Sérénissime: roman contemporain
L'ERGASTULE
Le garçon coiffeur offrit galamment à la ronde son savon et son rasoir:
—Au premier de ces Messieurs..., dit-il.
Sa grâce obséquieuse se frottait d'ironie, essentiellement. Il n'y avait là que des clients auxquels le mot: «Monsieur» va comme un chapeau de soie sans cocarde: c'étaient des tabliers bleus et blancs qui se gaufraient à ne rien faire—pour la minute—et à ne se salir point. Antony se leva et s'assit sur le fauteuil canné.
—La barbe, n'est-ce pas? devina le coiffeur.
—La barbe, oui, répondit Antony.
La poudre de savon joua, blanchit, brouilla le blanc, devint crème et mortier, s'épaissit, s'étendit, envahit le visage, noyant les flocons légers, les tordant, les broyant, les couchant sous son néant glaireux. Le garçon s'attachait à respecter la lèvre, mauvaisement. Il attendait. Antony sentit une honte et ajouta: «La moustache aussi.» Le garçon eut un sourire: «Il fallait le dire tout de suite,» et, raffinant, il arrêta son labeur de lessiveuse. Il prit des ciseaux, pinça quelques poils, les serra, les frisa presqu'en pointe et les trancha au pli de la bouche, à même le savon qui crissa avec les poils. Puis, dans un autre rythme, il promena son blaireau sous le nez, comme il eût fait des saintes huiles. Il soupira, pour le patient, et apprêtant son arme de dégradation sur un cuir usé, il plaisanta: «Comme ça, vous entrez dans les ordres?»—«Quels ordres?»—«Les ordres des autres.» Il se sourit. Antony ne sourit point. Il était gêné de la pâte molle qui accablait son visage et qui semblait tourbillonner encore sur lui, terre blanche et lâche. «Ça vous ennuie? continuait le garçon. Je vous comprends. Tenez, moi, mon patron me dirait de couper ma moustache, je ne pourrais pas: ce n'est pas que j'en aie beaucoup, mais on est mieux tout de même, avec. Et puis, c'est ce qu'il y a de plus sensible, dans la figure, bien entendu. Mais vous vous y ferez. C'est un léger sacrifice. Vous avez tant d'avantages, en maison! D'ailleurs si les domestiques portaient la moustache, on ne les distinguerait pas des maîtres, dans la rue: il y en a qui sont si chics!» Antony ne répondait pas: il comprenait peu à peu ce qu'on appelle, chez les barbiers, «endormir le client» et il pensait. A larges coups, son visage se levait dans la glace, pâle sous les poils ratissés et le savon chassé, ferme et nu, réduit à sa vigueur et à son âme. C'était une vie nouvelle pour son visage. Il crut qu'il se regardait pour la première fois et n'eut ni peur ni horreur de sa face glabre. Il jouissait de son humiliation. Lorsque sa maîtresse l'avait laissé tomber de ses bras dans l'antichambre et dans l'escalier de service, il avait pu supposer qu'il acceptait l'esclavage comme l'envers de la caresse, par faiblesse d'amant, par veulerie de vagabond lassé, par calcul sensuel, aussi, pour ramasser un baiser dans les ordures. Sous le rasoir ainsi que sous la hache, il se retrouvait fier, terrible, intact de dessein et de désirs. Il n'abdiquait pas: il demeurait pauvre, mais voulait connaître mieux la manière de s'en servir. Il aimait, soit: c'était un extra. Mais son amour même, n'était-ce pas son œuvre, sa conquête, sa prise? Il en voulait aux riches d'avoir tout et de s'emparer du reste. Il leur en voulait de ce qu'ils lui laissaient voir autour de lui de misères et de désespoirs où il ne pouvait rien.
Il n'avait jamais été heureux: c'est pourquoi il voulait le bonheur de tous, le bonheur qui ne chante pas, car c'est la rage qui chante, qui ne parle pas, car c'est l'ennui qui parle, qui ne marche pas trop vite, car on ne se hâte que vers la peine. Aux Champs-Élysées, il était venu passer une revue de la nuit et de ses hontes, des tentations, des abandons, des besoins qu'elle roule en son manteau noir et troué. Il passait, fort de sa misère, voyant, jugeant, s'instruisant. D'un fourré à une clairière, d'un pan d'arbre à l'inflexion d'un tronc d'arbre, d'un pli de pavillon à la fuite d'une allée, tout lui contait des sensualités vagabondes, de la chair meurtrie qui appelle de la chair furieuse, de la faim qui veut se perdre dans le désir, en se cachant des lourdes étoiles.
Le rasoir qui passait sur sa face lui enlevait le hâle lentement acquis de l'amertume et de la science humaines, le lavait de ses veillées au Bois-de-Boulogne et aux Tuileries, de ses tournées partout où Paris se détache de son mensonge et vient râler haut ou cracher son saoul ou se griser d'air, de ses galops dans les sentes et les allées où erre le rut pauvre, où l'infini des convulsions et des convoitises de l'infortune s'en vient se briser contre le hasard des enlacements d'une seconde. Il se retrouva, dans le miroir, une face de prêtre, glabre, nue, sans plis, sans reflets: les yeux restaient brillants et fixes sous la masse des cheveux. Le rasoir s'en allait lentement du gouffre de la gorge offerte et de la dépression des mâchoires énergiques: le coiffeur invita Antony à se plonger dans l'eau d'une vasque emplie en hâte, à cette fin de noyer les derniers poils, de dissoudre le savon, de n'avoir plus aucun vestige de sa barbe, aucune trace même de sa destruction. Il le tira sur le fauteuil, ensuite, lui infligea un peignoir de coton et les manches: «Les cheveux, maintenant, pas?» Oui, c'était vrai, les cheveux! Ses cheveux étaient indépendants. Des mèches, çà et là, affirmaient un caractère, du caractère. Il fallait les égaliser, les réduire à rien. Il avait des boucles d'orateur et de poète, des touffes ondulées par le rêve, d'autres gonflées de colère, dressées, droites comme un dessein: il fallait les coucher ainsi que le reste du corps devant le despotisme de l'ordre social. «Comment les voulez-vous? demandait le garçon. En brosse? Non, vous n'avez pas besoin de cette brosse-là? la raie au milieu? sur le côté? à droite, n'est-ce pas? c'est plus convenable. Courts! Ah! il n'y a rien de mauvais pour le pli des cheveux comme le tablier à mettre. Ça défait une coiffure, le cordon du haut. Le plus court, c'est le meilleur, voyez-vous. La poussière... le travail... On ne vous a pas commandé une coupe spéciale?» Commandé! oui! On lui prenait ses cheveux, sa barbe, tout. Tant mieux. On lui laissait son âme. Ah! si on lui avait pris son cœur aussi, son cœur qui s'était fait prendre aux Champs-Élysées, quand il voulait nourrir son fiel! Non, on ne lui avait rien commandé. «Comme vous voulez», dit-il au garçon. Le garçon se récria. Il ne proposait rien que pour le bien du client, pour son plaisir. Il savait bien comme on était tenu, comme on s'appartenait peu. Mais, dans les limites du service, à condition de n'avoir ni moustache ni cheveux trop longs, on avait sa tête à soi, et sa tête, que diable!... Alors, si on aime mieux la raie à droite qu'au milieu, parce que la raie à gauche, ce n'est pas permis à un domestique, on peut ou non?...
Antony acquiesçait silencieusement: «Oui, je vois, continua le garçon. Vous n'êtes pas habitué. Vous êtes débutant. Ça vous bouscule un peu, tout à la fois. Mais vous avez raison de vous être placé chez des bourgeois. On n'est pas son maître, mais on a moins de soucis. On n'a à s'occuper que des autres!» Sa tondeuse montait, mordait dans les cheveux, vigoureusement. Il étrillait. Les domestiques, ça connaît les chevaux. Alors pourquoi se gêner? Et, à mesure que la tondeuse lui faisait froid, Antony se sentait plus près de ses nouveaux compagnons qu'il avait à peine entrevus. Clémentine-Alessandra l'avait envoyé présenter par un infime intendant, infatué et rogue. Il avait été toisé par une douzaine de gens mornes, ensommeillés en leur grande livrée du soir. Ils avaient veillé en son honneur. Cinq étaient vieux et allemands. L'un, même, très vieux, l'avait considéré d'un air étrange. Les autres étaient français, à cause des courses, des conversations à tenir et des voitures. Il pouvait leur revenir: il était digne d'eux, il en était, pleinement. Il paya la peine d'avoir été tondu et prit congé par un pourboire qui sonna dans le tronc de zinc comme un tronc dans le panier de la guillotine. «Pas causeur, votre collègue! ricanait le garçon coiffeur.»
—C'est de chez la Prussienne, dit un valet. Ça ne sait pas la langue.
—Voulez-vous parier que c'est un Parigot? Mais c'est fier.
—C'est, peut-être une mouche! Il en faut chez ces femmes-là.
—Pourquoi? Ça ne vole pas toujours, les princesses.
—Oui, mais ça conspire. Et puis, est-ce qu'on sait ce que c'est?
Antony était rentré à l'hôtel par la petite porte. Il y trouva ses camarades.
—Ah! vous voilà en tenue! dit un grand maigre. Vous êtes mieux ainsi. J'avais peur que vous ayiez l'air déguisé.
—En voilà des manières! tu lui dis: vous! On ne se tutoie plus, alors?
—Il est triste, observa un autre.
—C'est vrai! Il commence tard. C'est dur, à son âge!
—Moi, j'ai débuté à douze ans. J'arrivai un soir de dîner de gala chez la duchesse d'Alais. Par des portes qui s'ouvraient en enfilade, j'apercevais de la lumière comme je n'en avais jamais vu: c'était le commencement de l'électricité, avec des lustres et des couleurs, des globes, des abat-jour sur des tentures, des tapis, des tableaux et des glaces, vous comprenez!... Je faisais attention à ça, à tout; j'aurais voulu voir des belles dames et leur ouvrir les portières de leurs calèches à cause qu'à cette époque-là j'y croyais, aux calèches. Et je ne lavais la vaisselle que des doigts, de toute la main et des bras, même, les manches retroussées, mais pas de la tête, comme il faut. Alors j'ai cassé un verre. Et, d'émotion, de honte, de crainte, je me mis à pleurer. Je me voyais mis à la porte, incapable d'être domestique à tout jamais et de cirer les bottines des dames. «Monsieur, que je dis au maître d'hôtel, ce n'est pas de ma faute, Monsieur. Pardonnez-moi.» Il sourit, cet homme. «Petit imbécile, répondit-il, tu ne vois donc pas que c'est un verre d'office? Ça ne dépareille rien, tiens!» Et, pour me rassurer, il en cassa sept. «Mais que ça ne t'encourage pas! ajouta-t-il, terrible. Je dirais que c'est toi qui les a cassés tous!» Eh bien! cette nuit-là, j'eus un cauchemar où les belles dames dansaient avec le maître d'hôtel, celui que j'avais vu, dans des morceaux de verre où elles se blessaient et où j'étais guillotiné pour. J'en ai été malade trois jours. Mais c'est une belle entrée dans le métier. Je m'étais aguerri tout de suite. Et, aujourd'hui, je suis chez la duchesse.
—Moi, se souvint un autre, je me suis dégoûté tout de suite du métier. J'avais de l'amour-propre et de l'ambition. J'appris tout seul, en cachette, je m'appris à faire de la ronde et des règles de trois et je trouvai un emploi dans un bureau. J'étais très fier, je faisais le Monsieur, j'avais des manches en lustrine, sans gilet à raie, sans tablier. Ça dura quelques mois. Un jour je rencontrai mon ancien maître. Il me sembla que je lui disais «Monsieur» comme à personne. Il fut gentil, me ramena chez lui, me prit par les sentiments. Il me montra qu'il m'avait gardé mon tablier, me le fit «essayer». Essayer! je ne le quittai plus. «Ça te va mieux, me dit-il.» Il me tenait solidement. Depuis, il est mort, j'en ai connu d'autres, je mourrai dans une livrée.
Ce ne fut pas pénible. Les gens s'attendaient tous à ce linceul-là. Ils l'usaient sur eux, avec eux. Les économies, même, qu'ils engraissaient pour un commerce de retraite, ils n'y croyaient pas. En somme, ils vieillissaient, ils vieilliraient à l'ombre d'une fortune, d'une maison et, ici, d'un drapeau. En cet immense palais, ils figuraient, dans l'office étroit, les piliers honteux, les étais cachés sur quoi reposait tout l'édifice. L'hôtel pavé de chambellans, de filles d'honneur, de secrétaires des commandements et de simples secrétaires, l'hôtel où le cerveau de Paris passait et repassait, c'étaient eux qui le conservaient, qui le gardaient, le protégeaient, qui, de leurs mains noires, le faisaient blanc et pur, c'étaient eux les prêtres humbles des marbres, des soies, qui préparaient des joies aux autres, à voir sourire les tableaux et les bijoux, à voir les siècles resplendir en émaux, en joyaux, c'était eux l'armature invisible, agissante, sur quoi se plaquaient les étoffes, les témoignages de victoires et de voyages, les souvenirs des pèlerinages et des chevauchées, les dépouilles et les reliques. Ils étaient si loin des causeries, des méditations, des rêves de la princesse! Antony les envia. Jamais il ne serait comme eux.
—Moi, disait un petit blond, j'ai commencé par travailler chez une comtesse aveugle. On ne s'amusait pas beaucoup. On la sentait, de l'antichambre. Elle ne voyait pas, naturellement, mais c'était pis. Elle se plaignait, au hasard, elle vous reprochait tout, à la file, vous accusait de tout, vous donnait tous les noms. Nous la respections beaucoup à cause de son infirmité. Et puis ça vous fait le caractère. Tous les maîtres, en somme, sont comme s'ils étaient aveugles: ils crient par-dessus leurs lunettes, à l'envers.
Les valets français eurent un rire unanime. De la cuisine, à côté, les aides rirent aussi. Le chef, pas: il était allemand. Et les valets allemands demeurèrent graves. Ils appartenaient à la vieille famille des domestiques particuliers des Schmerz-Traurig, levriers et estafiers, exécuteurs et bêtes de somme. Ils avaient successivement porté la barbe longue et la tête rase, à l'inverse des modes existantes, étant l'envers des hommes et le dessous des princes. Leur fidélité n'était pas une vertu: c'était leur sixième sens ou plutôt le premier: ils naissaient pour leurs maîtres avant de mourir pour eux s'ils le leur permettaient. La race avait survécu à la fortune de l'autre race: elle avait servi dans l'exode, dans l'exil.
Le plus vieux, celui qui avait regardé Antony la veille, ne le regardait plus: il le possédait. Il l'avait flairé, il avait reconnu l'odeur de ses seigneurs. Il avait eu un frisson véritable, puis il avait souri, d'un sourire où se navrait un passé, une adoration, le servage séculaire—et la foi. Il prit le jeune homme à part et, d'une voix très faible, où les intonations tudesques sortaient en angles, il dit: «Je vois. Tu n'es pas de notre monde. Tu as touché à Son Altesse. Elle te cache au milieu de nous, maintenant. Ce n'est pas bien.» Antony se révolta d'abord. Cette divination lui semblait basse, vile, dégradante. Tout le monde allait savoir, alors! Il considéra le vieillard. Il lut sur sa face non l'histoire seulement des valets les plus lointains mais l'histoire secrète de la maison ducale: ces plis, ces rides, c'étaient les chocs en retour des débauches du vieux prince, les nuits d'escorte, les nuits d'attente, les soucis sur lui, les remords pour lui, de l'affection saignante, du dévouement continu, surhumain et saignant dans des dangers pauvres et de la boue. Quelle hautaine figure, et quel mépris pour le présent, pour la vie, pour la chair! Il tenait du prêtre et du soldat, varlet d'armes, frère confesseur. Antony avait vu des portraits d'ancêtres, en des flâneries au Louvre les jours de pluie et d'autres jours où il lui fallait de la beauté contre les gens et les rues. Le vieux leur ressemblait à tous. Il le respecta: «Ce n'est pas ma faute,» murmura-t-il. Un peu plus de dédain crispa la lèvre rasée du vieux: «Tu n'es pas de notre monde. On n'y entre pas après ces choses-là. Ça se fait dans le service. Et pas ici, pas ici!» Décidément, ce vieux n'était pas de sa race à lui. Il avait des mots de philosophe cynique et une tête de curé. Il affichait toutes les vertus, en creux. Antony eut un peu peur. Il aurait voulu se faire un bouclier de ses haines, de ses désirs pour les autres, de sa vigueur et de son ennui. Mais il ne put que se courber: «Viens, dit le vieux.» Les autres souriaient.
—On m'a dit, ricana l'un, que, le premier jour de leur arrivée dans les maisons centrales, on laisse les condamnés comme ça, à causer, sans rien faire. Ça les change, après.
—Tu connais ces maisons-là!
—Farceur! Attends un peu.
Antony avait suivi le vieux le long d'escaliers introuvables, ceux où les valets, pas tous, avaient accès, l'escalier secret de service. Ils avaient pris un long couloir, sous les combles et le vieux avait ouvert sa porte. C'était, cette chambre de domestique, une cellule de moine et je ne sais quel repaire d'alchimiste. Le vieux y vivait avec des fantômes: il y avait enterré ses morts et les gardait autour de soi, pour lui donner des conseils, pour lui rappeler les traditions saintes d'obéissance, d'abnégation, de néant devant les seigneurs. Il avait, pêle-mêle, avec des tabliers et des sabots, des épées de bourreau et des cannes enrubannées de courriers, des bavolets, des bonnets d'antan, des galons de livrée usés et nobles où les armes de Schmerz-Traurig éclataient d'une richesse lasse et où le lion de gueule pleurait de la pourpre et de l'or. Il déroula une vieille carte de 1735 et la lut au jeune homme: «Marquise de Misnie, comtesse de Lusace, princesse d'Hewerswerda, de Mosqua, de Zobelitz, comtesse de Zerbst, de Hall, de Tzahan, de Quedelinburg, baronne de Mesburg, de Torgaw, de Budissen, de Usta, de Friedland, jusqu'à la Saxe, jusqu'à Sagan, jusqu'au Brandebourg, jusqu'à Brunsvick, jusqu'à Iéna, regarde, regarde sur l'Elbe, autour de notre capitale Wittemberg, regarde les montagnes, aussi, et les forêts. C'est tout cela que tu as pris. C'est grand, va! Tiens, regarde: ça, c'est cent lieues de Suisse et de Hesse, notre mesure: c'est grand, c'est grand! J'ai vu tout cela, moi. Il y a des toits dorés, des clochers, des arbres et de jolies filles. Tu as tout pris et tu les as prises et maintenant tu es esclave parce que tu es esclave de ton péché.» Les paroles de reproche venaient à Antony comme d'autres paroles, la veille, dans un décor de passé et d'ailleurs. Mais, la veille, il avait parlé. Le vieux continuait: «Elle est Altesse sérénissime. Tu ne comprends pas ce que c'est? Eh bien! voilà. Il y a des gens, n'est-ce pas? qui sont princes, ducs ou archiducs, parce qu'il y a des rois et des empereurs, à cause d'eux, qui sont ce qu'ils sont rapport aux autres, les rois, les empereurs, sous eux. La grande-duchesse n'a besoin de personne. Elle a son titre, comme cela: ce n'est pas un titre, c'est un nom. Elle est sérénissime, comme on est homme ou femme. Serein, c'est tranquille à la manière des dieux. Le ciel est serein. Elle est mieux que le ciel. Elle n'a à craindre ni la pluie, ni la neige, ni les orages. Elle est princesse, tranquillement, par le fait, de tous les droits. Ça n'a jamais de nuages.
—Pourtant, observa dans sa fièvre Antony, il y en a eu des orages.
—Ça ne compte pas, dit le vieux. Nous sommes ducs, vois-tu, dans l'exil, nous le serions dans le panier du bourreau. On ne discute pas ces choses-là. Le pays est à nous et nous n'en devons compte qu'à Dieu et au Dieu que nous choisissons, au Dieu que nous voulons bien. Nous nous sommes donnés à Luther, de haut, contre des papes d'avant. Sérénissime! tu entends! Maîtresse de tout, suzeraine de tout, dans la pleine paix de sa conscience, dans l'accord de l'univers autour d'elle, au-dessous d'elle, suzeraine, souveraine, ne dépendant ni de l'empereur, ni des princes. Et tu l'as prise, malheureux, malheureux!» Il se dressa: «Ah! pourquoi mon maître a-t-il survécu à son pouvoir? Moi qui l'ai suivi en tout, qui l'ai servi en tout, je n'ai pas pu faire comme lui quand il a pris femme. Elle était digne de lui, puisqu'elle avait en vertu ce qu'il avait en force de nature, puisqu'elle était d'une belle race. Mais j'étais un valet—et trop vieux. Les princes ne sont jamais vieux, et si j'avais une fille, elle aussi...» Il n'acheva pas. La porte s'était non pas ouverte mais brisée. La grande-duchesse apparaissait. Elle avait entendu. Elle ne voulait plus rien entendre. Son péché l'enveloppait, son péché secret qui s'écrivait dans tous les yeux en lettres de flamme, son péché qui transpirait, qui éclatait, qui se crachait de tous les pores des pierres, de toutes les veines des marbres, son péché dont elle n'avait pas honte et qu'elle voulait porter, poison altier, dans un fleuron creusé de sa couronne. Le vieux valet ne tomba pas à genoux, ne rougit pas, ne se troubla point. Il ne la regarda même point: il la connaissait de toute éternité, il était sa tradition et son ombre. Mais Clémentine-Alessandra le considéra longuement. Elle avait laissé ce dévouement autour de soi sans y prendre garde, elle y était trop habituée. Et voilà que sa patrie, son hérédité, son peuple lui parlaient par cette bouche, sans savoir, voilà que des paroles lui venaient de là-bas; elle toisa le vieux, inventoria le logis: ses galons de livrée qui luisaient çà et là, ses armes à elle, n'était-ce pas aussi beau pour le valet qu'un blason à lui, n'était-il pas le lion de Schmerz-Traurig et le cimier ne lui venait-il pas, mieux qu'à elle? Elle ne trouva qu'une phrase:
—Wolfgang, dou bist ein braver kerl.
C'était la première fois qu'elle s'exprimait en allemand devant lui. Mais quelle inspiration charmante! Sa voix de famille, ce compliment banal, presque insolent, ce retour à des mots de jadis, au temps de sa première adolescence, ce tu qui, affectueusement, remplaçait le ihr odieux, ce vous pour esclaves, c'était une caresse de mère pour un enfant pas assez gâté, c'était l'absolution, la récompense suprême, la consécration, quelque chose comme un «certificat» à montrer à Dieu. Le vieux ne remercia pas, il sourit: il pardonnait. Clémentine-Alessandra était devant son peuple et son caprice, son caprice vengeur. Ils n'étaient pas ennemis: ils étaient tous deux écrasés sous la même livrée, voués au même labeur. Et la princesse regarda ce qu'elle avait fait de son amant. Elle regarda les mains, d'abord. Elles étaient longues et blanches. Elle se le représenta nettoyant, grattant, s'usant à des polissures inutiles, se déchirant, se déformant, gonflées dans de l'eau chaude, et rouges, prenant toute la honte d'une personnalité condamnée et détruite peu à peu, énormes, devenant outils, perdant leur humanité et poussant aux dépens du cœur, absorbant une vigueur d'esprit proscrite, la délicatesse rayée; elle les imagina tombantes, lourdes, molles et dures à la fois, éponges et fer—et elle eut mal de les avoir senties autour d'elle, elle les eut sur la peau et sur les yeux, la brûlant. Elle regarda les cheveux, ensuite, avec qui elle avait joué, les cheveux longs et fins qui bouclaient: elle aperçut une tête aux bandeaux courts et collés, aux poils rasés, une tête découpée dans des flocons soyeux, roide, rabotée, séchée, où toute la vie se rejetait dans les yeux tristes et dans le pli de la bouche. Alors l'émotion l'emporta: elle avait tué son rêve et elle s'avoua le meurtre prémédité, l'assassinat complet, en détail! le cadavre était devant elle qui allait mourir peu à peu: très loin, très bas, dans des soupentes et des sous-sols, il allait traîner une existence d'ustensile méprisé et inconnu. Elle crut frissonner, c'étaient des oubliettes, des oubliettes volontaires et infâmes. Mais quoi? puisqu'il acceptait, puisqu'il s'y enterrait lui-même, que voulait-il? Il s'était confessé et proclamé dans l'hôtel meublé de la rue des Saussaies, il avait une âme d'énergie, d'ambition, une âme rouge. Alors? Pourquoi n'avait-il pas fui après l'avoir prise, chez elle? Il avait promis. Mais on ne tient pas les sales promesses et le parjure est un devoir quand on a engagé sa dignité. Alors, alors, il voulait l'oublier, elle, dans ces oubliettes! Il voulait un linceul, le mur d'un tombeau contre elle, il voulait se ressaisir, avoir à la haïr, à la tenir en dégoût et en horreur? Non! non! Elle chercha un moyen de le marquer à son chiffre pour le reconnaître et le tenir même dans l'abîme, et, en bête affolée plus qu'en tyran, se précipita. Elle le mordit affreusement, au-dessus de la lèvre, à la place de la moustache qu'elle avait fait tomber. Ses dents de louve des forêts allemandes entrèrent avant dans la chair du jeune homme puis, du sang aux lèvres, à ses lèvres à elle, du sang aux yeux, Clémentine-Alessandra s'enfuit. Antony n'avait pas crié: il était éperdu. Il sentait qu'elle lui infligeait son âme, qu'elle faisait de lui sa chose et que, par ces plaies aiguës, elle prenait sa révolte, sa haine, sa volonté, lui glissait, lui rivait son autorité cruelle et sournoise.
Elle avait disparu: le vieil homme et Antony restaient en présence: leurs regards ne se croisèrent pas. Ils n'avaient rien à se dire. Pesamment, simplement, ils descendirent à leur travail; le vieux continuait, le jeune homme commençait: rien de plus.
La grande-duchesse était rentrée dans sa chambre: elle se jeta sur des coussins et sanglota rageusement. Elle étouffait des cris d'appel et des supplications, des plaintes de bête blessée. Elle avait du sang qui, à travers ses larmes, demeurait, un sang plus rouge que ses gencives et que ses lèvres et qui séchait à ses dents, lentement. Elle pleura, enfin, sans hurlements, en petite fille, en fille. Puis, les yeux brouillés, parmi le voile de ses larmes, elle passa la revue des armes, des souvenirs de sa famille. Elle souffrait du mal des siècles. Par delà les portraits et les tableaux de bataille, dans les yeux des maîtres, elle voyait le vieux Wolfgang la regardant. Son peuple! ce quelque chose vivant, guenillant, orphelin malgré soi et tourné vers elle dont elle était née mère! Ses aïeux, là, en costume d'apparat, en pourpre et en armures—et ces princes, ce peuple, cette foule, c'était le même être, l'être en livrée qui avait parlé non pour elle mais pour un homme d'une autre race, d'une autre nation, l'homme qu'elle avait pris au hasard, dans une promenade de folie. Qu'était-elle? que pouvait-elle encore? Qui avait-elle trompé? N'avait-elle pas trompé tout le monde, ses pères, ses sujets, son amant lui-même? Elle maudit sa jeunesse vide et violente, elle maudit ses pensées qui certainement s'agitaient vers elle et qui, par contre-coup, avaient excité ses sens mauvaisement. Mais aussi, les princesses doivent se marier avant de savoir qu'elles sont vierges.
Un flot de sang lui montait à la tête, l'aveuglait. Elle se réveillait femme et souveraine. Déchue comme femme, déchue comme souveraine, mais en pleine force et en furie. Jusque-là elle avait accepté son exil. Elle trouvait très simple d'habiter Paris, de parler français, de n'avoir à commander qu'à des demoiselles de compagnie promues filles d'honneur, à des intendants nommés chambellans, à un officier démissionnaire qui était grand-maréchal du palais et à deux suisses qui, par hasard, étaient Suisses. Ses droits, ses devoirs envers ses sujets d'hier, c'était du décor, des accessoires pour le vestibule. Comment songer à une restauration, à une tentative? Comment arriver à ses anciennes frontières? Comment soulever un pays qui, de sa famille, ne se rappelait que son père, cet Otfried-Gutbert, le Duc-la-Débauche! Et qu'apporterait-elle à ces Allemands, à ce peuple de pâtres, d'ouvriers, de chasseurs et de bûcherons, à ces horlogers et ces scieurs de long? Un sang inquiet, trouble, un cerveau trop cultivé, trop savant, des doutes, des utopies, un immense désespoir en matière de gouvernement! Elle ne prendrait le pouvoir que pour n'y croire pas, pour laisser aller les choses ou pour être, sur le trône, un philosophe comme son parent Joseph II, empereur d'Allemagne, pour vouloir imposer en vain la raison et la beauté à des ignorants fanatiques, pour être un philosophe en corset, une étudiante arrivée, pour faire des guérisons individuelles, des guérisons de maladies physiques à l'exemple de ses parents de Saxe, et pour ne rien guérir du mal moral, du mal social, pour être souverainement impuissante et magnifiquement battue? Elle imaginait avec horreur les remèdes qu'elle chercherait pour soi, les voluptés endormeuses, les tristes fêtes de chair, les abîmes de sensualité où la bête se pleure,—et l'âme. Et puis, qu'avait-elle affaire avec le Schmerz-Traurig? Son père, en abdiquant, en mourant, lui avait légué le monde. Elle avait à commander à tous et à tout. Son rêve l'emporta.
Sérénissime! Sérénissime! son titre lui revint, fulgura sur un rythme. Sérénissimes, les ducs d'Autriche, avant d'être appelés à l'empire, sérénissime l'Électeur de Brandebourg, avant d'ériger son margraviat en royaume et d'étirer son royaume en Empire, sérénissime, le prince d'Orange, avant de bondir sur l'Angleterre et de happer, île par île, royaume par royaume, empire par empire, ce qu'il lui fallait pour constituer son empire. Partout des Empires! Sérénissime, c'était vraiment le titre qui porte bonheur, le titre qui attire les victoires, les acquêts, les conquêtes. Sérénissime aussi, M. le Prince, le Condé de Rocroy, sérénissime comme elle! Mais aussi combien de petits principicules possessionnés ou non, combien de parents pauvres! Non, non, elle était de la race de bataille. C'était à elle que le Destin venait échoir: c'était elle, le couronnement, la revanche. Ses ancêtres n'avaient rien fait que régner sur des soldats et des paysans, qu'être, sans le titre, les rois des anciennes cités grecques, tyrans à la fois et bourgmestres, sanguinaires et patriarches, lansquenets blasonnés, ivrognes à épée. Son père, lavé par la déposition, élevé par le vice, lui donnait les villes et les montagnes, les couchers de soleil où il avait passé; elle avait droit au monde. Elle vit se dessiner devant elle un empire tel qu'il n'avait jamais pu exister, l'empire allemand rejoignant l'empire britannique et l'empire démocratique des États-Unis américains, ressemblant par ses membres énormes et déchiquetés à un monstre à dents, à griffes, dévorant ce qui restait de l'Univers. Elle le reconnaissait, cet empire effrayant: c'était l'empire protestant, la conception géante et inavouée des Elisabeth après Henri VIII, des Hohenzollern après Frédéric et de Cromwell peut-être, le songe mystique des huguenots de tous les pays, l'envers du saint empire romain germanique, son ombre ennemie et plus grande, le royaume qui n'est pas de ce monde parce que le monde est à lui,—et qu'il a plus.
Elle ne frissonna pas devant sa pensée: elle l'acheva. Elle errait dans l'Afrique, suscitait les protestants de là-bas, convertissait, conquérait encore, puis elle soumettait çà et là, partout. Mais un découragement la prit: où levait-elle ses soldats? Il avait fallu des soldats à ses pères pour garder leur pauvre duché. Les soldats les avaient, enfin, abandonnés. Et ce rêve d'empire même, n'était-ce pas la condamnation de ses prétentions? Elle admettait les empires, elle admettait cet empire allemand qui avait rejeté sa famille de sa patrie, qui avait brutalement enserré toutes les principautés, fondu en une seule toutes les âmes? Elle n'hésita pas. Oui, elle admettait l'empire des Hohenzollern, oui, elle admirait le vol de leur aigle, et elle la sentait, l'âme allemande, immense et nue, si belle, si vraie, que, à distance, elle l'emplissait toute! Mais elle admettait la conquête aussi et la force. Elle pouvait non reprendre son bien, mais revendiquer l'empire. Comment? Elle éclata d'un rire affreux: elle s'apercevait qu'elle était ridicule, absolument. C'étaient les romans de sa mère et de sa famille, les imaginations de ces pauvres prétendants qui, après avoir été chassés de tous les trônes, les possédaient tous sur le papier, sur parchemins, même, en toute les langues. Exilée et femme, il ne lui restait que le mariage. Elle pouvait, certes, épouser un monarque conquérant. Mais les reines ne sont grandes que dans l'adversité. Les compagnes des illustres pasteurs d'hommes sont des épouses passives qui ne comprennent rien qu'aux futilités, dolentes, négligées d'ailleurs et qui disparaissent dans l'éclat des apothéoses, dépouilles oubliées comme elles ont été les plus insignifiantes des conquêtes! Comment d'ailleurs pouvait-elle songer au mariage? Elle s'était donnée. Elle était à jamais la femme d'Antony. Elle avait beau le jeter dans l'ergastule, elle le tuerait qu'il resterait son époux et son maître. Elle n'avait jamais cru que le mal fût aussi fort. Elle s'humilia devant la vierge Elisabeth, elle s'humilia devant la virile Marie-Thérèse et même devant Catherine II qui avait l'excuse d'être née aventurière et qui devait puiser de la naissance et de la vigueur, alternativement, où il y en avait. Elle repoussa l'évocation de Marie-Stuart: elle ne voulait pas de l'infortune, elle se jetait non dans l'ambition, mais dans la conquête, la conquête dont elle se répétait le nom, dont elle s'étourdissait parmi le resplendissement des armes qui l'entouraient dans sa chambre et qui brillaient, qui vivaient, qui pensaient du reflet de son désir et de sa pensée.
Elle ne déjeuna pas ce jour-là, n'eut pas un regard pour ses dames d'honneur, ne donna pas d'ordre au secrétaire des commandements et s'avisa que son aide-de-camp,—le général-lieutenant von Süsserkatz, avait attendu patiemment l'heure de sa retraite, à la tête d'une division de Hambourg avant de se souvenir qu'il se devait à la dynastie de Schmerz-Traurig. Elle convoita plus amèrement, plus passionément des peuples et des territoires.
De son état-major scientifique et littéraire, M. Lévy-Wlarmeh arriva le premier. Elle le fit entrer, à sa grande stupeur, dans sa chambre, et, à brûle-pourpoint lui demanda son sentiment sur l'empire protestant. Le vieillard sourit:
—Madame, dit-il, Votre Altesse a déjà voulu me rappeler hier qu'elle était protestante.
Elle s'irrita:
—C'est tout? Vous ne trouvez qu'un mot? Folie, alors?
—Non, Madame, ce n'est pas une folie, c'est un acte de foi. Mais un acte de foi ne suffit pas au dessin d'un empire. Il faut un congrès, des accords, des alliances, que sais-je? Et j'aimerais autant un empire catholique.
—Vous êtes catholique, Monsieur.
—Non, Madame, et je le regrette. Je suis juif.
—Et vous n'imaginez pas un empire juif?
—Madame, les juifs ont cet avantage sur le reste des hommes d'être morts depuis longtemps. Réfléchissez: n'est-ce pas un cauchemar, une troupe de fantômes, des âmes en peine—et ce ne seront des âmes que si vous le voulez bien. L'esprit de Dieu s'est retiré de leur masse: ils ont le fétichisme de l'or, le somnambulisme du commerce, le vertige de l'avarice. Ce sont maladies de feux follets. Pour moi, je suis un fantôme pensant et dont la vue est bonne. Je vous disais tout à l'heure que je regrettais de ne pas être catholique: pure politesse. Car je ne puis croire non plus à un empire catholique: il fut, en deux fois, en trois fois, Charlemagne, Charles-Quint, Napoléon. Il faut trouver maintenant une autre religion: l'inquiétude et le fanatisme de notre époque,—c'est tout un—annoncent de prochains miracles, une foi nouvelle.
—Il ne manque qu'un Dieu martyr.
—Et pourquoi, Madame? La religion est fondée sur la souffrance: c'est une religion de pitié, d'indignation et de remords, une tendresse, un regret agissant, une adoration tragique: elle est plus pure, plus profonde, plus subtile que les autres puisqu'elle fond en soi tous les sentiments, depuis la terreur et l'admiration jusqu'aux larmes. Mais si la mort sur la terre apporte à l'idée de l'éternité une force plus grande et comme une consécration mystérieuse, elle n'est pas nécessaire. On peut croire à tout.
—Mais, vous, Monsieur, vous ne croyez à rien.
—Que Votre Altesse me pardonne. Je crois à un Dieu, le Feu. C'est un peu naïf de la part d'un juif qui a eu des ancêtres perdus dans des autodafés. Mais voyez combien les incendies sont fréquents depuis qu'on n'accorde plus au feu son tribut humain et comme il vient prendre des gens ici et là, lui-même, puisqu'on ne les lui apporte pas. C'est un grand Dieu.
—Et l'eau aussi, alors?
—Oui, Madame. Et tout. Mais je raille. Je crois en Dieu. J'ai été le chercher en tout, partout, dans les lois qu'on a faites en son nom, dans les actes qu'on a commis en son nom, dans les paroles de ses ministres, dans les anathèmes et les miracles. Je ne l'ai pas trouvé: c'est qu'il est. Mais pourquoi le connaîtrions-nous, nous qui avons des besoins, des caprices, nous qui ne sommes que faiblesse et erreur, qui balbutions quand nous ne glissons pas, qui tremblons quand nous ne sommes pas aveugles? Je vous parlais des juifs, tout à l'heure. Voilà les gens qui ont survécu à tous les peuples, excepté les Hindous, qui leur étaient contemporains. Ils n'ont rien gagné en beauté morale, en beauté d'esprit. Ils se traînent avec le même visage qu'au temps de Roboam, avec des finasseries condamnées par le Talmud, ils se survivent pour mériter la mort, pour défier les hommes et les choses. Vous me parliez, Madame, des empires chrétiens: voyez où ils sont, voyez les chrétiens demander partout non leur pain quotidien, que le Christ veut qu'on lui demande chaque jour pour ce jour-là (puisqu'il dispose du lendemain et qu'il pourvoira au lendemain, à son heure), mais, tout, la fortune du prochain, le champ du prochain, le morcellement de leur pays, pour eux, et ignorer la charité, le renoncement, l'effort vers cette tranquillité de corps et d'âme qui est le souverain bien. Ah! Madame, il faut une nouvelle croyance, un nouveau viatique pour les grandes choses qui sont à faire, pour les héroïsmes qui sont en gestation, pour le sublime qui reste dû à la terre. J'ai foi dans la foi. J'ai soif de foi. Mais où est-elle? Et où est Dieu?
C'était le premier soir où la grande-duchesse le voyait ne pas sourire. Il avait eu une éloquence de prophète et une émotion de prophète. Il ne lui manquait que le don de prophétie: ces visions que Dieu dispense à ceux qui les attendent simplement sans raffiner et sans ratiociner. Elle ne sourit pas en répondant:
—Je sais, moi, où est Dieu: dans le pouvoir.
Le vieillard la regardait. Elle reprit:
—Je veux dire: le vrai pouvoir, celui qui gouverne, qui prévoit, qui agit. Il y a prédestination et destination, durée et conservation. C'est un don qui emporte avec lui tous les dons. Et l'exercice du pouvoir est la diffusion de la divinité, la solution au jour le jour du problème de la vie, la divulgation de son secret.
Eusèbe Gaël entra. Il était pâle. Il avait passé la plus affreuse journée. Dans toutes ses lectures, il n'avait rencontré que des allusions, des analogies, des présages. Il n'avait pas achevé ses saluts que, au mépris de l'étiquette, M. Lévy-Wlarmeh lui disait:
—Mon cher collègue, je vous apprends une grande nouvelle: la grande-duchesse veut régner.
—Et gouverner, précisa Clémentine-Alessandra.
Gaël sentit l'abîme. La princesse était fatiguée. Elle s'interrogeait pour ne pas se répondre. Pour ne pas entendre même le tumulte de son être, les sursauts de son honneur souillé et de son âme brouillée, pour ne pas entendre son cœur sanglant, pour échapper au débat de la femme et de la jeune fille, pour fuir le cloaque bohème de sa sensualité et ses révoltes de vanité, elle imaginait un branle-bas de trônes et de sceptres, un écroulement de l'Europe, une révolution universelle. Il ne s'étonnait ni de cette crise ni du changement d'attitude de son élève infortunée. Il l'avait quittée pantelante à la fois et sournoise, cruelle et passionnée: il la retrouvait guerrière, toute en élans nobles: c'était dans l'ordre des réactions nerveuses et des misères féminines. A cet instant, il la méprisa plus que de raison.
—Que Son Altesse, donc, règne et gouverne!... accepta-t-il d'un grand geste.
Elle avait cependant mieux à faire! Le couple, la veille, lui avait si exactement représenté la vie totale, son rêve à lui! C'est à la suite qu'ils auraient à régner. Cette petite était décidément une gâcheuse. Elle était trop pressée. Qu'avait-elle fait de son amant? Il le cherchait dans l'exaltation, dans l'énergie de la jeune fille. Ce n'était pas pour lui qu'elle voulait un trône. Alors? Mais M. Lévy continuait:
—Son Altesse ne désire pas seulement régner sur sa patrie. Elle exige l'univers.
—Ah! dit Gaël.
Il comprenait. L'étrange chose! Ce qui «exigeait», ce n'était pas son sang à elle ou son hérédité: c'était le sang du jeune homme, son âme d'aventurier, son besoin de pauvre. C'était le cri de sa misère, précisé, étendu, traduit dans la langue des cours et la langue des camps. Sa violence anarchiste de parisien et de Corse devenait chez la fille des souverains une soif de souveraineté. Elle voulait imposer le bonheur comme il voulait l'offrir à tous, de bas. Que faisait-il en ce moment? Gaël ne songea qu'à lui pendant la conversation où vinrent donner les Hérat et les Morive. Et, quand tout le monde fut parti, il demanda à Clémentine-Alessandra la permission de le voir. Elle se mordit la lèvre, comme à lui, et haussa les épaules.
—Vous me le préférez? Je vous permets. Vous n'avez qu'à descendre.
Il descendit. Il erra, exprès. Il se perdit dans des couloirs, des offices, des cuisines. Il découvrit enfin Antony dans une soupente où il s'enfonçait, dans l'ombre. Rien n'apparut de lui que l'argenterie qu'il frottait.
Gaël le considéra. Il mettait du désespoir dans son labeur. Gaël plongea en son effort et en son cœur. Cette rage à caresser, à brûler les plats de son torchon, n'était-ce pas une manière d'interroger le métal, de lui faire suer ses secrets, ses hontes, de voir sous la patine renaître le sang des pillages où l'argent avait été volé qui s'était fondu par la suite? N'était-ce point de la haine pour les maîtres, pour les maîtres lointains et ceux d'aujourd'hui? Mais non, Antony n'en voulait pas tant. Il ne pensait pas. Il laissait la masse noire se faire dans son cerveau et dans son âme: il accumulait, dans la ténèbre. Cela redeviendrait, quand il faudrait, de la colère lumineuse, du feu. Il oubliait, longuement, de tout son cœur: il tâchait à oublier son cœur.
—Vous rêvez? demanda Gaël.
Le jeune homme releva sa tête rasée.
—Ah! c'est vous, fit-il.
Puis douloureusement:
—Ou plutôt, c'est Monsieur. Car il faut vous appeler Monsieur, maintenant.
—Ce n'est pas la peine. Ne vous fatiguez pas. Vous rêvez?
—Non, j'ai changé de peau. Je change d'estomac. Voilà.
—Vous regrettez vos promenades?
—Non, Paris vient me trouver ici. Ça se ramasse. Ça se met ensemble. C'est grand, c'est gros. Quand on marche au travers, on ne peut pas, on ne sait pas. Ça ne se suit pas. C'est des rues, des places, des ponts. Ici, ça entre, d'un coup. Et les gens aussi, d'un coup. Alors ça fait une boule, quelque chose comme une idée.
Il était sorti de son ombre. Gaël le voyait. Il aperçut la morsure:
—C'est elle, n'est-ce pas?
—Oui.
Antony avait répondu aussi simplement que Gaël avait interrogé.
—Elle y vient, dit Gaël.
Ces mouvements de chair lui étaient étrangers. Ce geste sauvage, cette férocité amoureuse, ce retour à la barbarie des caresses incisives, au cœur des forêts primitives, cette emprise, cette marque l'étonnaient. L'instinct!... Coquetterie poussée!... L'amour, toujours!...
—Et vous? vous l'aimez encore?
—Je suis ici pour la haïr, pour n'y plus penser, pour qu'elle n'ait jamais été.
—Bon, sourit Gaël. Elle aussi, elle est là-haut pour vous perdre d'instant en instant, vous lâcher dans la nuit du néant. Mais ça n'est pas fait.
Il réfléchit. Ces gens-là, ce n'était pas un roman, c'était une épopée, de l'histoire, de la science, une expérience d'humanité et de surhumanité, mais il aimait Clémentine-Alessandra. Et il plaignait, il aimait ce garçon triste.
—Écoutez, dit Antony. Je ne vous connais pas. Mais vous parlez comme quelqu'un qui sait. Vous devez être un philosophe. Je n'ai jamais demandé conseil à personne. Mais que dois-je faire pour oublier? Parce que, n'est-ce pas, n'est-ce pas, ce n'était pas ma destinée de la rencontrer, elle, et de l'aimer?
—Votre nature, votre désir, non. Votre destinée, peut-être.
—Il faut oublier, n'est-ce pas? il faut?
Une immense angoisse faisait trembler sa voix. Dans sa soupente, ce valet en sabots et en tablier bleu, les manches retroussées, les doigts écartés sur son torchon de peau, était très noblement tragique. Il souffrait toutes les tortures du plus rare amour, celui contre lequel les âmes se révoltent lorsqu'elles sont uniques. Il n'acceptait que sa déchéance. N'être plus rien qu'un labeur continu, monotone et bas, échapper à tous les regards, être l'anonyme collé à un baquet pour que le baquet puisse servir, c'était une façon de se replier sur lui-même, de peser sur son cœur, de chasser l'affreux, l'impossible sentiment. Gaël ne lui répondit pas, il ne voulait pas mentir.
—Je ne sais pas. Je ne puis que vous donner un conseil et un conseil facile. Vivez de la vie où vous vous êtes forcé, de la vie de votre condition, puisque ça s'appelle être en condition. Ayez des camarades, vos camarades. Parlez-leur, tâchez à vous amuser avec eux.
—C'est un suicide? interrompit Antony.
Le mot déplut à Gaël: c'était de la littérature.
—Ah! oui! ricana-t-il, vous voulez vous noyer tout seul. Vous ne voulez pas qu'on vous aide? Vous avez une nature de réclusionnaire et encore, vous savez, les réclusionnaires ne sont seuls que quand on les met au cachot! Faites-vous moine!
—Je ne suis pas assez riche. Et puis, et puis! je penserais à elle au lieu de penser à Dieu. Ici, j'espère que ça m'écrasera tant, de la sentir là-haut, tout près, que je ne me la rappellerai plus.
—Buvez, dit Gaël.
Mais il essuya un tel regard qu'il n'insista pas.
Il avait sur le bord des lèvres ce dernier cordial: «Lisez.» Mais il réfléchit. Qu'avait-il à offrir? Ni l'Imitation de Jésus-Christ ni la Bible, puisqu'il n'était pas évangéliste. Il lui restait le Rouge et le Noir, de M. de Stendhal, les Confessions, de J.-J. Rousseau ou,—qui sait?—Ruy Blas. Il écarta Ruy Blas, d'abord, comme il eût écarté les comédies de Marivaux, où l'état de valet est une gageure, une épreuve, un jeu. Il songea au livre de Stendhal. Il ne l'aimait plus. A sa centième lecture, il s'était senti de l'humeur pour cette roideur d'analyse, pour ces pirouettes sèches, pour cette tension de détail, pour cette hypocrisie même qui offre un dénouement moral et des sous-entendus, une âme éclatante de dessous qui excite plus encore à ce qu'il appelle un crime. Il pesa le danger du roman. Des phrases lui revinrent: «Avec qui mangerai-je?» demande Julien Sorel avant que d'entrer à Verrières. Rapprochement pénible pour un homme qui mange en bas. Et puis, les succès, les changements de position, le romanesque carbonaro qui crée des missions, qui fond des croix, qui engendre des relations et des élégances! Misère encore! Et pourquoi donner de l'intrigue à un garçon qui a du cœur, qui n'est qu'un cœur? La sensibilité de Jean-Jacques l'alarma de la même façon. Ces habits de valet qui sont des habits de ville, ces questions d'aiguillette, c'était du souci pour celui à qui on n'épargnait nul détail de livrée et qui ne se voulait épargner aucune humiliation. Non! pas de lecture! pas d'idée! pas d'émotion en dehors de soi. Il enfermait Antony dans sa destinée. Il lui tendit la main:
—Au revoir et courage.
Il l'aurait embrassé. Le regard de l'infortuné ne le quitta point.
Chez lui, en face de sa fille, il rêva encore. Il aurait voulu interroger l'étoile des deux jeunes gens. Puis il alla à sa bibliothèque. Il ouvrit un tome, au hasard. C'étaient les Constitutions et règles du couvent de Port-Royal du Chapitre de Mons. Il lut: «Les grandes se lèvent à quatre heures, les moyennes à quatre heures et demie, les petites à cinq heures, les plus petites suivant l'heure de leurs forces et de leurs besoins. Car nous en avons de l'âge de quatre ans jusqu'à celui de dix-sept. On les réveille en leur disant: Jésus. Elles répondent Marie ou Deo gratias. Elles doivent se lever sans prendre le temps du réveil pour ne tomber point dans le défaut de paresse. Lorsqu'elles se trouvent mal, elles doivent le déclarer à la surveillante avant de se rendormir...» Il poursuivit sa lecture: «Voilà la vraie éducation, dit-il, la vraie discipline. Mais Clémentine-Alessandra est protestante. Et leur libre examen ne s'accommoderait point de ces règles.» Il ne songea point plus avant sur le petit in-16. Il découvrait des théories de petites filles toutes blanches, de petites filles selon l'Éternel à qui il ne faut ni amants ni trônes. Il eut horreur de la succession des temps. Puis il voulut ne plus rien savoir.
La nuit était implacablement belle. Les astres se ramassaient en traînées d'apparat. Nuit de décor, étroite et magnifique où la lune plaquait de lourds reflets d'opale et où un sang bourbeux d'or semblait gicler parfois de sa pâleur immense. Nuit de repos imposé, de néant tyrannique où les maisons se dressaient à peine et s'échouaient dans leur ligne, où les voitures s'étiraient, comme graissées de lassitude et où les appels de tramways, inutiles, symbolisaient un effort court et de la vitesse pour fantômes.
Antony était sorti. Il préludait à sa vie de servage par une désobéissance traditionnelle et professionnelle: il «découchait». Le mot lui crispait aux lèvres un sourire stigmate. Il ne se dépêtrait pas de son ironie. Il allait. Il ne croisait que valets et servantes. C'était l'heure où le quartier se coagule en de rares salons ou s'exile vers les restaurants et cafés du Bois, l'heure de la promenade et des arbres, du culte rendu à la nature, de groupe en groupe, cependant que le ciel, les étoiles, le charme de tiédeur et de fraîcheur ensemble, le secret même de la chaleur vitale, le plaisir de vivre et la lente volupté des avenirs certains se perdent, se fondent dans un accord tzigane, un cri de fille et l'aigreur laborieuse d'un mélange américain. L'intérieur, les rangées et les bordures des hôtels, ces coffre-forts, à fenêtres, de millions et d'œuvres d'art, tout était à la valetaille. Les mains sous la bavette de leurs tabliers, élargissant en lippe de bien-aise leur peau rasée, ils allaient à deux, traînant de-ci de-là ce prétexte de promenade, un chien de vitrine, ou vaguant chargés seulement d'un gilet ou d'un pantalon de livrée, massifs gardiens de nuit, désertant leur poste pour n'entendre plus d'ordres, pour n'avoir plus à s'occuper de personne, pour prendre un bain trompeur de liberté.
Antony suivit ses camarades, loin, dans un bar de la rue Rhumkorff. Il tomba dans un escadron de cochers, de palefreniers, de valets, de marmitons et de garçons de café qui entouraient un maigre état-major de lads méprisants et plus renseignés que bavards. Les femmes étaient tenues à distance. Rien n'est d'ailleurs rare comme une bonne agréable ou une femme de chambre possible. Leur charme de simplesse et de franchise, leur don de soumission, leur bonne volonté riante, tout en elles devient bientôt «l'habitude», l'effroyable habitude des gens de maison, leur effort pour se confondre avec la pierre d'évier et l'escalier de service, pour être de la même couleur, pour ne point rompre en visière avec leur bonnet, pour ne pas trancher sur leur batterie de cuisine, pour être l'outil à peine vivant mais dur à la peine, n'agissant pas, mais travaillant, propre à tricher sur les heures de vie, à reculer par son sacrifice l'instant de la mort, à prendre sur soi la rouille et la fatigue, la maladie même et l'insalubrité, à s'offrir en holocauste, à accepter l'envers de l'existence,—avec des gages. D'épingles à piquer en ourlets à bâtir, de corsets à serrer en corsets à arracher, les femmes de chambre perdent leur couleur et leurs joies: machines à découdre, machines à échafauder, elles dissolvent peu à peu leur humanité, tombent dans l'immédiateté des plaisirs, échouent au fétichisme vain du bas de laine.
C'était la cupidité qui les avait cette nuit-là enfermées dans cette officine. N'était-ce point d'ailleurs un spectacle vengeur que de voir ces cochers, bourreaux professionnels de chevaux, ces mécaniciens d'automobiles, faire de chevaux sauteurs les arbitres de leurs destinées, les divinités protectrices de leurs économies, les fondateurs tutélaires de leur race et de leur dynastie, de leur richesse et de leur gloire? On ne parlait que des chances de Newby dans la première ou du jeune Stern dans la quatrième. Antony avait connu d'autres bars sportifs sur les boulevards! On y avait plus faim et une pire habitude de la soif. Il n'y entrait pas. Mais il regardait jouer à saute-mouton, tout autour. C'étaient des nuits plus claires et plus légères. On attendait doucement le sommeil. On épuisait ce qui vous restait d'agitation, on diluait son épuisement à ces farces, à ces tapes, à ces rires. On se réparait au sommeil comme à une chose sérieuse, à une volupté régulière, à un repos qui veut être mérité.
Il n'était pas joueur et n'avait pas d'argent. Il rentra tout seul. Une tentation le prit: voir la princesse sans en être vu. En somme, il était valet et c'était son métier de regarder par le trou de la serrure et d'écouter aux portes. Il glissa le long des escaliers et des couloirs et eut toutes les habiletés, tout le génie d'astuce que la passion et la passion pure peut prêter. Elle travaillait. Il la considéra contre son image, contre l'image qu'il gardait d'elle: il l'évoqua vivante, pensante contre la mauvaise statue de dédain et de tyrannie, contre les gestes, les anéantissements, les caresses et les mots, les soupirs et les mensonges qu'elle avait été pour lui. Elle lui apparut pour la première fois princesse et jeune fille. Elle penchait ses cheveux pâles, ses yeux pâles, son profil dominateur et fier, sa grâce de saphir, sa bouche muette sur une carte plus vieille que celle du vieux Wolfgang, là-haut. Des livres étaient épars autour d'elle, encore ouverts. Elle pensait, pour ne pas rêver. Il l'aima. Non, non, ce n'était pas l'enfer qui lui avait envoyé un charme mauvais: elle était belle, elle était grande. Et c'était son âme, à lui, son âme, «arrivée», son âme, comme elle devait être en son idéal, couronnée, casquée, armée et souriante. Penchée vers les siècles, elle offrait un peu de sa nuque, en une harmonie d'or nacré, d'or délicieux, attendri d'argent et presque d'opale. Sa simple robe bleue lui collait au corps ainsi qu'un voile de ciel. Il crut qu'il allait enfoncer la porte et se pleurer à ses pieds, qu'il allait, de ses larmes, chasser, détruire le méchant passé, qu'il allait mourir pour la délivrer de lui, et, puisque lui-même il était malheureux... Mais il eut honte: il la respecta jusqu'à ne vouloir pas la salir de sa vue. Il oublia tous ses désirs. «Pourvu qu'elle ne sache pas!» Et ce n'était point par fierté qu'il se retira aussitôt. Il ne songeait plus à oublier: sa suprême ambition devenait de ne pas faire de peine à la princesse triste.
Dans sa chambre de valet, il ne souffrit pas. Violemment, affreusement, il veilla entre ses deux devoirs. Ah! tuer la réflexion, l'espérance, l'action latente! Être n'importe quoi, ce qui joue aux courses, comme les gens de la rue Rhumkorff, comme tout Paris, mettre sur un cheval, dans un peloton de chevaux, tout son esprit de conquête, d'aventure, l'idée des jours meilleurs, faire courir, faire combattre un cheval pour soi, lui abandonner sa chance, son triomphe, sa fortune, comme on a un député, comme on aurait un banquier ou un représentant à la Bourse, si l'on était riche et s'il ne fallait que se faire plus riche! Il envia ses camarades. Il envia tout le monde. Il n'entendit pas le pas de limbe qui voleta jusqu'à sa porte. Au risque du scandale et du grotesque, la grande-duchesse venait l'espionner comme il l'avait espionnée. Elle le trouva qui regardait étrangement son tablier. Elle se devina en cet affreux miroir. Elle se vit dessinée et se variant dans la trame de la toile, salamandre de feu et de honte, démone mangeuse d'énergie et d'honneur. Elle venait d'appeler tout son peuple à la rescousse: elle n'en avait qu'un peu plus de mélancolie. Oui, oui, elle avait charge d'âmes, mais n'avait-elle pas, plus lourde de soucis, plus avide de remèdes et d'abîmes, la charge de son cœur? Antony demeurait fixe en face de sa dépouille de valet. Elle s'enivra de sa fierté et de son dégoût en bataille, elle frémit devant son doute et son mal, puis elle s'en fut.
Ç'avait été très simple et très secret, de ce tragique sans fin que personne ne sait. Ç'avait été ce secret sur quoi on vit, avant d'en mourir. La haute maison retomba dans l'absolu de son silence. Et Clémentine-Alessandra, grande-duchesse de Schmerz-Traurig, palatine des Deux-Saxes, princesse de Torgau, électrice de Zeusberg, laissa venir à sa veillée pensive les sommeils de toute sa demeure. Des soldats, des diplomates, des serviteurs de toutes sortes, des officieux, des espions, des femmes et des jeunes filles, une horde désorganisée de noblesse et de misère, l'état-major de la déroute, étaient venus demander asile à l'exil de sa famille, comme aux beaux jours de Versailles on quémandait un logement au Roi-Soleil. Elle pesa la faiblesse, l'abandon dévoué, le néant attentionné qui l'entouraient: elle eût peur. Pas d'énergie, pas de révolte contre les événements, des plaintes, des sourires à la vie de Paris, un au-jour le-jour de décor, de résignation et de parade, un provisoire doré et galonné, la marche—à l'heure—vers un futur sans avenir, sans issue, l'oubli, le n'importe quoi avec de la tenue, des cravates d'ordres sur des squelettes sans caractère et mous!... Elle avait, l'avant-veille, écouté dormir l'hôtel meublé; elle avait discerné en sa torpeur de la rage, de la faim, du désespoir. Ici, rien: un assoupissement plat comme une carte héraldique; il ne manquait aux pieds des dormeurs que les levriers couchés de leurs tombeaux. Paris allait s'éveiller et jeter autour d'eux un énervement anarchique, son filet d'efforts menus et son besoin et sa fièvre. Des hommes allaient se gouverner et s'entraver l'un l'autre, sans direction, sans but, leurs désirs en avant. Et là-bas, là-bas, des gens rêvaient en une autre langue, des gens décapités de sa tête à elle, des gens à qui elle se devait, pour qui et par qui elle pouvait presque des miracles. Elle trembla de ne pas les aimer, de se jeter parmi eux, ainsi qu'en un couvent. Elle imagina leur masse pour ne pas croire qu'elle les imaginait en l'air: elle les appela par leurs noms, des noms qu'ils avaient reçus, qu'ils gardaient de ses ancêtres à elle: Jean, Auguste, Christian, Georges... Un autre nom l'emplissait, un nom qu'elle ne prononçait pas, qu'elle ne prononcerait jamais, car les amants ne s'appellent point par leur nom. Antony ne l'appelait pas non plus. Elle demeurait plantée devant lui à la fois et fichée en son cœur, immense et si frêle aux doigts! Leurs deux énergies, leur tendresse contrariée, leurs âmes hérissées et sanglantes se dressaient seules dans la maison, dans le quartier, dans cette nuit de Paris qui s'évadait sur des selles de chevaux de course, dans ce repos républicain, dépouillé de toute ambition et ne demandant à Dieu qu'un jour à la fois. Et la veille s'éternisait, plus âpre, plus farouche, de ces deux êtres qui ne dormaient point à cause qu'ils se refusaient à dormir ensemble, d'un seul cœur.