dans leurs armes et dans les fleurons de leur couronne, encloses en leurs couronnes fermées, aussi à l'aise à la tête de leur peuple et sur leur trône, lorsqu'elles y étaient appelées, que sur leurs prie-Dieu, à deux genoux. Elles souffraient plus que les filles du bas peuple: leurs pères n'étaient tyrans que pour elles ou bien ils s'essayaient et épuisaient leur fureur sur ce qu'elles symbolisaient: la faiblesse de la nation. Clémentine-Alessandra gardait pour la sœur du grand Frédéric, la margrave de Bayreuth, le respect qu'on ressent pour une martyre et la tendresse pour une parente pauvre. Mourant de faim, dédaignée, menacée, cette enfant d'esprit et de cœur à qui son sacrifice même valait des avanies et la haine de sa mère, demeurait attachée à elle comme une margrave de compagnie. Mais la grande-duchesse s'en revenait aux petites, aux princesses sans époux et sans fiancés qui n'eurent de la vie que leur naissance, à qui leur sang royal n'infusa pas de sang.
Elle les aimait, d'avoir passé. Elles formaient sa cour et sa garde, sa garde contre les séductions de la terre et contre le leurre des temps qui ne sont point encore. Petits corps attendus, annoncés, délivrances sonnées et carillonnées, huiles du baptême en avance et les longues théories de guerriers et de légistes, la maison choisie et sur pied, les cordons d'ordre impatients, tout s'apaise, tout tombe dans le silence: ce n'est qu'une fille,—et une fille qui ne vivra pas. «... Elle ne dit pas un mot au roi, quoiqu'une convulsion lui ait remis la bouche.» Oh! la phrase atroce et belle! grosse de mystère et pure du feu vengeur! Toute revendication, toute colère, toute damnation s'inscrivent, profondément, en ce silence. Le père se soumet, pleure, oublie qu'il est roi. La petite a le pas sur lui puisqu'elle meurt; elle est plus que lui, puisqu'elle est laide,—de par lui.
Et la grande-duchesse se demanda si sa petite fille, à elle, viendrait au monde, et si elle lui en voudrait d'être laide. Car ce ne pouvait être un garçon: la nature ne voulait pas faire cette injure à sa race et à la race des rois. Une petite fille, c'est le péché: le mâle, c'est le crime. Le bâtard, c'est le fléau du droit divin, c'est la chair de hasard armée contre le sacrement, c'est la guerre, c'est le parricide. Le bâtard, c'est l'invasion et la révolte. Elle n'avait pas de royaume: elle ne pouvait pas être punie d'un fils.
Un fils d'un tel père!
Père! Elle avait la tentation de sourire parmi ses tortures, à l'idée que ce nom de père allait à Antony. Il lui semblait de plus en plus jeune: c'était un camarade pour le petit être attendu, un compagnon de jeux, de jeux tristes, un frère de misère. Et il était le père, la source de vie, le principe de vie: il devait aide et protection à son enfant et à la mère de son enfant! Abîme d'ironie! Elle l'imagina courbé sur des ouvrages serviles, sans espoir et sans désir, ou possédé de sa fureur sociale et de son délire d'amour. Bientôt elle ne put plus songer. Elle avait mal. Horriblement ses entrailles lui pesaient et la tiraient. Elle était singulièrement malheureuse. Tout lui manquait, tout l'abandonnait: elle n'était plus que son mal. Elle avait fait ouvrir la fenêtre: il lui fallait un peu de mer, l'idée de la mer pour qu'elle se sentît moins seule et moins bas. Antony la fuyait: elle savait qu'il sortait pour pleurer et qu'il pleurait sans fin. Elle regardait devant soi, n'ayant besoin de rien que d'espace, d'immensité, du halo et du cauchemar lucide qui s'agriffe à la nature lorsqu'on l'a assez vue pour entrer dans son secret. Elle respirait la mer avant que de l'apercevoir. La mer montait vers elle et lui venait aux lèvres comme un lait d'au-delà: c'était du sang d'opale et des larmes d'améthyste, de la consolation et un surcroît de mélancolie, de la perle infinie et tragique—et l'âme lumineuse de la mort. Elle lui ramenait le souvenir de celui qui avait été l'hôte de sa détresse seulement, de cet empereur qui avait parlé et qui s'en était allé après l'avoir soignée quelques instants. Elle n'ignorait pas qu'il ne l'avait pas oubliée. Et elle avait songé à lui, désespérément.
A lui, pas à son fils. Elle était trop vieille. Il fallait une enfant à cet adolescent rêveur, à ce pupille de la garde à pied qui s'endormait sur des voyages de Gœthe et qui s'éveillait dans la vallée de Valpurgis, à ce petit garçon qu'on gardait dans les songes et les utopies pour lui voler les réalités, né pour être l'éternel héritier et pour n'hériter jamais. L'empereur la voulait pour soi, vestale de son ambition, lui parlant de ses conquêtes idéales et partageant avec elle son empire en esprit. Il la voulait, cousine et sœur, attentive à ses désespérances et à ses convoitises, pensant pour lui, dessinant pour lui des plans de gouvernement et de bataille, démêlant l'avenir, sans cesse en train de dégrossir, de ciseler son domaine immense dans le globe du monde en ne perdant que les vaines scories, les océans sans profit et les terres maudites. Là aussi, on l'abandonnait. Ce qu'on recherchait en elle, c'était sa force secrète, c'était sa parole d'apôtre: ce n'était ni sa naissance, ni sa destinée. Malgré tout, dans du respect, dans de l'affection même, elle resterait parente pauvre, victime résignée à qui le spoliateur après fortune faite, offre l'ombre de son festin. Ce qui lui était dû, elle ne l'atteindrait jamais. C'était l'acclamation de son peuple, son autorité reconnue, sa fatalité proclamée. Son droit, c'était le droit divin, toute son éducation, toute sa sollicitude, son étude des gens, de leurs besoins et de leurs plaisirs, ses longues conquêtes sur le mal et sur la misère, ses desseins accomplis, ses réformes réalisées, un cortège de respect et d'adoration et l'attente, enfin, du bien, du pain, de la vie, la fonction naturelle, la mission continue de protection et de providence, de grandeur, de douceur, une paternité sans sexe de ses sujets nés et des sujets qui lui viendraient à naître de par les conquêtes.
Son cousin avait été attiré vers elle par des trahisons, par des rapports d'espions: elle l'avait intéressé et touché. Touché! elle qui voulait commander, qui voulait imposer la joie! touché!
Elle en demeurait honteuse dans son mal. Ce n'était pas des trônes qu'elle devait recevoir son trône. Il lui fallait la poussée populaire, l'appel d'en bas, l'appel universel. Il lui fallait le plébiscite muet des cœurs, l'élection de la misère et de la faim, la réparation, le miracle. Son cousin lui demandait des paroles, des confidences à échanger, une monotonie d'ambition jumelle et d'orgueil. Il lui demandait des veillées pourpre et une sorte d'inceste dans la majesté. Et il avait fini en voulant la faire avorter—comme une bonne. Dernier terme de l'existence des races maîtresses, dernier mot d'un chef à une souveraine, quelle horreur logique, quelle fatalité absolue, quelle rançon des pillages, des préséances, quel châtiment démocratique puisque le crime était consenti, ordonné, puisque le despote-type de l'Europe contemporaine s'armait complice et instigateur! La pauvre fille était glacée. Lourde de sa faute, terrassée, aigrie, piquée de feu, tirée, tenaillée, arrachée, elle n'avait la force ni de se plaindre ni de crier au secours. Elle se meurtrissait de son silence et de son abominable résignation. Et, seule, ne cessant point d'agoniser, mangeant cependant, car elle restait terriblement chrétienne et n'avait peur que du suicide, elle se tendait à l'idée d'assassiner peu à peu son enfant dans ses flancs, de lui refuser les soins infinis de la gestation, de le réduire à rien, de l'anéantir hypocritement, héroïquement, sur la route obscure de sa vie. Une seule fois, elle s'était révoltée, déchaînée. Elle avait pris son ventre à deux mains, en criant: «Voleuse! voleuse!» C'est que, à sa fièvre, à la contraction de ses traits, à un papillotement de son regard, elle avait deviné sa laideur, car elle ne s'était pas, depuis longtemps, confiée à un miroir. Elle n'avait jamais eu la vanité de sa beauté: elle avait d'autres vanités. Mais sa laideur l'avait mordue, hoquetante, folle, l'esprit voilé, la conscience abolie, devenue toute un ventre et un ventre informe; elle s'était indignée, elle avait appelé à soi sa science et ses spectacles: tout lui avait échappé. «Voleuse! voleuse!» Le morceau d'enfant lui tirait non sa chair et ses entrailles, son sang et sa moelle, mais ses pensées, ses desseins, ses projets et ses rêves: c'est de tout cela que l'enfant se faisait. Tout le secret de la princesse, ses joyaux de méditation et d'invention, ses trouvailles précieuses, ce qu'elle avait ravi aux siècles, aux cieux et aux dieux fondait en chair banale et brutale, tout retombait à un mouvant lingot de vie, à une masse pauvre de muscles, d'os, de gémissements et de souffrance. Rien ne subsisterait du rare, de l'unique, du divin, tout se perdait dans cette fosse commune qu'est l'existence, tout redevenait du mouvement et la béate satisfaction à puiser du lait et de l'air. «Voleuse! voleuse!» Et les temps promis et l'idéal dont l'humanité ne peut faire son deuil et le second Eden, ce serait elle qui... Et les réclamerait-elle? Les dons de sa mère, son génie familier et son génie se réveilleraient-ils jamais en elle? Le dégrossirait-elle de son opaque enveloppe, se révélerait-elle ange et âme, après son stage en nourrice, son stage de limbes terrestres? «Voleuse! voleuse!» Elle ne volait pas, elle tuait. Elle tuait de la beauté, du repos, du bonheur, de la gloire. Elle reculait les bornes de l'épreuve pour le monde, elle se formait du délice total, de ce que sa mère représentait de rédemption: tout cela, des larmes séchées, du pain assuré, des doutes calmés, tout cela, des grâces, du travail, de la paix, du savoir, tout cela, de la fraternité et de la foi, de la justice et de la bonté, ça devenait de la chair, ça se faisait matière, ça crevait, ça crevait dans un effort, ça crevait dans un essai de vie, ça crevait dans de la vie!... Infâme fécondité qui tuait l'âme de la terre!... «Voleuse! voleuse!» Elle lui volait tout, les pays prêts à la recevoir, à l'acclamer, tant de couronnes, tant de richesses à distribuer!... Elle l'empêchait d'être sublime.
Et la princesse ne se décidait pas au crime. Ce jour-là, ce jour de crise, il lui sembla que la mer se montait de ton, qu'elle la gourmandait un peu, en se lamentant avec elle. Clémentine-Alessandra avait songé à sa mère. Faible femme! Elle n'avait pour soi que sa naissance et les malheurs des siens. Elle gardait cependant le prestige de la puissance—et son insignifiance était forte et prédestinée. Son union avec Otfried-Gutbert n'était pas une mésalliance: c'était un inceste. Deux lassitudes: la lassitude de la déchéance et celle de la prétention, deux exclusions, une vieillesse usée et pourrie, une adolescence creusée de pénitence et de prières, des vices et tous les vices ici, la vertu trop parfaite et pâle d'austérités là, voilà ses père et mère, voilà l'occasion de son existence! Elle avait été faite sans amour, de par la loi des races, péniblement: on l'avait non mise au monde, mais livrée à la terre et elle avait été contrainte de sauter des générations et des générations, de ne ressembler ni à son auteur mâle ni à son facteur femelle pour subsister, pour penser, pour ne pas être ou scélératesse ou néant. Elle aimait les auteurs de ses jours et elle tenait de leurs deux misères; elle avait besoin des infortunes, des méfaits, des confuses réflexions de son père pour penser et pour rêver, mais n'avait-elle pas eu plus besoin de son inaction, de sa lâcheté devant les choses et les gens pour entreprendre, pour oser, pour regarder en face et déterminer l'avenir?
Elle n'avait rien à reprocher à son père: il lui avait servi de l'envers de son être, de son âme absente, de ce qu'il aurait dû incarner et représenter. C'est sa mère qui lui manquait, sa mère si bonne, si mère, charité et justice, sa mère, absolument sainte et absolument belle: elle avait disparu toute, en emportant, en endormant avec soi ses actions de grâces, ses supplications et ses macérations. Ame qui avait vécu,—si peu!—et qui s'envola, âme douce et pure, âme à peine soufflée dans un corps translucide et qui rougit d'être corps, chair insoupçonnée et dolente, ce n'était ni une épouse ni une mère, puisque c'était une sainte. Elle ne s'était pas pliée à la loi de nature, elle avait accepté la règle de sa caste et de sa race, elle avait subi l'étreinte en ne songeant qu'à l'accolade de son arbre généalogique, aux alliances de maison à maison, aux blasons renforcés et aux accouplements des écus jumeaux. Clémentine-Alessandra n'évoquait point sa mère sans colère: sa cendre ne lui tenait pas dans le creux de la main, c'était tout encens, elle était abandonnée pour Dieu, un Dieu qui ne la protégeait pas. Elle enviait les enfants de ces femmes qu'elle avait rencontrées sur les routes, qu'elle avait vu embarquer ou débarquer, pêcheuses ou vendeuses de pêche, hâlées, hommasses. Mais quel rêve! un petit qui a deux hommes pour le nourrir et pour le dresser!
La mer, depuis, s'était, épaissie et gercée; une croûte avait poussé sur elle, entrelacée de goémons et de mousse figée, où les vagues se dressaient à pans droits et retombaient obliques, et les courants verdis s'éloignaient plus lents. La magnificence de la nature s'était restreinte: les arbres, jaunis d'un or avare, les frondaisons dépouillées, l'automne peu à peu chauve, le froid pénétrant, tout prêchait la petitesse et l'abdication. Le spectacle se raccourcissait et la nuit était pauvre qui survenait: la mer sifflait seulement à distance et la lueur des phares, rare et capricieuse, ne projetait plus que des clartés sinistres. C'est dans ce vide, c'est dans cette solitude à reflets d'enfer, c'est dans ce décor à fond immense que Clémentine-Alessandra, préparée à sa honte, approchait du terme de ce que les mortels appelleraient sa délivrance. Jamais une fille de sang souverain ne fut plus misérable. Son amant ne comptait pas pour elle, puisqu'elle n'en rougissait même pas. Il allait pleurer dans le vent comme il avait pleuré dans le soleil. Il lui parlait du bord de la mer, en priant la mer d'être son truchement et de traduire ses paroles en langage de cour, en murmures éternels. Une fois il s'approcha du lit de sa maîtresse et tomba à genoux:
—Tu as mal, tu as bien mal?... dit-il.
—C'est vrai, répondit la princesse.
—C'est ma faute. Je ne me le reproche pas assez. Je t'admire trop.
—Pourquoi, pourquoi? mon pauvre ami?
—Tu ne les as pas écoutés, tous, tant qu'ils sont. Je les ai bien entendus qui te parlaient par la bouche de cet empereur, tu sais, ton cousin. Et tu as mal, chérie!
—J'aurais eu mal aussi si je les avais écoutés.
—Autrement, autrement. Tu aurais eu mal comme tu avais le droit.
—Et le devoir aussi.
—Non! Et si, si tu veux. Mais tu as mal pour moi tout seul, pour moi tout seul. Je t'aime, vois-tu. C'est comme si tu étais plus à moi, c'est comme si tu naissais à moi, avec l'enfant, c'est comme si, après sa naissance, je pouvais t'emporter, toute neuve, comme lui, dans mes bras, bien à moi, comme si tu étais ma chose et ma fille et que tu consentes à tout de moi. Tu ne sauras jamais combien je t'aime. Tes souffrances, celles que tu m'as imposées, tes dédains et tes tortures, tout me revient en beau, en bon, dans des flots. Tu n'imagines pas comme la mer te ressemble. Elle est notre témoin mais elle est ta sœur aussi, parce qu'elle est reine. Elle a tes regards à toi et tes sourires ensemble, et elle pleure comme toi. Lorsque je suis triste d'être debout quand tu es couchée, d'avoir faim quand tu ne manges pas et d'être loin de ma fécondité dont tu es victime, elle me console et m'encourage, a le bruit de tes cheveux dénoués et secoués, leur couleur et l'éclat de tes yeux. Et j'espère.
—Tu espères? Quoi? Moi, je n'espère pas. Je ne suis pas ta femme. Je suis une fille séduite.
Antony avait reculé. Il la regarda d'un air terrible.
—Jure-moi que jamais tu ne me répéteras cela. J'ai réfléchi devant la mer. Tu es ma femme. Je n'ai jamais appris, je ne demande rien aux livres. J'ai écouté mon cœur et j'ai écouté son écho, là dedans, tu sais, le flux, le reflux, le tonnerre aussi. Tu es ma femme. Tu n'es qu'à moi. Je vais te sembler lâche. Mais que ta famille te réclame si tu as une famille!... Et si tu as affaire avec Dieu, vas-y, meurs, pour me montrer que tu n'es pas à moi. Autrement, je te garde, toi et le gosse. Je te veux. Je t'ai. Je te garde.
Un sursaut l'avait tordue. Humiliée, révoltée, elle avait crié:
—Mourir, ah! oui, mourir!
Et Antony, triomphant, cruel, avait constaté:
—Tu vois, tu ne peux pas!
Puis, terrassé d'une émotion de gosse, il avait éclaté en sanglots, à genoux:
—Non! ma chérie! Ne meurs pas, ne meurs pas! jamais! jamais!
Elle le regarda avec un peu de dédain: il avait peur, hideusement. Il reculait devant un cauchemar. Il suait l'inévitable, la fatalité. Alors la princesse eut un sourire d'au-delà et effaça son mépris; une tendresse immense l'enveloppa: elle venait de comprendre qu'Antony la tuerait, qu'il la tuerait, oui! Qu'il la tuerait pour de bon, vraiment, sans métaphore. Il y avait des jours qu'elle mourait de lui, qu'elle se vidait en son fardeau, qu'elle se perdait en gésine, qu'elle avait abandonné par lui son rang, ses droits, ses espérances, son ordre de vie. Ce n'était pas tout: elle sentit absolument qu'il lui arracherait la vie, qu'elle était marquée et condamnée.
—Pauvre garçon! soupira-t-elle.
Elle était remuée d'un élan de gratitude et d'une extase. Aucun regret. Elle avait épuisé toutes les déceptions, tous les renoncements. Elle avait mal dans son amour et s'apercevait qu'il ne pouvait durer, d'abord, qu'il ne pouvait finir, ensuite: elle était antinomie et contradiction. L'existence lui apparaissait fausse, impossible. Elle entrevoyait maintenant une porte de sortie et quelle chère porte! Mais elle laisserait derrière elle tant de douleur chez son idolâtre bourreau! Elle lui permit doucement de conter son rêve et sa chimère, de l'emporter, dans des phrases scandées de larmes, au fond des pays d'utopie, de l'embarquer pour de la misère et de la faim, de lui préparer des années de labeur, de privation, de songe à deux et des accouplements vagabonds devant un rouge avenir. Elle éprouvait une petite fierté à savoir: Antony, lui, ne savait pas qu'il la tuerait. Et il allait, il allait, échafaudant une existence, leur existence cependant que la mort venait, par lui. Il la supplia encore longtemps: elle souriait et ne répondait pas.
Puis quand les mots lui manquèrent:
—Embrasse-moi, mon pauvre enfant! dit-elle.
Il se jeta en pleine étreinte, la serra, la souleva, la prenant à poignées, l'écrasant:
—Prends garde! gémit-elle.
Il avait froissé son triste ventre. Il le respecta, frémissant pour son bien, avare de sa race.
—Je ne t'ai pas fait mal, n'est-ce pas?
Le sourire de la princesse était devenu plus douloureux: il oubliait la poussée d'amour, la flamme de désir, il ne se ruait plus: il se penchait sur sa machine de vie, sur son mal: elle était non l'amante mais la mère, l'apprentie qui s'essayait mal à son labeur avant que de se préparer au métier de nourricière: il n'avait pas eu un regard pour sa pauvre face gercée, soufflée, laide de par lui et pour lui, pas un regard pour son regard, pas de câlinerie pour sa lassitude: elle était sa femme, il l'attendait à l'œuvre. Elle imagina qu'il la haïssait de souffrir plus que de raison, de ne plus pouvoir porter son fardeau sur les routes, aux besognes des ménagères, au lavoir, à la pêche, comme les paysannes de ce pays, qu'elle restait étrangère pour lui et qu'il avait besoin de l'enfant pour la reconnaître, elle, et pour lui pardonner. Son navrement fut absolu: au plus bas de sa déchéance, elle n'abdiquait pas. Plus violemment, plus hautement que jamais, sa famille, ses peuples, ses trésors, s'en étaient venus l'obséder dans ce village perdu, dans cette terre ennemie. Le vieux Wolfgang l'avait bordée et bercée de vieilles légendes, de vieilles histoires et la tradition s'était renouée et, dans ses tortures, la nostalgie avait glissé son lent et sûr poison, sa douceur torve de narcotique mortel.
—Tu es bon! murmura-t-elle.
Antony n'avait pas répondu. Il s'était enfui vers la mer...
Depuis, la grande-duchesse ne parla plus. Les choses se précipitèrent. Il faisait froid...
La mer bourdonnait et mugissait: les arbres se courbaient et se secouaient dans une dévastation de ciel: il n'y avait plus ni couchers de soleil, ni nuit large, il n'y avait plus que l'horrible malaise, que la continue angoisse de la princesse...
... Le jour pénible se leva enfin de l'événement et Clémentine-Alessandra ne sentit ni déchirement, ni agonie; elle ne vit ni les fers, ni le sang: elle rugit son âme de honte, de colère, elle se tordit en un reproche épouvanté, elle connaissait pis que l'enfer: c'était un garçon! Elle le dévisagea, en un éclair:
—Comme il lui ressemble!
Crispé, atroce, sans vie encore, c'était Antony, ses yeux, sa bouche, et elle devina sa beauté. Le malheur était complet. Ah! flancs maudits! nature implacable! Le monstre! Elle n'avait que ce mot: Monstre! monstre! Elle voulait s'échapper de lui, prévenir les rois, ses parents: ce tout petit être nu, sanglant, elle le voyait couvert d'un autre sang, celui des souverains, le sang même du pouvoir! Elle n'eut pas un sentiment pour cet enfant. Elle se rejetait vers son passé, vers ses frères, vers ses cousins, vers une illusoire Sainte-Alliance. Puis elle crut que tout lui manquait; elle tomba, de sursaut en sursaut, en une fièvre cavalcadante, ailée, sinueuse, en une fièvre qui l'ensevelit vivante, qui la tendit et la garotta, fièvre de cauchemar et de rondes infernales, fièvre sans fin qui dura des jours et des jours...
Lorsqu'elle en sortit, brisée, elle aperçut à son chevet une ombre nouvelle. C'était Eusèbe Gaël. Clémentine-Alessandra comprit que sa fièvre lui avait arraché, par lambeaux affreux, son désarroi, son secret, son deuil. Elle se représenta Antony affolé, cherchant une protection, lui aussi, et s'adressant au confesseur, au maître. Elle regardait l'intrus avec méchanceté. Traître, il obéissait au valet, il assistait à la ruine de son élève, il n'avait même pas la charité de la renier. Pourtant il l'avait bien aimée, et il avait bien espéré pour elle. Aujourd'hui il acceptait tout. Il apportait de la pitié, sans plus. Elle brusqua, malgré sa faiblesse, les explications.
—Laissez-nous avec M. Gaël, dit-elle.
Elle avait renvoyé jusqu'au médecin.
Elle restait seule avec le philosophe.
—Vous avez été gentil de venir, Gaël. Je voulais vous écrire. J'ai un service à vous demander. Cet enfant doit disparaître. J'ai compté sur vous.
—Sur moi!
La princesse ne s'attarda pas à l'accablement de Gaël. Elle parlait avec une extrême difficulté, mais énergique, héroïque en sa cruauté, elle voulait en finir.
—Oui, sur vous. Je sais, je sais, Gaël, que c'est un monstre, un fléau. Emportez-le.
—Il est si beau! dit Gaël, si délicat, si intelligent, oui, intelligent. Il a des mines, Madame, et il sourit, je vous le jure. Voyez-le. Voyez-le. Vous ne pouvez pas ne pas l'aimer.
Il ne se refusait pas à une émotion d'enfant et de grand-père. C'était le petit qu'il avait toujours rêvé, le fils qu'il n'avait pas eu. Il l'avait d'abord chéri comme un magnifique arbuste d'expérience. C'était le premier être de la nouvelle race, le premier homme de l'ère neuve, c'était Demain—et la vie totale qu'il avait tant cherchée. Puis il l'avait charmé, touché naïvement: c'était son petit-fils, d'avance, et en mieux.
—Votre Altesse ne se rend pas compte, poursuivait-il. Vous êtes malade. Calmez-vous. Elle n'a plus le pouvoir de condamner à mort cet ange innocent...
—C'est vous qui ne vous rendez pas compte! interrompit-elle durement. Il ne s'agit pas d'exécuter un amant trop fidèle. Il faut sauver le vieux monde. Cet enfant est le fléau des rois, je le répète. C'est pis que la révolution. C'est le bâtard, enfin, le bâtard, vous entendez, pis que l'Antéchrist; il ne faut pas...
—Je ne suis pas un assassin, gémit Gaël.
—Je ne vous en demande pas tant. Vous l'emporterez ce soir.
Elle avait ordonné. Elle n'exigeait ni serment, ni promesse. Elle avait ordonné. Cela suffisait. Gaël l'admirait, dans son horreur. C'était un chef...
Les jours se tendent tout entiers sur leur instant de fatalité. Jamais il n'y eut de journée plus atroce et plus étranglée. Il semblait que la mer fût noyée dans la bruine, que toute la terre fût obscure, honteuse et repliée sur un crime prochain. Et, dans la petite maison tout le monde s'évita, tout fut silence. On ne pensait pas: on était angoisse et remords. Clémentine-Alessandra, seule, gardait sa sérénité. Pâle, ferme, fière, elle se sentait en état de grâce. Elle revenait à la religion primitive, avant la Réforme, elle remontait plus haut encore, au temps du martyre et au ciel. Elle avait une claire et lumineuse agonie, ne se reprochant rien et souffrant pour ses fautes. Elle faisait son devoir. Elle entrait, droite, dans une autre vie.
... Le soir vint enfin, un soir rapide d'hiver. Toute la maison était embuscade et guet-apens, d'un tragique immense et sournois. Gaël, à contre-cœur, préparait sa fuite. Des heures tombèrent. Et l'heure, l'heure suprême sonna. D'un pas de somnambule, Gaël se glissa hors de la maison. L'enfant, sur ses bras, lui paraissait plus lourd que les siècles. Il n'alla pas loin. Antony le prenait à la gorge, balbutiait:
—Tu le voles... Tu l'emportes... Misérable! Et c'est elle!
Une lueur de joie passa dans l'œil du vieillard. Il ne s'attarda pas à résister. Tout se précipitait. La destinée était là. Il tendit son fardeau au jeune homme:
—Tiens! dit-il, crois-tu que j'aurais eu le courage de l'enlever?
Les deux hommes se regardaient, misérables et sublimes, se souriant d'un sourire de complices sur l'échafaud. Mais leur émoi ne dura pas.
Quelque chose fonçait sur eux, en un bond de fauve, quelque chose arrachait l'enfant et, de sauts effroyables en sursauts de chevauchées, descendait à la mer. Forme fantômale, bête impudique, âme forcenée, c'était la princesse, en chemise, les jambes nues, debout par un hideux miracle, la princesse qui avait non pas entendu, mais deviné, qui avait vu, et que l'indignation, la douleur, le désespoir jetaient, vivante encore, sur le chemin du crime nécessaire et de la bonne mort. Trahie! trahie toujours! Son maître, celui qui l'avait élevée pour commander à l'univers l'abandonnait: il ne voulait plus d'elle! Il choisissait ce malheureux... qu'elle aimait, qu'elle n'avait jamais tant aimé. Sa race, sa naissance l'emportaient. La fatalité... Non! elle ne voulait pas de la fatalité. Fouettée par le vent, les pieds nus blessés aux cailloux, les jambes nues, la chemise levée sur son pauvre corps, elle se sentait enveloppée dans son linceul souverain, dans son manteau d'apothéose. Elle allait... Folle... Folle... comme cette autre Allemande, Marguerite, la Marguerite de Faust... Mais c'était à la mer qu'elle allait se jeter, elle et son enfant, à la mer qui est souveraine, elle aussi... Le ciel s'était déchiré sur toute sa longueur. Des éclairs tourbillonnaient, en plein hiver; un tonnerre massif grondait sans fin. Il ne pleuvait pas. La nature était terrible et la mer démontée, grondante, trouée de lumière, vomissant de la lumière, recrachant le tonnerre et les éclairs, lançant de l'écume à la foudre, se ruait en assauts furieux... «Elle vient à moi, murmura Clémentine-Alessandra. Elle est bonne. Elle m'aura plus tôt.» Mais elle était soudain arrêtée. Un bras dément lui prenait le bras. Une voix bien connue lui ordonnait, suppliait, pleurait. «Non! Non! Non! n'est-ce pas?» Antony avait pu la rejoindre. Un éclair leur révéla, l'un et l'autre, la farouche désolation de leur être. Il l'étreignit. Une dernière fois leur cœur battit ensemble. Mais la jeune fille ne voulut pas. Elle mordit son amant d'un baiser furtif, d'un baiser d'adieu et s'élança... Elle brandissait l'enfant pour le précipiter tout de suite, pour n'avoir pas à entrer avec lui dans l'éternité. Alors, Antony n'hésita plus. Le poignard, le poignard qu'elle lui avait donné,... ce fut si prompt qu'il ne sut jamais, le poignard,... dans le cœur de sa maîtresse...
Et l'enfant criait dans sa main, à lui. La princesse chancelait. Antony la vit encore le regarder... Il entendit encore «Merci! Merci. Je t'aime. Tu ne m'as pas fait trop mal!..» Délivrée des liens terrestres, Clémentine-Alessandra ne songeait plus à l'enfant. Elle mourait en amour, doucement. Antony voulut la prendre, la guérir peut-être, mais l'enfant le paralysa. Et un cri lui échappa: une rage plus forte de la mer, un assaut plus puissant venait d'enlever le corps. Un appel, un appel surhumain lui tira le cœur: «Antony... Antony!»... puis, plus rien... La tempête, la foudre... Et la mer avait lavé le sang. Le cri s'étranglait dans sa gorge: «Chérie! chérie!»...
Des sanglots le surprirent. Gaël s'appuyait sur son épaule.
—Je l'ai tuée, je l'ai tuée!... bégaya Antony.
—Non. Je vous jure que non. Elle est morte. Il fallait qu'elle meure.
La mer ne rendrait pas sa proie. Clémentine-Alessandra avait disparu tout entière.
C'en était fait de tant d'espoirs, de tant de beauté: cette grâce, ce cœur, ce sublime, tout s'en était allé, dans une nuit de tempête, si brusquement....
Les deux hommes restaient muets devant le tombeau frénétique. Enfin Gaël caressa? l'enfant.
—Il vit! dit-il.
Et, simplement:
—Rentrons.
—Non! Non! cria Antony. Je veux qu'elle me la rende.
Il montrait la mer. Gaël toucha l'enfant de nouveau.
—Rentrons! il peut prendre froid.
Alors Antony trembla. Cette course, ce drame... Est-ce qu'il allait mourir, lui aussi, cet enfant, son enfant?...
—Il vivra? il vivra, n'est-ce pas?
—Il vit! affirma Gaël.
Il entraîna Antony qui, inconsciemment, berçait l'enfant. La tempête se calmerait. L'enfant retrouverait du lait. Rien n'était changé sur la terre: il n'y avait qu'une pauvre femme de moins.
Gaël jeta un regard sur la mer.
Là reposait haute et puissante dame Clémentine-Alessandra, grande-duchesse de Schmerz-Traurig, princesse...
... Gaël n'eut pas le courage de se rappeler plus avant. Une phrase de Bossuet lui restait seulement aux lèvres, comme un glas pour ce corps sans prière: «Madame est morte!... Madame est morte ...»
THE END
21 janvier 1899-20 juin 1900.
TOURS, IMPRIMERIE DESLIS FRÈRES, 6, RUE GAMBETTA, 6.